The Project Gutenberg EBook of Cara, by Hector Malot This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Cara Author: Hector Malot Release Date: July 26, 2004 [EBook #13027] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CARA *** Produced by Christine De Ryck, Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr CARA PAR HECTOR MALOT E.D. PARIS E. DENTU, EDITEUR _Libraire de la Societe des Gens de Lettres_ PALAIS ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLEANS 1878 Dedie A FERDINAND FABRE Son ami H.M. CARA PREMIERE PARTIE HAUPOIS-DAGUILLON (Ch. P.), ** _orfevre fournisseur des cours d'Angleterre, d'Espagne, de Belgique, de Grece_, rue Royale, maisons a Londres Regent street, et a Madrid, calle de la Montera.--(0) 1802-6-19-23-27-31-44-40.--(P.M.) Londres, 1851.--(A) New-York, 1853.--Hors concours, Londres 1862 et Paris 1867. C'est ainsi que se trouve designee dans le _Bottin_ une maison d'orfevrerie qui, par son anciennete,--pres d'un siecle d'existence,--par ses succes artistiques,--(0)(A) medailles d'or et d'argent a toutes les grandes expositions de la France et de l'etranger,--par sa solidite financiere, par son honorabilite, est une des gloires de l'industrie parisienne. Jusqu'en 1840, elle avait ete connue sous le seul nom de Daguillon; mais a cette epoque l'heritier unique de cette vieille maison etait une fille, et celle-ci, en se mariant, avait ajoute le nom de son mari a celui de ses peres: Haupois-Daguillon. Ce Haupois (Ch. P.) etait un Normand de Rouen venu, dans une heure d'enthousiasme juvenile, de sa province a Paris pour etre statuaire, mais qui, apres quelques annees d'experience, avait, en esprit avise qu'il etait, pratique et industrieux, abandonne l'art pour le commerce. Il n'eut tres-probablement ete qu'un mediocre sculpteur, il etait devenu un excellent orfevre, et sous sa direction, qui reunissait dans une juste mesure l'inspiration de l'artiste a l'intuition et a la prudence du marchand, les affaires de sa maison avaient pris un developpement qui aurait bien etonne le premier des Daguillon si, revenant au monde, il avait pu voir, a partir de 1850, la chiffre des inventaires de ses heritiers. Il est vrai que dans cette direction il avait ete puissamment aide par sa femme, personne de tete, intelligente, courageuse, resolue, apre au gain, dure a la fatigue, en un mot, une de ces femmes de commerce qu'il n'etait pas rare de rencontrer il y a quelques annees dans la bourgeoisie parisienne, assises a leur comptoir ou derriere le grillage de leur caisse, ne sortant jamais, travaillant toujours, et n'entrant dans leur salon, quand elles en avaient un, que le dimanche soir. En unissant ainsi leurs efforts, le mari et la femme n'avaient point eu pour but de quitter au plus vite les affaires, apres fortune faite, pour vivre bourgeoisement de leurs rentes. Vivre de ses rentes, l'heritiere des Daguillon l'eut pu, et meme tres-largement, a l'epoque a laquelle elle s'etait mariee. Pour cela elle n'aurait eu qu'a vendre sa maison de commerce. Mais l'inaction n'etait point son fait, pas plus que les loisirs d'une existence mondaine n'etaient pour lui plaire. C'etait l'action au contraire qu'il lui fallait, c'etait le travail qu'elle aimait, et ce qui la passionnait c'etaient les affaires, c'etait le commerce pour les emotions et les orgueilleuses satisfactions qu'ils donnent avec le succes. Il etait venu ce succes, grand, complet, superbe, et a mesure qu'etaient arrivees les medailles et les decorations, a mesure qu'avait grossi le chiffre des inventaires, les satisfactions orgueilleuses etaient venues aussi, de sorte que d'annees en annees le mari et la femme, avaient ete de plus en plus fiers de leur nom: Haupois-Daguillon, c'etait tout dire. Deux enfants etaient nes de leur mariage, une fille, l'ainee, et, par une grace vraiment providentielle, un fils qui continuerait la dynastie des Daguillon. Mais les reves ou les projets des parents ne s'accordent pas toujours avec la realite. Bien que ce fils eut ete eleve en vue de diriger un jour la maison de la rue Royale et de devenir un vrai Daguillon, il n'avait montre aucune disposition a realiser les esperances de ses parents, et la gloire de sa maison avait paru n'exercer aucune influence, aucun mirage sur lui. Cette froideur s'etait manifestee des son enfance; et alors qu'il suivait les cours du lycee Bonaparte et qu'il venait le jeudi ou pendant les vacances passer quelques heures dans les magasins, on ne l'avait jamais vu prendre interet a ce qui se faisait ni a ce qui se disait autour de lui. Combien etait sensible la difference entre la mere et le fils, car les distractions les plus agreables de son enfance, c'etait dans ce magasin que mademoiselle Daguillon les avait trouvees, ecoutant, regardant curieusement les clients, admirant les pieces d'orfevrerie exposees dans les vitrines, et la plus heureuse petite fille du monde lorsqu'on lui permettait d'en prendre quelques-unes (de celles qui n'etaient pas terminees bien entendu) pour jouer a la marchande avec ses camarades. Mais etait-il sage de s'inquieter de l'apathie d'un enfant? plus tard la raison viendrait, et, quand il comprendrait la vie, il ne resterait assurement pas insensible aux avantages que sa naissance lui donnait. L'age seul etait venu, et lorsque, ses etudes finies, Leon etait entre dans la maison paternelle, il avait garde son apathie et son indifference, restant de glace pour les joies commerciales, insensible aux bonnes aussi bien qu'aux mauvaises affaires. Sans doute il n'avait pas nettement declare qu'il ne voulait point etre commercant, car il n'etait point dans son caractere de proceder par des affirmations de ce genre. D'humeur douce, ayant l'horreur des discussions, aimant tendrement son pere et sa mere, enfin etant habitue depuis son enfance a entendre les esperances de ses parents, il ne s'etait pas senti le courage de dire franchement que la gloire d'etre un Daguillon ne l'eblouissait pas, et qu'il ne sentait pas la vocation necessaire pour remplir convenablement ce role. Mais, ce qu'il n'avait pas dit, il l'avait laisse entendre, sinon en paroles, au moins en actions, par ses manieres d'etre avec les clients, avec les employes, les ouvriers, avec tous et dans toutes les circonstances. Si M. et madame Haupois-Daguillon avaient exige de leur fils le zele et l'exactitude d'un commis ou d'un associe, ils auraient pu s'expliquer son apathie et son indifference par la paresse; mais cette explication n'etait malheureusement pas possible. Leon n'etait pas paresseux; collegien, il avait figure parmi les laureats du grand concours; eleve de l'Ecole de droit, il avait passe tous ses examens regulierement et avec de bonnes notes; enfin, dans l'atelier ou il avait appris le dessin, il avait acquis une habilete et une surete de main qu'une longue application peut seule donner. Et puis, d'autre part, ce n'etait pas du zele, ce n'etait meme pas du travail qu'ils lui demandaient. Le jour ou ils l'avaient fait entrer dans leur maison, ils ne lui avaient pas dit: "Tu travailleras depuis sept heures et demie du matin jusqu'a neuf heures du soir, et tu emploieras ton temps sans perdre une minute." Loin de la. Car ce jour meme ils lui avaient offert un appartement de garcon luxueusement amenage, avec deux chevaux dans l'ecurie, un pour la selle, l'autre pour l'attelage, voiture sous la remise, cocher, valet de chambre; et un pareil cadeau, qui lui permettait de mener desormais l'existence d'un riche fils de famille, n'etait pas compatible avec de rigoureuses exigences de travail. Aussi ces exigences n'existaient-elles ni dans l'esprit du pere ni dans celui de la mere. Qu'il s'amusat. Qu'il prit dans le monde parisien la place qui selon eux appartenait a l'heritier de leur maison, cela etait parfait; ils en seraient heureux; mais par contre cela n'empechait pas (au moins ils le croyaient) qu'il s'interessat aux affaires de cette maison, qui en realite serait un jour, qui etait deja la sienne. C'etait la seulement ce qu'ils attendaient, ce qu'ils esperaient, ce qu'ils exigeaient de lui. Cependant si peu que cela fut, ils ne l'obtinrent pas. A quoi pouvait tenir son indifference, d'ou venait-elle? Ce furent les questions qu'ils agiterent avec leurs amis et particulierement avec le plus intime, un commercant nomme Byasson, mais sans leur trouver une reponse satisfaisante, chacun ayant un avis different. Ils s'arreterent donc a cette idee, que les choses changeraient si, comme l'avait soutenu leur ami Byasson, on donnait a Leon un role plus important dans la direction de la maison, plus d'initiative, plus de responsabilite, et pour en arriver a cela, ils deciderent de s'eloigner de Paris pendant quelque temps. Depuis plusieurs annees, les medecins conseillaient a M. Haupois d'aller faire une saison aux eaux de Balaruc, dans l'Herault. Il avait toujours resiste aux medecins. Il ceda. La femme accompagna le mari. Leon, reste seul maitre de la maison, serait bien force de prendre l'habitude de diriger tout et de commander a tous; meme aux vieux employes, qui jusqu'a ce jour l'avaient traite un peu en petit garcon. Cependant il ne dirigea rien et ne commanda a personne, ni aux jeunes ni aux vieux employes. II Le depart de son pere et de sa mere lui avait impose une obligation qu'il avait du accepter, si desagreable qu'elle fut: c'etait d'abandonner son appartement de la rue de Rivoli pour coucher rue Royale. Lorsque le dernier des Daguillon, qui etait le pere de madame Haupois, avait quitte le quartier du Louvre, ou sa maison avait ete fondee, pour la transferer rue Royale, il avait installe son appartement a cote de ses magasins; mais plus tard lorsque, sous la direction de M. Haupois, les affaires de la maison s'etaient developpees et avaient atteint leur apogee, il avait fallu prendre cet appartement pour le transformer en salons d'exposition, en bureaux, en magasins. De ce qui jusqu'a ce jour avait servi a l'habitation particuliere on n'avait conserve qu'une chambre avec une cuisine. Et pour loger la famille on avait du louer un appartement rue de Rivoli, entre la rue de Luxembourg et la rue Saint-Florentin. C'etait la que les enfants avaient grandi, en bon air, au soleil, les yeux egayes par la verdure des Tuileries. Mais cet appartement confortable, madame Haupois-Daguillon ne l'avait guere habite, car obligee de rester rue Royale, ou l'oeil du maitre etait necessaire, elle avait conserve sa chambre aupres de ses magasins, la premiere levee, la derniere couchee, ne vivant de la vie de famille que le dimanche seulement. Tant que durerait l'absence de ses parents, Leon devait habiter cette chambre, remplacer ainsi sa mere, et comme elle faire bonne garde sur toutes choses. Mais pour coucher rue Royale Leon ne s'etait pas trouve oblige a s'occuper plus attentivement des affaires de la maison: il avait rempli le role de gardien, voila tout, et encore en dormant sur les deux oreilles. Pour le reste, il avait laisse les choses suivre leur cours, et quand le vieux caissier, le venerable Savourdin, bonhomme a lunettes d'or et a cravate blanche le priait chaque soir de verifier la caisse, il s'acquittait de cette besogne avec une nonchalance veritablement inexplicable. Quelle difference entre la mere et le fils! et le bonhomme Savourdin, qui avait des lettres, s'ecriait de temps en temps: _O tempora, o mores!_ en se demandant avec angoisse a quels abimes courait la societe. Il y avait deja douze jours que M. et madame Haupois-Daguillon etaient partis pour les eaux de Balaruc, lorsqu'un jeudi matin, en classant le courrier que le facteur venait d'apporter, le bonhomme Savourdin trouva une lettre adressee a M. Leon Haupois, avec la mention "personnelle et pressee" ecrite au haut de sa large enveloppe. Aussitot il appela un garcon de bureau: --Portez cette lettre a M. Leon. --M. Leon n'est pas leve. --Eh bien, remettez-la a son domestique en lui faisant remarquer qu'elle est pressee. --Ce ne sera pas une raison pour que M. Joseph prenne sur lui d'eveiller son maitre. --Vous lui direz, ajouta le caissier en haussant doucement les epaules par un geste de pitie, que ce n'est pas une lettre d'affaires; l'ecriture de l'adresse est de la main de M. Armand Haupois, l'oncle de M. Leon, et le timbre est celui de Lion-sur-Mer, village aupres duquel M. l'avocat general habite ordinairement avec sa fille pendant les vacances pour prendre les bains. Cela decidera sans doute Joseph, ou comme vous dites "M. Joseph", a reveiller son maitre. Le garcon de bureau prit la lettre et, secouant la tete en homme bien convaincu qu'on lui fait faire une course inutile, il sortit du magasin et alla frapper a une petite porte batarde,--celle de la cuisine,--qui ouvrait directement sur l'escalier. Une voix lui ayant repondu de l'interieur, il entra: deux hommes se trouvaient dans cette cuisine; l'un d'eux, en veste de velours bleu, evidemment un commissionnaire, etait en train de cirer des bottines; l'autre, en gilet a manches, assis sur deux chaises, les pieds en l'air, etait occupe a lire le journal. --Tiens! monsieur Pierre, dit ce dernier en abandonnant sa lecture. --Moi-meme, monsieur Joseph, qui me fais le plaisir de vous apporter une lettre pour M. Leon. --Monsieur n'est pas eveille. Et comme le commissionnaire qui cirait les bottines avait ralenti le mouvement de son bras droit: --Frottez donc, pere Manhac; vous avez deja batte les vetements tout a l'heure, n'ayez pas peur d'appuyer sur le cuir, vous savez: ce n'est pas monsieur qui paye, c'est moi, donnez-m'en pour mon argent. Puis se tournant vers le garcon de bureau: --Ma parole d'honneur, c'est agacant de ne pouvoir pas avoir une minute de tranquillite; si vous vous relachez de votre surveillance, rien ne va plus. Pendant cette observation faite d'un ton rogue, le pere Manhac avait acheve de cirer les bottines; les ayant posees delicatement sur une table, il sortit le dos tendu en homme qui trouve plus sage de fuir les observations que de les affronter. --Ne portez-vous pas ma lettre a M. Leon? demanda le garcon de bureau. --Non, bien sur. --Ce n'est pas une lettre d'affaires. --Quand meme ce serait une lettre d'amour, je ne le reveillerais pas. --C'est une lettre de famille, le bonhomme Savourdin a reconnu l'ecriture; il dit qu'elle est de M. Armand Haupois, l'avocat general de Rouen, l'oncle de M. Leon; ce qui est assez etonnant, car les deux freres ne se voient plus; mais ils veulent peut-etre se reconcilier; M. Armand Haupois a une fille tres jolie, mademoiselle Madeleine, que M. Leon aimait beaucoup. --Elle n'a pas le sou, votre fille tres-jolie; cela m'est donc bien egal que M. Leon l'ait aimee, car l'heritier de la maison Haupois-Daguillon n'epousera jamais une femme pauvre; je suis tranquille de ce cote, les parents feront bonne garde, ils ont d'autres idees, que je partage d'ailleurs jusqu'a un certain point. --Oh! alors.... --Est-ce que vous vous imaginez, mon cher, qu'un homme comme moi aurait accepte M. Leon Haupois si j'avais admis la probabilite, la possibilite d'un mariage prochain? Allons donc! Ce qu'il me faut, c'est un garcon qui mene la vie de garcon; c'est une regle de conduite. Voila pourquoi je suis entre chez M. Leon; c'etait un fils de bourgeois enrichi et je m'etais imagine qu'il irait bien: mais il m'a trompe. --Il ne va donc pas? Joseph haussa les epaules. --Pas de femmes, hein? insista le garcon de bureau en clignant de l'oeil. --Mon cher, les hommes ne sont pas ruines par les femmes, ils le sont par une; plusieurs femmes se neutralisent; une seule prend cette influence decisive qui conduit aux folies. --Eh bien, vous m'etonnez, car, a l'epoque ou M. Leon n'etait encore que collegien, je croyais qu'il irait bien, comme vous dites. Il venait souvent le jeudi au magasin avec un de ses camarades, le fils Clergeau, et, tout le temps qu'ils etaient la, ils restaient le nez ecrase contre les vitres a regarder le defile des voitures qui vont au Bois ou qui en reviennent, et qui naturellement passent sous nos fenetres. De ma place je les entendais chuchoter, et ils ne parlaient que des cocottes a la mode; ils savaient leur nom, leur histoire, avec qui elles etaient, et, en les ecoutant, je me disais a part moi: "Il faudra voir plus tard, ca promet." Je suis joliment surpris de m'etre trompe. En tout cas, si j'ai raisonne faux, pour le fils, j'ai tombe juste pour la fille. --Mademoiselle Haupois-Daguillon s'occupait aussi des cocottes? --Quelle betise! Comme son frere, mademoiselle Camille restait aussi le nez colle contre les vitres, mais le defile qu'elle regardait, c'etait celui des gens titres. Tout ce qui avait un nom dans le grand monde parisien, elle le connaissait; il n'y avait que ces gens-la qui l'interessaient; elle parlait de leur naissance; elle savait sur le bout du doigt leur parente; elle annoncait leur mariage, et alors comme pour le frere je me disais: "Il faudra voir;" j'ai vu; elle a epouse un noble. --Baronne Valentin, la belle affaire en verite. --Enfin elle a des armoiries, et la preuve c'est qu'on vient de lui finir a la fabrique une garniture de boutons en or pour un de ses paletots, avec sa couronne de baronne gravee sur chaque bouton; c'est tres-joli. --Ridicule de parvenu, mon cher, voila tout; on fait porter ses armes par ses valets, on ne les porte pas soi-meme. Un coup de sonnette interrompit cette conversation. III Lorsque Joseph entra dans la chambre de son maitre, celui-ci etait debout, le dos appuye contre un des chambranles de la fenetre, occupe a allumer une cigarette: les manches de la chemise de nuit retroussees, le col rejete de chaque cote de la poitrine, les cheveux ebouriffes, il apparaissait, dans le cadre lumineux de la fenetre, comme un grand et beau garcon, au torse vigoureux, avec une tete aux traits reguliers, harmonieux, aux yeux doux, a la physionomie ouverte et bienveillante. --Une lettre pour monsieur, dit Joseph. L'adresse porte: "Personnelle et pressee." --Donnez, dit-il nonchalamment. Mais aussitot qu'il eut jete les yeux sur l'adresse, l'interet remplaca l'indifference. --Vite une voiture, s'ecria-t-il en jetant cette lettre sur la table, un cheval qui marche bien; courez. Comme Joseph se dirigeait vers la porte, son maitre le rappela: --Savez-vous a quelle heure part l'express pour Caen? --A neuf heures. --Quelle heure est-il presentement? --Huit heures quarante. --Allez vite; trouvez-moi un bon cheval; quand la voiture sera a la porte, courez rue de Rivoli et mettez-moi dans un sac a main du linge pour trois ou quatre jours, puis revenez en vous hatant de maniere a me remettre ce sac. Tout en donnant ces ordres d'une voix precipitee, il s'etait mis a sa toilette; en quelques minutes il fut habille et pret a partir. Alors, sortant vivement de sa chambre, il passa dans les magasins et se dirigea vers la caisse: --Savourdin, je pars. --C'est impossible. J'ai des signatures a vous demander. --Vous vous arrangerez pour vous en passer. Le vieux caissier leva au ciel ses deux bras par un geste desespere, mais Leon lui avait deja tourne le dos. --Monsieur Leon, cria le bonhomme, monsieur Leon, je vous en prie, au nom du ciel.... Mais Leon avait gagne le vestibule et descendait l'escalier. Au moment ou il franchissait la porte cochere, une voiture, avec Joseph dedans, s'arretait devant le trottoir. --A la gare Saint-Lazare! dit Leon, montant brusquement dans la voiture, et aussi vite que vous pourrez! Le cheval, enleve par un vigoureux coup de fouet, partit au grand trot; aussitot Leon voulut reprendre la lecture de la lettre, dont les premieres lignes l'avaient si profondement bouleverse. Mais la voiture franchit en moins de cinq minutes la distance qui separe la rue Royale de la rue Saint-Lazare: quand elle entra dans la cour de la gare, il n'avait pas encore tourne le premier feuillet; l'horloge allait sonner neuf heures. Il etait temps: on ferma derriere lui le guichet de distribution des billets. Ce fut seulement quand il se trouva installe dans son wagon, ou il etait seul, qu'il reprit sa lecture, non au point ou il l'avait interrompue, mais a la premiere ligne: "Mon cher Leon, "Ma depeche telegraphique d'hier, par laquelle je te demandais si tu serais a Paris libre de toute occupation pendant la fin de la semaine, a du te surprendre jusqu'a un certain point. "En voici l'explication: "Je vais mourir, et tu es la seule personne au monde, mon cher neveu, qui puisse assister ma fille, ta cousine; dans cette circonstance, il fallait donc que je fusse certain qu'aussitot prevenu tu pourrais accourir pres d'elle. "Cette certitude, ta reponse me la donne, et, comme d'avance je suis sur de ton coeur, je puis maintenant accomplir ma resolution. "Tu connais ma position, je n'ai pas de fortune. Nes de parents pauvres, ton pere et moi nous n'avons pas eu de patrimoine. Mais tandis que ton pere, jetant un clair regard sur la vie, embrassait la carriere commerciale au lieu d'etre artiste, comme il l'avait tout d'abord souhaite, j'entrais dans la magistrature. Et, d'autre part, tandis que ton pere epousait une femme riche qui lui apportait des millions, j'en epousais une qui n'avait pour dot et pour tout avoir qu'une cinquantaine de mille francs. "Cette dot avait ete placee dans une affaire industrielle; je ne changeai point ce placement, car il ne me convenait pas de defaire ce qui avait ete fait par mon beau-pere, et d'un autre cote j'etais bien aise de tirer de ces cinquante mille francs un revenu assez gros pour que ma femme et ma fille n'eussent point trop a souffrir de la mediocrite de mon traitement de substitut. "C'est grace a ce revenu qu'apres avoir perdu ma femme au bout de quatre annees de mariage, je pus garder ma fille pres de moi, et qu'elle a ete elevee sous mes yeux, sur mon coeur. "En la mettant dans un pensionnat, j'aurais pu faire de serieuses economies, car, lorsqu'on prend, pour instruire un enfant dans la maison paternelle, les meilleurs professeurs dans chaque branche d'instruction, pour la peinture un peintre de merite, pour la musique des artistes de talent, cela coute cher, tres-cher, et en employant utilement ces economies, soit a former un capital, soit a constituer une assurance sur la vie, payable entre les mains de ma fille le jour de son mariage, je serais arrive a lui constituer une dot moitie plus forte que celle que sa mere avait recue. Mais je n'ai point cru que c'etait la le meilleur. Plusieurs raisons d'ordre different me determinerent: j'aimais ma fille, et ce m'eut ete un profond chagrin de me separer d'elle; je n'etais pas partisan de l'education en commun pour les filles; jeune encore, je ne voulais pas m'exposer a la tentation de me remarier, ce qui eut pu arriver si je n'avais pas eu ma fille pres de moi; enfin je me disais que, si les hommes ne cherchent trop souvent qu'une dot dans le mariage, il en est cependant qui veulent une femme, et c'etait une femme que je voulais elever; toi qui connais Madeleine, ses qualites d'esprit et de coeur, tu sais si j'ai reussi. "Tu as passe quelques-unes de tes vacances avec nous; tu sais quelle etait notre vie dans notre petite maison du quai des Curandiers et notre etroite intimite dans le travail comme dans le plaisir; tu as assiste a nos soirees de lecture, a nos seances de musique, a nos reunions entre amis, je n'ai donc rien a te dire de tout cela; a le faire je m'attendrirais dans ces souvenirs si doux, si charmants, et je ne veux pas m'attendrir. "Cependant, en rappelant ainsi un passe que tu connais dans une certaine mesure, je dois relever un point que tu ignores peut-etre, et qui a son importance: nos depenses depasserent chaque annee mes previsions et m'entrainerent dans des embarras d'argent qui furent les seuls tourments de ces annees si heureuses; mais ton pere me vint en aide, et, grace a son concours fraternel, je pus en sortir a mon honneur. "Malgre ces embarras d'argent causes le plus souvent par des besoins imprevus, mais dans plus d'une circonstance aussi, je l'avoue, par une mauvaise administration, j'esperais pouvoir suivre jusqu'au bout le plan que je m'etais trace pour l'education de Madeleine, quand un incident desastreux vint bouleverser toutes mes combinaisons: la maison dans laquelle notre capital etait place se trouva en mauvaises affaires, et de telle sorte que si nous n'apportions pas une nouvelle mise de fonds tout etait perdu. Sans economies, sans ressources autres que celles provenant de mon traitement, il m'etait difficile, pour ne pas dire impossible, de me procurer la somme necessaire pour cet apport. J'aurais pu, il est vrai, la demander a ton pere; mais j'en etais empeche par des raisons, a mes yeux decisives: ton pere m'ayant deja aide dans plusieurs circonstances, je ne pouvais m'adresser a lui sans augmenter les obligations que j'avais deja contractees a son egard dans des proportions qui n'etaient nullement en rapport avec ma situation financiere; en un mot, je n'empruntais plus, je me faisais donner; enfin, je ne voulais pas m'exposer a voir nos relations fraternelles genees par des questions d'argent, et meme a voir les liens d'amitie qui nous unissaient brises par ces questions. Mais ce que je n'avais pas voulu faire, un de nos cousins le fit a mon insu, et ton pere apprit les difficultes de ma situation; il vint a Rouen et voulut regler cette affaire d'apres certains principes de commerce qui n'etaient pas les miens. Une discussion s'ensuivit entre nous; tu sais combien nos idees sont differentes sur presque tous les points; cette discussion s'envenima et se termina par une rupture complete, telle que nos relations ont ete brisees et que depuis ce jour nous ne nous sommes pas revus, malgre certaines avances que j'ai cru devoir faire, mais qui ont trouve ton pere implacable. "Si difficile que fut ma position, je parvins cependant a me procurer la somme qu'il me fallait, mais ce fut au prix d'engagements tres-lourds que je ne contractai que parce que j'avais la conviction que notre affaire devait reprendre et bien marcher. Elle ne reprit point. Elle vient de s'effondrer, me laissant ruine, et ce qui est plus terrible, endette pour des sommes qu'il m'est impossible de payer. "Si l'insolvabilite est grave pour tout le monde, combien plus encore l'est-elle pour un magistrat! admets-tu que le chef d'un parquet poursuivi par les huissiers soit oblige de parlementer avec eux, d'user de finesses plus ou moins legales, de les abuser, de les prier d'attendre? Les prier! "Ce n'est pas tout. "Il y a quatre mois je remarquai un affaiblissement dans ma vue, ou plus justement du trouble et de l'obscurite. Tout d'abord je ne m'en inquietai pas. Mais bientot les objets ne m'apparurent plus qu'entoures d'un nuage et avec des formes confuses; en lisant, les lettres semblaient vaciller devant mes yeux, et se reunir toutes ensemble au point que je n'apercevais plus qu'une ligne noire uniforme. "Je consultai le docteur La Roe, que tu connais bien; il constata une amaurose qui dans un temps plus ou moins long devait me rendre aveugle. "On ne reste pas impassible sous le coup d'une pareille menace. Cependant je ne me laissai pas accabler, je resolus d'employer ce que j'avais d'energie et d'intelligence a lutter. Un de mes collegues et des plus eminents est aveugle; ce qui ne l'empeche pas de remplir les devoirs de sa charge: j'esperai pouvoir suivre son exemple et remplir aussi les miens. "Tu as fait ton droit, tu sais que notre travail est de deux especes, celui du cabinet et celui de l'audience; dans le cabinet on lit les dossiers, on prend des notes, c'est-a-dire qu'on fait usage des yeux; a l'audience on conclut, c'est-a-dire qu'on fait surtout usage de la parole. Lorsque je sortis de chez mon medecin, je rentrai chez moi et aussitot je revelai la verite ou tout au moins une partie de la verite a Madeleine, en lui expliquant d'autre part notre situation financiere; puis je lui demandai si elle voulait me servir de secretaire et me lire les dossiers que j'avais a etudier, en un mot etre, selon l'expression de Sophocle, "la fille dont les yeux voient pour elle et pour son pere." "Elle non plus ne s'abandonna pas, et si un mouvement irresistible de desespoir la fit jeter dans mes bras, elle reagit contre cette faiblesse, et tout de suite nous nous mimes au travail. "Ces doigts habitues a manier le pinceau et le crayon ou a courir sur les touches du piano tournerent les feuillets poudreux des dossiers; ces levres qui jusqu'a ce jour n'avaient prononce que des phrases harmonieuses savamment arrangees par nos grand ecrivains, prononcerent les mots baroques du grimoire en usage chez les notaires et les avoues. "Et moi, assis en face d'elle, je l'ecoutais, mais sans pouvoir m'empecher de la regarder de mes yeux obscurcis et de me laisser distraire par les pensees qui m'oppressaient; plus d'une fois je detournai la tete et d'une main furtive j'essuyai les larmes qui roulaient sur mes joues; pauvre Madeleine! elle etait charmante ainsi! bientot je ne la verrais plus! entre elle et moi la nuit eternelle! "Mes affaires preparees, je devais prendre mes conclusions a l'audience sans notes, sans pieces, meme sans code et en parlant d'abondance. La tache etait d'autant plus difficile pour moi, que jusqu'alors j'avais eu l'habitude de me servir tres-peu de ma memoire, parlant le plus souvent avec mon dossier sous les yeux, et, dans les circonstances importantes, m'aidant de notes manuscrites qui me servaient de canevas. Malgre mon application et mes efforts, j'echouai miserablement. Que cette impuissance fut le resultat de ma maladie, ce qui est possible, car l'amaurose est souvent une consequence de certaines lesions du cerveau; qu'elle fut due au contraire a l'absence de cette faculte que les phrenologues appellent la _concentrativite_, cela importait peu, ce qui etait capital, c'etait cette impuissance meme; et par malheur elle est absolue. "Convaincu par cette deplorable experience que bientot je ne pourrais plus remplir mes fonctions d'avocat general, je fis faire des demarches a Paris pour voir s'il me serait possible d'obtenir un siege de conseiller; je n'avais guere l'esperance de reussir, mais enfin je devais ne rien negliger et tenter meme l'absurde. Tu trouveras ci-jointe la reponse que j'ai recue: c'est la copie de mes notes individuelles et confidentielles qu'un de mes amis, un de mes camarades a pu prendre a la chancellerie. Tu la liras, et non-seulement elle t'apprendra que je n'ai rien a esperer, rien a attendre, mais encore elle te montrera ce que je suis; au moment d'executer la resolution que la fatalite m'impose, j'ai besoin de penser que lorsque tu parleras de moi avec ma fille, tu le feras en connaissance de cause. "Voici donc ma situation: le magistrat et l'homme sont perdus, l'un par les dettes, l'autre par la maladie: si je n'offre pas ma demission, on me la demandera; si je la refuse, on me destituera. "Destitue, ruine, aveugle, que puis-je? "Deux choses seules se presentent: mendier aupres de mes parents et de mes amis, ou bien me faire nourrir par ma fille qui travaillera pour moi a je ne sais quel travail, puisqu'elle n'a pas de metier. "Je n'accepterai ni l'une ni l'autre; ce n'est pas pour entrainer cette pauvre enfant dans ma chute et la perdre avec moi que je l'ai elevee. "Tant que je serai vivant, Madeleine sera ma fille; le jour ou je serai mort elle deviendra la fille de ton pere. "Il faut donc qu'elle soit orpheline. "Je n'ai pas besoin de te developper cette idee, qui s'imposera a ton esprit avec toutes ses consequences; c'est elle qui a determine ma resolution. "Nos dissentiments et notre rupture n'ont point change mes sentiments a l'egard de ton pere; je sais quelle est sa generosite, sa bonte, son affection pour les siens, et quant a toi, mon cher Leon, je connais ton coeur plein de tendresse et de devouement; Madeleine va perdre en moi un pere qui lui serait un fardeau; elle trouvera en vous une famille, en toi un frere. "Je sais que je n'ai pas besoin de consulter ton pere a l'avance et de lui demander son consentement; il acceptera Madeleine, parce qu'elle est sa niece; mais a toi, mon cher Leon, je veux la confier par un acte solennel de derniere volonte. "La pauvre enfant va eprouver la plus horrible douleur qu'elle ait encore ressentie; je te demande d'etre pres d'elle a ce moment, afin que, lorsqu'elle sera frappee, elle trouve une main qui la soutienne, et un coeur dans lequel elle puisse pleurer. "Demain tout sera fini pour moi. "Je ne peux pas retarder davantage l'execution de ma resolution: ma guerison est impossible, ma destitution est imminente, et la perte complete de la vue peut se produire d'un moment a l'autre; j'ai pu encore ecrire cette lettre tant bien que mal en enchevetrant tres-probablement les lignes et les mots, dans huit jours je ne le pourrais peut-etre plus; dans huit jours je ne pourrais pas davantage me conduire, et Madeleine ne me laisserait pas sortir seul. "Et precisement, pour accomplir ce que j'ai arrete, il faut que je sorte seul; nous sommes a la veille d'une grande maree, et demain la mer decouvrira une immense etendue de rochers jusqu'a deux kilometres au moins de la cote; je partirai pour aller a la peche ainsi que je l'ai fait souvent; je n'en reviendrai point; je serai tombe dans un trou, ou bien je me serai laisse surprendre par la maree montante; ma mort sera le resultat d'un accident comme il en arrive trop souvent sur ces greves; toi seul sauras la verite, et j'ai assez foi en ta discretion pour etre certain que personne,--je repete et je souligne _personne_,--personne au monde ne la connaitra. "Cette lettre recue, quitte Paris, fais diligence, et quand tu arriveras a Saint-Aubin, Madeleine ne saura rien encore, je l'espere; au moins j'aurai tout arrange pour cela. "Adieu, mon cher Leon, mon cher enfant, je t'embrasse tendrement. "ARMAND HAUPOIS." A cette longue lettre etait attachee une feuille de papier portant un en-tete imprime,--la copie des notes de la chancellerie;--mais Leon n'en commenca pas la lecture immediatement, et ce fut seulement apres etre reste assez longtemps immobile, aneanti par ce qu'il venait d'apprendre, etourdi par la secousse qu'il avait recue, qu'il revint a ces notes et qu'il se mit a lire machinalement. _Note individuelle_. Nom et prenoms du magistrat.--Haupois (Armand-Charles). Lieu et departement ou il est ne.--Rouen (Seine-Inferieure). Son etat ou profession avant d'etre magistrat.--Avocat. Etat ou profession de son pere.--Officier retraite. Dire s'il parle ou ecrit quelque langue etrangere ou quelque idiome utile.--L'anglais, l'italien. Quel est son revenu independamment de son traitement?--Nul. Demande-t-il quelque avancement?--Il accepterait les fonctions de conseiller, mais il ne demande rien. Dire s'il irait partout ou il pourrait etre envoye en France.--Non. Quel est le ressort ou il desire etre place?--Rouen. _Renseignements confidentiels_. Caractere.--Tres ferme. Conduite privee.--Irreprochable. Conduite publique.--Legere. Impartialite.--Incontestable. Travail.--Suffisant. Exactitude, assiduite.--Bonnes. Zele, activite.--Suffisants. Fermete.--Mal appliquee. Sante.--Bonne; menace d'une maladie des yeux. Rapports avec ses chefs.--Officiels et froids. Rapports avec les autorites.--Officiels et froids. Rapports avec le public.--Affables. Habitudes sociales.--Homme de bonne compagnie, mais ses relations artistiques l'obligent a frequenter des personnes qui ne sont pas dignes de lui. Capacite.--Reelle. Sagacite.--Grande. Jugement.--Droit. Style.--Simple, ferme. Elocution.--Facile. S'il est propre au service de l'audience civile.--Oui. S'il est propre au service de l'audience correctionnelle.--Oui. S'il est propre au service de la cour d'assises.--Oui. S'il convient a la magistrature assise.--Non. S'il se livre a des occupations etrangeres a ses fonctions.--A la musique, a la poesie. S'il jouit de l'estime publique.--Oui. S'il a encouru des peines disciplinaires.--Non. Si ses liens de parente apportent quelque obstacle au service.--Non. S'il a droit a quelque avancement.--Non, a cause de ses gouts artistiques qui le distraient de ses fonctions et l'entrainent dans la frequentation de gens peu convenables. _Faits particuliers_. Ses gouts d'artiste lui font mener une vie difficile. Embarras d'argent. Dettes. Magistrat integre. IV Le train marchant a grande vitesse avait depasse Poissy et ces stations qui sont sans nom pour les express; Leon, le front appuye contre la vitre, regardait machinalement et sans les voir les coteaux boises devant lesquels il defilait. La lecture entiere de cette lettre ne l'avait pas tire de la stupefaction dans laquelle l'avaient jete ses premieres lignes; et son esprit etait emporte dans un tourbillon comme il etait emporte lui-meme dans l'espace. Mais si extraordinaire, si inimaginable que fut cette resolution de suicide chez un homme tel que son oncle, il fallait bien cependant s'habituer a la considerer comme reelle:--"Demain tout sera fini pour moi." Le seul point sur lequel l'esperance etait encore possible etait celui qui avait rapport au moment ou ce suicide s'accomplirait; a l'heure presente, neuf heures quarante minutes, etait-il ou n'etait-il pas accompli? Tout etait la? Apres quelques instants de douloureuse reflexion, il se dit que dans dix minutes, le train allait s'arreter a Mantes, ou se trouve un bureau telegraphique, et qu'il fallait saisir cette occasion pour envoyer une depeche a Madeleine. Il avait dans son sac papier, plume et encre; sans perdre une minute, il se mit aussitot a rediger sa depeche: _Mademoiselle Madeleine Haupois_, _maison Exupere Heroult_. _Saint-Aubin-sur-Mer, par Bernieres_. (_Avec expres_). "Je viens de voir un medecin de Rouen qui me dit qu'il est dangereux de laisser mon oncle sortir seul; veille sur lui; ne le quitte pas; je serai pres de vous vers quatre heures de soir. "LEON HAUPOIS." Il eut fallu etre plus precis, mais cela n'etait possible qu'en disant la verite entiere; or, cette verite, il ne pouvait la dire qu'en commettant un abus de confiance. De la cette depeche etrange. C'etait cette etrangete meme qui faisait precisement son merite;--si elle arrivait a Saint-Aubin avant que son oncle sortit de chez lui, elle etait assez claire pour que Madeleine ne le laissat point partir, ou tout au moins pour qu'elle l'accompagnat; si au contraire, elle arrivait trop tard, elle etait assez obscure pour ne pas reveler le suicide et permettre des explications telles quelles. D'ailleurs les minutes s'ecoulaient, et il n'avait pas le loisir de prendre le meilleur; il fallait prendre ce qui se presentait a son esprit; cette premiere depeche terminee, il en ecrivit une seconde adressee au chef de la gare de Caen pour le prier de lui retenir une voiture attelee de deux bons chevaux, qui devrait l'attendre au train de deux heures dix-huit minutes, et le conduire aussi vite que possible a Saint-Aubin. Il ecrivait ces derniers mots lorsque le sifflet de la machine annonca l'arrivee a Mantes: avant l'arret complet du train, Leon sauta sur le quai et courut au telegraphe; il n'avait que trois minutes. En sortant du bureau, ses depeches expediees, il passa devant la bibliotheque des chemins de fer, et ses yeux tomberent par hasard sur un paquet de journaux parmi lesquels se trouvait le _Journal de Rouen_. Instantanement le souvenir lui revint qu'au temps ou il passait une partie de ses vacances chez son oncle, il lisait dans ce journal un bulletin meteorologique donnant l'heure des marees sur la cote. Il acheta un numero et, remonte dans son compartiment, il chercha vivement ce bulletin; l'heure de la pleine mer allait lui dire si son oncle pouvait etre ou ne pas etre sauve par sa depeche: la pleine mer etait annoncee pour six heures au Havre; par consequent; c'etait a midi qu'avait lieu la basse mer, et c'etait entre onze heures et une heure que son oncle devait accomplir son suicide. La depeche arriverait-elle a temps? Si elle arrivait avant que M. Haupois fut sorti, il etait sauve; si elle arrivait apres, il etait perdu; sa vie dependait donc du hasard. Comme la plupart de ceux qui n'ont point eu encore le coeur brise par la perte d'une personne aimee, Leon repoussait l'idee de la mort pour les siens; que ceux qui nous sont indifferents meurent, cela nous parait tout naturel, non ceux que nous aimons. Et il aimait son oncle, bien qu'en ces derniers temps, par suite de la rupture survenue entre les deux freres, il eut cesse de le voir. Pourquoi son oncle et son pere s'etaient-ils faches? Il le savait a peine. Ils avaient eu de serieuses raisons sans doute, aussi bonnes probablement pour l'un que pour l'autre; mais pour lui il n'avait jamais voulu prendre parti dans cette rupture, qui n'avait change en rien les sentiments d'affectueuse tendresse et de respect qu'il avait, des son enfance, concus pour cet oncle si bon, si jeune de coeur, si prevenant, si indulgent pour les jeunes gens dont il savait se faire le camarade et l'ami avec tant de bonne grace. Et, entraine par les souvenirs que la lecture de cette lettre venait de reveiller en lui, il revint a ce temps de sa jeunesse. Il retourna a Rouen et se retrouva dans cette petite maison du quai des Curandiers ou il avait eu tant de journees de gaiete et de liberte. Il la revit avec sa parure de plantes grimpantes dont le feuillage jauni par les premiers brouillards de septembre produisait de si curieux effets dans la Seine, quand le soleil couchant les frappait de ses rayons obliques. Devant ses yeux passa tout une flotte de grands navires arrivant de la mer avec le flot; ceux-ci carguant leurs voiles et jetant l'ancre devant l'ile du Petit-Gay; ceux-la continuant leur route pour aller s'amarrer au quai de la Bourse. A son oreille retentit la voix claire de Madeleine comme au moment ou surprise par le sifflet d'un remorqueur ou du bateau de La Bouille, elle appelait son cousin pour qu'il vint avec elle au bord de la riviere; sans l'attendre, elle courait jusqu'a l'extremite de la berge, et quand le remous des eaux souleve par les roues du vapeur arrivait frange d'ecume, elle se sauvait devant cette vague en poussant des petits cris joyeux, ses cheveux dores flottant au vent. Le soir, quelques amis sonnaient a la porte verte; quand tous ceux qu'on attendait etaient venus, le pere prenait son violon, la fille s'asseyait au piano et l'on faisait de la musique. Bien que Madeleine ne fut encore qu'une enfant, elle chantait, parfois seule, parfois tenant sa partie dans un ensemble ou se trouvaient de veritables artistes aupres desquels elle savait se faire applaudir; car elle etait deja tres-bonne musicienne et sa voix etait charmante. Vers dix heures, ces amis s'en allaient, on les reconduisait en suivant la riviere dont le courant miroitait sous les reflets de la lune ou du gaz, et on ne les quittait que quand ils s'embarquaient dans un de ces lourds bachots recouverts d'un _carrosse_ a peu pres comme les gondoles de Venise, mais qui, pour le reste, ne ressemblent pas plus aux barques legeres de la lagune que le ciel bleu de la reine de l'Adriatique ne ressemble au ciel brumeux de la capitale de la Normandie. Cette existence modeste et tranquille, dans laquelle les plaisirs intellectuels occupaient une juste place, n'avait rien de la vie affairee que ses parents menaient a Paris, et c'etait justement pour cela qu'elle avait eu tant de charmes pour lui: elle avait ete une revelation et, par suite, un sujet de reverie et de comparaison; il n'y avait donc pas que l'argent et les affaires en ce monde; on pouvait donc causer d'autre chose que d'echeances et de recouvrements; il y avait donc des peres qui faisaient passer avant tout l'education de leurs enfants! De souvenir en souvenir, il en revint aux discussions qui tant de fois s'etaient engagees entre sa soeur et lui, alors qu'elle l'accompagnait a Rouen. Autant il avait de plaisir a passer quelques semaines dans la maison du quai des Curandiers, autant Camille avait d'ennui; elle la trouvait miserablement bourgeoise, cette maisonnette; son mobilier etait demode; les gens qui la frequentaient etaient vulgaires, communs, sans nom; Madeleine s'habillait mesquinement, le blond de ses cheveux etait fade, ses manieres ne seraient jamais nobles. Que le mobilier fut demode, il avouait cela; mais les tableaux, les dessins, les gravures, les objets d'art, sculptures, faiences, antiquites, curiosites qui couvraient les murs, n'etaient-ils pas d'une tout autre importance que des fauteuils ou des tables? Que Madeleine s'habillat sans coquetterie, il le concedait encore, mais non que ses manieres ne fussent pas nobles: Pas noble, Madeleine! Mais en verite elle etait la noblesse meme, ayant recu sa distinction de race de sa mere, qui descendait des conquerants normands, ainsi que le prouvait d ailleurs son nom de Valletot, venant du mot germain _tot_, qui signifie demeure. De sa mere aussi elle avait recu ce type de beaute scandinave qui lui donnait un cachet si particulier: la tete ovale avec des pommettes un peu saillantes, le front moyennement developpe, le nez droit, le teint rose, les yeux d'un bleu clair limpide, au regard doux et pensif, les cheveux blond dore, la figure suave avec une expression candide, la taille svelte, les mains fines et allongees, le pied petit et cambre. Comme elle avait du grandir, embellir depuis qu'il ne l'avait vue! Ce n'etait plus une petite fille, mais une jeune fille de dix-neuf ans. V A deux heures dix-huit minutes, le train entrait dans la gare de Caen; a deux heures vingt minutes, Leon montait dans la voiture qui l'attendait. --Nous allons a Saint-Aubin, dit le conducteur. --Oui, et grand train. Le conducteur cingla ses chevaux de deux coups de fouet vigoureusement appliques. --Combien vous faut-il de temps? demanda Leon. --Nous avons vingt kilometres. --Faites votre compte. --Il y a la traversee de la ville. Cette maniere normande de se derober au lieu de repondre exaspera Leon: --Combien de temps? repeta-t-il. --Si nous disions une heure et demie? --Ne soyez qu'une heure en route, et il y a vingt francs pour vous. Le cocher ne repondit pas, mais a la facon dont il empoigna son fouet, il fut evident qu'il ferait tout pour gagner ces vingt francs. Epron, Cambes, Mathieu furent promptement atteints et depasses; etendant son fouet en avant, le cocher se retourna vers son voyageur: --Voila le clocher de la chapelle de la Delivrande, dit-il. En sortant de la Delivrande, Leon se trouva en face de la mer, qui developpait son immensite jusqu'aux limites confuses de l'horizon; une plaine nue sans arbres, sans haies, descendant en pente douce au rivage borde d'une ligne de maisons, puis les eaux se dressant comme un mur azure et le ciel abaissant dessus sa coupole nuageuse. A l'entree de Saint-Aubin, le cocher arreta pour demander a une femme qui faisait de la dentelle, assise sur le seuil de sa porte, ou se trouvait la maison Exupere Heroult; puis, aussitot qu'il eut obtenu ce renseignement, il repartit grand train; la voiture roula encore pendant une minute ou deux, puis elle s'arreta devant une maison de chetive apparence contre les murs de laquelle etaient accroches des filets tannes au cachou. Au meme moment une jeune femme parut sur la porte. --Mon cousin! s'ecria-t-elle. Mais, avant de descendre, Leon l'enveloppa d'un rapide coup d'oeil: aucune trace de chagrin ne se montrait sur son visage souriant. Il sauta vivement a bas de la voiture, et prenant dans ses deux mains celles que Madeleine lui tendait: --Mon oncle? demanda-t-il. --Il est a la peche. Leon resta un moment sans trouver une parole: il arrivait donc trop tard. --Tu n'as pas recu ma depeche? demanda-t-il enfin; car sous peine de se trahir il fallait bien parler. --Si mais papa etait deja parti; je l'avais conduit jusqu'a la porte d'un de nos amis, M. Soullier, et c'est en revenant le long de la greve que l'homme du semaphore, m'ayant rejointe, me remis ta depeche; j'ai ete pour retourner sur mes pas, mais j'ai reflechi que papa ne courait aucun danger, puisque M. Soullier l'accompagne. --Ah! ce monsieur l'accompagne? --Comme tu me dis cela. --C'est que, ne connaissant pas ce M. Souillier, je m'etonne qu'il accompagne mon oncle. --M. Soullier est un magistrat de la cour de Caen qui habite Bernieres pendant les vacances; papa et lui se voient presque tous les jours et bien souvent ils vont a la peche ensemble; il va ramener papa tout a l'heure et tu feras sa connaissance; je suis meme surprise qu'ils ne soient pas encore arrives. Mais entre donc; donne-moi ton sac; on le portera a l'hotel, ou je t'ai retenu une chambre, car nous n'en avons pas a te donner dans cette maison qui n'est pas grande, tu le vois. Pendant que Madeleine lui donnait ces explications, Leon eut le temps de se remettre et de composer son visage. La verite n'etait que trop evidente: l'irreparable etait a cette heure accompli, et les dispositions prises par son oncle s'etaient realisees: "Quand tu arriveras a Saint-Aubin, Madeleine ne saura rien, au moins j'aurai tout arrange pour cela." Ils etaient faciles a deviner ces arrangements, et certainement cette visite a ce M. Soullier avait ete une tromperie inventee par le pere pour abuser la fille. Maintenant il n'y avait plus qu'a attendre que cette tromperie se revelat; il n'y avait plus qu'a se conformer aux desirs de la lettre: "Au moment ou elle sera frappee, qu'elle trouve une main qui la soutienne et un coeur dans lequel elle puisse pleurer." S'il arrivait trop tard pour sauver son oncle, au moins arrivait-il assez tot pour tendre la main a sa cousine. Cependant telles etaient les circonstances, qu'il ne devait pas devancer les evenements, mais au contraire n'intervenir qu'apres qu'ils auraient parle. --Es-tu fatigue? demanda Madeleine. --Pas du tout. --Je te demande cela pour savoir si tu veux attendre papa ici, ou bien si tu veux que nous allions dans notre cabine au bord de la mer. --Je ferai ce que tu voudras, dit-il. --Eh bien! allons sur la plage, c'est le mieux pour voir papa plus tot. Ayant mis vivement un chapeau et un manteau, elle tendit la main a son cousin. --M'offres-tu ton bras? dit-elle. Avant de prendre le chemin qui conduit a la plage, Madeleine frappa doucement au carreau d'une fenetre. --Madame Exupere, dit-elle a la femme qui ouvrit cette fenetre, voulez-vous avoir la complaisance de dire a papa, si par hasard il revenait par la grande route, que je suis dans la cabine avec mon cousin Leon; vous n'oublierez pas, n'est-ce pas, mon cousin Leon? La pauvre enfant, comme elle etait loin de prevoir le coup epouvantable qui allait la frapper dans quelques instants, dans quelques secondes peut-etre! Et Leon sa demanda s'il n'etait pas possible d'amortir la violence de ce coup en la preparant a le recevoir. Mais comment? Que dire? Lorsque la verite serait connue, n'eclairerait-elle pas d'une lueur sinistre ce qu'il aurait tente en ce moment? Toute parole n'etait-elle pas imprudente? Madeleine ne lui laissa pas le temps de reflechir. --Sais-tu, dit-elle, que ta depeche m'a cause autant de surprise que de joie? Te souviens-tu du dernier jour ou nous nous sommes vus? --Il y a environ deux ans. --Il y a deux ans, trois mois et onze jours. --J'ai du par respect et par convenance ne pas donner un dementi a mon pere. --Qu'allons-nous inventer pour expliquer ton voyage, il ne faut pas l'effrayer, et il s'inquiete tant du danger qui le menace que ce serait lui porter un coup penible, que de lui dire que tu as ete averti de ce danger par ... par qui? Est-ce par le docteur La Roe? Leon avait prepare sa reponse a cette question, car il avait bien prevu qu'elle lui serait posee: il raconta donc l'histoire qu'il avait inventee a l'avance. --Ne peux-tu pas dire que tu faisais une excursion de plaisir sur le littoral? --Precisement, et comme mon oncle me parlera sans doute de sa maladie, je pourrai tout naturellement lui demander si je peux lui etre utile a quelque chose. Ils etaient arrives sur la plage. VI La mer calme, que frappaient les rayons obliques du soleil, arrivait menacante comme une inondation, et sur la greve plate, deja aux trois quarts recouverte, les pointes verdatres des rochers qui emergeaient encore de l'eau semblaient sombrer tout a coup au milieu des vagues clapoteuses, exactement comme une barque qui aurait coule a pic; la ou quelques secondes auparavant on avait vu des amas de pierres et de goemons, ou des sables jaunes, on ne voyait plus qu'une ligne d'ecume blanche qui se rapprochait d'instants en instants. Et devant la maree montante, tous ceux qui avaient profite de la basse mer pour aller au loin, sur les roches qui ne se decouvrent que rarement, pecher des coquillages ou ramasser des varechs, se hataient vers le rivage; a l'entree des chemins qui du village ou des champs aboutissent a la greve, c'etait un long defile de voitures chargees d'etoiles de mer, de moules, de fucus, d'algues, de goemons que les cultivateurs des environs rapportaient pour fumer leurs champs, et aussi toute une procession de pecheurs et de pecheuses, le filet a crevette sur l'epaule ou le crochet a la main, qui, mouilles jusqu'aux epaules, s'en revenaient gaiement. --Tout le monde rentre, dit Madeleine, nous ne devons pas tarder maintenant a voir mon pere arriver avec M. Soullier. Et guidant Leon elle le conduisit a leur cabine, dont elle ouvrit les deux portes vitrees, puis l'ayant fait asseoir et s'etant elle-meme installee en se tournant du cote de Bernieres: --Ainsi placee, dit-elle, je verrai mon pere arriver de loin et je te previendrai: C'etait toujours la meme idee qui revenait comme si Madeleine eut ete sous l'oppression d'un funeste pressentiment. Il eut voulu l'en distraire, mais comment? Ne valait-il pas mieux apres tout qu'elle fut jusqu'a un certain point preparee a recevoir le coup suspendu au-dessus de sa tete, et qui d'un moment a l'autre, dans quelques minutes, peut-etre allait la frapper; n'en serait-il pas moins dangereux, s'il n'en etait pas moins rude? --Qu'as-tu donc? lui demanda-t-elle apres un moment de silence. --Je pense a mon oncle. --Tu es inquiet, n'est-ce pas? --Inquiet, pourquoi? Je pense a sa maladie. --Si tu savais comme il en souffre, non par le mal lui-meme, mais par l'angoisse qu'il lui cause pour le present et plus encore pour l'avenir, car tu comprends que sa position se trouve compromise. Aussi voudrait-il cacher a tous le danger qui le menace. S'il se doute que quelqu'un de Rouen t'a parle de sa maladie, cela le tourmentera beaucoup. --N'est-il pas convenu que je suis arrive ici en me promenant? --Enfin, fais le possible pour qu'il n'ait pas cette pensee, et fais le possible aussi pour le rassurer. Pour moi, c'est la ma grande preoccupation, et c'est pour qu'il ne s'inquiete pas que je ne l'accompagne pas toujours comme je le voudrais; il me semble que quand il est seul, comme il ne peut pas douter de ma sollicitude ni de ma tendresse, il en arrive parfois a douter de la gravite de son mal, et a se faire illusion sur le danger qui le menace. Je voudrais tant lui rendre un peu de tranquillite! Tandis qu'elle parlait, Leon regardait ce qui se passait sur la greve et remarquait un mouvement parmi les baigneurs qui n'existait pas lorsqu'il etait arrive avec Madeleine. Des groupes s'etaient formes, ca et la, dans lesquels on paraissait s'entretenir avec animation: ceux qui parlaient gesticulaient avec de grands mouvements de bras, ceux qui ecoutaient prenaient des attitudes affligees ou consternees. En face de la cabine dans laquelle ils etaient assis, mais a une certaine distance sur la plage se trouvaient de grandes jeunes filles qui jouaient au croquet: bien qu'elles fussent trop eloignees pour qu'on entendit ce qu'elles disaient, il etait evident, a leurs exclamations et a la facon dont elles accompagnaient, dont elles poussaient leur boule lancee de la tete, des epaules ou du maillet qu'elles apportaient un tres-vif interet a leur partie. Tout a coup, une personne etant venue parler a l'une d'elles, toutes cesserent instantanement de jouer et formerent le cercle autour de la nouvelle arrivante; et alors, ce que Leon avait deja remarque pour les groupes se reproduisit: meme animation dans celle qui parlait, meme consternation dans celles qui ecoutaient; puis l'une de ces jeunes filles s'etant tournee vers la cabine de Madeleine en levant les bras au ciel, on lui abaissa vivement les mains, et aussitot elle reprit sa place dans le cercle. Pres de ces jeunes filles des enfants s'amusaient a construire des fortifications en sable pour les opposer a la maree montante; l'un d'eux abandonna ce travail pour aller ecouter ce que disaient les joueuses de croquet; puis etant revenu pres de ses camarades, ceux-ci l'entourerent et les fortifications furent abandonnees sans defenseurs a l'assaut des vagues. Il etait impossible de ne pas reconnaitre que tout cela etait significatif. Quelque chose d'extraordinaire venait de se passer. Tout a coup Madeleine s'arreta, et se levant vivement: --Veux-tu venir avec moi? s'ecria-t-elle. J'ai peur. Cette animation n'est pas naturelle. On nous regarde et comme si l'on osait pas nous regarder. Il faut que je sache. Je vais interroger ceux qui paraissent savoir quelque chose. Comme elle venait de faire quelques pas en avant pour se diriger vers les joueuses de croquet, elle s'arreta brusquement. --M. Soullier s'ecria-t-elle en designant de la main un monsieur qui s'avancait marchant a grands pas. Et elle se mit a courir, sans plus s'inquieter de Leon, qui la suivit. Ils arriverent ainsi tous deux ensemble pres de M. Soullier. --Mon pere! s'ecria Madeleine. --Mais je ne l'ai pas vu. --Mon Dieu! Leon posa un doigt sur ses levres en regardant M. Souiller, mais celui-ci, qui ne le connaissait pas, ne fit pas attention a ce signe; d'ailleurs, il etait tout a Madeleine. --Avez-vous eu de mauvaises nouvelles de mon oncle? demanda Leon. La question avait l'avantage de permettre a M. Soullier de ne pas repondre directement a Madeleine; celui-ci le sentit, et se tournant aussitot vers Leon: --On m'a parle de monsieur votre oncle, dit-il, ou tout au moins j'ai cru que c'etait de lui qu'il s'agissait. Leon s'etait rapproche de Madeleine et il lui avait pris la main. --Que vous a-t-on dit? demanda-t-elle, qu'avez-vous appris? Ou est mon pere? Courons pres de lui. Sans lui repondre directement, M. Soullier s'adressa a Leon: --Ne voyant pas monsieur votre oncle venir, je restai chez moi, tout d'abord l'attendant, ensuite me disant qu'il avait sans doute renonce a son projet de peche. Il y a une heure environ, un de mes voisins, qui avait profite de la grande maree pour aller pecher sur les roches qu'en appelle iles de Bernieres, vient de me dire qu'un ... accident ... un malheur etait arrive. --Mon Dieu! s'ecria Madeleine. Sans s'adresser a elle, M. Soullier continua vivement, en homme qui a hate d'achever ce qu'il doit dire: --Une personne restee en arriere, quand deja tout le monde revenait vers le rivage, avait ete surprise par la maree montante. Cette personne se trouvait alors sur un ilot, et c'est la ce qui explique comment elle n'avait pas senti la mer monter. Mais entre cet ilot et la terre se trouvait une large fosse qu'il fallait traverser avant qu'elle fut remplie. Ceux qui virent la situation perilleuse de ce pecheur attarde pousserent des cris pour lui signaler le danger qu'il courait. Aussitot le pecheur se dirigea vers cette fosse, mais soit qu'il se fut laisse tomber dans un trou, soit que la fosse fut deja remplie, il disparut sans qu'il fut possible de lui porter secours. --Mon pere, mon pere! s'ecria Madeleine. --Mon enfant, il n'est nullement prouve que cette personne fut votre pere ... on ne m'a pas affirme que c'etait lui. Il est vrai que le signalement qu'on m'a donne se rapportait jusqu'a un certain point a votre pere; c'est la ce qui m'a inquiete, c'est ce qui m'a fait accourir ici pour voir.... --Et vous voyez qu'il n'est pas la; oh! mon Dieu! Elle resta un moment eperdue, affolee; puis, son regard se degageant des larmes qui emplissaient ses yeux, elle vit devant elle son cousin qui lui tendait les bras, et elle s'abattit sur son epaule. VII Lorsqu'elle sortit enfin de sa longue crise nerveuse, sa premiere parole fut une priere adressee a son cousin: --La maree basse aura lieu cette nuit a une heure, dit-elle; tu m'accompagneras, n'est-ce pas? Elle ne dit point ou elle voulait aller ni ce qu'elle voulait faire, mais il n'etait pas necessaire qu'elle s'expliquat plus clairement pour etre comprise de Leon. --Nous irons ensemble, repondit-il. Mais ce n'etait pas seuls qu'ils pouvaient tenter la recherche que Madeleine demandait; qu'eussent-ils pu faire sur la greve, au milieu des rochers, en pleine nuit? Abandonnant Madeleine un moment, Leon s'entendit avec la proprietaire pour que celle-ci s'occupat de reunir une dizaine d'hommes de bonne volonte, marins ou pecheurs, qui les accompagneraient la nuit sur les iles de Bernieres, munis de torches ou de lanternes; puis, cela fait, il envoya un mot a M. Soullier, en le priant de retrouver quelques-unes des personnes qui avaient vu disparaitre M. Haupois dans la fosse, et qui par consequent pouvaient indiquer d'une facon exacte la place ou il avait disparu. Et, ces dispositions prises, il revint vers Madeleine, non pour detourner ou etourdir son desespoir par de banales paroles de consolation, mais pour etre pres d'elle, pour qu'elle ne fut pas seule. Elle marchait en long et en large; tournant autour de la table devant laquelle il s'etait assis, puis, quand dans le silence arrivait le ronflement de la mer qui battait son plein, elle s'arretait parfois tout a coup, et avec un tressaillement qui la secouait de la tete aux pieds elle ecoutait; la brise passait, la plainte des vagues s'eteignait et Madeleine reprenait sa marche. Parfois aussi elle restait immobile devant son cousin, et alors, comme si elle se parlait a elle-meme, elle repetait un mot que dix fois, que vingt fois deja elle avait dit: --Mais comment ne l'a-t-on pas secouru? Vers dix heures, on entendit dans la piece voisine un bruit de pas lourds et de voix etouffees; c'etaient les marins et les pecheurs, qui arrivaient: Leon en avait demande dix, une vingtaine repondirent a son appel, car en apprenant la mort de M. Haupois et le service qu'on demandait, chacun avait voulu venir en aide au chagrin de cette pauvre jeune fille qui pleurait son pere; et puis sur les cotes on est compatissant aux catastrophes causees par la mer; aujourd'hui notre voisin, demain nous-meme. Quand Madeleine entra dans la piece ou ces gens etaient reunis, tous les bonnets de laine se leverent devant elle, et ces rudes visages hales par la mer exprimerent la compassion et la sympathie; cela s'etait fait silencieusement, sans que personne dit un seul mot. Alors un homme sortit du groupe et s'avanca vers Madeleine. C'etait un pecheur nomme Pecune, dont le pere et le fils avaient ete noyes, trois mois auparavant, dans une de ces sautes de vent si frequentes et si dangereuses sur ces cotes sans ports, ou les barques de peche qui doivent echouer par tous les temps sur la greve presque plate sont mal construites pour resister a un coup de vent. --Mademoiselle, dit-il, comptez sur nous: j'ai retrouve mon pere, nous retrouverons le votre. Un autre s'avanca aussi d'un pas: --La mer ne garde rien, tout le monde sait cela, mademoiselle. Madeleine voulut prononcer une parole de remerciment, mais de sa gorge contractee il ne sortit qu'un son etouffe et qu'un sanglot. On se mit en marche, Madeleine enveloppee dans un manteau et s'appuyant sur le bras de Leon, qui la guidait; les pecheurs s'avancant par groupes de deux ou trois, silencieux. --En peu de temps, par les rues sombres et desertes du village, ils arriverent sur la greve; la mer s'etait deja retiree a une assez grande distance, et le sable humide reflechissait ca et la avec des miroitements argentins la lumiere de la lune, dont le disque commencait a s'echancrer; il soufflait une brise de terre qui poussait les nuages vers l'embouchure de la Seine, et, de ce cote, ils s'entassaient en des profondeurs sombres au milieu desquelles scintillaient les deux yeux des phares de la Heve. Madeleine eut un frisson, et ses doigts se crisperent sur le bras de son cousin: la vague, qui deferlait sur la plage, frappait sur son coeur. En moins d'une demi-heure, par la greve, ils arriverent devant le semaphore de Bernieres; alors trois ombres se detacherent de la terre pour venir au-devant d'eux sur la plage: M. Soullier et deux pecheurs qui avaient vu la catastrophe. Mais les recherches ne purent pas commencer aussitot, car la maree lente a descendre etait encore trop haute: il fallut attendre; et les hommes se promenerent de long en large tandis que Madeleine appuyee sur le bras de Leon restait immobile, regardant la mer, se demandant si elle ne se retirerait jamais. Elle se retira cependant et l'on alluma les torches goudronnees dont les flammes avivees par la brise et refletees par le sable humide, par les flaques d'eau et par les goemons ruisselants eclairerent toute cette partie de la greve a une assez grande distance. Mais, au moment de commencer les recherches, une discussion s'engagea entre les deux pecheurs de Bernieres sur la question de savoir le point precis ou M. Haupois avait ete englouti; l'un soutenait que c'etait a gauche d'un long rocher encore couvert par la vague ecumeuse, l'autre que n'etait au contraire a droite. Leon, pour trancher le differend, qui entre Normands menacait de prendre les proportions d'un proces a plaider, decida qu'on se diviserait en deux groupes; l'une explorerait la droite, l'autre la gauche; ceux qui trouveraient le corps devaient balancer trois fois leurs torches, car le ressac empecherait d'entendre les paroles comme les cris. Madeleine voulut suivre l'une de ces troupes, mais Leon la retint. --Non, dit-il, restons ici, c'est le plus sur moyen d'arriver vite aupres de ceux qui nous avertiront. Elle n'etait pas en etat de discuter, encore moins de raisonner; elle se laissa retenir et ses yeux suivirent anxieusement le va-et-vient des torches, secouee a chaque instant par le balancement d'une de ces torches, attendant le second; et reconnaissant avec desespoir que ce qu'elle avait pris tout d'abord pour un signal etait en realite le resultat du hasard ou de l'inegalite des rochers sur lesquels les hommes marchaient. Une heure s'ecoula ainsi, la plus longue assurement, la plus cruelle qu'elle eut jamais passee; puis, un a un, les pecheurs se rapprocherent d'elle, et la reunion des torches fit revenir ceux qui s'etaient le plus eloignes; chez tous ce fut la meme signe de tete ou la meme parole: rien. A la facon dont elle s'appuya contre lui, Leon sentit combien profonde etait la douleur qu'elle eprouvait, combien affreux etait son desespoir. --Ne voulez-vous pas chercher encore? demanda-t-il. --A quoi bon? --L'ombre a pu vous tromper. --Je vous en prie! s'ecria Madeleine. Pecune s'avanca: --Voyez-vous, mamzelle, dit-il, il ne faut pas croire que c'est par desesperance que nous vous disons ca; seulement nous connaissons la mer, vous pensez bien; il y a un courant infernal par cette grande maree. --Precisement, interrompit Leon, c'est ce courant qui nous oblige a perseverer; il peut avoir entraine le corps plus loin que la ou vos recherches se sont arretees. Une nouvelle discussion s'engagea entre les pecheurs, chacun emit son avis, mais sans rien affirmer, d'une facon dubitative et comme si l'on raisonnait en theorie; en realite, tous semblaient convaincus que pour le moment de nouvelles recherches etait entierement inutiles. Ce qui, depuis plusieurs heures, soutenait Madeleine, c'etait l'esperance, c'etait la croyance qu'elle allait retrouver son pere. Dans son desespoir, c'etait la pour elle une sorte de consolation, au moins c'etait une occupation pour son esprit. Se detachant du passe, sa pensee se portait sur l'avenir; ce n'etait pas le vide pour son coeur, et c'est la un point capital dans la douleur. En ecoutant cette discussion et en voyant les pecheurs disposes a abandonner toutes recherches, elle eut un moment de defaillance et elle s'affaissa contre l'epaule de Leon; mais presque aussitot elle reagit contre cette faiblesse, et relevant la tete: --Messieurs, dit-elle d'une voix entrecoupee, encore un peu de courage, je vous en supplie. L'appel etait si dechirant qu'il toucha ces rudes natures. --Mamzelle a raison, dit Pecune; il ne faut pas lacher comme ca; ce que la mer n'a pas fait il y a un moment, elle peut le faire maintenant. Allons-y! --J'irai avec vous! s'ecria Madeleine. Leon comprit qu'il valait mieux la laisser agir; cette attente dans l'immobilite, cette anxiete etaient horribles et devaient fatalement briser le courage le plus resolu. --Oui, dit-il, allons avec eux. --Je vas vous eclairer, dit Pecune. Et ayant mouche sa torche a demi consumee, en posant son sabot dessus, il la leva en l'air, eclairant Madeleine et Leon qui le suivirent, tandis que les autres pecheurs se dispersaient ca et la dans les rochers. Ils arriverent assez rapidement sur l'ilot de rochers ou M. Haupois avait disparu, ce qui rendit leur marche plus lente, plus difficile et plus penible, car les pierres etaient couvertes d'herbes glissantes, et ca et la se trouvaient des crevasses pleines d'eau qu'il fallait traverser en se mouillant a mi-jambes; mais Madeleine n'etait sensible ni a la fatigue, ni a l'eau; elle allait courageusement en avant, regardant autour d'elle bien plus qu'a ses pieds et se cramponnant a la main de Leon quand elle faisait un faux pas. Pendant longtemps ils explorerent ainsi cet ilot, mais, helas! inutilement; ce qui de loin et dans l'ombre avait une forme humaine, de pres et sous la lumiere de la torche n'etait qu'une pierre recouverte de goemons a la longue chevelure. La maree, en montant, les forca de revenir en arriere pres des pecheurs reunis sur le sable. L'un d'eux comprit le desespoir de cette pauvre fille. --Nous reviendrons a la basse mer du jour, dit-il. Pour Madeleine, cette parole etait une esperance. On revint lentement a Saint-Aubin. La nuit etait avancee, et, dans l'aube qui blanchissait deja l'orient, l'eclat des phares de la Heve palissait. VIII Leon ayant reconduit Madeleine jusqu'a sa porte pria Pecune de bien vouloir le guider jusqu'a l'hotel ou une chambre lui avait ete retenue, et qu'il eut ete bien embarrasse de trouver seul. D'ailleurs il voulait consulter le pecheur, ce qu'il n'avait pu faire en presence de Madeleine. --Croyez-vous donc que nous devons renoncer a l'esperance de retrouver mon oncle? demanda-t-il. --Non, monsieur, je ne crois pas ca; meme qu'on le trouvera pour sur; c'est le courant qui aura entraine le corps, mais il le ramenera. Et puis, voyez-vous, il n'y a pas de danger: Haupois etait bien vetu, il avait un bon pantalon de laine, un paletot, une grosse cravate et des bottes; je l'ai vu passer quand il est parti pour la peche; les crabes, les pieuvres et toute la vermine de la mer ne pourront pas lui faire de mal. Ce n'est pas comme mon pauvre pere et mon garcon que j'ai perdus il y a trois mois; eux, ils n'avaient qu'une mauvaise blouse et des sabots, et les sabots, vous savez, ca flotte, ca ne coule pas avec le corps. Quand il a ete bien certain qu'ils etaient noyes, je me disais: "S'ils pouvaient seulement revenir pour que j'aille les chercher tous les deux, le pere et le garcon." C'etait toute mon esperance, toute ma consolation. Ils sont revenus; mais en quel etat, mon Dieu! Vous n'avez pas ca a craindre pour votre oncle. Et mademoiselle Madeleine, la chere demoiselle, pourra embrasser son pere une derniere fois; ca lui sera bon. --Mais quand? --Le bon Dieu seul le sait! --Je voudrais qu'un bateau croisat toujours dans ces parages a la mer haute, et qu'a la mer basse on continuat les recherches. --Le bateau, c'est trop tot. --Peut-etre, mais cela rassurera Madeleine, elle verra que son pere n'est pas abandonne. Trouvez-moi ce bateau, et qu'on soit ce matin meme sur les iles de Bernieres pour ne plus s'en eloigner. --Eh bien, j'irai, si vous voulez, avec mon bateau; seulement je ne vous cache pas qu'il y a pour le moment plus de chance sur la greve. --Je placerai des hommes sur la greve. --Il faudrait prevenir aussi les douaniers. --Je m'occuperai de cela. Leon ne se coucha pas mais, s'etant fait allumer un grand feu, il se secha et se rechauffa; puis, quand les maisons commencerent a s'ouvrir, il fit ce que Pecune lui avait recommande. Quand il se presenta chez Madeleine, il la trouva assise devant la cheminee de sa petite salle: elle non plus ne s'etait pas couchee: --Je t'attendais, dit-elle, veux-tu que nous allions sur la plage? --Ce que tu veux, je le veux. Ils se dirigerent vers le rivage, et quand ils arriverent en vue de la mer, Leon vit les yeux de Madeleine prendre une expression affolee. Alors, etendant la main dans la direction de l'ouest, il lui montra une barque aux voiles d'un roux de rouille qui courait une bordee devant le semaphore de Bernieres. --C'est la barque de Pecune, dit-il, elle restera la a croiser en examinant la mer, tant qu'il sera utile, et ne rentrera que la nuit. Il lui expliqua aussi ce qu'il avait fait pour mettre des hommes en vedette sur la cote depuis le phare de Ver jusqu'a l'embouchure de l'Orne. Elle marchait pres de lui, seule, sans lui donner le bras; tout a coup elle s'arreta, et, lui tendant la main: --Tu es bon, dit-elle. Il garda cette main dans la sienne, puis la placant sous son bras, il se remit en marche se dirigeant vers Bernieres. --Je n'ai pas voulu parler de toi jusqu'a present, dit-il, de moi, ni de nous; c'etait a un autre que nous devions etre entierement d'esprit et de coeur; mais il faut que tu saches que tu n'es pas seule au monde, chere Madeleine, et que tu as un frere. Elle tourna vers lui son visage convulse, et dans ses yeux hagards, quelques instants auparavant, il vit rouler des larmes d'attendrissement. Il continua. --Dans mon pere, dans ma mere, dans ma soeur, sois certaine que tu trouveras une famille, sois certaine aussi que le differend survenu si malheureusement entre nos parents n'a altere en rien les sentiments de mon pere; il m'a toujours parle de toi avec tendresse, et s'il etait ici il te tiendrait ce langage avec plus d'autorite seulement, mais non avec plus d'amitie, avec plus d'affection; notre maison est la tienne. --Je voudrais rester ici, dit-elle. --Assurement nous y resterons tant que cela sera necessaire, j'y resterai avec toi; tu comprends bien que je ne te parle pas d'aujourd'hui. --Je comprends, je sens que tu es la bonte meme, mais tout le reste je le comprends mal, pardonne-moi, mon esprit est ailleurs. Disant cela, elle detourna les yeux et par un mouvement rapide elle les jeta sur la ligne blanche des vagues qui frappaient le rivage. --Je ne veux pas te distraire, continua Leon, et je ne te dirai que ce qui doit etre dit. --Descendons a la mer, je te prie. --Si tu le veux, mais en tant que cela ne nous eloignera pas de Bernieres, ou je vais pour prevenir par depeche mon pere de ce qui est arrive; il faut que tu aies pres de toi ceux qui t'aiment. Mais la reponse de M. Haupois-Daguillon ne fut pas ce que Leon avait prevu: malade en ce moment, il ne pourrait pas quitter Balaruc avant plusieurs jours, le medecin s'y opposait formellement, et madame Haupois-Daguillon restait pres de lui pour le soigner. Ils etaient l'un et l'autre desoles de ne pouvoir pas accourir aupres de Madeleine a qui ils envoyaient l'assurance de leur tendresse et leur devouement. --C'est pres de ton pere que tu devrais etre, dit Madeleine, lorsque Leon lui lut cette depeche, pars donc, je t'en prie. --Si mon pere etait en danger je partirais, mais cela n'est pas, ses douleurs se sont exasperees sous l'influence des eaux, voila tout; mon devoir est de rester ici, j'y reste, et j'y resterai jusqu'au moment ou nous pourrons partir ensemble. Ce moment n'arriva pas aussi promptement que Leon l'esperait; les jours s'ecoulerent et chaque matin, chaque soir, les nouvelles qu'il recut des gens postes le long de la cote furent toujours les memes: rien de nouveau. Chaque jour, chaque heure qui s'ecoulaient augmentaient l'angoisse de Madeleine: jamais plus elle ne verrait son pere qui n'aurait pas une tombe sur laquelle elle pourrait venir pleurer. Elle ne quittait pas la greve et du matin au soir on la voyait marcher sur le rivage, avec Leon pres d'elle, depuis Langrune jusqu'a Courseulles, et, suivant le mouvement du flux et du reflux, remontant vers la terre quand la mer montait, l'accompagnant quand elle descendait. Devant cette jeune fille en noir, au visage pale, au regard desole, tout le monde se decouvrait respectueusement; mais elle ne repondait jamais a ces temoignages de sympathie, qu'elle ne voyait pas, et lorsqu'elle les remarquait, elle le faisait par une simple inclinaison de tete, sans parler a personne. C'etait seulement aux douaniers et aux gens qui etaient charges d'explorer le rivage qu'elle adressait la parole, encore etait-ce d'une facon contrainte: --Rien de nouveau encore? demandait-elle. Mais elle ne prononcait pas de nom, et le mot decisif elle l'evitait. On lui repondait de la meme maniere, et le plus souvent sans parole, en secouant la tete. Le septieme jour apres la mort de M. Haupois, le temps, jusque-la beau, se mit au mauvais. Le vent, qui avait constamment ete au sud, passa a l'est, puis au nord, d'ou il ne tarda pas a souffler en tempete: toutes les barques revinrent a la cote, et sur la mer demontee on n'apercut plus a l'horizon que de grands navires: le bateau de Pecune, que depuis sept jours on etait habitue a voir du matin au soir courir des bordees devant Bernieres, dut aborder ne pouvant plus tenir la mer. Aussitot a terre, Pecune vint trouver Madeleine dans la cabine ou elle se tenait avec Leon. --J'ai resiste tant que j'ai pu, dit-il, mais il n'y avait plus moyen de rester a la mer, excusez-moi, mamzelle. Madeleine inclina la tete. --Faut pas que cela vous desole, continua Pecune, c'est un bon vent pour votre malheureux, il porte a le cote; soyez sure que demain ou apres-demain il doit aborder. Comme elle levait la main avec un signe d'incredulite et de desesperance, Pecune se pencha vers elle, et d'une voix basse: --Croyez-moi, mamzelle, quand je vous dis que le neuvieme jour les noyes qui n'ont pas ete retrouves se levent eux-memes dans la mer et se mettent en marche pour venir se coucher dans la terre benite; s'ils ne sont pas trop loin ou si le vent est favorable ils abordent; ils ne restent en route que si le chemin a faire est trop long ou si le vent leur est contraire. Vous voyez bien que le vent est bon presentement. Rentrez chez vous, mamzelle, et mettez des draps blancs au lit de votre pauvre pere. Le vent continua de souffler du nord pendant trente-six heures, puis il faiblit mais sans tomber completement. Le matin du neuvieme jour Leon vit arriver l'homme qui avait la garde du rivage de Bernieres: M. Haupois venait d'aborder sur la greve, selon la prediction de Pecune. L'enterrement eut lieu le meme jour a trois heures de l'apres-midi, et le soir Leon monta avec Madeleine dans le train qui arrive a Paris a cinq heures du matin. Pendant ces neuf jours il avait execute l'acte de derniere volonte de son oncle, il etait reste pres de Madeleine, "elle avait trouve en lui une main qui l'avait soutenue, et un coeur dans lequel elle avait pu pleurer." Mais sa tache n'etait pas finie. IX Avant de quitter Saint-Aubin, Leon avait envoye une depeche pour qu'on preparat a Madeleine un appartement dans la maison de la rue de Rivoli,--celui que sa soeur occupait avant son mariage. En arrivant il la conduisit lui-meme a son appartement: --Te voila chez toi, dit-il; tu vois que cette chambre est celle de Camille; maintenant elle est la tienne: la soeur cadette prend la place de la soeur ainee. Il se dirigea sers la porte de sortie, mais apres avoir fait quelques pas il revint en arriere: --Tu vas sans doute manquer de beaucoup de choses; ne t'en inquiete pas trop, mon intention est d'aller ce soir ou demain a Rouen pour m'occuper des affaires de mon oncle, tu me donneras une liste de ce que tu veux et je le rapporterai. --J'aurais voulu aller a Rouen. --Pourquoi? --Mais.... Elle hesita. Aussitot il lui vint en aide: --Tu voudrais aussi, n'est-ce pas, t'occuper de ses affaires? Elle inclina la tete avec un signe affirmatif. --Sois tranquille, elles seront arrangees a la satisfaction de tous; aussi bien a l'honneur de ... mon oncle, qu'a l'interet de ceux avec qui il etait en relations; je ne ferai rien sans te consulter. Mais c'est trop causer. A tantot! Elle le retint --Un seul mot. --Mais.... --Mieux vaut le dire tout de suite que plus tard, puisqu'il est douloureux et qu'il doit etre dit: ces affaires sont embarrassees ... tres-embarrassees; nous avons des dettes qui certainement depasseront notre avoir; de combien, je ne sais, car mon pauvre papa, pour ne pas m'effrayer, ne me disait pas tout; mais enfin ces dettes se reveleront assez lourdes, je le crains: qu'il soit bien entendu que je veux qu'elles soient toutes payees. --C'est bien ainsi que je le comprends. --On n'est pas la fille d'un magistrat sans entendre parler des choses de la loi; j'ai des droits a faire valoir comme heritiere de ma mere; j'abandonne ces droits, j'abandonne tout, je consens a ce que tout ce que je possede soit vendu pour que ces dettes soient payees. Mais Leon ne partit pas le soir pour Rouen comme il le desirait, car il trouva rue Royale une depeche de son pere annoncant son arrivee a Paris pour le soir meme. Ce que Leon voulait en se rendant a Rouen, c'etait prendre connaissance des affaires de son oncle, et dire aux creanciers qui allaient s'abattre menacants qu'ils n'avaient rien a craindre, qu'ils seraient payes integralement et qu'il le leur garantissait, lui Leon Haupois-Daguillon, de la maison Haupois-Daguillon de Paris. Son pere a Balaruc, cela lui etait facile, il n'avait personne a consulter, il agissait de lui-meme, dans le sens qu'il jugeait convenable. Mais l'arrivee de son pere a Paris changeait la situation. Il fallait laisser a celui-ci le plaisir de sa generosite envers cette pauvre Madeleine; cela etait convenable, cela etait juste, et, de plus, cela etait, jusqu'a un certain point, habile; on s'attache a ceux qu'on oblige; le service rendu serait un lien de plus qui attacherait son pere a Madeleine; il l'aimerait d'autant plus qu'il aurait plus fait pour elle. C'etait par le train de six heures que M. et madame Haupois-Daguillon devaient arriver a la gare de Lyon. A six heures moins quelques minutes, Leon les attendait a la porte de sortie des voyageurs. Tout d'abord il avait pense a demander a Madeleine si elle voulait l'accompagner, ce qui eut ete une prevenance a laquelle son pere et sa mere auraient ete sensibles; mais la reflexion l'avait fait vite renoncer a cette idee; il ne pouvait pas, a Paris, sortir seul avec Madeleine. De la gare de Lyon a la rue de Rivoli, le temps se passa pour M. et madame Haupois en questions, pour Leon en recit. Il y avait une demande qu'il attendait et pour laquelle il avait prepare sa reponse: "Comment etait-il arrive a Saint-Aubin juste au moment de la mort de son oncle?" Ce fut sa mere qui la lui posa: Son explication fut celle qu'il avait deja donnee a Madeleine: le medecin de Rouen qu'il rencontre par hasard et qui le previent que son oncle est menace de devenir aveugle. Cette histoire du medecin avait l'inconvenient de ne pas expliquer la lettre de son oncle; mais devait-on supposer que Savourdin parlerait de cette lettre? Cela n'etait pas probable; si contre toute attente le vieux caissier en parlait, il serait temps alors de l'expliquer d'une facon telle quelle. Eleve par un pere et une mere qui l'aimaient, Leon n'avait pas ete habitue a mentir, aussi se serait-il assez mal tire de son recit fait dans le calme et en tete a tete avec ses parents; mais en voiture, au milieu du bruit et des distractions, il en vint a bout sans trop de maladresse. En entrant dans le salon ou Madeleine se tenait, M. Haupois-Daguillon ouvrit ses bras a sa niece et l'embrassa tendrement. Puis apres l'oncle vint la tante. Mais ce fut plutot en pere et en mere qu'ils l'accueillirent qu'en oncle et en tante. Madame Haupois-Daguillon eut soin d'ailleurs de bien marquer cette nuance: --Desormais cette maison sera la tienne, lui dit-elle, et tu trouveras dans ton oncle un pere, dans Leon un frere; pour moi tu peux compter sur toute ma tendresse. Madeleine etait trop emue pour repondre, mais ses larmes parlerent pour elle. Madame Haupois Daguillon etait depuis trop longtemps eloignee de sa maison de commerce pour ne pas vouloir reprendre des le soir meme les habitudes de toute sa vie; aussi, malgre les fatigues d'un voyage de vingt-deux heures, voulut-elle, apres le diner, aller coucher rue Royale. --Je vais t'accompagner, lui dit son fils. A peine dans la rue, Leon se pencha a l'oreille de sa mere: --Comment trouves-tu Madeleine? lui demanda-t-il. L'intonation de cette question etait si douce, que madame Haupois-Daguillon s'arreta surprise et, s'appuyant sur le bras de son fils, elle forca celui-ci a la regarder en face: --Pourquoi me demandes-tu cela? lui dit-elle. --Mais pour savoir ce que tu penses maintenant de Madeleine, que tu n'avais pas vue depuis deux ans. --Et pourquoi tiens-tu tant a savoir ce que je pense de Madeleine? --Pour une raison que je te dirai quand tu auras bien voulu me repondre. Ces quelques paroles s'etaient echangees rapidement; la voix du fils etait emue; celle de la mere etait inquiete. Cependant tous deux avaient pris le ton de l'enjouement. --Sur quoi porte ta question? demanda madame Haupois-Daguillon, qui paraissait vouloir gagner du temps et peser sa reponse avant de la risquer. --Comment sur quoi? Mais sur Madeleine, puisque c'est d'elle que je te parle. --J'entends bien, mais toi aussi tu m'entends bien; tu me demandes comment je trouve Madeleine; est-ce de sa figure que tu parles? de son esprit, de son coeur, de son caractere? --De tout. --Quand je voyais Madeleine, elle etait une bonne petite fille, intelligente. --N'est-ce pas? --Douce de caractere et d'humeur facile. --N'est-ce pas? et pleine de coeur. --Elle etait tout cela alors, mais ce qu'elle est maintenant je n'en sais rien; deux annees changent beaucoup une jeune fille. --Assurement, mais moi qui, depuis dix jours, vis pres d'elle, je puis t'assurer que, s'il s'est fait des changements dans le caractere de Madeleine, ils sont analogues a ceux qui se sont faits dans sa personne. --Il est vrai qu'elle a embelli et qu'elle est charmante. --Alors que dirais-tu si je te la demandais pour ma femme? --Je dirais que tu es fou. X Lorsque pendant trente ans on a dirige une grande maison de commerce, avec une armee d'employes ou d'ouvriers sous ses ordres, on a pris bien souvent dans cette direction des habitudes d'autorite qu'on porte dans la vie et dans le monde; partout l'on commande, et a tous, sans admettre la resistance ou la contradiction. C'etait le cas de madame Haupois-Daguillon qui, meme avec ses enfants qu'elle aimait cependant tendrement, etait toujours madame Haupois-Daguillon. Lorsqu'elle avait pris le bras de son fils, c'etait en mere qu'elle lui avait tout d'abord parle d'un ton affectueux et vraiment maternel; mais ce ne fut pas la mere qui s'ecria: "Tu es fou"; ce fut la femme de volonte, d'autorite, la femme de commerce. Leon connaissait trop bien sa mere peur ne pas saisir les moindres nuances de ses intonations, et c'etait precisement parce qu'il avait au premier mot senti chez elle de la resistance qu'il avait ete si net et si precis dans sa demande: c'etait la un des cotes de son caractere; mou dans les circonstances ordinaires, il devenait ferme et meme cassant aussitot qu'il se voyait en face d'une opposition. --En quoi est-ce folie de penser a prendre Madeleine pour femme? demanda-t-il. Ils etaient arrives sur la place de la Concorde, madame Haupois s'arreta tout a coup, puis, apres un court mouvement d'hesitation, elle tourna sur elle-meme. --Rentrons rue de Rivoli, dit-elle. --Et pourquoi? --Ton pere n'est pas encore couche, tu vas lui expliquer ce que tu viens de me dire.... --Mais.... --Madeleine est la niece de ton pere; elle est son sang; par le malheur qui vient de la frapper, elle devient jusqu'a un certain point sa fille, c'est donc a lui qu'il appartient de decider d'elle. Je ne veux pas, si la reponse de ton pere est contraire a tes desirs ... que tu m'accuses d'avoir pese sur lui et d'avoir inspire cette reponse. --Mais c'etait la justement ce que je voulais, dit-il avec un sourire, tu l'as bien devine. --Rentrons, explique-toi franchement avec ton pere, il te dira ce qu'il pense. --Mais toi? --Je te le dirai aussi. --Tu me fais peur. Et, sans echanger d'autres paroles, ils revinrent a l'appartement de la rue de Rivoli. M. Haupois fut grandement surpris en voyant entrer dans sa chambre sa femme et son fils. --Que se passe-t-il donc? demanda-t-il. --Leon va te l'expliquer, mais en attendant qu'il le fasse longuement, je veux te le dire en deux mots,--il desire prendre Madeleine pour femme. --Il est donc fou! --C'est justement le mot que je lui ai repondu. Puis, s'adressant a son fils: --Tu ne diras pas que ton pere et moi nous nous etions entendus. Leon resta deconcerte, et pendant plusieurs minutes il regarda son pere et sa mere, ses yeux ne quittant celui-ci que pour se poser sur celle-la. Enfin il se remit. --Il y a une question que j'ai adressee a ma mere, veux-tu me permettre de te la poser? --Laquelle? --En quoi est-ce folie de vouloir epouser Madeleine? --Elle n'a pas un sou. --Je ne tiens nullement a epouser une femme riche. --Nous y tenons, nous! --Je ne t'obligerai jamais, dit M. Haupois, a epouser une femme que tu n'aimerais pas, mais je te demande qu'en echange tu ne prennes pas une femme qui ne nous conviendrait pas. --En quoi Madeleine peut-elle ne pas vous convenir? ma mere reconnaissait tout a l'heure qu'elle etait charmante sous tous les rapports. --Sous tous, j'en conviens, repondit M. Haupois, sous un seul excepte, sous celui de la fortune; ta position.... --Oh! ma position. --Notre position si tu aimes mieux, notre position t'oblige a epouser une femme digne de toi. --Je ne connais pas de jeune fille plus digne d'amour que Madeleine. --Il n'est pas question d'amour. --Il me semble cependant que, si l'on veut se marier, c'est la premiere question a examiner, repliqua Leon avec une certaine raideur, et pour moi je puis vous affirmer que je n'epouserai qu'une femme que j'aimerai. Peu a peu le ton s'etait eleve chez le pere aussi bien que chez le fils, madame Haupois jugea prudent d'intervenir. --Mon cher enfant, dit-elle avec douceur, tu ne comprends pas ton pere, tu ne nous comprends pas; ce n'est pas sur la femme, ce n'est pas sur Madeleine que nous discutons, c'est sur la position sociale et financiere que doit occuper dans le monde celle qui epousera l'heritier de la maison Haupois-Daguillon. Aie donc un peu la fierte de ta maison, de ton nom et de ta fortune. Autrefois on disait: "noblesse oblige"; la noblesse n'est plus au premier rang; aujourd'hui c'est "fortune qui oblige". Tu sens bien, n'est-il pas vrai, que tu ne peux pas epouser une femme qui n'a rien. Depuis que ce gros mot de fortune avait ete prononce, Leon avait une replique sur les levres: "Mon pere n'avait rien, ce qui ne l'a pas empeche d'epouser l'heritiere des Daguillon;" mais, si decisive qu'elle fut, il ne pouvait la prononcer qu'en blessant son pere aussi bien que sa mere, et il la retint: --Il y aurait un moyen que Madeleine ne fut pas une femme qui n'a rien, dit-il en essayant de prendre un ton leger. --Lequel? demanda M. Haupois, qui n'admettait pas volontiers qu'on ne discutat pas toujours gravement et methodiquement. --Elle est, par le seul fait de la mort de mon pauvre oncle, devenue ta fille, n'est-ce pas? --Sans doute. --Eh bien! tu ne marieras pas ta fille sans la doter; donne-lui la moitie de ma part, et en nous mariant nous aurons un apport egal. --Allons, decidement, tu es tout a fait fou. --Non, mon pere, et je t'assure que je n'ai jamais parle plus serieusement; car je m'appuie sur ta bonte, sur ta generosite, sur ton coeur, et cela n'est pas folie. --Tu as raison de croire que je doterai Madeleine; nous nous sommes deja entendus a ce sujet, ta mere et moi, de meme que nous nous sommes entendus aussi sur le choix du mari que nous lui donnerons. --Charles! interrompit vivement madame Haupois en mettant un doigt sur ses levres; puis tout de suite s'adressant a son fils: C'est assez; nous savons les uns et les autres ce qu'il etait important de savoir; ton pere et moi nous connaissons tes sentiments, et tu connais les notres: il est tard; nous sommes fatigues, et d'ailleurs il ne serait pas sage de discuter ainsi a l'improviste une chose aussi grave; nous y reflechirons chacun de notre cote, et nous verrons ensuite chez qui ces sentiments doivent changer. Reconduis-moi. XI Les mauvaises dispositions manifestees par son pere et sa mere ne pouvaient pas empecher Leon de s'occuper des affaires de Madeleine: tout au contraire. Le lendemain, il parla a son pere de son projet d'aller a Rouen pour voir quelle etait precisement la situation de son oncle. Mais, aux premiers mots, M. Haupois l'arreta: --Ce voyage est inutile, dit-il, j'ai deja ecrit a Rouen, et j'ai charge un de mes anciens camarades, aujourd'hui avoue, de mener a bien cette liquidation; il vaut mieux que nous ne paraissions pas; un homme d'affaires viendra plus facilement a bout des creanciers. Le mot "liquidation" avait fait lever la tete a Leon, l'idee de venir "a bout des creanciers facilement" le souleva: --Pardon, s'ecria-t-il, mais l'intention de Madeleine est d'abandonner tous les droits qu'elle tient de sa mere, pour que les creanciers soient payes; il n'y a donc pas a venir a bout d'eux. --Ceci me regarde et ne regarde que moi; les droits de Madeleine sont insignifiants, et si c'est pour en faire abandon que tu veux aller a Rouen, ton voyage est inutile. --Je te repete ce que Madeleine m'a dit. --C'est bien, je sais ce que j'ai a faire. Mais puisqu'il est question de Madeleine, revenons, je te prie, sur notre entretien d'hier soir: ce n'est pas serieusement que tu penses a prendre Madeleine pour ta femme, n'est-ce pas? --Rien n'est plus serieux. --Tu veux te marier? --Je desire devenir le mari de Madeleine. --A vingt-quatre ans, tu veux dire adieu a la vie de garcon, a la liberte, au plaisir! Il n'y a donc plus de jeunes gens? --La vie de garcon n'a pas pour moi les charmes que tu supposes, et je me soucie peu d'une liberte dont je ne sais bien souvent que faire. J'ai plutot besoin d'affection et de tendresse. --Il me semble que ni l'affection ni la tendresse ne t'ont manque, repliqua M. Haupois. Je t'ai dit hier que tu etais fou, je te le repete aujourd'hui, non plus sous une impression de surprise, mais de sang-froid et apres reflexion. Toute la nuit j'ai reflechi a ton projet, a ta fantaisie; et de quelque cote que je l'aie retourne, il m'a paru ce qu'il est reellement, c'est-a-dire insense; aussi, pour ne pas laisser aller les choses plus loin, je te declare, puisque nous sommes sur ce sujet, que je ne donnerai jamais mon consentement a un mariage avec Madeleine. Jamais; tu entends, jamais; et en te parlant ainsi, je te parle en mon nom et au nom de ta mere; tu n'epouseras pas ta cousine avec notre agrement; sans doute tu toucheras bientot a l'age ou l'on peut se marier malgre ses parents; mais, si tu prends ainsi Madeleine pour femme, il est bien entendu des maintenant que ce sera malgre nous. Nous avons d'autres projets pour toi, et je dois te le dire pour etre franc, nous en avons d'autres pour Madeleine. Quand je t'ai ecrit que notre intention etait de recueillir cette pauvre enfant et de la traiter comme notre fille, nous pensions, ta mere et moi, que tu n'eprouverais pour elle que des sentiments fraternels, en un mot qu'elle serait pour toi une soeur et rien qu'une soeur; mais ce que tu nous a appris hier nous prouve que nous nous trompions. --Jusqu'a ce jour Madeleine n'a ete pour moi qu'une soeur. --Jusqu'a ce jour; mais maintenant, si vous vous voyez a chaque instant, et si vous vivez sous le meme toit, les sentiments fraternels seront remplaces par d'autres sans doute; tu te laisseras entrainer par la sympathie qu'elle t'inspire et tu l'aimeras; elle, de son cote, pourra tres-bien ne pas rester insensible a ta tendresse et t'aimer aussi. Cela est-il possible, je le demande? --Que voulez-vous donc, ma mere et toi? --Nous voulons ce que le devoir et l'honneur exigent, puisque nous sommes decides a ne pas te laisser epouser Madeleine. --Lui fermer votre maison! ah! ni toi ni ma mere vous ne ferez cela. --Il depend de toi que Madeleine reste ici comme si elle etait notre fille. --Et comment cela? --Tu comprends, n'est-ce pas, qu'apres ce que tu nous as dit nous ne pouvons pas, nous qui ne voulons pas que Madeleine devienne ta femme, nous ne pouvons pas tolerer que vous viviez l'un et l'autre dans une etroite intimite. --Vous reconnaissez donc de bien grandes qualites a Madeleine, que vous craignez qu'une intimite de chaque jour developpe un amour naissant? Si Madeleine n'est pas digne d'etre aimee, le meilleur moyen de de me le prouver n'est-il pas de me laisser vivre pres d'elle pour que j'apprenne a la connaitre et a la juger telle qu'elle est? --Il ne s'agit pas de cela. Je dis que vous ne devez pas vivre sous le meme toit, et bien que tu aies ton appartement particulier, il en serait ainsi si nous laissions les choses aller comme elles ont commence; regulierement, beaucoup plus regulierement qu'autrefois, tu dejeunerais avec nous, tu dinerais avec nous, tu passerais tes soirees avec nous, c'est-a-dire avec Madeleine. Pour que cela ne se realise pas, il n'y a que deux partis a prendre: ou Madeleine quitte notre maison, ou tu t'eloignes toi-meme. --C'est ma mere qui a eu cette idee? --Ta mere et moi; mais ne nous fais pas porter une responsabilite qui t'incombe a toi-meme, et si ce que je viens de te dire te blesse, n'accuse que celui qui nous impose ces resolutions. --Et ou dois-je aller? --A Madrid, ou ta presence sera utile, tres-utile aux affaires de notre maison. Tu acceptes cette combinaison, Madeleine reste chez nous, et nous avons pour elle les soins d'un pere et d'une mere; tu la refuses, alors je m'occupe de trouver pour elle une maison respectable ou elle vivra jusqu'au jour de son mariage. Leon resta assez longtemps sans repondre. --Eh bien? demanda M. Haupois. Tu ne dis rien? --Je sens que votre resolution est par malheur bien arretee, je ne lui resisterai donc pas. J'irai a Madrid, car je ne veux pas causer a Madeleine la douleur de sortir de cette maison. Mais pour me rendre a votre volonte, je ne renonce pas a Madeleine. Loin d'elle j'interrogerai mon coeur. L'absence me dira quels sentiments j'eprouve pour elle, quelle est leur solidite et leur profondeur; a mon retour je vous ferai connaitre ces sentiments, j'interrogerai ceux de Madeleine et nous reprendrons alors cet entretien. Quand veux-tu que je parte! --Le plus tot sera le mieux. XII Ce n'etait pas la premiere fois que Leon se trouvait en opposition avec les idees ambitieuses de son pere et de sa mere; il les connaissait donc bien et, mieux que personne, il savait qu'il n'y avait pas a lutter contre elles. Quand sa mere avait dit avec modestie et les yeux baisses: "notre position", tout etait dit. Et, pour son pere, il n'y avait rien au-dessus de la fortune "gagnee loyalement dans le commerce". Tous deux avaient au meme point la fierte de l'argent et le mepris de la mediocrite. Plus jeune que sa soeur de deux ans, il avait vu, lorsqu'il avait ete question de marier celle-ci, quelle etait la puissance tyrannique de ces idees, qui avaient fait repousser, malgre les supplications de Camille, les pretendants les plus nobles, mais pauvres, pour accepter en fin de compte un baron Valentin, a peine noble mais riche. Combien de fois Camille, qui voulait etre duchesse et qui n'admettait qu'avec rage la possibilite d'etre simple marquise, avait-elle verse des torrents de larmes. Mais ni larmes ni rage n'avaient touche M. et madame Haupois. --Nous ne nous amoindrirons pas dans notre gendre. Cette reponse avait toujours ete la meme en presence d'un mari pauvre. S'amoindrir! s'abaisser! pour eux c'etait faire faillite moralement. Que repondre a son pere et a sa mere lui disant: "Ce n'est pas Madeleine que nous repoussons, c'est la fille sans fortune?" Toutes les raisons du monde les meilleures et les plus habiles ne feraient pas Madeleine riche du jour au lendemain; et ce qu'il dirait, ce qu'il tenterait en ce moment, tournerait en realite contre elle. Ce qu'il fallait pour le moment, c'etait que Madeleine restat pres de son pere et de sa mere et qu'elle devint de fait ce qu'elle n'etait encore qu'en parole: leur fille. Et puis d'ailleurs ce temps d'attente aurait cela de bon qu'il serait pour lui-meme un temps d'epreuve. Loin de Madeleine, il sonderait son coeur. Et, s'etant degage du sentiment de sympathie et de tendresse qui a cette heure le poussait vers elle, il verrait s'il aimait reellement sa cousine, et surtout s'il l'aimait assez pour l'epouser malgre son pere et sa mere. La chose etait assez grave pour etre murement pesee et ne point se decider a la legere par un coup de tete ou dans un mouvement de revolte. Resolu a partir, il voulut l'annoncer lui-meme a Madeleine, et pour cela il choisit un moment ou, sa mere etant occupee rue Royale et son pere etant a son cercle, il etait certain de la trouver seule et de n'etre point deranges dans leur entretien. --Je viens t'annoncer mon depart pour demain, dit-il. A ce mot, Madeleine ne montra ni surprise ni emotion, mais tirant un morceau de papier d'un carnet, elle le plia en quatre et le tendit a son cousin. --Voici la liste des objets que je te prie de me faire expedier, dit-elle. --Mais je ne vais point a Rouen, je pars pour Madrid. --Madrid! Et cette emotion que Leon lui reprochait tout bas de n'avoir point manifestee quelques secondes auparavant fit trembler sa voix et palir ses levres fremissantes. --Tu pars! repeta-t-elle tout bas et machinalement: Ainsi tu pars. --Demain. --Et tu seras longtemps absent? Il hesita un moment avant de repondre. --Je ne sais. --C'est-a-dire pour etre franc que tu ne peux pas prevoir le moment de ton retour, n'est-ce pas? Tu as ete si bon, si genereux pour moi, que me voila tout attristee. Puis baissant la voix: --Avec qui parlerai-je de lui? Et deux larmes coulerent sur ses joues. C'etait la pensee de son pere qui, assurement, faisait couler les larmes, et cette pensee seule. --Et pourquoi n'en parlerais-tu pas avec mon pere? demanda Leon apres quelques minutes de reflexion; tu sais qu'ils se sont aimes tendrement comme deux freres, et je t'assure qu'avant cette rupture qui a brise nos relations, mon pere avait plaisir a raconter des histoires de son enfance et de sa jeunesse, auxquelles son frere Armand se trouvait mele: tu seras agreable a mon pere en lui parlant de ce temps. --Certes je le ferai. --Puisque je te demande d'etre agreable a mon pere, veux-tu me permettre de te donner un conseil, ma chere petite Madeleine?... Il s'arreta brusquement, car, se laissant entrainer par son emotion il avait ete plus loin, beaucoup plus loin qu'il ne voulait aller. Mais aussitot il reprit en souriant: --Tiens! voila que je parle comme lorsque tu n'etais qu'une petite fille et que nous jouiions au mariage. Elle detourna la tete et ne repondit pas. --Ce que je veux te demander, poursuivit Leon vivement, c'est que tu t'appliques a faire la conquete de mon pere et de ma mere. Cela te sera facile, gracieuse, bonne, charmante, fine comme tu l'es. --Tu ne me crois donc pas modeste, que tu me parles ainsi en face, dit-elle en s'efforcant de sourire. --Je dirai, si tu veux, que tu n'es que charmante, et cela, il faut bien que je l'exprime brutalement, puisque je te demande de faire usage de cette qualite. --Adresse-toi a mon desir de t'etre agreable a toi-meme, c'est assez. --Enfin, je veux que tu charmes mon pere et ma mere de telle sorte qu'a mon retour tu sois leur fille, leur vraie fille, non-seulement par l'adoption, mais encore par l'affection. Presentement tu sais qu'ils t'aiment et que tu peux compter sur eux. Je te demande de faire en sorte qu'ils t'aiment plus encore. Tu me diras qu'on plait parce qu'on plait, sans raison bien souvent; mais on plait aussi parce qu'on veut plaire. Fais-moi l'amitie, chere petite ... cousine, de leur plaire a tous deux, a l'un comme a l'autre. Ce qui sera le plus sensible a ma mere, ce sera l'interet que tu porteras aux affaires de notre maison. Si tu veux bien aller souvent lui tenir compagnie au magasin, si tu l'aides a ecrire quelques lettres dans un moment de presse, si tu admires intelligemment quelques belles pieces d'orfevrerie, elle t'adorera. Quant a mon pere, il sera tres-heureux que tu l'accompagnes dans sa promenade de tous les jours aux Champs-Elysees, et quand il sera fier de toi pour les regards d'admiration que tu auras provoques en passant appuyee sur son bras, sa conquete sera faite aussi, et solidement, je t'assure. Ne dis pas que tu ne provoqueras pas l'admiration. --Je ne dis rien pour que tu n'insistes pas, mais pour cela seulement. --Maintenant il me reste a parler d'un membre de notre famille avec qui tu n'as pas besoin de te mettre en frais, je veux parler de Camille. Il n'est meme pas a souhaiter que tu fasses sa conquete. --Et pourquoi donc ne veux-tu pas que je sois aimable avec elle? --Parce qu'elle voudrait te marier. Elle ne put retenir un mouvement de repulsion. --Tu ne sais pas comme cette manie matrimoniale a fait de progres en elle, depuis qu'elle est mariee; elle a toujours a offrir une collection de jeunes gens et de jeunes filles, portant tous, bien entendu, les plus beaux noms de la noblesse francaise ou etrangere, car elle n'a pas de prejuges patriotiques. --Malheureusement pour Camille, il n'y a pas de maris pour les filles pauvres. --Tu crois cela, petite cousine, tu as tort, il ne faut pas etre si pessimiste: il y a, tu peux m'en croire, des hommes qui cherchent dans une femme autre chose que la fortune, et qui se laissent toucher par la beaute, par la grace, par les qualites de l'esprit et de l'ame.... Il avait prononce ces paroles avec elan, il s'arreta, et reprenant le ton enjoue: --Comme dans la collection de Camille il peut y avoir des hommes ainsi faits, je ne veux pas qu'elle te les propose, car je me reserve de te marier.... Elle le regarda interdite, ne sachant evidemment que penser de ces paroles et cherchant leur sens. Il continua en souriant: --Plus tard, a mon retour, nous parlerons de cela; aussi ne permets a personne de t'en parler, n'est-ce pas, ou bien si l'on t'en parle malgre toi, ecris-moi. Je sais bien qu'il n'est pas convenable qu'une jeune fille ecrive ainsi, meme a son cousin; mais dans une circonstance aussi grave, ce ne serait pas a ton cousin que tu ecrirais, ce serait a ... ce serait a ton frere. Me le promets-tu? Il lui tendit la main, elle lui donna la sienne. --Maintenant, dit-il, j'ai encore quelque chose a te demander. Je voudrais emporter un souvenir de mon oncle ... et de toi, qui ne me quitterait pas. Veux-tu me donner le petit medaillon qui etait suspendu a la chaine de mon oncle et dans lequel se trouve l'email fait d'apres ton portrait quand tu etais petite fille? --Si je veux, ah! de tout coeur! Et vivement elle courut chercher ce medaillon qu'elle tendit a Leon. --Merci, dit-il. Et lui prenant les deux mains il les retint dans les siennes en la regardant dans les yeux. A ce moment la porte s'ouvrit, et madame Haupois, entrant, les couvrit d'un coup d'oeil. --Je faisais mes adieux a Madeleine, dit Leon apres un court moment d'embarras, car j'avance mon depart, je me mettrai en route demain matin. XIII Apres le depart de Leon, Madeleine s'appliqua de tout coeur a suivre les conseils qu'il lui avait donnes, et cela lui fut d'autant plus facile qu'elle desirait elle-meme tres-franchement plaire a son oncle et a sa tante. Si elle n'avait pas la vocation du commerce elle n'en avait ni le degout, ni le mepris, et ce n'etait nullement un ennui pour elle d'aller passer quelques heures de sa journee aupres de sa tante; elle prenait interet a ce qui l'entourait, elle avait des yeux pour voir, elle avait des oreilles pour entendre, surtout des oreilles toujours attentives pour toutes les explications ou toutes les histoires, et madame Haupois-Daguillon etait enchantee d'elle. Si elle n'eprouvait pas non plus un plaisir extreme a monter chaque jour les Champs-Elysees jusqu'a l'Arc de Triomphe et a les redescendre a l'heure ou le tout-Paris mondain s'en va faire au Bois sa banale promenade, cela ne lui etait pas en realite une bien grande fatigue: son oncle se montrait satisfait qu'elle l'accompagnat, elle etait elle-meme contente du contentement de son oncle. M. Haupois-Daguillon, en sa jeunesse beau garcon et homme a bonnes fortunes, avait, malgre l'age et ses occupations commerciales, conserve l'amour et le culte plastique, qui avaient failli faire de lui un statuaire; il y avait peu d'hommes plus sensibles a la beaute feminine que ce riche bourgeois. Sa niece eut ete laide ou mal batie, il ne l'eut point pour cela repoussee; mais les sentiments de compassion qu'il eut eprouves pour elle n'eussent en rien ressemble a ceux de tendre sympathie qui tout de suite l'avaient touche lorsqu'apres une separation de deux ans il l'avait revue. Car, loin d'etre laide ou mal batie, elle etait au contraire fort belle et surtout admirablement modelee cette jeune niece: son cou onduleux, sa poitrine pleine et ronde, ses epaules tombantes sans saillies osseuses, son torse entier etaient dignes de la sculpture, et comme sur ces epaules se dressait une tete gracieuse et fine d'une beaute delicate, que la douleur en ces derniers temps avait petrie pour lui donner quelque chose de tendre et de poetique, qu'elle n'avait pas en sa premiere jeunesse, elle produisait une vive sensation sur ceux qui la voyaient, alors meme qu'il ne la connaissaient pas. Et pour suivre des yeux cette jeune fille en deuil a la demarche modeste, il arrivait souvent qu'on se retournat ou qu'on s'arretat alors qu'elle accompagnait son oncle qui, lui, s'avancait en vainqueur superbe: il marchait la tete haute et ses favoris blancs tombaient sur une cravate longue et sur une chemise d'une blancheur eblouissante formant le plastron; cambrant sa poitrine bien prise dans une redingote boutonnee qui maintenait au majestueux un ventre proeminent; tenant dans sa main soigneusement gantee une canne dont la pomme en argent etait ciselee et niellee avec art; frappant du talon de ses bottines l'asphalte du trottoir; tendant le mollet, il passait a travers la foule, heureux de sa bonne sante, satisfait de sa prestances, glorieux de sa fortune et fier de l'impression que produisait sur les hommes celle qu'il promenait a son bras. En peu de temps Madeleine avait fait ainsi, selon le desir de Leon, la conquete de son oncle et de sa tante, et si elle ne retrouva pas en eux un pere et une mere, elle sentit au moins qu'elle etait adoptee avec tendresse et non comme une parente pauvre dont on prend la charge parce qu'il le faut. Dans l'apaisement que le temps amena peu a peu en elle, deux points noirs resterent cependant inquietants pour son esprit et menacants pour son repos. L'un se trouva dans les soins genants dont l'entoura le principal employe de son oncle, un jeune homme de l'age de Leon et son camarade de classes, nomme Eugene Saffroy;--l'autre dans l'ignorance ou son oncle la laissait a propos du reglement des affaires de son pere. Le premier souci de son oncle, des qu'elle s'etait installee a Paris, avait ete de provoquer son emancipation, et, aussitot qu'il l'eut obtenue, de se faire donner une procuration generale, de telle sorte que Madeleine n'eut a se preoccuper ni a s'occuper de rien. Si elle avait ose, elle aurait dit qu'elle desirait au contraire regler elle-meme tout ce qui touchait la succession de son pere; mais une extreme reserve lui etait imposee en un pareil sujet, et aux premiers mots qu'elle avait ose risquer, son oncle lui avait ferme la bouche: --As-tu confiance en moi? --Oh! mon oncle. --Eh bien! ma mignonne, laisse-moi faire; Leon m'a dit que tu abandonnais tous tes droits, nous aurons egard a ta volonte, qui est respectable; pour le reste, je pense que tu voudras bien t'en rapporter a ceux qui ont l'habitude des affaires; je te promets de te remettre aux mains les quittances de tous ceux a qui ton pere devait; cela, il me semble, doit te suffire. Evidemment cela devait lui suffire, et l'observation de son oncle etait parfaitement juste. N'etait-ce pas lui qui payait? Il avait bien le droit, alors, de vouloir garder la direction d'une affaire qui, en fin de compte, lui couterait assez cher. Elle se disait, elle se repetait tout cela, et cependant elle etait tourmentee autant qu'affligee que son oncle ne lui parlat jamais de ce qui se passait a Rouen. Pourquoi ce silence? Qui plus qu'elle pouvait prendre a coeur de sauver l'honneur de son pere et de defendre sa memoire? De tous les malheurs qu'apporte la pauvrete, celui-la etait pour elle le plus douloureux et le plus humiliant: rien, elle ne pouvait rien, pas meme parler, pas meme savoir; elle n'avait qu'a attendre dans son impuissance et surtout dans une confiance apparente. Du cote d'Eugene Saffroy, son tourment, pour etre moins profond, n'etait pourtant pas sans avoir quelque chose de blessant. Fils d'un ancien commis des Daguillon, cet Eugene Saffroy avait ete recueilli, apres la mort de ses parents, par madame Haupois-Daguillon, qui l'avait fait elever et instruire avec Leon, jusqu'au jour ou celui-ci avait quitte le college pour l'Ecole de droit. A cette epoque Eugene Saffroy etait entre dans la maison de la rue Royale, et rapidement, par son zele, par son activite, par son intelligence des affaires, il etait devenu un employe modele, realisant ainsi le secret desir de madame Haupois-Daguillon qui avait ete de faire de lui le soutien de Leon, c'est-a-dire l'homme de travail et le directeur reel de la maison dont Leon serait bientot le chef en nom beaucoup plus qu'en fait. Lorsqu'on a de pareilles visees sur un homme qui, par son activite et son intelligence, peut se creer partout une bonne situation, on ne saurait trop le menager pour se l'attacher solidement. C'etait ce qu'avait fait madame Haupois-Daguillon et, sous le double rapport des interets et des relations, elle l'avait traite aussi genereusement que possible; non-seulement il avait une part dans les benefices de la maison, mais encore il trouvait son couvert mis tous les dimanches, a Paris pendant l'hiver, et pendant l'ete au chateau de Noiseau: il etait presque un associe, et jusqu'a un certain point un membre de la famille. Cette position l'avait mis en relations frequentes avec Madeleine, qu'il voyait tous les jours de la semaine pendant les heures qu'elle passait dans les magasins de la rue Royale aupres de sa tante, et le dimanche quand il venait diner a Noiseau. Tout d'abord Madeleine n'avait pas pris garde a ses attentions et a ses politesses, mais bientot elle avait du reconnaitre qu'il n'etait pour personne ce qu'il etait pour elle. Alors elle s'etait renfermee dans une extreme reserve; mais, sans se decourager, il avait persiste, s'empressant au-devant d'elle lorsqu'elle arrivait, cherchant sans cesse a lui adresser la parole, et, ce qu'il y avait de particulier, le faisant plus librement lorsque M. ou madame Haupois-Daguillon etaient presents, comme s'il se savait assure de leur consentement. Madeleine etait assez femme pour ne pas se tromper sur la nature de ces politesses. Saffroy lui faisait la cour ou tout au moins cherchait a lui plaire; a la verite, c'etait avec toutes les marques du plus grand respect, mais enfin le fait n'en existait pas moins, et il etait visible pour tous. Comment son oncle, comment sa tante ne s'en apercevaient-ils pas? S'en apercevant, comment ne disaient-ils rien? Cela etait etrange. La soeur de Leon, la baronne Camille Valentin, lorsqu'elle revint de la campagne, se chargea de l'eclairer a ce sujet. Au temps ou Camille venait passer une partie de ses vacances a Rouen, elle n'avait pas grande amitie pour sa cousine Madeleine, mais maintenant la situation n'etait plus la meme, Madeleine etait malheureuse, orpheline, pauvre, et c'etait assez pour que la baronne Valentin, qui ne desirait rien tant que de trouver "des personnes interessantes" qu'elle put conseiller, secourir et proteger, lui temoignat une active sympathie. Son premier mot, lorsqu'elle avait trouve Madeleine installee chez ses parents et l'avait embrassee affectueusement, avait ete pour lui dire tout bas a l'oreille: --Sois tranquille, je te marierai; mon mari, tu le sais, a les plus belles relations. Quelques jours plus tard, lorsqu'elle avait remarque l'attitude de Saffroy, elle s'etait explique franchement et vigoureusement sur les pretentions du commis: --Tu vois, n'est-ce pas, que monseigneur de Saffroy,--elle se plaisait a se moquer des roturiers en leur donnant la particule,--tu vois que monseigneur de Saffroy te fait la cour. Mais ce que tu ne vois peut-etre pas, c'est qu'il est encourage par mon pere et ma mere. --Ils te l'ont dit? s'ecria Madeleine. --Non, mais cela n'etait pas necessaire; j'ai des yeux pour voir, il me semble. D'ailleurs, cette faveur que mon pere et ma mere accordent a Saffroy entre dans leur systeme: ils veulent se l'attacher et ils vont jusqu'a vouloir en faire leur neveu, parce qu'alors ils seront bien certains qu'il ne se separera jamais de Leon et qu'il s'exterminera toute la vie pour lui. Ce n'est pas maladroit, mais cela ne sera pas. D'abord, parce que nous trouvons que Saffroy n'a deja que trop de puissance dans la maison. Et puis, parce, qu'il ne peut pas te convenir. Allons donc, toi, madame Saffroy, toi une Breaute de Valletot! Sois tranquille, tu seras de notre monde et non une boutiquiere. XIV Dans ces circonstances, Madeleine crut que le mieux etait de se conduire, avec Saffroy de facon a ce que celui-ci comprit bien qu'elle ne serait jamais sa femme: si elle lui inspirait cette conviction, il renoncerait sans doute a son projet; on n'epouse pas volontiers une jeune fille qui vous dit sur tous les tons, qui vous crie bien haut et bien clairement qu'elle ne vous aime pas. Mais la choses ne tournerent point comme elle l'avait espere; Saffroy ne montra aucun decouragement, et, comme elle persistait dans sa reserve et sa froideur, sa tante intervint entre eux. --Que t'a donc fait Saffroy? lui demanda-t-elle un soir que le jeune commis avait ete tenu a distance avec plus de raideur encore que de coutume. --Mais rien. --Alors, mon enfant, permets-moi de te dire que je te trouve bien hautaine avec lui. --Hautaine! --Dure, si tu aimes mieux, raide et cassante. Saffroy, tu le sais, est notre ami bien plus que notre employe; il a toute notre confiance. Et j'ajoute qu'il la merite pleinement sous tous les rapports, il merite d'etre aime; jeune, beau garcon, intelligent, instruit, il rendra heureuse la femme qu'il epousera et il lui donnera une belle position dans le monde. Disant cela elle regarda Madeleine avec attention, l'enveloppant entierement d'un coup d'oeil profond. Puis, apres un moment de reflexion, elle continua: --Puisque nous avons parle de Saffroy, il convient d'aller jusqu'au bout, dit-elle. Et, lui prenant les deux mains, elle l'attira vers elle, de maniere a la bien tenir sous ses yeux: --Tu n'as pas oublie que nous t'avons dit que tu serais notre fille. Ce role que nous voulons prendre dans ta vie nous impose des obligations serieuses; la premiere et la plus importante est de penser a ton avenir, c'est-a-dire a ton mariage. --Mais ma tante.... --Pour une jeune fille toute l'existence n'est-elle pas dans le mariage? Tu veux me dire sans doute que ce n'est point en ce moment que tu peux songer au mariage. Nous partageons ton sentiment. Mais nous serions coupables, tu en conviendras, si nous n'avions souci que de l'heure presente; nous devons nous preoccuper du lendemain, et c'est ce que nous faisons. Madeleine ecoutait avec inquietude, car elle ne voyait que trop clairement ou l'entretien allait aboutir. --En raisonnant ainsi, continua madame Haupois-Daguillon, nous ne voulons pas, comme certains parents egoistes, nous decharger au plus vite de la responsabilite qui nous incombe, et il n'est nullement dans nos intentions d'avancer le jour ou nous nous separerons. Nous t'aimons, ton oncle et moi, avec tendresse, et ce sera un chagrin pour nous que cette separation, un chagrin tres-vif, je t'assure. Cela dit, je reviens a Saffroy dont, en realite, je ne me suis pas eloignee autant que l'incoherence de mes paroles peut te le faire supposer. Nous avons donc un double desir: te marier, te bien marier, et aussi ne pas nous separer de toi. Ce double desir, nous croyons avoir trouve le moyen de le realiser. Ne devines-tu pas comment? Madeleine ne repondit pas. Peut-etre, en attendant, trouverait-elle une reponse qui ne blesserait pas sa tante. Elle attendit donc. --Le projet de ton oncle et le mien, continua madame Haupois Daguillon, c'est de te donner Saffroy pour mari. Prevenue, Madeleine ne broncha pas. --Tu ne dis rien? --Je n'ai qu'une chose a dire, c'est que je desire ne pas me marier. --En ce moment, je te repete que nous comprenons cela. Mais je ne parle pas de demain. Je parle de l'avenir. Cette ouverture fut pour elle un sujet de douloureuses pensees; que diraient son oncle et sa tante lorsqu'elle declarerait qu'elle ne voulait pas accepter Saffroy? Ne verraient-ils pas dans cette reponse une marque d'ingratitude? Et alors la tendresse qu'ils lui temoignaient, et qui etait si douce a son coeur brise, ne se changerait-elle pas en froideur? Elle n'etait pas leur fille; et si elle voulait etre aimee d'eux il fallait qu'elle se fit aimer, et c'etait prendre une mauvaise route pour arriver au but que de les contrarier et de les blesser. Comme elle cherchait, sans les trouver, helas! les raisons qui pourraient convaincre son oncle et sa tante qu'ils ne devaient pas se facher de son refus, elle recut de Rouen une lettre qui, tout en lui causant un tres-vif chagrin, lui parut propre a rompre completement tout projet de mariage avec Saffroy. Quelques jours auparavant, son oncle lui avait remis une liasse de papiers qui etaient les recus des sommes dues par son pere. --Je t'avais promis de mener a bien le reglement des affaires de ton pauvre pere, j'ai tenu ma promesse, tu trouveras dans cette liasse que tu devras conserver avec soin, les recus pour solde,--il avait souligne ce mot,--de ses creanciers, de tous ses creanciers. Elle s'etait jetee alors dans ses bras et, ne trouvant pas de paroles pour lui exprimer sa reconnaissance, elle l'avait tendrement embrasse. L'honneur de son pere etait sauf et c'etait a son oncle qu'elle le devait. Il avait tout paye puisque les creanciers, tous les creanciers avaient signe des quittances pour solde: on ne donne des quittances que contre argent. La lettre de Rouen lui prouva qu'en raisonnant ainsi, elle se trompait et connaissait mal les affaires. Elle etait d'une vieille dame, cette lettre, avec qui Madeleine s'etait trouvee assez souvent en relations dans une maison amie, et c'etait en rappelant le souvenir de ces relations que cette vieille dame s'appuyait pour lui ecrire. Creanciere de l'avocat general pour une somme de dix mille francs pretee d'une facon assez irreguliere, elle avait ete appelee par l'homme d'affaires charge de liquider la succession de M. Haupois, et on lui avait offert cinq mille francs pour tout paiement, en exigeant d'elle une quittance entiere; tout d'abord elle avait refuse; mais l'homme d'affaires, ne se laissant emouvoir par rien, lui avait demontre que si elle refusait ces cinq mille francs elle perdrait tout, et, apres avoir pris conseil de ceux qui pouvaient la guider, elle avait contre quittance entiere de 10,000 francs, touche les cinq mille qu'on lui proposait. Son cas n'avait pas ete unique; d'autres comme elle avaient perdu la moitie de ce qui leur etait du et cependant avaient signe les recus qu'on exigeait d'eux. Mais, si ces creanciers avaient pu supporter ce sacrifice, elle n'etait pas dans une aussi bonne situation qu'eux; cette perte de cinq mille francs etait une ruine pour elle, et c'etait pour cela qu'elle s'adressait directement a mademoiselle Madeleine Haupois, en faisant appel a ses sentiments de justice, d'honneur et de piete filiale. La lecture de cette lettre avait atterre Madeleine. Eh quoi! c'etait la ce que son oncle appelait mener a bien le reglement des affaires de son pere! Mais, apres une nuit d'insomnie, elle crut avoir trouve un moyen qui non-seulement payerait entierement les dettes de son pere, mais qui encore empecherait Saffroy de persister dans ses projets de mariage. Et le jour meme, a l'heure de sa promenade ordinaire avec son oncle, profondement emue, mais aussi fermement resolue, elle s'ouvrit a lui. XV M. Haupois etait un homme methodique en toutes choses, meme en ses distractions et ses plaisirs; ce qu'il avait fait une fois, il le faisait une seconde fois, une troisieme, et toujours. Ainsi, ayant pris l'habitude de monter chaque jour les Champs-Elysees et de les redescendre, il ne depassait jamais le rond-point de l'Etoile; arrive la, il faisait le tour de l'Arc de Triomphe, regardait pendant dix ou douze minutes le mouvement des voitures dans l'avenue du bois de Boulogne, et revenait a petits pas a Paris, prenant pour descendre le trottoir oppose a celui qu'il avait suivi pour monter. Madeleine monta les Champs-Elysees, appuyee sur le bras de son oncle, sans oser aborder son sujet, s'excitant au courage, se fixant un arbre, une maison, un endroit quelconque ou elle parlerait, et depassant cette maison, cet arbre sans avoir rien dit; combien de pretextes, combien de raisons meme n'avait-elle pas pour se taire! son oncle etait distrait; on les avait salues; on allait les aborder. Enfin, ils arriverent au rond-point de l'Etoile: il fallait se decider ou renoncer. --Est-ce que nous n'irons pas un jour jusqu'au Bois? dit-elle en s'efforcant de prendre un ton enjoue alors que son coeur etait serre a etouffer. --Jusqu'au Bois! Et M. Haupois resta un moment stupefait, se demandant ce que pouvait signifier une pareille extravagance. Mais c'etait une voix douce et harmonieuse qui venait de lui parler, c'etaient de beaux yeux tendres qui le regardaient, il se laissa toucher. --Au fait, dit-il, pourquoi n'irions-nous pas au Bois? --C'est ce que je me demande. Le temps est a souhait pour la promenade, ni chaud ni froid; pas de poussiere, pas de boue et un splendide coucher de soleil qui se prepare derriere le Mont-Valerien. --Eh bien! allons au Bois si tu n'as pas peur de marcher. En peu de temps, ils arriverent a l'entree du Bois: le soleil s'etait abaisse derriere le Mont-Valerien, dont la dure silhouette se decoupait en noir sur un fond d'or, et deja des vapeurs blanches s'elevaient ca et la au-dessus des arbres depouilles de feuilles. Puis, ayant pris l'allee des fortifications ils se trouverent seuls au milieu du bois, dans le silence qui n'etait trouble que par le bruit des feuilles seches soulevees par leurs pas: le moment etait venu de parler. Comme elle reflechissait depuis quelques instants, son oncle l'interpella: --Je te trouve bien melancolique, si tu es fatiguee, dis-le franchement, ma mignonne, nous rentrerons. --Ce n'est pas la fatigue qui m'attriste, mon oncle, c'est le souvenir d'une lettre que j'ai recue, une lettre de Rouen. --De Rouen? --De madame Monfreville. A ce nom, qui etait celui de la vieille dame creanciere de l'avocat general, M. Haupois ne put retenir un mouvement de contrariete. --Et que te veut madame Monfreville? --Elle me dit qu'elle n'a touche que cinq mille francs sur les dix mille qui etaient dus par mon pere, et elle me demande, elle me prie de lui faire payer ces cinq mille francs. --Ah! vraiment, et comment madame Monfreville veut-elle que tu lui payes ces cinq mille francs? Cette vieille folle sait bien cependant qu'il ne t'est rien reste, ce qui s'appelle rien, de la succession de ta mere. Elle veut t'apitoyer apres avoir vu qu'elle n'obtiendrait rien de moi. Tu me donneras sa lettre, et je me charge de lui repondre moi-meme de facon a ce qu'elle te laisse tranquille desormais. --Mais, mon oncle. Il ne la laissa pas prendre la parole comme elle le voulait. --Les comptes faits, le passif de ton pere s'est trouve de 75% superieur a son actif augmente de l'abandon de tes droits, j'ai pris a ma charge 25% et nous sommes ainsi arrives a offrir aux creanciers 50%, qui ont ete acceptes avec une veritable reconnaissance, je te l'assure. Pour un bon nombre c'etait plus qu'il ne leur etait du reellement, et ils avaient encore un joli benefice, tant ton pauvre pere avait mal arrange ses affaires. C'etait le cas particulierement de ta vieille madame Monfreville, a qui, je le parierais, ton pere ne devait pas legitimement plus de quatre ou cinq mille francs. Au reste, pas un seul n'a fait de resistance pour donner une quittance entiere, et cela prouve mieux que tout la valeur de ces creances. Cette explication pouvait etre bonne, mais elle ne porta nullement la conviction dans l'esprit de Madeleine, et encore moins dans son coeur: que son pere dut legitimement ou non, elle ne s'en inquietait pas; il devait, c'etait assez pour qu'elle voulut payer. --Mon cher oncle, dit-elle en le regardant avec des yeux suppliants, je suis penetree de reconnaissance pour ce que vous avez fait, et cependant j'ose encore vous demander davantage. --Tu veux que je paye madame Monfreville; cela ne serait pas juste, et je ne la ferai pas. --Vous etes un homme d'affaires, moi je ne suis qu'une femme; cela vous expliquera comment j'ose avoir une maniere de comprendre et de sentir les choses autrement que vous. Pardonnez-le-moi. Je voudrais que tout ce que mon pere doit fut paye. --Tout ce qu'il devait reellement a ete paye. --J'entends tout ce qu'on lui reclamait. --C'est de la folie. --Je ne viens pas vous demander de vous imposer ce nouveau sacrifice, mais ma tante m'a dit que, dans votre generosite, vous vouliez me donner une dot, afin de rendre possible un mariage que vous jugez avantageux pour moi, eh bien, mon bon oncle, je vous en prie, je vous en supplie, ne me donnez pas cette dot, et employez-la a payer ce que mon pere doit. --Ton pere ne doit rien, je te le repete, et ce que tu me demandes la est absurde a tous les points de vue. --Il n'y en a qu'un qui me touche, c'est la memoire de mon pere; permettez-moi de l'honorer comme je crois, comme je sens qu'elle doit l'etre, alors meme que cela serait absurde. --Une fille dans ta position, orpheline et sans fortune, est folle de repousser un bon mariage. C'est son independance qu'elle refuse. --Mais l'independance ne peut-elle pas aussi s'acquerir, pour une orpheline sans fortune, par le travail? Si vous consacrez la dot que vous me destiniez a payer ces dettes, ce sera precisement et seulement cette permission de travailler que je vous demanderai. Et, m'accordant ces deux graces, vous aurez ete pour moi le meilleur des parents. Pourquoi ne me permetteriez-vous pas de travailler dans vos bureaux? ma tante, qui n'est pas jeune comme moi, et qui, au lieu d'etre pauvre comme moi, est riche, y travaille bien du matin au soir. M. Haupois-Daguillon s'arreta, et durant assez longtemps il regarda sa niece, dont le visage pali par l'emotion recevait en plein la lumiere du soleil couchant. --Ainsi, dit-il, tu me demandes trois choses: 1 deg. payer ce que tu crois que ton pere doit encore; 2 deg. ne pas epouser Saffroy; 3 deg. travailler, et surtout travailler dans notre maison, n'est-ce pas? --Oui, mon oncle, dit-elle. --Eh bien! je ne consentirai a aucune de ces trois choses,--je ne payerai pas ce que ton pere ne doit pas,--je ferai tout au monde pour que tu epouses Saffroy,--je ne te permettrai jamais de travailler dans ma maison. Sur les deux premiers points, je n'ai pas de raisons a te donner, tu les connais deja ou tu les sens. Mais comme tu pourrais t'etonner que je ne veuille pas te donner a travailler dans notre maison, alors que nous t'y recevons et t'y traitons comme notre fille, j'admets que des explications sont necessaires; les voici donc: tu es jeune, jolie, seduisante; eh bien! une jeune fille ainsi faite ne peut pas vivre sur le pied de l'intimite avec un homme jeune aussi, beau garcon aussi, qui est son cousin. Il y a la un danger pour tous. Mariee, nous ne nous separerions jamais, puisque ton mari serait notre associe. Jeune fille, restant chez nous comme notre fille ou simplement comme employee de la maison, nous serions obliges de tenir notre fils loin de Paris; c'est ce que nous avons fait en l'envoyant a Madrid malgre le chagrin que nous eprouvions a nous separer de lui. Il y restera tant que tu n'auras pas accepte Saffroy. Et si tu refuses celui-ci, cela nous creera pour tous une situation bien difficile. Reflechis a tout cela, et plus un mot sur ce sujet douloureux pour tous, avant que dans le calme tu n'aies compris combien ce que tu demandes est grave. Nous voici a Passy; nous allons prendre le train pour rentrer. XVI Seule dans sa chambre au milieu du silence de la nuit, quand tous les bruits de la maison se furent eteints, Madeleine reflechit a ce que son oncle lui avait demande. Qu'on ne voulut pas payer les dettes de son pere, c'etait ce qu'elle ne comprenait pas. Son oncle, elle en etait convaincue, etait un honnete homme, et ce qui valait mieux que ce quelle pouvait croire, c'etait la reputation de probite commerciale dont il jouissait. D'autre part, il poussait jusqu'a l'orgueil la fierte de son nom. Alors comment se faisait-il qu'il ne voulut pas payer integralement les dettes de son propre frere, et qu'il s'abaissat a chercher un arrangement avec les creanciers de celui-ci? Pendant de longues heures elle chercha les raisons qui pouvaient le determiner a proceder ainsi: il ne croyait point que ce que l'on reclamait a la succession de son frere fut du reellement, avait-il dit. Mais qu'importait? ce n'etait pas cette succession qui etait engagee, c'etait la memoire de ce frere. Ce que son oncle n'avait pas fait, elle devait donc le faire elle-meme. Mais comment payer cinquante ou soixante mille francs, alors qu'on ne possede rien? Sans doute, il y avait un moyen qui se presentait a elle, et qui tres-probablement reussirait,--c'etait d'accepter Saffroy pour mari. Qu'elle allat a lui et franchement qu'elle lui dit: "Je serai votre femme si vous voulez prendre l'engagement de payer les dettes de mon pere avec la dot ou plutot sur la dot que mon oncle me donnera", et il semblait raisonnable de penser que Saffroy ne refuserait pas; si ce n'etait pas l'amour, ce serait l'interet qui lui dirait d'accepter cette condition. Mais pour agir ainsi il eut fallu qu'elle fut libre, et elle ne l'etait pas. Pour donner sa vie en echange de l'honneur de son pere, il eut fallu qu'elle fut maitresse de cette vie, et elle ne lui appartenait pas. Ce n'etait plus l'heure des menagements et des compromis avec soi-meme, et eut-elle voulu encore fermer les yeux qu'elle ne l'eut pas pu, les paroles de son oncle les lui ayant ouverts: elle aimait Leon. Dans sa purete virginale elle avait repousse cet aveu chaque fois que de son coeur il lui etait monte aux levres. Ingenieuse a se tromper elle-meme, elle s'etait dit et repete que les sentiments qu'elle eprouvait pour Leon etaient ceux d'une cousine pour son cousin, d'une soeur pour son frere, et que la tendresse profonde qu'elle ressentait pour lui prenait sa source dans la reconnaissance. Mais cela etait hypocrisie et mensonge. La verite, la realite c'etait qu'elle l'aimait non comme son cousin, non comme son frere, non pas par reconnaissance; c'etait l'amour qui emplissait son coeur. Ce ne fut pas sans rougir qu'elle se fit cet aveu, mais comment le repousser quand, pensant a un mariage avec Saffroy, elle se sentait etouffee par la honte? Est-ce que, voulant sauver l'honneur de son pere, elle eut ressenti ces mouvements de honte si elle n'avait pas aime Leon? c'etait son coeur qui se revoltait contre sa tete, c'etait l'amour de l'amante, qui refusait de se sacrifier a l'amour de la fille. Libre, elle eut pu accepter Saffroy meme ne l'aimant pas,--la tendresse sinon l'amour naitrait peut-etre plus tard. Mais le pouvait-elle maintenant qu'elle ne s'appartenait plus et qu'elle etait a un autre? C'eut ete tromperie de se dire que la tendresse naitrait peut-etre plus tard; elle savait bien maintenant, elle sentait bien qu'elle n'aimerait jamais que Leon. Meme pour l'honneur de son pere, elle ne pouvait pas se deshonorer ni deshonorer son amour. Et cependant elle ne pouvait pas permettre non plus que par sa faute la memoire de son pere fut deshonoree. Jamais elle n'avait eprouve pareille angoisse: par moments son coeur s'arretait de battre; et par moments aussi, le sang bouillonnait dans sa tete a croire que son crane allait eclater, puis tout a coup un aneantissement la prenait, et, s'enfoncant la tete dans son oreiller, elle pleurait comme une enfant; mais ce n'etaient pas des larmes qu'il fallait, et alors s'indignant contre sa faiblesse, se raidissant contre son desespoir, elle se disait qu'elle devait etre digne de son amour pour son pere, aussi bien que de son amour pour Leon. Oui, c'etait cela, et cela seul qu'elle devait. Elle ne pouvait donc compter que sur elle seule, et, a cette pensee, elle se sentait si petite, si faible, si incapable que ses acces de desesperance la reprenaient: ah! miserable fille qu'elle etait, sans initiative et sans force. A qui s'adresser, a qui demander conseil? Il y avait dans sa chambre, qui avait ete autrefois celle de Camille, un portrait de Leon fait a l'epoque ou celui-ci avait vingt ans, et que Camille, se mariant, n'avait pas emporte chez son mari. Combien souvent, portes closes et sure de n'etre pas surprise, Madeleine etait-elle restee devant ce portrait qui lui rappelait son cousin a l'age precisement ou, sans qu'elle eut conscience du changement qui se faisait dans son coeur de quinze ans, il etait devenu pour elle plus qu'un cousin. Aneantie par l'angoisse qui l'oppressait, elle descendit de son lit, et, allumant une lumiere, elle alla s'agenouiller sur un fauteuil place devant ce portrait, et elle resta la longtemps, plongee dans une muette contemplation. La pendule sonna trois heures du matin; partout, dans la maison comme au dehors, le silence et le sommeil; dans la chambre l'ombre que ne percait pas la flamme de la bougie qui n'eclairait guere que le portrait devant lequel elle brulait comme un cierge devant une sainte image. Et de fait pour Madeleine n'en etait-ce point une: celle de son dieu, devant qui elle restait agenouillee lui demandant l'inspiration. Elle lui avait promis de lui ecrire si on la pressait de se marier, mais la promesse qu'elle lui avait faite alors etait maintenant impossible a tenir. Il arriverait, cela etait bien certain, si elle lui ecrivait qu'on voulait la marier a Saffroy. Mais alors que se passerait-il? Ou Leon prendrait son parti, et alors il se facherait avec son pere et sa mere. Ou il l'abandonnerait, et alors la blessure serait si affreuse pour elle qu'elle ne se sentait pas le courage d'affronter un pareil malheur, quelque invraisemblable qu'il fut pour son coeur. Non, elle ne devait pas l'appeler a son secours, et seule elle devait agir. --N'est-ce pas, Leon? dit-elle en s'adressant au portrait d'une voix suppliante, parle-moi, inspire-moi. Et elle resta les yeux attaches sur cette image, les mains tendues vers elle. La bougie s'etait consumee et, arrivant a sa fin, elle jetait des lueurs inegales et vacillantes: tout a coup Madeleine crut voir les yeux du portrait lui sourire; ils la regardaient avec une tristesse attendrie; ils lui parlaient. Et comme elle cherchait a les bien comprendre, brusquement la nuit se fit epaisse et noire; la bougie venait de mourir. Elle se releva, et a tatons, elle gagna son lit sans avoir l'idee d'allumer une autre bougie: a quoi bon? elle savait maintenant ce qu'elle avait a faire, sa route etait tracee. Elle sauverait l'honneur de son pere,--et elle sauverait la purete de son amour. XVII Au temps ou l'avocat general reunissait souvent le soir, dans sa maison du quai des Curandiers, des amis pour faire de la musique, on avait dit a Madeleine qu'elle gagnerait quand elle le voudrait cent mille francs par an au theatre avec sa voix et son talent. --Quel malheur que vous ne soyez pas dans la misere; lui repetait souvent un vieil ami de son pere qui en sa jeunesse avait ete un grand artiste; la position de votre pere privera la France d'une chanteuse admirable. Alors elle avait souri de ces compliments aussi bien que de ces regrets, et jamais l'idee ne lui etait venue qu'elle pourrait chanter un jour pour d'autres que pour son pere, pour ses amis ou pour elle-meme. Comedienne, chanteuse, la fille d'un magistrat, c'eut ete folie. Ce qui lui avait paru folie a cette epoque ne l'etait plus maintenant. Elle n'etait plus la fille d'un magistrat, elle etait celle d'un homme ruine, et ce que la haute position de celui-la aurait defendu si elle en avait eu le desir, la miserable position de celui-ci le commandait malgre la repugnance instinctive qu'elle eprouvait a accueillir cette idee. Il ne s'agissait plus a cette heure de ses desirs ou de ses repugnances, il s'agissait de son pere et de son amour. Le jour naissant la surprit sans qu'elle eut ferme les yeux une seule minute; mais sa nuit avait ete mieux employee qu'a dormir: sa resolution etait arretee; elle n'avait plus qu'a trouver les moyens de la mettre a execution; heureusement cela ne demandait pas la meme intensite de reflexion, et elle n'aurait pas besoin de consulter le portrait de Leon, qui, d'ailleurs, sous la lumiere blanche du matin avait perdu l'animation et la vie. Et pendant toute la journee, au milieu de ses banales occupations ordinaires, des allees et venues, des conversations, elle tacha de batir un plan de conduite exempt de trop grosses maladresses et qui fut d'une realisation pratique. Bien qu'elle n'eut pas une grande experience des choses du monde, elle n'etait ni assez simple ni assez naive pour s'imaginer qu'elle n'avait qu'a ecrire au directeur de l'opera pour lui demander une audition qui serait immediatement accordee et a la suite de laquelle on lui offrirait un engagement. Elle sentait qu'elle ne pourrait pas proceder ainsi, et, precisement parce qu'elle avait acquis un certain talent, elle savait combien ce talent etait insuffisant, surtout pour le theatre: quand on a chante pendant plusieurs annees avec des chanteurs de profession, on sait la difference qui separe l'amateur, meme le meilleur, d'un artiste, meme mediocre. Elle avait beaucoup a etudier, beaucoup a acquerir avant de pouvoir paraitre sur un theatre. Au point de vue du travail, cela n'avait rien pour l'effrayer; elle se sentait forte et vaillante. Mais, au point de vue des moyens de travail, elle etait au contraire pleine d'inquietude: comment etudier, comment payer les maitres qui la feraient travailler, quand elle ne possedait rien que quelques centaines de francs, des bijoux et des effets personnels? Elle pouvait a la verite se presenter au Conservatoire dont les cours sont gratuits, mais on n'est admis au Conservatoire que sur le depot d'un acte de naissance, et des lors il serait trop facile de savoir ce qu'elle etait devenue, c'est-a-dire que son oncle, sa tante, Leon lui-meme interviendraient aussitot pour l'empecher d'executer son dessein. Elle avait assez vu et assez entendu les artistes qui venaient chez son pere pour savoir qu'il y a des professeurs avec lesquels les eleves pauvres peuvent faire des arrangements: tant que l'eleve est eleve et etudie, il ne paye point son professeur, mais du jour ou il est artiste et ou il a des engagements, il abandonne sur ses appointements un tant pour cent plus ou moins fort et pendant une periode plus ou moins longue au professeur qui l'a forme. C'etait un de ces professeurs qu'il lui fallait, qui ne se fit payer que dans l'avenir; une part pour le maitre, une autre pour les creanciers de son pere, et tout etait sauve. Le point le plus delicat maintenant etait de savoir comment elle vivrait pendant le temps de ces lecons et jusqu'au moment ou elle serait en etat de paraitre sur un theatre; elle fit le compte de son argent, il lui restait quatre cent vingt-cinq francs sur un billet de cinq cents francs que son oncle lui avait donne recemment pour ses menues depenses; de plus elle possedait quelques bijoux et enfin des vetements et du linge qu'elle ne pouvait guere estimer a leur prix de vente. En tous cas cela reuni formait un total qui semblait-il devrait lui permettre de vivre, avec une rigoureuse economie, pendant pres de deux ans; et c'etait assez sans doute en travaillant energiquement, pour gagner le moment ou elle pourrait debuter. Si elle avait eu l'habitude de sortir seule, elle aurait pu aller chez les professeurs de chant dont elle connaissait le nom pour leur demander s'ils consentaient a l'accepter comme eleve, mais ayant toujours ete accompagnee, par son oncle, par sa tante ou par une femme de chambre, il lui etait impossible de faire ces visites. Pour cela il fallait qu'elle fut libre, et pour etre libre il fallait qu'elle quittat cette maison dans laquelle elle ne rentrerait jamais. A cette pensee son coeur se serra et une defaillance morale l'envahit tout entiere. C'etaient les liens de la famille qu'elle allait briser de ses propres mains. Que serait-elle pour son oncle et pour sa tante lorsqu'elle serait sortie de cette maison qui lui avait ete si hospitaliere? Que serait-elle pour Leon, a qui elle ne pourrait pas dire la verite, et de qui elle devrait se cacher comme de tous autres? Que penserait-il d'elle? Comment la jugerait-il? S'il allait la condamner? Lui! Son angoisse fut telle qu'elle en vint a se demander si son dessein etait realisable et s'il n'etait pas plus sage de l'abandonner; mais elle se raidit contre cette faiblesse en se disant que ce qu'elle appelait sagesse, etait en realite lachete. Oui, tout ce qu'elle venait d'entrevoir et de craindre etait possible, mais quand meme son oncle et sa tante la condamneraient, quand meme Leon la chasserait de son souvenir, elle devait perseverer. Est-ce que son depart qui allait la separer de sa famille, n'allait pas justement ramener dans cette famille celui qui a cause d'elle en avait ete eloigne, un fils bien-aime? En agissant comme elle l'avait resolu, ce n'etait pas seulement a son pere qu'elle donnait sa vie, c'etait encore a Leon. Il n'y avait donc plus a hesiter, elle quitterait cette maison, et seule, sans appui, laissant derriere un souvenir condamne, elle s'embarquerait a dix-neuf ans, sur la mer du monde, sans espoir de retour, mais au moins avec cette force que donne le sacrifice a ceux qu'on aime et le devoir accompli. Cependant, son parti fermement arrete, elle en differa, elle en retarda l'execution; c'etait chose si grave, si cruelle, de dire adieu volontairement aux joies tranquilles du foyer, a la tendresse de la famille, a l'amour. Mais madame Haupois-Daguillon, en lui parlant de Saffroy, vint l'arracher a ses hesitations. --Tu as reflechi a ce que je t'ai dit? lui demanda-t-elle un soir. --Oui, ma tante. --Bien reflechi, n'est-ce pas, en jeune fille raisonnable? --Oui, ma tante, bien reflechi, longuement au moins et avec toute l'attention dont je suis capable. --Et qu'as-tu decide au sujet de Saffroy? Ton oncle, qui lui aussi t'a demande de reflechir, voudrait savoir comme moi ce que tu as decide; il y a pour nous urgence a ce que tu te prononces. --Voulez-vous me donner jusqu'a demain soir, je vous ecrirai? --Pourquoi ecrire quand nous pouvons nous expliquer de vive voix, franchement, amicalement? --Si vous le voulez, j'aime mieux ecrire; je dirai ainsi moins difficilement ce que j'ai a vous dire. XVIII En disant a sa tante qu'il lui serait moins difficile d'ecrire que de parler, Madeleine ne se flattait pas de la pensee que cette lettre serait facile,--dans sa position rien n'etait facile, ni lettres, ni paroles, ni actes. Mais ce n'etait pas devant les difficultes qu'elle devait s'arreter, c'etait devant les impossibilites, et encore devait-elle les affronter, quitte a etre vaincue. Lorsqu'elle fut seule dans sa chambre, elle se mit a ecrire cette lettre: "Ma chere tante, "C'est a mon oncle aussi bien qu'a vous que j'adresse cette lettre; c'est vous deux avant tout que je veux remercier du tendre accueil que j'ai recu dans cette maison. Avec les douces pensees qui m'emplissent le coeur lorsque je songe a l'affection que vous m'avez montree ce m'est un profond chagrin de ne pas pouvoir vous prouver ma reconnaissance en me rendant a vos desirs. "Mais je ne deviendrai jamais la femme d'un homme que je n'aimerai pas, et je n'aime pas M. Saffroy, malgre toutes les qualites que je lui reconnais. "Je sens qu'une pareille reponse me cree des devoirs et que, puisque je refuse l'existence fortunee que dans votre genereuse tendresse vous vouliez m'assurer, c'est a moi de prendre desormais la direction de cette existence. "En demandant a mon oncle les moyens de travailler, je ne cedais pas a un caprice, mais a une volonte posee et arretee, celle de pouvoir prendre librement la responsabilite de mes determinations. Mon oncle a cru devoir me refuser. Je respecte les raisons qui l'ont guide, mais il m'est impossible de les accepter. "Je dois travailler et, puisque je veux avoir la liberte de mes resolutions et de mes actes, gagner moi-meme par le travail cette liberte. "Je comprends qu'il m'est impossible d'executer ma volonte en restant pres de vous; demain j'aurai donc quitte cette maison ou j'ai ete si tendrement recue. "Je vous prie de ne pas faire faire de recherches pour me decouvrir, en tous cas je vous previens que mes dispositions sont prises pour qu'on ne puisse pas me retrouver; je veux poursuivre jusqu'au bout l'accomplissement de ce que je crois un devoir, et vous sentez bien, n'est-ce pas, que pour cela je dois me mettre a l'abri de vos reproches. Si je n'avais craint de faiblir en face de vous qui l'un et l'autre m'avez temoigne, en ces dernieres circonstances, une tendresse si douce a mon coeur, est-ce que je ne me serais par expliquee franchement au lieu de vous ecrire cette lettre que mes larmes interrompent a chaque ligne? "Permettez-moi de vous embrasser tous deux et laissez-moi vous dire que je vivrai avec votre souvenir et avec la pensee de rester digne de votre affection, si vous voulez bien me la conserver. "MADELEINE HAUPOIS" Cette lettre achevee, il lui en restait une autre a ecrire, car elle ne voulait pas sortir de cette maison ou elle avait ete amenee par Leon, sans qu'il fut prevenu de son depart. Mais avec lui aussi elle ne pouvait pas tout dire. "Tu m'as fait promettre de t'ecrire, mon cher Leon, dans le cas ou l'on me parlerait de mariage. On m'en a parle. Ton pere et ta mere m'ont demande de devenir la femme de M. Saffroy. Comme je ne puis pas l'aimer, j'ai refuse malgre les instances de mon oncle et de ma tante qui, je te l'assure, ont ete vives. "Si je ne t'ai pas appele a mon aide comme je t'avais promis de le faire, c'est que j'ai ete retenue par cette consideration que tu ne pouvais venir a mon secours qu'en te mettant en opposition avec ton pere et ta mere, en les blessant, en te fachant avec eux peut-etre. "Je dois me defendre seule, et pour cela je n'ai qu'un moyen: quitter cette maison et vivre de mon travail. "Pardonne-moi de ne pas te dire ou je me retire; je ne le puis, sachant bien que tu viendrais m'y offrir ta protection; ce que je ne peux pas accepter dans la maison de ton pere, je le puis encore moins hors de cette maison. "Il faut donc que nous ne nous voyions pas. Ce m'est, ai je besoin de te le dire, un cruel chagrin, et tel qu'il m'a fait differer longtemps l'execution d'une resolution qui, quoi qu'il nous en coute a tous, doit s'accomplir. "Ou que je sois, je vivrai avec le souvenir de ton affection. "Toi, je l'espere, tu ne me fermeras pas ton coeur; ce me sera un soutien dans la vie, ou je vais entrer seule et rester seule, de savoir et de me dire que tu penses avec tendresse a ta pauvre "MADELEINE." Apres avoir ecrit cette lettre, elle resta longtemps perdue dans ses pensees et accablee sous le poids de son emotion. C'etait fini, elle ne le verrait plus. Aimant et n'ayant pas ete aimee, elle n'aurait pas dans toute sa vie le souvenir d'une journee d'amour et de bonheur, et elle avait dix-neuf ans. Derriere elle, rien; devant elle, rien que l'inconnu. Quand elle s'eveilla, son plan etait trace. Ordinairement on la laissait seule le matin dans l'appartement de la rue de Rivoli; elle profiterait de ce moment, et, apres avoir eloigne les domestiques sous un pretexte quelconque, elle irait elle-meme chercher un fiacre sur lequel elle ferait charger ses malles par un commissionnaire. Les choses s'arrangerent a souhait pour le succes de son dessein: la cuisiniere etait sortie pour aller a la halle, elle envoya en course le valet de chambre ainsi que la femme de chambre, et alors elle put aller chercher son fiacre et son commissionnaire. Lorsque le commissionnaire fut sorti, emportant sur son dos la derniere caisse, Madeleine resta un moment immobile au milieu de cette chambre ou elle avait cru que s'ecoulerait sa vie, ou elle etait restee si peu de temps. Elle alla s'agenouiller devant le portrait de Leon, comme dans la nuit ou il lui avait parle, et, l'ayant embrasse, elle s'enfuit sans se retourner: le bruit de la porte qu'elle tira pour la fermer lui ecrasa le coeur, et en descendant l'escalier elle fut obligee de s'appuyer sur la rampe. Elle se fit conduire a la gare Saint-Lazare, ou elle prit un billet pour Argenteuil. A Argenteuil, elle descendit du train et se promena pendant une demi-heure. Puis, revenant au chemin de fer, elle prit un billet pour Paris (gare du Nord), ou elle arriva deux heures apres avoir quitte Paris (gare de l'ouest). Si on la cherchait, il y avait bien des chances pour qu'on ne devinat pas cet itineraire; on la croirait plutot partie pour Rouen. Arrivee a la gare du Nord, elle y laissa ses bagages, se proposant de venir les prendre quand elle aurait un logement, et tout de suite elle se mit en route, mais a pied, pour les Batignolles, ou elle voulait chercher ce logement. C'etait la premiere fois qu'elle sortait seule dans les rues de Paris; mais ce qui l'eut assez vivement troublee quelques jours auparavant ne pouvait plus l'inquieter ou l'emouvoir; elle avait maintenant bien d'autres dangers a braver, et de plus serieux. Si elle avait ete libre, elle aurait pris une chambre dans une maison meublee ou dans une pension bourgeoise, ce qui eut ete beaucoup plus simple et beaucoup plus facile pour elle; mais quand on est fille de magistrat on a maintes fois entendu parler des lois de police qui regissent les maisons meublees ou les hotels, et l'on sait que c'est la qu'on s'adresse tout d'abord pour trouver les gens qu'on recherche; il ne fallait pas que son oncle la trouvat. Elle se logerait donc chez elle dans ses meubles, ce qui, en changeant de nom, rendrait les recherches presque impossibles. Apres avoir marche pendant trois heures dans les rues les plus tranquilles de Batignolles, et monte cinq ou six cents marches, elle trouva enfin dans le quartier qui s'incline vers la plaine de Clichy, cite des Fleurs, au dernier etage d'une modeste maison, une chambre et un cabinet qui etaient vacants et a peu pres habitables. Les deux pieces etaient mansardees; mais, par la fenetre de la chambre, on apercevait un coin de campagne par-dessus des cheminees d'usines, et, tout au loin, un horizon qui se confondait avec le ciel. Cela coutait deux cent quarante francs par an; et, comme elle arrivait de la province sans pouvoir indiquer quelqu'un chez qui on pouvait prendre des renseignements, on lui fit payer un terme d'avance. Elle n'avait plus qu'a acheter les meubles qui lui etaient indispensables: un lit avec sa literie, une chaise en paille, quelques objets de toilette et cinq ou six ustensiles de cuisine: casserole, gril, assiettes, verres, couteau, cuillere et fourchette. Au moment ou la nuit tombait, elle se trouva seule dans sa chambre, au milieu des meubles et des objets qu'on venait de lui apporter. Elle avait jure qu'elle serait forte, et cependant, quoi qu'elle fit, elle ne put retenir ses larmes. Seule! XIX Elle etait resolue a ne pas perdre de temps et a chercher immediatement le professeur qui voudrait bien la prendre pour eleve. Le lendemain matin, elle s'habilla pour commencer ses visites, et quittant ses vetements de deuil, qui, lui semblait-il, devaient la faire remarquer et par la mettre sur ses traces, si, comme cela etait probable, on la cherchait, elle revetit une de ses anciennes robes qui, sans etre noire, etait cependant de couleur sombre. Le professeur auquel elle voulait s'adresser etait un ancien chanteur retire du theatre depuis quatre ou cinq ans, et qui avait quitte la scene en pleine possession de son talent ainsi que de ses moyens. Sans se conquerir un de ces noms glorieux qui s'imposent a une epoque et la datent, il s'etait place cependant parmi les trois ou quatre bons artistes de son temps. Assez mal doue par la nature qui ne lui avait donne qu'une voix ingrate et qu'un exterieur peu agreable, c'etait a force de travail, d'etudes, de volonte et d'intelligence qu'il etait arrive a cette position. Le succes avait ete d'autant plus lent qu'il n'avait ete aide par aucun de ces petits moyens qu'emploient si souvent ceux qui veulent reussir a tout prix: la reclame, la bassesse ou l'intrigue. Honnete homme, galant homme dans la vie, il avait voulu l'etre,--ce qui est plus difficile,--meme au theatre, et il l'avait ete; aussi, lorsque dans la conversation on voulait citer un artiste qui honorait sa profession, son nom se presentait-il toujours le premier: "Voyez Maraval." C'etait non-seulement par ces qualites qu'il s'etait impose aux sympathies bourgeoises, mais c'etait encore par la fortune: econome, soigneux, range, il avait mis de cote la grosse part de ce qu'il avait gagne, et en ces dernieres annees il s'etait fait construire avenue de Villiers un petit hotel qui rehaussait singulierement la consideration dont il jouissait dans un certain monde. C'etait la qu'il vivait bourgeoisement, entre son fils, avocat distingue, et son gendre, associe d'une maison de soieries de la place des Victoires; bon epoux, bon pere, bon bourgeois de Paris, il n'avait plus d'autre ambition que de former des eleves dignes de lui. Sans l'avoir jamais vu autre part qu'au theatre, Madeleine savait tout cela, et c'etait ce qui l'avait determinee a s'adresser a lui. N'avait-il pas tout ce qu'elle pouvait desirer: le talent et l'honnetete? Sortant de la cite des Fleurs, elle se dirigea vers l'avenue de Villiers, ou elle ne tarda pas a arriver; mais, ignorant ou demeurait Maraval, elle demanda son adresse a un sergent de ville du quartier, qui de la main lui designa une petite maison batie dans le style moitie romain, moitie egyptien, avec une decoration polychrome pour la facade. Son coeur battit fort lorsqu'elle souleva le marteau de bronze vert applique sur une porte peinte en rouge etrusque. M. Maraval etait occupe, il donnait une lecon et ne serait libre que dans une demi-heure. Elle attendit dans un petit salon, dont les murs etaient couverts de portraits (lithographies, photographies), offerts "a mon cher camarade, a mon cher maitre, a mon cher ami Maraval". Au bout d'une demi-heure la porte s'ouvrit et Maraval, vetu d'un pantalon gris et d'une redingote noire boutonnee, parut devant elle; de la main il lui fit signe d'entrer et elle se trouva dans un vaste atelier tendu de tapisseries anciennes, dans l'ameublement duquel respirait un ordre meticuleux. --Qui ai-je l'honneur de recevoir? demanda Maraval en lui indiquant de la main un fauteuil. --Mademoiselle Harol. C'etait le nom qu'elle avait choisi et sous lequel elle voulait etre connue desormais, non-seulement au theatre, mais dans le monde. C'etait a elle d'expliquer le but de sa visite, et si grand que fut son trouble, il fallait qu'elle parlat. --Je viens, dit-elle, vous demander si vous voulez bien me donner des lecons. Sans repondre, Maraval fit un signe qui pouvait passer pour un assentiment. Madeleine continua: --Je ne suis pas tout a fait une commencante, j'ai travaille, j'ai meme beaucoup travaille. --Avec qui, je vous prie? Madeleine avait prevu cette question et elle avait prepare sa reponse en consequence. --Je ne suis pas de Paris, j'habite la province, Orleans. --Je connais les bons professeurs d'Orleans; est-ce Ferriol, qui a ete votre maitre, Delecourt, ou Bortha? --J'ai travaille sous la direction de mon pere, qui n'etait point artiste de profession. --Ah! tres bien, dit Maraval avec un geste involontaire qu'il etait facile de comprendre. Madeleine le comprit et vit que Maraval avait son opinion faite sur les professeurs qui n'etaient point artistes de profession; il fallait donc effacer au plus vite et tout d'abord cette mauvaise impression. --Voulez-vous me permettre de vous dire un morceau? demanda-t-elle. --Volontiers. Soprano, n'est-ce pas? --Oui, monsieur. Que voulez-vous? --Ce que vous voudrez vous-meme, vous pouvez vous accompagner? --Oui, monsieur. Avec une politesse ou il y avait une legere nuance d'ennui, il lui montra un piano. Elle s'assit. Autant elle s'etait sentie faible quelques instants auparavant, autant maintenant elle etait resolue. Sa pensee n'etait plus dans ce salon, mais plus loin, a Saint-Aubin, dans le cimetiere ou son pere reposait, et c'etait le souvenir de ce pere bien-aime qu'elle invoquait. C'etait son jugement que Maraval allait prononcer: elle voulut qu'il fut rendu en connaissance de cause, et elle choisit le grand air du _Freyschutz_. Aux premieres mesures Maraval, qui avait garde son attitude composee, preta l'oreille. Madeleine commenca le recitatif: Le calme se repand sur la nature entiere. Maraval ne la laissa pas aller plus loin: --Parfait! s'ecria-t-il, brava, brava, tous mes compliments a la pianiste et a la chanteuse; vous avez choisi un morceau aussi difficile pour l'une que pour l'autre, et il est inutile que vous alliez plus loin pour que je voie de quoi vous etes capable; mais pour mon plaisir je vous demande la grace de continuer. Jamais parole plus douce n'avait caresse son oreille, jamais applaudissements ne l'avaient si profondement emue: les portes du theatre s'ouvraient devant elle. N'etant plus paralysee par l'emotion, elle se livra entierement, et quand elle eut acheve cet air qui a fait le desespoir de tant de chanteuses de talent, les applaudissements de Maraval recommencerent, non pas insignifiants dans leur banalite mais tels qu'un maitre pouvait les donner. --Alors, demanda Madeleine timidement, vous croyez que je pourrais bientot debuter au theatre? Instantanement, la physionomie souriante de Maraval changea: --Au theatre, s'ecriait-il, c'est pour le theatre que vous me consultez? --Mais oui. --J'ai cru qu'il s'agissait du monde et des salons, et je ne retire rien de ce que j'ai dit: la nature a ete genereuse pour vous et vous avez acquis un talent remarquable, mais le theatre demande autre chose. Alors, changeant brusquement de ton et mettant brusquement ses mains dans ses poches. --Ca n'est plus ca, ma chere enfant. La chute fut ecrasante, et Madeleine resta un moment aneantie. Pendant ce temps, Maraval, qui s'etait leve, avait tourne autour d'elle en l'examinant curieusement. --Comment, s'ecria-t-il, vous voulez entrer au theatre, quelle mauvaise fantaisie vous a passe par la tete? --Ce n'est pas une fantaisie, mais une raison imperieuse, la necessite non-seulement pour moi, mais encore pour ma famille. Et, sans tout dire, elle lui expliqua comment elle etait obligee de se faire chanteuse. --Pour gagner de l'argent, n'est-ce pas, dit Maraval, beaucoup d'argent et de la gloire; vous voyez le theatre de loin, c'est de pres qu'il faut le regarder a l'envers. Une fois encore il la regarda longuement; mais cette fois Madeleine crut remarquer que ce n'etait plus seulement de la curiosite qui se montrait dans ses yeux, c'etait plus, c'etait mieux, c'etait de la sympathie, et de l'interet. --Qui vous a conseille de vous adresser a moi? demanda-t-il. --Personne: je suis venue a vous pour ce que je savais de vous. --De moi, le chanteur? --De vous le chanteur et de vous monsieur Maraval. --Ah! Et il laissa paraitre un sourire de satisfaction. Puis, apres avoir marche pendant quelques minutes de long on large dans le salon, il vint s'asseoir pres de Madeleine. --Mademoiselle, dit-il, le temoignage, de confiance et d'estime que vous m'avez donne en venant ici m'impose un devoir, celui de vous eclairer. Bien que je n'aie pas l'honneur de vous connaitre depuis longtemps, il ne m'est pas difficile de voir que vous etes une jeune fille bien elevee, distinguee, intelligente, instruite, pleine de purete, d'innocence et d'ignorance, cela saute aux yeux; laissez-moi donc vous le dire, ce n'est point un compliment banal, et je ne parle de ces qualites que pour pouvoir justifier le role que je crois devoir prendre aupres de vous; soyez convaincue que ce que j'ai a vous dire est tout a fait en dehors du jugement que j'ai pu porter sur votre talent tout a l'heure. Il est possible qu'apres un certain temps d'etudes serieuses ce talent se developpe et devienne un grand talent; mais il est possible aussi qu'il ne se developpe pas et qu'il reste ce qu'il est en ce moment, superieur dans le monde, j'en conviens volontiers, insuffisant au theatre. La n'est donc pas absolument la question. Elle est ou ma conscience la place: dans la carriere que vous voulez embrasser, et c'est la ce qui m'oblige a vous eclairer sur les terribles difficultes, sur les insurmontables difficultes que vous voulez affronter sans les connaitre. Mon age et mon experience me donnent pour cela une autorite, qui, je l'espere, vous fera reflechir serieusement pendant qu'il en est temps encore. Vous m'ecoutez, n'est-ce pas? --Si je vous ecoute! Oh! oui monsieur. --L'existence d'un comedien et surtout celle d'une comedienne est, mon enfant, la plus difficile et la plus miserable des existences. Ne croyez pas que j'exagere. Regardez autour de vous. Voyez dans quelles conditions on debute ordinairement, je ne dis pas sur les petits theatres, qui ne doivent pas nous occuper, mais sur une scene honorable. Il faut dix ans et beaucoup de talent pour arriver a une situation qui soit moins precaire que celle des premieres annees, et vous voyez combien peu y arrivent, combien au contraire, meme avec beaucoup de talent, restent dans des positions effacees. C'est la une cruelle blessure, qui n'est rien cependant aupres de celles que vous font chaque jour les rivalites: la jalousie, l'envie, la calomnie vous attaquent de tous les cotes; il faut se defendre, et dans cette lutte les hommes laissent une bonne partie de leur amour-propre et de leur dignite, les femmes se perdent infailliblement. Je vous parlais de vos qualites tout a l'heure; elles seraient justement des defauts, de grands defauts pour cette existence: l'honnetete, la distinction, la bonne education, que voulez-vous qu'on en fasse, et si vous croyez pouvoir les conserver, vous vous trompez; ce n'est pas en restant ce que vous etes aujourd'hui que vous surmonterez jamais les obstacles que je vous signale, jamais, vous entendez, jamais. Maintenant avez-vous pense au public, a sa frivolite, a ses caprices; avez-vous pense a la critique, a son incapacite, a son ignorance, a ses exigences? J'ai quitte le theatre dix ans plus tot que je ne devais par peur de l'un et par degout de l'autre. Laissez-moi vous ouvrir les yeux, ma chere enfant, et donnez-moi la satisfaction de vous sauver d'une vie qui ne doit pas etre la votre. Tout, tout plutot que le theatre pour une femme. Mais voyons, regardez-moi, n'etes-vous pas charmante, mariez-vous donc: vous etes faite pour etre aimee et pour aimer. Je ne sais si vous etes convaincue, mais j'ajoute que je refuse de vous donner des lecons, car ce serait vous aider dans votre suicide. Je refuse positivement. A ce moment, deux enfants entrerent bruyamment dans le salon, un petit garcon et une petite fille. --Mais viens donc dejeuner, grand-pere, cria celle-ci, c'est moi qui ait fait cuire ton oeuf, il va etre froid. Madeleine se leva. D'un coup d'oeil Maraval embrassa ses deux petits enfants, et les lui montrant: --Voila ce qu'il y a seulement de vrai et de bon dans la vie, dit-il; mariez-vous, mariez-vous, ma chere enfant. Je suis sur que dans quelques annees, tenant vos bebes par la main, vous viendrez me remercier de mes conseils. Au revoir, mademoiselle. XX Lorsqu'elle se trouva dans l'avenue de Villiers, elle resta un moment sans savoir de quel cote tourner ses pas. Rentrer chez elle? Elle n'en eut pas la pensee. Non pas qu'elle n'eut point ete touchee par ce que Maraval venait de lui dire avec un accent si convaincu et si sympathique; elle en avait ete bouleversee au contraire, et elle ne doutait point que tout cela ne fut parfaitement vrai; mais, quand les dangers qu'on venait de lui faire toucher du doigt seraient mille fois plus terribles qu'elle ne les avait vus, ils ne pouvaient pas l'arreter. Elle s'abaisserait en se faisant comedienne. Eh bien, ne le savait-elle pas avant d'entendre Maraval? Plutot que de subir cet abaissement, elle devait se marier. En theorie, cela pouvait etre vrai, mais Maraval ne connaissait pas sa situation personnelle. C'etait, au contraire, dans le mariage, qu'etait pour elle l'abaissement le plus deshonorant. Il fallait qu'elle fut chanteuse; et, puisque s'etait pour elle le seul moyen de ne pas laisser deshonorer la memoire de son pere et de ne pas fletrir son amour, il le fallait malgre tout et malgre tous. C'est-a-dire que pour le moment il fallait qu'elle trouvat un maitre qui la mit au plus vite en etat de paraitre sur un theatre, puisque Maraval, par interet et par sympathie pour elle, refusait d'etre ce maitre. Mais ou etait-il, ce maitre? Debout devant la porte de Maraval, immobile, reflechissant et ne trouvant rien, elle se sentait perdue dans ce Paris immense, la lumiere sur laquelle elle avait tenu les yeux fixes, et qui l'avait guidee, venant de s'eteindre tout a coup. Sa memoire troublee ne retrouvait meme plus les noms des maitres qui quelques jours auparavant lui etaient vaguement connus. Cependant elle ne pouvait pas rester immobile dans cette avenue, ou les passants la regardaient curieusement; elle se mit en route vers Paris. En marchant, une bonne inspiration, une idee, se presenteraient sans doute a son esprit. Elle arriva ainsi jusqu'aux environs de la Trinite, ou l'enseigne et la devanture d'un cabinet de lecture lui suggererent enfin ce qu'elle avait a faire. Elle entra dans ce cabinet de lecture et demanda un almanach des adresses. A l'article des professeurs et compositeurs de musique elle trouva le nom qu'elle avait vainement demande a sa memoire: Lozes, rue Blanche. Ce qu'elle savait de Lozes, c'etait qu'il etait chanteur assez mediocre, mais par contre bon professeur: au moins jouissait-il de cette reputation; il dirigeait une sorte de petit conservatoire ou il avait pour eleves une bonne partie de ceux qui ne suivent pas les cours du vrai. Il faisait souvent jouer et chanter ses eleves en public, et plusieurs de ceux qu'il avait formes avaient obtenu des succes retentissants en ces dernieres annees. Elle monta la rue Blanche jusqu'au numero que l'almanach lui avait indique; mais, n'etant plus sous l'oppression du trouble qui l'avait saisie en sortant de chez Maraval, le sentiment des dangers qu'elle courait lui revint; si on allait la reconnaitre! et il lui semblait que chacun de ceux qui la regardaient etaient des amis ou des employes de son oncle; alors elle assurait d'une main febrile le voile epais qui lui cachait le visage. L'ecole de Lozes etait situee au fond d'une cour, dans un atelier vitre qui avait servi autrefois a un photographe; et on y arrivait de plain-pied apres avoir traverse un petit vestibule, sans que personne fut dans ce vestibule pour vous recevoir ou vous annoncer. Lorsque Madeleine eut pousse la porte de ce vestibule, elle s'arreta un moment sans oser entrer. Au fond de l'atelier, un jeune home a la figure energique et de carrure athletique chantait le grand air de _Rigoletto_, qu'un gros homme au teint jaune, vetu d'une robe de chambre crasseuse et chausse de chaussons de feutre, ecoutait, assis dans un vieux fauteuil, en roulant des yeux blancs,--Lozes, sans aucun doute, qui donnait une lecon; et ce n'etait pas le moment de le deranger. Cependant, comme Madeleine ne pouvait pas rester immobile au milieu de l'atelier, elle regarda autour d'elle pour voir si elle ne trouverait pas une place ou elle pourrait attendre sans attirer l'attention. Deja les gros yeux blancs de Lozes, qui s'etaient fixes sur elle a son entree, ne l'avaient que trop intimidee. Dans un coin formant enfoncement, elle apercut deux vieilles femmes de tournure vulgaire et bizarrement accoutrees, assises sur des banquettes; elle se dirigea doucement de leur cote et s'assit derriere elles. Aussitot elles se retournerent, et longuement, attentivement elles la devisagerent, en tachant de percer son voile. --C'est-y pour prendre une lecon de mosieu Lozes que vous venez? demanda l'une d'elles a voix basse. Madeleine sans repondre fit un signe affirmatif. --Pour lors faut attendre, parce que ct'homme il n'aime pas a ete derange. L'autre alors prit la parole, et son ton noble, emphatique, theatral, contrasta singulierement, avec celui de la premiere vieille; elle posa une serie de questions a Madeleine, qui ne repondit que par signes exactement comme si elle avait ete muette. Heureusement pour elle, la voix de Lozes vient faire taire les vieilles: --Silence donc dans le coin des meres, cria-t-il, fermez vos boites. Le silence se fit aussitot, et Madeleine delivree put suivre la lecon. L'eleve chantait: Cour-ti-sans race vi-le ... et dam-ne-e Ren-dez-moi ma fil-le infor-tu-nee. Lozes sauta de son fauteuil. --Mais va donc, s'ecria-t-il, va donc, de la vigueur, de l'ame; quel pot-a-feu a remuer que ce garcon-la. Et il lui allongea un vigoureux coup de poing dans le dos. L'eleve recommenca avec le meme calme, exactement comme s'il donnait la benediction aux "cour-ti-sans race vi-le". Lozes etait reste pres de lui dans un etat de violente exasperation; tout a coup il lui allongea deux ou trois bourrades en l'apostrophant grossierement. Alors cet hercule, qui etait dix fois plus fort que ce gros bonhomme, se mit a pleurer et a beugler: --Je ne peux pas, ce n'est pas dans ma nature ... ure ... ure.... --Eh bien! animal, si ce n'est pas dans ta nature, va-t-en beugler avec les veaux. A un autre. Une jeune fille sortit d'un coin et s'avanca aupres du fauteuil ou Lozes s'etait rassis: elle avait quinze ou seize ans a peine, jolie, elegante et couverte de bijoux, au cou, aux bras, aux mains. Au moment ou elle ouvrait la bouche, Lozes l'arreta: --Dis donc, toi, je t'ai deja fait remarquer qu'on devait m'embrasser en arrivant; si cela ne te va pas, dis-le. La jeune fille ne dit rien, mais s'avancant vers Lozes qui, sans se lever, tendit son cou vers elle, elle l'embrassa sur sa joue rasee, qui, de loin, paraissait toute bleue. La bruit de ce baiser fit frissonner Madeleine de la tete aux pieds, et son coeur se souleva. Et quoi! elle aussi, elle devrait embrasser ce comedien! La pensee lui vint de se sauver au plus vite, mais la reflexion la retint; il fallait perseverer quand meme. La lecon avait commence, mais elle n'alla pas loin. --Ce n'est pas ca, s'ecria Lozes, arrete, et va t'asseoir sur cette chaise la-bas; tu croiseras tes bras derriere et tu respireras fortement; tu t'arrangeras pour que ta respiration descende sans remuer la poitrine. A un autre. Un tenor vint remplacer la jeune fille aux bijoux, qui alla s'asseoir sur sa chaise et s'appliqua a faire descendre sa respiration. Ou bien Lozes n'etait pas de bonne humeur, ou bien il avait mauvais caractere, car le jeune tenor avait a peine dit quelques mots, qu'il se facha: --Toi, je t'ai deja dit de choisir; veux-tu chanter a la maniere francaise, en ouvrant la bouche en rond, ou bien a la maniere italienne, en l'ouvrant en large et en souriant; tu as une tete a sourire, souris donc; ca charmera les femmes. Le tenor recommenca en ouvrant si largement la bouche qu'il montra toutes ses dents. Tout en l'ecoutant, Lozes surveillait la jeune fille, qui avait ete s'asseoir sur sa chaise; tout a coup, il courut a elle et la fit lever: --Qu'on m'apporte un matelas, cria-t-il. Alors, prenant la jeune fille par le bras et la poussant brusquement: --Couche-toi la-dessus, dit-il, etale-toi tout de ton long et en mesure, tu diras do, do, do, do. Malgre la gravite de sa situation, Madeleine ne put retenir un sourire. La lecon avait ete reprise, mais bien que Madeleine voulut y apporter attention, elle fut distraite par un chuchotement de voix derriere elle; machinalement elle tourna la tete; elle ne vit qu'une petite porte fermee. C'etait de derriere cette porte que venait ce chuchotement, auquel se melait depuis quelques instants comme un bruit de baisers etouffes. Madeleine, comme beaucoup de musiciens, avait l'ouie d'une finesse extreme, et bien souvent elle entendait distinctement ce que d'autres ne soupconnaient meme pas. Cependant ces chuchotements etaient si forts qu'elle fut surprise qu'ils n'eveillassent point la curiosite de ses voisines. Brusquement l'une d'elles se leva et courut a la petite porte: --Ursule, je t'y prends encore a te faire embrasser dans les escaliers, viens ici, petite peste, et ne me quitte plus. Madeleine eut voulu boucher ses oreilles, comme quelques instants auparavant elle eut voulu fermer ses yeux; et une fois encore elle se demanda si elle ne devait pas sortir immediatement de cette maison, mais, se raidissant contre le degout qui l'envahissait, elle resta. XXI Cependant la presence de Madeleine avait produit une certaine sensation: on avait remarque cette jeune femme qui, par sa toilette et sa tenue, ressemblait si peu aux eleves qui venaient ordinairement chez Lozes, et trois ou quatre jeunes gens se rapprochant peu a peu avaient fini par s'asseoir sur les banquettes, et ils s'etaient mis a la regarder, la toisant des pieds a la tete, l'examinant, la deshabillant comme si elle avait ete exposee la pour leur plaisir. Bien qu'elle evitat de tourner ses yeux de leur cote, elle avait senti le feu de ces regards braques sur elle et le rouge lui etait monte au visage. C'etaient ses camarades, ces jeunes gens qui marchaient, s'asseyaient, se mouchaient avec des poses sceniques, la tete de trois quarts, le poing sur l'epaule, le sourire aux levres, s'ecoutant entre eux comme on ecoute au theatre avec des attitudes fausses. Demain elle devrait leur donner la main et les laisser la tutoyer, puisque entre eux ils se tutoyaient tous "Bonjour, ma petite chatte.--Comment vas-tu, ma vieille?" Lozes annonca que c'etait fini "pour aujourd'hui." Enfin, elle allait pouvoir approcher ce maitre terrible, et, tout de suite, pendant que les eleves s'empressaient joyeusement vers la porte de sortie, elle se dirigea vers le fauteuil ou Lozes etait reste assis. A mesure qu'elle avanca, elle se sentit enveloppee par un regard curieux. Arrivee pres de lui, elle le salua, et, comme elle avait tout son courage, elle lui expliqua bravement ce qui l'amenait: --Je voudrais entrer au theatre, dit-elle d'une voix qui, malgre ses efforts, etait tremblante, et je viens vous demander vos lecons. Il n'avait pas bouge de dessus son fauteuil; la tete renversee, il la regarda un moment sans rien dire, puis, comme s'il n'etait pas satisfait de son examen, il lui fit signe de reculer de quelques pas; alors, avec son accent meridional: --Defaites-moi un peu votre chapeau, je vous prie, et votre paletot. Elle obeit, decidee a tout. --Bon, dit-il apres l'avoir regardee en dodelinant de la tete avec approbation, pas mal, pas mal. Et comme elle rougissait sous ce regard qui etait un outrage pour son innocence de jeune fille: --Vous savez que vous etes jolie, n'est-ce pas? continua-t-il; vous avez le type d'Ophelia, ce n'est pas mauvais, ca, et c'est rare; marchez un peu. Elle se mit a marcher. --Presentez votre poitrine comme un bouquet; les epaules effacees; bien, cela va; revenez. Qu'est-ce que vous savez? Madeleine repeta ce qu'elle avait deja dit a Maraval. --Oh! oh! l'amateur de province, je n'ai pas confiance, dit Lozes; ils sont _toc_ en province. Enfin, voyons, chantez-moi ce que vous voudrez. Elle proposa l'air du _Freyschutz_: puisqu'elle avait reussi aupres de Maraval, Lozes ne serait pas plus difficile sans doute. Mais Lozes refusa: --Le style, c'est moi qui vous l'enseignerai; ce que je veux juger pour le moment, c'est votre voix; savez-vous le _Brindisi_ de la _Traviata_? --Oui, Monsieur. --Eh bien! allez-y alors: je vous ecoute. Et de fait il l'ecouta attentivement, le coude appuye sur le bras de son fauteuil et le menton pose dans sa main. --Quand voulez-vous commencer? demanda-t-il aussitot qu'elle se tut. --Vous m'acceptez? --A bras ouverts; retenez bien ce que vous dit Lozes, vous serez une grande artiste. --Ah! monsieur! --Si vous travaillez et si vous suivez mes lecons, bien entendu; parce que, vous savez, la nature sans l'art cela ne signifie rien. --Oui, monsieur, je travaillerai autant que vous voudrez; je vous promets que vous n'aurez jamais eu d'eleve plus attentive, plus appliquee. --S'il en est ainsi, je vous donne ma parole qu'avant dix-huit mois vous serez en etat de debuter, et, comme debute une eleve de Lozes, d'une facon splendide; ces anes du Conservatoire verront un peu ce que je sais faire d'une eleve qui est douee. Le moment etait venu pour Madeleine d'expliquer sa situation, et les dispositions dans lesquelles elle voyait Lozes lui donnaient du courage et de l'espoir. Mais il ne la laissa pas aller jusqu'au bout. --Ah! non, ma petite, dit-il d'un ton brusque, je ne fais pas de ces arrangements-la: je n'ai pas le temps; et puis pour vous, croyez-moi, c'est une mauvaise affaire; il vaut mieux vous gener et payer vos lecons comptant; je vous en donnerai une par jour; c'est cinq cents francs par mois qu'il vous faut; votre famille est ruinee me disiez-vous, eh bien, une belle fille comme vous ne doit pas etre embarrassee pour trouver cinq cents francs par mois. Bien que Madeleine se fut promis de tout entendre sans broncher, elle ne put pas ne pas se cacher le visage entre ses deux mains: la honte l'etouffait. Puis elle fit quelques pas pour se retirer, desesperee. Il ne bougea pas de son fauteuil; mais comme elle s'eloignait lentement, parce que ses yeux troubles la guidaient mal, il la rappela tout a coup. --Voyons, ne vous en allez pas comme ca; et tout d'abord croyez bien que je suis fache de ne pas vous donner des lecons; je sens qu'on peut faire quelque chose avec vous: aussi je veux vous aider. Cela vous coutera peut-etre cher, tres-cher meme. --Jamais trop cher, je suis prete a tous les sacrifices. --Ce que je ne peux pas faire pour vous, un autre peut-etre le fera. Si nous etions en Italie, poursuivit Lozes, rien ne serait plus facile. Il y a la des gens toujours disposes a se faire les entrepreneurs d'un jeune homme ou d'une jeune fille ayant une belle voix. Et ce ne sont pas des artistes, comme vous pourriez le croire; le plus souvent ce sont des artisans, des menuisiers, des boutiquiers, n'importe qui, ils ont un petit capital et ils l'emploient a l'exploitation de celui ou de celle qu'ils ont decouvert. Pour cela ils traitent soit avec les parents, soit avec le sujet lui-meme, c'est-a-dire qu'ils l'achetent pour un certain temps. Pendant les premieres annees, ils lui donnent le logement, la nourriture, l'habillement et surtout l'education musicale, et, en echange, le jeune homme ou la jeune fille abandonne a son maitre ce qu'il gagne, ou plus justement partie de ce qu'il gagne, lorsqu'il commence a gagner quelque chose. Mais nous ne sommes pas en Italie, me direz-vous. C'est juste; seulement, il y a des Italiens a Paris. Precisement, j'en connais un qui, apres avoir fait ce metier pendant sa jeunesse, s'est fixe a Paris en ces derniers temps et a ouvert, rue de Chateaudun, une boutique de bric-a-brac, de curiosites, de meubles italiens. Je l'irai voir. Je lui dirai ce que je pense de votre voix et de vos dispositions. Puis, je lui demanderai s'il veut se charger de vous. Mais, avant que je fasse cette demarche, il faut que vous me disiez si vous, de votre cote, vous etes disposee a accepter la direction de mon homme, ainsi que les conditions qu'il vous imposera. --Avec reconnaissance et de tout coeur. --N'allez pas si vite et surtout ne vous emballez pas avec Sciazziga,--c'est mon italien; defendez vos interets puisque vous etes orpheline et que vous n'avez personne pour vous proteger, c'est un avertissement que je vous donne. Je connais le Sciazziga; il sera apre; vous, de votre cote, soyez ferme et ne lui cedez pas tout ce qu'il vous demandera. Accordez-lui seulement la moitie de ses exigences, et ce sera deja beaucoup. Bien entendu n'allez pas lui dire cela. Je ne veux pas paraitre dans toute cette affaire, et c'est pour cela qu'a l'avance je vous previens. Plus tard je veux que vous vous souveniez de Lozes avec reconnaissance. On vous dira peut-etre bien des choses de lui; vous repondrez alors: "Voila ce qu'il a fait pour moi." L'impression premiere produite par Lozes s'etait un peu effacee: il pouvait etre brutal, vaniteux, ridicule, mais au fond ce n'etait pas certainement un mechant homme. Cette pensee fut un grand soulagement pour Madeleine: elle pourrait honorer celui qui lui tendait la main. --Encore un mot, dit Lozes, je vous ai explique que notre homme se chargerait de pourvoir a tous vos besoins. C'est beaucoup, mais ce n'est pas tout. Vous etes seule; que ferez-vous le jour ou vous aborderez le theatre? Rien, n'est-ce pas. Vous laisserez les choses aller. Eh bien, en agissant ainsi, elles n'iraient pas. Il vous faut quelqu'un d'actif, d'intelligent, d'intrigant pour arranger vos engagements, pour preparer vos succes, pour gagner ou eclairer la critique, qui ne voit que ce qu'elle a interet a voir ou que ce qu'on lui montre: Sciazziga sera ce quelqu'un, et grace a lui le succes vous arrivera agreable et appetissant, comme un poulet bien roti arrive sur la table de ceux qui ont un bon cuisinier, sans qu'ils aient senti l'odeur de la cuisine. C'est quelque chose cela, en un temps comme le notre, qui n'est que de reclame. Ou voulez-vous que je vous envoie notre Italien? Elle rougit et balbutia en pensant a sa miserable mansarde. --Est-ce que vous n'etes pas seule comme vous me le disiez? demanda Lozes remarquant son embarras. --Oh! monsieur, s'ecria-t'elle avec confusion. --Enfin vous demeurez quelque part, sans doute? --Oui, cite des Fleurs, a Batignolles; mais si M. Sciazziga vient dans ma pauvre chambre, il sera, je le crains, mal dispose a m'accorder les conditions que vous me conseillez d'exiger. --Je n'avais pas pense a cela, ma pauvre enfant. Il vaut mieux qu'il vous voie ici alors. Je lui donnerai rendez-vous. Revenez apres-demain a quatre heures. --Oh! monsieur, combien je suis touchee de votre bonte! --Vous verrez, ma petite, que bonte et talent sont synonymes: tout se tient en ce monde; un homme qui a un grand talent est toujours bon. XXII Le surlendemain, a trois heures quarante-cinq minutes, elle entra chez Lozes, qu'elle trouva seul dans l'atelier; Sciazziga n'etait pas encore arrive. --J'ai vu notre homme, dit Lozes, il va venir; seulement, il est possible qu'il se fasse attendre; c'est une malice italienne qui a pour but de ne pas montrer trop d'empressement. Il est probable qu'il amenera quelqu'un avec lui, car il n'a pas toute confiance en moi, et, avant de s'engager, il aime mieux deux avis qu'un seul. Surpassez-vous donc et faites bien attention qu'on vous demande aujourd'hui plus de voix que de gout ou de savoir; pour Sciazziga, il s'agit de juger si votre voix emplira l'Opera, la Scala ou Covent-Garden; n'ayez pas peur de crier. Ce fut a quatre heures vingt minutes seulement que Sciazziga, suivi d'un vieux petit bonhomme ratatine, fit son entree dans l'atelier de Lozes; pour lui, c'etait un homme de cinquante a cinquante-cinq ans, gras, gros, souriant, ayant en tout la tournure et la figure d'un cuistre, doucereux, mieilleux, obsequieux. Madeleine, qui malgre son emotion l'observait anxieusement, eprouva a sa vue un mouvement repulsif; et cependant il s'avancait vers elle en souriant, ne la quittant des yeux que pour admirer un gros brillant qu'il portait a son doigt. Arrive pres d'elle, il la salua avec des graces de theatre, les bras arrondis, le dos voute, marchant en rond comme les comediens qui veulent remplir la scene. --La signora, n'est-_ce_ pas? dit-il avec un tres-fort accent italien en s'adressant a Lozes. --Apparemment. Alors, tirant un face-a-main en or et le braquant sur Madeleine, il se mit a tourner autour d'elle. --_Carmante, carmante_, disait-il a chaque pas en souriant a son acolyte; _figoure_ expressive, avec de la _nobilite_, belle taille, _ceveloure_ splendide. Les marchands d'esclaves ou des maquignons n'eussent pas passe un examen plus attentif de la marchandise qu'ils se proposaient d'acheter: jamais Madeleine n'avait ressenti une pareille humiliation; elle etait pourpre de honte. --Et la signora nous _fera_ la grace _de_ nous _canter oun_ morceau? Cette parole lui fut une delivrance; chanter, elle etait la pour chanter; elle echapperait ainsi a cet examen de sa personne. --Mon _cer_ ami _le_ maestro Maffeo, continua Sciazziga, voudra bien accompagner la signora. Pendant que Madeleine se dirigeait vers le piano, Lozes s'approcha d'elle et, lui parlant a voix basse: --Chantez de votre mieux, il est inutile de crier; c'est Maffeo qui va vous juger; il a ete, dans son temps, un de nos meilleurs chefs d'orchestre. Madeleine se sentit plus forte; chantant pour Maffeo et Lozes, elle chanterait avec confiance. Parmi les morceaux qu'elle indiqua, Maffeo en choisit trois de style different, qui pouvaient la faire juger, et elle les chanta de son mieux, ainsi que Lozes le lui avait recommande. Sciazziga ecouta, sans donner le moindre signe d'approbation ou de blame. Seul Lozes applaudit des mains et de la voix. --Si, si, dit Sciazziga, _que ce_ n'est pas mal, _grazia_. Quant a Maffeo, son attitude etait etrange; il semblait qu'il voulut applaudir et qu'il n'osat pas. Lorsque Madeleine eut acheve son troisieme morceau, elle crut que Sciazziga allait dire s'il l'acceptait ou s'il la refusait; mais il n'en fut rien. --Qu'il est necessaire que _ze_ cause avec mon _cer_ ami Maffeo, dit-il; pour cela _ze_ prie la signora de venir demain matin, _roue_ Chateaudun, avec son _touteur_. --Je n'ai pas de tuteur. --Vous avez _plous_ de vingt _oun_ ans? --Je suis emancipee. --Ah! _diavolo, perfetto._ Et un sourire de satisfaction fondit sa large bouche jusqu'aux oreilles; evidemment cela faisait son affaire. --_Que ze_ pense que la signora voudra bien nous faire _le_ plaisir de _dezouner_ avec nous, a onze _houres_; nous causerons avant. Elle n'avait plus qu'a remercier et a se retirer, ce qu'elle fit; Lozes la reconduisit jusqu'au vestibule, tandis que Maffeo et Sciazziga s'entretenaient a voix basse. --Ne vous inquietez pas, lui dit-il, l'affaire est conclue, tachez de vous defendre demain; a bientot, ma chere eleve. Naturellement elle fut exacte, et a onze heures precises, le lendemain, elle entrait dans le magasin de bric-a-brac de la rue de Chateaudun. Elle y trouva une grande femme enveloppee dans un chale des Indes use et la tete couverte d'un fichu de dentelle noire; elle pouvait avoir cinquante ans environ et d'une ancienne beaute dont on voyait encore des traces, il lui restait un air de grandeur et de noblesse qui n'est point ordinairement le caractere distinctif des marchandes a la toilette; mais avant d'etre marchande, mise Sciazziga avait ete chanteuse, et au milieu de sa boutique, drapee dans son vieux cachemire, elle etait toujours Norma ou dona Anna. Sans quitter le fauteuil dans lequel elle etait posee, elle repondit a Madeleine que M. Sciazziga l'attendait dans une piece qu'elle lui indiqua d'un geste sculptural. Il etait assis devant une table, avec une liasse de papiers devant lui, en train d'ecrire sur une feuille timbree; l'entassement des meubles, bahuts, chaises, fauteuils, casiers, etait tel que Madeleine ne put que difficilement arriver a cette table. --_Ze_ travaille pour vous, signora, dit Sciazziga; _le_ petit engagement _que ze_ prepare, et qu'il est _zouste que_ vous signiez, si nous sommes d'accord. L'ami Maffeo pense _que_ vous avez des dispositions, _ma_ il vous faudra des _lecons_, des _etoudes_, toutes _coses_ qui coutent tres-_cer_. On ne sait pas combien _le_ maestro Lozes _se_ fait payer _cer_; c'est _oune rouine_. Sa figure prit une expression desolee, en pensant aux exigences de Lozes. --De _plous_, pour _oune_ personne comme vous, _zolie_, il faut _de_ la toilette, il faut un logement, _oune_ bonne _nourritoure_; c'est tres _outile_, la bonne _nourritoure_: tout cela fait _oune_ grosse somme de depenses, et pendant _plousieurs_ annees; il est donc _zouste que ze_ rentre dans ces avances, et _que ze_ fasse _oun_ benefice. Est-_ce zouste_? --Tres juste. --_Encante que_ vous compreniez _que ze souis_ l'homme de la _joustice_ et aussi l'ami des artistes: _le_ reste, entre nous, va maintenant aller tout facilement. _Zousqu'au_ jour ou vous aurez _oun_ engagement, je payerai toutes vos depenses, _lecons_, toilettes, _nourritoure_, plaisirs, et tres _larzement_; si vous _me_ connaissiez, vous sauriez combien _ze souis larze_, c'est _joustement_ pour _cela que ze_ _ne souis_ pas _rice_. Vous _de_ votre cote, quand vous aurez _oun engazement_, nous en _partazerons le_ montant. Prevenue par Lozes, Madeleine attendait cette proposition, et elle avait prepare sa reponse: --Pendant combien de temps? --_Zoustement_ c'est la question a debattre; il me semble honnete _de_ mettre dix ans. --En supposant que je gagne 40,000 fr. par an, c'est donc 200,000 francs que vous toucherez? --Quarante mille francs par an! Mettons dix mille; c'est donc cinquante mille _que ze_ toucherai; mais pour _cela_ il faut _que_ vous _reoussissiez_, il faut _que_ vous viviez, et si vous mourez, _ousque ze_ retrouverai _ce que z'aurai_ debourse? Il faut _calcouler le_ risque, signora. N'est-_ce_ pas _zouste_? Du moment qu'une discussion s'engageait, Madeleine a l'avance etait vaincue; entre elle et ce boutiquier retors, la partie n'etait pas egale; et puis d'ailleurs elle avait cette faiblesse de trouver les discussions d'interet humiliantes. Cependant, se renfermant dans ce que Lozes lui avait conseille, elle obtint que les dix annees de partage seraient reduites a cinq; mais Sciazziga ne ceda sur ce point que pour prendre avantage sur un autre: tant que Madeleine serait au theatre, elle lui abandonnerait dix pour cent sur ses appointements, et si elle quittait le theatre avant dix annees, comptees du jour de son debut, pour une cause autre que maladie grave ou perte de voix, elle payerait a Sciazziga une somme de deux cent mille francs. Bien qu'elle fut incapable de soutenir une discussion, elle voulut se defendre, mais elle ne tarda pas a etre enlacee par l'Italien qui l'assassina de son baragouin, et de guerre lasse elle finit par signer "_le_ petit _engazement_" qu'il avait prepare. --Maintenant, dit Sciazziga, lorsqu'il eut donne un double de l'engagement et qu'il eut serre l'autre, nous avons encore _oune petite cose_ a arranger. _Que_ c'est relativement a votre vie avec nous; ca _ne_ s'ecrit pas parce _que_ nous sommes des gens d'_honnour_, mais _ca se_ dit. Vous etes orpheline, vous n'avez pas _de_ parents, alors _ze_ voudrais que vous viviez avec nous; dans notre maison, dans notre famille. Pour bien travailler, voyez-vous, il faut de la _vertou_; c'est la _vertou_ qui conserve la voix et aussi la taille des _zounes_ personnes, quand elles sont _zolies_ comme vous. Et comme si ces paroles n'etaient pas assez claires, il les expliqua et les precisa par un geste arrondi qui empourpra les joues de Madeleine. --_Cez_ nous, dans notre interieur vous _serez protezee_ contre tous les dangers, toutes les _sedouctions_ qui a Paris entourent _oune joune_ fille; madame Sciazziga, qui est l'_honnour_ meme, vous _accompagnera_ partout, aux _lecons_, a la promenade; vous _lozerez cez_ nous, sous notre clef; vous _manzerez_ avec nous. Vous serez notre fille. Et je vous _assoure_, signora, qu'il faut que _zaie oune_ bien grande sympathie pour vous, car en _azissant_ ainsi, _ze_ vous _introuduis_ en tiers dans notre _interiour_, et _ze pouis_ le dire, madame Sciazziga et moi, nous nous adorons. Mais nous _ferons_ cela, certainement nous _le ferons_, pour _oune_ personne aussi bien elevee _que_ vous. Cela vous convient-il? Madeleine avait signe tout ou a peu pres tout ce que Sciazziga lui avait impose; mais cette vie de famille, cette existence entre M. et madame Sciazziga etait la derniere goutte, la plus amere et la plus ecoeurante du calice; elle eut un mouvement de degout qui la fit frissonner des pieds a la tete. Mais la reflexion lui dit qu'elle devait se resigner a accepter ce degout comme tant d'autres, elle n'en etait plus a les compter. Apres tout, la presence de madame Sciazziga la preserverait de bien des ennuis. --Eh bien? fit Sciazziga en insistant. Ne pouvant pas repondre, elle fit un signe d'acquiescement. --Allons c'est parfait, dit-il; maintenant, il faut que _ze_ vous montre votre chambre; pendant ce temps on servira la table. Voulez-vous m'accompagner? Ils sortirent dans la cour de la maison, et prenant un escalier au fond, ils monterent au sixieme etage. --_Oun_ etage encore, disait-il, _ma l'ezalier_ est _doux_. La chambre destinee a Madeleine etait une sorte de grenier encombre de meubles de toutes sorte. --Vous voyez, dit Sciazziga, vous aurez de l'air et de la _loumiere_; avec _oun_ bon piano vous _serez_ ici comme _oune_ reine; vous pourrez travailler _dou_ matin au soir sans etre _deranzee_: demain _ze_ ferai prendre vos _moubles_ chez vous. Quand ils redescendirent le dejeuner etait servi sur une toile ciree. Deja assise a sa place, madame Sciazziga, qui n'avait quitte ni son cachemire ni son fichu de dentelle, designa une chaise a Madeleine avec un geste de reine de theatre. --Entre nous deux, dit-elle en souriant a son mari. Et Madeleine s'assit, mais il lui fut impossible de manger tant sa gorge etait serree. C'etait la sa nouvelle famille, c'etait avec ces gens qu'elle allait vivre--de leur vie. Et, regardant machinalement la carafe pleine d'eau, elle vit se dessiner sur le verre leur petite maison de Rouen ou s'etait ecoulee son enfance, comme aux jours ou sous les rayons du soleil couchant, elle se refletait dans la Seine. XXIII Le jour meme ou Madeleine signait avec Sciazziga "_oun_ petit _engazement_", Leon arrivait de Madrid a Paris. En recevant la lettre de Madeleine, il avait couru au telegraphe et il avait envoye a sa cousine une depeche, avec la mention personnelle sur l'adresse: "N'accomplis pas ta resolution avant de m'avoir vu; je pars a l'instant pour Paris, ou j'arriverai apres-demain matin." Mais, malgre la mention personnelle, cette depeche n'avait pas ete remise a Madeleine, qui avait quitte la maison de la rue de Rivoli depuis deux jours quand le facteur du telegraphe s'etait presente. Avant meme d'entrer chez lui, Leon monta rapidement a l'appartement de son pere. Personne n'etait encore leve, mais la facon dont il sonna reveilla tout le monde, et un domestique vint lui ouvrir la porte. C'etait le vieux valet de chambre qui, depuis trente ans, etait au service de ses parents. --Mademoiselle Madeleine? demanda vivement Leon. Sans repondre, le valet de chambre leva ses bras au ciel. --Reponds donc, mon vieux Jacques. --Elle est partie. --Ou? --On ne sait pas; c'est-a-dire que mardi matin, au moment ou il n'y avait personne dans la maison, elle a ete chercher un commissionnaire et une voiture, elle a fait porter ses bagages sur cette voiture par le commissionnaire et elle est partie; le concierge l'a vue passer et il a ete bien etonne, mais qu'est-ce qu'il pouvait, cet homme? --Mais depuis? --On a cherche mademoiselle Madeleine partout, on l'a fait chercher par la police, et ... on ne l'a pas trouvee. --Conduis-moi a la chambre de mon pere. --Monsieur dort. --Je vais le reveiller; eclaire-moi. L'idee de reveiller M. Haupois-Daguillon parut si invraisemblable a Jacques, qui vivait dans la crainte et dans le respect de son puissant maitre, qu'il resta immobile; sans insister, Leon lui prit la lumiere des mains et se dirigea vers la chambre de son pere. Celui-ci avait ete reveille par le carillon de la sonnette, et quand Leon entra dans sa chambre, il le trouva assis sur son lit, coiffe d'un foulard de soie cerise noue a l'espagnole autour de sa tete, tres-noblement. --Toi! s'ecria M. Haupois. --Quelles nouvelles de Madeleine? M. Haupois fut suffoque par cette demande. --C'est ainsi que tu me dis bonjour et que tu t'inquietes de la sante de ta mere? --Pardonne-moi, mais ce que Jacques vient de m'apprendre m'a bouleverse: Madeleine partie sans qu'on sache ou elle est, ce qu'elle est devenue! --Madeleine est une ingrate. --Vous vouliez la marier. --Qui t'a dit? --Elle m'a ecrit. --Ah! vous etiez en correspondance! --Cette lettre a ete la premiere que j'aie recue d'elle depuis mon sejour a Madrid. --C'est trop d'une. --Enfin, ou est-elle? --Dans le premier moment d'inquietude et malgre le scandale de sa conduite, nous avons eu la bonte de la faire chercher; nous avons meme prevenu la police; tout ce qu'on a pu decouvrir ca ete un indice: le commissionnaire qui a porte ses bagages l'a entendue donner au cocher l'adresse de la gare Saint-Lazare, mais ce cocher n'a point ete retrouve; concluant de ce renseignement qu'elle aurait du aller a Rouen, j'ai fait prendre des renseignements a Rouen, on ne l'y a point vue, et il parait meme a peu pres certain qu'elle n'y est point venue; dans les hotels de Paris, dans les maisons meublees, les recherches n'ont point abouti, bien qu'elles aient ete dirigees par une main habile. --Eh bien, je les ferai aboutir, moi. --Tu n'as pas l'intention de nous ramener Madeleine chez nous, n'est-ce pas? nous ne la recevrions pas. --Tu lui fermerais ta maison? --Quoi qu'il arrive, jamais elle ne rentrera ici. --Quand tu m'as demande de partir pour Madrid, j'ai cede a ton desir qui, tu le sais, n'etait pas d'accord avec le mien. Je l'ai fait pour toi et pour ma mere. Mais je l'ai fait aussi pour Madeleine, afin qu'elle put rester dans cette maison, pres de vous qui l'aimeriez et la consoleriez. Puisque tu posais la question de telle sorte qu'elle ou moi devions partir, je n'ai pas voulu que ce fut elle, et je me suis exile a Madrid, ou je n'avais que faire, et ou je suis reste malgre mon ennui. Mais je m'imaginais que Madeleine etait heureuse, tranquille, choyee, aimee, c'est-a-dire consolee, et je ne parlais pas de revenir a Paris. Au lieu de la consoler, vous avez voulu la marier. --Nous avons voulu assurer son avenir, comme c'etait notre devoir. --Et le mien, vous l'avez oublie. Ma mere et toi vous saviez quelles etaient mes intentions a l'egard de Madeleine, quels etaient mes sentiments. Parlant ainsi, il avait fait un pas en arriere du cote de la porte. --Ou vas-tu? --Chercher Madeleine. --Je t'ai dit qu'elle ne rentrerait jamais dans cette maison. --Ce n'est pas pour qu'elle rentre dans cette maison que je dois la chercher et la trouver. --Leon! Mais il etait arrive a la porte; il l'ouvrit. --Au revoir, mon pere, a bientot, tu diras a ma mere que malgre tout je l'embrasse tendrement. Et, sans ecouter la voix de son pere, il sortit en refermant vivement la porte. De ce que son pere lui avait dit, il resultait pour lui la probabilite que Madeleine etait retournee a Rouen. Pourquoi eut-elle dit a son cocher de la conduire a la gare Saint-Lazare si elle n'avait pas voulu aller a Rouen? D'ailleurs n'etait-il pas raisonnable d'admettre que quittant Paris elle avait voulu se refugier chez des amis de son pere? On avait fait a Rouen des recherches qui n'avaient pas abouti. Cela ne prouvait pas que Madeleine ne fut pas a Rouen. On avait mal cherche, voila tout. Il chercherait mieux. Et sans prendre de repos, il partit pour Rouen par le train express de huit heures du matin. Il resta pendant plusieurs jours a Rouen, frequentant tous les endroits ou il pouvait la rencontrer, et ou naturellement il ne la rencontra pas. De guerre lasse, il se dit qu'elle s'etait peut-etre refugie a Saint-Aubin aupres de son pere, et il partit pour Saint-Aubin. Mais personne ne l'avait vue; elle n'avait pas paru au cimetiere, et cela etait bien certain; ce n'est pas dans la mauvaise saison qu'une jeune femme elegante paraitra dans un petit village sans qu'on la remarque; a plus forte raison quand, comme Madeleine, elle y est connue de tout le monde. Il revint a Rouen; puis apres quelques jours de recherches il rentra a Paris, desole, et aussi plein d'inquietude. Qu'etait devenue Madeleine? ou le desespoir avait-il pu l'entrainer? Il continuerait ses recherches a Paris, et il les ferait poursuivre par des gens capables de les mener a bonne fin. Si grandes que fussent ses inquietudes, il ne voulait pas cependant parler de Madeleine a son pere ni a sa mere; mais celle-ci vint lui en parler elle-meme. --Tu n'as rien appris sur Madeleine? lui demanda-t-elle? Il secoua la tete par un geste desole. --Je crois que tu aurais pu t'epargner ce voyage a Rouen; comme toi, nous avons ete inquiets pendant les premiers jours qui ont suivi le depart de Madeleine; mais, en raisonnant, nous avons compris que nous nous tourmentions a tort: Madeleine ne possede rien, elle n'a meme pas un metier aux mains; dans ces conditions pour qu'elle ait quitte une maison, ou elle etait heureuse et ou elle etait aimee, il fallait qu'elle fut certaine d'en trouver une autre ou elle serait et plus heureuse et plus aimee encore. Leon, qui etait assis, se leva si brusquement qu'il renversa sa chaise, puis il s'avanca vers sa mere, pale et les levres tremblantes. Mais, pret a parler, il s'arreta. Puis, apres quelques secondes, qui parurent terriblement longues a madame Haupois, il tourna vivement sur ses talons et sortit. On fut quinze jours sans le revoir, et, pendant ces quinze jours, il n'ecrivit pas a ses parents: ou etait-il? personne n'en savait rien. Quand il rentra, ni son pere, ni sa mere n'oserent lui parler de son voyage. Et, bien entendu, le nom de Madeleine ne fut plus prononce. FIN DE LA PREMIERE PARTIE DEUXIEME PARTIE I C'etait un samedi, le Cirque des Champs-Elysees donnait une representation extraordinaire pour la rentree du gymnaste Otto, eloigne de Paris depuis plusieurs annees, et pour les debuts de son eleve Zabette. Depuis quinze jours les murs de Paris etaient couverts d'affiches representant deux hommes lances dans l'espace, l'un aux membres athletiques, muscles comme ceux d'un personnage de Michel-Ange, l'autre mince, delie, gracieux comme un ephebe athenien; aux quatre cotes de cette affiche s'etalaient en gros caracteres les noms d'Otto et de Zabette. Ce nom d'Otto etait bien connu a Paris dans le monde des theatres et de la galanterie, car les succes de celui qui le portait avaient ete aussi grands, aussi nombreux, aussi bruyants dans l'un que dans l'autre, et pendant plusieurs annees il avait ete de mode pour le gros public d'aller voir Otto qui, par la hardiesse de ses exercices, lorsqu'il voltigeait en maillot rose de trapeze en trapeze, arrachait des cris d'admiration a ses spectateurs; comme, dans un autre public plus special et plus restreint, il avait ete de mode aussi de s'arracher Otto qui sans maillot etait plus merveilleux encore. Quant au nom de Zabette, il etait nouveau a Paris; mais, grace aux journaux "bien informes", on avait bientot su que Zabette etait un jeune creole qu'Otto avait rencontre en Amerique, et dont il avait fait son eleve pour l'associer a ses exercices. Puis d'autres journaux, "mieux informes encore", avaient raconte que ce jeune Zabette, bien que portant des vetements d'homme, etait en realite une jeune fille qui adorait son maitre. Et pendant huit jours la question de savoir si ce Zabette etait un garcon ou si cette Zabette etait une fille avait suffi pour occuper la badauderie parisienne, toujours prete a rester bouche ouverte, attentive et curieuse, devant ceux qui connaissent l'art, peu difficile d'ailleurs, de l'exploiter. C'etait assez, on le comprend, pour que cette rentree d'Otto et ce debut de Zabette fussent un evenement. A deux heures toutes les premieres etaient louees, et le soir les bureaux n'ouvraient que pour les places hautes, demandees par des gens qui ne voyaient dans Otto que le gymnaste et que leur honnetete bourgeoise preservait de la curiosite de chercher a savoir si Zabette etait un jeune garcon on une jeune fille. A huit heures et demie, devant une salle a moitie remplie pour les places louees et comble pour les autres, le spectacle commencait par les exercices ordinaires des cirques francais, anglais, americains ou espagnols, des Champs-Elysees ou d'ailleurs: _Jupiter_, cheval dresse et presente en liberte; _entree comique_; _Jeanne d'Arc_, scene a cheval. Qu'il s'agisse d'une premiere representation aux Francais, a l'Opera, aux Folies ou au Cirque, il y a une partie du public, toujours la meme, qui du 1er janvier au 31 decembre se rencontre inevitablement dans ces soirees, et qui, bien entendu, se connait sans avoir eu souvent les plus petites relations personnelles: on est habitue a se voir et l'on se cherche des yeux. Au milieu de la scene de _Jeanne d'Arc_, deux jeunes gens firent leur entree au moment ou Jeanne, a genoux sur sa selle, les yeux en extase, entendait ses voix, et leurs noms coururent aussitot de bouche en bouche: --Leon Haupois-Daguillon. --Henri Clorgeau. C'etait en effet Leon qui, accompagne de son ami intime Henri Clorgeau, le fils de la tres-riche maison de Commerce Clorgeau, Siccard et Dammartin, venait assister aux debuts de Zabette. Ils gagnerent leurs places au quatrieme rang, et, au lieu de donner leurs pardessus a l'ouvreuse qui les leur demandait, ils les deposerent sur les deux places qui etaient devant eux et qu'ils avaient louees pour etre a leur aise. Puis, ayant tire leurs lorgnettes, ils se mirent a passer l'inspection de la salle, sans s'inquieter de Jeanne d'Arc qui, debout, dans une attitude inspiree, pressait religieusement son epee sur son coeur en criant: "Hop! hop!" Le cheval allongeait son galop, et, prenant son epee a deux mains, Jeanne faisait le moulinet contre une troupe d'Anglais invisibles: la musique jouait un air guerrier. Leon posa sa lorgnette devant lui, et se penchant a l'oreille de son ami: --Croirais-tu, lui dit-il, que je ne puis examiner ainsi une salle pleine sans m'imaginer que je vais peut-etre apercevoir ma cousine Madeleine. C'est stupide, car il est bien certain que la pauvre petite, si elle vit du travail de ses mains, comme cela est probable, a autre chose a faire qu'a passer ses soirees dans les theatres. Mais c'est egal, si stupide que cela soit, je regarde toujours; c'est comme dans les rues ou dans les promenades, ou je dois avoir l'air d'un chien qui quete. --Elle te tient bien au coeur. --Plus que tu ne saurais le croire; mais elle m'y tient d'une facon toute particuliere, avec quelque chose de vague et je dirais meme de poetique, si le mot pouvait etre applique a notre existence si banale; c'est un souvenir de jeunesse dont le parfum m'est d'autant plus doux a respirer que les sentiments qui l'ont forme sont plus purs; je penserai toujours a elle, et ce ne sera jamais sans une tendresse emue. --La police n'a pu rien decouvrir? --Rien. Elle m'a seulement donne une terrible emotion pendant que tu etais a Londres. Un matin on est venu me dire qu'on avait trouve dans la Seine le corps d'une jeune fille dont le signalement se rapprochait par certains points de celui de Madeleine. J'ai couru a la Morgue, dans quel etat d'angoisse, tu peux te l'imaginer. On m'a mis en presence du cadavre; c'etait celui d'une belle jeune fille. Dans mon trouble, j'ai cru tout d'abord que c'etait elle; mais je m'etais trompe. Jamais je n'ai eprouve plus cruelle emotion; je vois encore, je verrai toujours ce cadavre et, chose horrible, j'y associerai la pensee de Madeleine tant qu'elle n'aura pas ete retrouvee. Jeanne d'Arc venait de mourir brulee sur son bucher, et quelques personnes de composition facile applaudissaient sa sortie. Il se fit un moment de silence, et comme personne n'entourait encore Henri Clorgeau et Leon, celui-ci, qui n'etait nullement a ce qui se passait dans la salle ni a la salle elle-meme, continua a parler a l'oreille de son ami. --Comme je me disposais a sortir de la Morgue, la porte que j'allais ouvrir s'ouvrit devant mon pere. Lui aussi avait ete prevenu et il etait accouru presque aussi vite que moi. Par la, je vis qu'il faisait faire des recherches de son cote. Lorsqu'il entra, il etait aussi pale que le cadavre que je venais de regarder. J'allai vivement a lui en criant: "Ce n'est pas elle!" "Dieu soit loue!" murmura-t-il, et il me tendit la main. Ce temoignage de tendresse me toucha, et il en resulta que mes rapports avec mon pere et ma mere furent moins tendus; mais je crains bien qu'ils ne redeviennent jamais ce qu'ils ont ete. Ils ont cru etre tres-habiles en forcant Madeleine a quitter leur maison; ils se sont trompes dans leur calcul. --Tu ne l'aurais pas epousee malgre eux. --Ils ont eu peur que je les amene a accepter Madeleine, et pour ne pas s'exposer a cela, ils ont si bien fait que cette pauvre enfant s'est sauvee epouvantee. Qui sait ce qui s'est passe? La lettre que Madeleine m'a ecrite est pleine de reticences, et je n'ai jamais pu avoir d'explications ni avec mon pere ni avec ma mere. L'exercice qui suivait la scene de Jeanne d'Arc etait un quadrille a cheval; l'orchestre se mit a faire un tel tapage, que toute conversation intime devint impossible. Alors Leon et son ami s'amuserent au spectacle de la salle, qui assez rapidement se remplissait, car l'heure arrivait ou Otto et Zabette allaient s'elancer sur leurs trapezes; de tous cotes apparaissaient des figures de connaissance, des habitues des clubs et des courses; ca et la quelques femmes honnetes accompagnees d'amis intimes, et partout les autres, bruyantes, tapageuses, se montrant, s'etalant et provoquant les lorgnettes. A l'une des entrees, juste en face d'eux, de l'autre cote de l'arene, surgit une femme de trente ans environ, vetue de blanc avec une simplicite et un gout qui auraient surement affirme a ceux qui ne la connaissaient pas que c'etait une honnete femme. --Tiens, Cara; dit Henri Clorgeau, la-bas, en face de nous, en blanc comme une vierge; elle adresse des discours a l'ouvreuse, ce qui indique qu'elle n'a pas de place numerotee. Prenant sa lorgnette, Leon se mit a la regarder. --Il y avait longtemps que je ne l'avais vue; elle ne vieillit pas. Et elle ne vieillira jamais; te rappelles-tu qu'il y a dix ans, quand nous la regardions, de tes fenetres, passer dans sa voiture, elle etait exactement ce qu'elle est aujourd'hui. --Moins bien. --Elle avait quelque chose de vulgaire qu'elle a perdu au contact de ceux qui l'ont formee. --Il est vrai qu'on la prendrait pour une femme du monde. --Et du meilleur. --Je n'ai jamais vu une cocotte s'habiller avec sa distinction. --Et ce qu'il y a de curieux, c'est qu'elle est la fille d'une paysanne de la vallee de Montmorency; jusqu'a dix ans elle a travaille a la terre. --On ne le croirait jamais a la finesse de ses mains. --Est-ce que ces cheveux noirs, soyeux, est-ce que ces yeux langoureux, est-ce que ces traits fins, est-ce que ce teint blanc, est-ce que ce nez mince et aquilin, est-ce que ce cou onduleux, est-ce que cette taille longue et flexible ne sont pas d'une fille de race? --Avec qui est-elle presentement? --Personne: apres avoir ruine Jacques Grandchamp si completement qu'il me disait dernierement que, s'il ne l'avait pas quittee, elle lui aurait tout devore: chateaux, terres, valeurs; jusqu'aux comptoirs de la maison paternelle; elle s'est fait ruiner a son tour par une sorte de ruffian de la grande boheme, moitie homme politique, moitie financier, Ackar, de qui elle s'etait betement toquee. Pendant qu'ils parlaient ainsi d'elle Cara avait disparu; quelques instants apres, elle se montrait a l'entree qui desservait leurs places et elle s'entretenait vivement avec l'ouvreuse en designant de la main leurs pardessus. --Je crois qu'elle voudrait bien une de nos places, dit Leon. --Si je lui faisais signe de venir; elle nous amuserait. Et, sans attendre une reponse, il se leva: --Venez donc, dit-il, nous avons une place pour vous. II A cette invitation, Cara repondit par un signe de main accompagne d'un sourire, et en quelques secondes elle se faufila, glissant comme une couleuvre, jusqu'a la place que Henri Clergeau lui indiquait; cela fut fait si adroitement, si prestement que personne ne fut derange. --C'est une femme a passer par le trou d'une aiguille, dit Leon tout bas en se penchant vers son ami pendant qu'elle s'avancait. --Oui, mais avec grace. Et de fait il etait impossible de mettre plus de grace dans la souplesse: ce n'etaient pas seulement ses levres qui souriaient en passant devant les gens qu'elle frolait avec une molle caresse, c'etaient ses bras, c'etait sa taille flexible, c'etait toute sa personne. En arrivant a sa place elle tendit la main a Henri Clergeau et adressa a Leon une gracieuse inclination de tete. --Est-ce qu'il n'y a pas indiscretion de ma part a accepter votre place? dit-elle. --Pas du tout; ces deux places etaient louees pour nos paletots et surtout pour ne pas avoir devant nous des gens genants; vous voyez que vous pouvez accepter sans scrupule. Elle parlait doucement, posement, en s'adressant tout autant a Henri Clergeau qu'a Leon, et cependant c'etait la premiere fois qu'elle se trouvait avec celui-ci; elle le connaissait de vue et de nom comme lui-meme la connaissait, mais sans qu'une parole eut jamais ete echangee entre eux. Leon remarqua que le timbre de sa voix etait harmonieux et doux; il fut frappe aussi de la reserve de ses manieres, de la correction de ses gestes, de la limpidite de son regard. Pendant qu'il l'examinait, elle continuait a s'entretenir avec Henri Clergeau, et elle le faisait sans eclats de voix, sans rires forces, convenablement, decemment, comme une femme du monde. Cependant, la premiere partie du programme avait ete remplie, et l'on s'occupait a dresser un immense filet au-dessus de l'arene et a le bien raidir de facon a attenuer le danger des chutes pour les gymnastes. Cela avait amene tout naturellement la conversation sur Otto, et Leon remarqua que Cara montrait une complete indifference sur la question de savoir si Zabette etait ou n'etait pas une femme, question qui a ce moment meme passionnait tant de curiosites feminines et meme masculines, et faisait a l'avance preparer tant de lorgnettes. Cara parlait d'Otto avec un mepris qu'elle ne prenait pas la peine de dissimuler. --Vous ne l'aimez pas, dit Leon. --J'avoue que je le deteste; il a tue une de mes amies, cette pauvre Emma Lajolais, qu'il a ruinee et martyrisee[1]. Ah! c'est un grand malheur pour une femme de se laisser prendre par l'amour. [Note 1: Voir la _Fille de la Comedienne_.] --Cette maxime n'est pas consolante, dit Henri Clergeau. --J'entends un amour pour un homme qui n'est pas digne de l'inspirer, un etre vil, bas et grossier comme Otto; mais si celui qui inspire cet amour est un coeur loyal et bon, un esprit distingue, un caractere honnete, quoi de meilleur au contraire que d'aimer et d'etre aimee? Toute la vie ne tient-elle pas dans une heure d'amour? --C'est bien court, une heure, dit Henri Clergeau en riant. --Il y a tant de gens qui n'ont point eu cette heure, dit Leon. --C'est a la femme qui aime de faire durer cette heure; est-ce qu'il ne vous est pas arrive quelquefois de regarder votre pendule a un moment donne de la journee, puis apres qu'un temps assez long s'est ecoule, de voir en la regardant de nouveau qu'elle marque quelques minutes seulement apres l'heure que vous aviez notee; elle s'est arretee, voila tout, et vous avez vecu sans avoir conscience du temps; eh bien, il me semble que, quand on aime, on peut ainsi suspendre le cours du temps; les jours, les mois, les annees s'ecoulent sans qu'on s'en apercoive; quoi de plus delicieux qu'une existence qui est un reve? Mais, voici Otto, Ah! comme il a vieilli. --Et voici Zabette. En voyant paraitre les deux gymnastes, un brouhaha s'etait eleve dans la salle et toutes les lorgnettes s'etaient braquees sur eux. Au-dessus du murmure confus des voix, on entendait des chuchotements qui ne variaient guere: --C'est un homme. --Mais non, c'est une femme. Otto dans son maillot rose ne paraissait avoir d'autre souci que de faire des effets de muscles: il bombait sa poitrine en cambrant sa taille; il tenait ses bras a demi plies pour faire saillir les biceps, et il tendait la jambe en promenant sur le public un regard glorieux qui disait clairement: "Admirez-moi." Quant a Zabette, revetu d'un maillot gris brillant comme l'acier poli, il gardait une attitude plus simple, et ses grands yeux noirs, au lieu de se fixer sur le public, regardaient en dedans. Deux cordes descendirent de la coupole dans l'arene, chacun d'eux se suspendit a celle qui lui etait destinee, et, sans qu'ils fissent un mouvement, on les hissa jusqu'a leur trapeze. Ils en saisirent les cordes et s'assirent sur leur baton, vis-a-vis l'un de l'autre; Zabette portant ses doigts a sa bouche, envoya un salut, un baiser a Otto. Instantanement un silence absolu s'etablit dans toute la salle; de l'arene au cintre les respirations s'arreterent, bien des coeurs cesserent de battre. Ils etaient dans l'espace et, comme des oiseaux, ils volaient de trapeze en trapeze: Otto remplissait le role de la force, Zabette celui de la legerete. Deux ou trois fois, pendant qu'ils passaient devant eux, Cara detourna la tete comme si elle etait trop emue pour les suivre; elle etait justement placee devant Leon, et en se detournant ainsi elle le frolait aux genoux avec ses epaules. Les gymnastes avaient termine la partie gracieuse de leurs exercices; mais, apres les applaudissements donnes a l'adresse et a la souplesse, il fallait en arracher d'autres plus nerveux a l'emotion et a l'effroi: remontes sur leurs trapezes, ils essuyaient l'un et l'autre leurs mains mouillees par la sueur. Otto etait assis sur un trapeze suspendu a la moitie de la hauteur du cirque a peu pres, Zabette l'etait sur un qui se trouvait presque dans les combles; il devait s'elancer de la, et, le saisissant par les deux mains, Otto devait, semblait-il, le prendre au passage et l'arreter dans sa chute. Otto s'etait suspendu a son trapeze par les pieds; Zabette, apres s'etre balance un moment lacha son trapeze, et on le vit, lance dans l'espace comme un projectile, se rapprocher d'Otto; l'emotion avait suspendu le souffle des spectateurs. Mais, au lieu de le saisir par les deux mains, Otto ne l'attrapa au vol que par une seule; l'impulsion qu'il recut n'etant plus egalement partagee lui fit glisser les pieds, ils se desserrerent, et dans une sorte de tourbillon qu'on vit mal les deux gymnastes tomberent sur le filet; soit que celui-ci eut ete trop fortement tendu, soit tout autre cause, il fit ressort et, renvoyant Zabette comme une balle, il le jeta dans l'arene. Tous deux resterent etendus, Otto sur le filet, Zabette dans le coin de l'arene. Une clameur, un immense cri d'epouvante s'etait echappe de toutes les poitrines, et beaucoup de spectateurs, ou plus justement de spectatrices s'etaient detournes pour ne pas voir cette chute ou s'etaient cache la tete entre leurs mains. Se rejetant brusquement en arriere, Cara s'etait renversee sur une des jambes de Leon, et elle restait la sans mouvement. Il se pencha vers elle, mais elle ne bougea pas. Au milieu du desordre et de la confusion, personne ne pouvait faire attention a l'etrange situation de cette femme a demi evanouie; on allait, on venait, on criait. Otto s'etait releve et avait glisse a bas du filet, mais Zabette avait ete emporte evanoui ou mort: on ne savait. Cara se releva lentement, les yeux egares, le visage pale, les levres tremblantes. --Vous etes souffrante? dit Leon. --Oui, je ne me sens pas bien. --Voulez-vous sortir? demanda Leon. --Il faut prendre l'air, dit Henri Clergeau. Leon descendit pres d'elle et, la soutenant par le bras, ils se dirigerent vers la sortie. Dans l'escalier, elle s'appuya sur lui, comme si de nouveau elle allait defaillir. Il la porta plutot qu'il ne la conduisit dehors. Ils la firent asseoir sur une chaise, a l'abri d'un massif d'arbustes; cependant l'air frais de la nuit ne la ranima pas. La chute de ces malheureux m'a brisee, dit-elle d'une voix dolente, mais ce ne sera rien; je vous remercie de vos soins, je ne veux pas vous accaparer ainsi: je vous serais reconnaissante seulement d'appeler une voiture pour que je me fasse conduire chez moi. Ce fut Henri Clergeau qui se mit a la recherche de cette voiture, et pendant ce temps Leon resta pres de Cara: l'effort qu'elle avait fait en parlant paraissait l'avoir epuisee, elle se tenait a demi renversee dans sa chaise, respirant peniblement. Enfin Henri Clergeau revint avec une voiture. --Nous allons vous reconduire chez vous, dit Leon en lui donnant le bras. --Ne prenez pas cette peine, je vous prie, je ne suis pas trop mal, maintenant. Le ton de ces paroles leur donnait un dementi; elle paraissait fort mal a l'aise au contraire. La voiture amenee par Henri Clergeau etait une voiture a deux places; il fallait que l'un des deux amis abandonnat Cara. Il etait plus logique que ce fut Leon, qui la connaissait moins que Henri Clergeau; cependant ce fut lui qui monta en voiture. Il est vrai que cela se fit sans qu'il en eut trop conscience. Il avait promis de l'accompagner, il tenait sa promesse, voila tout. Il est vrai aussi, que par une bizarre interversion des roles qu'il ne remarqua pas, ce fut Cara qui, le tenant par la main, le fit asseoir pres d'elle; et non pas lui qui la fit asseoir a ses cotes, ainsi qu'il etait naturel de la part d'un homme qui accompagne une femme souffrante. Ce fut seulement quand ils furent tous deux installes que Leon remarqua qu'il n'y avait pas de place pour son ami: il voulut descendre, mais celui-ci ne lui en donna pas le temps. --J'irai prendre demain de vos nouvelles, dit-il a Cara. Puis, s'adressant au cocher: --Boulevard Malesherbes, 17 _bis_. III Le roulement de la voiture parut augmenter le malaise de Cara. Ce fut d'une voix faible et dolente, par mots entrecoupes, que pendant le trajet elle repondit aux questions que de temps en temps, avec sollicitude, Leon lui adressait: --J'ai hate d'etre arrivee. --Voulez-vous que nous allions chez votre medecin, ou que je le previenne de se rendre chez vous? --Horton n'est pas chez lui le soir, et il ne se derange jamais la nuit pour personne. D'ailleurs, c'est inutile, le calme et le repos suffiront. Ils approchaient du boulevard Malesherbes. --L'ennui, dit Cara, c'est que je suis seule chez moi; je suis installee a la campagne, a Saint-Germain, et mes domestiques sont a Saint-Germain. --Je vais vous accompagner jusque chez vous. --Oh! non, s'ecria-t-elle, je ne pousserai jamais l'indiscretion jusque-la; c'est deja trop. --Il n'y a pas d'indiscretion; je vous assure que je soigne tres-bien les malades, c'est ma vocation. --Je n'en doute pas, car vous avez l'air bon et attentif comme une femme, mais c'est impossible. --Si cela est impossible pour vous, je n'ai qu'a obeir. --Pour moi! Mais ce n'est pas pour moi. Qu'allez-vous penser la? C'est pour vous. Que dirait votre amie si elle apprenait que vous avez ete mon garde-malade? --Je n'ai pas d'amie qui puisse s'inquieter de cela. --Ah! Et Berthe? --Tout est rompu avec Berthe, il y a longtemps. --Et Raphaelle? --Il y a longtemps aussi que tout est fini avec Raphaelle, si l'on peut appeler fini ce qui a a peine commence: vous etes mal renseignee. La voiture venait de s'arreter devant le numero 17 _bis_; Leon descendit le premier et tendit la main a Cara; elle s'appuya contre sa poitrine pour se laisser glisser a terre, lentement. Pendant qu'il sonnait, elle insista encore pour qu'il ne l'accompagnat pas plus loin, mais si faiblement qu'il ne pouvait pas decemment l'abandonner, ainsi qu'il en avait eu l'idee d'abord. --Eh bien, dit-elle, j'accepte votre bras pour monter l'escalier, mais vous n'entrerez pas, vous descendrez aussitot. Elle demeurait au second etage, et l'escalier, bien que doux, lui parut long a monter. Elle voulut ouvrir sa porte elle-meme, mais elle n'en put pas venir a bout; il fallut que Leon lui prit la clef des mains. --Est-ce honteux, dit-elle, je n'y vois pas; que les femmes sont donc faibles! Comme il n'y avait pas de lumiere dans l'appartement, elle prit Leon par la main pour le guider. --Allons lentement, dit-elle. Et ils allerent lentement, tres-lentement, la main dans la main au milieu de l'obscurite. --Faites attention, disait Cara, rapprochez-vous de moi, je vous prie. Et de sa main nue, elle lui serrait la main pour lui faire eviter quelque meuble ou quelque porte sans doute qu'il ne voyait pas. Ils traverserent ainsi plusieurs pieces; puis, tout a coup, Cara s'arreta et l'arreta: --Nous sommes dans ma chambre, dit-elle, voulez-vous rester la en attendant que j'aie allume une bougie. Elle lui lacha la main, et il resta immobile, n'osant pas remuer, car les volets et les rideaux clos ne laissaient pas penetrer la plus legere lueur qui put le guider; cela avait quelque chose d'etrange et de mysterieux; il ne voyait rien, il n'entendait rien, mais il respirait une penetrante odeur de violettes dont le parfum frais et doux ne pouvait provenir que de fleurs naturelles. Le frottement d'une allumette se fit entendre, et presque instantanement une faible lumiere lui montra qu'il etait dans une vaste chambre dont les murs etaient tendus en vieilles tapisseries de Flandre; les meubles etaient recouverts de tapisseries du meme genre, et sur le parquet etait etale un vieux tapis de Caboul; par la severite, le gout et meme le style cela ne ressemblait en rien aux chambres des cocottes a la mode ou il etait jusqu'a ce jour entre. --Voulez-vous me permettre d'allumer une lampe a esprit de vin, dit-elle en se debarrassant de son chapeau. Je voudrais me faire une infusion de tilleul, car je me sens vraiment mal a l'aise. --Mais pas du tout, repondit Leon, c'est moi qui vais vous faire cette infusion, puisque je suis votre garde-malade; pas de refus, je vous prie. --Vous y mettez trop de bonne grace pour que j'ose vous resister; passons dans mon cabinet de toilette ou nous trouverons ce qui nous sera necessaire. Ce cabinet de toilette etait aussi grand que la chambre, mais meuble dans un tout autre style, plein d'elegance et de coquetterie; ce qui attira surtout l'attention de Leon, bien plus que le satin, les brocatelles et les dentelles, ce furent les ferrures, les serrures, les bordures des glaces, et tous les objets de toilette qui etaient en argent nielle;--il y avait la un luxe aussi remarquable par le dedain de la valeur de la matiere premiere que par le gout et l'art de l'ornementation; aussi, malgre le peu d'estime que Leon professait pour le metier auquel il devait sa fortune, fut-il gagne par un sentiment d'admiration; cela etait vraiment charmant et original. Pendant qu'il regardait autour de lui, Cara avait atteint une lampe, une bouilloire et un petit flacon sur le ventre duquel on lisait: "tilleul". --Voici ce qu'il nous faut, dit-elle. Aussitot Leon emplit la bouilloire et alluma la lampe. Quant a Cara, elle s'etendit sur un large canape en satin gris et se cala la tete avec deux coussins: elle paraissait a bout de force, ses dents claquaient. --Puisque vous voulez bien me soigner, dit-elle,--et j'avoue que j'ai grand besoin de soins,--soyez donc assez bon pour me donner un chale, je suis glacee; vous en trouverez un dans cette armoire. Il prit ce chale dans l'armoire qu'elle lui designait d'une main tremblante, et il l'enveloppa avec precaution en le lui passant sous les pieds. --Comme vous etes bon! dit-elle d'une voix emue. L'eau ne tarda pas a bouillir; il prepara l'infusion de tilleul et la lui donna apres l'avoir sucree. Cependant elle ne se rechauffa point, et elle continua de claquer des dents, avec des frissons par tout le corps. --Laissez-moi donc vous aller chercher un medecin, dit-il. --Non, repondit-elle, le sommeil va me calmer. --Mais vous ne pouvez pas dormir sur ce canape, vous ne vous rechaufferez pas. --Vous croyez? --Assurement. --Si j'osais.... Et elle s'arreta. --Est-ce qu'on n'ose pas tout avec son medecin, dites donc ce que vous feriez. --Eh bien! vous resteriez dans ce cabinet, je passerais dans ma chambre, je me coucherais et vous me donneriez une autre tasse d'infusion. Quand je serai dans mon lit, il est certain que je me rechaufferai tout de suite; d'ailleurs, quand j'eprouve des crises de ce genre, il n'y a que le lit qui me guerit. --Et vous ne le disiez pas, couchez-vous donc bien vite. Elle passa dans sa chambre tandis qu'il restait dans le cabinet de toilette, preparant une nouvelle tasse d'infusion. Au bout de quelques instants elle l'appela; il entra et il la trouva dans le lit pelotonnee jusqu'au cou dans les draps; elle continuait a trembler; il lui presenta l'infusion; alors elle se souleva a demi pour boire; elle avait revetu une chemise de nuit bordee de dentelles, et il etait impossible d'avoir une attitude plus chaste et plus pudique que la sienne. --Maintenant, dit-elle en lui tendant la tasse, il faut vous en aller; je ne veux pas que vous passiez la nuit ici; vous n'aurez qu'a tirer la porte, elle se fermera seule; merci, cher monsieur, je n'oublierai jamais vos bons soins et votre complaisance. Bonsoir et merci. Placant son bras sous sa tete, elle ferma les yeux pour dormir: sa pose etait pleine de grace et d'abandon; le cou cache dans les dentelles, sa tete brune encadree dans la blancheur de l'oreiller, la main pendante, elle etait vraiment ravissante ainsi sous la faible lumiere de la bougie. Assis a une assez grande distance d'elle et accoude sur une table, Leon se demandait si toutes les histoires qu'il avait entendu conter sur elle pouvaient etre vraies: en tout cas, il etait impossible d'etre plus simple et meilleure fille ... et jolie avec cela, mieux que jolie, charmante. Sans doute elle voulait dormir, mais cependant elle ne s'endormit point: a chaque instant elle se tournait, se retournait et changeait de position. --Vous ne dormez pas, dit-il, en s'approchant du lit. --Non, je ne peux pas, quand je ferme les yeux, je vois ces deux hommes tomber la devant moi. --Voulez-vous une autre tasse de tilleul? --Non, merci, j'ai trop chaud maintenant, la fievre brulante a remplace la fievre froide. Je crois que ce qui me serait le meilleur, ce serait de ne plus penser a ces malheureux. Voulez-vous que nous causions? --Volontiers, si cela ne vous fatigue pas. --Au contraire, cela occupera mon esprit et l'empechera de s'egarer. Mais puisque vous voulez bien causer, vous deplairait-il de vous rapprocher, vous etes a une telle distance que nous aurons peine a nous entendre. Il se leva, et prenant la chaise sur laquelle il etait assis il se rapprocha du lit. --Asseyez-vous donc dans ce fauteuil, dit-elle, et laissez cette chaise. Et de la main elle lui indiqua un fauteuil place tout contre le lit et de telle sorte qu'une fois assis la ils se trouveraient en face l'un de l'autre. --Et maintenant, dit-elle, lorsqu'il fut installe, une question, je vous prie. Comment vous nommez-vous? --Mais.... --Oh! je ne vous demande pas votre grand nom, mais votre petit: au point ou nous en sommes de notre connaissance, comment voulez-vous que je vous dise, monsieur Haupois-Daguillon? --Leon. --Et moi Hortense, car vous pensez bien que ce nom de Cara qu'on me donne dans le monde n'est pas le mien. Maintenant nous serons plus a notre aise. Voulez-vous etre Leon pour moi et voulez-vous que je sois Hortense pour vous? --Cela est convenu. --Eh bien, mon cher Leon, j'ai une demande a vous adresser, c'est celle qui commence la plupart des contes des _Mille et une Nuits_: "Vous contez si bien, contez-moi donc une histoire." --C'est que justement je ne sais pas du tout conter. --Ah! quel malheur! en faisant un effort. --Meme en faisant de grands efforts; je ne sais pas d'histoires. --Je vous assure pourtant que, puisque vous voulez bien me soigner, ce serait, j'en suis sure, un merveilleux remede: je ne verrais plus ces malheureux. Mais enfin, si cela est impossible, je ne veux pas vous imposer une tache ennuyeuse pour vous; ce serait vous payer d'ingratitude. Seulement, comme je tiens a l'histoire, voulez-vous que je vous en conte une, moi. --Vous allez vous fatiguer. --Au contraire, je vais me guerir, mais il est bien entendu que si je vous endors vous m'arreterez. --C'est entendu. --Mon recit aura pour titre, si vous le voulez bien: _Histoire d'une pauvre fille de la vallee de Montmorency_; c'est un conte vrai, tres-vrai, trop vrai, car je n'ai pas d'imagination. IV Elle commenca son recit: --"Puisque je vais vous raconter l'histoire d'une pauvre fille de la vallee de Montmorency, il serait peut-etre convenable de vous faire la description de cette vallee. Mais comme elle est decouverte depuis longtemps deja, et comme les descriptions m'ennuient quand j'en trouve dans certains romans, ou trop souvent elles ne figurent que pour masquer le vide du recit, je passe cette description et vous dis tout de suite que notre petite fille est ne a Montlignon. Elle etait le dernier enfant d'une famille qui en comptait trois: un garcon, l'aine, et deux filles. Cette famille etait pauvre, tres-pauvre; le pere etait terrassier chez un pepinieriste et la mere travaillait a la terre avec son mari; c'etait elle qui mettait dans les rigoles les graines ou les plants que son homme recouvrait a la houe ou au rateau. Notre jeune fille.... Si nous lui donnions un nom? cela serait plus commode. Mais j'ai si peu d'imagination que je n'en trouve pas. --Si nous la baptisions Hortense. --C'est cela. Hortense donc, ne connut pas son pere, qui mourut quand elle n'avait que deux ans. Si la vie avait ete difficile quand le pere apportait son gain a la maison, elle le fut bien plus encore quand la mere se trouva seule pour travailler et nourrir ses trois enfants. Plus d'une fois on ne mangea pas, et tous les jours on resta sur son appetit, ce qui, pretendent les gens qui se donnent des indigestions, est excellent pour la sante ... des autres. Devant cette misere, la mere se remaria, non par amour, mais par speculation, pour trouver quelqu'un qui l'aidat a nourrir sa famille. Se vendre ainsi sans mariage est une infamie; mais se vendre avec le mariage, c'est tout autre chose. L'homme que la mere d'Hortense avait pris etait une sorte de brute, terrassier aussi, et qui n'avait d'autre merite que de travailler comme deux. C etait justement ce qu'il fallait. Malheureusement a cote de cette qualite il y avait un defaut; il buvait, et l'argent qu'il gagnait s'en allait, pour une bonne part, sur les comptoirs en zinc des marchands de vin. Il ne lachait son argent a la maison que quand on le lui arrachait; et pour obtenir cela les enfants jouaient, de bonne foi et avec une terrible conviction, je vous assure, ce qu'on peut appeler "le drame de la faim"; quand il rentrait les jours de paye, ils l'entouraient et se mettaient a pleurer en criant: "J'ai faim". Et ils criaient cela d'autant mieux que c'etait vrai. Cependant Hortense grandit et devint jolie, car ce n'est pas le bien-etre qui donne la beaute, ni la sante, heureusement. Elle poussa et se developpa en liberte a courir les champs et les bois, se nourrissant surtout de bon air, ce qui, parait-il, est plus nutritif qu'on ne le croit generalement. Comme elle atteignait ses neuf ans, sans qu'il fut question de l'envoyer a l'ecole comme vous le pensez bien, une vieille dame riche, a qui elle portait des fraises des bois dans l'ete, et dans l'hiver des branches de houx ou de fragons garnies de leurs fruits rouges, se prit de pitie pour sa gentillesse, et l'envoya dans un couvent a Pontoise, promettant de se charger de son instruction et plus tard de son avenir. Ce fut le beau temps, le bon temps d'Hortense, qui ne se plaignit pas, comme beaucoup de ses camarades, de la mauvaise nourriture du couvent. Elle ne se plaignit pas davantage du travail, et bien vite elle devint la meilleure eleve de sa classe. Mais cette vie heureuse ne pouvait pas durer, la vieille dame riche mourut sans avoir pense a Hortense dans son testament, et, comme ses heritiers n'etaient pas disposes a se charger de cette petite fille qu'ils ne connaissaient pas, une des soeurs la ramena chez sa mere a Montlignon. Elle avait alors treize ans et quelques mois. La question qu'elle se posait en revenant etait de savoir a quoi on allait l'employer lorsqu'elle serait rentree dans la maison maternelle, car une enfance comme celle qu'elle avait eue rend l'esprit pratique et prevoyant. Cette question fut vite resolue.--Te voila, dit sa mere en la voyant entrer.--Oui, je viens pour rester avec vous.--Rester, tu n'y pense pas; pour que le pere fasse de toi ce qu'il a fait de l'ainee, jamais; tu vas t'en aller, et tout de suite.--Ou,--N'importe ou, fut-ce en enfer, tu serais mieux qu'ici: sauve-toi, malheureuse. Si une enfant de treize ans ne comprenait pas toutes ces paroles, elle en comprenait le ton et sentait bien qu'il etait inutile d'insister. Apres une assez longue discussion ou plus justement une longue recherche, il fut decide qu'elle irait a Paris demander l'hospitalite a une de ses tantes, fruitiere dans le quartier des Invalides. Seulement, comme le prix d'un billet coute dix-neuf sous d'Ermont a Paris et qu'il n'y avait que onze sous a la maison, il fut decide qu'elle irait prendre le train a Saint-Denis, ce qui ne couterait que huit sous. Sa mere l'accompagna, et, le billet de chemin de fer pris, elle lui donna les trois sous qui lui restaient. Ce fut avec ces trois sous qu'elle entra dans la vie, a treize ans, apres avoir embrasse sa mere, qu'elle ne devait pas revoir. Quand elle entra chez sa tante la fruitiere, vous pouvez vous imaginer les hauts cris que celle-ci poussa. Cependant, comme ce n'etait point une mechante femme, elle ne la renvoya pas, et deux jours apres elle l'installa a un des coins de l'esplanade des Invalides devant une petite table chargee de fruits verts ou a moitie pourris. Vous representez-vous une jeune fille de treize ans, jolie, tres-jolie, disait-on, elevee dans un couvent, instruite jusqu'a un certain point, vendant des pommes a un sou le tas aux invalides et aux gamins de ce quartier. Quelle chute! Quelle souffrance! Pendant pres de trois ans elle vecut de cette miserable existence, dehors par tous les temps, le froid, le chaud, le vent, la pluie; et cependant ce qu'elle endura physiquement ne fut rien aupres du supplice moral qui lui fut inflige. Pourquoi ne faisait-elle pas autre chose, me direz-vous? Et que vouliez-vous qu'elle fit, elle n'avait pas de metier, et elle etait trop miserable pour se payer un apprentissage, meme qui ne lui eut rien coute. De quoi eut-elle vecu pendant le temps de cet apprentissage? Il y a une saison ou les pommes manquent; alors elle vendait des fleurs et elle quittait les Invalides pour des quartiers ou l'on a de l'argent a depenser aux superfluites du luxe. Un jour qu'elle se tenait au coin du pont de l'Alma et du Cours-la-Reine, avec un eventaire charge de violettes pendu a son cou, un phaeton s'arreta devant elle, et un jeune homme lui demanda un bouquet de deux sous. Elle le presenta, le jeune homme la regarda longuement et, lui ayant donne les deux sous, il continua son chemin: elle le suivit des yeux jusqu'au moment ou il disparut dans la confusion des voitures. Elle le connaissait bien, ce jeune homme, pour le voir souvent passer: c'etait le duc de Carami, celebre alors par sa grande existence, ses pertes au jeu, ses chevaux, ses maitresses et ses folies toutes marquees au coin de l'originalite. Le lendemain, Hortense se trouvait a la meme place, quand le duc s'arreta devant elle; mais cette fois il descendit de voiture, et, au grand ebahissement des gens qui passaient, il resta a causer avec elle pendant un grand quart d'heure, lui demandant qui elle etait et bien surpris de ses reponses. Il revint le lendemain encore, puis le surlendemain, puis pendant toute la semaine, chaque jour a la meme heure, et quinze jours apres il installait Hortense, la pauvre petite fille de la vallee de Montmorency, dans un hotel de la rue Francois Ier, qui coutait dix mille francs de loyer; elle qui, quelques jours auparavant, n'avait aux pieds que des savates ou des sabots, elle trouvait six chevaux dans son ecurie. C'est depuis ce jour qu'Hortense, en quelque saison que ce fut, a toujours eu un bouquet de violettes pres d'elle,--souvenir des fleurs qu'elle vendait sur le Cours-la-Reine. Disant cela, Cara regarda le bouquet place sur la table ou, quelques instants auparavant Leon etait accoude; puis elle continua: --Ne blamez pas la pauvre fille de s'etre ainsi jetee dans les bras du duc, elle n'a pas reflechi si elle se vendait ou si elle se donnait; elle etait fascinee, eblouie par ce beau jeune homme, qu'elle adorait et qui l'aimait. Car il l'aimait passionnement, et la meilleure preuve en est dans ce nom de Cara qu'il lui donna et qu'elle a depuis porte. Elle s'arreta avec une sorte de confusion, puis se mettant a sourire: --J'aurais voulu garder la forme impersonnelle dans mon recit, dit-elle, mais, bien que je me sois coupee nous la reprendrons si vous le permettez.--Je ne puis pas te faire duchesse ni te donner mon nom, lui dit-il, mais je veux t'en donner une part, et desormais tu t'appelleras Cara. Ils s'aimerent pendant quatre ans. Et ce fut ainsi qu'Hortense devint a la mode. Etait-il possible qu'il en fut autrement pour la maitresse d'un homme comme le duc, sur qui tout Paris avait les yeux? Le duc, vous devez le savoir, etait poitrinaire, et la vie a outrance qu'il menait ruinait sa faible sante. Les choses en vinrent a ce point qu'on lui ordonna le sejour de Madere. Hortense l'y accompagna. Il s'y ennuya et voulut revenir. En bateau, il mourut dans les bras de celle qu'il aimait; et ce fut son cadavre qu'elle ramena a Paris. Elle s'arreta, la voix voilee par l'emotion; mais apres quelques minutes elle continua: --Le duc par son testament lui avait laisse une grosse part de ce qui restait de sa fortune. Ce testament fut attaque par la duchesse de Carami, remariee a cinquante-trois ans avec un jeune homme de trente ans, et il fut casse par la justice pour captation. Vous avez du entendre parler de ce proces, qui a ete presque une cause celebre, je ne vous en dirai donc rien qu'une seule chose: il avait, cela se concoit de reste, appele l'attention sur Hortense, et si elle avait voulu donner des successeurs au duc, elle n'aurait eu qu'a faire son choix parmi les plus illustres et les plus riches. Mais elle voulait etre fidele au souvenir et au culte de celui qu'elle avait adore, et dont elle se considerait comme la veuve. Cependant la misere etait devant elle, car ce proces l'avait ruinee, et elle avait une peur effroyable de la misere, la peur de ceux qui l'ont connue dans ce qu'elle a de plus hideux. Parmi ceux qui la pressaient se trouvait un riche financier, Salzondo, cet Espagnol dont tout Paris a connu la vanite folle et les pretentions, et qui, portant perruque sur une tete nue comme un genou, se faisait chaque matin ostensiblement couper quelques meches de sa perruque chez le coiffeur le plus en vue du boulevard, pour qu'on crut qu'il avait des cheveux. Salzondo ne demandait a sa maitresse qu'une seule chose, qui etait qu'elle fit croire et fit dire qu'il avait une maitresse, comme ses perruques faisaient croire qu'il avait des cheveux, quand, en realite, il n'avait pas plus de maitresse que de cheveux. Hortense accepta ce marche, qui n'etait pas bien honorable, j'en conviens, mais qui, pour elle, valait encore mieux que la misere, et pendant plusieurs annees, le tout Paris dont se preoccupait tant Salzondo put croire que celui-ci avait une maitresse. C'est la un fait bizarre, n'est-ce pas? et cependant il est rigoureusement vrai, ces choses-la ne s'inventent pas. Sans repondre, Leon inclina la tete par un mouvement qui pouvait passer pour un acquiescement. --Encore un mot, continua Cara, et j'aurai fini. Au bout de quelques annees, Hortense se lassa de ce jeu ridicule. Depuis longtemps elle aspirait a une vie reguliere, sa reputation la suffoquait, et le milieu dans lequel elle brillait lui inspirait le plus profond degout. Elle crut avoir trouve dans un homme intelligent, plein d'ardeur pour le travail, ambitieux, un mari qui lui donnerait dans le monde le rang dont elle ne se croyait pas tout a fait indigne. Elle sacrifia a cet homme la plus grande partie de ce qu'elle possedait; et trop tard elle s'apercut qu'elle s'etait trompee sur lui. De toutes les blessures qui l'ont frappee, celle-la a ete la plus douloureuse, non pas qu'elle aimat cet homme,--elle n'a jamais aime que celui qui est mort dans ses bras;--mais elle aimait l'honneur et la dignite de la vie, et c'etait sur la main de cet homme qu'elle avait compte pour les atteindre. Voila l'histoire de la pauvre fille de la vallee de Montmorency. J'ai tenu a vous la dire pour que vous sachiez bien ce qu'est la femme a qui vous avez temoigne tant de bonte, non Cara, mais Hortense." Disant cela, elle lui tendit la main, et quand il lui eut donne la sienne, elle la serra doucement. --Maintenant, dit-elle, j'ai dans le coeur et dans l'esprit des idees, qui m'empecheront de penser a ces malheureux acrobates; je vous demande donc de rentrer chez vous; je ne veux pas vous faire passer la nuit entiere. --Mais.... --Si demain vous pensez encore a moi et si vous voulez bien venir savoir quel a ete l'effet de vos bons soins, je serai ici toute la journee. --A demain alors. V Lorsque la porte du vestibule se fut refermee avec un petit bruit sec, et qu'il fut des lors bien certain que Leon sorti ne pouvait pas rentrer, Cara glissa vivement a bas de son lit, et, en chemise comme une femme qui ne craint pas le froid, elle se dirigea, une bougie a la main, vers sa cuisine. Elle ne tremblait plus: et elle marchait resolument sans ces hesitations qui l'avaient obligee a s'appuyer sur le bras de Leon. Ayant pose sa bougie sur une table, elle se mit a fureter dans les armoires de la cuisine, ne trouvant pas sans doute ce qu'elle cherchait. Enfin dans l'une elle prit une bouteille ou plus justement un litre a moitie rempli d'un gros vin noiratre, et dans l'autre un crouton de pain qui, place un peu brusquement sur la table, sonna comme un caillou tant il etait dur et sec. Mais elle ne parut pas s'en inquieter autrement, et prenant un couteau de cuisine, elle parvint a en couper ou plutot a en casser un morceau. Alors, versant son vin noir dans un verre, elle s'assit sur le coin de la table une jambe ballante, et elle trempa son morceau de pain dans ce vin. Evidemment le tilleul quelle avait bu lui avait creuse l'estomac ou lui avait affadi le coeur, et elle avait besoin de se reconforter; les infusions calmantes n'etaient pas le remede qui lui convenait presentement. Apres ce frugal souper, elle regagna sa chambre; mais, avant de se coucher, elle atteignit un reveil-matin, dont elle placa l'aiguille sur huit heures; puis, apres l'avoir remonte, elle se mit au lit et, dix minutes apres, elle dormait d'un profond sommeil, dont le calme et l'innocence etaient attestes par la regularite de la respiration. Elle dormit ainsi jusqu'au moment ou partit la sonnerie du reveil; alors, sans se frotter les yeux, sans s'etirer les bras, elle sauta a bas de son lit comme une femme de resolution ou d'humeur facile. En un tour de main elle fut habillee, chaussee, coiffee, et elle sortit. Arrivee rue du Helder, elle monta au second etage d'une maison de bonne apparence et sonna; un domestique en tablier blanc vint lui ouvrir. --Monsieur Riolle. --Mais monsieur n'est pas visible. --Il n'est pas seul? --Oh! madame peut-elle penser? monsieur travaille.... --Alors, c'est bien; j'entre. Et, sans se laisser barrer la passage, elle se dirigea par un etroit et sombre passage vers une petite porte qu'on ne pouvait trouver que quand on la connaissait bien. Elle la poussa et se trouva dans un cabinet de travail encombre de livres et de paperasses eparpillees partout sur le tapis et sur les meubles. Devant un bureau, un homme d'une quarantaine d'annees, a la figure rasee, vetu d'une robe de chambre qui avait tout l'air d'une robe de moine, travaillait la tete enfoncee dans ses deux mains. Au bruit de la porte, qui d'ailleurs fut bien faible, il ne se derangea pas, et Cara put arriver jusqu'a lui, glissant sur le tapis, sans qu'il levat la tete; sans doute il croyait que c'etait son valet de chambre; alors, se penchant sur lui, elle l'embrassa dans le cou. Il fit un saut sur son fauteuil. --Tiens, Cara! s'ecria-t-il. Elle le menaca du doigt, et se mettant a rire --Il y a donc d'autres femmes que Cara qui peuvent t'embrasser dans le cou, que tu parais surpris que ce soit elle? Oh! l'infame! --Es-tu bete! --Merci. Mais ce n'est pas pour que tu te mettes en frais de compliments que je suis venue te deranger si matin. --Tu viens me demander un conseil? --Tu as devine, avocat perspicace et malin. --Il s'agit d'une question de doctrine ou d'une question de fait? --D'une question de personne. --C'est plus delicat alors. --Pas pour toi, qui connais ton Paris financier et commercial sur le bout du doigt et qui devrais faire partie du conseil d'escompte de la Banque de France. --Tu me flattes; c'est donc bien grave? --Tres-grave. Que penses-tu de la maison Haupois-Daguillon? --Ah bah! est-ce que le fils?... --Je te demande ce que tu penses de la maison Haupois-Daguillon. --Excellente; fortune considerable et solidement etablie, a l'abri de tous revers, et j'ajoute, si cela peut t'interesser, honorabilite parfaite. --Ce ne sont pas des phrases de palais que je te demande; que vaut-elle? Voila tout. --Huit, dix millions. --Au plus ou au moins? --Au moins; mais tu comprends qu'il est difficile de preciser. --Ton a peu pres suffit. Deux enfants, n'est-ce pas? --Un fils et une fille; celle-ci a epouse le baron Valentin. --Un imbecile orgueilleux et avaricieux, mais cela importe peu. Quelle sont les relations du pere et du fils? Le pere est-il un homme dur, un vrai commercant? --Je n'en sais rien; mais on dit que c'est la mere qui est la tete de la maison. --Mauvaise affaire! --Pourquoi? --Parce que les femmes de commerce n'ont pas le coeur sensible generalement. Sais-tu si le fils est associe ou interesse dans la maison, et s'il a la signature? --Je suis oblige de te repondre que je n'en sais rien, je n'ai pas de relation dans la maison. Elle se renversa dans son fauteuil; et jetant sa jambe gauche par-dessus sa jambe droite en haussant les epaules: --Comme on se fait sur les gens des idees que la realite demolit, dit-elle. Ainsi te voila, toi: tu es assurement un des hommes d'affaires les plus habiles de Paris, ta vie le prouve, car apres avoir commence par etre l'avocat des actrices, des cocottes et des comtesses du demi-monde, ce qui personnellement avait des agrements, mais ce qui pecuniairement ne valait rien, tu es devenu l'avocat, c'est-a-dire, le conseil des gens de la finance et de la speculation; au lieu de plaider simplement pour eux comme tes confreres, tu as fait leurs affaires, tu as ete les arranger a Constantinople, a Vienne, a Londres, partout; il parait que cela n'est pas permis dans votre corporation; tu t'es moque de ce qui etait defendu ou permis, tu as ete recompense de ton courage par la fortune, la grosse fortune que tu es en train d'acquerir. Aujourd'hui, quand on parle de Riolle a quelqu'un, on vous repond invariablement: "C'est un malin". Tu as la reputation de connaitre ton Paris comme pas un. Eh bien, je viens a toi, et tu me reponds que tu ne peux pas me repondre! Riolle se mit a rire de son rire chafouin en ouvrant largement ses levres minces, ce qui decouvrit ses dents pointues comme celles d'un chat. --Que tu es bien femme, dit-il, une idee te passe par la cervelle et tout de suite il faut qu'on la satisfasse; que ne m'as-tu dit hier qu'il te fallait des renseignements precis sur la maison Haupois-Daguillon, tu les aurais aujourd'hui. --Hier, je n'y pensais pas. --Eh bien, donne-moi jusqu'a ce soir, et je te promets de te les porter precis et circonstancies, tels que tu les veux en un mot. --Ce soir, c'est impossible. --Tu es cruelle. --J'aime mieux venir les chercher demain matin. --Eh bien, soit. --Alors, adieu, a demain. --Deja! --Il faut que je passe chez Horton. --Tu es malade? --Non, j'ai seulement besoin d'une ordonnance. Et elle s'en alla chez son medecin, auquel elle raconta ce qui lui etait arrive la veille, et qui lui ecrivit l'ordonnance qu'elle desirait,--c'est-a-dire insignifante; puis, avant de rentrer, elle envoya une depeche a ses gens a Saint-Germain, pour leur dire de revenir a Paris. Toutes ces precautions prises, elle fit une gracieuse toilette de malade, coiffure aussi simple que possible, peignoir en mousseline blanche, et, s'installant dans sa chambre avec une fiole et une tasse pres d'elle, elle attendit la visite de Leon. Elle l'attendit toute la journee, et elle se demandait s'il ne viendrait pas,--ce qui, a vrai dire, l'etonnait prodigieusement,--lorsqu'a neuf heures du soir il arriva. Elle avait donne des instructions pour qu'on le recut et qu'on ne recut que lui. Il trouva dans le vestibule une femme de chambre pour le recevoir, lui prendre des mains son pardessus et le conduire pres de Cara. L'appartement n'avait plus le meme aspect que la veille, le salon etait eclaire et les housses qui recouvraient les meubles avaient ete enlevees. Cependant ce n'etait pas dans ce salon que se tenait Cara; elle etait dans la chambre ou il avait passe une partie de la nuit precedente, allongee sur une chaise longue, pale et dolente. --Comme vous etes bon d'avoir pense a moi, dit-elle en lui tendant la main, et que c'est genereux a vous de venir faire visite a une malade chagrine et desagreable! --Comment allez-vous? --Assez mal, et vous voyez tous les remedes qu'Horton m'ordonne; j'ai fait venir mes domestiques; il ne veut pas que je quitte Paris. --Sans faire de medecine, j'ai voulu, moi aussi, vous apporter mon remede; en venant, j'ai passe par le cirque; Otto n'a rien et Zabette en sera quitte pour la peur. --Mais vous avez donc toutes les delicatesses du coeur aussi bien que de l'esprit, s'ecria-t-elle d'une voix emue; j'envie la femme que vous aimez; comme elle doit etre heureuse! --Je n'aime personne. --C'est impossible. Une discussion s'engagea sur le point de savoir qui il aimait. Tandis qu'elle suivait son cours plus ou moins legerement, plus ou moins spirituellement, dans la chambre de Cara, une autre d'un genre tout different prenait naissance dans le vestibule. Peu de temps apres l'arrivee de Leon, le timbre avait retenti, et un homme a mine rebarbative s'etait presente: c'etait un creancier, l'usurier Carbans, que Louise, la femme de chambre, ne connaissait que trop bien. --Je veux voir votre maitresse, dit-il, je sais qu'elle est revenue; en passant j'ai apercu les fenetres eclairees et je suis monte. A cela Louise repondit que sa maitresse ne pouvait recevoir; mais Carbans n'etait pas homme a se laisser ainsi econduire; il connaissait la maniere d'arriver aupres des debiteurs les plus recalcitrants. --Votre maitresse se fiche de moi; je veux la voir et lui dire que si demain je n'ai pas un fort a-compte, je la poursuis a outrance et la fais vendre. --Je le dirai a madame. --Non pas vous, mais moi en face; ca la touchera et la fera se remuer. Il avait eleve la voix et il commencait a crier fort lorsque Louise, qui etait une fine mouche et qui connaissait toutes les roueries de son metier, se posa le doigt sur les levres, en faisant signe a Carbans qu'il ne fallait pas parler si haut: --Vous pensez bien que si je ne vous introduis pas aupres de madame, c'est que quelqu'un est avec elle. --Eh bien, tant mieux; si c'est un quelqu'un serieux, il s'attendrira. --S'il est serieux, tenez, jugez-en vous-meme. Et, allant au pardessus de Leon, elle prit dans la poche de cote un petit carnet, dont on voyait le coin en argent se detacher sur le noir du drap; puis l'ouvrant et tirant une carte qu'elle presenta a Carbans: --Trouvez-vous ce nom-la serieux? dit-elle. --Bigre! fit-il en souriant, mes compliments a votre maitresse. Puis tout a coup se ravisant: --Mais alors pourquoi ne paye-t-il pas? --Parce que ca ne fait que commencer. --Et si ca ne dure pas? --Le meilleur moyen que ca ne dure pas, c'est de l'effrayer des le debut; si cela vous parait adroit, entrez, je me retire de devant la porte. --Je repasserai dans huit jours, ma mignonne, non plus pour un a-compte, mais pour les 27,500 francs qui me sont dus, capital, interets et frais; et il faudra me payer, ou bien le lendemain je commence la danse ... a boulet rouge. Dites bien cela a votre charmante maitresse. Huit jours, pas une heure de plus; et c'est bien assez pour elle. VI Leon ne se contenta pas de cette seule visite a Cara; apres la premiere il en fit une seconde, apres la seconde une troisieme. N'etaient-elles pas justifiees par l'etat maladif dans lequel elle se trouvait; cette chute lui avait reellement cause une violente emotion, et cela etait apres tout bien naturel. Et puis pourquoi n'aurait-il pas ete sincere avec lui-meme? il avait plaisir a la voir; elle ressemblait si peu aux femmes qu'il avait connues jusqu'a ce jour. Discrete, intelligente, instruite, causant de tout avec a-propos et mesure, intarissable sans bavardages futiles, ayant beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup retenu, jugeant bien les hommes et les choses d'une facon amusante, avec malice sans mechancete, delicate dans ses gouts, distinguee dans ses manieres, c'etait, a ses yeux, une vraie femme du monde avec laquelle on aurait la liberte de tout dire et de tout risquer, a la seule condition d'y mettre un certain tour. Avec cela mieux que jolie, et faite de la tete aux pieds pour provoquer le desir, mais en le contenant par un air de decence et un charme naturel qui etaient un aiguillon de plus et non des moins forts. Chaque fois que Leon la quittait, elle lui disait a demain, et le lendemain il revenait; le premier jour, il etait arrive a neuf heures, le second a huit heures et demie, le troisieme a six heures, le quatrieme a cinq heures, et, apres deux heures de conversation qui avaient passe sans qu'il eut conscience du temps, il etait reste a diner avec elle, sans facon, en ami, pour continuer leur entretien, et ce jour-la il ne s'etait retire qu'a deux heures du matin. Et alors, marchant par les rues desertes et silencieuses, il s'etait dit tres-franchement qu'il eprouvait plus, beaucoup plus que du plaisir a la voir. Depuis la disparition de Madeleine, il avait vecu fort melancoliquement, ne s'interessant a rien, et portant partout un ennui insupportable aussi bien a lui-meme qu'aux autres. Et voila que pour la premiere fois depuis cette epoque il retrouvait de l'entrain, de la bonne humeur; voila que pour la premiere fois le temps passait sans qu'il comptat les heures en baillant. Qui avait opere ce miracle? Cara. Pourquoi ne pousserait-il pas les choses plus loin? Elles avaient ete pour lui si vides ces journees, si longues, si penibles, qu'il avait vraiment peur d'en reprendre le cours, ce qui arriverait infailliblement s'il se refusait a ce que Cara les remplit, comme depuis quelques jours elle les remplissait. En realite, le sentiment qu'il avait eprouve et qu'il eprouvait toujours pour Madeleine, aussi vif, aussi tendre, n'etait point de ceux qui commandent la fidelite. Cara ferait-elle qu'il gardat ce souvenir moins vivace ou moins charmant? Il ne le croyait point. Ah! s'il avait du revoir Madeleine dans un temps determine, la situation serait bien differente; mais la reverrait-il, jamais? De meme, cette situation serait toute differente, si elle l'avait aime, comme elle le serait aussi s'il lui avait avoue son amour et si tous deux avaient echange un engagement, une promesse, ou tout simplement une esperance. Mais non, les choses entre eux ne s'etaient point passees de cette maniere; il n'y avait eu rien de precis; et il etait tres-possible que Madeleine ne se doutat meme pas de l'amour qu'elle avait inspire. Alors, s'ils se revoyaient jamais, ce qui etait au moins problematique, dans quelles dispositions Madeleine serait-elle a son egard? N'aimerait-elle pas? Ne serait-elle pas mariee? Qui pourrait lui en faire un reproche? Pas lui assurement, puisqu'il ne lui avait jamais dit qu'il l'aimait et qu'il voulait la prendre pour femme. Raisonnant ainsi, il etait arrive devant sa porte; mais, au lieu d'entrer, il continua son chemin sous les arcades sonores de la rue de Rivoli. Paris endormi etait desert, et de loin en loin seulement on rencontrait deux sergents de ville qui faisaient leur ronde, silencieux comme des ombres et rasant les murs sur lesquels leurs silhouettes se detachaient en noir. Il etait arrive au bout des arcades, il revint vers sa maison, mais en prenant par la colonnade du Louvre et par les quais; il avait besoin de marcher et de respirer l'air frais de la riviere. Quel danger une pareille liaison avec Cara pouvait-elle avoir? Aucun. Au moins il n'en voyait pas, car si seduisante que fut Cara, ce n'etait pas une femme qui pouvait prendre une trop grande place dans sa vie;--malgre toutes ses qualites, et il les voyait nombreuses, elle ne serait toujours et ne pourrait etre jamais que Cara. Cara, oui; mais Cara charmante avec ce sourire, avec ces yeux profonds qu'il ne pouvait plus oublier depuis qu'ils s'etaient plonges dans les siens. Et a cette pensee, malgre la fraicheur du matin et le brouillard de la riviere qui le penetraient, une bouffee de chaleur lui monta a la tete et son coeur battit plus vite. Si l'heure n'avait pas ete si avancee, il serait retourne chez elle; mais deja l'aube blanchissait les toits du Palais-Bourbon, et dans les tilleuls de la terrasse du bord de l'eau on entendait des petits cris d'oiseaux; ce n'etait vraiment pas le moment d'aller sonner a la porte d'une femme endormie depuis deux heures deja. Il se dirigea vers la gare de l'Ouest; la il prit une voiture et se fit conduire au bois de Boulogne en disant au cocher de le promener n'importe ou dans les allees du bois. A neuf heures seulement, il se fit ramener a Paris, boulevard Malesherbes. Cara n'etait pas encore levee bien entendu, mais Louise ne fit aucune difficulte pour aller la reveiller et lui dire que M. Leon Haupois-Daguillon l'attendait dans le salon. Moins de deux minutes apres son entree Cara le rejoignait, vetue d'un simple peignoir: --Eh bien! s'ecria-t-elle d'une vois tremblante, que se passe-t-il donc? Mais il lui montra un visage souriant. Alors elle le regarda curieusement de la tete aux pieds, ne comprenant rien au desordre de sa toilette et a la poussiere qui couvrait ses bottines. --D'ou venez-vous donc? demanda-t-elle. --Du bois de Boulogne, ou j'ai passe la nuit. --Ah! mon Dieu! --Rassurez-vous, il s'agissait seulement d'un examen de conscience,--de la mienne, que j'ai fait serieusement dans le recueillement et le silence. --Vous ne me rassurez pas du tout. --C'est la conclusion de cet examen que je viens vous communiquer si vous voulez bien m'entendre. Et, la prenant par la main, il la fit asseoir pres de lui, devant lui: --Vous etes trop fine, dit-il, pour n'avoir pas remarque que je suis parti d'ici hier soir fort trouble, profondement emu: ce trouble et cette emotion etaient causes par un sentiment qui a pris naissance dans mon coeur. Avant de m'abandonner a ce sentiment, j'ai voulu sonder sa profondeur et eprouver quelle etait sa solidite; voila pourquoi j'ai passe la nuit a marcher en m'interrogeant, et ca ete seulement quand j'ai ete fixe, bien fixe, que je me suis decide a venir vous voir si matin pour vous dire ... que je vous aime. Il lui tendit la main; mais Cara, au lieu de lui donner la sienne, la porta a son coeur comme si elle venait d'y ressentir une douleur; en meme temps, elle regarda Leon avec un sourire plein de tristesse: --J'aurais tant voulu etre Hortense pour vous! dit-elle apres un moment de silence, et n'etre que Hortense; mais, helas! il parait que cela etait impossible, meme pour un homme delicat tel que vous, puisque c'est a Cara que vous venez de parler. --Mais je vous jure.... Elle ne le laissa pas continuer. --Je ne vous adresse pas de reproches, mon ami; combien d'autres a votre place seraient venus a moi et m'auraient dit: "Vous me plaisez, Cara; combien me demandez-vous par mois pour etre ma maitresse?" Vous etes trop galant homme pour tenir un pareil langage; vous m'avez parle d'un sentiment ne dans votre coeur, et vous m'avez dit que vous m'aimiez. Je suis touchee de vos paroles; mais, pour etre franche, je dois dire que j'en suis peinee aussi. Il me semble que l'amour ne nait point ainsi et ne s'affirme pas si vite: le gout peut-etre, le caprice peut-etre aussi, mais non, a coup sur, un sentiment serieux. De nouveau elle le regarda longuement avec cette expression de tristesse dont il avait deja ete frappe. --Ne croyez pas au moins que je repousse cet amour, dit-elle, ou que je le dedaigne. J'en suis vivement touchee au contraire, j'en suis fiere, car je ressens pour vous autant de sympathie que d'estime. Mais, depuis le peu de temps que je vous connais, ce sont ces sentiments seuls qui sont nes en moi. D'autres naitront-ils plus tard? Je ne sais: cela est possible puisque mon coeur est libre, et que de tous les hommes que je connais vous etes celui vers qui je me sens la plus tendrement attiree. Mais l'heure n'a pas sonne de mettre ma main dans la votre, et j'espere que vous m'estimez trop pour me croire capable de dicter a mes levres un langage qui ne viendrait pas de mon coeur. A ma place, une coquette vous dirait peut-etre qu'elle ne veut pas que vous lui parliez de votre amour. Moi, qui ne suis ni coquette ni prude, je vous dis, au contraire, parlez m'en souvent, parlez m'en toujours. Puis, s'interrompant pour lui tendre les deux mains: --Et j'ajoute: faites-vous aimer. VII Contrairement a ce qui se voit le plus souvent dans le monde auquel Cara appartenait, Louise, la femme de chambre de celle-ci, etait laide et d'une laideur repoussante qui inspirait la repulsion ou la pitie, selon qu'on etait dur ou compatissant aux infortunes d'autrui. Si Cara avait pris et conservait chez elle une pauvre fille que la petite verole avait defiguree, ce n'etait point par un sentiment de prudente jalousie ou pour avoir a ses cotes un repoussoir donnant toute sa valeur a son teint blanc, veloute, vraiment superbe, qui pour le grain de la peau (la pate comme diraient les peintres), rappelait les petales du camellia. Elle n'avait pas de ces petitesses et de ces precautions, sachant bien ce qu'elle etait, et connaissant sa puissance mieux que personne pour l'avoir mainte fois exercee et eprouvee jusqu'a l'extreme. Si elle avait accepte pour femme de chambre cette fille laide, ca avait ete par pitie, par sentiment familial et aussi par interet. Louise en effet etait sa cousine et elles avaient ete elevees ensemble; mais tandis qu'Hortense se rendait a Paris pour y devenir Cara, Louise restait dans son village pour y travailler et y gagner honnetement sa vie comme couturiere. Par malheur, au moment ou Louise allait se marier avec un garcon qu'elle aimait depuis quatre ans, elle avait eu la petite verole qui l'avait si bien defiguree, que lorsqu'elle avait ete guerie, son fiance n'avait plus voulu d'elle et qu'il avait epouse une autre jeune fille, bien que celle qu'il abandonnait fut enceinte de cinq mois. Louise avait alors quitte son village, ou elle etait devenue un objet de risee et de moquerie pour tous, et elle etait arrivee aupres de sa cousine Hortense, a ce moment maitresse en titre du duc de Carami,--c'est-a-dire une puissance. Si la misere et les hontes des annees de jeunesse avaient trempe le coeur de Cara pour le durcir comme l'acier, elles ne l'avaient pas pourtant ferme aux sentiments de la famille: Louise etait sa camarade, son amie d'enfance; pour cela elle l'avait accueillie, lui avait fait apprendre a coiffer, a habiller, a servir a table, et apres avoir paye ses couches et envoye son enfant en nourrice en se chargeant de toutes les depenses, elle l'avait prise pour femme de chambre. Femme de chambre devant les etrangers, attentive, polie et respectueuse, Louise redevenait la camarade d'enfance et l'amie, lorsqu'elle etait en tete a tete avec sa maitresse, en realite sa cousine, et une amie devouee, une sorte d'associee qui avait son franc-parler pour conseiller, blamer ou approuver librement, sans menagements, comme si elle soutenait ses propres interets. Cependant il etait rare qu'elle en usat pour interroger Cara ou pour aller au-devant des intentions de celle-ci, et presque toujours, elle se contentait de repondre a ce qu'on lui demandait, ne prenant directement la parole que lorsque des circonstances graves l'exigeaient. Les menaces de Carbans lui parurent de nature a legitimer une intervention energique. Bien entendu, elle avait raconte a Cara la visite de l'usurier, puis elle avait raconte aussi comment elle avait pu le renvoyer, grace au bienheureux pardessus de Leon, et naturellement elle avait cru que les 27,500 francs seraient verses avant le delai de huit jours fixe comme date fatale; mais, a son grand etonnement, elle avait vu les choses suivre une marche qui n'indiquait nullement que le versement de ces 27,500 francs dut se faire prochainement. Et comme elle considerait qu'il y avait urgence, elle se decida a intervenir la veille du jour ou Carbans devait se presenter, pret a tirer a boulet rouge, suivant son expression, s'il n'etait pas paye. Pour cela elle attendit le depart de Leon, et comme il s'en alla a deux heures du matin, exactement comme il s'en allait tous les soirs, elle aborda l'entretien en aidant Cara a se deshabiller. --Tu sais que Carbans doit revenir demain soir, dit-elle. --Je ne l'ai pas oublie. --Tu as des fonds? --Pas le premier sou. --Mais alors? --Alors il sera paye. --Avec quoi? par qui? --Avec quoi? Avec de l'argent ou avec des lettres de change, je ne puis preciser. Par qui? Par M. Leon Haupois-Daguillon qui sort d'ici. --Alors il paye d'avance, M. Leon Haupois-Daguillon? --Parbleu! M. Leon Haupois est d'une espece particuliere, l'espece sentimentale; le sentiment, c'est le grand ressort qui chez lui met toute la machine en mouvement. Et vois-tu, ma bonne Louise, pour conduire les gens, il n'y a qu'a chercher et a trouver leur grand ressort; une fois qu'on les tient par la, on les manoeuvre comme on veut.--Ne me tire pas les cheveux.--Si j'avais brusque les choses de telle sorte que Leon, mon amant depuis deux ou trois jours seulement, eut du payer 27,500 francs a Carbans, il eut tres-probablement ete blesse, et il eut tres-bien pu se dire que je ne l'avais accepte que pour battre monnaie sur son amour;--de la, reflexion, deception, humiliation et finalement separation dans un temps plus ou moins rapproche. Or, cette separation je n'en veux pas. --Mais Carbans? --Carbans viendra demain a neuf heures, Leon sera avec moi; tu defendras ma porte de maniere a ce que Carbans exaspere te mette de cote, et entre quand meme. Carbans est d'ordinaire brutal, et quand la colere l'emporte il l'est encore beaucoup plus. Il me reclamera son argent grossierement en me reprochant de ne pas avoir use du delai qu'il m'avait donne pour me procurer les fonds. Alors, si Leon est l'homme que je crois, et je suis certaine qu'il l'est, il interviendra, et Carbans s'en ira avec la promesse d'etre paye le lendemain par l'heritier de la maison Haupois-Daguillon, ce qui, pour lui, vaudra de l'argent. Quel sera le resultat de cette scene due au hasard seul? Ce sera de prouver a Leon que je ne suis pas une femme d'argent, et que, meme sous le coup de poursuites qui me menacent d'etre chassee d'ici, je ne cede pas a l'interet. D'un autre cote, il sera heureux et fier, n'etant pas mon amant, de m'avoir donne cette marque de son amour. Enfin je pourrai etre touchee de cette marque d'amour et l'en recompenser, ce qui simplifiera et ennoblira le denoument. Sois tranquille, nous sommes dans une bonne voie, et la situation va changer. --Il etait temps. --Il n'etait pas trop tard, tu vois. Pour commencer nos changements, qui iront du haut en bas de l'echelle, tu renverras demain Francoise; elle nous a fait l'autre jour un diner que Leon a trouve execrable, et comme il mangera ici souvent, je veux que ce soit avec plaisir. Tu auras soin de me choisir un vrai cordon bleu, Leon est sensible aux satisfactions que donne la table. J'etudierai son gout; il me faut quelqu'un qui soit en etat non-seulement de le contenter, mais, ce qui est autrement important, de lui donner des idees. Tu payeras a Francoise ses huit jours. --Sois tranquille, je n'aurai pas de peine a la renvoyer, elle ne demande que cela. --De quoi se plaint-elle? --De tout, du vin qu'on prend a mesure et au litre, du charbon qu'on achete au sac plombe, mais principalement de la viande que tu veux qu'on aille chercher a la Halle en ne prenant que celle de basse qualite. --Il faudrait la nourrir avec des morceaux de choix peut-etre; moi j'ai dine pendant trois ans avec les restes que j'achetais aux garcons de salle des Invalides pour deux sous. --Elle aurait voulu gagner sur tout; l'autre jour je l'entendais dire a la concierge: "Il n'y a rien a faire ici, madame est trop bonne pour sa famille, elle veut qu'on lui donne les restes." --Pardi; et ni mon oncle ni ma tante ne font les difficiles, ils ne se plaignent pas que la viande est de basse qualite. Tu me debarrasseras donc de Francoise. --Celle qui la remplacera sera peut-etre aussi difficile qu'elle; une cuisiniere econome ne se trouve pas du premier coup. --On ne fera plus d'economie, sans rien gaspiller on prendra le meilleur; tu veilleras a cela. Mais assez pour aujourd'hui, il se fait tard. Et Cara se mit au lit. Le lendemains, Carbans, ainsi qu'elle l'avait prevu, arriva pendant qu'elle etait en tete en tete avec Leon, et, comme elle l'avait prevu aussi, exaspere par Louise il forca la porte du salon ou il entra la menace a la bouche. Cara courut au devant de lui pour lui imposer silence, mais en quelques paroles il dit tout ce qu'il avait a dire: on lui devait 27,500 francs, il les voulait, et puisque le delai de huit jours qu'il avait accorde n'avait servi a rien, il allait commencer des poursuites vigoureuses. Ce fut alors a Leon de se lever et d'intervenir. En cela encore Cara ne s'etait pas trompee dans ses previsions. --Monsieur, je voudrais avoir deux minutes d'entretien avec vous, dit Leon. --A qui ai-je l'honneur de parler? --Haupois-Daguillon. Carbans, qui ne saluait guere, s'inclina tout bas. --Je suis a vos ordres. Mais Cara a son tour se mit entre eux, et tirant Leon par la main, elle l'emmena dans l'embrasure d'une fenetre: --Je vous en prie, dit-elle d'une voix suppliante, ne vous melez pas de cela; n'ajoutez pas la honte a mes regrets. --C'est moi qui suis honteux que vous m'ayez si mal juge; si vous avez un peu d'amitie pour moi; un peu d'estime, laissez-moi seul un moment avec cet homme. --Mais.... --Je vous en prie. Il fallut bien qu'elle cedat et qu'elle se retirat dans sa chambre. Alors Leon revint vers Carbans qui avait abandonne son attitude provoquante et insolente pour en prendre une plus convenable, et surtout beaucoup plus conciliante. --Monsieur, dit Leon, j'ai l'honneur d'etre l'ami de la personne que vous venez de menacer, je ne puis donc pas souffrir que ces menaces soient mises a execution; si les 27,500 francs que vous reclamez sont dus legitimement, je vous payerai demain; voulez-vous attendre jusqu'a demain et d'ici la, vous contenter de mon engagement, de ma parole? --Votre engagement suffit, monsieur, je vous attendrai demain jusqu'a six heures. Et, sans en dire davantage, il deposa sa carte sur le coin de la table, qui se trouvait a portee de sa main. Cependant ce ne fut que le surlendemain que Leon paya ces 27,500 francs, car il ne les avait pas et il fallut qu'il se les procurat, ce qui etait assez embarrassant pour un homme qui, comme lui, n'avait pas des relations avec ceux qui pretent ordinairement aux jeunes gens. Heureusement, Cara lui vint en aide, elle connaissait un ancien cocher nomme Rouspineau, pour le moment marchand de fourrage rue de Suresnes et proprietaire de quelques chevaux de courses, qui procurait de l'argent, sans prelever de trop grosses commissions ni de trop gros interets, aux gens du monde riches et bien etablis qui se trouvaient par hasard genes. Si Rouspineau avait eu les sommes qu'on lui demandait, il les aurait pretees a 6 pour 100 seulement a M. Haupois-Daguillon puisqu'il n'y avait pas de risques a courir, mais il ne les avait pas, ces sommes, et l'argent etait bien dur et bien difficile a trouver. Bref, contre six billets s'elevant au chiffre total de 60,000 francs, il put preter a Leon une somme de 50,000 francs, et encore fut-ce seulement pour entrer en affaire, car il y perdait. Bien entendu, sa perte eut ete difficile a prouver, cependant son benefice n'etait pas aussi gros qu'on pouvait le croire au premier abord, car il avait ete oblige de prelever dessus une somme de 2,000 francs offerte a Cara pour la remercier de lui avoir procure la connaissance de M. Haupois-Daguillon, qui, il fallait l'esperer, pourrait devenir avantageuse. Sur les 50,000 francs qu'il recut, Leon paya les 27,500 francs dus a Carbans, offrit a Cara une parure et garda 12,000 francs pour ses depenses courantes qui naturellement allaient etre un peu plus fortes que par le passe. VIII Une femme en vue comme l'etait Cara ne prend pas un amant sans que cela devienne un sujet de conversation dans un certain monde, et meme sans que quelques journaux, qui ont un public pour ces sortes d'histoires, en fassent ce qu'ils appellent une indiscretion. Bientot tout Paris, le tout Paris qui s'interesse a ces cancans, sut que Leon Haupois-Daguillon (--Le fils du bijoutier de la rue Royale?--Lui-meme.) etait l'amant de Cara (--Celle qui a ete la maitresse du duc de Carami?--Elle-meme.); et alors, pendant quelques jours, cela devint un sujet de conversation. --Il etait temps. Comme cela arrive presque toujours, la derniere personne qui apprit la liaison de Cara et de Leon fut celle qui avait le plus grand interet a la connaitre,--c'est-a-dire "le papa". Il est vrai que M. Haupois-Daguillon s'occupait fort peu de ce qui se passait dans le monde des cocottes, qu'il appelait "des lorettes ou des courtisanes". Bel homme et gate en sa jeunesse par des succes qui s'etaient continues jusque dans son age mur, il n'avait jamais compris qu'on se commit avec des femmes "qui font marchandise de leur amour". A quoi bon, quand il est si facile de faire autrement. Cependant le bruit fut tel qu'il arriva un jour a ses oreilles; alors il voulut tout naturellement savoir s'il etait fonde, et comme il lui etait difficile d'interroger celui qui pouvait lui faire la reponse la plus precise, c'est-a-dire Leon, il s'en expliqua avec son ami Byasson, qui devait avoir des renseignements a ce sujet. En effet, bien que Byasson n'eut pas de relations dans le monde de Cara, il savait a peu pres ce qui s'y passait, comme il savait ce qui se passait dans d'autres mondes, auxquels il n'appartenait pas plus qu'a celui des cocottes, simplement en qualite de curieux qui veut etre informe de ce qui se dit et se fait autour de lui. Cette curiosite, il ne l'appliquait pas seulement aux bavardages de la chronique parisienne plus ou moins scandaleuse, mais il la portait encore sur les sujets d'un ordre tout autre, sur tout ce qui touchait a la litterature, a la peinture, a la musique. Bien qu'il ne fut qu'un commercant, il ne laissait pas paraitre un livre nouveau un peu important sans le lire, et sans se faire lui-meme,--et l'un des premiers,--une opinion a son sujet dont rien plus tard ne le faisait demordre, pas plus l'eloge que le blame. Dans tous les bureaux de location des theatres de Paris, son nom etait inscrit pour qu'on lui reserva un fauteuil d'orchestre aux premieres representations, et pour savoir s'il devait rire, pleurer ou applaudir, il n'attendait pas que le visage des critiques influents, en ce jour-la serieux et reserves comme des augures qui croient a leur sacerdoce, lui eut revele leurs sentiments. Avant que le Salon de peinture s'ouvrit, il connaissait les oeuvres principales qui devaient y figurer; il avait ete les voir dans les ateliers, il avait cause avec les artistes, et pour elles aussi, il ne recevait pas son opinion toute faite des journaux ou des gens du metier. Toutes les fois qu'une vente interessante avait lieu a l'hotel des commissaires-priseurs, il recevait un des premiers catalogues tires, et s'il n'assistait point a toutes les vacations, il traversait au moins toutes les expositions qui meritaient une visite. Ou trouvait-il du temps pour cela? C'etait un prodige; et cependant il en trouvait, de meme qu'il en trouvait encore pour arriver presque chaque jour a la fin du dejeuner de M. et madame Haupois-Daguillon, de facon a prendre une tasse de cafe avec eux;--il est vrai que la famille Haupois-Daguillon etait sa famille a lui qui ne s'etait point marie, comme Leon et Camille etaient ses enfants; et il est vrai aussi que les satisfactions de l'esprit qu'il recherchait si avidement ne l'avaient pas rendu insensible aux joies du coeur. Personne mieux que lui assurement n'etait en etat de savoir ce qu'etait cette Cara, dont M. Haupois avait entendu parler plusieurs fois sans jamais s'inquieter d'elle, et qui maintenant, disait-on, etait la maitresse de son fils. Au premier mot, il fut evident que Byasson pourrait repondre s'il le voulait, car le nom de Cara lui fit faire une grimace tout a fait significative. --Vous savez qu'elle est la maitresse de Leon? demanda M. Haupois. --On le dit; mais je n'en sais rien. --Ne faites pas le discret, mon cher, vous ne vaudrez pas une mercuriale a mon fils en m'apprenant ce que vous savez. A vrai dire, et tout a fait entre nous, je ne suis pas fache de cette liaison. --Ah! vraiment. --Entendons-nous: certainement je suis offusque de voir un homme comme Leon, beau garcon, intelligent, distingue, mon fils, qui pourrait prendre des maitresses ou il voudrait, devenir l'amant d'une lorette, d'une courtisane a la mode; oui, tres-certainement cela me blesse; mais enfin, d'un autre cote, ce n'est pas sans un sentiment de soulagement que je vois Leon echapper a l'influence sous laquelle il etait;--Cara le guerira de Madeleine. --Moi, mon cher, je ne vois pas du tout les choses a votre point de vue, et je ne peux pas me rejouir de voir Leon l'amant de Cara. --Vous la connaissez? --Je sais d'elle ce que sait tout Paris, et voila pourquoi je suis jusqu'a un certain point effraye de penser que Leon va subir son influence. N'oubliez pas comment Leon a ete eleve et quelles etaient ses dispositions dans sa premiere jeunesse. --Il me semble que Leon a ete aussi bien eleve qu'il pouvait l'etre. --Certainement, mais rappelez-vous ses admirations de collegien pour ces femmes qui, a un degre quelconque, etaient des Cara. Vous vous contentiez de hausser les epaules quand nous le voyions, le nez colle contre les vitres, regardant leur defile. Et vous haussiez les epaules encore quand vous le preniez a lire ces journaux ou ces romans qui ont la pretention d'etre l'expression du _high-life_ parisien. Il ne vous faisait point part de ses idees, bien entendu, mais avec moi il regimbait quand je me moquais de lui, et j'ai pu juger alors combien etait vive sa curiosite de savoir quelle etait cette existence qui l'attirait et le fascinait. Pour moi c'est un miracle que jusqu'a ce jour il n'ait pas fait de grosses folies, et je ne m'explique sa sagesse que par la nullite ou la sottise des femmes qui n'auront pas su le prendre et le retenir. Mais Cara n'est pas de ces femmes: elle n'est pas nulle, elle n'est pas sotte. --Qu'est-elle, donc? C'est pour que vous me le disiez que je vous parle d'elle, ou tout au moins pour que vous me disiez ce que vous en savez. --Cara, que dans son monde on appelle Carafon, Caramel, Carabosse, Caravane, Carapace et surtout Caravanserail,--ce qui, eu egard a ses moeurs hospitalieres, est une sorte de qualificatif parfaitement justifie,--Cara, de son vrai nom, est mademoiselle Hortense Binoche, nee a Montlignon, dans la vallee de Montmorency, de parents pauvres et peu honnetes. Son enfance ne fut pas trop malheureuse, car a neuf ans elle seduisit par sa gentillesse,--vous voyez qu'elle a commence de bonne heure,--une vieille dame riche qui la fit elever dans un couvent. Malheureusement, la vieille dame mourut, et alors commenca pour la jeune fille une existence de misere horrible. On la retrouve au bout de quelques annees la maitresse du duc de Carami. C'est le temps de sa splendeur. Elle tue le duc ou il se tue tout seul, ce dont d'ailleurs il etait bien capable, et par son testament il laisse une partie de ce qui restait de sa fortune a sa maitresse. Le testament est attaque pour captation, et c'est Nicolas qui plaide contre Cara. Vous savez quelle est la maniere de plaider de Nicolas, quel est son systeme de personnalites et d'injures; il a forme son dossier avec des notes qui lui ont ete fournies par la prefecture de police, il lit ces notes et montre ce qu'a ete Cara depuis l'age de treize ans, c'est-a-dire depuis son arrivee a Paris. Jamais requisitoire n'a ete plus ecrasant, et ce qui lui donne un caractere de cruaute reelle, c'est la presence de Cara a l'audience. Quand Nicolas se tait, elle se leve et s'avance a la barre dans sa toilette de deuil de veuve, simple, chaste cependant elegante. Elle demande a donner quelques explication et prend la parole: "Tout ce qu'on vient de dire de moi est vrai, au moins pour le fond; oui, je suis nee dans le ruisseau, j'en conviens, mais peut-on me faire responsable de la fatalite de ma naissance? oui, mon enfance s'est passee dans la fange, mais quand j'ai eu la force de vouloir et de lutter, j'en suis sortie. Mais que dire de celles qui, nees dans le ciel, descendent volontairement dans le ruisseau; que dire de la fille d'un des plus riches banquiers de Paris, d'un pair de France, qui se marie, enceinte de cinq mois?" La-dessus, comme vous le pensez bien, le president, indigne, lui coupe la parole. Elle s'assied avec calme; elle avait dit ce qu'elle voulait dire: La fille du pair de France se mariant enceinte, c'etait la duchesse de Carami. Voila qui vous fera connaitre Cara, mieux que de longues explications. Vous voyez de quoi elle est capable, et quelle est sa resolution, quelle est son audace quand on l'attaque. Et M. Haupois-Daguillon resta un moment absorbe dans la reflexion; depuis quelques instants deja, il avait perdu le sourire de confiance et d'assurance avec lequel il avait aborde cet entretien. --J'allais oublier de vous dire que Cara a une soeur ainee, Isabelle. Toutes deux ont suivi la meme carriere; mais, tandis qu'Isabelle a demande la fortune au monde de la politique et de l'administration, ce qui lui a valu de puissantes protections, Cara l'a demandee au monde commercial et financier. Apres l'experience du duc de Carami, qui avait mal fini, elle s'est adressee aux fils de famille de la haute banque et du haut commerce, trouvant la des avantages moins brillants peut-etre que ceux que rencontrait sa soeur, mais a coup sur plus serieux et plus productifs. Vous donner la liste des gens a la fortune desquels elle a fait une large breche m'est difficile en ce moment; mais nous trouverons des noms si vous en desirez. --Alors elle doit etre riche? --Elle l'etait, mais elle s'est fait ruiner en ces derniers temps par un aventurier qu'elle voulait epouser. C'est le juste retour des choses d'ici-bas. --Tout ce que vous me dites-la est assez effrayant. --Aussi avez-vous eu grand tort de vous rejouir en pensant que Cara le guerirait de Madeleine; il y a des remedes gui sont pires que le mal; et cette chere Madeleine n'etait pas un mal. Ah! la pauvre fille, que n'est-elle la pour nous sauver! --Elle serait la que je n'accepterais pas son secours; d'ailleurs Leon n'est pas perdu, je le surveillerai; et, s'il le faut, je lui parlerai. En tout cas, il y a un moyen d'empecher les choses d'aller trop loin. Puisque Cara est une femme d'argent, je tiendrai Leon serre, et alors elle s'en fatiguera bien vite. --A moins que Leon ne trouve des preteurs, ce qui, vous le savez comme moi, ne lui sera pas bien difficile; qui refusera un billet signe Haupois-Daguillon? --Allons, decidement je parlerai a Leon. IX Bien que M. Haupois voulut parler a son fils, il ne lui parla point; la situation n'etait pas assez franche pour qu'il l'affrontat volontiers, sans raisons decisives sur lesquelles il put s'appuyer; si Leon devait faire des folies pour Cara, il n'en avait point encore fait. Il valait donc mieux ne pas se hater et attendre pour voir quelle tournure les choses prendraient. On ne fait des folies pour une femme que lorsqu'on l'aime, et par cela que Leon etait l'amant de Cara, il n'etait nullement demontre qu'il l'aimat; cette liaison pouvait tres bien n'etre qu'un caprice, et il n'etait pas de sa dignite de pere de famille d'intervenir dans une amourette. Lorsqu'il avait ete question d'un sentiment serieux, il n'avait pas hesite a agir: bien que cela parut peu probable, ce sentiment pouvait redevenir menacant, et il paraissait sage de garder intacte l'autorite paternelle pour ce moment, au lieu de la compromettre dans des enfantillages. Un seul point etait urgent a l'heure presente: c'etait de surveiller Leon et, autant que possible, de le retenir a la maison de commerce, de facon a ce qu'il ne donnat pas trop de temps a Cara, et sur ce point il fut tres-net avec son fils. Leon eut voulu faire ce que son pere lui demandait, car il se sentait en faute vis-a-vis de ses parents, mais ce qu'on attendait de lui et ce que lui-meme voulait etait par malheur impossible. Son pere et sa mere savaient bien qu'il les aimait et il n'avait pas a leur prouver son affection, tandis que, par le seul fait de sa position aupres de Cara, il etait oblige de faire a chaque instant, a propos de tout comme a propos de rien, la preuve de son amour. La situation en effet avait ete nettement dessinee par elle: --Il est bien entendu, mon cher Leon, que je ne veux pas de ton argent, lui avait-elle dit le jour ou il lui avait apporte le cadeau qu'il avait paye avec l'emprunt de Carbans. Tu m'as debarrassee de cet horrible Carbans, et j'ai accepte ce service parce que je le considere comme un pret que prochainement je pourrai te rembourser. J'ai des valeurs dont la negociation est en ce moment difficile, mais qui a un moment donne redeviendront ce qu'elles sont en realite, excellentes; je te les montrerai et tu verras que je ne me trompe pas. J'accepte aussi ce cadeau, parce que c'est le premier que tu me fais, parce que ce serait te peiner que de le refuser, et enfin parce qu'il marquera une date dans notre vie. Mais, quant aux choses d'interet, je veux qu'il n'en soit jamais question entre nous. --Cependant.... --Tu veux dire que c'est une grande joie de donner, et qu'il n'y en a pas de plus douce que de partager ce qu'on a avec ceux qu'on aime. Cela est vrai et je le crois. Pourtant il faudra que tu renonces a cette joie, et j'aurai le chagrin de t'en priver. C'est la une fatalite de ma position. N'oublie pas que je suis Cara. N'oublie pas la reputation qui m'a ete faite. On a cru que j'etais avide, et bien que je n'aie par rien justifie une pareille reputation, elle s'est repandue dans Paris, ou elle s'est solidement etablie, parait-il. --Qu'importe, si je sais qu'elle n'est pas fondee! --Cela importe peu en effet, au moins pour le moment. Mais, du jour ou tu pourrais douter de mon desinteressement, cela importerait beaucoup. Je ne veux pas qu'entre nous il puisse s'elever l'ombre meme d'un soupcon, et ce soupcon pourrait naitre si tu n'avais pas la preuve que je ne suis pas une femme d'argent. Quelle meilleure preuve que celle que tu te donneras toi-meme en te disant: "Elle n'a jamais voulu accepter un sou de moi?" Que deviendrais-je, mon Dieu, si tu croyais jamais que je t'aime par interet? --Ne crains point cela. --Je sais bien qu'il est encore une autre preuve que tu pourrais te donner si le doute effleurait ton esprit: c'est que, si j'avais ete une femme avide, si j'avais ete inspiree par l'interet dans le choix de mon amant, je n'aurais pas ete assez maladroite ni assez mal avisee pour te prendre. Disant cela, elle l'avait regarde a la derobee, mais il n'avait pas bronche. Alors elle avait continue de facon a preciser ce qu'elle voulait dire: --Cela t'etonne, n'est-ce pas, de m'entendre parler ainsi d'un homme tel que toi, et cependant, si tu veux reflechir, tu sentiras combien mes paroles sont raisonnables. Si ton pere est riche, il l'est d'une bonne petite fortune bourgeoise qui n'a rien a voir avec le grand luxe; et puis il connait le prix de l'argent; c'est un commercant, et il ne laisserait assurement pas ecorner un morceau de cette fortune sans s'en apercevoir, et sans pousser des cris de chat qu'on ecorche tout vivant. D'autre part, elle n'est pas a toi cette fortune, elle est a ton pere, a ta mere, qui sont jeunes encore, et qui, je te le souhaite de tout coeur, ont peut-etre vingt ans, ont peut-etre trente ans a vivre. Il y aurait donc la encore, tu le vois maintenant, une sorte de preuve pour demontrer que je ne suis pas celle qu'on dit; mais elle ne me suffit pas. --Que veux tu donc? --Je te l'ai dit, qu'aucune question d'argent ne puisse se meler a notre amour; voila pourquoi desormais tu ne me feras plus des cadeaux qui valent 15 ou 20,000 francs. Mais, si je ne veux pas accepter de toi ce qui a une valeur materielle, je te demande et j'exige ce qui a mes yeux est sans prix: tes soins, ton temps, ta tendresse, ton amour, ton amitie, ton estime, tout ce que le coeur, mais le coeur seul, peut donner. Et, de ce cote, tu verras que je te demanderai beaucoup. Ainsi laisse-moi te faire un reproche a ce sujet: depuis que nous nous aimons, c'est a peine si tu as dine ici cinq ou six fois. Ca n'etait pas la ce que j'avais espere et la preuve c'est que j'avais pris une cuisiniere pour toi. La premiere fois que tu as accepte mon diner, j'ai tres-bien vu que mon ordinaire ne te convenait pas et que tu etais plus difficile que moi; alors tout de suite j'ai renvoye ma cuisiniere, qui etait bien suffisante pour moi, et j'ai pris a ton intention un cordon bleu. --Tu as fait cela! --Et j'en ferai bien d'autres. Comment m'en as-tu recompensee? Tu as trouve ma cuisine meilleure, cela est vrai; mais tu ne lui as guere fait plus d'honneur que si elle avait continue d'etre mediocre. Est-ce que tu ne devrais pas rester a dejeuner avec moi tous les matins; est-ce que tu ne devrais pas revenir diner tous les soirs? Comprends donc que je suis affamee de joies que je ne connais pas: celles de l'interieur, du tete-a-tete, du menage. Revele-les moi ces joies, fais-les moi gouter, que je te doive ce bonheur! As-tu peur de t'ennuyer pres de moi? Non, n'est-ce pas? Eh bien, restons ensemble le plus que nous pourrons, toujours. Est-ce que nous n'avons pas mille choses a nous dire, et, lorsque nous nous separons, est-ce que nous ne nous apercevons pas que nous n'avons presque rien dit? Ah! cette vie a deux, a un, comme je la voudrais etroite et fermee, si intime qu'il n'y ait place entre nous que pour ce qui est toi et pour ce qui est moi! Cette vie intime a deux c'etait celle que Leon avait si souvent revee, si souvent desiree en ses heures d'isolement; aussi ce langage dans la bouche de sa maitresse l'avait-il profondement emu. --Si tu n'etais pas libre, avait-elle dit en continuant, je ne te parlerais pas ainsi, et je ne serais pas femme, je l'espere, a te faire manquer ta vie, pour la satisfaction de notre bonheur. Mais justement tu es maitre de toi, et je ne pense pas que tu oseras me dire que tu dois me sacrifier a ta boutique. Me le dis-tu? Au moment ou elle parlait ainsi, elle connaissait deja assez Leon pour savoir qu'elle le frappait a son endroit sensible. --Je ne dis rien, si ce n'est que ce que tu desires, je le desire moi-meme. --Eh bien, alors, vivons comme je te le demande, et prouve-moi que tu m'aimes comme je veux etre aimee, prouve-le moi tous les jours, a chaque instant, dans tout. Ah! si j'etais ce qu'on appelle une femme honnete ou si tout simplement j'etais ta femme, je serais moins exigeante, mais je suis Cara, et tu sens bien, n'est-ce pas que c'est par la tendresse, par les soins, par les prevenances, par les egards que tu me le feras oublier, et que tu me prouveras que tu ne vois en moi qu'une femme qui t'adore et qui serait heureuse de donner sa vie pour toi. La question se trouvant ainsi posee par son pere et par Cara, c'etait du cote de celle-ci qu'il avait ete entraine. Comment rester a sa "boutique" quand il etait attendu? Comment ne pas venir diner quand elle l'attendait? Elle se facherait. Pouvait-il la facher? S'il lui avait plu, c'avait ete un hasard. Mais maintenant, il voulait mieux que lui plaire, il voulait etre aime,--ce qui etait un choix. Et, il faut bien le dire, ce choix le flattait et lui etait doux. Ce reve de collegien emancipe, qu'il avait fait si souvent, d'etre aime par une de ces femmes sur qui tout Paris a les yeux, etait realise. Cara l'aimait et elle voulait etre aimee par lui. Il y avait la de quoi le chatouiller admirablement dans sa vanite. Ce n'est pas seulement de tendresse ou de desir qu'est fait l'amour et surtout l'amour qu'inspire une femme a la mode, une femme comme Cara. Combien de fils de famille ont ete jetes dans les folies ou les hontes de la passion, parce que leur maitresse etait une Cara. Combien ont ete perdus, ruines, deshonores, non par l'amour, mais par l'amour-propre. Amant d'une Cara! mais c'est un titre dans le monde, c'est presque un titre de noblesse. On etait fils d'un bourgeois enrichi: on devient quelqu'un. X Bien que Cara voulut avoir toujours Leon pres d'elle, il y avait deux jours de la semaine cependant ou elle lui rendait la liberte, non pas franchement, mais d'une facon detournee, avec des raisons sans cesse renouvelees: ces deux jours etaient le jeudi et le dimanche. En plus de ces deux jours, il y en avait un aussi par mois ou elle s'arrangeait pour etre seule,--le 17. Si habiles que fussent les raisons qu'elle lui donnait, Leon n'avait pas tarde a remarquer qu'il y avait la quelque chose d'etrange: l'habilete meme des pretextes mis en avant avait frappe son attention. Si une maitresse telle que Cara peut flatter quelquefois la vanite et l'amour-propre; par contre, elle enfievre bien souvent la jalousie d'un amant. Assurement Leon ne croyait pas, ne croyait plus tout ce qu'il avait entendu dire de Cara; maintenant qu'il la connaissait, il savait mieux que personne ce que valaient les histoires racontees sur son compte et sur ses pretendus amants; mais cependant ses audaces de rehabilitation n'allaient pas jusqu'a la faire immaculee; elle avait ete aimee, elle avait eu des liaisons. Toutes etaient-elles rompues? Ou allait-elle? Pourquoi s'enveloppait-elle de tant de precautions pour cacher ses absences? Certainement elle etait intelligente et fine, mais lui-meme n'etait ni naif ni aveugle, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour voir qu'elle n'etait pas sincere dans les explications qu'elle lui donnait et qu'il ne lui demandait pas. Quand meme elle ne se serait pas troublee (et sont trouble prouvait bien qu'elle n'etait pas aussi rouee qu'on le pretendait), Louise l'eut eclaire par son embarras, lorsque, rentrant a l'improviste, il l'interrogeait et n'obtenait d'elle que des reponses evasives, telles qu'en peut faire une femme de chambre devouee qui ne veut pas trahir sa maitresse. Tout cela formait un ensemble de faits qui n'etaient que trop significatifs et qui pour lui ne s'expliquaient pas. En effet, comment expliquer que Cara sortait tous les dimanches depuis midi jusqu'a sept heures du soir? Elle etait pieuse, cela etait vrai, et bien qu'elle se cachat pour dire ses prieres, et qu'elle eut place son prie-Dieu dans un cabinet retire, ou personne ne penetrait, au lieu de l'exposer a l'endroit le plus en vue de sa chambre a coucher, comme tant de femmes le font, il etait impossible de ne pas savoir, quand on avait vecu de sa vie, qu'elle accomplissait avec regularite certaines pratiques religieuses; mais, si devote qu'on soit, on ne reste pas dans les eglises de midi a sept heures, meme le dimanche. Il n'y a pas d'offices le jeudi qui durent quatre ou cinq heures. Il n'y en a pas davantage qui reviennent periodiquement et regulierement le 17 de chaque mois. Et puis, si telle avait ete la raison qui la faisait sortir et la retenait dehors, pourquoi ne l'eut-elle pas dit tout simplement? Mais, loin de la dire cette raison, elle la cachait avec un soin qui, a lui seul, devenait un indice grave: elle n'eut pas montre tant de precautions, tant de craintes si elle n'avait pas voulu se cacher. C'etaient la logique des choses et le raisonnement qui l'amenaient ainsi a s'inquieter, et non pas la jalousie, non pas la mefiance. De jalousie, il n'en avait jamais eu et encore moins de mefiance, etant au contraire porte par sa nature a croire le bien beaucoup plus facilement que le mal. Cependant, dans le cas present, il fallait fatalement qu'apres avoir cherche le bien sans le trouver nulle part, il en arrivat au mal malgre lui, et il y avait des jours ou il se disait qu'il fallait qu'il apprit, n'importe comment, ou Cara allait lorsqu'elle sortait, qui elle voyait, ce qu'elle faisait. Plusieurs fois il le lui avait demande sur le ton de la plaisanterie, n'osant pas l'interroger serieusement; mais toujours elle lui avait repondu par des reponses evasives qui, malgre sa finesse, criaient le mensonge. Un jour, cependant, elle s'etait fachee et, sous le coup de la colere, elle lui avait repondu franchement: --Ainsi, tu es jaloux et tu l'avoues; Eh bien! s'il en est ainsi, mieux vaut nous separer tout de suite. Je te jure, tu entends bien, je te jure que je ne te trompe point. Mais te donner d'autres explications que celles que je te donne est impossible. Accepte-moi telle que je suis, ou renonce a moi. Comprends donc que montrer de la jalousie, c'est justement le contraire des egards et des sentiments d'estime que je te demandais. Il y a des femmes, elles sont bien heureuses celles-la, dont on peut etre jaloux sans qu'elles en soient blessees; il y en a d'autres, au contraire, pour lesquelles la jalousie est la plus cruelle des blessures: est-ce qu'il n'y a pas un dicton qui dit qu'il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu? Tu ne l'oublieras point, n'est-pas? Il n'oublia point ce dicton, mais il n'oublia pas non plus qu'il etait jaloux: comment eut-il cesse de l'etre, alors que les causes qui avaient provoque cette jalousie ne cessaient point. Et il souffrit d'autant plus de ces inquietudes que, pour le reste, Cara s'appliquait a le rendre aussi heureux que possible: toujours prevenante, toujours caressante, toujours tendre, la plus douce, la plus agreable des maitresses; gaie et enjouee d'humeur, egale de caractere, passionnee de coeur, ravissante d'esprit, ne cherchant qu'a lui plaire, s'ingeniant a le charmer avec une souplesse, une fecondite de ressources, une richesse d'invention qui le frappaient d'autant d'admiration que de gratitude. Comme elle l'aimait! Et cependant? Cependant, ce point d'interrogation restait enfonce comme un clou dans sa tete, a l'endroit le plus sensible, lui faisant une blessure de jour en jour plus profonde et plus douloureuse, car chaque dimanche, chaque jeudi, Cara sortait regulierement comme si elle ne s'apercevait pas du supplice qu'elle lui imposait. Les choses continuaient d'aller ainsi, sans qu'il fit rien d'ailleurs pour en changer le cours, lorsqu'un jour, un 17 precisement, il recut un billet pour assister a l'enterrement d'un jeune Espagnol, avec lequel il s'etait lie a Madrid, et qui venait de mourir a Paris. Il hesita d'autant moins a se rendre a cet enterrement qu'il ne devait pas voir Cara ce jour-la. Deux ou trois personnes seulement se trouverent avec lui a l'eglise; alors, pour que ce pauvre garcon ne fut pas conduit tout seul au cimetiere, il l'accompagna et il resta le dernier au bord de la fosse, qui avait ete creusee dans la partie haute du Pere-Lachaise, au dela de la grande allee transversale. Comme il redescendait melancoliquement vers Paris en suivant l'allee des Acacias qui vient aboutir au monument de Casimir Perier, il apercut une femme qui, de loin, lui parut ressembler a Cara d'une facon frappante: meme taille, meme port de tete, memes epaules, elle etait penchee sur la vasque en marbre d'un monument, et dans la terre qui emplissait cette vasque elle plantait des fleurs qu'elle prenait dans une corbeille posee pres d'elle. Comme elle lui tournait le dos, il ne pouvait pas la reconnaitre surement. Elle fit un mouvement, c'etait elle. Alors il se jeta derriere un monument pour qu'elle ne le vit pas et ne crut point qu'il etait ici pour la surveiller. Pendant un certain temps elle continua sa plantation, creusant et tassant la terre avec ses maints gantees, puis quand elle eut tout nivele, un jardinier lui apporta un arrosoir plein d'eau, et elle arrosa elle-meme les fleurs qu'elle venait de planter. Cela fait, elle s'agenouilla et, apres une assez longue priere, elle partit. Alors Leon, vivement emu, s'approcha, et sur le monument devant lequel elle venait d'arranger ces fleurs, il lut: "Amedee-Claude-Francois-Regis de Galaure duc de Carami." Ainsi celui qu'il avait cru un rival etait un mort. Le jardinier qui avait apporte l'arrosoir, etait en train de placer dans sa corbeille les plantes fanees arrachees par Cara; Leon s'approcha de lui: --Voila une tombe pieusement entretenue, dit-il. --Ah! il n'y en a pas beaucoup comme ca dans le cimetiere: tous les mois, le 17, _recta_, la garniture est changee, et jamais rien de trop beau, rien de trop cher. Leon revint a Paris, marchant la tete dans les nuages, et il s'en alla droit chez Cara qui, bien entendu, etait rentree. L'air radieux avec lequel il l'aborda la frappa: --Comme tu as l'air joyeux! dit-elle. --Oui, je suis heureux, tres-heureux. Et, sans en dire davantage, il l'embrassa avec une tendresse emue. Il avait son projet. On etait au mercredi, et le lendemain, selon son habitude, Cara devait etre absente depuis deux heures jusqu'a six; il etait resolu a la suivre, car maintenant il n'avait plus honte de l'espionner, bien certain de decouvrir une tromperie du jeudi analogue a celle du 17. A deux heures moins dix minutes, il etait dans une voiture devant le numero 19 du boulevard Malesherbes, et quand Cara sortit, descendant vivement de voiture, il la suivit de loin a pied. Elle le conduisit ainsi jusqu'a la rue Legendre, a Batignolles: elle allait droit devant elle, rapidement, sans se retourner; mais dans la rue Legendre un embarras sur le trottoir la forca a s'arreter et a se coller contre une maison; alors, levant la tete, elle apercut Leon qui arrivait. En quelques pas, il fut pres d'elle. --Toi ici! s'ecria-t-elle, d'une voix etouffee. Mais, sans se laisser arreter par ces paroles et par son regard courrouce, il lui dit ce qu'il avait vu la veille, et dans quelle intention il l'avait suivie. Elle garda un moment de silence. --Tu meriterais, dit-elle, que je t'avoue que je vais chez un amant; je ne le ferai point, et d'ailleurs tu en sais trop maintenant pour ne pas tout savoir. Je t'ai dit que j'avais eu un frere. Il est mort, laissant trois enfants qui sont orphelins, car leur mere est plus que morte pour eux. Je les ai pris, je les eleve, et je viens passer quelques heures avec eux le dimanche et le jeudi. Quand ils ne sont pas a l'ecole, je les interroge et joue avec eux, et je leur prouve par un peu de tendresse qu'ils ne sont pas seuls au monde. Nous voici devant leur porte; monte avec moi. Ne resiste pas; je le veux; ce sera ta punition, jaloux! Ils monterent; il n'y avait personne dans l'escalier et toutes les portes etaient fermees; en arrivant au palier du premier etage, il la prit dans ses deux bras, et l'embrassant: --Tu es un ange! dit-il. Durant quelques secondes elle le regarda tendrement; puis tout a coup se mettant a rire: --Et toi, dit-elle, sais-tu ce que tu es?--de ses levres elle lui effleura l'oreille,--une grande bebete. C'etait au dernier etage qu'habitaient les enfants, dans un logement simple, tres-simple, mais cependant convenable: pour les garder et les soigner ils avaient avec eux une vieille paysanne, ce fut elle qui vint ouvrir la porte. Aussitot les trois enfants accoururent et se jeterent sur Cara, sans faire attention a Leon qui se tenait un peu en arriere. --Bonjour tante, bonjour tante, quel bonheur! XI Carbans n'etait pas le seul creancier de Cara: Leon ne fut pas longtemps sans decouvrir cette facheuse verite. Bien entendu, ce ne fut pas Cara qui le lui apprit: elle s'etait explique une bonne fois avec lui a propos de ses affaires, et elle n'etait pas femme a revenir sur ce qu'elle avait dit; elle ne voulait pas qu'il y eut de questions d'argent entre eux, cela avait ete nettement formule; elle lui avait seulement montre les valeurs dont se composait son avoir; mais en agissant ainsi elle n'avait eu qu'un but, se renseigner sur ces valeurs et, lui demander conseil; Leon, qui n'etait pas lui-meme bien au courant des choses financieres, avait du interroger quelques personnes competentes, et il avait eu le tres-vif chagrin de venir dire a sa maitresse que ce qu'elle considerait comme une fortune n'etait qu'un ensemble de titres deprecies et qui pour la plupart meme n'etaient pas realisables. Cara avait recu cette mauvaise nouvelle sans en etre trop vivement affectee, et cela non pas parce qu'elle l'attendait (elle etait loin d'avoir une pareille pensee), mais parce qu'elle savait par experience que des valeurs declares mauvaises par des gens de Bourse peuvent devenir, a un moment donne, une source de fortune: il n'y a pas de femme dans le monde auquel appartenait Cara qui ne connaisse l'histoire de ce prince qui fit cadeau a une de ses maitresse de quelques titres de propriete sur lesquels les juifs de son royaume ne voulaient rien preter, et qui, du jour au lendemain, quand on commenca a exploiter les sources de petrole, valurent plusieurs millions; aussi toutes croient-elles volontiers que des actions qui ne sont pas cotees cinq francs a la Bourse rapporteront dans un avenir prochain plusieurs centaines de mille francs de rente: ce sont leurs billets de loterie, et elles y tiennent. Ce fut par Louise que Leon connut la situation vraie de Cara: interrogee par lui, la fidele femme de chambre commenca par se defendre de parler, mais elle finit par tout dire: --Je vois bien que monsieur a remarque l'inquietude de madame, et qu'il a vu aussi combien nous sommes toutes tourmentees dans la maison; je ne veux pas que cette inquietude et nos airs mysterieux lui fassent supposer des choses qui ne sont pas. Cela rendrait monsieur malheureux, et, si monsieur etait malheureux, cela ferait le chagrin de madame. C'est la ce qui me decide a parler. Seulement, monsieur voudra bien me promettre a l'avance que madame ne saura jamais ce que je lui ai raconte et que c'est moi qui l'ai averti. --Parlez. --Eh bien, madame va etre saisie et vendue. Leon respira; ce n'etait pas cela qu'il craignait apres ces savantes recommandations: pour lui, les blessures faites par les huissiers n'etaient pas graves, et leur guerison etait facile. --Il faut que vous sachiez, continua Louise, que ce miserable M. Ackar, en qui madame avait toute confiance, s'est fait remettre les valeurs de madame; il les a vendues ou echangees et a remplace celles qui lui avaient ete confiees par d'autres qui ont tellement baisse que les vendre maintenant serait une ruine. Madame etait loin de se douter de cette infamie, et, quand elle a eu besoin de payer Carbans, elle a decouvert la verite ou tout au moins une partie de la verite, car a ce moment il y avait une certaine quantite de ces valeurs qui, etant depreciees, devaient, dit-on, remonter un jour. Elle a cru a cette hausse, et elle a compte dessus pour payer ses depenses. Ce n'est pas la hausse qui est venue, c'est une nouvelle baisse, et, comme madame n'a pas diminue ses depenses, elle est poursuivie aujourd'hui par tous ses fournisseurs: le costumier, la modiste, le marchand de fourrages, le boucher, l'epicier, meme le boulanger; c'est a en perdre la tete. Si elle voulait que tout cela fut paye du jour au lendemain, rien ne serait plus facile, elle n'aurait qu'un mot a dire, qu'un signe de tete a faire, il y a assez de gens, Dieu merci, qui seraient heureux de se ruiner pour elle; mais elle ne dira pas ce mot et elle ne fera pas ce signe, elle aime trop monsieur. A une pareille confidence il n'y avait qu'une reponse possible: demander les notes de ces fournisseurs; ce fut ce que fit Leon. Mais Louise refusa: --Si monsieur croit que c'est pour en arriver a ce resultat que je lui ai raconte, bien malgre moi, ce qui se passe, il se trompe. Qu'est-ce que j'ai demande a monsieur? que madame ne sache jamais que je lui ai parle. Si monsieur payait lui-meme les fournisseurs, madame comprendrait tout de suite le role que j'ai joue et dans sa colere elle me renverrait. Je ne veux pas de ca et voila pourquoi, avant d'ouvrir la bouche, j'ai fait promettre a monsieur que madame ne saurait jamais rien de ce que je lui aurais raconte; monsieur a promis, je lui demande de tenir sa promesse, ce n'est pas pour madame que j'ai parle, c'est pour monsieur, rien que pour lui, afin qu'il ne s'inquiete pas de ce qu'il peut remarquer d'etrange. Maintenant il est bien certain, que si monsieur pouvait debarrasser madame de tous ces ennuis, j'en serais heureuse, mais comment? Leon n'avait aucune confiance en Louise: il la savait intelligente; il la voyait devouee a Cara; mais, malgre tout, elle lui inspirait un sentiment de repulsion instinctive; il ne fut donc pas dupe de cette confidence. --Voila une fine mouche, se dit-il, qui trouve que je devrais payer les dettes de sa maitresse et qui s'y prend adroitement pour m'amener a demander a Cara ce qu'elle doit. Tout cela est assez habile; mais elle me croit plus jeune que je ne suis. Et il se decida a demander a Cara l'etat de ses dettes, bien convaincu qu'elle le donnerait. Dans les confidences de Louise, il y avait un mot qui l'obligeait a intervenir: "Si elle voulait, elle n'aurait qu'un signe a faire pour que tout fut paye du jour au lendemain." Si cela n'etait pas completement vrai, il suffisait que ce fut possible pour que Leon trouvat son honneur engage a payer tout lui-meme. Seulement il aurait mieux aime qu'au lieu de lui faire ce signe plus ou moins adroitement deguise, Cara s'adressat franchement a lui, cela eut ete plus digne, plus conforme au caractere qu'il avait cru trouver en elle, qu'il avait ete si heureux de trouver. L'intervention de Louise lui gatait la Cara qui peu a peu s'etait revelee a lui, et qui, justement par les qualites qu'il avait decouvertes en elle, s'etait emparee de son coeur d'une maniere si forte et si profonde. Mais cette deception n'etait pas telle qu'elle dut l'empecher de s'acquitter de son devoir envers elle: il etait son amant, son seul amant, elle avait des dettes, il devait les payer, cela etait oblige. Il le devait non-seulement pour lui, pour sa dignite et son honneur, mais il le devait encore pour le monde, c'est-a-dire pour sa reputation. Malgre son amour du tete-a-tete et de l'intimite, Cara n'avait pas rompu avec ses amis et ses connaissances: elle recevait quelques femmes, et un certain nombre d'hommes; les femmes, bien entendu, appartenaient a son monde, les hommes appartenaient a tous les mondes, au vrai comme au faux, au bon comme au mauvais. Les uns venaient chez elle par habitude, les autres parce qu'elle avait un nom, ceux-ci parce quelle etait une femme desirable, ceux-la pour rien, pour aller quelque part ou l'on s'amuse, ou l'on est libre, et ou de temps en temps on trouve un bon diner. Pour tous il etait l'amant en titre et si les huissiers saisissaient sa maitresse, c'etait exactement comme s'ils le saisissaient lui-meme, avec cette circonstance aggravante qu'il la laissait aux prises avec eux, tandis qu'il n'y etait pas lui-meme. Or, comme il avait cet amour-propre bourgeois de ne pas vouloir entretenir des relations avec messieurs les huissiers, il fallait qu'il payat tout ce que Cara devait; dans sa position cela serait peut-etre assez difficile; car ce qu'il s'etait reserve sur le pret de Rouspineau etait depense depuis longtemps, mais il aviserait, il trouverait, il ferait un nouvel emprunt a Rouspineau. Il s'expliqua donc avec Cara, bien entendu en respectant l'engagement pris avec Louise; il avait trouve dans l'antichambre un monsieur qui avait la tournure d'un huissier et il desirait savoir ce que cet huissier venait faire. Cara, qui ne se troublait pas facilement, avait rougi en entendant cette question nettement posee, elle avait voulu se lancer dans de longues explications; mais s'etant coupee deux ou trois fois sans pouvoir se reprendre, elle avait ete obligee a la fin, et a sa grande confusion, d'avouer qu'il y avait en effet un huissier qui la poursuivait. --J'aurais paye depuis longtemps deja, car je n'aime pas plus que toi les huissiers, sois-en certain, si je n'avais attendu la hausse de mes _Docks de Naples_ et de mes _Mines du Centre_ qu'on m'annoncait comme prochaine; elle commence, on parle d'une fusion pour les mines; dans quelque temps, prochainement, je serai debarrassee de cet huissier. --Laisse-moi t'en debarrasser tout de suite. --Restons-en la; cet huissier sera paye, sois tranquille; pourquoi soulever entre nous une cause de desaccord? tu aimes donc bien les querelles? Si tu veux quereller a toute force, choisis au moins un autre sujet. Il avait insiste: elle s'etait fachee. Alors lui aussi s'etait fache, et il lui avait represente les raisons personnelles qui l'obligeaient a ne pas la laisser exposee aux poursuites des huissiers: sa dignite, son honneur etaient en jeu. Tout d'abord, elle n'avait pas voulu l'ecouter; mais peu a peu elle s'etait laisse toucher par les raisons qu'il lui donnait; assurement il etait desagreable pour lui qu'on dit que sa maitresse etait poursuivie; mais ne serait-il pas plus desagreable, deshonorant pour elle qu'on dit qu'elle l'exploitait et le ruinait, ce qui arriverait infailliblement s'il payait des dettes qui, en realite, n'etaient pas les siennes? Elle ne pouvait donc pas ceder a ce qu'il lui demandait, et elle ne cederait pas: tout ce qu'elle pouvait faire pour lui, c'etait de vendre ses _Docks de Naples_ et ses _Mines du Centre_, sans attendre la hausse; sans doute ce serait une perte d'argent, mais elle lui ferait ce sacrifice de bon coeur. Ce fut a son tour de resister: il ne pouvait pas accepter un pareil sacrifice. Une nouvelle discussion reprit plus ardente que la premiere et peut-etre plus longue. Cependant elle se termina par un arrangement bien simple: afin d'eviter desormais entre eux toute discussion d'affaires, afin d'etre a l'abri des poursuites des huissiers, afin de ne pas faire inutilement un gros sacrifice d'argent qui pouvait en realite etre evite, Cara remettrait a Leon toutes ses valeurs, celui-ci emprunterait dessus une certaine somme, et plus tard, quand une hausse raisonnable se serait produite sur ces valeurs, il vendrait ce qu'il faudrait de titres, pour se couvrir de ce qu'il aurait avance. Qui eut l'idee de cet arrangement, qui terminait d'une facon si heureuse cette difficulte au premier abord presque insurmontable? Personne en propre. Elle leur fut suggeree a l'un aussi bien qu'a l'autre par la logique meme des choses. XII Quand on est fils de bourgeois, et quand on a ete eleve bourgeoisement au milieu d'idees bourgeoises, de moeurs bourgeoises, d'habitudes bourgeoises, on subit tout naturellement l'influence de son origine developpee par celle de son education, et quoi qu'on fasse, quoi qu'on veuille, on ne peut pas ne pas etre bourgeois, au moins par quelque cote. Chez Leon, qui non-seulement etait fils de bourgeois, mais qui de plus avait pour pere un Normand et pour mere une femme de commerce, ce cote bourgeois se manifestait dans une certaine mefiance qui apparaissait chez lui aussitot qu'il s'agissait d'une question d'argent; c'est-a-dire, pour preciser en employant une expression bourgeoise, qu'il etait volontiers porte a s'imaginer "qu'on voulait lui tirer des carottes". Et comme des son enfance, au college, ou il etait arrive avec de l'argent sonnant dans ses poches, il avait eu mainte fois a subir cette extraction desagreable, il avait pris des habitudes de reserve et de prudence qui faisaient qu'au premier mot d'argent qu'on lui disait il se mettait sur la defensive. On comprend combien fut doux son soulagement quand, apres son entretien avec Cara, il eut acquis la certitude que celle-ci ne lui avait pas envoye Louise pour lui tirer cette fameuse carotte qu'il redoutait tant. Elle etait donc bien reellement la femme qu'il avait cru, et non pas celle qu'un sentiment d'injuste suspicion, qu'il se reprochait maintenant, lui avait fait supposer pendant quelques instants. Ayant entre les mains les valeurs de Cara, il ne lui restait plus que deux choses a faire: savoir tout d'abord a combien se montaient les sommes que devait sa maitresse, et ensuite se procurer l'argent necessaire pour qu'elle put elle-meme payer ces sommes. Profitant d'un jeudi, c'est-a-dire d'une absence de Cara, il s'adressa a Louise pour qu'elle lui donnat le montant de ces sommes: mais ce fut difficilement qu'il la decida a parler. A mesure qu'elle lui enumerait les noms des creanciers, couturier, modiste, marchand de fourrages, marchand de vin, boulanger, etc., etc., avec le chiffre de ce qui etait du a chacun, il ecrivait ces noms et ces chiffres sur son carnet; quand elle eut fini, il fit l'addition de ces chiffres alignes les uns au-dessous des autres: 67,694 francs. Louise qui, sans en avoir l'air, l'observait du coin de l'oeil, vit sa mine s'allonger. En effet, le total etait un peu fort; de plus a ces 67,694 fr. il fallait ajouter les 27,500 de Carbans, ce qui donnait un total general de 95,194 fr. pour les dettes de Cara. Mais ce qu'il fallait payer pour Cara ne serait nullement le total de ses dettes a lui. Pour payer 27,500 fr. a Carbans, il avait emprunte 60,000 fr. a Rouspineau; combien faudrait-il qu'il empruntat pour payer ces 67,694 fr? Au moins 100,000 fr. C'est-a-dire que sa dette a lui serait de 160,000 fr.; et ce chiffre devait donner a reflechir. Apres avoir emprunte, il faudrait payer. Ou prendrait-il ces 160,000 francs? Une pareille question pouvait tres-justement allonger la mine. Jusqu'a ce moment Leon n'avait point eu de dettes. Il avait vecu facilement avec la tres-large pension que lui faisaient ses parents, et quand il s'etait trouve arriere de quelques milliers de francs, il n'avait eu qu'un mot a dire a son pere pour que celui-ci les lui donnat; cela rentrerait dans les frais generaux auxquels la maison Haupois-Daguillon etait tenue: noblesse oblige. Mais de quelques milliers de francs a 160,000 francs, la marge est large, et n'y avait pas a esperer que son pere continuat maintenant a se montrer aussi facile. Malheureusement de pareilles reflexions etaient a cette heure completement inutiles; c'etait avant de prendre Cara pour maitresse qu'il fallait les faire, et non maintenant. Maintenant il etait engage, et il fallait qu'il allat jusqu'au bout, c'est-a-dire qu'il devait, a n'importe quel prix, se procurer ces 67,694 francs. Heureusement Rouspineau etait la; mais quand le marchand de fourrage de la rue de Suresnes entendit parler de 80,000 francs,--Leon avait arrondi la somme,--il poussa les hauts cris. --Il n'avait pas quatre-vingt mille francs; s'il les avait, il abandonnerait le commerce qui allait si mal et il irait vivre de ses rentes dans son pays natal, a Beaugency, un joli pays comme chacun sait, ou le vin n'est pas tant cher; il s'etait saigne aux quatre membres pour trouver les soixante mille francs qu'il avait deja pretes et qui etaient toute sa fortune, il ne pouvait pas faire davantage; ce n'etait pas a lui qu'il fallait s'adresser, c'etait a un capitaliste. En ecoutant ce discours, Leon ne s'etait pas beaucoup inquiete, se disant que Rouspineau voulait tout simplement lui faire payer cher ces quatre-vingt mille francs; mais bientot il avait compris qu'il ne trouverait pas la la somme qu'il lui fallait. --Je ne vois guere que Tom Brazier qui pourrait faire l'affaire; vous connaissez bien Tom, qui tient rue de la Paix un magasin de parfumerie anglaise, de papeterie, de coutellerie, auquel il a joint un cabinet d'affaires, un bureau de location et une agence de paris sur les courses. --J'en ai entendu parler, mais je n'ai point ete en relations avec lui. --Eh bien! je le verrai aujourd'hui; si vous voulez revenir demain, vous saurez sa reponse: mais, a l'avance, je crois pouvoir vous assurer qu'elle sera ce que vous desirez. Si Tom n'a pas les fonds, il les trouvera; il a une riche clientele, et il fait valoir l'argent de plus d'une de nos femmes a la mode, qui chez lui trouvent de gros benefices qu'elles n'auraient pas ailleurs; seulement il vous fera payer plus cher que moi. Cette reponse fut en effet telle que Rouspineau l'avait prevue, et le lendemain Leon se presenta chez M. Brazier; mais on ne penetrait pas chez ce personnage important comme chez Rouspineau, qui recevait ses clients dans un petit bureau ou il tenait sous clef, dans des coffres sur lesquels on s'asseyait, des echantillons d'avoine et de son. Chez Brazier, on trouvait un elegant magasin meuble a l'anglaise, dans lequel de jolies jeunes filles aux yeux noirs s'empressaient autour de vous, s'informant poliment de ce que vous desiriez. Ce que Leon desirait, c'etait voir M. Brazier; et, comme celui-ci etait occupe, il dut l'attendre pendant pres d'une heure, assez mal a l'aise au milieu de ce magasin. Enfin, il vit paraitre une sorte de patriarche a cheveux blancs, d'une tenue correcte, de prestance imposante, M. Tom Brazier lui-meme, qui le pria de passer dans son bureau particulier. En quelques mots Leon lui exposa l'objet de sa visite. --L'affaire est faisable, repondit gravement Brazier: elle se resout dans une question de garantie; autrement dit, en echange des 80,000 francs qui vous sont necessaires, qu'offrez-vous? --Ma signature. Brazier s'inclina avec une politesse affectee. --Moralement, c'est beaucoup, mais financierement, c'est moins, si j'ose me permettre de parler ainsi, car je crois que vous n'avez pas de fortune propre. --J'ai celle que mes parents me laisseront un jour. --J'ai l'honneur de connaitre M. et madame Haupois-Daguillon, avec qui j'ai fait plusieurs fois des affaires; ils sont encore jeunes l'un et l'autre, pleins de sante; ils peuvent vivre longtemps encore. --Je l'espere. --J'en suis convaincu; on ne desire pas generalement la mort de ses parents, seulement ... il peut arriver qu'on l'escompte, et ce n'est pas notre cas. Nous sommes donc en presence d'un fils de famille, qui aura une belle fortune un jour, mais qui presentement n'offre comme garantie que des esperances; encore ces esperances peuvent-elles ne pas se realiser; il peut mourir avant ses parents; il peut etre pourvu d'un conseil judiciaire; ses parents peuvent vivre vingt ans, trente ans; vous voyez combien les conditions sont mauvaises; je ne dis pas cependant qu'elles soient telles qu'il faille considerer ce pret comme impossible, je dis seulement que je dois consulter mes clients, car je ne suis qu'un intermediaire; et je dis encore que cette absence de garantie rendra probablement le loyer de l'argent assez cher, car on le proportionnera au risque couru. Il ne fallut pas longtemps a Brazier pour consulter ses clients, et le surlendemain il communiqua a Leon la reponse que celui-ci attendait, sinon avec inquietude, il avait prevu que l'affaire se ferait, au moins avec une curiosite impatiente de savoir quelles en seraient les conditions. Elles furent dures, tres-dures. Le temps n'est plus ou les usuriers vendaient a leurs clients des collections de crocodiles empailles ou de vieux habits; mais si les crocodiles et les vieux habits ne sont plus de mode, les procedes de messieurs les usuriers sont toujours les memes, sinon dans la forme, au moins dans le fond. --Nous ne pouvons faire l'affaire, dit Brazier, qu'a une condition, c'est que nous prendrons toutes nos suretes contre les proces. Pour cela il faut que nous donnions une cause absolument inattaquable a notre pret. En ce moment, quelles raisons avez-vous pour emprunter une si grosse somme? Aucune aux yeux d'un tribunal. Il faut que vous en ayez. Vous verrez comme il est utile en ce monde d'avoir un bon petit defaut honnete qui cache un vice qui ne l'est pas. Voici donc ce que je suis charge de vous proposer. Nous vous vendons une ecurie de course: oh! en steeple seulement, trois bons chevaux que nous vous vendons a des prix de faveur. Alors voyez comme votre condition change vous faites des affaires, vous subissez des pertes, notre pret s'explique et se justifie. Quand je dis que vous subissez des pertes, j'ai en vue les explications a donner en justice; car, en realite, j'espere, je suis sur que nos trois chevaux vous feront gagner de l'argent, beaucoup d'argent; en une saison ils peuvent vous permettre de nous rembourser; ne dites pas non, puisque vous ne les connaissez pas: c'est _Aventure_, _Diavolo_ et _Robber_. Si vous ne voulez pas faire courir sous votre nom, vous prenez un pseudonyme; que dites-vous de capitaine Thunder? Leon ne dit rien, pas plus a propos du capitaine Thunder qu'a propos d'_Aventure_, de _Diavolo_, de _Robber_, de l'assurance sur la vie qu'on l'obligea de contracter, ni des 150,000 francs de billets qu'on lui fit signer pour lui livrer l'ecurie de course et les 80,000 francs; il etait pris; il n'avait rien a dire. Au reste l'ecurie de course ne lui deplaisait pas trop. C'etait un billet a la loterie qu'il prenait, et, dans les conditions ou il allait se trouver avec les echeances qui le menacaient, c'etait une sorte de soutien pour lui que ce billet de loterie; pourquoi ne gagnerait-il pas un jour ou l'autre? Il voulut faire les choses noblement avec Cara, et de telle sorte qu'elle ne put pas croire qu'il avait des doutes sur la realite du chiffre des dettes accuse par Louise. --Voici ce que j'ai pu me procurer sur tes valeurs, dit-il a Cara en lui remettant 70,000 francs; si tu as d'autres dettes que celles dont tu m'as parle, paye-les; si tu n'en as pas, garde ce qui te restera. Elle se jeta dans ses bras: --Laisse-moi me confesser dans ton coeur, s'ecria-t-elle, je t'ai trompe, ne voulant pas t'avouer tout ce que je devais; mais tu dois connaitre la verite entiere. Et, apres avoir longuement cherche, elle remit une serie de factures dont le chiffre s'elevait a 67,694 francs. Cela fut encore un soulagement pour Leon d'avoir la preuve que ce que Louise lui avait annonce etait reellement du: il avait ete eleve dans des habitudes de probite commerciale qui ne sont pas celles de toutes les maisons de Paris; ce n'etait pas chez M. Haupois-Daguillon qu'on aurait fait deux factures avec des chiffres differents: l'une pour etre montree a celui qui fournissait l'argent, l'autre pour etre reellement payee. XIII _Aventure_, _Diavolo_ et _Robber_ porterent assez convenablement les couleurs du capitaine Thunder (casaque blanche, toque ecarlate), mais ils ne firent pas sortir le billet de loterie qu'il esperait; et, quand le premier des effets Rouspineau arriva a echeance, Leon n'avait pas les fonds necessaires pour le payer. Signe "Haupois-Daguillon", ce billet fut presente a la maison de la rue Royale. Habitue a venir souvent a cette caisse, et a ne s'en retourner jamais sans etre paye, le garcon de recette passa son billet par le guichet et alla s'asseoir sur une chaise. En recevant un billet qu'il n'attendait pas, et qui n'etait pas inscrit sur son carnet d'echeances, le bonhomme Savourdin ouvrit de grands yeux, mais il ne lui fallut pas longtemps pour reconnaitre l'ecriture et la signature de Leon. Dix mille francs! Il relut le billet deux fois et prit sa loupe pour l'examiner: c'etait bien dix mille francs, il n'y avait ni grattage, ni surcharge d'ecriture ou de chiffre. Il resta un moment a reflechir, tenant le billet dans ses mains, que l'emotion faisait trembler, puis tout a coup il ferma la porte en fer de sa caisse, enfonca sa toque de velours bleu sur sa tete, placa le billet dans la poche de cote de sa redingote et se dirigea rapidement vers le bureau de madame Haupois-Daguillon. --Voici un billet de 10,000 francs, dit-il; faut-il le payer? A madame Haupois-Daguillon il ne fallut pas beaucoup de temps non plus pour reconnaitre l'ecriture de son fils; mais la surprise fut si forte chez elle qu'elle resta un moment sans rien dire; puis, se remettant peu a peu, elle tourna vers Savourdin un visage pale, mais calme: --Mon fils ne vous avait donc pas prevenu? dit-elle. --Non, madame, et voila pourquoi je viens vous demander s'il faut payer. --Vous demandez s'il faut payer un billet signe Haupois-Daguillon, vous! Payez vite: c'est deja trop de retard. Et, comme il tournait vivement sur ses talons, elle l'arreta d'un signe de la main: --Je vous autorise a faire remarquer a mon fils qu'il doit vous prevenir des billets mis en circulation; venant de vous cette observation lui fera mieux comprendre ce que son oubli a de regrettable. Ce fut tout; mais les employes qui dans la journee eurent affaire a "madame", comme on l'appelait dans la maison, furent recus de telle facon qu'il fut evident pour tous qu'il se passait quelque chose de grave; seulement, comme Savourdin se garda bien de parler du billet, on ne sut pas ce qui motivait cette humeur. Madame Haupois-Daguillon ne quitta son bureau qu'a l'heure ordinaire pour aller diner rue de Rivoli: elle trouva son mari installe dans la salle a manger, a sa place, et l'attendant tranquillement les deux coudes sur la table, lisant son journal etale devant lui. Cette table etait servie comme a l'ordinaire, c'est-a-dire avec trois couverts, ceux du maitre et de la maitresse de maison en face l'un de l'autre, celui de Leon a un bout; car bien qu'il ne partageat plus souvent les repas de ses parents, son couvert etait mis chaque jour comme si on l'attendait surement, et c'etait avec cette place vide devant les yeux que son pere et sa mere avaient le chagrin de diner presque chaque soir on tete-a-tete; moins tristes encore cependant quand ils etaient seuls que lorsqu'ayant des invites, ils etaient obliges d'excuser leur fils empeche, "qui ventait de les prevenir qu'a son grand regret, il lui etait impossible de diner avec eux ce soir-la." Madame Haupois-Daguillon laissa son mari diner, mais pour elle il lui fut impossible d'avaler un morceau de viande. Ce ne fut qu'apres le depart du valet de chambre qui les servait et les portes closes qu'elle prit dans sa poche le billet de Leon et le tendit a son mari: --Voici un billet qu'on a presente tantot et que j'ai paye, dit-elle. --Leon! dix mille francs, s'ecria-t-il, et tu as paye! --Fallait-il laisser en souffrance la signature Haupois-Daguillon! Dix mille francs n'etaient pas une somme pour eux; mais combien de billets de dix mille francs avaient-ils ete deja signes par Leon? La etait la question. Sans doute il y avait un moyen tout naturel de la resoudre: c'etait d'interroger Leon. Mais, apres ce qui s'etait passe a propos de Madeleine, ils avaient peur l'un et l'autre de provoquer une explication qui pourrait aller trop loin: ce qu'ils voulaient, ce n'etait pas pousser Leon a une rupture, loin de la; c'etait tout au contraire le ramener a la maison paternelle. Il fallait donc proceder avec prudence et avec douceur; interroger Leon, obtenir de lui une confession par l'amitie plutot que par la severite, et n'agir ensuite energiquement que si l'energie etait commandee par les circonstances. Mais ce fut en vain qu'ils attendirent leur fils! pendant trois jours, il ne rentra pas, et M. Joseph, dont les fonctions etaient maintenant une sinecure, declara qu'avant de sortir "monsieur ne lui avait rien dit." Que faire? ils ne pouvaient pas cependant lui ecrire chez cette femme: ils n'avaient qu'a attendre son retour. Mais en attendant ainsi ils recurent une nouvelle qui modifia leurs sentiments: un banquier avec qui la maison etait en relations ecrivit a Haupois-Daguillon qu'on lui avait demande d'escompter trois billets de 10,000 fr. chacun, signes "Haupois-Daguillon", et qu'avant de les accepter ou de les refuser definitivement il se croyait oblige de l'en prevenir. M. Haupois-Daguillon courut chez ce banquier, qui lui apprit que ces billets etaient souscrits a l'ordre de M. Tom Brazier, negociant, rue de la Paix; et aussitot, M. Haupois-Daguillon se rendit chez celui-ci. Le patriarche anglais le recut avec les demonstrations du plus profond respect, et il ne fit aucune difficulte de lui apprendre que M. son fils, "un charmant jeune homme", etait son debiteur pour une somme de cent cinquante mille francs, se composant pour une part d'argent prete et pour une autre part du prix de vente d'une ecurie de course, "trois chevaux excellents qui feraient honneur a leur proprietaire, _Aventure_, _Diavolo_ et _Robber_." Le premier mouvement de M. Haupois-Daguillon fut de se laisser emporter par la colere et de dire son fait au venerable negociant; mais il s'arreta heureusement aux premieres paroles de son allocution, et, plantant la M. Tom Brazier legerement suffoque de cette algarade, il alla chez son avocat lui conter son affaire et lui demander conseil: le temps des menagements etait passe; il n'avait que trop attendu; maintenant il fallait agir et au plus vite. C'etait Favas qui depuis vingt ans etait son avocat; il fut d'avis, lui aussi, qu'il fallait agir au plus vite. --Je connais la femme, dit-il, en quelques mois elle fera contracter a votre fils pour plus d'un million de dettes, et ce qu'il y aura d'admirable dans son jeu, c'est qu'elle ne lui aura rien demande. Il faut l'arreter dans ses manoeuvres. Pour cela la loi met a votre disposition un moyen bien simple: un conseil judiciaire, sans lequel votre fils ne pourra plaider, transiger, emprunter. A ces mots, M. Haupois-Daguillon se recria: mon fils pourvu d'un conseil judiciaire, presque interdit, quelle tache sur son nom! --Voulez-vous que votre fils dissipe des maintenant la fortune que vous lui laisserez un jour? continua Favas. Non, n'est-ce pas? Eh bien! vous ne pouvez recourir qu'au conseil judiciaire. Voulez-vous, je ne dis pas qu'il quitte cette femme, cela est sans doute impossible, mais qu'il soit quitte par elle, le conseil judiciaire vous en donne encore le moyen. Croyez-vous qu'elle gardera un amant qui ne pourra plus emprunter et qui n'aura que de l'amour a lui offrir? Non. Le conseil judiciaire, malgre ses inconvenients, est la seule voie que vous puissiez suivre; c'est celle que je vous conseille; ce serait celle que je prendrais si j'etais a votre place. Il n'y eut pas d'explication entre le pere et le fils, il ne fut meme pas question entre eux du billet de dix mille francs qui avait ete paye; mais un matin comme Leon rentrait chez lui, le vieux Jacques, le valet de chambre de ses parents, lui apporta une liasse de papiers timbres, qu'un huissier, dit-il, lui avait remis la veille, et qu'il avait caches pour que personne ne les vit. Reste seul, Leon, bien surpris, ouvrit ces papiers: le premier etait la copie d'une requete au president du tribunal de premiere instance de la Seine tendant a la nomination d'un conseil judiciaire a la personne de Leon-Charles Haupois;--le second etait un avis du conseil de famille reuni sous la presidence de M. le juge de paix du premier arrondissement de la ville de Paris, disant qu'il y avait lieu de poursuivre la nomination de ce conseil judiciaire;--enfin, le troisieme etait un jugement ordonnant qu'il devrait comparaitre le surlendemain en la chambre du conseil pour y etre interroge. Il resta abasourdi: il avait cru a des explications plus ou moins vives avec son pere et sa mere, mais non a ce coup droit. Que devait-il faire? L'habitude, plus que la volonte, le porta au boulevard Malesherbes, et, arrive devant la maison de Cara, il ne voulut point passer devant cette porte sans monter un instant: ne serait-ce que pour prevenir Cara qu'il ne rentrerait peut-etre pas a l'heure convenue. A ce mot, Cara leva les yeux sur lui et l'examina, surprise de son air sombre; il ne lui fallut pas longtemps pour deviner qu'il venait de se passer quelque chose de grave, et, cela constate, il ne lui fallut pas longtemps pour obtenir une confession complete. Il fut bien etonne de voir qu'elle ne manifestait ni surprise ni indignation: --Dois-je avouer, dit-elle, que, si je ne m'attendais pas a cela, je m'attendais a quelque coup de Jarnac de la part de ton beau-frere, qui n'est entre dans votre famille que pour s'emparer de toute votre fortune. Je le connais, le baron Valentin, la gloire et les gains du tir aux pigeons ne lui suffisent plus, il lui faut la fortune entiere de la maison Haupois-Daguillon. Il la veut et il l'aura si tu ne te defends pas vigoureusement: aujourd'hui le conseil judiciaire pour toi, dans un an l'interdiction. Il est habile. En moins d'une heure elle l'eut convaincu qu'il devait lutter energiquement contre cette manoeuvre, dont ses parents seraient les premieres victimes. Il ne fut plus question que de choisir l'avocat a qui il devait confier sa cause; mais elle se garda bien de proposer son ami Riolle; ce n'etait pas un avocat comme cet homme d'affaires qu'ils fallait, c'en etait un qui apportat un peu de son autorite et de sa consideration a son client; elle proposa Gontaud qui reunissait ces conditions. Leon alla donc voir Gontaud; celui-ci demanda huit jours pour etudier l'affaire, puis, au bout de huit jours, il repondit: "Qu'il ne plaidait pas des affaires de ce genre"; et il ajouta avec son sourire narquois: "Allez trouver Nicolas, il vous defendra." Cara n'avait pas de prejuges; bien que Nicolas l'eut trainee dans la boue lors du proces a propos du testament du duc de Carami, elle conseilla a Leon de s'adresser a lui. Et Nicolas, qui avait encore moins de prejuges que Cara, accepta l'affaire avec enthousiasme: ce serait une occasion pour lui dans cette seconde plaidoirie de revenir sur ce qu'il avait dit d'excessif dans la premiere: "En realite, messieurs, cette femme, que notre adversaire accuse, n'est pas ce qu'on vous dit, etc., etc." Nicolas plaida en attaquant tout le monde, surtout le baron Valentin, "ce gentilhomme qui cherche partout des pigeons"; mais il perdit son affaire; sur les conclusions conformes du ministere public, M. Haupois-Daguillon fut nomme conseil judiciaire de son fils. XIV Il semblait raisonnable et logique de croire que le premier effet de la nomination du conseil judiciaire serait, ainsi que l'avait dit Favas, d'amener une rupture immediate entre Leon et Cara: une femme comme Cara ne garde pas un amant qui n'a que de l'amour; ce mot de l'avocat avait ete repete par M. Haupois-Daguillon et il etait devenu celui de la famille entiere. Le baron Valentin lui-meme, que M. et madame Haupois-Daguillon ecoutaient comme un oracle lorsqu'il parlait des usages et des moeurs du monde et du demi-monde, declarait qu'il etait impossible que la liaison de son beau-frere avec "cette fille" se prolongeat longtemps: --Vous ne savez pas, disait-il a sa belle-mere, qui le consultait a chaque instant avec des angoisses toutes maternelles, vous ne savez pas quel est le train de maison de ces femmes qui payent toutes choses deux ou trois fois plus cher qu'elles ne valent. Il en est de Cara comme de ces negociants qui ont trois ou quatre cents francs de frais generaux par jour, et qui ne font pas un sou de recette. Comment voulez-vous qu'ils aillent, s'ils ne trouvent pas sans cesse de nouveaux commanditaires? Il faut que Cara, elle aussi, fasse comme eux. Sans doute cela lui sera desagreable, car lorsqu'elle a jete le grappin sur Leon elle etait au bout de son rouleau, et elle esperait bien avec lui refaire sa fortune et en meme temps se refaire elle-meme dans une existence calme et bourgeoise, ou elle pourrait enfin se reposer de toutes ses fatigues. Mais, quand il y a necessite, on ne s'arrete pas devant ce qui est desagreable. Cara congediera donc Leon, soyez-en certaine, au moins en qualite d'amant en titre; si elle le gardait, ce serait en compagnie de plusieurs autres, et je ne crois pas que Leon accepte un pareil role. --Mon fils! s'ecria madame Haupois-Daguillon. Et a cette pensee sa fierte se revolta indignee au moins autant que son honnetete. C'etait un petit bonhomme assez ridicule que M. le baron Valentin, mais il avait au moins cette superiorite sur des gens tout aussi ridicules que lui, de savoir qu'il l'etait, et par ou il l'etait. C'etait parce qu'il etait peu fier de sa baronnie, qu'il avait voulu l'illustrer par quelque action d'eclat et qu'il avait recherche obstinement les gloires du tir aux pigeons, n'etant point en etat d'en briguer d'autres, plus difficiles ou plus dispendieuses a obtenir. C'etait encore parce qu'il se savait de tournure chetive et jusqu'a un certain point heteroclite, qu'il prenait a propos des choses les plus simples des grands airs de dignite. En entendant sa belle-mere pousser son exclamation, il se redressa de toute sa hauteur sur ses petites jambes: --Vous vous meprenez sur le sens de mes paroles, chere mere, dit-il avec noblesse, je n'ai jamais eu la pensee que votre fils put accepter le role que je vous indiquais; bien que l'avocat de Leon ait parle de moi en termes peu convenables, m'a-t-on rapporte, mes sentiments a l'egard du frere de ma femme n'ont pas change et ils ne changeront pas. --Soyez certain que ce n'est pas lui qui a inspire cette plaidoirie. --Je le pense; il y a la une traitrise trop forte pour n'etre pas feminine. Cependant les previsions de Favas ne se realiserent pas plus que celles du baron Valentin: Cara ne congedia point l'amant qui n'avait plus que de l'amour a lui offrir, et Leon, du premier rang, ne passa point au dernier. Si l'intention premiere de Cara avait ete de se separer de Leon le jour ou celui-ci avait eu les mains si bien liees par la justice qu'il ne pouvait signer le moindre engagement, elle n'avait pas tarde a adopter un plan tout oppose. La demande en nomination de conseil judiciaire avait exaspere Leon contre ses parents, non pas precisement a cause meme de cette demande, mais a cause de la facon dont elle avait ete introduite. Que ses parents voulussent l'empecher de continuer un systeme d'emprunts qui en quelques mois avait devore plus de deux cent mille francs, il l'admettait et trouvait meme qu'ils n'etaient point tout a fait dans leur tort; mais qu'ils eussent procede de cette maniere, en arriere de lui, sans le prevenir, c'etait ce qui le suffoquait. Pourquoi ne lui avaient-ils rien dit? il se serait explique avec eux et il leur aurait fait comprendre qu'il avait ete entraine, mais que son intention n'etait pas du tout de marcher sur ce pied. En realite, deux cent mille francs n'etaient pas dans sa position une depense constituant des habitudes de prodigalite telles, qu'on devait les reprimer brutalement, par la nomination d'un conseil judiciaire. En raisonnant ainsi, il oubliait que le reproche qu'il adressait a son pere et a sa mere etait celui-la meme qu'ils pouvaient le plus justement lui retourner. Indigne qu'ils eussent introduit leur demande sans le prevenir, il trouvait tout naturel de ne pas les avoir avertis qu'on presenterait a leur caisse un billet de 10,000 francs souscrit a l'ordre de Rouspineau. Il avait eu ses raisons pour agir ainsi, et dans une explication il les eut facilement donnees. Mais il n'admettait pas que ses parents en eussent eu de leur cote pour agir comme ils l'avaient fait. Quelle difference, d'ailleurs, entre une somme de 10,000 francs a payer et une demande en nomination de conseil judiciaire! Le resultat naturel de cette exasperation avait ete de le rapprocher de Cara: cela etait oblige, etant donne sa nature; il avait besoin d'etre plaint, d'etre aime, de ne pas se sentir isole. Et c'etait de la meilleure foi du monde qu'il se trouvait abandonne et isole. Enfant, il avait vu ses parents absorbes par le soin de leurs affaires n'avoir presque pas de temps a lui donner et consacrer tous leurs efforts a faire fortune, le grand but, la joie supreme de leur vie. Plus tard, c'etait encore ce souci de la fortune qui les avait empeches de lui accorder Madeleine pour femme. Et maintenant, c'etait toujours a la question d'argent qu'ils le sacrifiaient. Cara, voyant cet acces de tendresse et en comprenant tres-bien la cause, n'avait eu garde de le contrarier; elle l'avait plaint comme il lui etait si doux de l'etre, elle l'avait aime comme il desirait l'etre; elle avait ete toute a lui, entierement pleine de ces prevenances et de ces calineries qu'une mere a pour son enfant malheureux: maitresse, mere, soeur et meme soeur de charite, elle avait ete tout cela a la fois. Comment ne l'eut-il pas aimee pour cet amour qu'elle lui temoignait alors qu'il se sentait si malheureux. Ce n'etait plus la brillante Cara qu'il voyait en elle, c'etait la douce et affectueuse Cara qui le consolait, une femme de coeur tendre et aimante. Avant que le jugement fut rendu, Capa avait pu apprecier les changements qui s'etaient faits, non-seulement dans le coeur de son amant, mais encore dans son esprit; elle avait pu se rendre compte de l'empire qu'elle avait pris sur lui et de la solidite des liens par lesquels il lui etait attache: il ne sentait plus que par elle, il ne voyait plus que par elle, et, ce qui etait d'une bien plus grande importance encore, il ne voyait plus que comme elle voulait qu'il vit, et cela sans desir de la flatter, mais tout naturellement, par accord de la pensee. Cet etat changeait si completement la situation, qu'apres avoir commence par souhaiter ardemment que la demande en nomination d'un conseil judiciaire fut repoussee, elle en vint a se demander s'il ne valait pas mieux au contraire qu'elle fut admise: repoussee, Leon pouvait se reconcilier avec ses parents; admise, il ne le pouvait plus et alors il etait tout a elle. Il est vrai qu'il l'etait sans rien pouvoir faire; mais son incapacite d'emprunter et d'aliener ne serait pas eternelle; et puis, d'ailleurs, elle ne s'applique qu'aux biens, cette incapacite. Et quand cette idee se presenta pour la premiere fois a son esprit, elle se mit a rire toute seule silencieusement: ils etaient vraiment prudents et prevoyants les gens qui faisaient les lois; ah! oui, bien prudents, bien perspicaces dans les savantes precautions qu'ils prenaient pour empecher les jeunes gens de se ruiner! Le jour du jugement, elle voulut accompagner Leon jusqu'a la porte du Palais, et elle l'attendit la, a moitie cachee au fond de sa voiture. A la facon dont il descendit les marches du grand escalier, elle vit que le conseil judiciaire etait accorde, mais elle n'en ressentit aucune contrariete. Cependant, quand il monta en voiture, elle l'enveloppa maternellement dans ses deux bras et elle le tint longuement, passionnement serre contre elle, puis, le regardant en face avec des yeux un peu egares: --Si tout est fini avec tes parents, dit-elle, je te reste, moi, je te reste seule; c'est quand on est malheureux qu'il est bon d'etre aime; tu verras comme je t'aime. Et comme il restait accable, elle le gronda doucement. --Ne vas-tu pas te desoler pour une chose qui, en realite, n'est qu'une chose d'argent. --Ce n'est pas pour moi que je me desole, c'est pour toi. --Pour moi! Mais tu sais bien que je n'en veux pas, que je n'en ai jamais voulu de ton argent. D'ailleurs, mon plan est fait. Il la regarda avec inquietude. --Tu comprends bien que maintenant nous ne pouvons pas rester dans la meme situation. --Que veux-tu dire? demanda-t-il avec des yeux de plus en plus inquiets. --Qu'on ne vit pas exclusivement d'amour, et que, puisque te voila sans le sou, tandis que moi-meme je n'ai que des valeurs ... qui ne valent pas grand'chose, il faut que nous prenions une resolution serieuse. --Et tu l'as arretee dans ton esprit, cette resolution? --Je l'ai arretee. --Et c'est cette heure que tu choisis pour me la faire connaitre? --Il le faut bien. Alors, voyant par l'inquietude de Leon les choses au point ou elle voulait les amener, elle continua: --Voici ce que j'ai decide: continuer a vivre comme je vis actuellement est desormais impossible; je prends donc une mesure radicale: je vends tout mon mobilier, bijoux, voitures, chevaux; liquidation generale et forcee comme disent les marchands; je ne garde que ce qui est indispensable pour meubler un appartement modeste et elegant: salle a manger, petit salon, deux chambres, le strict necessaire: et c'est dans cet appartement que nous allons nous etablir. A mesure qu'elle parlait, la figure assombrie de Leon s'etait eclairee; quand elle fit une pause, il la prit dans ses bras et lui ferma les levres par un baiser. --Tu es la meilleure des femmes, la plus tendre, la plus devouee! --Je t'aime, c'est la ma seule qualite, ne m'en cherche pas d'autres; serons-nous heureux ainsi! La reflexion revint a Leon, et avec elle un sentiment de dignite. --C'est impossible, dit-il. --Parce que? --Mais.... Il n'osa pas continuer, ce qui d'ailleurs etait inutile, car elle avait compris. --Es-tu bebete, dit-elle, tu ne veux pas de cet arrangement parce que tu serais honteux de vivre chez moi, entretenu par moi; ca serait cependant un joli triomphe. Mais, sois tranquille, je comprends tes scrupules et je les respecte. C'est moi qui serai entretenue par toi. Je ne voulais pas de ton argent quand tu etais riche, je l'accepte maintenant que tu es pauvre. J'accepte ce que tu ne peux pas me donner, vas-tu dire? Rassure-toi. Tu m'as prete environ 100,000 francs, je te les rendrai sur le prix de vente de mon mobilier, et ce sera avec ces 100,000 francs que nous vivrons. Qu'en dis-tu? --Je dis que tu es un ange! XV CATALOGUE D'un tres-beau et tres elegant MOBILIER MODERNE CHAMBRE A COUCHER EN TAPISSERIES ANCIENNES SALON RECOUVERT EN BROCATELLE SALLE A MANGER EN EBENE, MEUBLES D'ART, GLACES, PIANOS, BRONZES D'ART GARNITURES DE CHEMINEES, LUSTRES, FEUX GROUPES ET BUSTES D'APRES L'ANTIQUE, ARGENTERIE, TAPIS, IVOIRES MARBRES, EMAUX CLOISONNES PORCELAINES DE CHINE, DE SAXE, DE SEVRES ET AUTRES TABLEAUX, CURIOSITES DIAMANTS BAGUES, COLLIERS BRACELETS, CROIX, MONTRES, TOILETTES, DENTELLES, FOURRURES OMBRELLES, EVENTAILS, LINGE VOITURES CALECHE ET DORSAY A HUIT RESSORTS COUVERTURES DE VOITURES EN FOURRURES, HARNAIS, LIVREES Dont la vente aura lieu Par suite du depart de Mlle C... _Hotel Drouot, grande salle n deg.1._ Ce catalogue, imprime par Claye avec un vrai luxe typographique et tire sur papier teinte, annonca au tout Paris que ces sortes de choses interessent la vente de Cara. Alors ce fut dans ce monde une explosion d'exclamations, d'explications et de commentaires. Combien de bonnes amies s'ecrierent avec des larmes dans la voix et le sourire aux levres: --C'est donc vrai que cette pauvre Cara est tout a fait ruinee! A quoi il y avait des gens moins naifs qui repliquaient que ce n'est pas toujours parce qu'une femme est ruinee qu'elle vend son mobilier, mais que bien souvent c'est pour s'en faire donner un autre plus riche et tout neuf. --Ce n'est pas toujours le fils Haupois-Daguillon qui lui en donnera un, puisque ses parents l'ont pourvu d'un conseil judiciaire. --Il lui donnera peut-etre mieux que cela. --Quoi donc? --Son nom? Il y eut foule a l'exposition particuliere, qui se fit un samedi, et plus grande foule encore a l'exposition du dimanche, car ces bavardages avaient donne un attrait particulier a cette vente: puisqu'on en parlait, il fallait voir ca. Et l'on etait venu voir ca, non-seulement ceux qui, de pres ou de loin, touchaient au monde de la cocotterie, mais encore ceux et celles qui, appartenant au monde honnete, etaient curieux d'apprendre et de s'instruire. Comment font ces femmes-la? Comment sont-elles meublees? Ont-elles des meubles speciaux a leur metier? Comment est leur chambre a coucher? On eprouva une irritante deception a ce sujet en venant voir l'exposition de mademoiselle C.... Bien que la chambre a coucher "en tapisseries anciennes" fut le premier article inscrit au catalogue, celui sur lequel les yeux se portaient tout d'abord curieusement, elle ne figura pas a l'exposition, et les femmes qui etaient venues a cette exposition pour voir cette fameuse chambre, de meme que les hommes qui s'y etaient rendus comme a une sorte de pelerinage pour la revoir, en furent pour leur temps perdu: la proprietaire s'etait, au dernier moment, reserve le mobilier de cette chambre. Ceux qui etaient venus pour revoir ce qu'ils avaient deja vu, les uns pendant un ou plusieurs mois, les autres pendant une courte soiree, constaterent que ce n'etait pas seulement le mobilier de la chambre a coucher qui ne figurait pas a l'exposition; celui du cabinet de toilette, si curieux et si original, avait ete distrait aussi; de meme avaient ete reserves encore par la proprietaire d'autres meubles ou d'autres objets pris ca et la; il etait donc evident qu'un choix avait ete fait et que la rubrique du catalogue et des affiches "pour cause de depart" n'etait pas vraie; elles auraient du dire, ces affiches: "pour cause de changement de domicile". En effet, avec ce que Cara avait retire de son mobilier, elle avait meuble pour Leon et pour elle un appartement rue Auber, petit, il est vrai, mais tout a fait elegant, et, bien entendu, elle n'avait eu garde de laisser vendre les choses auxquelles elle tenait pour une raison quelconque, valeur intrinseque ou affection. C'etait ainsi qu'elle avait reserve sa chambre entiere, tout son cabinet de toilette, une partie des meubles du salon et de la salle a manger, si bien que sans depenser presque rien elle s'etait organise un interieur charmant, un vrai nid, au centre de Paris, de facon a faire de serieuses economies sur les voitures. Et cependant, malgre ce prelevement, son catalogue, grossi d'ailleurs par une assez grande quantite d'objets fournis par le commissaire-priseur et l'expert charges de la vente, avait presente un chiffre total de trois cent quarante numeros bien suffisants pour attirer les acheteurs: sous la rubrique bijoux, il y avait onze montres non chiffrees, dix-sept cravaches a pomme d'or sans initiales et vingt-deux porte-mine aussi en or et egalement sans initiales, le tout entierement neuf et n'ayant jamais servi, car aussitot donnees, montres ou cravaches avaient ete serrees pour etre vendues un jour. De tout ce qui peut allumer les encheres, Cara n'avait refuse que deux moyens: vendre chez elle, ce qui est la supreme attraction pour le monde bourgeois, et diriger sa vente ou meme simplement y assister; mais ni l'un ni l'autre de ces moyens n'entraient dans ses habitudes discretes, et les employer, si avantageux qu'ils pussent etre, eut ete donner un dementi a sa vie entiere: elle ressemblait ou tout au moins elle avait la pretention de ressembler a ces fleurs qu'on voyait toujours chez elle; elle se cachait comme la violette, et il fallait la chercher pour la trouver. Malgre cette absence, sa vente obtint un tres-beau succes; elle produisit le chiffre respectable (respectable en tant que chiffre, bien entendu), de trois cent et quelques mille francs, qui, reproduit par "les journaux bien informes", fit rever plus d'une pauvre fille, acharnee a l'ouvrage de sept heures du matin a dix heures du soir et gagnant quinze sous par jour. Pendant que les commissionnaires de l'hotel des ventes demenageaient l'appartement du boulevard Malesherbes, et pendant que, de leur cote, les tapissiers amenageaient l'appartement de la rue Auber, Cara et Leon, pour echapper a ces ennuis, passaient quelques jours a Fontainebleau, se promenant sentimentalement dans la foret, seuls, en tete a tete, oublieux du passe et se jetant passionnement dans les jouissances de l'heure presente. Ce fut a Fontainebleau que Cara recut la lettre de son commissaire-priseur, lui annoncant que le produit de sa vente s'elevait a 319,423 francs. Elle n'en dit rien a Leon, et ce fut seulement quand le tapissier la prevint que tout etait pret dans l'appartement de la rue Auber qu'elle parla de revenir a Paris. Elle avait voulu s'occuper seule du choix et de l'arrangement de ce nouvel appartement, et ce devait etre une surprise pour Leon d'y faire son entree pour la premiere fois. C'en fut une en effet, ou, pour mieux dire, la soiree fut remplie pour lui par une serie de surprises. Partis de Fontainebleau dans l'apres-midi, ils etaient arrives a Paris pour l'heure du diner, et a peine entres dans le salon, avant meme d'avoir pu visiter l'appartement, Louise etait venue les prevenir que le diner etait servi. --Offre-moi ton bras, dit Cara vivement, et passons dans la salle a manger. Elle etait toute petite, cette salle a manger, et faite pour l'intimite la plus etroite: deux couverts etaient mis sur la table, mais a cote l'un de l'autre, et non en face l'un de l'autre; le linge etait eblouissant, l'argenterie brillait, les cristaux reflechissaient par leurs facettes la douce lumiere de la lampe; sur le poele, dans une jardiniere placee devant la fenetre, sur le buffet, des fleurs fraiches et odorantes etaient arrangees avec gout dans des mousses veloutees. Le menu n'etait compose que de trois plats, poisson, roti et legumes, mais ces plats bien prepares etaient ceux precisement que Leon preferait; aussitot apres les avoir places sur la table et avoir change le couvert, Louise sortait de la salle, de sorte qu'ils dinaient en tete a tete comme deux amants enfermes dans un cabinet particulier. Comme ils finissaient le dessert, le timbre du vestibule retentit; alors Cara se levant sortit vivement; mais, restant peu de temps absente, elle revint prendre le bras de Leon pour le conduire dans le salon, ou, sur un petit gueridon, deux tasses etaient preparees, flanquant une boite de cigares. Elle lui versa, elle lui sucra elle-meme son cafe, puis allumant une allumette en papier a la lampe, elle la lui presenta; ce fut alors seulement qu'elle s'assit sur le canape aupres de lui, tout contre lui. --Maintenant, dit-elle, c'est le moment de parler raison et de regler nos comptes. Alors tirant de sa poche une grosse liasse de billets de banque, elle la posa sur le gueridon: --27,000 francs et 67,000 francs, cela fait 94,000 fr., n'est-ce pas? dit-elle, c'est-a-dire ce que tu as bien voulu me preter: les voici, c'est a toi qu'il appartient maintenant de nous les distribuer avec economie; sois certain qu'en cela je t'aiderai et que cet argent durera longtemps. J'ai deja pris mes arrangements pour cela. Notre loyer n'est pas cher; je n'aurai pas besoin de toilette avant deux ans; Louise sera notre seule domestique, car elle a bien voulu apprendre la cuisine, et tu as vu ce soir qu'elle aura avant peu un vrai talent de cordon bleu; nous ne depenserons presque rien, douze ou quinze mille francs peut-etre par an, et encore ce sera beaucoup. Tu vois donc que nous pouvons ne pas nous inquieter, et nous aimer librement, sans autre souci que de nous rendre heureux l'un l'autre, comme ... mieux que comme mari et femme. Alors se levant avec un sourire et se posant devant lui gravement, les epaules effacees, la tete haute, d'un air majestueux: --M. Leon Haupois-Daguillon ici present, permettez-vous a votre maitresse, a votre esclave de vous rendre heureux? repondez, je vous prie, comme vous repondriez a M. le maire, oui ou non. Il la prit dans ses bras, mais presque aussitot elle se degagea: --Comme j'avais prevu ta reponse, j'ai dispose a l'avance ce qui, selon mon sentiment, devait, en satisfaisant les idees, te plaire. Veux-tu me suivre? Elle prit la lampe et marcha devant lui. La piece qui faisait suite au salon etait la chambre a coucher, exactement meublee, aux dimensions pres, comme au boulevard Malesherbes; puis apres cette chambre en venait une autre assez grande qui avait ete transformee en un cabinet de toilette qui etait le meme aussi que celui du boulevard Malesherbes. Il semblait que c'etait la que finissait l'appartement; cependant Cara ouvrit une porte dans une armoire et dit a Leon de la suivre. Ils se trouverent dans une petite chambre, assez simple d'ameublement, puis, apres cette chambre, ils passerent dans un petit salon. --Cela, dit Cara, c'est l'appartement de mon petit homme, et il a une entree particuliere sur l'escalier, afin que mon petit homme ait l'apparence, pour le monde, de demeurer chez lui, car il serait gene, je le parierais, qu'on dit qu'il demeure chez sa petite femme. Alors, revenant dans la chambre et relevant vivement le couvre-pied du lit: --Seulement, tu sais, dit-elle en lui jetant les bras autour du cou, que ce lit dans ton appartement particulier, c'est un lit de parade, un lit de semblant; il ne deviendra un lit veritable que quand tu le voudras. XVI Ainsi que Cara l'avait pressenti, Leon aurait ete gene "qu'on dit qu'il demeurait chez sa petite femme"; plus que gene, honteux, et il n'y aurait point demeure. Mais l'arrangement de l'appartement particulier leva tous les scrupules: aux yeux du monde il etait la chez lui, et c'etait chez lui qu'on pouvait venir le trouver, chez lui qu'il pouvait donner des rendez-vous, non chez sa maitresse. Les convenances etaient sauvees, et Leon n'etait pas homme a se mettre volontiers au-dessus des convenances,--cette religion bourgeoise. En realite c'etait lui qui payait le loyer, lui qui payait toutes les depenses, et l'argent avec lequel il ferait ses paiements lui avait coute assez cher pour qu'il le considerat comme lui appartenant. Sa conscience etait donc en repos; en tout cas il pouvait trouver des arguments pour la calmer lorsqu'elle avait des velleites de protestation ou de revolte, ce qui, a vrai dire, arrivait assez souvent. Pendant ce temps M. et madame Haupois-Daguillon, pleins de confiance en ce que Favas leur avait dit, et aussi en ce que leur gendre, le baron Valentin, leur avait repete, attendaient leur fils et, pour sa rentree, M. Haupois-Daguillon avait, avec sa femme, prepare une petite allocution dont l'effet, croyaient-ils, devait produire un heureux resultat: --De ce que tu as ete entraine a des actes de prodigalite que nous avons du, bien malgre nous, arreter, il ne s'en suit pas que nous recourrons contre toi a des mesures de rigueur. Il n'y aura qu'une chose de changee dans notre situation, tu continueras donc de toucher ta pension comme par le passe et aussi tes appointements; seulement comme nous desirons que tu prennes une part plus active dans la direction de notre maison, nous augmentons ta part d'interet, nous la portons a 10 pour 100, certains a l'avance que par ton assiduite au travail tu voudras justifier notre confiance. Ce petit discours debite simplement, amicalement, bras dessus, bras dessous en se promenant, en ami indulgent plutot qu'en pere justement irrite, devait etre selon eux tout a fait irresistible. Cependant ce n'etait pas tout; la mere, elle aussi, aurait quelque chose a dire a son fils, amicalement; tendrement: --Pour ton avenir, il ne faut pas que des billets signes de ton nom soient protestes; chaque fois qu'on en presentera un, la caisse refusera de le payer, mais tu m'avertiras et je te donnerai les fonds que tu porteras toi-meme chez l'huissier. Le "toi-meme" serait legerement souligne et seulement de facon a bien marquer le temoignage de confiance. Comment l'enfant prodigue rentrant dans la maison paternelle ne serait-il par touche par ces temoignages d'affection! Mais l'enfant prodigue n'etait pas rentre; et, les affiches annoncant la vente de Cara avaient frappe leurs yeux: _Mobilier moderne, diamants_, par suite du depart de mademoiselle C.... "Par suite de depart"; comme ces mots leur avaient ete doux! Et M. Haupois-Daguillon, rentrant de sa promenade et ayant dit a sa femme qu'il avait vu cette affiche, celle-ci avait voulu descendre dans la rue pour la lire elle-meme. Ah! comme son coeur de mere avait battu en lisant cette ligne: "Par suite du depart de mademoiselle C..."; mais comme en meme temps son imagination de femme honnete avait travaille en lisant la longue enumeration de l'affiche: _Meubles d'art, marbres, tableaux, diamants, voitures_, c'etait par le luxe que ces femmes seduisaient les jeunes gens, et c'etait pour entretenir ce luxe que ceux-ci se ruinaient. Enfin elle partait cette femme et bientot ils en seraient delivres: apres tout, il etait jusqu'a un certain point admissible que Leon eut voulu, en restant avec elle pendant quelques jours, lui adoucir les chagrins de ce depart et de cette vente: il etait si bon, si tendre le brave garcon. Mais la vente avait eu lieu et le brave garcon n'etait pas revenu a la maison paternelle comme on l'esperait; ou plutot, s'il etait revenu rue de Rivoli, ce n'avait point ete pour y rester et y reprendre son domicile: tout au contraire. Un matin que M. et madame Haupois-Daguillon dejeunaient rue Royale comme ils le faisaient chaque jour, ils avaient vu entrer leur vieux valet de chambre, Jacques, avec une mine effaree. Le pere et la mere, qui n'avaient qu'une pensee dans le coeur, avaient senti tous deux en meme temps qu'il s'agissait de leur fils; et, comme Saffroy etait a table avec eux, ils avaient fait un meme signe a Jacques pour qu'il ne parlat pas. Saffroy etait trop fin pour n'avoir pas saisi ce signe, et bien qu'il eut le plus vif desir de savoir ce que Jacques venait annoncer, car il avait bien devine lui aussi qu'il s'agissait de Leon, il avait quitte la table pour rentrer au magasin. --Eh bien, Jacques? Ce fut le meme cri qui s'echappa des levres de M. et de madame Haupois-Daguillon. --M. Leon est venu il y a environ deux heures a son appartement; par malheur, je ne l'ai pas vu entrer, car je serais accouru pour prevenir monsieur et madame. --Alors, comment l'avez-vous su? --C'est Joseph qui, tout a l'heure, est venu me le dire. M. Leon a donne conge a Joseph et il l'a paye. Le pere et la mere se regarderent avec inquietude. Jacques, qui s'etait arrete un moment, comme s'il n'osait continuer, reprit bientot: --Ce n'est pas tout: M. Leon a fait mettre dans des malles son linge, ses vetements, ses livres au moins une partie de ses livres; on a porte le tout dans une voiture, et avant de partir M. Leon a dit a Joseph de m'apporter la clef de son appartement; alors j'ai cru que je devais prevenir monsieur et madame. Jacques ayant acheve ce qu'il avait a dire, sortit laissant ses deux maitres ecrases. Ils se regardaient, n'osant ni l'un ni l'autre exprimer les pensees qui les etouffaient, lorsque leur ami Byasson entra, venant comme tous les jours leur serrer la main et prendre une tasse de cafe avec eux; s'il avait ete fidele a cette coutume amicale pendant vingt annees, il l'etait plus encore depuis l'absence de Leon; quand ses amis etaient heureux, il venait les voir quand ses occupations le lui permettaient; maintenant qu'ils etaient malheureux, il venait avec la regularite qu'inspire l'accomplissement d'un devoir. Du premier coup d'oeil il comprit qu'il arrivait au milieu d'une crise; mais on ne lui laissa pas le temps de poser une seule question. En quelques mots, madame Haupois-Daguillon lui rapporta ce que Jacques venait de leur dire. --Et qu'avez-vous decide? demanda-t-il. --Rien; nous ne savons a quel parti nous arreter. --Mon mari parlait d'ecrire, mais ou voulez-vous qu'il adresse cette lettre? Chez cette femme, est-ce possible? --Si je ne puis pas ecrire a mon fils chez cette femme, je puis encore bien moins aller l'y chercher, dit M. Haupois. --Ce n'est pas vous, continue Byasson, qui devez l'aller trouver, c'est moi, et j'irai. Sans doute on pourrait vous faire rencontrer avec Leon ailleurs que chez Cara, mais cela pourrait etre dangereux. Vous etes exaspere contre lui, et de son cote il croit avoir, il a des griefs contre vous: de votre rencontre, il pourrait resulter un choc qui, dans les circonstances presentes, mettrait les choses au pire: je le verrai, moi, et je lui ferai comprendre qu'il est fou. --Vous parlez de griefs, interrompit M. Haupois. --Sans doute, il est evident que Leon s'est jete dans les bras de cette femme et s'est rapproche d'elle plus etroitement parce qu'il a ete blesse par la demande en nomination de conseil judiciaire. Quand, sur l'avis de Favas, vous avez adopte cette mesure, je ne vous ai rien dit parce que vous ne m'avez pas consulte, et que rien n'est plus grave que d'intervenir dans une guerre de famille; mais je n'en ai augure rien de bon, et j'ai meme fait des demarches aupres de trois membres du conseil de famille pour qu'ils n'accueillent pas votre demande, je vous le dis franchement. --Vouliez-vous donc qu'il nous ruinat? --Je ne crois pas qu'il eut ete jusque-la, tout au plus aurait-il fait une breche a la fortune que vous lui laisserez un jour; enfin cette breche eut-elle ete large, tres large, tout n'eut pas ete perdu; il faut savoir faire des sacrifices indispensables avec les jeunes gens, surtout quand ils sont passionnes, et sous son apparence calme Leon est passionne, il est tendre, et quand il aime il est capable de toutes les folies. Vous avez cru que vous aviez un moyen infaillible de l'arreter, vous en avez use, et ce moyen s'est retourne contre vous. Vous avez fait comme les gens qui ont une arme aux mains et qui s'en servent aussitot qu'ils se croient en danger au lieu d'attendre jusqu'a la derniere extremite. Si je vous parle ainsi, ce n'est pas, vous le savez, pour ajouter a votre douleur, mais pour vous expliquer, dans une certaine mesure, comment je comprends que Leon ait ete entraine a la resistance et finalement a cette folle resolution. J'ai voulu que vous sachiez a l'avance dans quels termes je lui parlerai, et je crois qu'ils seront de nature a le toucher: c'est par la douceur et la sympathie qu'on peut agir sur lui. --Quand comptez-vous le voir? demanda madame Haupois-Daguillon. --Aussitot que possible, aujourd'hui, demain, aussitot que je l'aurai trouve. --Eh bien, mon ami, allez, continua-t-elle, et ce que vous croirez devoir dire, dites-le, nous abdiquons entre vos mains. Comme Byasson, apres les avoir quittes, traversait le vestibule, Saffroy se trouva devant lui. --Eh bien, demanda celui-ci, a-t-on des nouvelles de Leon? Byasson n'avait pas une tres-grande sympathie pour Saffroy; il le trouvait trop ambitieux, et il le soupconnait de speculer sur l'absence de Leon pour s'avancer de plus en plus dans les bonnes graces de M. et de madame Haupois-Daguillon, de facon a devenir un jour le seul chef de la maison, le fils etant ecarte. --Je vais le chercher, dit-il, afin qu'il reprenne sa place ici; j'espere que, quand il dirigera tout a fait la maison, il ne pensera plus qu'au travail. XVII Trouver Leon n'etait pas bien difficile, il n'y avait qu'a trouver Cara; pour cela Byasson se rendit chez le commissaire-priseur qui avait fait la vente de celle-ci. Tout d'abord le clerc auquel il s'adressa pretendit n'avoir pas cette adresse, mais il finit par la trouver et la donner: rue Auber, n deg. 9. Arrive au quatrieme, il sonna a la porte de gauche comme le concierge le lui avait recommande, et il sonna fort. Ce ne fut pas cette porte qui s'ouvrit, ce fut celle de droite qui s'entre-bailla, et Byasson, qui tout en attendant comptait machinalement les dessins geometriques du tapis de l'escalier, leva la tete pour voir si dans sa preoccupation il ne s'etait pas trompe; il apercut le bonnet blanc d'une femme de chambre, puis la porte se referma vivement. Puis bientot apres la porte de gauche fut ouverte par Leon lui-meme, qui, en apercevant Byasson, recula d'un pas. --Je suis indiscret? dit celui-ci. --Pas du tout, entrez donc, je vous prie, je suis heureux de vous voir, au contraire, vous me trouvez en train d'emmenager. Tout en s'asseyant, Byasson regarda autour de lui, bien surpris de voir cet interieur simple et decent ou rien ne rappelait la femme a la mode, et surtout une femme telle que Cara. --Mon cher enfant, dit-il, tu supposes bien, n'est-ce pas? que je ne viens pas te relancer pour le seul plaisir de te serrer la main; ce plaisir est vif, car je t'aime de tout mon coeur, comme un enfant que j'ai vu naitre et grandir; cependant je ne serais pas monte ici si je n'avais eu a te parler serieusement. Je quitte tes parents a l'instant meme, et comme, peu de temps avant mon arrivee, Jacques etait venu leur annoncer ton demenagement, tu peux t'imaginer dans quel etat de desespoir ils sont; ta mere, ta pauvre mere est baignee dans les larmes; ton pere est accable dans une douleur morne; ils te pleurent comme si tu etais mort. --Qui m'a tue? --Qui tout d'abord les a desesperes? Ne recriminions point: je ne suis venu te trouver que pour te parler amicalement, mais comme je ne me trouve pas a mon aise ici,--il regarda autour de lui comme pour sonder les tentures,--je te demande de sortir quelques instants avec moi. Leon, assez mal a l'aise, montra les caisses et les malles placees au milieu du salon: --J'aurais voulu achever mon emmenagement, dit-il. --Je ne te demande qu'une heure: refuseras-tu ton vieil ami? --Et ou voulez-vous que nous allions? --Sois sans inquietude, je ne te menage pas une surprise, ces moyens ne sont pas dans mes habitudes; je te demande tout simplement de m'accompagner chez moi pour que nous puissions nous entretenir, portes closes, librement. --Je suis tout a vous; je vous demanda seulement deux minutes pour me preparer. Et il passa dans sa chambre, dont il tira la porte sur lui; mais ce ne fut pas deux minutes qu'il lui fallut pour se preparer; il resta pres d'un quart d'heure absent. Byasson demeurait rue Neuve-Saint-Augustin, il ne leur fallut que peu de temps pour arriver chez lui. En chemin, ils ne s'entretinrent que de choses insignifiantes, et plus d'une fois Leon laissa tomber la conversation comme un homme qui suit sa propre pensee: le quart d'heure qu'il avait employe a se preparer, selon son expression, l'avait singulierement assombri, et il n'y avait pas de doute qu'avant de le laisser sortir, Cara l'avait style. Ce n'etait donc plus seulement contre lui que Byasson allait avoir a lutter; ce serait encore contre elle; mais, si formelles que pussent etre les promesses qu'elle avait exigees de son amant, mieux valait encore engager la lutte dans ces conditions defavorables que de l'avoir elle-meme derriere soi, invisible, mais menacante et prete a paraitre au moment decisif. Au lieu de recevoir Leon dans son bureau, comme d'ordinaire, Byasson le fit monter a sa chambre, ou il etait sur que personne ne pourrait venir les deranger et ou il n'y avait pas d'oreilles indiscretes a craindre. Mais si cette chambre etait un lieu sur, elle etait en meme temps un lieu encombre et si plein de toutes sortes de choses placees ca et la avec un beau desordre qu'il fallut un moment assez long et pas mal de travail avant de pouvoir trouver deux sieges pour s'asseoir. Sur le canape etait un tableau tout nouvellement achete et auquel il ne fallait pas toucher, car il n'etait pas encore sec; les chaises etaient prises, celle-ci par un vase en bronze, celle-la par un ivoire, une autre par un tas de gravures; sur un fauteuil etaient de vieilles faiences, et debout dans les coins ou contre les meubles se dressaient en rouleau des tapis et des etoffes qui attendaient la depuis longtemps le moment ou le maitre s'etant decide a faire construire la maison de campagne dont depuis quinze ans il portait et agitait le plan toujours nouveau, toujours changeant dans sa tete, on les emploierait enfin a l'usage pour lequel ils avaient ete successivement achetes au hasard des occasions. --Tu comprends bien, n'est-ce pas, mon cher enfant, dit Byasson, quelle est ma situation? Je suis le plus vieil ami de ton pere et de ta mere, le plus intime; je suis le tien; je t'aime comme si tu etais mon fils, moi qui n'ai pas d'enfants et qui n'en aurai jamais d'autres que ceux dont tu me feras un jour le parrain. Tu dois trouver tout naturel et legitime que je me jette entre tes parents et toi au moment ou vous allez vous separer. Et que produira cette separation? votre malheur, votre desespoir a tous. Je me trompe, elle fera le bonheur de quelqu'un; mais ce quelqu'un merite-t-il que tu lui sacrifies et ta famille, et ton avenir, et ton honneur? --Celle dont vous parlez sans la connaitre m'aime et je l'aime. --Sans la connaitre! Mais je la connais comme tout Paris; sa notoriete est, par malheur, assez grande pour qu'on puisse parler d'elle avec la certitude que ce qu'on dira sera au besoin confirme par vingt, par cent temoins qui viendront deposer dans leur propre cause. Je ne veux ni te peiner ni te blesser, mais il faut bien cependant que je te dise ce que j'ai sur le coeur, et tu dois sentir que ce n'est pas ma faute si mes paroles ne sont pas l'eloge de celle que tu crois aimer. Quelle est cette femme que tu preferes a ton pere, a ta mere, a la famille, a la fortune, a l'honneur, et aupres de qui tu veux vivre miserablement dans une condition honteuse, dans une situation fausse qui n'a pas d'issue possible? Qu'a-t-elle pour elle qui excuse ta folie? --Je l'aime. --A-t-elle un grand talent? A-t-elle un grand nom? A-t-elle seulement la jeunesse ou la passion, ce qui explique, ce qui excuse toutes les folies? Tu sacrifies tout et tu te donnes a elle; pour combien de temps? Je veux dire combien de temps encore pourras-tu l'aimer: la vieillesse et une vieillesse rapide ne doit-elle pas vous separer dans un avenir prochain? Tu sais comme moi, tu sais mieux que moi, quel est son age. Elle pourrait etre ta mere; ce n'est pas a toi qu'il faut le dire, toi qui l'as vue sous la cruelle lumiere du matin, si terrible pour une femme de son age. Leon, blesse par ces paroles, ne pouvait guere s'en facher, il voulut essayer de sourire: --Vous qui aimez tant les choses d'art, reflechissez donc un peu, dit-il, a l'age qu'avait Diane de Poitiers quand Jean Goujon la representa nue. --Quelle niaiserie! --Cinquante ans, n'est-ce pas, et elle etait adoree par son amant, qui en avait vingt-huit ou vingt-neuf; Hortense n'a pas cinquante ans, elle n'en a pas quarante, pour moi elle n'en a pas trente. --Elle en aura soixante le jour ou tombera le bandeau qu'elle t'a mis sur les yeux. Et que faut-il pour que cela arrive? un mot que tu entendras, la satiete peut-etre, mieux que cela, la voix de ta dignite et de ta conscience qui te fera comprendre que cette femme ne te tient que par ce qu'il y a de mauvais en toi, et qui te fera sentir qu'elle n'a jamais eveille en ton coeur rien de bon, rien de noble, rien de grand, rien de ce qui est la consequence ordinaire de l'amour lorsqu'il existe entre deux etres dignes l'un de l'autre. Me diras-tu qu'elle est digne de toi, toi que j'ai connu honnete, tendre, bon, genereux, toi qui portes ecrites sur ton visage toutes les qualites qui sont dans ton coeur? --Je vous dirai que vous parlez d'une femme que vous ne connaissez pas. --Oui, mais tu ne me diras pas que tu as ete seduit et entraine par ces qualites qui, etant aussi en elle, se sont mariees aux tiennes. Tu as ete seduit par ses defauts, par ses vices, par son savoir de vieille femme, qui depuis vingt-cinq ans a etudie, pratique, experimente sur le sujet vivant, dont elle fait rapidement un cadavre, toute les roueries de la passion qu'elle peut jouer, j'en suis convaincu, avec un art incomparable. Je les connais, ces habiletes de vieilles femmes qui se font les meres en meme temps que les maitresses de leurs jeunes amants, leur preparant d'une main experimentee la cantharide ou le haschisch et de l'autre les enveloppant de flanelle. Voila ce qui m'epouvante pour toi et me fait te tenir ce discours, que je t'epargnerais comme je me l'epargnerais moi-meme, si, au lieu d'etre aux mains de cette femme, tu aimais la premiere venue; une jeune fille, n'importe qui, la fille de ton concierge, dont le coeur ne serait pas pourri et gangrene. --C'etait a mon pere qu'il fallait l'adresser, ce discours, quand j'aimais Madeleine. --Je l'ai fait. --Et vous n'avez point ete ecoute, pas plus que je ne l'ai ete moi-meme; vous voyez donc bien que ce n'est pas seulement leur caisse que mon pere et ma mere veulent mettre a l'abri de mes prodigalites, c'est encore mon coeur qu'ils veulent proteger contre mes egarements, c'est ma vie qu'ils veulent prendre pour la diriger au gre de leurs idees, de leurs interets, de leur sagesse. Eh bien, je me suis revolte, et puisqu'on m'avait empeche de prendre pour femme, une jeune fille digne entre toutes de respect et d'amour, aupres de laquelle j'aurais vecu heureux dans ma famille, tranquillement, sans autres emotions que celles du bonheur et de la paix, j'ai pris pour maitresse une femme qui a ete assez habile, non pour me faire oublier celle que j'ai aimee, celle que j'aime toujours, car rien n'effacera de mon coeur le souvenir de Madeleine, mais pour me consoler. Et pour cela, j'en conviens, il fallait en effet que son art fut grand, tres-grand. Mais pour tout le reste, ne croyez rien de ce que vous venez de dire, rayez la cantharide et la flanelle, ce n'est pas par la qu'Hortense me tient comme vous le pensez. Vous avez beaucoup trop d'imagination, et cette imagination n'est plus jeune, ce qui fait qu'elle va chercher de savantes complications la ou les choses sont bien simples. Quand j'ai fait la connaissance d'Hortense, j'ai obei a un caprice: elle me plaisait, voila tout. Mais bientot j'ai appris a la connaitre, et j'ai vu qu'elle valait mieux, beaucoup mieux qu'un caprice. Aujourd'hui je l'aime et je suis heureux d'etre aime par elle. C'est la ce que vous appelez de la folie. Peut-etre au point de vue de la raison pure, est-ce en effet de la folie, mais j'ai le malheur d'etre ainsi fait que je prefere la folie qui me donne le bonheur a la sagesse qui ne me donnerait que l'ennui. --Mais, malheureux enfant.... --Tout ce que vous pourrez me dire, croyez bien que je me le suis deja dit: je gaspille ma jeunesse, je compromets mon avenir, je m'expose a etre juge severement par ceux qui s'appellent les honnetes gens, cela est vrai, je le sais, je le crois; mais j'aime, je suis aime, je vis, je me sens vivre. Ah! je vous trouve tous superbes avec vos sages paroles: cette jeune fille que tu aimes n'a pas de fortune, il n'est pas sage de l'aimer, oublie-la, la sagesse c'est d'aimer une femme riche et bien posee dans le monde; cette autre que tu aimes n'est pas digne non plus de ton amour, il n'est donc pas sage de l'aimer; nous qui ne la connaissons pas, nous la connaissons mieux que toi. Eh bien, je l'aime, et rien ne me separera d'elle. Quand ma famille me repoussait et me deshonorait, ou ai-je trouve de l'affection et de l'appui, si ce n'est pres d'elle? Quand je suis sorti de l'audience, ou sur la demande de mon pere et de ma mere ... de ma mere, Byasson, on venait de faire de moi une sorte de chose inerte, quels bras se sont ouverts pour me recevoir? les siens. Et vous voulez que maintenant je me separe de cette femme qui m'a console dans le malheur, qui par tendresse pour moi s'est ruinee, pour rester ma maitresse, quand vous qui etes riche vous m'avez deshonore de peur que la centieme, la millieme partie peut-etre de votre fortune soit compromise. Eh bien, non, je ne la quitterai pas; non, je ne l'abandonnerai pas, car ce serait une lachete et une infamie dont je ne me rendrai pas coupable. Ma folie raisonne, vous voyez bien, elle est donc incurable. --Que tu penses a elle, je le comprends, mais ne penseras-tu pas a ton pere, ne penseras-tu pas a ta mere? --A qui ont-ils pense lorsqu'ils ont presente cette demande? a moi ou a eux? --Ne parlons point du passe; parlons du present. Que vas-tu faire? --Rien pour le moment, je suis incapable de rien faire. --Alors de quoi vivras-tu? Est-ce toi qui vas etre l'amant de Cara puisque tu ne peux plus l'entretenir comme ta maitresse? --Vous oubliez que pour mes deux cent mille francs de dettes j'ai recu de l'argent, il me reste cent mille francs, nous vivrons avec. --Et quand ces cent mille francs seront depenses, ton pere et ta mere, morts de chagrin, t'auront laisse leur fortune, n'est-ce pas, et alors tu pourras la partager avec l'amie des mauvais jours, ce qu'elle espere? Leon allait repondre; mais au moment meme ou il etendait le bras, on frappa a la porte du salon qui precedait la chambre. --Laissez-nous, cria Byasson. Mais on frappa de nouveau. Alors Byasson se levant avec colere alla ouvrir la porte. --C'est une lettre pressee pour M. Leon Haupois, dit le commis qui entra. Byasson voulut repousser cette lettre, mais malgre la distance Leon avait entendu ces quelques mots. Il arriva; de loin il reconnut le papier et le chiffre de Cara. Il prit la lettre, mais, chose etrange, l'adresse etait d'une ecriture qu'il ne connaissait pas; vivement il l'ouvrit. "Madame vient de se trouver mal; le medecin est tres-inquiet; Madame prononcant votre nom a chaque instant j'ose vous prevenir de ce qui se passe. "LOUISE." Alors s'adressant a Byasson: --Nous reprendrons cet entretien quand vous voudrez, dit-il, il faut que je vous quitte. XVIII Lorsque Leon arriva rue Auber, il trouva sa maitresse sans connaissance etendue sur son lit, et aupres d'elle un jeune medecin qu'on avait ete chercher au hasard du voisinage, qui s'appliquait a la faire revenir a elle. --C'est une syncope, rassurez-vous, il n'y a pas de danger; d'ailleurs je crois qu'elle va cesser. En effet, au bout de quelques instants, Cara promena ses yeux autour d'elle d'un air egare, puis apercevant Leon, le reconnaissant, elle lui jeta les deux bras autour du cou, et, l'attirant a elle par un mouvement passionne, elle eclata en sanglots spasmodiques. --Maintenant, dit le medecin, madame n'a plus besoin que de repos et de calme; je puis me retirer. Et il s'en alla, avec l'attitude modeste d'un homme qui n'a pas la conviction d'avoir accompli un miracle. Leon s'installa aupres du lit de Cara, et celle-ci lui ayant pris la main, qu'elle garda dans la sienne, ils resterent ainsi assez longtemps sans parler; malgre le desir qu'il en avait, Leon n'osait l'interroger, le medecin ayant prescrit le repos et le calme. Enfin, Cara se trouva assez bien elle-meme pour prendre la parole: --Pauvre ami, dit-elle, comme je suis heureuse que tu sois revenu! c'est ta voix qui ma ressuscitee; je crois bien que j'etais en train de mourir; je ne soufrais pas, je ne sentais rien, je ne voyais rien; je serais peut-etre restee longtemps, toujours dans cet etat, si tout a coup ta voix n'avait retenti dans mon coeur, et alors il m'a semble que je me reveillais; comme tu as ete bien inspire de revenir! --Je n'ai pas ete inspire; je suis revenu parce que Louise m'a ecrit que tu etais malade. --Comment, Louise? --Elle m'a ecrit parce qu'elle etait effrayee, et elle m'a dit de venir tout de suite. --Je comprends qu'elle ait ete effrayee. Apres ton depart, j'ai pense a ce que tu venais de me dire, et je me suis imagine, pardonne-moi, que ton ami Byasson allait si bien te precher et te circonvenir que nous ne nous verrions plus. Alors, j'ai ete prise d'un aneantissement, mon coeur a cesse de battre, mes yeux ont cesse de voir, j'ai pousse un cri, Louise est accourue et je ne sais plus ce qui s'est passe: quand j'ai recouvre la vue, j'ai rencontre tes yeux. --C'est pendant cette syncope que Louise effrayee m'a ecrit; mais comment a-t-elle su que j'etais chez Byasson? --Je ne sais pas, il faudra le lui demander. Assurement ce n'est pas moi qui le lui ai dit, car je suis fachee qu'elle t'ait ecrit. --Comment, tu es fachee que je sois revenu? --Cela parait absurde, n'est-ce pas, cependant cela ne l'est pas. Oui, je suis heureuse, la plus heureuse des femmes que tu sois revenu, mais j'aurais voulu que tu revinsses de ton propre mouvement et non pas ramene par la lettre de Louise. Si ton ami Byasson t'a emmene chez lui, ce n'etait point, n'est-ce pas, pour te montrer ses tableaux ou ses curiosites, c'etait pour tacher de te decider a te separer de moi et a rentrer chez ton pere. Ne me dis pas non, c'est cette pensee, ce sont ces discours que j'entendais qui m'ont etouffee et qui ont provoque ma syncope. Quand j'en suis venue a bien preciser la situation et a me dire: ecoutera-t-il la voix de son ami ou ecoutera-t-il celle de son amour? retournera-t-il chez son pere ou reviendra-t-il ici? l'angoisse a ete si poignante que je me suis evanouie. Mais, malgre tout, malgre l'etat affreux dans lequel j'etais, j'aurais voulu que Louise ne t'ecrivit pas. Livre a toi-meme tu aurais seul decide cette situation, c'est-a-dire notre avenir a tous deux, ma vie a moi. C'etait une epreuve, elle eut ete telle qu'il ne serait plus reste de doute apres. Si tu avais ete chez ton pere, je serais peut-etre morte, mais qu'importe la mort, c'est la fin. Au contraire, si tu etais revenu pres de moi, librement, quelle joie! Tu veux me dire que tu es venu, cela est vrai, mais tu es venu, tu l'as reconnu tout a l'heure, parce que Louise t'a ecrit que j'etais en danger. Il n'y a pas eu lutte dans ton coeur; il n'y a pas eut choix. Et c'etait sortir triomphante de cette lutte que j'aurais voulu. C'etait ce choix qui aurait calme mes alarmes. Tu es accouru apres avoir lu la lettre de Louise, la belle affaire en verite chez un homme tel que toi qui est la bonte meme! Pitie n'est pas amour. Aussi je veux que tu retourne chez ton ami Byasson, non tout de suite, mais demain, apres-demain, il reprendra son preche ou il a ete interrompu, et tu decideras en connaissance de cause, librement. Il arrive bien souvent qu'on ne permet une chose que pour la defendre. Leon, devant retourner chez Byasson pour faire un choix entre sa famille et sa maitresse, n'y retourna pas, car y aller eut ete avouer qu'il pouvait etre indecis, et que la lettre de Louise l'avait precisement arrache a cette indecision. Quant a la facon dont cette lettre lui etait parvenue, il en avait eu, meme sans la demander, l'explication la plus simple et la plus naturelle: dans sa crise, Cara avait prononce plusieurs fois, sans en avoir conscience, le nom de Byasson, et Louise, perdant la tete, avait imagine qu'il fallait envoyer chez ce monsieur dont elle avait trouve l'adresse dans le _Bottin_. Byasson, ne voyant pas Leon revenir bientot comme celui-ci en avait pris l'engagement, lui ecrivit; mais Leon ne recut pas ses lettres qui furent remises a Louise par la concierge, et par Louise a Cara; alors il vint lui-meme rue Auber, mais il eut beau sonner, sonner fort, on ne lui ouvrit pas. Il sonna a la porte de Cara, Louise lui repondit que madame etait a la campagne. Il revint le lendemain; le concierge, sans le laisser monter, l'arreta pour lui dire que M. Leon Haupois etait en voyage; quelques jours apres on lui fit la meme reponse. C'etait evidemment un parti pris; le mieux dans des conditions etait donc de ne pas brusquer les choses; il etait plus sage d'attendre, de veiller et de saisir une occasion favorable quand elle se presenterait; ce qui devait arriver un jour ou l'autre. Cara eut alors toute liberte de pratiquer sur Leon le systeme de l'absorption, a petites doses, lentement, savamment, et chaque jour elle se rendit plus chere, surtout plus indispensable. Vivant sous le meme toit, ils ne se quitterent plus, et, peu a peu, ils en vinrent a sortir ensemble, le soir d'abord pour aller au theatre dans une baignoire qu'ils louaient pour eux seuls et ou ils se tenaient serres l'un contre l'autre, les jambes enlacees, la main dans la main, ecoutant, riant, s'attendrissant ensemble. Mais le soir ne leur suffit plus, et on les vit tous deux aux courses, d'abord a la Marche, a Porchefontaine, au Vesinet, ou l'on a pour ainsi dire l'excuse de la partie de campagne, puis a Chantilly, puis enfin a Longchamps, devant tout Paris. Le jeudi, il l'accompagna a Batignolles, rue Legendre, et rapidement il devint l'ami, le pere des enfants qui, tres franchement, se prirent pour lui d'une belle passion; il joua avec eux; il prit plaisir a leur faire des surprises de joujoux, de gateaux ou de bonbons; il les emmena a la campagne; en voiture, avec leur tante, bien entendu, diner dans les bois ou au bord de l'eau. --Quel bon pere, quel bon Papa-Gateau tu ferais! disait-elle. Bientot il n'y eut plus qu'un jour par mois, le 17, ou Cara le laissa seul, celui ou elle allait au Pere-Lachaise, en pelerinage au tombeau du duc de Carami. Une fois il vint avec elle jusqu'a la porte du cimetiere. Puis, la fois suivante, comme elle etait souffrante et pouvait a peine se trainer, il lui donna le bras pour l'aider a monter jusqu'au tombeau, et ensuite il l'accompagna toujours. C'etait beaucoup pour Cara que Leon ne put pas se passer d'elle, mais ce n'etait pas assez pour ses desseins; il lui fallait plus; il fallait qu'il s'habituat a voir en elle plus qu'une maitresse, si agreable, si seduisante que fut cette maitresse. Lorsqu'ils allaient aux courses, Leon ne restait pas toujours a ses cotes comme un jaloux, et alors quand elle etait seule dans sa voiture, ses anciens amis, quelques-uns de ses anciens amants, les hommes du monde dans lequel elle avait vecu l'entouraient, les uns pour lui donner une banale poignee de main, les autres pour causer plus intimement avec elle. Un jour, en revenant, elle se montra si distraite, si preoccupee que Leon ne put pas ne pas lui demander ce qu'elle avait. Elle repondit qu'elle n'avait rien; mais son ton dementait ses paroles. Enfin, apres le diner, lorsqu'ils furent en tete a tete, cote a cote, elle se decida a parler: --Sais-tu qui j'ai vu tantot a Longchamps? Salzondo. Leon laissa echapper un mouvement de contrariete; car, malgre l'histoire des perruques, la liaison de Salzondo avec Cara avait ete si notoire, si publique, que ce nom ne pouvait pas etre doux a ses oreilles. --Sais-tu ce qu'il m'a propose? continua-t-elle. Tout d'abord, et pour la centieme fois, de redevenir pour lui ce que j'etais il y a quelques annees; puis, quand il a ete bien convaincu que je n'y consentirais jamais, il m'a tout simplement demande d'etre sa femme, sa vraie femme, c'est-a-dire devant le maire. --Et tu as repondu? demanda-t-il d'une voix mal assuree. --Que je reflechirais; car enfin la chose merite d'etre pesee. Etre la femme de Salzondo n'est pas plus serieux que d'etre sa maitresse; seulement, on a un mari, une position dans le monde, une belle fortune; et tout cela c'est quelque chose. Tu me diras que ce n'est rien quand on aime et qu'on est aimee; cela est vrai, mais il faut remarquer qu'un pareil mariage n'empeche pas d'etre aimee par celui qui est maitre de votre coeur et d'etre a lui corps et ame. De plus, ce mariage, s'il se faisait, te permettrait de te reconcilier avec ta famille, et c'est la encore une consideration d'un poids considerable. Combien de fois, pensant a cette rupture, je me dis que, si jamais tu cesses de m'aimer, ce sera elle qui te detachera de moi: femme de Salzondo.... --Hortense! s'ecria-t-il en se levant avec colere. Alors elle aussi se leva et, le prenant dans ses deux bras: --Tu me tuerais, n'est-ce pas? dis-moi que tu me tuerais si j'etais assez miserable pour ecouter de pareilles considerations. Mais, sois tranquille, si je sais voir ou est la sagesse, je ne puis aller que la ou est l'amour. Et tout de suite ouvrant son buvard, elle se mit a ecrire: "Mon cher Salzondo. "J'ai reflechi a votre proposition et j'en suis touchee comme je dois l'etre, mais ... mais quand le coeur est pris, (et il est bien pris, je vous le jure), la raison, la sagesse, meme le vice, ne peuvent rien contre lui. "Je resterai toujours votre amie, mais rien que votre amie "CARA." Elle donna ce billet a lire a Leon, puis l'ayant mis dans une enveloppe, elle sonna. Louise parut: --Va jeter tout de suite cette lettre a la poste. Quand Louise fut sortie, Cara vint se rasseoir pres de Leon: --Etes-vous content, mon maitre? moi, je suis la plus heureuse des femmes, et toute ma vie je serai reconnaissante a Salzondo d'abord de m'avoir montre qu'il m'estimait assez pour m'epouser, et aussi et surtout de t'avoir inspire ce geste de colere qui prouve mieux que tout combien tu m'aimes. Tu m'aurais tuee! XIX Pendant ce temps, Byasson attendait toujours l'occasion favorable qui devait lui permettre de faire aupres de Leon une nouvelle tentative plus efficace que la premiere. Mais il attendit en vain: on avait des nouvelles de Leon par quelques-uns de ses anciens camarades et notamment par Henri Clergeau; mais Leon lui-meme ne donnait pas signe de vie; aux lettres les plus pressantes aussi bien qu'aux demandes de rendez-vous, il ne repondait point, et quand ses anis, cedant aux instances de Byasson, voulaient aborder ce sujet avec lui, il leur fermait la bouche des le premier mot; Henri Clergeau, ayant voulu insister et revenir a la charge, n'avait obtenu que des paroles de colere qui avaient amene une brouille entre eux. --J'ai assez d'un conseil judiciaire, avait dit Leon, je ne veux point d'un conseil d'amis. Avec ses creanciers, Rouspineau, Brazier, Leon avait pratique ce meme systeme de faire le mort, et il les avait renvoyes a son conseil judiciaire; il n'avait rien, (son appartement etait au nom de Cara), il ne pouvait rien: c'etait a son pere de payer si celui-ci le voulait bien, sinon il payerait plus tard lui-meme quand il le pourrait; et il n'avait pas pris autrement souci de leurs reclamations, se disant qu'ils lui avaient fait payer assez cher l'argent qu'ils lui reclamaient pour attendre. L'attente n'etait-elle pas justement un des risques sur lesquels ils avaient base leurs operations? Heureusement pour Rouspineau et pour Brazier, M. et madame Haupois-Daguillon s'etaient montres de bonne composition: afin de sauver l'honneur de leur nom commercial, ils avaient pris l'engagement de payer les billets a leur echeance, mais a condition qu'ils seraient protestes pour la forme, et surtout a condition plus expresse encore que cet arrangement serait tenu secret, de maniere a ce que Leon ne le connut jamais. Le jour ou une indiscretion serait commise ils ne payeraient plus. Fatigue, agace de voir qu'il n'obtiendrait rien de Leon, Byasson voulut risquer une tentative aupres de Cara, et il lui ecrivit pour lui demander une entrevue. Si Cara ne voulait pas que Leon fut expose aux attaques amicales de Byasson, qui pouvaient l'emouvoir et a la longue l'ebranler, elle n'avait pas les memes craintes pour elle-meme. D'avance elle bien certaine de ne pas se laisser toucher, si pathetique, si entrainante que fut l'eloquence de Byasson; c'est au theatre qu'on voit les Marguerite Gauthier se laisser prendre aux arguments d'un pere noble et se contenter d'un baiser, "le seul vraiment chaste qu'elles aient recu", pour le paiement de leur sacrifice; dans la realite les choses se passent d'une facon moins scenique peut-etre, mais a coup sur plus sensee. D'ailleurs, elle avait interet a voir Byasson et a apprendre de lui combien M. et madame Haupois etaient disposes a payer la liberte de leur fils. Elle donna donc a Byasson le rendez-vous que celui-ci lui demandait, et, pour etre sure de n'etre point derangee, elle envoya Leon a la campagne. Byasson arriva a l'heure fixee, et, pour la premiere fois, cette porte, a laquelle il avait si souvent sonne, s'ouvrit toute grande devant lui. Cara etait dans sa chambre, et, comme une bonne petite femme de menage, elle s'occupait a recoudre des boutons aux chemises de Leon, dont une pile, revenant de chez le blanchisseur, etait placee devant elle sur une table a ouvrage; ce fut donc l'aiguille a la main, travaillant, que Byasson la surprit. Elle se leva vivement, avec une sorte de confusion, pour lui offrir un siege. Byasson avait prepare ce qu'il aurait a dire, il entama donc l'entretien rapidement et franchement: --Vous savez, dit-il, que je suis un commercant, nous parlerons donc, si vous le voulez bien, le langage des affaires, et j'espere que nous nous entendrons, si, comme j'ai tout lieu de le supposer, vous etes une femme pratique. Cara se mit a sourire. --Je viens vous faire une proposition: combien vaut pour vous mon ami Leon? --La question est originale. --Il y a acheteur. --Mais vous ne savez pas s'il y a vendeur, il me semble? --C'est a vous de le dire: vous avez; moi je demande. --A livrer quand? --Tout de suite. --Et vous payez tout de suite aussi? --Nous ne sommes pas precisement presses, mais je vous ferai remarquer qu'entre vos mains la valeur que vous avez se deprecie. --Ce n'est pas mon opinion; elle gagne, au contraire, puisque chaque jour qui s'ecoule, etant un jour de vie, rend plus prochaine la realisation de mes esperances. --Enfin c'est a vous de faire votre prix, et non a moi. --J'avoue que vous me prenez au depourvu, car il me faudrait une table de probabilites pour la mortalite, comme en ont les compagnies d'assurances, et je n'ai pas cette table; en realite votre question se resume a ceci: combien l'un ou l'autre de M. ou de madame Haupois-Daguillon ont-ils encore de temps a vivre; et franchement je n'en sais rien; vous etes mieux que moi renseigne a ce sujet; ont-ils des infirmites, suivent-ils un bon regime, le coeur est-il solide, les poumons fonctionnent-ils bien? Je ne sais pas; il y aurait vraiment loyaute a vous de me renseigner. Vivront-ils longtemps encore? Mourront-ils bientot? Faites-moi une offre raisonnable; nous discuterons, et j'espere que nous nous entendrons, si, comme j'ai tout lieu de le supposer, vous etes un homme pratique. Byasson avait cru que sur le terrain commercial il aurait meilleur marche de Cara, il vit qu'il s'etait trompe, et il resta un moment sans repondre. --Alors, vous ne voulez pas jouer cartes sur table? dit-elle, en continuant; je croyais que vous me l'aviez propose, mettons que je me suis trompee. C'est donc a moi de faire mon compte. Je vais essayer. Quand j'ai connu votre ami, j'avais un mobilier qui valait plus de 600,000 fr. Votre ami s'etant trouve dans une mauvaise situation, j'ai du pour lui venir en aide, vendre ce mobilier. Vous savez ce qu'est une vente forcee. De ce qui valait 600,000 fr., j'ai tire 300,000 fr. environ. C'est donc 300,000 fr. que votre ami me doit de ce chef. De plus je lui ai prete 100,000 fr. De plus encore, j'ai fait pour son compte diverses depenses, dont je puis fournir etat, s'elevant a environ 100,000 fr. Cela nous donne un total de 500,000 francs dont je suis creanciere et sur lesquels il n'y a pas un sou a diminuer. Maintenant, a ces 500,000 francs il faut ajouter ce qui m'est necessaire pour vivre honnetement en veuve de Leon, et je ne pense pas que vous trouverez que ma demande est exageree si je la porte a 25,000 francs de rente, c'est a dire un capital de 500,000 francs. En tout, et repondant a votre question, je vous dis que pour moi votre ami Leon vaut un million, si je vends tout de suite et comptant, deux si je vends a terme. Qu'est-ce que vous offrez? Quand on est ne sur les bords du gave d'Oleron, on n'a pas beaucoup de flegme; Byasson fit un saut sur sa chaise: --Vous vous imaginez donc que Leon vous aimera toujours? s'ecria-t-il. --Aimer! dit-elle en souriant, je croyais que notre parlions le langage des affaires, au moins vous m'aviez dit que telle etait votre intention; est-ce qu'avec une femme comme moi un homme tel que vous peut employer un autre langage? --Mais.... --Vous voulez maintenant que nous parlions sentiment; tres-volontiers, et a vrai dire cela m'agree: le sentiment, mais c'est notre fort a nous autres. Vous venez de me demander superbement si je m'imaginais que Leon m'aimerait toujours. Je ne peux pas repondre a cela, car toujours, c'est bien long. Seulement ce que je peux vous dire c'est que quand je voudrai Leon m'epousera. A combien estimez-vous la fortune de M. et de madame Haupois-Daguillon? Dix millions, n'est-ce pas? Ils ont deux enfants; la part d'heritage de Leon sera donc de cinq millions. Or, c'est cinq millions que j'abandonne pour un million. C'est-a-dire que si j'etais une femme d'argent et rien que cela, je ferais un marche de dupe. Mais si je ne suis pas une honnete femme selon vos idees, je suis une femme d'honneur, et puisque nous parlons maintenant sentiment j'ai le droit de dire que j'ai le sentiment de la famille. Voila pourquoi je n'ai pas voulu jusqu'a ce jour que Leon m'epouse. Mais vous comprendrez qu'apres cette entrevue, je n'aurais plus les memes scrupules si vous, mandataire de cette famille que je voulais menager, vous repoussiez l'arrangement que je n'ai pas ete vous proposer, mais que, sur votre demande, je veux bien accepter. Et n'imaginez pas qu'en parlant ainsi je me vante et j'exagere mon pouvoir sur Leon: quand je le voudrai j'en ferai mon mari, et vous devez sentir qu'il faut que je sois bien sure de ma force, puisqu'a l'avance et sans craindre que vous puissiez m'opposer une resistance efficace, je vous dis ce que je ferai si nous ne nous mettons pas d'accord sur notre chiffre. Vous connaissez Leon, son caractere, sa nature; c'est un garcon au coeur tendre et a l'ame sensible. Quand ces gens-la aiment, ils aiment bien, et vous savez qu'il m'aime, car s'il ne m'aimait pas il serait rentre dans sa famille, lui qui est la bonte meme, pour ne pas desoler sa mere et son pere. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait? Parce qu'il ne peut pas se detacher de moi, attendu que je le tiens par le sentiment aussi bien que par toutes les fibres de son etre; en un mot, parce que je lui suis indispensable. Ah! c'est dommage que vous ne l'ayez pas marie jeune; comme il eut aime sa femme! il a tout ce qu'il faut pour le mariage; la tendresse, la douceur, l'amour du foyer et aussi la fidelite: il y a des hommes ainsi faits qui n'aiment qu'une femme; tout d'abord ils l'aiment un peu, puis beaucoup, puis passionnement comme dans le jeu des marguerites, puis toujours davantage; et ces hommes sont plus communs qu'on ne pense; il y a les timides, les betes d'habitude, etc., etc. Mais vous connaissez Leon mieux que moi; je n'ai donc rien a vous dire. C'est vous qui avez a me repondre. --Je vous aurais repondu si vous m'aviez parle serieusement. --Je vous jure que je n'ai jamais ete plus serieuse, et il me semble que, si vous voulez bien reflechir a mes chiffres, vous verrez combien ils sont moderes. Je voudrais que la question put se traiter devant Leon, vous verriez s'il vous dirait que le bonheur que je lui ai donne ne vaut pas 600,000 fr. Songez donc que, depuis que je l'aime, il n'a pas eu une minute d'ennui, de lassitude ou de satiete. Croyez-vous que cela ne doit pas se payer? Croyez-vous que quand une femme s'est exterminee pour offrir a un homme cette chose rare et precieuse qu'on appelle le bonheur, elle n'est pas en droit de se plaindre qu'on vienne la marchander? Vous vous imaginez donc qu'il est facile de les rendre heureux vos beaux fils de famille, eleves niaisement, qui ne prennent interet a rien, qui n'ont de passion pour rien, qui n'ont d'energie que pour satisfaire leur vanite bourgeoise, et qui nous prennent, non pour ce que nous sommes, non pour notre beaute ou notre esprit, mais pour notre reputation qui flatte leur orgueil; eh bien! je vous assure que la tache est rude et que celles qui la reussissent gagnent bien leur argent. Mais je ne veux pas insister; vous reflechirez, et vous verrez combien ma demande est modeste. Elle se leva, et comme Byasson restait decontenance par le resultat de leur entretien, elle continua: --Voulez-vous me permettre de vous montrer, pour le cas ou vos reflexions seraient longues, que Leon peut attendre sans etre trop malheureux? Et, souriante, legere, elle le promena dans son appartement, le salon, la salle a manger, meme le cabinet de toilette: --Voila mon arsenal, dit-elle; vous voyez qu'il est vaste; pour nous autres, c'est la piece la plus importante de notre appartement. Et elle se mit a lui ouvrir ses armoires, ses tiroirs, lui montrant ce qui lui restait de bijoux et de curiosites. Pour cela, elle venait a chaque instant s'asseoir pres de lui, sur un sopha, et il etait impossible de deployer plus de gracieusete, plus de chatteries qu'elle n'en mettait dans ses paroles et dans ses mouvements; elle eut voulu seduire Byasson qu'elle n'eut pas ete plus aimable. Pendant quelques instants, il la regarda en souriant, ils etaient l'un contre l'autre, les yeux dans les yeux. --A quoi donc pensez-vous? demanda-t-elle avec calinerie. --Je pense que si j'etais le pere de Leon, je vous etranglerais la sur ce sopha comme une bete malfaisante. Elle se releva d'un bond, puis se mettant bientot a rire: --Evidemment ce serait economique, mais ca ne se fait plus ces choses-la: au revoir cher monsieur; je prends votre boutade pour un compliment. XX Un million! Ce fut le mot que Byasson se repeta en allant de la rue Auber a la rue Royale, pour raconter a M. et a madame Haupois-Daguillon son entrevue avec Cara. Byasson, qui avait gagne lui-meme ce qu'il possedait, sou a sou d'abord, franc a franc ensuite, et seulement apres plusieurs annees de travail acharne par billets de mille francs, savait ce que valait un million, et ce que cette somme, dont tant de gens parlent souvent sans en avoir une idee bien exacte, representait d'efforts, de peines et de combinaisons meme pour les heureux de ce monde. Un million! Elle avait bon appetit mademoiselle Hortense Binoche, et elle s'estimait a haut prix. Quand M. et madame Haupois-Daguillon entendirent parler d'un million, ils faillirent etre suffoques tout d'abord par la surprise et ensuite par l'indignation. --Assurement vous avez raison de pousser de hauts cris, dit Byasson, et cependant je vous conseillerais de donner ce million, si j'etais bien convaincu qu'il vous debarrassera a jamais de cette femme. --Y pensez-vous! --J'y pense d'autant mieux que maintenant je la connais; je l'ai vue de pres et je sais de quoi elle est capable: or elle est capable, parfaitement capable, de se faire epouser par Leon. --Mon fils! Si Cara n'avait demande qu'une somme peu importante, on aurait pu entrer en arrangement avec elle; mais quel arrangement tenter en prenant un million pour base des conditions de la paix? cent mille francs, on les aurait donnes; un million ce serait folie de le risquer en ayant si peu de chances de reussir. Et cependant il fallait faire quelque chose; plus que tout autre, Byasson qui avait vu Cara en sentait la necessite, et il avait fait partager ses craintes a madame Haupois-Daguillon. Alors il se passa ce qui arrive bien souvent dans les cas desesperes: tandis que madame Haupois-Daguillon, qui etait pieuse, demandait un miracle a Dieu, a la Vierge et a tous les saints du paradis, Byasson qui n'avait pas la meme confiance dans les moyens surnaturels se decidait a risquer une tentative pour voir s'il ne pourrait pas obtenir aide et assistance aupres de l'autorite. Ancien juge au tribunal de commerce, membre de plusieurs commissions permanentes du ministere de l'agriculture et du commerce, il avait des relations dans le monde officiel dont il pouvait user et meme abuser, et il n'hesita pas a recourir a leur influence plus ou moins legitime pour arracher Leon des mains de Cara. Il lui etait reste dans la memoire des histoires de femmes appartenant au monde de Cara qui avaient ete expulsees de Paris ou qu'on avait fait enfermer; pourquoi ne lui accorderait-on pas une mesure de ce genre? Si on la lui refusait, peut-etre lui procurerait-on, peut-etre lui suggererait-on un autre moyen d'arriver a ses fins: ce n'etait pas dans des circonstances aussi graves qu'on pouvait se permettre de rien negliger; le possible, l'impossible devaient etre tentes. Il connaissait a la prefecture de police un haut fonctionnaire sous la direction duquel se trouvaient les arrestations et les expulsions, ainsi que le service des moeurs. Il l'alla trouver, accompagne de M. Haupois-Daguillon, et il lui exposa son cas: le fils de son meilleur ami, Leon Haupois-Daguillon, etait l'amant d'une femme connue sous le nom de Cara dans le monde de la galanterie, et cette femme menacait de se faire epouser si on ne lui payait pas la somme d'un million; dans ces conditions, que faire? Le jeune homme etait si aveugle, si fascine qu'il se pouvait tres-bien qu'il se laissat entrainer a ce honteux mariage. M. Haupois ne put pas laisser passer cette parole sans dire que pour lui il ne croyait pas ce mariage possible; mais, bien que, jusqu'a un certain point, rassure de ce cote, il n'en desirait pas moins voir finir une liaison deshonorante qui faisait son desespoir et celui de toute sa famille. --Et qui vous fait esperer que ce mariage n'est pas possible? demanda le fonctionnaire de la prefecture. --Les idees d'honneur et de respect dans lesquelles mon fils a ete eleve. --Vous etes heureux, monsieur, d'avoir vecu dans un monde ou l'on croit a la toute-puissance de l'honneur et du respect, et d'etre arrive a votre age sans avoir recu de l'experience de cruelles lecons. Pour nous, nos fonctions ne nous laissent pas ces illusions consolantes; nous voyons chaque jour a quels abimes les passions peuvent entrainer les hommes, meme ceux qui ont recu les plus pures lecons d'honneur et de vertu; aussi ne disons-nous jamais a l'avance qu'une chose est impossible, par cela seul qu'elle a les probabilites les plus serieuses contre elle: au contraire, nous savons que tout est possible, meme l'impossible, alors surtout qu'il s'agit de passion. --La passion n'est pas la folie, s'ecria M. Haupois-Daguillon. Assurement, le fou n'a pas la conscience de ses actions, et l'homme passionne a cette conscience; le fou agit au hasard, sans savoir s'il fait le bien ou le mal, et l'homme passionne agit en sachant ce qu'il fait mais trop souvent il n'y a plus ni bien ni mal pour lui, il n'y a que satisfaction de sa passion; on a dit: "l'homme s'agite et Dieu le mene", mais il faut dire aussi: "l'homme s'agite et ses passions le menent." Ou la passion dont monsieur votre fils est possede le conduira-t-elle? Je n'en sais rien. Je veux esperer avec vous que ce ne sera pas a ce mariage dont M. Byasson se montre effraye. Cependant, je dois vous dire que, si cette femme veut se faire epouser, elle est parfaitement capable d'arriver a ses fins. Je la connais, et je l'ai eue dans ce cabinet, a cette place meme ou vous etes assis en ce moment, monsieur,--il adressa ces paroles a M. Haupois-Daguillon--a l'epoque ou elle etait la maitresse du duc de Carami. Effrayee, elle aussi, de voir son fils au mains de cette femme qui se faisait alors appeler Hortense de Lignon, madame la duchesse de Carami vint me trouver comme vous en ce moment, messieurs; elle me demanda de sauver son fils, car il arrive bien souvent, trop souvent, helas! que des familles eperdues, qui n'ont plus de secours a attendre de personne, s'adressent a nous comme a la Providence, ou plus justement comme au diable. Je ne connaissais pas alors cette Hortense, ou tout au moins je ne savais d'elle que fort peu de chose, enfin je ne l'avais vue! Je fis prendre des renseignement sur elle, et ceux que j'obtins furent d'une telle nature que je m'imaginai,--j'etais, bien entendu, plus jeune que je ne suis,--je m'imaginai que si le duc connaissait ces notes, il quitterait immediatement sa maitresse, si grand que put etre l'amour qu'il ressentait pour elle. --Et vous avez toujours ces notes? demanda M. Haupois-Daguillon. --Je les ai. Vous comprenez que je n'eus pas la naivete de les lui communiquer tout simplement. Des rapports de police! on ne croit que ceux qui parlent de nos ennemis; comment un amant epris aurait-il ajoute foi a ceux qui parlaient de sa maitresse? Il fallait quelque chose de plus precis. Je fis cacher le duc derriere ce rideau, cela ne fut pas tres-facile; mais enfin j'en vins a bout, et lorsque mademoiselle de Lignon,--c'est Cara que je veux dire,--arriva, je racontai a celle-ci sa vie entiere, avec piece a l'appui de chaque fait allegue; de telle sorte qu'elle ne put nier aucune de mes accusations. Vous sentez que c'etait pour le duc que je racontais, et comme sa maitresse etait contrainte par les preuves que lui mettais sous les yeux de passer condamnation a chaque fait, il etait a croire, n'est-ce pas, que M. de Carami serait edifie quand j'arriverais au bout de mon recit. Je n'y arrivai pas. A un certain moment, Cara dont les soupcons avaient ete eveilles par le ton dont je lui parlais et aussi probablement par quelque regard maladroitement lance du cote du rideau, se leva vivement et courut a ce rideau qu'elle souleva. Une explication suivit ce coup de theatre, et alors je pus parler plus fortement que je ne l'avais fait jusqu'a ce moment. Quel fut selon vous le resultat de cette explication? Cara manoeuvra si bien que le duc lui offrit son bras et qu'ils sortirent de mon cabinet plus fortement lies l'un a l'autre que lorsqu'ils etaient entres. Desolee de cette faiblesse, madame la duchesse de Carami obtint que Cara serait mise a Saint-Lazare. Elle y resta deux jours. Le troisieme, je recus l'ordre de la faire mettre en liberte; et il n'y avait pas a discuter cet ordre, qui avait ete obtenu grace aux toutes-puissantes protections dont dispose sa soeur dans un certain monde. Une fille avait eu plus de pouvoir que la duchesse de Carami, car cette soeur de Cara n'est rien autre chose qu'une fille, comme Cara elle-meme d'ailleurs; ces deux femmes, au lieu de se faire concurrence, ont eu la sagesse de se partager les roles, l'une a travaille dans le monde officiel, l'autre dans le monde de l'argent; elles se sont aidees, elles ne se sont pas contrariees. Aujourd'hui, par consideration pour vous, messieurs, et sur votre demande, je puis encore envoyer Cara a Saint-Lazare, mais je vous previens d'avance qu'elle n'y restera pas longtemps. Je ne puis donc rien pour vous, et j'en suis desole. Mais, helas! il n'y a plus de pouvoir qui protege les familles; nous ne sommes plus au temps ou l'on pouvait expedier Manon Lescaut a la Louisiane. Nous ne sommes meme plus au temps ou, par la contrainte par corps, on pouvait, en coffrant les jeunes gens a Clichy, les separer de leurs maitresses: M. Leon Haupois a fait pour deux cent mille francs de billets, m'avez-vous dit, nous aurions eu une arme excellente; une fois a Clichy, il aurait eu le temps de se deshabituer de sa maitresse, et la force de l'accoutumance, si puissante en amour, brisee, vous auriez eu bien des chances pour rompre definitivement cette liaison. Je me sens si incapable, et vous,--il se tourna vers M. Haupois,--et vous, monsieur, je vous vois si faible en presence du danger qui vous menace que j'en viens a vous dire: souhaitez que votre fils manque a cet honneur que vous invoquiez si haut il y a quelques instants; qu'il se fasse condamner, et nous l'arrachons a cette femme: il serait en prison, il serait a la Nouvelle-Caledonie, je vous le rendrais et il reviendrait, j'en suis sur, un honnete homme; il est dans la chambre de Cara, je ne puis rien sur lui, rien pour lui; et je ne sais pas ce qu'il deviendra. XXI Bien que la parole du fonctionnaire de la prefecture de police eut produit une profonde impression sur M. Haupois-Daguillon, elle ne l'avait cependant pas convaincu que Leon put jamais en venir a prendre Cara pour femme. --Assurement, dit-il a Byasson en sortant, il y a de l'exageration. Le spectacle continuel du mal conduit a un pessimisme desolant: la passion, la passion, grand mot, mais le plus souvent petite, tres-petite chose; enfin nous verrons, nous aviserons; en realite, il n'y a pas urgence a agir des demain; certes, j'ai grande hate de voir cette liaison rompue, et j'ai grande hate aussi de voir l'enfant prodigue revenir a la maison paternelle, mais enfin il ne faut rien compromettre. Cependant M. Haupois-Daguillon ne put pas prendre le temps de reflechir et d'aviser lentement, prudemment, sans rien compromettre, comme il l'avait espere, car une lettre du cure de Noiseau vint a quelques jours de la lui signifier brutalement qu'il y avait au contraire urgence a agir pour empecher Cara de poursuivre ses projets de mariage. On a deja dit que c'etait a Noiseau que M. et madame Haupois-Daguillon avaient leur maison de campagne, et comme cette terre appartenait a la famille Daguillon depuis plus de cinquante ans, les heritiers de cette famille etaient les seigneurs de ce pauvre petit village de la Brie, qui ne compte guere plus de cent cinquante habitants: maire, cure, conseillers, instituteur, garde champetre, tout le monde dependait, a un titre quelconque, du chateau et des fermes, et par consequent s'interessait a ce qui pouvait arriver de bon ou de mauvais aux proprietaires actuels ou futurs de ce chateau et de ses terres. C'etait a Noiseau que madame Haupois-Daguillon s'etait mariee; c'etait dans le cimetiere de Noiseau que ses peres etaient enterres; enfin c'etait sur les registres de Noiseau qu'avaient ete inscrits les actes de naissance et de bapteme de Camille et de Leon, nes l'un et l'autre au chateau. Dans sa lettre d'un style vraiment ecclesiastique, c'est-a-dire aussi peu clair et aussi peu precis que possible, le cure de Noiseau croyait devoir prevenir "sa bonne dame madame Haupois-Daguillon" qu'une personne fort elegante de toilette, et tout a fait bien dans sa tenue, etait ventre lui demander l'extrait de naissance de M. Leon Haupois-Daguillon. Il savait d'une facon indirecte, mais certaine cependant, qu'a la mairie la meme personne avait aussi demande une copie legalisee de l'acte de naissance de M. Leon. Il ne lui appartenait pas de scruter les intentions de cette personne, qui d'ailleurs lui avait laisse une offrande pour les pauvres de la paroisse et pour l'entretien de la chapelle de la tres sainte Vierge, mais il croyait neanmoins de son devoir de porter cette demande a la connaissance "de sa bonne dame madame Haupois-Daguillon", afin que celle-ci prit les mesures que la prudence conseillerait, si toutefois il y avait des mesures a prendre, ce que lui ignorait et ne cherchait meme pas a savoir. Il regrettait bien de ne pouvoir donner ni le nom, ni l'adresse de la personne en question; mais cette personne, qui avait quelque chose de mysterieux dans les allures, etait venue elle-meme commander et prendre ces actes, de sorte qu'il avait ete impossible, malgre certaines avances faites a ce sujet, d'obtenir d'elle ce nom et cette adresse: c'etait meme la reserve dont elle avait paru vouloir s'envelopper qui avait donne a penser au cure de Noiseau que "sa bonne dame madame Haupois-Daguillon" devait etre avertie. Il n'avait pas fallu de grands efforts d'imagination a M. et a madame Haupois Daguillon pour comprendre que "cette personne fort elegante de toilette, tout a fait bien dans sa tenue et qui paraissait vouloir s'envelopper dans une reserve mysterieuse," n'etait autre que Cara et ils avaient compris aussi que le moment etait venu d'agir energiquement et de se defendre: si l'on se trompait une premiere fois, on recommencerait une seconde, une troisieme, toujours, tant qu'on n'aurait pas reussi. Souffrante depuis une quinzaine de jours, madame Haupois-Daguillon avait agite dans la solitude et dans la fievre cent projets qui, tous, n'avaient eu qu'un but: sauver son fils. Et parmi ces projets, les uns fous, elle le reconnaissait elle-meme, les autres senses, au moins elle les jugeait tels, il y en avait un auquel elle etait toujours revenue, et qui precisement par cela lui inspirait une certaine confiance. Au moyen de Rouspineau et de Brazier, on rendait le sejour de Paria desagreable et penible a Leon, qui, elle le savait mieux que personne, avait l'horreur des reclamations d'argent; quand ces deux creanciers, dont ils etaient maitres, l'auraient bien harcele, on lui ferait proposer d'une facon quelconque (cela etait a chercher) de quitter Paris, d'entreprendre un voyage seul, ou il voudrait, et a son retour, apres trois mois, apres deux mois d'absence, il trouverait toutes ses dettes payees. Decidee a agir, madame Haupois-Daguillon imposa ce projet a son mari, et tout de suite on lanca en avant Rouspineau et Brazier qui, trop heureux d'avoir la certitude d'etre integralement payes sans rabais et sans proces, se preterent avec empressement au role qu'on exigeait deux; pendant un mois Leon ne put point faire un pas sans etre expose a leurs reclamations; chez lui, en public, partout ils le poursuivirent de leurs demandes d'argent, tantot poliment, "ils savaient bien que paralyse par son conseil judiciaire il ne pouvait pas les payer totalement, mais ce l'etait pas la totalite de leurs creances qu'ils demandaient, c'etait un simple a-compte"; tantot au contraire grossierement: "Quand on avait assez d'argent pour vivre a ne rien faire, on devait etre juste envers ceux qui s'etaient ruines pour vous." Et les choses avaient pris une telle tournure qu'un jour Rouspineau etait venu annoncer a madame Haupois-Daguillon que si elle le voulait bien il n'attendrait plus M. son fils sur le palier de celui-ci, parce qu'il avait peur d'etre jete du haut en bas de l'escalier. Ce jour-la, madame Haupois-Daguillon avait juge que le moment etait arrive d'intervenir personnellement; elle etait, il est vrai, malade et obligee de garder le lit; mais, loin d'etre une condition mauvaise, cela pouvait servir son dessein au contraire; elle n'avait pas a chercher le moyen de faire faire sa proposition a son fils, elle la lui adresserait elle-meme directement, car elle n'admettait pas que Leon, la sachant malade, refusat de venir la voir. Elle n'avait donc qu'a le prevenir de cette maladie. Mais, voulant mettre toutes les chances de son cote, elle pria son mari de quitter Paris, et d'aller passer quelques jours a leur maison de Madrid: par cette absence, il n'etait pour rien dans sa tentative, ce qui devait derouter les calculs de Cara; et d'autre part, si Leon craignait des reproches, il serait rassure, sachant son pere en Espagne. Ce fut le coeur emu et les mains tremblantes que madame Haupois Daguillon se decida a ecrire a son fils apres le depart de son mari: "Mon cher enfant, je suis malade au lit depuis six jours; je suis seule a Paris, ton pere etant retenu a Madrid; je voudrais te voir; toi, ne voudras-tu pas embrasser ta mere qui t'aime et que ton baiser guerira peut-etre?" Il fallait avoir la certitude que cette lettre arriverait dans les mains de Leon, et pour cela il n'etait pas prudent de la confier a la poste; elle fit venir son vieux valet de chambre, en qui elle avait toute confiance, et elle lui dit d'aller se mettre en faction devant le n deg. 9 de la rue Auber. --Quand mon fils sortira seul, vous lui donnerez cette lettre en lui disant que je suis malade; s'il est accompagne, vous ne lui remettrez et ne lui direz rien; vous attendrez. Le vieux Jacques resta devant la porte de la rue Auber depuis midi jusqu'a cinq heures du soir, et ce fut seulement a ce moment qu'il put remettre sa lettre a Leon qui rentrait seul. Tout d'abord Leon, qui avait reconnu l'ecriture de l'adresse, voulut repousser cette lettre, mais le vieux Jacques prononca alors les paroles que, depuis qu'il avait commence sa faction, il se repetait machinalement: --Madame, malade, m'a dit de remettre cette lettre a monsieur. Vivement il ouvrit la lettre et, sans dire un seul mot, a pas rapides il se dirigea du cote de la rue de Rivoli. Le temps de l'attente avait ete terriblement long pour madame Haupois-Daguillon de deux heures a cinq; enfin, un coup de sonnette retentit, qui la fit sauter sur son lit; c'etait lui! elle ne se trompait pas, elle ne pouvait pas se tromper; seule la main agitee d'un fils inquiet sonne ainsi. La porte de la chambre s'ouvrit; sans prononcer une seule parole, elle lui tendit les bras et ils s'embrasserent. Elle avait fait preparer une chaise pres de son lit, elle le fit asseoir, et elle l'eut en face d'elle, apres etre restee si longtemps sans le voir, l'attendant, le pleurant. Comme il etait change! Il avait pali; ses traits etaient fatigues, des plis coupaient son front. Mais elle se garda bien de lui faire part des tristes reflexions que cet examen provoquait en elle; elle ne l'eut pu qu'en les accompagnant de reproches, et ce n'etait point pour lui adresser des reproches qu'elle lui avait ecrit et qu'elle l'avait appele pres d'elle. D'ailleurs, au lieu d'interroger, elle devait pour le moment repondre, car elle, aussi avait change sous l'influence du chagrin d'abord, de la maladie ensuite, et Leon lui posait question sur question pour savoir depuis quand elle etait souffrante, ce qu'elle eprouvait, ce que le medecin disait. Ils s'entretinrent ainsi longuement, sur un ton egalement affectueux chez la mere aussi bien que chez le fils, et sans que rien dans leurs paroles, dans leur accent ou dans leur regard fit allusion a ce qui s'etait passe de grave entre eux. Il s'informa de la sante de son pere, de celle de sa soeur, de celle de quelques vieux amis, mais il ne parla pas de son beau-frere, prenant ainsi la responsabilite de la plaidoirie de Nicolas. Le temps s'ecoula sans qu'ils en eussent conscience, et, comme la demie apres six heures sonnait, la femme de chambre entra portant dans ses bras une nappe, des assiettes et un verre, puis elle se mit a dresser le couvert sur une petite table. --Tu manges donc? demanda Leon. --Oui, depuis deux jours, mais jusqu'a present, j'ai mange du bout des dents, le pain avait un gout de platre, il me semble aujourd'hui que j'ai presque faim, tu me gueris. La femme de chambre, qui n'avait pu apporter tout ce qui etait necessaire en une seule fois, etait sortie. --Si j'osais? dit madame Haupois. --Quoi donc, maman? --Je te demanderais de diner avec moi ... si tu n'es pas attendu toutefois; je suis sure que je dinerais tout a fait bien si je t'avais la en face de moi, me servant. Assurement, il etait attendu; et, comme il devait rentrer a cinq heures, il y avait deja longtemps qu'Hortense s'exasperait, car elle n'aimait pas attendre; mais comment refuser une invitation faite dans ces termes? comment partir quand sa mere lui disait qu'elle dinerait bien s'il etait en face d'elle pour la servir? Hortense elle-meme lui dirait de rester, si elle etait la; il lui expliquerait comment il avait ete retenu sans pouvoir la prevenir, et elle avait trop le sentiment de la famille pour ne pas comprendre qu'il avait du accepter, elle etait trop bonne pour se facher. Il rencontra les yeux de sa mere; leur expression anxieuse l'arracha a son irresolution et a ses raisonnements. --Mais certainement, dit-il, je dine avec toi. --Oh! mon cher enfant! Puis, comme elle ne voulait pas se laisser dominer par l'emotion, elle le pria de sonner pour qu'on mit un second couvert. --Et puis il faut savoir s'il y a a diner pour toi, dit-elle en souriant, le regime d'une malade ne doit pas etre le tien. On avait seulement fait cuire un poulet pour que madame put en manger un peu de blanc. Un simple poulet! Ce n'etait point la le diner que madame Haupois voulait offrir a son fils; heureusement le menu put etre renforce par les provisions de la maison: une terrine de Nerac qu'un ami envoyait de Nerac et donc on ne trouverait pas la pareille chez les marchands; du fromage de Brie fabrique a la ferme de Noiseau expres pour les proprietaires et qui ne ressemblait en rien a celui du commerce; des fruits du chateau; une bouteille du vieux sauterne qu'on ne buvait ordinairement que dans les jours de fete, et que Jacques alla chercher a la cave, enfin ces patisseries, ces sucreries, ces liqueurs, toutes ces chatteries, toutes ces choses caracteristiques de la vie de famille et qui rappellent si doucement les annees d'enfance. Ainsi compose, le diner dura longtemps. Leon eut voulu cependant l'abreger, mais le moyen? il etait plus de huit heures quand il se termina. Plusieurs fois madame Haupois avait remarque que, malgre la joie que Leon eprouvait a diner avec elle, il etait preoccupe, et elle avait compris quelle etait la cause de cette preoccupation. Elle ne voulut pas pousser a l'extreme le triomphe si considerable qu'elle venait d'obtenir. --Maintenant tu vas me quitter, dit-elle, je te garderais bien toujours, mais pour ... pour mon repos il vaut mieux que nous nous separions. Te verrai-je demain? --Tu le demandes? --Eh bien, a demain alors. Cependant, avant que tu partes, il faut que je te dise un mot serieux. Oh! sois tranquille, il ne sera point question de reproches, cette soiree a trop bien commence pour que je la termine tristement, je veux m'endormir dans la joie. Elle lui serra la main. --Quand nous avons recouru a la mesure du conseil judiciaire,--je dis nous, car nous devons tous dans la famille porter notre part de responsabilite de cette mesure,--quand nous avons recouru au conseil judiciaire, nous n'avions qu'un but: rompre une liaison qui nous desesperait; au lieu de la rompre cette liaison, tu l'as rendue plus etroite et plus intime; et, au lieu de revenir a nous, tu t'en es eloigne davantage. --Mais.... --Ecoute-moi, jusqu'au bout, je t'ai dit que je ne voulais pas t'adresser des reproches, tu verras que je ne t'ai pas trompe; ce n'est pas de nous que je veux parler, c'est de toi. Par la position que tu as prise, tu t'es mis dans l'impossibilite de payer tes creanciers, qui te tourmentent et te harcelent. Je les ai vus. Je comprends que leurs reclamations et leurs reproches doivent te rendre malheureux. --Tres malheureux, cela est vrai. --Il faut que cela cesse; il faut que tes dettes soient payees. Elles le seront si tu veux. Que ton esprit n'aille pas encore trop vite; je ne veux pas te faire des propositions inacceptables, te les imposer comme tu parais le craindre. Il s'agit de donner une simple satisfaction a ton pere et de lui prouver que ton coeur n'est pas ferme a la voix de la conciliation. Quitte Paris pendant quelque temps, trois mois, deux mois meme, seul bien entendu; fais un voyage ou il te plaira, et, a ton retour, je te donnerai moi-meme, j'en prends l'engagement, tous tes billets acquittes. Voila ce que j'ai obtenu de ton pere, et voila ce que je demande. Je te l'ai dit, ce voyage sera une marque de condescendance envers ton pere, et vos rapports, nos rapports s'en trouveront changes du tout au tout. Pour moi, quelle chose capitale! J'avoue que ce ne sera pas la seule: pendant ce voyage, dans le recueillement et dans la solitude, tu pourras t'interroger, ce qui n'est pas possible a Paris, et, au retour, tu agiras comme ta conscience ... ou comme ton coeur te le conseillera, selon que l'un ou l'autre sera le plus fort. Je n'ai pas besoin de te dire ce que je demanderai a Dieu. Mais enfin, quoi que tu fasses, tu auras lutte; et, si ce n'est pas a nous que tu reviens, tu auras au moins la satisfaction de nous avoir donne un temoignage de bon vouloir: nous te plaindrons, nous te pleurerons, mais nous ne te condamnerons plus. Reflechis a cela, mon enfant. Tu me repondras demain, plus tard, quand tu voudras, quand tu seras fixe. Pour aujourd'hui, embrasse-moi. Ils s'embrasserent, emus tous deux. --Viens quand tu voudras, dit-elle, puisque toute la journee je n'ai qu'a t'attendre. A demain. XXII Si Leon n'avait pas ete en retard, il se serait assurement abandonne, en sortant de la chambre de sa mere, aux douces emotions qui emplissait son coeur; mais, malgre lui, la pensee d'Hortense s'imposa imperieusement a son esprit. Dans quel etat allait-il la trouver? C'etait la premiere fois qu'il la faisait attendre. Qu'avait-elle pu croire? Qu'allait-elle dire? Ce fut quatre a quatre qu'il monta les marches de son escalier. Comme il allait, courbe en avant, la tete basse, il fut tout surpris, un peu avant d'arriver a son palier, de se trouver brusquement arrete; en meme temps deux bras se jeterent autour de son cou: --Enfin, te voila! C'etait Hortense, haletante, eperdue. Ils acheverent de gravir l'escalier dans les bras l'un de l'autre, et ce fut seulement a la porte du salon close qu'Hortense, apres l'avoir passionnement embrasse a plusieurs reprises, put trouver des paroles pour l'interroger: --Ou as-tu ete? Qu'as-tu fait? Que t'est-t-il arrive? Qui t'a retarde? Comment n'as-tu pas pu me prevenir? Ah! si tu savais quelles ont ete mes angoisses! Je t'ai cru mort! J'ai cru que tu m'abandonnais! Parle donc; tu es la et tu ne dis rien. Si tu ne m'aimes plus, avoue-le franchement, loyalement. Mais non, je suis folle. Tu m'aimes, je le vois, je le sais. Elle voulait qu'il parlat, et elle ne lui laissait pas le temps d'ouvrir les levres. Enfin, sans desserrer les bras, elle se tut, et ce ne fut plus que par les yeux qu'elle l'interrogea, le pressant, le suppliant. Mais, au moment ou il allait parler, Louise ouvrit la porte pour dire que le diner etait servi: --Ah! c'est vrai, s'ecria Cara, j'oubliais, tu dois etre mort de faim, viens diner, a table tu me raconteras tout. --Mais j'ai dine. --Ah! tu as dine; et moi, pendant que tu dinais tranquillement, joyeusement, je souffrais le martyre. Et avec qui as-tu dine? --Avec ma mere. Cara etait ordinairement maitresse de ses impressions, elle ne put pas cependant retenir un mouvement de stupefaction: --Ta mere! Alors il voulut commencer son recit; mais, apres l'avoir si vivement presse de parler, elle ne le laissa pas prendre la parole: --Je n'ai pas dine, dit-elle, car j'etais trop tourmentee pour manger, mais maintenant que je vois que j'ai ete comme toujours beaucoup trop naive, je vais me mettre a table si tu veux bien le permettre; tu me conteras ton affaire ce soir, rien ne presse, n'est-ce pas? Elle se mit a table, mais apres le potage il lui fut impossible de manger. --Non, dit-elle, cela m'etouffe; je sens qu'il se passe quelque chose de grave; allons dans notre chambre, et dis-moi tout, absolument tout. Elle avait eu le temps de reflechir et de prendre une contenance, elle ecouta donc Leon sans l'interrompre. Il lui dit comment, au moment ou il rentrait, Jacques, le valet de chambre de ses parents, lui avait remis une lettre de sa mere; comment en apprenant que sa mere etait malade il avait couru rue de Rivoli, sans penser a rien autre chose qu'a cette nouvelle inquietante; comment il avait trouve sa mere alitee, souffrant de douleurs rhumatismales fort penibles; comment celle-ci, au moment de diner, lui avait demande de partager son diner de malade; comment il n'avait pu refuser; enfin comment, malgre le desir qu'il en avait, il n'avait pu trouver personne pour apporter, rue Auber, un mot expliquant son retard. Elle l'avait ecoute les yeux dans les yeux, debout devant lui; lorsqu'il se tut, elle s'avanca de deux pas et, lui prenant la tete entre les mains en se penchant doucement, de maniere a l'effleurer de son souffle: --Comme c'est bien toi! dit-elle d'une voix caressante; comme c'est bien ta bonte, ta generosite, ta tendresse; ta mere, s'associant a ton pere, t'a mis en dehors de la famille; tu apprends qu'elle est malade, tu oublies l'injure, la blessure qu'elle t'a faite; tu n'as plus qu'une pensee: l'embrasser; et tu cours a elle les bras ouverts. Oh! mon cher Leon, comme je t'aime et que je suis fiere de toi! Oh! le brave garcon, le bon coeur! Et, lui passant un bras autour du cou, elle s'assit sur ses genoux, puis, avec effusion passionnee, elle l'embrassa encore: --Et pourtant, reprit-elle, je t'en veux de n'avoir pas pense a moi. --Je te jure.... --Tu me jures que quand ta mere t'a garde a diner tu as ete peine de ne pouvoir me prevenir, je le crois; mais ce n'est pas cela que je veux dire. Je t'en veux de n'avoir pas eu l'idee de monter ici quand ton vieux Jacques t'a remis la lettre de ta mere, car cela ne t'aurait pris que quelques minutes a peine, et tu ne m'aurais pas laisse dans l'angoisse; niais ce n'est pas la question du temps qui t'a retenu; c'en est une autre: tu as eu peur que je te garde. --Je t'assure que non. --Sois franc. Eh bien, tu as eu tort de penser que je pouvais t'empecher d'aller voir ta mere malade, car la verite est qu'il y a longtemps que je t'aurais envoye pres d'elle, meme alors qu'elle etait en bonne sante, si je l'avais ose. Est-ce que je n'ai pas tout interet, grand enfant, a ce que tu sois bien avec ta famille? Au debut, oui, j'aurais pu craindre que ta famille te separat de moi. Mais maintenant il faudrait que je fusse une femme sans coeur et meme sans intelligence pour avoir cette crainte. Est-ce que je ne sais pas, est-ce que je ne sens pas que tu m'aimes comme je t'aime et que rien ne nous separera? Cette crainte ecartee, combien d'avantages j'aurais a une reconciliation! Je ne parle pas d'avantages materiels, ceux-la sont de peu d'importance pour moi. Mais si jamais ma supreme esperance se realise, si jamais tu me prends publiquement, legitimement pour ta vraie femme, ce ne sera qu'avec l'assentiment de ta famille et non malgre elle. C'est donc d'elle que j'ai besoin, c'est son appui qu'il me faut. Ne sens-tu pas combien j'aurais ete heureuse que ta mere put apprendre que c'etait moi qui t'envoyais pres d'elle? Elle m'aurait su gre de ce commencement de reconciliation, et elle aurait compris que je n'etais pas la femme qu'elle s'imagine d'apres de faux rapports. Tu vois donc que, loin de te retenir, j'aurais ete la premiere a te dire d'aller l'embrasser. --Quand Jacques m'a dit que ma mere etait malade, je n'ai pense qu'a cette maladie, et je suis parti sans autre reflexion; mais, quand elle m'a demande de diner avec elle, la pensee m'est venue alors que si tu pouvais me parler tu me dirais: "Reste". --Oh! pour cela il faut que je t'embrasse. Ce n'etait pas la premiere fois que Cara parlait de son mariage, c'etait peut-etre la centieme; mais toujours elle avait eu grand soin de le faire d'une facon incidente, en passant, tout d'abord comme d'une idee folle, puis comme d'un reve irrealisable, puis peu a peu en precisant, mais de telle sorte cependant que Leon ne put pas lui repondre d'une facon categorique: cette reponse eut du etre un oui, elle l'eut bravement provoquee; mais comme a l'embarras de Leon, lorsqu'elle abordait ce sujet, il etait evident que ce oui n'etait pas pret a venir, elle n'avait jamais voulu brusquer un denoument qui ne s'annoncait pas comme devant s'accorder avec ses desirs. Il fallait attendre, patienter, cheminer lentement sous terre, tendre les fils de la toile qui devait le lui livrer sans defense, et encore n'etait-il pas du tout certain que cette heure sonnat jamais. Elle n'insista donc pas plus dans cette occasion sur cette idee de mariage qu'elle ne l'avait fait jusqu'a present, et comme si elle n'en avait parle que par hasard, elle passa a un autre sujet. Que lui avait dit sa mere dans cette longue entrevue? Tout leur temps n'avait pas ete employe a manger. Une reconciliation etait-elle probable, etait-elle prochaine? Il hesita assez longtemps, mais elle le connaissait trop bien pour ne pas savoir lui arracher gracieusement et sans le faire crier ce qu'il voulait cacher. --Cette reconciliation a laquelle tu pousses toi-meme, dit-il enfin, serait possible si je voulais, si je pouvait accepter l'arrangement qu'on me propose. --Quel qu'il soit, il faut le subir. --Meme s'il doit nous separer? --Mon Dieu! --Oh! pour deux mois seulement. Alors il raconta la proposition de sa mere, tres-franchement et telle qu'elle lui avait ete faite. --Et qu'as-tu repondu? demanda-t-elle d'une voix tremblante. --Je n'ai pas repondu. --Que repondras-tu? --Je ne repondrai pas pour ne point peiner ma mere, et elle ne tardera pas a comprendre que je ne peux pas me separer de toi, je ne dis pas pour trois mois, mais pour un mois, mais pour huit jours. --Pas pour une heure. Ce recit donna a reflechir a Cara, et pour elle la nuit entiere se passa dans ces reflexions. Il etait evident que la famille de Leon, qui pendant assez longtemps avait laisse aller les choses, comptant sans doute sur la lassitude, la satiete ou toute autre cause de rupture, voulait maintenant se defendre vigoureusement: de la cette feinte maladie de la mere qui etait inventee pour attendrir le fils; de la cette proposition de payer les billets Rouspineau et Brazier a condition que Leon quitterait Paris pendant deux mois; pendant cette absence on agirait sur lui, on le circonviendrait, on l'entrainerait. Si Brazier et Rouspineau avaient ete si menacants en ces derniers temps, n'etait-ce pas precisement pour rendre le sejour de Paris insupportable a Leon? Deja Cara avait eu des soupcons a ce sujet, et il lui avait semble que les reclamations de ces deux creanciers, que leurs poursuites et que leurs criailleries devaient avoir une autre cause que le desir d'etre payes par Leon. La proposition de madame Haupois-Daguillon, arrivant juste apres la periode la plus violente de reclamations, persuada Cara que ses soupcons etaient fondes. Reclamations insolentes des creanciers, maladie et proposition amicale de la mere, tout cela s'enchainait et tendait a un meme but: eloigner Leon, et ensuite ne le laisser revenir que quand il serait gueri de son amour. Bien que cela parut logique a Cara, elle ne voulut pas s'en tenir a des presomptions si bien fondees qu'elles pussent etre, il lui fallait une certitude, une preuve, et pour cela elle n'avait qu'a interroger Rouspineau et Brazier. Sur Brazier elle n'avait pas de moyens d'action, et d'ailleurs le patriarche anglais etait assez retors pour ne dire que ce qu'il voulait bien dire. Mais avec Rouspineau il pouvait en etre tout autrement: si Rouspineau avait en affaires les finasseries d'un paysan, elle aussi etait paysanne d'origine, et la vie de Paris avait singulierement aiguise chez elle la finesse qu'elle avait recue de la nature; et puis d'ailleurs elle avait sur Rouspineau, qu'elle connaissait depuis quinze ans, des moyens d'intimidation qui le feraient parler quand meme il voudrait se taire. Ce serait donc a lui qu'elle s'adresserait, et ce serait lui qui dirait le role que madame Haupois avait joue dans les tracasseries qui en ces derniers temps avaient rendu Leon si malheureux. Que dirait Leon lorsqu'il verrait sa mere, sa mere malade, sa bonne mere poussant en avant les gens qui l'avaient harcele et exaspere? XXIII Le lendemain matin, tandis qu'il dormait encore, elle se rendit chez le marchand de fourrages de la rue de Suresnes. Rouspineau etait occupe a rentrer une voiture de paille; mais quand il apercut sa cliente, il voulut bien passer sa fourche a l'un de ses garcons pour se rendre dans son bureau, ou Cara l'attendait le visage severe et dans l'attitude d'une personne indignee: --Rouspineau, dit elle en coupant court aux politesses dont il l'accablait avec l'obsequiosite et la platitude d'un homme qui n'a pas la conscience sure, il y a quinze ans que nous nous connaissons, et je puis dire, n'est-ce pas, que je vous ai fait gagner une bonne partie de ce que vous possedez. --Ca c'est vrai, c'est bien vrai, et je ne l'oublierai jamais. --Vous ne l'oubliez pas, mais dans la pratique de la vie cela ne vous engage a rien envers moi. --Si l'on peut dire, pour vous je sauterais dans le feu, je.... --Ecoutez-moi. Quand je suis venue vous demander de ne pas harceler M. Leon Haupois de vos reclamations d'argent, vous m'avez dit que vous etiez gene, que vous etiez menace de la faillite, enfin vous avez si bien joue votre jeu, que je vous ai presque cru. Vous vous etes moque de moi. Vous n'avez tourmente M. Leon Haupois que parce que vous aviez interet a le faire. --Si l'on peut dire! --Nous savons tout, n'essayez donc pas de me tromper encore, ou cela vous coutera cher. Le moyen employe par Cara etait celui qui reussit si souvent dans les querelles d'amant et de maitresse: "je sais tout", c'est-a-dire l'affirmation de la probabilite; avec Rouspineau, il devait etre infaillible si le fameux "tout" etait bien dit avec l'assurance de la certitude. Il produisit l'effet attendu; Rouspineau se troubla; des lors, bien certaine d'avoir touche juste, Cara n'eut plus qu'a jouer sa scene de maniere a arriver a des aveux. Rouspineau se defendit; il ne savait pas ce que tout cela voulait dire, il etait innocent comme l'enfant qui vient de naitre; s'il avait demande de l'argent a M. Haupois fils, c'etait parce qu'il en avait besoin; et, a l'appui de cette derniere assertion, il voulut montrer des factures; mais Cara tint bon, se renfermant etroitement dans son "tout", si bien qu'apres plus d'une heure de discussion, Rouspineau dut reconnaitre qu'il n'avait pas pu faire autrement que d'accepter le role qu'on lui avait impose; son coeur saignait toutes les fois qu'il demandait de l'argent a M. Haupois fils, un si brave jeune homme; mais il le fallait, madame Haupois-Daguillon, qui etait une maitresse femme, ne voulant payer les billets qu'a cette condition. --Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit tout de suite, demanda Cara. --Parce que le paiement des billets ne devait se faire que si nous gardions le secret Tom et moi; j'ai encore deux billets qui ne sont pas payes. Pour arracher cet aveu, Cara n'avait pas seulement employe l'adresse, elle avait eu recours aussi aux menaces, sans lesquelles Rouspineau n'eut jamais parle: sous le coup d'une denonciation au parquet pour usure qu'elle ne ferait pas directement, mais qu'elle ferait faire, et qui conduirait Rouspineau en police correctionnelle d'abord et, peut-etre ensuite, en prison pour un ou deux ans si les juges admettaient l'escroquerie, il avait bien fallu qu'il fit le recit qu'elle exigeait de lui le couteau sur la gorge. Elle poursuivit son avantage: --Maintenant que vous voila raisonnable, dit-elle, vous allez m'ecrire tout ce que vous venez de me conter. --Oh! cela jamais. --Ecoutez-moi donc et ne dites pas de niaiseries. Si vous ne voulez pas me faire cette lettre, c'est parce que vous avez peur que madame Haupois-Daguillon ne vous paye pas vos deux derniers billets. --Oh! juste; et pour cela seulement, bien sur; songez donc, vingt mille francs, nous ne gagnons pas notre argent comme vous, nous autres pauvres diables. --Je sais bien que vingt mille francs c'est une somme, meme pour tous ceux qui ne sont pas des pauvres diables; mais il ne faut pas oublier que, si vous aviez l'ennui de passer en police correctionnelle, le moins qui pourrait vous arriver, ce serait d'etre condamne a restituer l'excedant de ce qui vous etait du legitimement, et de plus, a payer une amende s'elevant a la moitie de ce que vous avez prete; rappelez-vous Sichard, Ledanois, Adam et autres que vous connaissez mieux que moi, et voyez si le total de tout cela n'excederait pas les vingt mille francs pour lesquels vous criez si fort. --Vous ne ferez pas cela. --Je ne le ferais que si vous refusiez d'ecrire la lettre que je vous demande, laquelle ne sera pas montree a madame Haupois-Daguillon, je vous en donne ma parole. Au contraire, si vous l'ecrivez, je vais prendre l'engagement de vous payer moi-meme vos deux billets dans le cas ou madame Haupois-Daguillon les refuserait. --Que ne disiez-vous cela tout de suite! s'ecria Rouspineau. Dictez-moi ce que vous voulez que j'ecrive; des lors que vous vous engagez a payer si madame Haupois-Daguillon ne paye pas, je sais bien que je n'ai pas a craindre que vous fassiez un mauvais usage de cet ecrit. Cara dicta et Rouspineau ecrivit: "Je soussigne, reconnais: 1 deg. que c'est par ordre de madame Haupois-Daguillon que j'ai fait des demarches pour etre paye par M. Leon Haupois de ce qu'il me doit; 2 deg. que les quatre premiers billets souscrits par M. Leon Haupois ont ete payes a l'echeance par la maison Haupois-Daguillon; et qu'ils n'ont ete protestes que pour la forme. "ROUSPINEAU." Cela fait, Cara ecrivit elle-meme l'engagement de payer les vingt mille francs restant dus, si les billets n'etaient pas acquittes par M. et madame Haupois-Daguillon; puis elle quitta Rouspineau, qui en fin de compte ne se plaignait pas trop de la conclusion de cette affaire; de vrai, elle aurait pu plus mal tourner; elle avait bec et ongles, madame Cara, et il valait mieux etre de ses amis que de ses ennemis. En sortant de chez Rouspineau, Cara ne rentra point chez elle, mais elle se rendit rue du Helder, chez son ami et conseil, l'avocat Riolle. Comme le jour ou elle etait venue demander a Riolle ce que valait la maison Haupois-Daguillon, elle entra par la petite porte dans le cabinet de l'avocat, et, comme ce jour-la encore, elle trouva Riolle penche sur ses dossiers et travaillant. Mais au lieu d'aller l'embrasser dans le cou, comme elle l'avait fait alors, elle ferma la porte avec bruit, de facon a s'annoncer. Riolle leva la tete pour voir qui venait le deranger. --En voila une surprise; on ne te vois plus: tu negliges tes amis, et quand ils vont chez toi tu n'y es jamais pour eux. On n'a jamais vu bourgeoise plus rangee. --J'aime. --Il me semble que ce n'est pas la premiere fois, et quand cette indisposition te prenait, elle ne t'empechait pas d'etre convenable avec tes amis. --Maintenant c'est autre chose. --Je m'en apercois. --Ce n'est pas pour toi que je parle, c'est pour moi. --Tu t'imagines peut-etre que tu aimes pour la premiere fois? --Justement; au moins, c'est la premiere fois que j'aime ainsi; il est vrai que chaque fois que j'ai aime je me suis dit: Celui-la, c'est le bon, c'est le vrai, ce n'est pas comme le dernier. --Et tu as toujours trouve au nouveau des merites que l'ancien n'avait pas ou plus justement n'avait plus. --Enfin, je t'assure que cette fois, c'est la bonne: tu ne connais pas Leon, c'est le meilleur garcon du monde, bon enfant, simple, tendre, affectueux, n'ayant pas d'autre souci, d'autre preoccupation, d'autre passion que d'aimer. Quand je pense qu'il y a des femmes assez betes pour prendre comme amants des gens qui ne pensent qu'aux idees ou qu'aux affaires qu'ils ont dans la cervelle. Pour une femme intelligente, il n'y a qu'un amant possible: c'est un homme jeune, beau garcon, tendre, sensible, solide, qui n'ait d'autre affaire en ce monde que d'aimer;--et voila precisement Leon. --Mes compliments. Mais alors puisqu'il en est ainsi, me diras-tu ce qui me vaut ... ce n'est pas plaisir qu'il faut dire maintenant,--me diras-tu ce qui me vaut l'honneur de ta visite? --Un conseil a te demander. --Alors, il n'est pas complet, le jeune, le tendre, le sensible Leon. --Heureusement, car ce qu'il aurait d'un cote, il le perdrait de l'autre. --C'est aimable. --Laisse donc, tu sais bien que tu n'as jamais ete qu'une tete, drole il est vrai, mais une simple tete; c'est a cette tete que je m'adresse aujourd'hui: que penses-tu d'un mariage entre deux Francais contracte a l'etranger sans le consentement des parents et sans publication? --Ton mariage n'en est pas un, ca n'est rien, ca n'existe pas aux yeux de la loi. --De votre loi. --Il n'y en a qu'une en France, c'est celle qui est contenue dans le Code, au titre cinquieme "Du mariage". --Es-tu assez avocat avec ton Code! tu sais bien pourtant qu'a cote de votre loi contenue dans votre Code au titre cinquieme, sixieme ou vingtieme, il y en a une autre qui s'appelle la loi religieuse: tu me dis qu'aux yeux de votre Code un mariage fait comme je viens de te l'expliquer ne vaut rien, mais que vaut-il pour la loi religieuse? --Pourquoi t'adresses-tu a moi pour une chose qui n'est pas de ma specialite? tu n'as donc pas dans le clerge du diocese de Paris un conseil pour tes affaires religieuses, comme tu en as un au barreau de la cour de Paris pour tes affaires civiles? --Tu sais que je n'ai jamais tolere la plaisanterie sur ce sujet, assez donc, je te prie, et si tu le veux bien, reponds plutot a ma question, que je precise: le mariage religieux de deux Francais celebre a l'etranger dans les conditions dont nous parlons est-il nul comme le mariage civil? --Je n'ai pas dans les affaires religieuses la meme competence que dans les affaires civiles; je ne puis donc te repondre que des a-peu-pres: un mariage celebre religieusement, selon les lois de l'Eglise, est valable aux yeux de l'Eglise, et n'est attaquable pour elle que si une des prescriptions qu'elle exige n'a pas ete observee. --Je te propose un exemple: je me marie a l'etranger avec Leon devant un pretre catholique en observant toutes les regles du mariage catholique, et je reviens ensuite en France, suis-je mariee? --Non, pour la loi. --Mais, pour l'Eglise? --Oui sans doute. --C'est-a-dire, n'est-ce pas, que je ne puis pas me marier a l'eglise une seconde fois et que mon mari ne peut pas se marier non plus? --A la mairie vous pouvez vous marier l'un et l'autre, a l'eglise vous ne pouvez vous marier ni l'un ni l'autre avant que votre premier mariage soit dissous soit par la mort naturelle de l'un de vous, soit par l'autorite ecclesiastique au cas ou les formalites exigees n'auraient pas ete toutes observees. --C'est bien ce que je pensais, je te remercie. --Il n'y a pas de quoi, ma pauvre fille, car un pareil mariage ne signifie rien. --Tu raisonnes comme un simple avocat, que tu es, et, ce qui est pire, comme un incredule; mais tu oublies qu'il y a des familles, et elles sont nombreuses, qui, meme sans pratiquer la devotion, considerent le mariage religieux comme un vrai mariage; enfin tu oublies encore qu'il n'y a pas beaucoup de jeunes filles qui consentiraient a prendre un mari qui ne pourrait pas faire consacrer leur mariage par l'Eglise; tu vois donc que ce mariage religieux signifie quelque chose au contraire, et meme qu'il signifie beaucoup. En tout cas, ce que tu m'as dit me suffit, et je t'en remercie. --Veux-tu me payer mes honoraires? --C'est selon. --Avec une reponse. --Oh! alors volontiers. --A quand ce mariage? --La date n'est pas fixee, mais ce sera peut-etre pour bientot; au revoir, cher ami, et encore une fois merci. --Oh! Cara, devais-tu finir ainsi: _Lugete veneres cupidinesque_. --Cela veut dire? --_De profundis_. XXIV Lorsque Cara revint chez elle, elle trouva Leon qui l'attendait avec une impatience au moins egale a celle qu'elle avait eue elle-meme la veille: --Enfin, te voila? D'ou viens-tu? Qu'as-tu fait? --Voila que tes paroles sont justement celles que je t'adressais hier; tu vois comme l'on souffre lorsque l'on attend; mais sois assure que ce n'etait point pour te faire connaitre mes angoisses que je suis sortie ce matin. Tu as bien dormi toi; moi je n'ai pas ferme l'oeil de la nuit. --Malade? --Non, inquiete, tourmentee: j'ai reflechi a ce que tu m'as dit a propos de ce voyage que ta mere te voudrait voir entreprendre. --Pourquoi te tourmenter puisque je t'ai dit que ce voyage ne se ferait pas? --Et c'est justement pour cela que je me tourmente. --Ne m'as-tu pas dit toi-meme que tu ne voulais pas que nous nous separions? --Pas pour une heure, ai-je dit, je m'en souviens, mais cette parole a ete le cri de l'egoisme et de la passion: je n'ai pense qu'a moi, qu'a mon amour, qu'a mon bonheur; je n'ai pense ni a ton repos, ni a la sante de ta mere. Et cependant ce sont choses qu'il ne faut pas oublier. Toute la nuit j'ai donc reflechi a ce cri qui m'avait echappe, et j'ai fait mon examen de conscience, me disant que quand, de ton cote, toi aussi tu reflechirais, tu me condamnerais pour cette pensee egoiste. --Te condamner serait me condamner moi-meme. --Toi, tu as le droit de disposer de ton repos, et, jusqu'a un certain point, de celui de ta mere. Moi, je ne l'ai pas. J'ai senti cela. Mais je n'ai pas voulu m'en tenir aux reflexions d'une nuit de fievre, ce matin j'ai voulu demander un conseil sur. --Et a qui demandes-tu conseil quand il s'agit de nous? --A quelqu'un de qui tu ne peux pas etre jaloux, car si bon que tu sois, il est encore meilleur que toi; si sense, si ferme que tu sois, il est encore plus sense et plus ferme que toi,--au bon Dieu. Je viens de la Madeleine. J'ai ete bien longtemps, cela est possible, mais j'ai prie jusqu'a ce que la lumiere se fasse dans mon esprit trouble et me montre la route a suivre. --Et de quelle route parles-tu? demanda Leon, qui etait fort peu religieux de nature et d'education. --De celle que nous devons prendre au sujet de la proposition de ta mere: il faut que tu acceptes cette proposition. --Tu veux que je parte en voyage, s'ecria-t-il, toi! c'est toi qui me donnes un pareil conseil? --Oh! le mauvais regard que tu m'as jete. Ne detourne pas les yeux, j'ai lu ce qu'ils disaient; c'est une pensee de jalousie qui t'a arrache ce cri. --De surprise, de doute, en ne comprenant pas comment tu peux me conseiller de partir. --Oh! l'ingrat! Je pense a lui, je ne pense qu'a lui et a sa mere, je me sacrifie, et il s'imagine que je lui conseille de s'en aller en voyage pour etre libre pendant qu'il sera parti! Mais, si je voulais ma liberte, qui m'empecherait de la prendre? Sommes-nous maries? Non, n'est-ce pas? Je ne suis que ta maitresse, et je puis te quitter demain, tout de suite. Si je ne le fais pas, c'est parce que je t'aime, n'est-ce pas? et rien que pour cela. C'est parce que je t'aime que j'ai accepte cette existence mesquine et bourgeoise, et non pour autre chose, non pour les plaisirs et les avantages qu'elle me procure. Voila en quoi le conseil judiciaire que tes parents t'ont donne est bon, c'est qu'en te liant les mains et en te laissant sans le sou, il te prouve a chaque instant que je t'aime pour toi, rien que pour toi. Eh bien! quand les choses sont ainsi, je trouve mauvais que tu doutes de mon amour. Et je trouve plus mauvais encore que tu en doutes au moment meme ou cet amour s'affirme par le plus grand sacrifice qu'il puisse te faire. Mais je ne veux ni quereller ni me facher. Tu as eu une mauvaise pensee, oublions-la et revenons a ce que je te disais. Ta mere est malade, et tu dois tout faire pour lui rendre la sante; pour cela, le meilleur moyen c'est d'assurer son repos: qu'elle te sache en Allemagne, en Angleterre, en Amerique, en Asie, tandis que je serai a Paris, et tout de suite elle se retablira. Voila pour elle, a qui nous devons tout d'abord penser; si plus tard tu peux lui apprendre que je t'ai moi-meme conseille ce voyage, elle m'en saura peut-etre gre. Maintenant, occupons-nous de toi. Si tu n'es pas malade, tu es en tout cas horriblement tourmente et humilie par ces reclamations honteuses de Rouspineau et de Brazier. A ton retour, tu serais debarrasse d'eux, et cela aussi est un point important a considerer. Ce n'est pas le seul: au lieu de menager ton argent, tu as ete vite; esperant faire des benefices qui te permettraient de payer Brazier et Rouspineau, tu as parie aux courses et tu as perdu; de plus, toujours pour le meme motif, tu as confie d'assez fortes sommes a ton ami Gaussin qui, avec ses combinaisons, devait ruiner la banque de Monte-Carlo, et qui s'est tout simplement ruine lui-meme en te perdant ton argent; de sorte que tu es presentement dans une assez mauvaise situation financiere. Si tu voyages, tes parents seront obliges de t'accorder des frais de route; et ils le feront sans doute assez largement pour que tu puisses economiser dessus quelque bonne somme qui, a ton retour, te sera utile. Voila les pensees qui me sont venues a l'eglise, et c'est pourquoi je te dis d'accepter la proposition de ta mere; pour elle, pour toi, pour nous. Maintenant tu feras ce que tu voudras; moi au moins j'aurai la conscience tranquille et satisfaite, ce qui est quelque chose. Tout cela etait si raisonnable, si sage, qu'il ne pouvait pas ne pas en etre touche. Evidemment son devoir de fils etait de donner a sa mere malade la satisfaction qu'elle demandait. Evidemment son interet a lui-meme etait de se debarrasser au plus vite de Brazier et de Rouspineau. Evidemment en lui donnant ce conseil Hortense agissait avec une delicate generosite: cela etait d'une femme de coeur. Il ne pouvait veritablement que remercier celle qui avait eu assez d'abnegation pour lui parler ce langage; ce qu'il fit. Ce fut apres avoir dejeune avec sa chere Hortense, plus chere que jamais, qu'il se rendit chez sa mere. Quand celle-ci apprit qu'il consentait a partir, elle pleura de joie. C'etait la premiere fois qu'il la voyait pleurer, car madame Haupois-Daguillon n'etait pas femme a s'abandonner facilement a ses emotions. --Je ne mets qu'une condition a mon voyage, dit Leon en souriant doucement; si quinze jours apres mon depart tu ne m'ecris pas que tu es guerie, completement guerie, je reviens; car tu comprends bien, n'est-ce pas, que ce voyage sera un pelerinage pour obtenir ton retablissement. --Avant huit jours je serai guerie. Madame Haupois-Daguillon se demanda si elle ne devait pas rappeler son mari, pour qu'il vit Leon avant le depart de celui-ci, mais elle crut qu'il etait plus sage d'eviter une rencontre dans laquelle pourraient s'echanger des reproches reciproques, et, au lieu de lui ecrire de revenir, elle le pria de prolonger son absence. C'avait ete une question longuement debattue de savoir ou Leon voyagerait, et comme madame Haupois-Daguillon laissait, bien entendu, le choix du pays a son fils, Cara avait fait adopter l'Amerique. --Ne fais pas les choses a demi, lui avait-elle dit, et pour que tes parents soient bien certains que nous ne nous verrons pas, va-t'en aux Etats-Unis; c'est d'ailleurs un voyage qui t'interessera, et puis, comme la depense sera grosse, les economies que tu feras seront grosses aussi. Pendant les jours qui precederent son depart, Leon alla chaque matin passer deux heures avec sa mere, et le reste de son temps il le donna a Hortense: jamais elle n'avait ete plus tendre pour lui; jamais elle ne l'avait aime plus passionnement. Il devait s'embarquer a Liverpool, et comme Byasson, par un bienheureux hasard (arrange il est vrai avec madame Haupois-Daguillon), avait des affaires qui l'appelaient a Manchester, il avait ete convenu qu'il accompagnerait son jeune ami jusqu'a bord du paquebot. Comme cela on aurait la certitude que Cara n'etait pas du voyage, au moins pour sa premiere partie. Ce fut donc seulement jusqu'a la gare du Nord que Cara put conduire son amant, et ce fut dans la voiture qui les avait amenes qu'ils se separerent: que de baisers que d'etreintes, que de promesses, que de serments! Tu ne m'oublieras pas; tu ne me tromperas pas; tu le jures; jure encore. Cara etait affolee; Leon etait plus calme, mais cependant tres-emu, tres-attendri. Cependant, lorsque la portiere de la voiture eut ete refermee, et lorsque Leon eut disparu, Cara se remit assez vite; en rentrant dans son appartement, elle etait tout a fait calme. Elle trouva Louise en train d'entasser dans deux grandes malles du linge et des robes; les malles etaient bientot pleines. --Tu vas les faire porter rue Legendre, dit Cara, puis ce soir tu iras les reprendre et tu iras les deposer a la gare de l'Ouest, bureau de la consigne; prenons toutes nos precautions, et si la mere me fait surveiller, ce qui me parait probable, elle en sera pour ses frais. Tu diras a la concierge que je suis malade et que je garde le lit. Leon devait s'embarquer le samedi a Liverpool; a midi, madame Haupois-Daguillon recut une depeche de Byasson: "Liverpool, 11 heures. "Ai quitte Leon sur le _Pacific_. Le vapeur prend la mer, beau temps." Deux heures apres, on remit a madame Haupois-Daguillon une lettre qu'un expres venait d'apporter: "La personne que nous avions mission de surveiller n'etait point malade comme elle le pretendait; elle n'est point chez elle, et nous avons tout lieu de croire qu'elle est sortie hier soir un peu avant minuit; faut-il rechercher ou elle a pu aller?" Avant de repondre, madame Haupois-Daguillon etudia l'indicateur des chemins de fer pour voir combien de temps au juste il fallait pour aller de Paris a Liverpool; cet examen la rassura; si Cara etait partie le vendredi soir, un peu avant minuit, elle n'avait pas pu arriver a Liverpool avant le depart du _Pacific_. Alors elle repondit un seul mot a cette lettre: "Cherchez." Ce fut le lundi seulement qu'elle apprit le resultat de cette recherche: le samedi matin, la personne qu'on avait mission de surveiller s'etait embarquee au Havre sur le _Labrador_, en route pour New-York. XXV Les deux vapeurs le _Pacific_ et le _Labrador_ courent a toute vitesse sur l'Ocean; l'un est sorti du canal de Saint-Georges, l'autre de la Manche; les memes eaux les portent, et, dans l'air frais et pur qu'aucunes souillures terrestres ne ternissent, leurs fumees noires tracent la ligne qu'ils suivent. Sur le pont du _Labrador_ une femme a la toilette elegante, une Parisienne, Cara, une jumelle de courses a la main, sonde les profondeurs vaporeuses de l'horizon, et quand passe un officier elle lui demande, mais sans preciser la question; si tous les vapeurs partis d'Europe le samedi pour l'Amerique suivent la meme route. Sur le pont du _Pacific_, Leon regarde aussi la mer, mais il ne cherche rien a l'horizon; que lui importe que tel navire soit ou ne soit pas en vue; s'il promene les yeux ca et la, c'est en revant melancoliquement. Depuis longtemps il n'avait pas eu une heure de solitude et de liberte; il avait ete si bien pris, si etroitement enveloppe par Cara, qu'il avait peu a peu cesse de s'appartenir, pour lui appartenir a elle, n'ayant pas une pensee, une sensation, un sentiment qui lui fussent propres ou personnels, tous lui etaient suggeres par elle, ou tout au moins etaient partages avec elle. On ne se degage pas facilement d'une pareille absorption, on ne s'affranchit pas comme on veut d'une pareille servitude, car ce n'est pas seulement le corps qui se faconne par l'habitude, l'esprit et le coeur se modifient tout aussi aisement, tout aussi rapidement, et ce n'est pas du jour au lendemain qu'ils reprennent leur personnalite: seul sur ce navire il ne sentait en lui qu'un vide douloureux, une tristesse vague, que l'ennui de la vie a bord et la monotonie du spectacle de la mer roulant continuellement une longue et grosse houle rendaient encore plus pesants. A qui parler? L'oreille qui l'ecoutait ordinairement ne pouvait l'entendre, les yeux dans lesquels il cherchait l'accord de sa pensee ne pouvaient lui repondre. Mais peu a peu il se laissa gagner par le charme melancolique du voyage, la monotonie meme des choses qui l'entouraient le penetra, la repetition reguliere de ce qui se passait sous ses yeux lui offrit un certain interet, et de nouvelles habitudes vinrent insensiblement remplacer celles qui avaient ete si brusquement rompues par son depart. D'ailleurs la vie meme du bord avait pris une activite pour l'equipage et pour les passagers un interet qu'elle n'avait pas pendant les premieres journees ou l'on s'eloignait de l'Europe; on approchait de Terre-Neuve, de ce que les marins appellent les bancs, et c'est toujours le moment critique de la traversee. La temperature s'etait refroidie, l'air s'etait obscurci, et l'on avait rencontre de grands icebergs qui, descendant du pole, s'en venaient fondre dans les eaux chaudes du _Gulf Stream_; plusieurs fois le vapeur avait brusquement vire de bord, changeant sa route pour ne pas aller donner contre ces ecueils flottants, s'ouvrir et couler bas. Puis d'epais brouillards, plus froids que la neige avaient enveloppe le navire, et jour et nuit le sifflet d'alarme, par des coups stridents, avait averti les autres navires qui pouvaient se trouver sur son chemin. --Coulerons-nous ceux que nous rencontrerons, serons-nous coules par eux? De pareilles questions discutees avec les officiers qui, dans leurs caoutchoucs couverts de givre et la barbe prise en glace, arpentent le pont, sont faites pour distraire l'esprit et susciter l'emotion. Quand Leon debarqua a New York, son etat moral ne ressemblait en rien a celui dans lequel il se trouvait lorsqu'il s'etait arrache des bras de Cara a la gare du Nord. Si son pere et sa mere, si Byasson avaient pu le voir, ils auraient cru que les esperances du fonctionnaire de la prefecture de police etaient en train de se realiser: la puissance de l'accoutumance etait considerablement affaiblie, et il ne faudrait pas bien des journees de voyage encore sans doute pour qu'elle fut tout a fait detruite. Alors, que resterait-il de cette liaison? Ne verrait-il pas Cara ce qu'elle etait reellement? Avant son depart de Paris il avait ete convenu qu'il descendrait au grand hotel de la cinquieme avenue, et c'etait la qu'on devait lui envoyer des depeches, s'il etait besoin qu'on lui en envoyat; en tout cas, c'etait la qu'on devait lui adresser ses lettres. De depeches, il n'en attendait point; loin de s'aggraver l'etat de sa mere avait du s'ameliorer, et il n'y avait pas a craindre qu'Hortense fut malade; triste, oui, ennuyee, mais non malade. Ce ne fut donc que par une sorte d'acquit de conscience qu'il demanda s'il n'y avait pas de depeche a son nom. Grande fut sa surprise, profonde fut son angoisse lorsqu'on lui en remit une, et sa main trembla en l'ouvrant: "Arriverai par _Labrador_ peu apres toi; n'ecris a personne, ne telegraphie pas sans nous etre vus. "HORTENSE." Il resta stupefait. Que se passait-il? Pourquoi cette depeche? Pourquoi ce voyage? Pourquoi ne devait-il pas ecrire? Pourquoi ne devait-il pas telegraphier? Toutes ces questions se pressaient dans sa tete troublee sans qu'il leur trouvat une reponse satisfaisante ou raisonnable. Cette depeche, en plus de l'inquietude qu'elle lui causa, n'eut qu'un resultat, qui fut de lui imposer le souvenir de Cara; il ne vit plus qu'elle, il ne pensa plus qu'a elle, il fut a elle comme s'il etait encore a Paris et comme s'il venait de la quitter. Pourquoi arrivait-elle? Etait-elle jalouse? Il n'y avait guere que cette explication qui parut sensee, et encore avait-elle un cote absurde: une femme jalouse n'envoie pas une depeche a celui qu'elle soupconne. Il se rendit au bureau de la compagnie transatlantique francaise pour savoir quand devait arriver le _Labrador_; on lui repondit que, parti du Havre le samedi, il etait attendu d'un moment a l'autre. Ainsi Hortense avait quitte le Havre le jour ou lui-meme s'embarquait a Liverpool: c'etait la un fait qui rendait ce mystere de plus en plus inextricable. Le mieux etait donc d'attendre sans chercher a comprendre ce qui echappait a des conjectures raisonnables. Et, en attendant, il se fit conduire chez le banquier ou sa mere lui avait ouvert un credit; cela occuperait son temps et calmerait son impatience, cela le distrairait de voir Wallstreet, le quartier de la finance. Il fit passer sa carte a ce banquier qui, depuis longtemps, etait en relation d'affaires avec la maison Haupois-Daguillon. Celui-ci le recut plus que froidement. Alors Leon parla de son credit. Sans repondre, le banquier prit une depeche dans un tiroir et la lui presenta; elle etait en francais et ne contenait que quelques mots: "Considerez lettre du 5 courant comme non avenue et ouverture de credit annulee. "Haupois-Daguillon." C'etait marcher de surprise en surprise; mais, si la premiere etait stupefiante, celle-la en plus etait outrageante. C'etait sa mere qui annulait, par une depeche adressee a son banquier et non a lui-meme, le credit qu'elle lui avait ouvert avant son depart, gracieusement, genereusement, sans meme qu'il le demandat, et d'une facon beaucoup plus large qu'il ne paraissait necessaire. Evidemment c'etait quand sa mere avait appris le depart d'Hortense, qu'elle avait envoye une depeche; mais alors, pourquoi l'avoir adressee au banquier et non a lui? il y avait la une marque de mefiance qui lui causa une profonde blessure, aussi cruelle que l'avait ete celle faite par la demande de conseil judiciaire. Qu'elle crut qu'il l'avait trompee en se faisant accompagner par Hortense dans ce voyage, cela il l'admettait et il ne pouvait pas trop se facher de cette absence de confiance; mais qu'elle le supposat capable de s'approprier indelicatement un argent qu'on lui refusait, cela malgre ses efforts pour se calmer, l'exasperait et lui donnait la fievre. Ce fut dans ces dispositions qu'il attendit que le _Labrador_ arrive, mais retenu a la quarantaine, put debarquer ses passagers. Si Hortense ne pouvait pas lui apprendre ce qui avait inspire la depeche au banquier, au moins elle lui expliquerait ce qui avait necessite son voyage; il n'aurait plus a aller d'une interrogation a une autre, les brouillant, les enchevetrant et n'arrivant a rien. De loin il l'apercut, appuyee sur le bastingage, lui faisant des signes avec son mouchoir. Enfin elle mit le pied sur le pont volant et, se faufilant au milieu des passagers qui ne se hataient point, n'etant attendus par personne, elle arriva a Leon, et emue, palpitante, elle se jeta dans ses bras. XXVI Ils monterent en voiture pour se rendre a l'hotel, et aussitot Leon voulut interroger Cara. Mais, sans repondre, elle le regarda en le pressant dans ses bras: --Laisse-moi te regarder, t'embrasser, dit-elle, enfin je suis pres de toi; je te tiens; on ne nous separera plus; oh! ces douze jours! j'ai vieilli de dix ans. M'aimes-tu? --Tu le demandes? --Oui, et il faut que tu le dises, il faut que tu le jures; il faut que je voie, que je sente que tu n'es pour rien dans ce qui arrive. --Mais qu'arrive-t-il? --Tu ne le sais pas? Disant cela, elle plongea dans ses yeux. --Non, continua-t-elle, tu ne le sais pas; ce regard limpide, ces yeux honnetes ne peuvent pas mentir; je savais bien que je n'aurais qu'a te voir pour etre rassuree. --Mais encore.... --On a prepare une terrible machination pour nous separer. --Qui? --Tes parents, ta mere: j'en ai la preuve que je t'apporte; quand tu auras vu, quand tu auras lu, tu comprendras que nous avons ete trompes, dupes. Elle le regarda du coin de l'oeil; elle fut surprise de voir qu'il ne bronchait pas, qu'il ne se revoltait pas,--et cela etait un point d'une importance decisive qu'il ecoutat les accusations contre sa mere, sans meme tenter de les arreter. --Que dois-je lire? --A l'hotel; jusque-la laisse-moi tout a la joie de te voir; puisque nous sommes reunis nous pourrons parler, nous expliquer, car il faut que nous nous expliquions franchement, loyalement, sans arriere-pensee, et que nous sachions a quoi nous en tenir, non-seulement pour l'heure presente, mais pour l'avenir. Il voulut insister, elle lui ferma les levres avec un baiser. --Laisse-moi jouir de ces minutes du retour qui passent trop vite; je t'ai, je te tiens, je n'ecouterai qu'un mot si tu veux bien me le dire: m'aimes-tu? Ils arriverent a l'hotel et alors il voulut la prendre dans ses bras, mais elle se degagea et le tint a distance. --Maintenant, dit-elle, l'heure des explications decisives a sonne; j'ai voulu, pendant ce trajet, n'etre qu'a la tendresse et a l'amour; maintenant c'est notre vie qui va se decider. De son carnet elle tira un papier plie en quatre et le lui tendit: --Lis, dit-elle. Il voulut la tenir dans son bras pendant que de l'autre il prenait ce papier, mais doucement elle recula et se tint debout devant lui, tandis qu'il restait assis. --Je veux te voir, dit-elle, c'est ton regard qui m'apprendra ce que je dois faire. Ayant ouvert ce papier il courut a la signature; mais, apres avoir lu le nom de Rouspineau, il regarda Hortense avec surprise, comme pour lui dire qu'il jugeait inutile de continuer: --Lis, dit-elle d'une voix saccadee, ne vois-tu pas que tu me fais mourir? Il lut: "Je soussigne reconnais: 1 deg. que c'est par ordre de madame Haupois-Daguillon que j'ai fait des demarches pour etre paye par M. Leon Haupois de ce qu'il me doit; 2 deg. que les quatre premiers billets souscrits par M. Leon Haupois ont ete payes a l'echeance par la maison Haupois-Daguillon et qu'ils n'ont ete protestes que pour la forme." Comme il restait immobile, accable, elle dit: --Tu connais l'ecriture de Rouspineau, tu connais sa signature, tu ne les connais que trop par toutes les lettres dont il t'a poursuivi, tu vois donc que cette reconnaissance est bien ecrite par lui. Il ne repondit pas. --Tu vois aussi quel a ete le role de Rouspineau, et comment on s'est servi de lui comme on s'est servi de Brazier pour te forcer a quitter Paris, ou l'on t'a, par toutes ces humiliations, rendu la vie insupportable. Rouspineau et Brazier, pour gagner leur argent, ont joue le role qui leur etait impose, et ta mere elle-meme a joue le sien dans la comedie de la maladie; enfin, on s'est moque de toi. C'etait lentement qu'elle parlait, en le regardant, surtout en attendant que chaque mot eut produit son effet, de facon a n'arriver que progressivement a sa conclusion. Tout a coup Leon releva la tete, et la regardant en face: --As-tu vu ma mere? dit-il. --Non. --As-tu vu quelqu'un envoye par elle? --Personne. --Lui as-tu ecrit? --Tu es fou. Comme elle ne connaissait pas la depeche envoyee au banquier, elle se demandait ce que signifiaient ces etranges questions; mais son plan etant trace a l'avance, elle ne voulut pas s'en ecarter: --Ce que tu veux savoir, n'est-ce pas, dit-elle, c'est comment j'ai appris le role joue par Rouspineau en cette affaire. Tout simplement en l'interrogeant. J'avais, je l'avoue, ete bien surprise par les demandes insolentes de Brazier et de Rouspineau. L'insistance de ces gens a te poursuivre me paraissait etrange et jusqu'a un certain point inexplicable. Tu n'es pas la premier fils de famille a qui ils ont prete de l'argent: tu etais le premier a qui ils le reclamaient de cette facon. Le vendredi, veille de ton depart, Rouspineau, depuis longtemps deja presse par moi, se decida a parler. D'aveu en aveu, je lui arrachai ce que tu viens de lire, et, contre l'engagement que je pris de lui payer les deux billets que tu dois encore, il consentit a m'ecrire ce papier. Ceci se passait le vendredi soir; tu devais t'embarquer le samedi matin a Liverpool. Que faire? Il m'etait impossible de te rejoindre; et, d'autre part, je n'osais t'envoyer une depeche, craignant qu'elle fut interceptee par ton ami Byasson, qui, tu dois le comprendre maintenant, ne t'avait accompagne que pour te surveiller et t'expedier comme un colis, sans crainte de retour. Ah! toutes les precautions etaient bien prises. Alors je resolus de te rejoindre ici. J'eus le temps de rentrer chez moi, de faire mes malles a la hate, avec l'aide de Louise, et de prendre le train du Havre, qui part a minuit dix minutes. Arrivee au Havre, j'allai au telegraphe pour t'envoyer ma depeche, puis je m'embarquai sur le _Labrador_; et me voici. Dans quelle situation morale je fis la traversee, tu peux l'imaginer: je voyais tout le monde conjure pour te separer de moi et je me demandais si tu n'etais pas d'accord avec tes parents. --Moi! --Cela etait absurde et encore plus injuste, j'en conviens, mais toi aussi tu conviendras qu'il etait bien difficile d'admettre que ta mere qui, tu l'as toujours dit, t'aime et ne veut que ton bonheur, il etait bien difficile d'admettre que ta mere avait pu toute seule machiner un pareil plan. J'ai quitte Paris decidee, je te l'avoue, a pousser les choses a l'extreme, pour trancher notre situation dans un sens ou dans un autre: ou nous nous separerons franchement, ou je deviens ta femme; tu as vingt-cinq ans accomplis, tu peux te marier malgre ton pere et ta mere, a la condition de leur faire des sommations; si tu m'aimes comme je t'aime, si tu comprends que je suis tout pour toi, qu'il n'y a que pres de moi que tu peux trouver de l'affection et de la tendresse, si tu vois enfin ce qu'est pour toi cette famille qui t'a donne un conseil judiciaire, qui t'as deshonore en te livrant aux moqueries des usuriers, qui s'est jouee de ton bonheur, de ton honneur, dans le seul interet de son argent; si tu comprends tout cela, tu n'hesites pas a me donner ton nom dont je suis digne par l'amour que je t'ai toujours temoigne; si tu hesites, retenu par je ne sais quelles laches considerations mondaines, je n'hesite pas, moi, a me separer d'un homme qui n'est pas digne d'etre aime. Elle avait prononce ce discours, evidemment prepare a l'avance, en detachant chaque mot, et les yeux dans les yeux de Leon; c'etait en arrivant seulement a son projet de mariage qu'elle avait presse son debit, de maniere a n'etre pas interrompue. Ayant dit ce qu'elle avait a dire, elle attendit, suivant sur le visage de son amant les divers mouvements qui l'agitaient, et lisant en lui comme dans un livre. Or, ce qu'elle lisait n'etait pas pour la satisfaire: tout d'abord la surprise, puis l'embarras, puis enfin la repulsion. Mais elle n'etait pas femme a se facher et encore moins a se decourager en voyant l'accueil fait a son projet. A vrai dire, elle l'avait prevu cet accueil. Elle connaissait trop bien Leon pour s'imaginer, alors que dans les longues heures de la traversee elle preparait ce discours, qu'il allait lui repondre en lui sautant au cou et en ecrivant a un notaire de Paris pour que celui-ci procedat aux sommations respectueuses. Cette hardiesse de resolution n'etait pas dans le caractere de Leon. Si monte qu'il put etre contre ses parents,--et de ce cote elle l'avait trouve dans les dispositions les plus favorables a ses desseins,--si exaspere qu'il fut, il avait trop le sentiment de la famille, il etait trop petit garcon, il etait trop domine par le respect humain pour risquer aussi franchement une declaration de guerre a visage decouvert. Si elle l'avait cru capable d'un pareil coup de tete, elle n'aurait pas entrepris ce voyage d'Amerique, et a Paris meme elle se fut fait epouser. Si, malgre ses previsions, elle avait cependant parle de ce mariage precede de sommations, c'est parce qu'il etait dans ses principes de ne jamais rien negliger de ce qui avait une chance, si faible qu'elle fut, de reussir. Or, comme il se pouvait que Leon, en se voyant en butte aux tracasseries de sa famille, entrat dans un acces d'exasperation qui lui ferait accepter cette idee de mariage, elle avait cru devoir la mettre en avant, quitte a se replier sur une autre, si celle-la etait repoussee. Et, en consequence, elle avait prepare cette autre idee dont la realisation, pour lui donner des avantages moins complets que la premiere, n'en serait pas moins cependant pour elle un superbe succes qui couronnerait ses efforts. L'exasperation ne s'etant pas produite chez Leon au point de l'entrainer aux dernieres extremites, Cara ne commit point la maladresse de lui faire une scene de reproches, qui n'aurait abouti a rien de pratique. Elle etait indignee de voir son embarras et son trouble, et c'eut ete avec une veritable jouissance qu'elle lui eut reproche sa lachete en l'accablant de son mepris. Mais on ne fait pas ce qu'on veut en ce monde, et elle n'avait pas traverse l'Ocean pour s'offrir des jouissances purement platoniques. Plus tard elle se vengerait de ces hesitations enfantines; pour le moment, elle avait mieux a faire; plus tard, elle lui dirait ce qu'elle pensait de lui; pour le moment elle ne devait lui dire que ce qui etait utile. Jusqu'alors elle avait parle debout devant Leon en le tenant sous son regard; mais, si cette position etait bonne pour l'observer et le dominer, elle etait mauvaise pour le toucher et dans un mouvement de trouble passionne lui faire perdre la tete. Elle vint donc se placer pres de lui sur le canape ou il etait assis: --Voila dans quelles dispositions j'ai quitte Paris, dit-elle, decidee a t'obliger a la rupture ou au mariage, a la rupture si tu etais le complice de ta famille, ou au mariage si tu en etais la victime. Et ma resolution etait si bien arretee que j'ai eu soin de prendre avec moi tous les papiers necessaires a ce mariage: tes actes de naissance et de bapteme, ainsi que les miens. Tu vas me dire que ce n'est pas en quelques minutes qu'on obtient ces actes. Cela est juste, et je ne veux pas qu'a cet egard il s'eleve un doute dans ton esprit: j'avais ces actes depuis quelque temps deja, bien avant que ton voyage fut decide, les legalisations qui sont sur les actes de naissance en feront foi par leur date. Pourquoi avait-elle leve ces actes bien avant que le voyage de Leon fut decide? Ce fut ce qu'elle n'expliqua pas; il suffisait au succes de son plan que Leon ne put pas croire qu'elle avait eu le temps de les obtenir entre le moment ou Rouspineau avait parle et celui ou elle etait partie, et la date de la legalisation etait une reponse suffisante a cette question si Leon se la posait. Elle continua: --Pendant les premiers jours de la traversee, je m'affermis dans ma resolution: rupture ou mariage; il n'y avait que cela de possible, il n'y avait que cela de digne. --Comment as-tu pu admettre de sang-froid que je te trompais? --Remarque que j'etais dans une situation terrible: si je n'admettais pas que tu me trompais, je devais admettre que c'etait ta mere qui te trompait, et, malgre tout, je n'osais porter une pareille accusation contre celle qui etait ta mere, tant jusqu'a ce jour je m'etais habituee a la respecter. Enfin je passai quelques jours dans une angoisse affreuse, malade en plus, horriblement malade par la mer. Pendant ces jours de douleur, je n'ai pas quitte ma cabine. Cependant, cet etat de maladie et de faiblesse a eu cela de bon qu'il a calme la fievre et la colere qui me devoraient quand j'ai quitte Paris. Une nuit que tout le monde dormait dans le navire et que le silence n'etait trouble que par le ronflement de la machine et le gemissement du vent dans la mature, j'ai eu une vision. Je dis une vision et non un reve, car je ne dormais pas. Ecoute-moi serieusement. --Je t'ecoute. --Sans douter de la realite de cette vision, malgre ton irreligion. J'ai vu, j'ai entendu mon ange gardien. Avec tes idees, je sais que cela doit te paraitre insense; cependant cela est ainsi. Il me parle, et voici ses paroles: "Tu serais coupable de pousser ton ami a peiner ses parents. Mais tu serais coupable aussi de perseverer plus longtemps dans la vie qui est la votre." Puis la vision disparut, et je restai livree a mes pensees, m'efforcant de m'expliquer ces paroles qui m'avaient bouleversee. Le premier avertissement me parut assez facile a comprendre, il voulait dire que je ne devais pas exiger de toi les sommations respectueuses a tes parents, qui seraient une si cruelle blessure pour leur vanite et leur orgueil; donc je devais renoncer a mon projet de mariage tel que je l'avais arrange dans ma tete pendant ces si longues journees. Je ne suis pas femme a desobeir a la volonte de Dieu; je renoncai donc a ce mariage. Elle baissa les yeux comme si elle etait profondement emue, mais elle avait ete douee par la nature d'une qualite que l'usage avait singulierement perfectionnee, celle de voir sans paraitre regarder; elle remarqua que le visage de Leon, jusqu'alors douloureusement contracte, se detendit. Apres un moment donne a l'emotion, elle poursuivit: --Le second avertissement etait moins clair: comment ne pas perseverer dans la vie qui etait la notre? La premiere idee qu'il s'offrit a mon esprit fut celle de la rupture: je devais me separer de toi. S'il m'avait ete cruel de renoncer a ce projet de mariage qui assurait mon bonheur pour l'eternite, combien plus cruelle encore me fut la pensee de la separation! J'avais pu, apres bien des combats, abandonner l'esperance d'etre ta femme; mais je ne pouvais pas t'abandonner toi-meme, renoncer a notre amour, a mon bonheur, a la vie. Je me dis qu'il etait impossible que telle fut la volonte de Dieu, et je cherchai un autre sens a ces paroles. C'est hier seulement que j'ai trouve, et de ce moment j'ai abandonne ma cabine, guerie, pour monter sur le pont comme si j'etais insensible au mal de mer; voila pourquoi je ne suis pas trop defaite; ah! si tu avais pu me voir il y a deux ou trois jours, je n'etais qu'un spectre: comment suis-je? Elle resta un moment assez long a le regarder dans les yeux, en face de lui, et si pres, que de son souffle elle lui faisait trembler la barbe. Il voulut encore la prendre dans ses bras, mais doucement elle lui abaissa les mains qu'elle prit dans les siennes et qu'elle embrassa tendrement. --Ecoute-moi, dit-elle, je t'en prie, ecoute-moi avec toute ton ame, sans distraction, sans pensee etrangere a ce qui nous occupe, car c'est ma vie que tu vas decider par un oui ou par un non; ecoute-moi. Et de nouveau, se penchant en avant, elle lui baisa les mains, mais cette fois fievreusement, passionnement. --Ce qui m'avait trompe, dit-elle, c'etait la pensee que je devais renoncer a devenir ta femme. Ta femme par un mariage legal avec consentement de tes parents et publications, oui, a cela je dois renoncer. Mais ta femme par un mariage religieux, sans consentement de tes parents, sans publications; ta femme pour toi seul et pour Dieu; oui, voila ce que je dois poursuivre, voila ce que Dieu exige, voila ce que je te demande, voila ce que tu m'accorderas, si tu m'aimes, voila ce que je vais exiger de toi et ce qui amenerait notre separation si tu me le refusais. Je t'ai demande de m'ecouter tout a l'heure, je te repete ma priere a tes genoux; avant de parler, avant de repondre, avant de prononcer le oui ou non qui va decider notre vie a tous deux, notre bonheur ou notre malheur, comme tu voudras, ecoute-moi jusqu'au bout. Elle se laissa glisser a terre, et, jetant les bras autour de Leon, elle resta serree contre lui, la tete levee, le regardant ardemment: --Et ce que je te demande ce n'est rien qu'une marque d'amour, la plus grande, la plus haute que tu puisses me donner. C'est pourquoi tu me vois a tes genoux te priant, te suppliant a mains jointes comme si je m'adressais a Dieu. J'aurais persiste dans ma premiere idee d'exiger de toi un vrai mariage, je ne serais pas dans cette position. Je t'aurais dit simplement ce que je desirais et j'aurais attendu la reponse sans appuyer ma demande par un mot ou par un geste, car un vrai mariage legal m'aurait donne des droits que celui que j'implore ne me donnera jamais. Par un mariage legal je me serais trouvee ta femme aux yeux de la loi, c'est-a-dire que j'aurais partage ta fortune, celle que tu recueilleras un jour dans la succession de tes parents, j'aurais porte ton nom, j'aurais ete ton heritiere pour le cas ou tu serais mort avant moi. Cela eut complique ma demande de questions d'argent et d'interets qui m'eussent impose une grande reserve. Dieu merci, cette reserve n'existe pas maintenant, et je n'ai pas a me renfermer dans une froide dignite. Je peux te prier, te supplier, faire appel a ta tendresse, a l'amour, a nos souvenirs de bonheur, sans qu'on puisse m'accuser de calcul et sans craindre de meler l'argent au sentiment, car ce mariage purement religieux, ne me donnera aucuns droits a ta fortune, je ne serai pas ta femme pour la loi, je ne porterai pas ton nom, pour tous notre union sera nulle, elle n'existera que pour nous ... et que pour Dieu. Voila pourquoi j'insiste, pourquoi je te presse: que m'importe la loi des hommes, je n'ai souci que de celle de Dieu. Ce n'etait pas seulement par la parole qu'elle le pressait, c'etait encore par le regard, par la voix, par l'accent, par le geste, se serrant contre lui, l'enveloppant, l'etreignant, le fascinant: s'il y avait de l'habilete dans ce qu'elle disait, combien plus encore y en avait-il dans la facon dont elle le disait: ce discoure eut pu laisser calme un indifferent, mais ce n'etait pas a un indifferent qu'elle s'adressait, c'etait a un homme qui l'aimait, qui etait separe d'elle depuis quinze jours, qu'elle avait depuis longtemps etudie dans son fort aussi bien que dans son faible, et qu'elle connaissait comme la pianiste connait son clavier. Pendant toute la traversee, elle avait soigneusement travaille les airs qu'elle jouerait sur ce clavier, et, dans ce qu'elle disait, dans ce qu'elle faisait, rien n'etait livre aux hasards dangereux de l'improvisation. Que n'eut-elle pas espere si elle avait pu savoir que celui sur qui elle exercait deja tant de puissance venait d'etre frappe au coeur par un coup qui lui enlevait toute force de resistance! Connaissant la depeche au banquier, ce n'eut peut-etre pas ete le seul mariage religieux qu'elle eut poursuivi. Elle reprit: --Pour etre sincere, je dois dire que ce n'est pas seulement le repos de ma conscience que je te demande, c'est encore celui de ma vie entiere, celui de la tienne. Il est bien certain que, par tous les moyens, tes parents poursuivront notre separation; le passe nous annonce l'avenir; ils ne reculeront devant rien. Qui sait s'ils ne reussiront pas? On est bien fort quand on est pret a tout. Ce mariage nous defendra contre eux, et il me donnera la securite sans laquelle je ne peux plus vivre. Tu leur diras la verite, et alors ils seront bien forces de renoncer a la guerre. Qui sait meme si ce ne sera pas la paix qui se fera quand ils auront compris que la guerre est impossible et inutile? Tu leur diras aussi comment les choses se sont passees, comment je n'ai voulu, comment je n'ai demande que le mariage religieux quand je pouvais exiger l'autre, et cela leur montrera qui je suis; ils apprendront par la a me connaitre et, je l'espere, a m'estimer: Qui sait ce que deviendront alors leurs sentiments pour moi: nous vois-tu tous reunis? Elle se tut pendant quelques secondes voulant laisser a la reflexion le temps de sonder cet avenir qu'elle n'avait voulu qu'indiquer. Puis, apres avoir etreint Leon une derniere fois et lui avoir baise les mains longuement en les mouillant de ses larmes brulantes, elle se releva: --J'ai tout dit. A toi maintenant de prononcer. Jamais nous n'avons traverse une crise plus grave. C'est notre vie ou notre mort que tu vas choisir. Tu dis oui et je me jette dans tes bras pour y rester a jamais, n'ayant d'autre souci que de me consacrer a toi tout entiere et de te rendre heureux en t'aimant, en t'adorant comme jamais homme n'a ete adore. Tu dis non, et je m'eloigne pour ne te revoir jamais, car mon amour ne resisterait pas au mepris que tu me temoignerais en me refusant une juste satisfaction qui te coutera si peu. Reduite aux termes dans laquelle je la pose, la question que tu as a trancher en ce moment consiste simplement a savoir si tu m'aimes ou si tu ne m'aimes pas. Tu m'aimes, je reste; tu ne m'aimes plus, je pars. C'est donc la le mot, le seul que tu as a dire: je t'aime. Tes levres l'ont prononce bien souvent, le diront-elles encore, ou ne le diront-elles point? Parlant ainsi, elle avait fievreusement remis son chapeau et son manteau, puis, a chaque mot, elle avait avance peu a peu vers la porte qu'elle touchait. Leon l'avait suivie. Elle posa la main sur le bouton de la serrure, puis elle plongea ses yeux dans ceux de son amant. Ils resterent ainsi longtemps; enfin il ouvrit les bras, et elle s'abattit sur sa poitrine. Qu'avait-elle a demander de plus?--Il l'avait retenue. XXVII Elle n'etait pas femme a s'endormir dans le succes et a attendre patiemment que Leon fut dispose a realiser l'engagement tacite qu'elle avait eu tant de peine a lui arracher. Il pouvait reflechir lorsqu'il serait de sang-froid et revenir alors sur cet engagement. D'autre part il y avait a craindre que ses parents n'intervinssent aupres de lui, soit en accourant eux-memes d'Amerique, soit en faisant agir un homme d'affaires habile, et qu'ils n'arrivassent ainsi a changer sa resolution, qui n'etait pas assez ferme pour qu'on put avoir pleine confiance en elle. Dans ces circonstances, le mieux etait donc de ne pas perdre une minute et de faire celebrer aussi promptement que possible le mariage religieux. Elle savait que les mariages de ce genre se font facilement et rapidement en Amerique, mais elle ignorait en quoi consistaient au juste cette facilite et cette rapidite. On lui avait dit que l'acte de naissance et l'acte de bapteme etaient les seules pieces qu'on exigeait; cela etait-il vrai? Etait-il vrai aussi que les delais entre la demande et la celebration etaient insignifiants? Elle voulait mieux que des on-dit plus ou moins vagues; c'etait des certitudes qu'il lui fallait. Le lendemain matin, alors que Leon etait encore au lit, elle sortit "pour aller remercier le bon Dieu; son absence ne serait que de quelques minutes, le temps d'aller a l'eglise la plus voisine, et elle revenait". Ce fut en effet a l'eglise catholique la plus rapprochee qu'elle se fit conduire; mais, au lieu de remercier le bon Dieu, elle entra a la sacristie et demanda si elle pouvait parler a un pretre qui fut Francais ou qui entendit le francais. A ces mots, un pretre qui arrangeait des surplis dans un tiroir lui repondit avec un accent etranger tres-prononce qu'il etait a sa disposition. Il se preparait a entrer dans l'eglise, croyant qu'il s'agissait d'une confession, quand elle le retint: elle venait lui demander un conseil pour un mariage; et alors, dans un coin de la sacristie, elle lui raconta l'histoire qu'elle avait preparee. Elle venait d'arriver a New-York avec son fiance, et ils etaient presses de partir pour l'Ouest; mais avant ils voulaient faire benir leur union par l'Eglise, si toutefois on ne leur imposait pas de trop longs delais; car si ces delais devaient les retenir a New-York, ils seraient obliges de se mettre en route avant d'avoir recu le sacrement du mariage, ce qui serait une grande douleur pour leurs ames chretiennes: elle desirait donc qu'on abregeat ces delais autant que possible; elle etait disposee a payer toutes les dispenses necessaires, et de plus a faire a la chapelle de la tres-sainte Vierge un cadeau proportionne au service qu'on lui aurait rendu. L'entretien fut long et Cara le fit sans cesse revenir sur ce point decisif qu'il fallait pour leur salut qu'on les mariat avant leur depart pour l'Ouest. Mais le succes depassa ses esperances, car le pretre consentit a les marier a l'instant meme, s'ils avaient les pieces exigees pour le mariage. Elle crut avoir mal entendu ou que le pretre l'avait mal comprise, et elle recommenca ses explications. Le pretre, apres l'avoir patiemment ecoutee, lui repeta ce qu'il lui avait deja dit. Elle eut peur alors qu'un tel mariage ne fut pas valable; mais le pretre lui assura qu'il etait au contraire indissoluble. Elle pouvait donc se presenter avec son fiance quand elle le voudrait; ce jour meme, le lendemain, et apres s'etre l'un et l'autre confesses, ils seraient maries; ils n'auraient pas besoin d'amener des temoins, on leur en fournirait: un bedeau et un enfant de choeur rempliraient cet office. Tout autre qu'un pretre lui eut tenu ce langage, elle eut cru qu'on se moquait d'elle; mais ces paroles etaient evidemment serieuses; il ne lui restait donc qu'a profiter de ce qu'elle venait d'apprendre et au plus vite; elle remercia ce pretre si complaisant et lui dit qu'elle allait revenir bientot avec son fiance. Avant de rentrer a l'hotel, elle s'arreta chez un bijoutier et elle acheta un anneau ainsi qu'une piece de mariage. Arrivee a l'hotel, elle garda sa voiture, puis rapidement elle monta a la chambre de Leon; il etait en train de s'habiller. --Veux-tu mettre une redingote, lui dit-elle. --Pourquoi ne veux-tu pas que je garde cette jaquette: je serai plus a mon aise. --Parce que nous allons nous marier, et je ne voudrais pas que tu fusses en jaquette, cela me serait un mauvais souvenir. --Nous marier! s'ecria-t-il en riant. Mais elle prit ses grands airs, et dignement elle lui raconta ce que le pretre de Saint-Francois venait de lui apprendre: ils etaient attendus; elle avait promis de revenir avant une demi-heure. Tout en parlant, elle changeait de robe et prenait une toilette noire, simple et severe. --Eh bien? dit-elle. --Mais un pareil mariage est absurde, dit Leon, il ne vaut rien. --Que t'importe? ne t'inquiete pas de cela; dis-moi que tu reviens sur ce que tu m'as promis hier, que tu ne veux plus ce que tu as voulu, que j'ai eu tort d'avoir foi en toi, je comprendrai tout cela; mais ne dis pas que ce mariage est absurde; s'il l'est, c'est une raison precisement pour qu'il ne te fasse pas peur, puisqu'il ne t'engagera a rien; s'il ne l'est pas, ce que j'espere, ce que je crois, pourquoi le refuserais-tu aujourd'hui quand tu l'as accepte hier? Il n'y avait pas a repondre, ou plutot il y avait trop de choses a repondre. La ceremonie fut baclee en peu de temps; ils signerent sur un registre, un vieux bedeau de quatre-vingts ans et un enfant de choeur de treize ou quatorze ans signerent apres eux, puis le pretre qui avait celebre la messe signa a son tour;--ils etaient maries. Dans un reve, les evenements n'auraient pas marche plus vite. Etait-ce possible? Precisement parce que la validite d'un mariage conclu dans ces conditions paraissait plus que douteuse a Leon, il voulut faire quelque chose de positif et de solide pour Hortense. Apres leur dejeuner, il la fit monter en voiture avec lui, et il dit au cocher de les conduire dans Broadway a un numero qu'il lui indiqua. --Ou allons-nous? demanda-t-elle. --Tu vas le voir. Ils s'arreterent a la porte d'une Compagnie d'assurances sur la vie, et la, tout aussi promptement qu'a l'eglise Leon conclut une assurance en vertu de laquelle la compagnie s'engageait a payer a madame Hortense Binoche, sa femme, si elle lui survivait et apres son deces la somme de cinquante mille dollars. Quand Leon eut paye la premiere prime, il montra son portefeuille a Hortense, il ne lui restait que quelques billets. --Voila toute ma fortune, dit-il assez gaiement. Et il lui raconta comment le credit qui lui avait ete ouvert avait ete presque aussitot supprime. --Ce qui est a la femme, dit-elle, est aussi au mari, nous partagerons, et comme avec ce que j'ai apporte nous ne sommes pas tout a fait a sec, nous nous en irons, si tu le veux bien, visiter les grands lacs et le Canada, cela vaut bien la banale promenade des jeunes maries en Suisse ou en Italie. Trois jours apres le depart de Leon et de Cara, madame Haupois-Daguillon debarquait a New-York et descendait a l'hotel que son fils venait de quitter. Elle accourait ayant tout quitte, tout brave pour le sauver, mais elle arrivait trop tard: parti pour l'Ouest, ou? on n'en savait rien, pour l'Ouest avec milady. Il n'y avait pas a le chercher, ni a courir apres lui. Ou le trouver? et d'ailleurs comment l'arracher a cette femme? Cependant ce voyage de madame Haupois-Daguillon ne fut pas completement inutile; grace au consul, pour qui elle avait une lettre de recommandation, grace a un homme d'affaires actif et intelligent avec qui on la mit en relations, elle apprit, avant de se rembarquer pour l'Europe, que Leon s'etait marie a l'eglise Saint-Francois devant l'abbe O'Connor, avec la demoiselle Hortense Binoche. Marie! Lui, son fils! Marie avec cette femme, une fille! Leon et Cara employerent trois mois a visiter la region des grands lacs et a descendre le Saint-Laurent; c'etait un vrai voyage de noces; jamais on n'avait vu jeunes maries plus tendres; cependant il y avait des heures ou le mari paraissait sombre et preoccupe; quant a la femme, elle etait radieuse, tout lui plaisait, la seduisait, l'enchantait. Enfin ils s'embarquerent a Quebec pour Glasgow, et ce fut seulement apres une promenade en Ecosse, non moins sentimentale que celle du Canada, qu'il rentrerent a Paris. Une surprise,--cruelle pour Cara,--les y attendait; le concierge de la rue Auber remit a Leon toute une liasse de papiers timbres. De la lecture de ces assignations, il resultait que M. et madame Haupois-Daguillon demandaient au tribunal de la Seine la nullite d'un pretendu mariage conclu par leur fils, Leon Haupois-Daguillon, avec une demoiselle Hortense Binoche, devant un pretre de l'eglise de Saint-Francois, a New-York (Etats-Unis), lequel mariage n'avait ete precede d'aucune publication, et avait ete fait sans le consentement des pere et mere du marie; qu'aux termes de l'article 182 du Code civil, le mariage ainsi contracte etait nul, et qu'il importait aux demandeurs de ne pas laisser ecouler le delai prevu par l'article 183 du meme Code pour porter leur action en nullite devant la justice. Faisant un rouleau de toutes ces paperasses, Leon les porta immediatement chez Nicolas pour savoir ce qu'il devait faire; l'avis de l'avocat fut qu'il n'y avait absolument rien a faire et qu'il etait inutile de se defendre, attendu qu'il n'y avait pas un tribunal en France qui ne prononcerait la nullite d'un mariage conclu dans de semblables conditions: une seule chose etait possible, c'etait d'adresser des sommations respectueuses aux parents et, apres les delais legaux et les formalites en usage, de preceder a un nouveau mariage. --Il n'y a que cela de pratique, dit Nicolas, et c'est le conseil que je vous donne si toutefois vous voulez de nouveau et toujours vous marier. Comme Leon s'en revenait rue Auber et passait sur la place de la Madeleine, il apercut une dame en grand deuil qui traversait le boulevard comme pour entrer a l'eglise; cette dame ressemblait d'une facon frappante a sa mere: meme tournure, meme taille, meme demarche, c'etait a croire que c'etait elle. Mais cette pensee ne se fut pas plus tot presentee a son esprit qu'il la chassa: cela n'etait pas possible, c'etait sa vision interieure qu'il voyait; sa mere n'etait pas en deuil. De qui serait-elle en deuil? Il regarda plus attentivement; une voiture ayant barre le passage a cette dame, celle-ci s'arreta et tourna a demi la tete du cote de Leon. C'etait-elle! le doute n'etait pas possible, c'etait bien elle; mais alors que signifiait ce deuil? Instinctivement et sans reflechir il traversa le boulevard en courant. Quand il rejoignit madame Haupois-Daguillon, elle atteignait les premieres marches de l'escalier. --Mere? s'ecria-t-il d'une voix etouffee. Elle se retourna et en l'apercevant tout pres d'elle elle recula. --En deuil, dit-il, tu es en deuil, de qui? Elle le regarda un moment. --De mon fils, dit-elle. Et elle continua de gravir l'escalier sans se retourner, le laissant ecrase, suffoque. FIN DE LA DEUXIEME PARTIE. TROISIEME PARTIE I Le theatre de l'Opera annoncait _Hamlet_, pour les debuts de mademoiselle Harol, dans le role d'Ophelie. C'etait la premiere fois que Paris entendait ce nom, qui, disaient les journaux de theatres, etait celui d'une jeune chanteuse, Francaise d'origine, mais dont la reputation s'etait faite en Italie a la Scala, a la Fenice, a la Pergola. Quelques articles avaient parle des succes qu'elle avait obtenus sur ces scenes, mais Paris a autre chose a faire que de s'occuper de ce qui se passe a l'etranger, et toute reputation qu'il n'a pas consacree, il s'imagine qu'il a ce droit, n'existe pas pour lui. Faite simplement, modestement et sans reclames tapageuses, l'annonce de ce debut n'avait pas produit une bien vive curiosite dans le public: aussi, lorsque le rideau se leva, la salle n'etait-elle pas celle d'une representation extraordinaire; trois ou quatre critiques tout au plus avaient daigne se deranger, parce qu'on leur avait fait un service et surtout parce qu'ils n'avaient pas a employer mieux leur soiree ailleurs; il y avait des trous dans les loges et plus d'un fauteuil d'orchestre etait vide. Au milieu du premier tableau, Byasson vint occuper un de ces fauteuils: il n'y avait pas de premiere representation ce soir-la, et, ne sachant que faire, il etait venu a l'Opera plutot pour ne pas se coucher trop tot que pour voir mademoiselle Harol qu'il ne connaissait pas et dont il n'avait pas souci; ce n'etait pas une de ces debutantes qui, par le bruit dont elles ont soin de s'entourer, forcent l'attention. Hamlet, en scene, exhalait ses plaintes sur l'inconstance et la fragilite des femmes, Byasson essuya les verres de sa lorgnette et se mit a examiner la salle, allant de loge en loge. Il etait absorbe dans cet examen et il tournait le dos a la scene lorsque, brusquement, il changea de position et braqua sa lorgnette sur le theatre: une voix qu'il avait deja entendue venait de reciter les premiers mots du role d'Ophelie: Helas! votre ame, en proie A d'eternels regrets, condamne votre joie! Et le roi, m'a-t-on dit, a recu vos adieux! Ce n'etait pas seulement cette vois qu'il avait deja entendue; celle qui chantait, il l'avait deja vue aussi! Madeleine! Et, n'ecoutant plus, il regarda; mais l'eclairage de la rampe change les traits; d'autre part, le blanc, le rouge et tous les ajustements de theatre substituent si bien le faux au vrai, qu'il resta assez longtemps la lorgnette braquee sans savoir a quoi s'en tenir. Il avait si souvent pense a Madeleine qu'il devait etre en ce moment le jouet d'une illusion: il voyait Madeleine parce que Madeleine occupait son esprit. Cependant la ressemblance etait veritablement merveilleuse: c'etait elle, c'etait sa tete ovale, son nez droit, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, sa figure douce et pensive. Mais n'etait-ce point Ophelie qui precisement ressemblait a Madeleine? quoi d'etonnant a cela; le type de la beaute de Madeleine n'etait-il pas celui de la beaute blonde, vaporeuse et poetique? Le duo avec Hamlet venait de s'achever et les applaudissements eclataient dans toute la salle s'adressant non-seulement a Hamlet, mais encore, mais surtout a Ophelie: en quelques minutes, le public, indifferent pour elle, avait ete gagne et charme. Byasson avait ete trop occupe a regarder mademoiselle Harol pour avoir pu la bien ecouter. Cependant il lui avait semble que la voix etait belle et puissante; elle remplissait sans effort la vaste salle de l'opera, et la voix de Madeleine, au temps ou il l'avait entendue, etait loin d'avoir cette etendue et cette surete. Il est vrai que, depuis cette epoque, c'est-a-dire depuis plus de trois ans, cette voix avait pu se developper par le travail. Mais ou Madeleine, si c'etait Madeleine, avait-elle pu travailler? On disait que cette jeune chanteuse arrivait d'Italie; apres avoir quitte la maison de son oncle, c'etait donc en Italie que Madeleine avait ete: cela expliquait que les recherches entreprises a Paris et a Rouen pour la retrouver n'eussent pas abouti. C'etait donc la passion du theatre qui l'avait fait abandonner la maison de sans oncle. Alors tout s'expliquait, jamais M. et madame Haupois-Daguillon n'eussent permis a leur niece de se faire comedienne: en se sauvant, elle avait obei a une irresistible vocation. Et Byasson, qui avait toujours eu pour elle une affection tres-vive et tres-tendre, fut heureux de trouver cette raison pour justifier cette fuite et aussi son silence depuis lors: il avait toujours soutenu qu'elle disait vrai dans sa lettre d'adieu, en parlant du devoir qu'elle voulait accomplir, il etait fier de voir qu'il ne s'etait pas trompe dans la bonne opinion qu'il avait d'elle. C'etait pendant la cavatine de Laerte et le choeur des officiers qu'il reflechissait ainsi; aussitot qu'il put quitter sa place sans troubler ses voisins, il se hata de sortir. Il ne pouvait pas rester dans l'incertitude plus longtemps; il fallait qu'il sut. Et il se dirigea vers l'entree des artistes; mais, apres avoir fait quelques pas, il s'arreta, retenu par une reflexion qui venait de traverser son esprit. Pour que Madeleine sauvat Leon, il fallait qu'elle fut toujours Madeleine, la Madeleine d'autrefois. Qui pouvait dire ce qui s'etait passe? qu'etait devenue l'honnete et pure jeune fille apres trois annees de vie theatrale, seule, sans affection, sans appui autour d'elle? Avant de voir Madeleine, avant de tenter une demarche aupres d'elle, il importait donc de savoir quelle femme il trouverait. Il revint sur ses pas, decide a rentrer dans la salle et chercher quelqu'un, un journaliste ou un homme de theatre, qui put lui donner ces renseignements. Comme il traversait le vestibule, il apercut justement un jeune musicien qui, faisant partie de l'administration de l'Opera, devait etre en situation mieux que personne de l'eclairer; il alla a lui. --Eh bien, dit celui-ci avec une figure joyeuse, comment trouvez-vous notre nouvelle chanteuse? --Charmante. --C'est le mot qui est dans toutes les bouches. Pour mon compte, je n'ai jamais doute de son succes, mais j'avoue qu'il depasse ce que je j'avais espere. Ce que c'est que la beaute et le charme. Voici une jeune femme qui certainement a une excellente voix dont elle sait se servir; croyez-vous qu'elle eut fait la conquete du public avec cette rapidite, si elle n'avait pas eu ces beaux yeux doux. --Elle vient d'Italie? demanda Byasson en passant son bras sous celui de son jeune ami et en l'accaparant. --Oui, mais c'est une Francaise, d'Orleans je crois. Elle est eleve de Lozes, ce qui est bien etonnant, car l'animal n'a jamais forme une femme de talent; mais elle a travaille aussi en Italie, ou elle a debute avec assez de succes pour qu'on m'ait envoye la chercher. Elle a pour cornac un vieux sapajou d'Italien appele Sciazziga, qui est bien l'etre le plus insupportable de la creation: avare, mendiant, pleurard. Elle vit avec lui. Byasson ne put retenir un mouvement qui fit trembler son bras. --Oh! en tout bien tout honneur; si vous connaissiez le Sciazziga, l'idee que vous avez eue ne vous serait pas venue. J'ai voulu dire qu'elle vivait chez lui, sous sa garde, et je vous assure qu'elle est bien gardee, car elle est et elle sera la fortune de ce vieux chenapan qui l'exploite. Au reste, elle se tient bien, et l'on voit tout de suite qu'elle a ete elevee. Je n'ai pas entendu la moindre medisance sur son compte, et cela prouve bien evidemment qu'il n'y a rien a dire, car sa vie a ete passee au crible, soyez-en sur. Mais rentrons, le deuxieme acte va commencer, et vous savez qu'elle parait tout de suite; je vous recommande son air: "Adieu, ayez foi!" Byasson ne se laissa pas derouter par le mot "Orleans"; se tenant bien, elevee, honnete, c'etait Madeleine; ce ne pouvait etre qu'elle; Orleans ne devait etre qu'une tromperie pour derouter les recherches; il n'etait pas plus vrai que ne l'etait le nom de Harol. Ah! la chere et charmante fille! elle etait restee la Madeleine d'autrefois; elle pouvait donc sauver Leon et l'arracher des mains de Cara. Cette pensee empecha Byasson de bien ecouter l'air d'Ophelie; mais les applaudissements lui apprirent comment il avait ete chante; c'etait un triomphe. A l'entr'acte suivant Byasson ne resista plus a l'envie d'aller voir Madeleine, car c'etait bien, ce ne pouvait etre que Madeleine; sans doute le moment n'etait guere favorable a une visite, et la pauvre petite devait etre toute a l'emotion de son debut, mais il ne lui dirait qu'un mot. La facon dont il affranchit sa carte lui fit trouver quelqu'un pour la porter sans retard. Il n'attendit pas longtemps la reponse: un petit homme gros, gras, souriant, suant, soufflant, demanda d'une voix haletante ou etait M. Byasson. Celui-ci s'avanca, croyant qu'on allait le conduire pres de Madeleine. --_Z'est_ donc vous qui desirez voir la signora, dit le petit homme, _z'est oune_ impossibilite en ce moment, nous n'avons pas _oune minoute_. Vous _comprenez_, pas _oune minoute_. Desolation; _ze souis zarge de_ vous _le_ dire _de_ la part _de_ la signora, _ma_ demain elle vous _recevra_ avec satisfaction, _roue_ Chateaudun _noumero quarante-huit_, si vous _le_ voulez bien. _Escousez, ze souis_ oblige _de_ vous _qouitter_; vous savez _le_ jour _d'oun debout_, pas _oune minoute_ a soi. C'etait-la assurement le vieux sapajou nomme Sciazziga dont on avait parle a Byasson, l'entrepreneur de Madeleine. Il s'eloigna rapidement, courant, soufflant; s'il avait _deboute_ lui-meme, il n'aurait certes pas ete plus affaire, plus emu; mais, en realite, n'etait-ce pas pour lui que Madeleine debutait? II Le lendemain matin, apres avoir lu trois ou quatre journaux qui tous etaient unanimes pour constater le grand, l'eclatant succes obtenu la veille a l'Opera par mademoiselle Harol dans le role d'Ophelie, Byasson se rendit rue Royale pour voir M. et madame Haupois-Daguillon. Dans ses vetements de deuil, madame Haupois-Daguillon etait deja au travail penchee sur ses livres, et M. Haupois, qui venait d'arriver, parcourait les journaux du matin. --J'ai du nouveau a vous annoncer, dit-il a ses amis, en leur serrant la main joyeusement. --Nous aussi, dit M. Haupois, nous avons recu une bonne nouvelle, et j'allais aller chez vous tout a l'heure pour vous la communiquer. L'homme que nous avons charge de surveiller Cara est venu nous apprendre hier soir qu'il avait la certitude que Leon etait trompe. Il parait que cette coquine n'a pu jouer son role plus longtemps. Apres s'etre impose la sagesse pour arriver a ses fins, elle a trouve que le careme etait trop long, et elle est retournee a son carnaval. Elle va une fois par semaine chez Salzondo, et ce n'est pas probablement pour friser les perruques de celui-ci. De plus, elle s'est engouee d'un caprice pour Otto, le gymnaste du Cirque, et elle a si pleine confiance dans la solidite du bandeau qu'elle a mis sur les yeux de Leon que c'est a peine si elle prend des precautions pour lui cacher cette double intrigue. --De qui est cette reflexion, demanda Byasson, de vous ou de votre homme? --De notre homme. Celui-ci n'a pas encore entre les mains des preuves materielles de ce qu'il a decouvert, mais il espere les avoir bientot, et alors nous serons sauves. Lorsque Leon aura ces preuves sous les yeux, lorsqu'il aura vu, ce qui s'appelle vu, de ses propres yeux vu, il connaitra cette femme et comprendra comment il a ete abuse, entraine, comment on le trompe, l'on se moque de lui et il n'hesitera pas a se reunir a nous pour demander a la cour la confirmation du jugement qui declare nul son pretendu mariage; de meme il se reunira a nous encore pour poursuivre a Rome l'annulation du mariage religieux. Vous voyez bien que j'ai eu raison de toujours soutenir que ce moyen etait le seul bon pour reussir. Est-ce qu'une femme pareille ne devait pas un jour ou l'autre retourner a son ruisseau? cela etait logique, cela etait fatal, il n'y avait qu'a attendre ce jour. --Je n'ai jamais pretendu que Cara ne retournerait pas a son ruisseau, repliqua Byasson, j'aurais plutot cru qu'elle n'en sortirait pas. Ce que vous m'apprenez ne me surprend pas. --Si cela ne vous surprend pas, d'autre part cela ne parait pas vous causer la meme satisfaction qu'a nous. --C'est que je ne puis pas partager vos esperances. --Mon cher, vous avez toujours ete trop pessimiste, dit M. Haupois avec humeur. --Et vous, mon cher, vous avez toujours ete trop optimiste. --Les situations n'etaient pas les memes, dit madame Haupois-Daguillon. --Cela est parfaitement juste, repondit Byasson, et si je rappelle que j'ai cru ce mariage possible et meme imminent quand vous ne vouliez pas l'admettre, c'est seulement pour dire que je ne me suis pas toujours trompe. Eh bien, dans le cas present, je crois que je ne me trompe pas encore en disant que ces preuves materielles qu'on vous promet, on ne les obtiendra probablement pas, attendu que Cara ne sera pas assez maladroite pour donner des preuves contre elle, ce qui s'appelle des preuves vraies, et que si elle a des amants, ce que je suis dispose a croire, c'est dans des conditions ou elle peut nier toutes les accusations de facon a abuser Leon, la seule chose importante pour elle. Eussiez-vous ces preuves, je ne crois pas encore qu'elles convainquissent Leon, qui est trop completement aveugle pour voir clair en plein midi, si vous lui mettez ces preuves sous les yeux sans certaines preparations. Enfin, je ne crois pas qu'il se reunisse a vous pour demander devant la cour la nullite de son mariage, pas plus que celle de son mariage religieux. Pour son mariage civil, cela n'a pas d'importance, la cour prononcera cette nullite, avec ou contre lui, comme le tribunal de premiere instance l'a prononcee. Mais, pour le mariage religieux, la situation est bien differente; jamais la cour de Rome ne prononcera cette nullite si Leon lui-meme ne la demande pas, et, s'il la demande, il n'est meme pas du tout certain que vous l'obteniez. Vous voyez donc que vos preuves ne produiront pas les resultats que vous esperez, et j'ai la conviction que, lors meme qu'elles seraient eclatantes, Leon n'en poursuivrait pas moins ses sommations respectueuses, tant il est incapable de volonte entre les mains de Cara; n'oubliez pas que vous allez recevoir le troisieme acte, et qu'un mois apres il pourra se marier, a Paris, malgre vous, et legitimement. Pendant que Byasson parlait, M. Haupois-Daguillon se promenait en long et en large avec tous les signes de l'impatience et de la colere; pour madame Haupois, elle ecoutait attentivement, examinant Byasson. Comme son mari allait repondre, elle lui coupa la parole. --Mon cher monsieur Byasson, dit-elle, vous ne nous parleriez pas ainsi si vous n'aviez pas un autre moyen a nous proposer; vous auriez pitie de nos angoisses; vous aviez dit que vous aviez du nouveau a nous annoncer; qu'est-ce? je vous en prie, parlez. --Madeleine est a Paris. Je l'ai vue hier, et c'est par Madeleine seule que Leon peut etre arrache des mains de Cara, une femme seule sera assez forte pour delier ce qu'une femme a lie; une influence salutaire detruira l'influence nefaste. --Leon n'aime plus Madeleine, puisqu'il a epouse cette coquine. --Leon n'a aime Cara que parce qu'il aimait Madeleine; il a demande a l'une de lui faire oublier l'autre; apres une longue separation, sans avoir jamais entendu parler de Madeleine, sans savoir meme si elle vivait encore, il a pu se laisser seduire par Cara; mais le jour ou Madeleine voudra reprendre son influence sur lui, elle la reprendra; j'ai pour garant de ce que je vous dis les paroles memes de Leon, quand il m'a affirme qu'il n'avait pris une maitresse que pour se consoler, mais qu'il n'oublierait jamais celle qu'il avait aimee, celle qu'il aimait toujours. M. Haupois laissa echapper un geste de mecontentement. --Ou avez-vous vu Madeleine? demanda vivement madame Haupois. Byasson aurait voulu ne pas repondre tout de suite a cette question, et c'etait avec intention qu'il avait tout d'abord insiste sur l'influence decisive que Madeleine pouvait exercer, et aussi sur les sentiments que Leon eprouvait pour sa cousine. Mais, devant l'interpellation de madame Haupois, il eut ete maladroit de vouloir s'echapper, et mieux valait encore aborder de front la difficulte. --Vous avez, dit-il, cherche toutes sortes d'explications au depart de Madeleine, il n'y en avait qu'une: Madeleine etait nee artiste, elle voulait etre artiste. C'est pour cela qu'elle a quitte votre maison; c'est pour se faire chanteuse; elle a debute hier a l'Opera avec un succes que les journaux sont unanimes ce matin a constater: une grande artiste nous est nee. --Comedienne! --Je sais tout ce que vous pourrez dire, mais je vous repondrai que Madeleine est devenue chanteuse comme Leon est devenu le mari de Cara: chacun se console comme il peut; l'un demande sa consolation a une femme, l'autre au travail et a l'art. Enfin Madeleine est chanteuse, et je l'ai retrouvee hier a l'Opera chantant Ophelie avec le succes que je viens de vous dire. En la reconnaissant, car c'est en la voyant sur la scene que je l'ai reconnue, ma premiere pensee a ete d'aller a elle pour lui demander si elle voulait sauver Leon. Heureusement je me suis arrete en chemin. D'abord il etait sage de s'assurer si Madeleine etait toujours Madeleine, et cette assurance, on me l'a donnee telle que je la pouvais desirer. Puis il etait sage aussi de savoir si vous etiez disposes a accepter son concours et a le payer du prix qu'il merite au cas ou elle vous rendrait votre fils. C'est ce que je viens vous demander, avant de voir Madeleine, que je vais aller trouver en sortant d'ici. Si Madeleine vous rend Leon, puis-je, en votre nom, prendre l'engagement que vous consentirez a son mariage avec votre fils; puis-je loyalement lui demander ce concours sans lequel vous n'arriverez a rien de pratique et qui seul peut empecher Leon de persister dans la voie ou Cara le pousse? --Mais, cher ami ... s'ecria M. Haupois evidemment suffoque. Une fois encore la mere coupa la parole au pere, la femme au mari: --Qui vous dit que Madeleine a eprouve pour Leon les sentiments que vous croyez? Si cela a ete, qui vous dit que cela est encore? --Rien, vous avez raison; j'ai toujours cru que Madeleine avait pour Leon autre chose que l'affection d'une cousine; j'ai cru aussi qu'elle avait quitte votre maison parce qu'elle ne voulait pas s'abandonner a un sentiment qu'elle savait n'etre jamais approuve par vous; enfin je crois que si, dans la carriere qu'elle a embrassee, elle a pu rester honnete comme on me l'a dit, c'est parce qu'elle a ete gardee par ce sentiment. Il est certain que je puis me tromper, je le reconnais. Mais il est certain aussi que si, contrairement a mon esperance, ce sentiment n'existe, pas, et que si d'autre part vous n'acceptez pas Madeleine pour votre belle-fille, Leon, avant deux mois, sera marie avec Cara par un mariage que ni les tribunaux civils, ni les tribunaux ecclesiastiques ne pourront rompre. La question presentement se reduit a ceci: Qui preferez-vous pour belle-fille de Cara ou de Madeleine? Decidez. Maintenant laissez-moi vous repeter encore ce que je vous ai deja dit. Leon ne consentira a voir les preuves dont vous attendez merveille que si Madeleine lui ote le bandeau que Cara lui a mis sur les yeux. Essayez de vous servir de ces preuves avec un aveugle, et vous haterez son mariage. Ce ne sera pas Cara qu'il accusera, ce sera vous. Je ne suis pas un grand maitre dans les choses du coeur, cependant j'ai vu des gens possedes par la passion, et de ce que j'ai vu est resultee pour moi la conviction que, quand une femme est parvenue a mettre des verres roses aux lunettes de l'homme qui l'aime, il n'y a qu'une autre femme qui peut changer ces verres, celle-la les remplace avec une extreme facilite, et de ce jour ce qui etait rose devient noir pour lui, c'est d'un autre cote qu'il voit rose. Je vous ai dit ce que ma conscience m'inspirait. Je vous adjure en cette affaire de ne voir que l'interet de votre fils et son avenir: n'oubliez pas que vous ne trouverez pas facilement une jeune fille qui voudra accepter pour mari l'homme veuf de mademoiselle Hortense Binoche, dite Cara, laquelle ne sera pas morte. --Je verrai Madeleine ... dit M. Haupois. Mais madame Haupois intervint de nouveau. --Nous ne sommes pas en mesure de lever haut la tete; pour moi je suis accablee; voyez Madeleine, mon cher Byasson, et dites-lui de ma part, de notre part, que nous n'aurons rien a refuser a celle qui nous aura rendu notre fils..., si elle est digne de lui. III Pour qui connaissait comme Byasson l'orgueil de M. et de madame Haupois-Daguillon, c'etait un point capital d'avoir obtenu qu'ils accepteraient Madeleine pour belle-fille si celle-ci leur rendait leur fils; il s'etait attendu a des luttes; et celle qu'il avait du soutenir avait ete beaucoup moins vive qu'il n'avait craint quand l'idee lui etait venue de faire intervenir Madeleine pour l'opposer a Cara. Cependant, pour avoir reussi de ce cote, tout n'etait pas dit: maintenant il fallait voir ce que Madeleine repondrait; accepterait-elle le role qu'il lui destinait? Aimait-elle Leon? Voudrait-elle pour mari d'un homme qui avait pris Cara pour femme? Enfin consentirait-elle a abandonner le theatre? Toutes ces questions se pressaient dans son esprit pendant qu'il se rendait de la rue Royale a la rue de Chateaudun, et il etait oblige de reconnaitre qu'elles etaient graves, tres-graves. Au _noumero qouarante-houit_, comme disait Sciazziga, le concierge a qui il s'adressa pour demander mademoiselle Harol lui repondit de monter au troisieme etage; la, une femme de chambre a l'air discret et honnete lui ouvrit la porte et l'introduisit dans un petit salon tres-convenable, qui n'avait que le defaut d'etre beaucoup trop encombre; en le meublant, Sciazziga, qui avait fait pendant son absence gerer sa maison de commerce, avait profite de cette occasion pour vendre tres-cher a son eleve une quantite de meubles dont celle-ci n'avait aucun besoin. Byasson n'eut pas longtemps a attendre: presque aussitot Madeleine parut et vint a lui les deux mains tendues: --Cher monsieur Byasson, dit-elle de sa belle voix harmonieuse et tendre, combien je suis heureuse de vous voir et que je vous remercie de m'avoir fait passer votre carte hier! me pardonnez-vous ma reponse? --Ce serait moi, ma chere enfant, qui devrait vous demander si vous me pardonnez ma visite. --J'etais si emue que je n'ai pu ajouter a cette emotion celle que votre visite m'aurait donnee; j'avais besoin de calme, il me fallait aller jusqu'au bout sans defaillance, et j'avais peur de moi; c'est chose si terrible de paraitre devant ce public indifferent qui, en quelques minutes, peut vous condamner a une mort honteuse; mais ne parlons pas de cela. --Votre triomphe a ete splendide. --J'ai ete heureuse. Mais dites-moi, je vous prie, comment se porte mon oncle, comment se porte ma tante? --Ils vont bien, quoique depuis votre depart ils aient ete cruellement eprouves; quand vous les verrez, vous les trouverez bien vieillis; votre oncle n'est plus le vieux beau qui montait si fierement les Champs-Elysees, et votre tante n'a plus son activite d'autrefois; mais vous ne me demandez pas de nouvelles de Leon? Parlant ainsi, il l'avait regardee en face; il vit qu'elle palissait. --J'ai lu les journaux, dit-elle en baissant les yeux. --Ah! vous savez? --Je sais ce que les journaux ont rapporte de ce proces, qui, je le comprends, a du causer de terribles chagrins a mon oncle et a ma tante. Et lui ... je veux dire Leon, comment a-t-il supporte cette crise? --Nous n'avons pas vu Leon depuis longtemps; il a rompu toutes relations avec nous, et ses amis ont rompu toutes relations avec lui. --Ah! pauvre Leon! --Que n'entend-il cette parole de sympathie! elle lui serait douce. --Il est malheureux? --Tres-malheureux, le plus malheureux homme du monde. --Mon Dieu! De nouveau il la regarda, elle paraissait profondement emue et troublee, et cependant elle n'etait plus une enfant qui s'abandonne sans resistance a ses impressions; de grands changements s'etait faits en elle, elle avait pris de l'assurance dans le regard, de la liberte et de l'aisance dans ses attitudes, sa voix avait de la fermete, son geste de l'ampleur, la jeune fille etait devenue une jeune femme. --Mon enfant, dit Byasson en lui prenant la main, je vais etre sincere avec vous et tout vous apprendre: Leon est tombe sous l'influence d'une femme indigne de lui, et comme il est tendre, comme il est bon, comme le bonheur pour lui consiste a rendre heureux ceux qu'il aime, il a ete promptement domine, sa volonte a ete annihilee, et si completement, que dans une heure de folie, n'ayant personne aupres de lui, seul en Amerique, il s'est laisse marier a cette femme. Comment cette folie a-t-elle ete provoquee? c'est la le point interessant, et je vous demande, mon enfant, de m'ecouter avec la confiance que vous accorderiez a votre pere, si vous l'aviez encore, comme un ami devoue, qui a toujours eu pour vous une ardente sympathie et qui vous aime de tout son coeur. Sans repondre, elle lui serra la main dans une etreinte emue. --C'est non-seulement de Leon que je dois parler, c'est encore de vous, c'est non-seulement de ses sentiments, c'est encore des votres. Le sujet est difficile, delicat, soyez indulgente, soyez patiente. Leon n'a pas pu vous voir sans vous aimer.... --Oh! monsieur Byasson! s'ecria-t-elle on detournant la tete. --Je vous ai demande toute votre confiance et toute votre indulgence; laissez-moi aller jusqu'au bout; il s'agit du bonheur, de l'honneur de Leon, de la vie de votre oncle et de votre tante. Lorsque Leon est revenu de Saint-Aubin avec vous, il s'est franchement ouvert a son pere et a sa mere en leur disant qu'il desirait vous prendre pour femme. M. et madame Haupois-Daguillon ont refuse leur consentement a ce mariage, par cette seule raison que vous n'aviez pas une qualite qui, pour eux, a cette epoque, passait avant toutes les autres, la fortune. On a envoye Leon en Espagne, et en son absence, a son insu, on a voulu vous faire epouser Saffroy. C'est alors que vous avez quitte la maison de votre oncle, entrainee par votre vocation pour le theatre, et dominee plus encore, n'est-ce pas? par l'horreur que vous inspirait un mariage ... qui vous blessait dans vos sentiments. Rassurez-vous, mon enfant; mon intention n'est pas de chercher a savoir quel etait alors l'etat de votre coeur. Lorsque Leon revint, il fut veritablement desespere. Il vous chercha partout, a Paris, a Rouen, a Saint-Aubin, et, de retour a Paris, il continua ses recherches. Si vous aviez pu voir alors quelle etait sa douleur, vous seriez revenue. Le temps amena pour lui, comme pour nous tous, la conviction qu'on ne vous reverrait jamais. Ce fut alors que Leon fit la connaissance de cette femme. Comment se laissa-t-il prendre par elle? Je vais vous repeter les mots memes dont il s'est servi en me l'expliquant et que je n'ai point oublies: "Puisque ma famille m'empechait d'epouser celle aupres de laquelle j'aurais vecu heureux, j'ai pris pour maitresse une femme qui a ete assez habile, non pour me faire oublier celle que j'ai aimee, que j'aime toujours, car rien n'effacera de mon coeur le souvenir de Madeleine, mais pour me consoler." Ainsi c'est la consolation, c'est l'oubli qu'il a cherche aupres de cette femme; il y a trouve la folie et la honte. Je vous ai dit qu'il s'etait marie a New-York. Je vous ai dit que ses parents avaient demande la nullite de ce mariage, laquelle a ete prononcee. Mais Leon, de plus en plus aveugle, affole, a fait faire des sommations respectueuses a son pere, et dans deux mois, si d'ici la rien ne l'arrete, il va epouser cette femme par un mariage cette fois indissoluble. Mon enfant, voulez-vous l'arreter, voulez-vous le sauver? --Moi! --Vous seule le pouvez; sans vous il est perdu, et ses parents reduits au desespoir meurent de chagrin et de honte, car cette femme est la plus miserable creature que la boue de Paris ait produite. Dites un mot, il est au contraire sauve, car il vous aime, je vous le repete, il vous aime toujours, et le mot que je vous demande, c'est votre consentement a devenir sa femme. Vous allez me repondre que ses parents n'ont pas voulu de vous il y a trois ans, chere enfant, que leur orgueil a refuse ce mariage, mais depuis cet orgueil a ete cruellement humilie; ils ont pendant ces trois ans durement expie leur faute, et aujourd'hui c'est en leur nom que je parle; voulez-vous accepter Leon pour votre mari? Je vous l'ai deja dit, laissez-moi vous le repeter, c'est son honneur qui est en jeu, c'est sa vie, c'est celle de ses parents. Byasson se tut; mais, au lieu de repondre, Madeleine ne balbutia que quelques paroles a peu pres inintelligibles; alors il reprit: --Je comprends votre trouble, mon enfant; vos inquietudes, vos angoisses, vos doutes, je les sens. J'admets tres-bien qu'avant de me repondre, vous vous demandiez si celui que je vous propose pour mari est toujours digne de vous. Jamais craintes n'ont ete mieux justifiees que les votres. Avant de vous engager, vous avez raison de vouloir voir; je serais le premier a vous donner ce conseil. Aussi n'est-ce point un engagement immediat et definitif que j'attends de vous; ce n'est pas le oui sacramentel qu'on prononce a la mairie, c'est seulement, et pour le moment, votre aide et votre concours; voyez Leon, voyez-le, sachant a l'avance le danger qu'il court et comment il peut etre sauve, puis ensuite vous deciderez dans votre conscience et dans votre coeur, mon enfant. --Mais je ne suis pas libre. Ce mot abattit instantanement toutes les combinaisons de Byasson. --Votre coeur ... dit-il. --Ce n'est pas de mon coeur que je parle, repondit-elle avec un sourire desole, c'est de ma vie qui ne m'appartient pas, et qui, pour neuf annees encore, est a celui qui a paye mon education musicale. Byasson respira. --Si ce n'est que cela qui vous retient, dit-il gaiement, quittez ce souci; ce contrat qui vous lie a votre entrepreneur se deliera avec de l'argent, et il est juste que mes amis, qui n'ont pas voulu de vous parce que vous n'aviez pas d'argent, soient en fin de compte, punis par l'argent. --Mais j'appartiens au theatre. Si lorsque j'ai embrasse cette carriere je n'etais pas poussee par une irresistible vocation, cette vocation est venue, je suis une artiste, j'aime mon art. --Ah! je sais que c'est un sacrifice que je vous demande, et je ne viens pas vous eblouir de la fortune que vous trouverez dans ce mariage; c'est le langage du sentiment et du coeur que je vous parle, celui-la seul et non un autre. Avez-vous eu..., je ne dirai pas de l'amour pour Leon, ce n'est pas moi qui peux vous poser une pareille question, je vous dis avez-vous eu de l'affection, de la tendresse pour votre cousin? cette affection, cette tendresse existe-t-elle encore? si oui, ayez pitie de lui, ma chere fille, tendez-lui la main, accomplissez un miracle dont seule vous etes capable; sauvez-le. Madeleine resta pendant quelques minutes sans repondre, suivant sa pensee interieure, le coeur serre, ne respirant pas; tout a coup elle se leva et passa dans la piece d'ou elle etait sortie quand Byasson avait ete introduit dans le salon. Elle resta peu de temps absente: quand elle reparut, elle avait un chapeau sur la tete et un manteau sur les epaules. --Voulez-vous me conduire chez mon oncle? dit-elle. IV Byasson offrit son bras a Madeleine, et ils se dirigerent vers la rue Royale; tout en marchent, il l'interrogea sur ses etudes, sur ses debuts, sur sa vie de theatre, et elle lui raconta combien les commencements de cette existence si nouvelle pour elle lui avaient ete durs; elle lui fit aussi le recit de ses visites a Maraval et a Lozes. --J'ai eu bien des defaillances; j'ai eu aussi bien des degouts, dont le plus amer s'est trouve dans l'existence en commun, une existence etroite, intime avec ceux a qui j'appartiens presentement, M. et madame Sciazziga. Au fond, ce ne sont point de mechantes gens, mais nos gouts, nos idees ne sont pas les memes, nous n'avons pas ete eleves de la meme facon, nous n'envisageons pas les choses au meme point de vue. Depuis trois ans madame Sciazziga ne m'avait pas quittee d'une minute, je suis un capital pour eux et ils me gardent avec des precautions dont ils ne soupconnent meme pas l'inconvenance revoltante. C'est seulement lorsqu'il a ete question de venir a Paris que j'ai stipule une certaine liberte: pouvais-je consentir a paraitre devant les personnes qui ont connu mon pere ou qui connaissent ma famille, avec madame Sciazziga a mes cotes comme une duegne du theatre espagnol? C'est la peur que je ne consente pas a venir a Paris, qui a arrache cette concession a Sciazziga. Aussi, depuis mon arrivee, le mari et la femme vivent-ils dans des transes continuelles; et, tout a l'heure, quand nous sommes sortis, si vous les aviez connus, vous auriez vu le mari et la femme nous observant; je ne suis pas bien certaine que le mari ou la femme ne nous suive pas. Si j'allais me marier? Si j'allais quitter le theatre? C'est la leur grande crainte. Quand Sciazziga m'a fait signer l'engagement qui me lie a lui, il a stipule un dedit de 200,000 francs au cas ou je quitterais le theatre avant l'expiration de cet engagement. A ce moment 200,000 francs c'etait une grosse somme; mais maintenant je vaux mieux que cela, et je leur gagnerai plus de 200,000 francs en continuant de partager mes appointements avec eux. Ils arrivaient devant la porte de la maison Haupois-Daguillon. En montant l'escalier, Byasson sentit le bras de Madeleine trembler sous le sien. Il s'arreta, et se penchant vers elle en parlant a mi-voix: --N'oubliez pas, chere enfant, que dans cette maison desolee vous allez remplir le role de la Providence. La premiere personne qu'ils trouverent en entrant dans les magasins fut Saffroy, qui, lorsqu'il apercut Madeleine au bras de Byasson, resta immobile comme s'il etait petrifie. En ces derniers temps, sa situation dans la maison avait pris une importance de plus en plus preponderante; les chagrins, les preoccupations, les voyages avaient paralyse M. et madame Haupois-Daguillon, et chaque fois qu'ils avaient du abandonner une part de leur autorite, c'etait Saffroy qui s'en etait empare pour ne plus la ceder. Il voyait le jour proche ou il prendrait en main la direction entiere de la maison. Leon marie par un vrai mariage avec Cara, M. et madame Haupois-Daguillon accables, ne pourraient pas rester a Paris; ils se retireraient sans aucun doute dans le calme de la campagne, a Noiseau; alors qui heriterait de cette maison si ce n'est lui? Qui se devouerait si ce n'est lui? Que venait faire Madeleine? Que voulait-elle? Qu'avait-il a craindre d'elle? Ces questions s'etaient a peine presentees a son esprit que Madeleine, ayant passe devant lui avec une courte inclination de tete, etait entree dans le bureau de M. et de madame Haupois-Daguillon. --Voici mademoiselle Madeleine, dit Byasson, je lui ai fait part de vos desirs, et elle a voulu vous apporter elle-meme sa reponse a vos propositions. Puis, pendant que Madeleine embrassait son oncle et sa tante,--celle-ci la serrant avec effusion dans ses bras,--Byasson sortit en ayant soin de bien refermer la porte. Apres le premier moment donne aux embrassements, il y eut un temps d'embarras pour tous, qui, bien que court en realite, leur parut long et penible: ils ne disaient rien; ils evitaient meme de se regarder. Ce fut M. Haupois qui rompit ce silence: il s'appuya le dos a la cheminee, et, mettant sa main dans son gilet comme s'il voulait prononcer un discours, il se tourna a demi vers Madeleine: --Ma chere enfant, dit-il, je n'ai pas a revenir sur les propositions que notre ami Byasson a bien voulu te porter en notre nom: nous souhaitons que tu deviennes notre fille en acceptant de prendre Leon pour ton mari. Ceci bien entendu, je dois t'expliquer pourquoi nous n'avons pas cru devoir accueillir cette idee de mariage lorsque Leon nous en a parle pour la premiere fois. D'abord il faut que tu saches qu'a ce moment Leon ne nous a pas dit qu'il eprouvait pour toi une passion toute-puissante, il n'a alors parle que d'un sentiment de vive tendresse, d'estime, de sympathie, d'affection, et c'est seulement apres ton depart qu'il nous a avoue cet amour. Cette explication prealable etait indispensable, car elle te fait comprendre notre reponse. En principe, nous voulions pour notre fils une femme qui lui apportat une fortune egale a la sienne. Tu n'avais pas cette fortune, il s'en fallait de beaucoup, il s'en fallait de tout. Nous ne pouvions donc consentir a un mariage entre ton cousin et toi. Ce manque de fortune etait le seul reproche que nous eussions a t'adresser, mais, avec nos idees, il etait decisif. Et il l'etait d'autant plus que nous ne savions pas, je viens de te le dire, quelle etait la nature du sentiment que Leon eprouvait pour toi; nous croyions a une simple inclination, a une affection entre cousins; c'etait un amour, un amour reel, profond. Aujourd'hui, ma chere Madeleine, les conditions ne sont plus ce qu'elles etaient alors, et ce que nous demandons a celle que nous choisissons pour bru, c'est qu'elle nous ramene notre fils, c'est qu'elle nous le rende, c'est qu'elle le sauve, lui et son honneur. Cela dit, je dois ajouter que nous ne renoncons pas entierement a nos idees de fortune pour Leon. Nous les modifions, voila tout. Jusqu'a ce moment, M. Haupois avait parle avec une certaine gene; mais, arrive a ce point de son discours, car c'etait bien un discours, il reprit toute son aisance. Evidemment il se sentait sur de lui, et maintenant il avait confiance dans sa parole: --Ce que nous voulons, c'est que Leon soit dans une belle position; il a ete eleve pour cette position, il doit l'occuper, et puisque sa femme ne peut pas lui donner la dot sur laquelle nous comptions, c'est a nous de fournir ce qu'elle n'apporte pas. Tu es notre niece, il est tout naturel que nous te dotions. Nous donnerons donc une part de notre maison de commerce a notre fils le jour de son mariage, et a toi notre niece et sa femme, nous donnerons un million. C'est un gros chiffre qu'un million, mais dans la bouche de M. Haupois il devenait beaucoup plus gros et beaucoup plus prestigieux encore que dans la realite. Un million de dot! Il trouva habile de rester sur l'effet que ce mot avait du produire. --Je suis oblige de sortir pour quelques instants, dit-il, je te laisse avec ta tante, j'espere te retrouver. Ce ne fut point la langue des affaires que madame Haupois-Daguillon fit entendre a Madeleine; elle ne chercha point a l'eblouir en faisant miroiter des millions devant ses yeux; elle ne lui parla que d'affection, que de tendresse, que de famille. Et ce que Byasson avait dit elle le repeta, mais en mere qui cherche a sauver son fils. Madeleine fut beaucoup plus sensible a ce langage qu'elle ne l'avait ete a celui de son oncle, qui plus d'une fois l'avait blessee. Ce fameux million qu'on lui offrait, elle avait la conscience de pouvoir le gagner. Si elle acceptait de devenir la femme de Leon, ce ne serait point pour un million, ni pour deux, ni pour dix, ce serait par amour ... si, comme on le lui disait, il l'aimait encore; ce serait par un sentiment de devouement. Sa tante, en s'adressant a ce sentiment, produisit donc sur elle un tout autre effet que le million. L'emotion de la mere, sa tendresse, ses angoisses passerent en elle, et quand elle vit sa tante, naguere si haute et si fiere, se mettre a ses genoux pour la prier, pour la supplier de sauver Leon, elle la releva en la serrant dans ses bras: --Je verrai Leon, dit-elle. --Mais il t'aime, chere enfant, il n'a jamais cesse de t'aimer, c'est pour t'oublier qu'il s'est jete dans les bras de cette femme. --Qui sait si elle n'a pas reussi? avant que je vous reponde, permettez-moi donc de m'entretenir avec Leon, et soyez certaine que si je trouve dans son coeur le sentiment dont vous parlez, auquel vous voulez croire.... --Auquel nous croyons tous. --Soyez certaine que je ne penserai qu'a ce sentiment. Je n'ai pas le droit, chere tante, de me montrer bien rigoureuse, bien exigeante. Moi aussi j'ai besoin d'indulgence. Moi aussi j'ai a me faire pardonner. Sa tante la regarda avec une anxieuse curiosite: --Et quoi donc? demanda-t-elle. --Ma profession. Ce n'est plus Madeleine Haupois que vous donnez pour femme a votre fils, c'est Madeleine Harol. Je suis comedienne, et, quoique ma conscience me permette de me tenir la tete haute partout et devant tous, il n'en est pas moins vrai qu'aux yeux du monde il y a une tache sur mon front. A ce moment, M. Haupois rentra dans le bureau. --Nous avons cause; Madeleine est la meilleure des filles, la plus tendre, la plus genereuse, nous nous entendrons. Madeleine remarqua que son oncle avait fait toilette, et elle se rappela que pour lui c'etait l'heure de sa promenade habituelle. --Est-ce que vous voulez bien que je vous accompagne aux Champs-Elysees? dit-elle. V Comment faire savoir a Leon que Madeleine etait a Paris? Ce fut la question qu'on agita. Comme on avait rompu toutes relations avec lui, on ne pouvait pas lui ecrire; d'ailleurs, se decidat-on a employer ce moyen, il etait a peu pres certain que Cara recevait elle-meme toutes les lettres qu'on adressait a Leon, et qu'elle ne les lui remettait qu'apres un examen prealable; elle garderait donc celle ou l'on parlerait de Madeleine. Byasson fut d'avis que le mieux etait de proceder ouvertement, publiquement: tous les journaux s'occupaient de Madeleine; il raconterait a un journaliste l'histoire vraie de celle-ci, c'est-a-dire l'histoire de son origine et de sa vocation, et le surlendemain dans tous les journaux de Paris on lirait cette histoire, arrangee avec la seule preoccupation de cacher plus ou moins habilement la source ou on l'avait puisee. Si Cara exercait son controle sur les lettres, elle ne pouvait pas se defier des journaux. Leon serait donc surement informe de la presence de Madeleine a Paris; il est vrai que le public apprendrait aussi que mademoiselle Harol n'etait autre que mademoiselle Madeleine Haupois, fille d'un ancien magistrat, et niece de M. Haupois-Daguillon, le celebre orfevre de la rue Royale; mais c'etait la un secret qui devait eclater tot ou tard, et mieux valait le reveler utilement que de laisser cette revelation au hasard, qui n'en tirerait pas profit. Les choses s'arrangerent ainsi, et grande fut la surprise de Leon lorsqu'en parcourant son journal d'un oeil distrait il fut frappe par son nom. En ces derniers temps, il avait eu le desagrement de voir son nom assez souvent imprime dans les journaux, pour le reconnaitre a premiere vue, meme lorsqu'il etait noye au milieu d'un article. Cette fois ce n'etait pas a la rubrique des tribunaux que ce nom se montrait, c'etait a celle des theatres. Madeleine a Paris! Madeleine etait cette chanteuse qui venait de debuter a l'Opera avec un succes que tous les journaux celebraient! Justement Cara etait absente; il n'eut point d'explication a donner, point de pretexte a inventer, il courut a l'Opera et de l'Opera rue Chateaudun. --Qui dois-je annoncer? demanda la femme de chambre, lorsqu'il se presenta. Il dit son nom; et ce fut en marchant fievreusement en long et en large, les mains contractees, les levres fremissantes, qu'il attendit dans le salon ou on l'avait fait entrer, ne voyant rien, ne remarquant rien de ce qui l'entourait. Une porte s'ouvrit:--c'etait elle. Il s'avanca les bras ouverts. Elle s'arreta. De part et d'autre, il y eut un moment d'embarras et d'hesitation. Elle lui tendit la main. Il ne la prit point, mais il ouvrit les bras. Autrefois ils ne se donnaient pas la main, ils s'embrassaient: c'etait donc avec les sentiments d'autrefois, c'est-a-dire ceux de l'affection familiale, qu'il l'abordait. Elle l'embrassa comme lui-meme l'embrassait. --Chere Madeleine, dit-il en s'asseyant pres d'elle, te voila, te voila donc enfin! Sa voix etait haletante, saccadee, ses mains tremblaient, evidemment il etait sous l'influence d'une emotion profonde. Il la regarda longuement; puis avec un sourire: --Tu as embelli, dit-il, oui certainement tu as embelli; comme tes yeux ont de l'eclat sans avoir rien perdu de leur douceur, comme ta physionomie a pris de la noblesse! Et c'est toi, mademoiselle Harol? --Mais oui. Elle-meme etait profondement troublee, cette emotion l'avait gagnee; elle voulut reagir et ne pas s'abandonner: --Tu crois donc, dit-elle en s'efforcant de prendre un ton enjoue, qu'une comedienne ne peut pas avoir de la noblesse et que ses yeux ne peuvent pas etre doux? --En lisant un journal ce matin, je n'ai rien cru, rien imagine, j'ai ete bouleverse, et dans mon trouble de joie je suis parti pour venir ici. C'est en te regardant que le souvenir de ce que j'avais lu m'est revenu et que j'ai, sans avoir bien conscience de ce que je faisais, compare celle que je voyais, que je revoyais apres l'avoir crue perdue, a celle dont j'avais garde l'image dans mon coeur. Tout cela etait bien tendre, bien passionne, et tel que Madeleine devait croire que Byasson ne s'etait pas trompe en disant que Leon l'aimait toujours; mais comment l'aimait-il? En cousin? en amant? d'amitie? d'amour? Lorsqu'elle avait pense a la visite de Leon, elle s'etait dit qu'elle devait garder son sang-froid et s'appliquer a l'ecouter avec un esprit calme, a l'examiner, a le juger pour savoir ce qui se passait en lui et quels etaient presentement ses sentiments; mais voila qu'elle n'etait plus maitresse de sa volonte, voila qu'elle l'ecoutait avec un coeur palpitant et trouble, voila qu'au lieu de voir ce qui se passait en lui, elle voyait ce qui se passait en elle et se trouvait irresistiblement entrainee par un sentiment dont elle ne pouvait se cacher ni l'etendue ni la force,--elle l'aimait, malgre tout, malgre sa liaison, malgre son mariage avec cette femme, elle l'aimait comme dans la nuit ou, faisant son examen de conscience, elle avait du s'avouer cet amour, et meme plus passionnement, puisque depuis elle avait souffert pour lui, elle avait souffert par lui. --Mais comment t'es-tu decidee a entrer au theatre, dit-il, quand tu m'avais promis de m'ecrire? --Je t'ai ecrit. --Pour me dire que tu quittais la maison de mon pere; c'etait avant de prendre cette resolution que tu devais m'ecrire. Que ne l'as-tu fait! Il prononca ces derniers mots avec un accent qui la remua jusqu'au plus profond de son coeur. Que de choses dans ces quelques paroles, que de regrets, que de reproches, que de douleurs! --Tu ne pouvais venir a mon secours qu'en te mettant en opposition avec tes parents, et je n'ai pas voulu etre la cause d'une rupture entre vous. --Que n'est-elle survenue alors cette rupture, et a ton occasion! Il s'arreta brusquement; puis, ayant passe sa main sur son front, il continua: --Mais ce n'est pas de cela, ce n'est pas de nous qu'il s'agit; il ne convient plus de parler de nous, c'est de toi, de toi seule; dis-moi donc ce que tu as fait, ou tu as ete, ou tu t'es cachee? Ta lettre recue, je suis accouru a Paris pour te chercher, j'ai ete a Rouen, a Saint-Aubin. Revenu a Paris, j'ai meme fait faire des recherches par la police, car je voulais te retrouver non-seulement pour toi, mais pour.... Il allait dire: "pour moi", il se retint et reprit: --Je voulais te retrouver; tu n'avais donc point pense au chagrin, au desespoir que tu me causerais, oui, Madeleine, au desespoir, le mot n'est pas trop fort applique au sentiment ... a l'affection que j'eprouvais pour toi. Mais voila que je me laisse entrainer, ce n'est pas a moi de parler; c'est a toi. Alors elle lui fit le recit qu'elle avait deja fait a Byasson, mais plus longuement, avec plus de details, de maniere a ce qu'il la suivit dans son existence a Paris, en Italie, a ce qu'il vit et connut ceux qui l'avaient entouree, particulierement Sciazziga. Au moment ou l'on parlait de lui, Sciazziga, annonce par la femme de chambre, entra dans le salon; il savait qu'un jeune homme etait chez Madeleine, et il venait voir quel etait ce jeune homme. Bien entendu il avait un pretexte, un bon pretexte bien arrange, pour se presenter et interrompre, malgre _loui_, la signora _oune_ raison _imperiouse_; mais Madeleine, qui ne se laissa pas prendre a cette raison _imperiouse_, lui repondit qu'elle ne pouvait rien entendre en ce moment, qu'elle avait a causer d'affaires serieuses avec son cousin,--ce fut toute la presentation,--et que plus tard elle l'entendrait. --Tu vois que mon cornac fait bonne garde autour de moi, dit-elle en riant lorsque Sciazziga fut sorti; au reste, je ne suis qu'a moitie fachee de cette visite, elle te montre, au moins pour un cote, quelle a ete ma vie depuis que j'ai quitte la rue de Rivoli: il y a un mois, Sciazziga ne serait pas parti; il se serait arrange pour assister a notre entretien. Puis elle acheva son recit. --Tu vois, dit-elle en le terminant, que je n'ai pas ete trop malheureuse; les commencements, il est vrai, ont ete durs, mais enfin j'ai ete favorisee par la chance; maintenant que j'ai vu de pres les dangers auxquels je m'exposais, je comprends combien je dois me trouver heureuse. Mais c'est assez parler de moi, et toi? Il ne repondit pas tout de suite, et ce fut apres quelques secondes d'embarras qu'il la regarda: --Tu as vu mes parents? demanda-t-il. --Oui; M. Byasson est venu me prendre pour me conduire chez eux. --Alors, je n'ai rien a t'apprendre. --Ce n'etait pas cela que je voulais te demander, puisque, tu le devines bien, tes parents m'ont parle de toi; je te disais que je me trouvais assez heureuse dans ma position, et je te demandais tout naturellement, affectueusement: et toi? Il lui tendit la main: --Oui, dit-il, tu as raison; je dois te repondre franchement, car c'est l'amitie qui inspire ta question. Cependant, bien qu'il annoncat qu'il voulait repondre, il resta pendant assez longtemps silencieux, la tete basse: --Eh bien! non, dit-il enfin, non, ma chere Madeleine, je ne suis pas heureux. Le bonheur pour moi aurait ete dans la vie de famille, avec la femme aimee, avec des enfants qui auraient ete ceux de mon pere et de ma mere. C'etait la le reve que j'avais fait quand j'etais jeune ... il y a trois ans. La fatalite a voulu qu'il ne se realisat point. Je n'ai pas d'enfants. Je n'aurai pas de famille. Mais je dois accepter sans me plaindre la vie que je me suis faite. Il se leva brusquement, comme s'il avait peur de se laisser entrainer a en dire davantage. --Je te verrai bientot, dit-il. --Quand tu voudras; tous les jours, tu peux venir le matin avant que je sois prise par le theatre. Et quand veux-tu m'entendre? Faut-il dire que je serais heureuse de chanter pour toi? --Tu chantes ce soir? --Oui. --Eh bien! j'irai t'applaudir ce soir. --Si j'osais, dit-elle, je te demanderais de rester a diner avec moi: tu ferais un mauvais diner, car je mange peu quand je dois chanter, mais nous remplacerions le festin manquant par un dialogue vif et anime; et apres diner tu me conduirais au theatre; tu aurais ainsi le plaisir de faire la connaissance de madame Sciazziga, mon chaperon femelle, qui tous les soirs marche dans mon ombre et ne dedaigne pas de remplacer mon habilleuse pour porter la queue de ma robe. Il eut un moment tres-court, un eclair d'hesitation. Pour Madeleine, cette hesitation fut cruelle. --Qui va-t-il preferer? se demanda-t-elle avec angoisse. Elle voulut cacher son emotion sous un sourire: --Eh bien! petit cousin, ne feras-tu pas la dinette avec ta cousine? --Avec bonheur! VI Leon fut oblige d'inventer une histoire bien compliquee pour expliquer et justifier son absence, car il ne crut pas pouvoir avouer tout simplement qu'il etait reste a diner avec sa cousine Madeleine et qu'apres diner il avait passe sa soiree a l'Opera. Qu'eut dit Cara qui, pour un retard de dix minutes, lui faisait d'interminables scenes de jalousie? Combien souvent l'avait-elle interroge curieusement sur cette cousine, lui demandant toujours et cherchant de toutes les manieres a savoir s'il l'avait aimee! Ne serait-elle pas malheureuse de ce diner et de cette soiree? Pourquoi lui imposer cette souffrance par un aveu inutile? Pourquoi eveiller ses soupcons? Pourquoi la faire souffrir dans le present et la tourmenter dans l'avenir? Il les connaissait, les souffrances de la jalousie, et il tenait a les epargner a celle envers qui il se sentait des torts. Mais si cette histoire fut acceptee sans eveiller les defiances de Cara, celles qu'il dut inventer le lendemain et le surlendemain pour expliquer ses absences, ne le furent point de la meme maniere: jusqu'alors il sortait peu; pourquoi maintenant sortait-il ainsi? Il ne suffit pas de vouloir, pour mentir, il faut savoir; et l'art du mensonge ne s'acquiert pas facilement; a des dispositions naturelles, il faut en effet joindre un talent qu'on n'obtient que par le travail et par le metier: inventer est peu de chose; se souvenir de ce qu'on a invite de maniere a le repeter la vingtieme fois a l'improviste, comme on l'a dit la premiere apres une savante preparation, voila ce qui exige des qualites de memoire et d'assurance qui sont rares. Ces qualites, Leon ne les possedait pas; non-seulement il n'avait pas le don de l'invention, mais encore il manquait de metier; ses histoires, qu'il cherchait laborieusement quand il revenait de chez Madeleine, il les disait tout simplement, mollement, et sans leur donner le coup de pouce de l'artiste, le tour qui seuls eussent pu leur imprimer un caractere de vraisemblance et d'autorite. S'il avait prudemment confisque le journal ou il avait lu le nom de Madeleine, Cara n'en avait pas moins bien vite appris que mademoiselle Harol, dont tout Paris parlait, etait la cousine de Leon, et de la a conclure que c'etait pour voir cette cousine que Leon s'absentait, il n'y avait qu'un pas, qu'elle avait bien vite aussi franchi. --Pourquoi ne me dis-tu pas que tu viens de voir ta cousine, mademoiselle Harol? lui avait-elle demande le lendemain du jour ou elle avait su qui etait mademoiselle Harol. Il fut oblige de dire et de soutenir malgre l'evidence qu'il ne l'avait point vue encore. --Pourquoi ne la vois-tu pas? --Parce que je ne vois plus personne de ma famille. --Oh! une comedienne ne doit pas, il me semble, avoir la begueulerie de tes parents bourgeois. En tout cas, moi, j'ai envie de la voir, ma cousine; nous irons ce soir a l'Opera. --Tu iras si tu veux; moi, je n'irai pas. --Parce que? --Parce que je ne veux pas m'exposer a rencontrer mon pere ou ma mere qui doivent suivre les representations de leur niece. C'etait la premiere fois que Cara rencontrait une resistance serieuse chez son amant, ou, comme elle disait, chez son mari, et, ce qui fut bien caracteristique, quoi qu'elle fit, elle ne parvint point a la briser. Elle alla a l'Opera, mais Leon ne l'accompagna point, au moins dans la salle, car il profita de sa liberte pour aller rendre visite a Madeleine dans sa loge et passer trois entr'actes avec elle. Si Cara avait appris ces visites, elle eut vu tous les dangers de sa situation; mais n'ayant pas pris de precautions pour surveiller Leon, elle ignora ou il avait passe sa soiree. --Je me suis promene, dit-il, quand elle lui demanda comment il avait employe son temps. Mais bientot un fait beaucoup plus grave que son refus d'aller a l'Opera vint jeter sur cette situation une eblouissante lumiere. Le moment etait venu pour Leon d'adresser a ses parents le troisieme acte respectueux apres lequel, selon le langage de la loi, il pourrait passer outre a la celebration de son mariage. Deux jours avant l'expiration du delai dans lequel cet acte pouvait etre signifie, il recut une lettre de son notaire, par laquelle celui-ci le priait de passer a son etude. Bien entendu, ce fut a Cara qu'on la remit; mais en voyant la griffe de Me de la Branche, elle n'eut garde de retenir ou de decacheter une lettre dont elle croyait connaitre le contenu. C'etait par Riolle que lui avait ete recommande le notaire de la Branche comme un homme capable de donner un peu de la consideration dont il jouissait a ses clients, et elle avait toute confiance dans les recommandations de son ami Riolle. Leon se rendit donc a l'invitation de son notaire; celui-ci le recut avec une figure grave et un air recueilli: --Monsieur, lui dit-il, le moment arrive ou, selon vos instructions, je dois notifier a M. votre pere et a madame votre mere le troisieme et dernier acte prescrit par l'article 152 du Code; avant de proceder a cet acte, j'ai cru devoir vous demander si vos intentions n'avaient pas change. De tous les actes de notre ministere, celui-la est peut-etre le plus grave, et c'est chose tellement serieuse qu'un mariage contracte en opposition avec la volonte de nos parents, que je croirais manquer aux devoirs de ma profession si, avant d'instrumenter, je ne provoquais une nouvelle et derniere affirmation de votre volonte calme et reflechie. Il ne m'appartient pas de vous conseiller, je sortirais de mon role, puisque je ne suis pas votre conseil, mais je dois vous avertir, et c'est ce que je fais en vous demandant de ne me repondre qu'apres vous etre recueilli. Leon se leva, mais le notaire le pria d'un geste de lui preter encore quelques instants d'attention: --En tout etat de cause, dit-il, je vous aurais fait entendre ces observations, qui pour moi, je vous le repete, sont affaire de conscience; mais je dois vous dire, pour ne rien vous cacher, que j'ai recu une visite qui enleve a mon intervention tout caractere de spontaneite, celle d'un de vos anciens amis, d'un ami de votre famille, M. Byasson. Il m'a apporte des documents dont il m'a, jusqu'a un certain point, oblige a prendre connaissance, lesquels documents portent contre la personne que vous vous proposez d'epouser, des accusations de la plus haute gravite. M. Byasson voulait que je m'en chargeasse pour vous les communiquer. Je n'ai pas cru pouvoir accepter cette mission; mais j'ai pris l'engagement de vous avertir et en tous cas de ne pas proceder a la derniere sommation avant que vous m'ayez dit que vous avez vu M. Byasson. Leon aimait peu qu'on lui donnat des lecons; cette facon de disposer de lui l'exaspera. --Il me semblait, dit-il, que vous etiez mon notaire et non celui de M. Byasson ou de ma famille. M. de la Branche, bien que jeune encore, avait cette qualite rare de ne pas se facher et de ne jamais se laisser emporter: --Parfaitement, dit-il, de son ton calme; aussi est-ce comme votre notaire, c'est-a-dire, en prenant a coeur ce que je crois vos interets, que j'agis en tout ceci, selon ma conscience; et je vous adjure, monsieur, d'ecouter la votre plutot que votre susceptibilite qui, j'en conviens, peut en ce moment se trouver blessee. Mais reflechissez, surtout voyez M. Byasson, et, apres avoir fait acte d'homme raisonnable qui ne ferme point de parti pris les yeux a la lumiere, nous reprendrons cet entretien. D'aujourd'hui en huit, a pareille heure, si vous le voulez bien, je serai a votre disposition. Leon resta pendant cinq jours sans aller chez Byasson, fache contre celui-ci, irrite contre son pere et sa mere, furieux contre Cara qui ne l'avait jamais vu de pareille humeur, exaspere contre lui-meme et changeant d'avis dix fois par heure sur la question de savoir s'il suivrait ou ne suivrait pas l'avis du notaire. Comme pendant ces cinq jours il ne vit point Madeleine, il s'enfonca de plus en plus dans sa colere. Enfin, se disant qu'il ne devait point paraitre avoir peur des revelations qu'on lui annoncait, il arriva un matin chez Byasson. Celui-ci, qui ne l'avait pas vu depuis leur voyage a Liverpool, le recut sans un mot de reproches, doucement, affectueusement: --Je t'attendais, lui dit-il en lui serrant la main; si j'avais pu penetrer jusqu'a toi, je t'aurais evite la peine de venir jusqu'ici, ce qui te fera peut-etre gronder, et je t'aurais porte certains renseignements que tu dois connaitre. --Ces renseignements sont des accusations, m'a dit M. de la Branche. --Ce n'est pas notre faute si l'homme qui a ete charge par tes parents de surveiller Cara.... --Vous voulez dire ma femme, sans doute. --Je ne pourrai jamais lui donner ce titre. Enfin n'argumentons point la-dessus, je te prie. Tes parents ont donc charge un homme de surveiller celle dont nous parlons, et ce n'est point de notre faute s'il a dresse contre elle un acte d'accusation au lieu d'ecrire un panegyrique en sa faveur. Il a dit ce qu'il avait vu, tout simplement, sans phrases, avec des faits, rien que des faits. C'est cet acte d'accusation que je veux te remettre et que tu serais un enfant de ne pas lire. Tu penses bien que tes parents n'ont point eu la naivete de vouloir te convaincre par de belles phrases que celle dont tu veux faire ta femme etait ... etait indigne de toi. Il n'y a donc dans ces pieces que des faits dont tu pourras controler l'exactitude. Quand tu auras lu, tu seras fixe. Ne sachant pas si tu suivrais le conseil de M. de la Branche, et me trouvant assez embarrasse pour te faire parvenir ces pieces, j'ai pense un moment a charger Madeleine de te les remettre. --Vous n'auriez pas fait cela! --Voila un mot qui est une cruelle condamnation. Je n'ai rien a ajouter. Prends ces pieces, tu les liras seul. Il hesita. --Prends-les; si tu ne veux pas les lire, tu les bruleras. Il ne les brula point. La plus longue de ces pieces etait la copie des rapports de police dresses au moment ou la duchesse Carami avait voulu arracher son fils des mains de Cara, et ils racontaient la vie de celle-ci jusqu'a cette epoque: les noms, les dates, les chiffres, rien n'etait omis. Les autres pieces etaient les rapports de l'agent gui, depuis que Cara etait revenue d'Amerique, l'avait surveillee jour par jour. Ils relataient les visites a Salzondo et a Otto dont M. Haupois avait parle a Byasson; mais bien que detailles et amplement circonstancies avec ce soin meticuleux des gens de la police, pour qui la chose la plus insignifiante a de l'importance, ils ne s'appuyaient sur aucune preuve materielle. C'etaient des allegations qui avaient tous les caracteres de la vraisemblance; mais etaient-elles fondees? Il fallait les controler. VII Le temps n'etait plus ou le soupcon ne pouvait pas s'elever jusqu'a la zone sereine et pure dans laquelle Hortense planait immaculee; elle etait descendue de ce trone et n'etait plus qu'une simple mortelle. Pourquoi apres tout? Pourquoi croire aveuglement qu'elle valait mieux que les autres? Terrible question que celle-la, et, a l'heure ou elle se pose devant un amant, il y a deja bien des chances pour qu'il admette que la femme qu'il a aimee et qu'il veut aimer encore pour telle ou telle raison, vaut moins que les autres,-et surtout moins qu'une autre. Fatalement elle conduisait a une seconde: pourquoi tant d'accusations contre Cara (elle etait Cara maintenant), et pas une seule contre Madeleine? pour celle-ci, l'unanimite dans l'eloge, pour celle-la l'unanimite dans le blame. Il saisirait la premiere occasion qui se presenterait, pour faire ce controle, et si les rapports etaient vrais, elle ne tarderait pas a se presenter, ils indiquaient le jeudi pour la visite a Salzondo; il verrait le jeudi suivant; et pour Otto, qui n'avait pas de jour, il verrait plus tard. Mais le jeudi suivant, qui justement etait le lendemain, cette occasion ne se presenta pas. Cara ne sortit point: le vendredi elle ne sortit pas davantage. Se savait-elle surveillee, ou bien ces rapports etaient-ils faux? En realite elle se tenait sur ses gardes. Tant qu'elle avait ete sure de Leon, elle avait agi librement, sans gene et selon ses fantaisies: pourquoi eut-elle pris des precautions inutiles pour un homme qui ne voyait que ce qu'elle voulait bien qu'il regardat, qui n'entendait que ce qu'elle voulait bien qu'il ecoutat? Pourquoi se cacher d'un aveugle et d'un sourd! Mais du jour ou elle avait remarque des changements chez Leon et ou elle s'etait sentie menacee dans la toute-puissance de son influence, Salzondo et Otto lui-meme l'avaient attendue inutilement; ce n'etait pas le moment de faire des imprudences; peu de mois restaient a courir avant le mariage, il fallait les consacrer a la raison et a la prudence; Paques arriverait apres ce temps de careme. Et, comme elle voulait que ce careme fut aussi court que possible, elle veillait avec soin a ce que les delais imposes par la loi pour les sommations respectueuses fussent rigoureusement observes. Grande fut sa surprise lorsqu'elle apprit que le notaire de la Branche n'avait point notifie a M. et madame Haupois-Daguillon le troisieme et dernier acte. Que pouvait signifier un pareil retard? Etait-il le fait du notaire ou de Leon? Elle s'en expliqua avec celui-ci: --Qui t'a dit que cette sommation n'avait pas ete faite? demanda Leon. --Riolle. --Riolle se mele de ce qui ne le regarde pas: c'est a moi de demander la notification de cet acte, et non a d'autres. Et tu ne l'as pas demandee? --Elle est inutile en ce moment; il vaut mieux attendre l'arret de la cour; si la cour infirme le jugement du tribunal qui declare notre mariage nul, nous n'avons pas besoin de proceder a un nouveau mariage, et des lors les actes respectueux sont inutiles; si au contraire elle le confirme, il sera temps a ce moment-la de recourir au dernier acte respectueux. --Tu sais bien qu'elle le confirmera. Si tu etais franc, tu dirais que tu esperes qu'elle le confirmera, et c'est parce que tu as cette esperance que tu ne veux pas que cette derniere sommation soit notifiee. --Je ne veux pas qu'elle le soit, parce qu'il ne me convient pas en ce moment de pousser les choses a l'extremite; mon pere et ma mere sont malades de chagrin, il ne me convient pas de les tuer. --C'etait lors de la premiere sommation qu'il fallait faire ces touchantes reflexions. --Lors de la premiere sommation, j'etais exaspere par le proces en nullite de mariage, et tu as su mettre cette exasperation a profit pour m'arracher l'ordre de faire cette sommation; aujourd'hui je ne suis plus sous ce coup immediat de la colere, je me suis calme. --Dis que tu as reflechi. --Si tu le veux: j'ai reflechi et j'ai compris; j'ai senti que j'avais des devoirs envers mes parents. --N'en as-tu pas envers moi? --Il me semble que je les ai remplis; tu as voulu ce mariage pour calmer ta conscience qui s'eveillait; je l'ai accepte, bien qu'il ne me parut pas serieux.... --Parce qu'il ne te paraissait pas serieux plutot. --Tu cherches une querelle; je ne suis point d'humeur a en supporter une; au revoir. Elle se jeta sur lui pour le retenir: --Leon, je t'en conjure, si tu m'aimes encore, par pitie.... Il se degagea assez brusquement, descendit l'escalier quatre a quatre, et, courant toujours, il se rendit de la rue Auber a la rue de Chateaudun. Il etait furieux en sortant de chez Cara, il entra souriant chez Madeleine. Il resta trois heures rue Chateaudun a ecouter Madeleine travailler: jamais il n'avait entendu chanter avec tant d'ame et tant de charme; il etait ravi, emerveille, transporte. Cependant il fallut quitter Madeleine pour retourner pres de Cara. --Quand te verrai-je? demanda Madeleine. --Bientot. --Sais-tu que tu as ete cinq jours sans venir. --Pardonne-moi, j'ai ete tres-occupe ... et surtout tres-preoccupe, tres-peine. --Raison de plus pour venir; si je ne t'avais pas console, au moins j'aurais essaye de te distraire. --A bientot. --Quand tu pourras, quand tu voudras. S'il s'etait sauve pour eviter une scene, il etait peu dispose a en subir une a son retour. Bien que ce fut l'heure du diner, il ne trouva ni lumiere allumee ni couvert mis dans la salle a manger; il sonna Louise, elle ne repondit pas; que signifiait ce silence? Hortense serait-elle sortie pour diner dehors, et Louise, se voyant libre, en aurait-elle profite pour aller se promener? S'il en etait ainsi, il allait bien vite retourner chez Madeleine et diner avec elle. De la salle a manger il passa dans le salon, il n'y trouva personne; dans la chambre, elle etait vide. Il crut entendre un bruit dans le cabinet de toilette, comme un soupir plaintif. Au moment ou il se dirigeait de ce cote, son flambeau a la main, une odeur douceatre et vireuse le frappa. Il entra vivement. Dans l'ombre, sur un divan, il apercut Hortense couchee tout de son long. Il s'approcha d'elle. Elle ne bougea pas. Ses yeux etaient clos, sa face etait decoloree, une legere ecume moussait au coins de ses levres. Il la prit et la releva, elle fit entendre un faible soupir et retomba sur le coussin. Il regarda autour de lui. Sur la table ou il avait pose son flambeau se trouvait une fiole noire entouree d'etiquettes rouge et blanche. Il la prit, elle etait vide: sur l'etiquette blanche, il lut: _Laudanum de Sydenham_. Il revint a Hortense et, la prenant dans ses bras brusquement, il la mit debout sur ses pieds. Ce n'etait pas la premiere fois qu'elle s'empoisonnait, c'etait la seconde. A leur retour d'Amerique, au moment ou il etait question d'adresser des sommations a M. et madame Haupois et ou il se refusait a cette mesure, elle avait deja vide une fiole de laudanum; il l'avait soignee et secourue en perdant la tete, ne sachant trop ce qu'il faisait, la pressant dans ses bras, l'entourant de caresses, de tendresse, la couvrant de baisers, se jetant a ses genoux, lui disant de douces paroles, et il l'avait sauvee; peu d'instants apres lui avoir dit qu'il ferait faire ces sommations, elle avait ouvert les yeux. Cette fois, ce ne fut point de la meme maniere qu'il la soigna, ce ne fut point par la tendresse et la douceur, ce fut vigoureusement. Apres l'avoir plantee sur les pieds, il la prit dans son bras, et, la poussant, la secouant, il l'obligea a marcher jusqu'a la cuisine; la, il l'assit sur une chaise et, prenant dans une armoire une bouteille ou se trouvait le cafe que Louise preparait a l'avance pour ses dejeuners, il lui en fit boire une grande tasse, et comme elle ne pouvait desserrer les dents, il les lui ecarta avec une cuillere, de force, et il lui entonna le cafe dans la bouche. Puis, la prenant de nouveau dans son bras, il la fit marcher en long et en large a travers tout l'appartement; quand elle s'abandonnait, il la relevait energiquement. Quelle difference entre ce second traitement et le premier; entre les caresses de l'un et les bousculades de l'autre! Cependant l'effet du second fut beaucoup plus rapide que ne l'avait ete celui du premier: elle ne tarda pas a ouvrir les yeux et a prononcer quelques paroles sans suite. Puis elle voulut s'asseoir. Alors, a plusieurs reprises, elle passa ses deux mains sur son visage en regardant Leon, et tout a coup elle eclata en sanglots. Il s'etait assis devant elle; il resta immobile, la regardant, attendant que cette crise nerveuse fut calmee avant de lui parler. Ils demeurerent ainsi en face l'un de l'autre pendant plus d'un quart d'heure, elle pleurant et sanglotant, lui reflechissant; ce fut elle qui la premiere rompit ce silence: --Pourquoi n'as-tu pas voulu me laisser mourir! s'ecria-t-elle. --Parce que tu ne voulais pas mourir. --Si tu as cru cela, pourquoi m'as-tu secourue? --Parce que, n'y eut-il qu'une chance contre mille pour que ton suicide fut vrai, je devais te soigner. --Brutalement; mais comment m'etonner de cette brutalite chez un homme qui me trompe? Tu viens de chez elle; en sortant d'ici, c'est chez elle que tu as couru; c'est apres t'avoir vu entrer au numero 48 que je suis revenue ici et que j'ai bu ce laudanum; j'en ai trop pris sans doute; la prochaine fois je serai moins maladroite. Ah! l'infame! la miserable! --Qui infame? qui miserable? s'ecria-t-il. --Et quelle autre si ce n'est ta cousine, cette comedienne, la maitresse de celui qui la traine de ville en ville: tout le monde sait que ce vieil Italien est son amant: il est paye en nature. D'un bond il fut sur ses pieds et il leva au-dessus d'elle ses deux poings crispes; le geste fut si furieux qu'elle courba la tete, mais il ne frappa pas. Apres l'avoir regardee durant une ou deux secondes, il s'elanca dans le salon; elle courut apres lui; mais quand elle arriva dans la salle a manger, il fermait la porte de l'entree; elle l'ouvrit; il avait deja descendu deux etages: le rejoindre etait impossible, l'appeler etait inutile, elle rentra, puis allant dans sa chambre, elle prit un paletot et un chapeau avec une voilette noire epaisse; ainsi habillee elle descendit a son tour l'escalier; quand elle fut dans la rue, une voiture vide passait; elle arreta le cocher et lui dit de la conduire rue de Chateaudun, n deg. 48; la il attendrait. VIII En sortant de la rue Auber, il gagna les boulevards, puis les quais; il avait besoin de marcher; la colere grondait dans son coeur et dans sa tete, la fievre bouillonnait dans ses veines, il fallait qu'il calmat l'une et qu'il usat l'autre par le mouvement. Il alla ainsi a grands pas, droit devant lui, sans rien voir, sans savoir ou il etait pendant pres de deux heures. Puis, se trouvant sur la place de la Concorde, l'idee lui vint d'entrer rue de Rivoli; il savait par Madeleine que son ancien appartement etait dans l'etat ou il l'avait quitte; il s'y installerait, et ce serait fini, bien fini avec Cara. S'il avait eu sa clef, il aurait realise cette idee; mais, a la pensee d'aller sonner a la porte de son pere pour demander cette clef a Jacques, un mouvement de fausse honte le retint: ce n'etait pas ainsi qu'il devait rentrer chez lui, s'il y rentrait. Depuis longtemps, il n'avait point ose passer rue Royale, mais a cette heure il n'avait point a craindre la rencontre d'un employe. Arrive devant la maison de son pere, il vit une faible lumiere a une fenetre, celle du bureau de ses parents; sa mere etait la penchee sur ses livres, travaillant encore: pauvre femme! et une douloureuse emotion le serra a la gorge. Il continua sa marche jusqu'a la gare Saint-Lazare, et la il se souvint qu'il n'avait pas dine. Il entra dans un restaurant, et dit au garcon de lui servir a manger, n'importe quoi, ce qui se trouverait de pret. Qu'allait-il faire en sortant de ce restaurant? Il ne pouvait pas errer toute la nuit dans les rues; il ne pouvait pas davantage rentrer chez lui rue Auber, puisqu'il etait decide a ne revoir jamais Cara. A ce moment, une personne qui occupait la table voisine de la sienne dit au garcon de se presser, afin de ne pas lui faire manquer le train du Havre. Ce nom, tombant par hasard dans son oreille, lui suggera l'idee d'aller au Havre, la mer le calmerait. Justement il avait change un billet de cinq cents francs le matin et il en avait garde la monnaie, c'etait plus qu'il ne lui fallait pour ce petit voyage. Bien qu'il fut seul dans son compartiment, il ne put pas dormir, il etait trop agite, trop fievreux, et puis il soufflait au dehors un vent de tempete qui secouait les vitres du wagon a croire qu'elles allaient se briser. Quand il regardait dans la campagne, il voyait, eclaires par la lune, les arbres sans feuilles se tordre sous l'effort du vent; puis tout a coup il ne voyait plus rien, la lune se voilait de gros nuages noirs, et des ondees rapides fouettaient les vitres. A Motteville, il apercut une rangee d'enormes sapins couches dans le champ les racines en l'air. En debarquant au Havre, au petit jour, il prit une voiture et dit au cocher de le conduire a la jetee, mais celui-ci ne put aller beaucoup plus loin que le musee. --Ma voiture serait culbutee par le vent, dit-il, en criant ces quelques mots dans l'oreille de Leon. Leon descendit et s'en alla jusqu'au pavillon des signaux, marchant en zigzag, la figure cinglee par le gravier: contre ce pavillon et contre la batterie des gens se tenaient abrites, risquant de temps en temps un oeil pour regarder la mer. Le jour se levait, sale et livide, obscurci par les nuages qui arrivaient de l'ouest on trainant sur la mer: ca et la dans ce mur noir s'ouvraient des trouees jaunes qui eclairaient l'horizon, mais, aussi loin que la vue pouvait s'etendre on n'apercevait qu'une immense nappe d'ecume, sans une seule voile; bien que la maree ne fut pas encore haute, des gerbes d'eau passaient par-dessus la jetee. Leon resta environ une heure a regarder ce spectacle, puis l'idee lui vint d'aller faire une promenade en mer s'il trouvait un bateau pret a sortir: ce temps etait a souhait pour son etat moral. Pour revenir a l'avant-port il n'eut qu'a se laisser pousser par le vent, mais ni les bateaux d'Honfleur ni ceux de Trouville ne se preparaient a sortir; seul le bateau de Caen chauffait. Il irait a Caen. Que lui importait un pays ou un autre jusqu'a ce qu'il sut ce qu'il ferait? pour aller a Caen la traversee serait plus longue, et cela ne pouvait pas lui deplaire. Il embarqua donc et il se trouva le seul passager qui eut ose braver ce gros temps; un matelot a qui il s'adressa, une piece blanche dans la main, lui preta une vareuse et un _surouet_ impermeables, et ainsi equipe, il resta pendant toute la traversee appuye contre le mat d'artimon, secoue par la mer, bouscule par le vent, arrose par les vagues, mais eprouvant interieurement un sentiment d'apaisement. Arrive a Caen, il ne s'y arreta pas: Qu'avait-il a y faire? Il s'en alla a Saint-Aubin pour penser a Madeleine et revoir le pays ou ils avaient vecu ensemble pendant huit jours. Le village etait desert, ou tout au moins les maisons baties au bord du rivage etaient closes; il semblait qu'on etait dans une ville morte, dont tous les habitants avaient miraculeusement disparu: Pompei ou le chateau de la _Belle au bois dormant_. Il trouva cependant un hotel ou l'on voulut bien le recevoir, et un marchand qui lui vendit une vareuse, un bonnet de laine, une chemise de flanelle et des bottes; alors il put descendre sur la greve ou les vagues furieuses venaient s'abattre en creusant des sillons dans le sable: suivant le rivage, il alla jusqu'a Courseulles, dina dans une auberge et s'en revint le soir lentement par la plage, s'arretant de place en place pour regarder les nuages qui passaient sur la face de la lune, ou pour chercher les deux phares de la Heve qui disparaissaient souvent dans des embruns. Comme cette nuit ressemblait a celle ou il etait venu avec Madeleine et les pecheurs, chercher a cette meme place le cadavre de son oncle! cette lune qui le regardait maintenant solitaire les avait vus alors tous les deux, et sur ce sable elle avait joint leurs ombres. Que n'avait-il parle alors, ou tout au moins quelques jours plus tard, a Paris, elle n'eut pas quitte la maison de la rue de Rivoli, elle ne serait pas devenue chanteuse, et lui.... Il voulut chasser la pensee qui se presenta a son esprit, mais il n'y parvint qu'en evoquant l'image de Madeleine. Ah! comme il l'aimait! Et c'etait la justement le malheur de sa situation: il aimait une femme qui ne pouvait etre a lui, et il n'aimait plus celle a laquelle il etait lie. Si les rapports qu'il avait lus disaient vrai, et maintenant il le croyait, il devait etre un objet de risee ou de mepris pour ceux qui le connaissaient, et aux yeux de ceux gui la connaissaient, elle, il etait deshonore; on peut donner sa fortune, son coeur a une femme perdue, on ne lui donne pas son nom. Et pendant toute la soiree, pendant la nuit surtout ou il dormit peu, reveille qu'il etait a chaque instant par le hurlement de la tempete, le tumulte des vagues, les plaintes du vent dans la cheminee, les secousses qu'il imprimait a la porte et a la fenetre, le balancement de la maison, cette pensee lui revint sans cesse, l'obseda, l'hallucina. Quand il s'endormait, il continuait d'entendre le vent, et il sentait ses idees tumultueuses rouler dans sa cervelle, se heurter, se confondre en tourbillon comme les vaques qui venaient frapper et se briser sur la cote avec des coups sourds qu'il percevait douloureusement. Quand il se leva le lendemain matin, le vent etait calme et la pluie tombait a torrents; comme il etait impossible de sortir, il resta au coin du feu; enfin les nuages passerent et le temps s'eclaircit. Il put alors quitter sa chambre; mais, au lieu de descendre a la mer, il remonta dans le village pour aller au cimetiere, a la tombe de son oncle. Comme il longeait l'eglise, il apercut devant cette tombe une femme inclinee dans l'attitude du recueillement et de la priere: bien qu'enveloppee dans un gros manteau et encapuchonnee, cette femme ressemblait a Madeleine. Il avanca vivement: c'etait elle. Mais, soit qu'elle ne l'eut pas entendu marcher sur la terre humide, soit qu'elle fut absorbee dans ses pensees, elle ne tourna pas la tete; alors a quelques pas d'elle, derriere elle, il s'arreta et resta silencieux, la regardant, le coeur emu, l'esprit trouble. Enfin elle se retourna, et, en l'apercevant ainsi tout a coup, elle eut un geste de surprise qui la fit reculer d'un pas; mais en meme temps un sourire se montra sur son visage baigne de larmes. --Toi! s'ecria-t-elle en lui serrant les deux mains. Il les prit et les serra longuement. --Comment, tu as pense a l'anniversaire de sa naissance! dit-elle d'un ton heureux et avec l'accent de la gratitude. --Non, dit-il, je dois avouer que ce n'est pas pour cet anniversaire que je suis ici; j'ai quitte Paris parce que j'etais malheureux, et je suis venu a Saint-Aubin parce que j'avais besoin de penser a toi et de revoir le pays ou nous avions vecu ensemble pendant huit jours. Il dit ces dernieres paroles comme si elles lui etaient arrachees par une force a laquelle il ne pouvait resister, puis, mettant le bras de Madeleine sous le sien, ils sortirent du cimetiere. Ils se dirigerent du cote de la mer, et jusqu'a ce qu'ils fussent descendus sur la greve deserte, Leon ne parla que de choses insignifiantes, la seulement il revint au sujet qu'il avait aborde dans le cimetiere: --Sais-tu que ton arrivee ici est vraiment providentielle pour moi? dit-il; elle va me permettre de ne pas rentrer a Paris. --Tu veux ne pas revenir a Paris? --Chere Madeleine, je suis dans une situation horrible; follement, par chagrin, je me suis jete dans une liaison honteuse, et plus follement encore je me suis laisse entraine a un mariage, qui, pour etre nul legalement, n'en fera pas moins le desespoir de ma vie. Cette liaison, je veux la rompre, comme je ne veux jamais revoir celle qui m'a pousse a cette folie. Pour cela, j'ai pris le parti de quitter la France et de me cacher en Amerique. Seulement, il faut que tu saches que je suis sans ressources et que, pourvu d'un conseil judiciaire, je ne puis pas emprunter. Or, m'en aller en Amerique sans rien, c'est m'exposer a mourir de faim. Veux-tu m'aider a aller en Amerique, et a y gagner ma vie en me pretant l'argent necessaire a cela? Cela est etrange, n'est-ce pas, que moi, heritier de la maison Haupois-Daguillon, j'emprunte quelques milliers de francs a une pauvre fille comme toi; enfin, c'est ainsi; ta pauvrete te permet elle de me preter; de me donner ce que je demande a ton amitie, a notre parente? --Je le pourrais, mais je ne le veux pas, car je ne peux pas t'aider a partir. --Il faut que je parte, cependant. --Pourquoi partir si tu sens, si tu es sur que cette rupture est irrevocable? --Parce que ...--il hesita assez longtemps,--parce que, quand je me suis jete dans cette liaison, ca ete pour oublier une personne que ... j'avais aimee; et que je croyais ne jamais revoir. Depuis que j'ai revu cette personne, j'ai reconnu que je l'aimais toujours, que je l'aimais plus que je ne l'avais aimee. Mais cette personne ne peut m'aimer; et le put-elle, je ne puis pas lui demander d'etre ma femme, car elle n'a pas de fortune et mes parents ne consentiraient jamais a l'accueillir comme leur fille: tu comprends, n'est-ce pas, que je ne me marierais pas une seconde fois sans le consentement de mon pere et de ma mere; et tu comprends aussi que dans ces conditions, je dois partir. --Mais, si tu avais ce consentement, partirais-tu? --Je ne pourrais pas l'avoir. --Si je te disais que je l'aurai moi, que je l'ai ... partirais-tu? --Madeleine!... --Si je te disais que ton pere et ta mere m'ont demande d'etre ta femme.... Partirais-tu? Si je te disais que tu te trompes en croyant que celle que tu aimes ne pourra pas t'aimer ... partirais-tu? IX Ils allerent jusqu'au semaphore de Bernieres, et tous deux, a cote l'un de l'autre, Madeleine lisant ce que Leon ecrivait, Leon lisant ce qu'ecrivait Madeleine, ils redigerent leurs depeches: "Cher oncle, "Tuez le veau gras; invitez pour diner demain M. Byasson, et faites mettre le couvert de Leon ainsi que celui de votre fille. "MADELEINE." "Chere mere, "Je te prie de vouloir bien faire preparer mon ancien appartement pour recevoir Madeleine; quant a moi, je demande a te remplacer rue Royale et a reparer le temps perdu, "LEON." Lorsque le lendemain soir ils arriverent rue de Rivoli, ils trouverent l'escalier plein d'arbustes fleuris, les portes de l'entree de l'appartement de M. et de madame Haupois etaient grandes ouvertes, et dans le vestibule se tenait Jacques en habit noir, cravate de blanc, gante, pret a annoncer les invites comme en un jour de grande fete. Et quelle plus grande fete pouvait-il y avoir, pour ce pere et cette mere si tristes la veille encore, que le retour de l'enfant prodigue a la maison paternelle! Madeleine avait voulu prendre le bras de Leon, mais il ne s'etait pas prete a cet arrangement. --Non, dit-il, prends-moi par la main, je tiens a ce qu'il soit bien marque que c'est toi qui me ramenes. Mais ni le pere ni la mere n'etaient en etat de faire cette remarque: dans leur elan de bonheur, ils ne virent que leur fils, Byasson seul l'observa: --C'est bien cela, dit-il en baisant la main de Madeleine; sans vous il ne serait jamais revenu dans cette maison, et c'est a vous seule qu'est du ce miracle. La depeche de Madeleine avait ete executee a la lettre par madame Haupois-Daguillon: "Elle avait tue le veau gras," et jamais diner plus splendide et plus, exquis en meme temps n'avait ete servi chez elle; ce fut ce que Byasson constata en accompagnant son compliment d'un regret: --Il ne faut pas etre trop heureux pour bien manger, dit-il; nous manquons de recueillement pour apprecier ce merveilleux diner. Madeleine et Leon croyaient passer la soiree dans une etroite intimite, mais a neuf heures Jacques, ouvrant la porte du salon, annonca M. Le Genest de la Crochardiere, le notaire de la famille. Que venait-il faire? M. Haupois-Daguillon se chargea de repondre a cette question que Leon s'etait posee: il le fit avec une dignite temperee par l'emotion. --Comme tu nous as fait part de ton desir de rentrer dans notre maison, dit-il, nous avons pense, ta mere et moi, que ce ne pouvait pas etre dans les memes conditions qu'autrefois; nous avons donc prie M. le Genest de dresser un projet d'acte de societe dont il va te donner lecture et que nous realiserons quand tu auras ete releve de ton conseil judiciaire. Notre Societe est formee pour cinq annees; elle te reconnait une part de propriete egale a la notre; la raison sociale sera: Haupois-Daguillon et fils; et la direction de notre maison de Madrid sera, si tu le veux bien, confiee a Saffroy. Ces derniers mots s'adresserent a Madeleine autant qu'a Leon. La lecture de cet acte et les commentaires dont l'accompagna M. Le Genest de la Crochardiere, homme discret et prolixe,-presque aussi prolixe en ses discours qu'en son nom,-occuperent tout le reste de la soiree. Leon voulut conduire Madeleine jusqu'a la porte de son ancien appartement, puis avant de rentrer rue Royale, il voulut aussi reconduire Byasson, car il avait a entretenir celui-ci d'une affaire delicate dont il ne pouvait parler ni devant Madeleine ni devant ses parents. --Mon cher ami, dit-il, avez-vous assez confiance dans l'associe de la maison Haupois-Daguillon pour lui preter trois cent mille francs? --Je te previens que si tu veux employer cet argent a payer le dedit de Madeleine, tu n'as pas besoin de t'endetter; il est convenu que ton pere prend ce dedit a sa charge et qu'il traitera avec Sciazziga. Quant a l'engagement que Madeleine a signe a l'Opera, il sera expire avant que vous puissiez vous marier. --Ce n'est point de Madeleine qu'il s'agit, c'est de Cara; elle a vendu son mobilier pour moi, et cette vente lui a fait subir une perte. --On pretend, au contraire, qu'elle lui a donne un gros benefice. --Ceci est affaire d'appreciation: de plus elle m'a prete diverses sommes; j'estime que ces sommes et que l'indemnite que je lui dois valent trois cent mille francs. Voulez-vous les payer en mon nom, car je ne veux pas la revoir. Si vous me refusez, je serai oblige de m'adresser a mes parents, et cela me coutera beaucoup; je ne voudrais pas mettre cette nouvelle depense a leur charge, je voudrais, au contraire, l'acquitter avec mes premiers benefices. --Eh bien! je te les preterai, mais a une condition qui est que je ne les verserai a Cara que le jour de ton mariage; et des demain j'irai regler cette affaire avec elle. Le lendemain matin, en effet, Byasson se rendit rue Auber: il fut recu avec empressement. --Ou est Leon? demanda-t-elle avec anxiete. --Rassurez-vous, il n'est pas perdu; il est chez ses parents dont il devient l'associe: cette association est consentie en vue de son prochain mariage avec sa cousine Madeleine qui se celebrera quand la nullite du votre aura ete prononcee par la cour de Rome. Cara ne broncha pas. --Si je vous annonce ce mariage, continua Byasson, vous sentez que c'est parce que nous avons la certitude que vous ne pouvez pas l'empecher: Leon aime sa cousine, et rien ne guerit mieux un ancien amour qu'un nouveau; toute tentative de votre part serait donc inutile, vous savez cela mieux que moi. Cependant, comme vous pourriez avoir la fantaisie d'engager une lutte qui, pour n'etre pas dangereuse, n'en serait pas moins agacante, je vous offre trois cent mille francs que je prends l'engagement d'honneur de vous payer le jour de notre mariage, si d'ici la vous nous laissez en paix. --Et combien m'offrez-vous pour que je ne soutienne pas la validite de mon mariage? --Rien; nous sommes surs d'obtenir la nullite que nous demandons, nous ne pouvons donc pas vous la payer: d'ailleurs trois cent mille francs c'est une belle somme et qui represente largement les sacrifices que vous avez pu faire en vue d'assurer votre mariage avec mon jeune ami. Elle palit et ses levres se decolorerent; mais elle se raidit et, par un effort de volonte, elle parvint a amener un sourire sur ses levres fremissantes: --Vous aviez voulu m'etrangler comme une bete malfaisante, dit-elle, vous realisez aujourd'hui votre desir. --Convenez au moins que l'empreinte de mes doigts est adoucie par les chiffons de papier qui les enveloppent. Cara, ainsi que l'avait dit Byasson, savait mieux que personne toute la force d'un nouvel amour; cependant elle voulut voir si elle ne pouvait pas reconquerir Leon en perdant Madeleine, ce qui etait sa seule chance de succes; mais Sciazziga, sur qui elle comptait, ne put pas l'aider; d'ailleurs, apres un moment de depit, il s'etait resigne a toucher ses deux cent mille francs, et maintenant il n'attendait plus que ce moment pour aller vivre en Italie heureux et tranquille, n'ayant d'autre regret "_que de_ voir _oune_ grande artiste finir miserablement dans _oune mariaze bourzeois_." Battue de ce cote, Cara, qui ne voulait pas exposer ses trois cent mille francs, n'eut plus d'esperance que dans la validite de son mariage, car il etait bien certain que si la famille Haupois-Daguillon croyait ne pas pouvoir obtenir de la cour de Rome la nullite de ce mariage, elle lui payerait cher son acquiescement a la demande en nullite: c'etait une derniere carte a jouer, et il fallait la jouer serieusement; malheureusement pour elle, elle perdit encore cette partie. Malgre l'apparente confiance de Byasson, il n'etait pas du tout prouve que Rome prononcat jamais cette nullite. M. et madame Haupois s'etaient adresses a un personnage influent, disait-on, et qui deja avait fait prononcer la nullite d'un mariage conclu entre un banquier allemand et une Francaise; mais ce personnage, tout en se faisant donner de l'argent, n'avancait a rien, et repondait toujours que l'affaire etait grave, qu'il fallait attendre, etc. Impatientee d'attendre, madame Haupois entreprit le voyage de Rome, et, se jetant aux pieds du pape, elle lui expliqua avec l'eloquence d'une mere comment son fils avait ete marie. Elle obtint alors qu'une enquete serait ouverte a l'archeveche de Paris, conformement a la bulle de Benoit XIV (_Dei miseratione_) et que le resultat en serait transmis a la sacree congregation du concile qui examinerait la validite de ce mariage. Ce fut devant ce tribunal de l'officialite diocesaine que comparurent Leon et Cara, M. et madame Haupois, Byasson et tous ceux qui avaient eu connaissance des faits se rapportant a ce mariage; malgre l'habilete de sa defense, Cara fut convaincue de n'avoir ete en Amerique que pour eluder la loi canonique et d'avoir trompe l'abbe O'Connor. Comme il fallait innocenter celui-ci de la legerete avec laquelle il avait celebre ce mariage, elle fut chargee de toute la responsabilite, et la nullite fut prononcee. Aussitot les publications legales furent faites a Noiseau et a Paris, et tout se prepara pour le mariage de Leon et de Madeleine. Bien que Cara eut paru subir les conditions qui lui avaient ete imposees par Byasson, celui n'etait pas sans crainte pour le jour de la ceremonie. Comment l'empecher d'entrer a l'eglise, et au pied de l'autel de se jeter entre Leon et Madeleine. Elle etait parfaitement capable de jouer cette scene melodramatique, et le souvenir de son discours devant le tribunal lors du proces engage a propos du testament du duc de Carami prouvait que dans certaines circonstances elle pouvait tres-bien preferer la vengeance a l'interet. La peur de ce scandale determina Byasson a aller voir l'ami qu'il avait a la prefecture de police, de sorte que l'on remarqua pendant la ceremonie a l'eglise et a la mairie, plusieurs invites a l'air martial, paraissant assez mal a l'aise dans leurs gants et que personne ne connaissait. Rien ne troubla cette double ceremonie, ni le diner, ni le bal qui eut lieu sous une tente dressee dans la cour d'honneur du chateau de Noiseau. De tous les amis de la famille, Byasson seul manqua a cette soiree; il quitta Noiseau apres le diner, et a dix heures, il arrivait rue Auber, portant dans ses poches trois cent mille francs. Cara l'attendait; elle recut les billets et les compta avec un calme parfait: --Maintenant, dit-elle, nous avons une derniere affaire a traiter: combien m'achetez-vous les trente-trois lettres que voici: elles sont de Leon, tres-tendres, quelquefois passionnees, d'autres fois legeres, et si j'en envoie une chaque jour a madame Haupois jeune, je crois que celle-ci passera une assez vilaine lune de miel. Byasson resta un moment embarrasse, puis il allongea la main vers le paquet de lettres: --Vous permettez? dit-il. --Si vous voulez, je vais vous en lire deux ou trois. --Non, merci, je ne tiens pas a entendre, il me suffit de voir. Et il feuilleta les lettres qui etalent rangees depliees les unes par-dessus les autres: --Elles n'ont ni enveloppes ni adresses, dit-il apres son examen, cela leur ote pour nous une valeur qu'elles auraient, je l'avoue, si elles portaient votre nom et le timbre de la poste; mais, telles quelles sont en cet etat, elles ne signifient rien, car si vous les envoyez a madame Haupois jeune, celle-ci, qui a entendu parler de vous, croira que vous avez fait fabriquer ces lettres en imitant l'ecriture de son mari. Desole de ne pouvoir faire cette petite affaire; mais j'espere que celle des trois cent mille francs vous suffira pour vivre dignement en veuve de Leon, comme vous en manifestiez le desir autrefois. Ces trois cent mille francs ne suffirent pas a cela cependant, car deux ans apres, le lendemain du bapteme de son second petit-fils, M. Haupois-Daguillon recut la lettre suivante, qui lui apprit que Cara etait dans une facheuse situation: "Monsieur, "Vous trouverez ci-inclus, un paquet de trente-trois lettres, ce sont celles que votre fils m'ecrivit, et c'est tout ce qui me reste de lui. "Je vous les remets ne voulant pas m'adresser a lui pour me secourir dans la position desesperee ou je me trouve: je vais etre expulsee de mon logement et mon pauvre mobilier va etre vendu si jeudi je ne paye pas, on si quelqu'un ne paye pas pour moi, une somme de quatre mille francs, entre les mains de l'huissier qui me poursuit: Bonnot, 1, rue Drouot. "Veuillez agreer; monsieur, l'assurance des sentiments de respect d'une femme qui a eu l'honneur de porter votre nom et qui n'est plus, qui ne sera plus pour tous que "CARA". FIN End of the Project Gutenberg EBook of Cara, by Hector Malot *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CARA *** ***** This file should be named 13027.txt or 13027.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/0/2/13027/ Produced by Christine De Ryck, Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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