The Project Gutenberg EBook of Ghislaine, by Hector Malot This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Ghislaine Author: Hector Malot Release Date: September 30, 2004 [EBook #13562] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GHISLAINE *** Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr OEUVRES COMPLETES D'HECTOR MALOT GHISLAINE PAR HECTOR MALOT PREMIERE PARTIE I Une file de voitures rangees devant le double portique de l'ancien hotel de Brissac, devenu aujourd'hui la mairie du Palais-Bourbon, provoquait la curiosite des passants qui savaient lire les armoiries peintes sur leurs panneaux, ou simplement les couronnes estampees sur le cuivre et l'argent des harnais:--couronne diademee et sommee du globe crucifere des princes du Saint-Empire, couronne rehaussee de fleurons des ducs, couronne des marquis et couronne des comtes. --Un grand mariage. Mais a regarder de pres, rien n'annoncait ce grand mariage: ni fleurs dans la cour, ni plantes dans le vestibule, ni tapis dans les escaliers; comme en temps ordinaire, le va-et-vient continuel des gens qui montaient aux bureaux de l'etat-civil ou a la justice de paix, dont c'etait le jour de conciliation sur billets d'avertissement et de conseils de famille. Au haut de l'escalier, dans le grand vestibule du premier etage et dans les etroits corridors du greffe, ceux qui etaient appeles pour les conciliations et pour les conseils de famille attendaient pele-mele; de temps en temps un secretaire appelait des noms et des gens entraient tandis que d'autres sortaient dans l'escalier a double revolution. C'etait un murmure de voix qui continuaient les discussions que la conciliation du juge de paix n'avait pas apaisees. Le secretaire cria: --Les membres du conseil de famille de la princesse de Chambrais sont-ils tous arrives? Alors il se fit un mouvement dans un groupe compose de six hommes, d'une dame et d'une jeune fille qui attendaient dans un coin, et qu'a leur tenue, autant qu'a leur air de n'etre pas la, il etait impossible de confondre avec les gens de toutes classes qui encombraient la salle. --Oui, repondit une voix. --Veuillez entrer. --Mon oncle, dit la jeune fille en s'adressant a celui qui venait de repondre, lady Cappadoce demande si elle doit nous accompagner. --Ma foi, je n'en sais rien. --Puisque c'est le conseil de la famille, dit lady Cappadoce d'un air de regret et avec une intonation bizarre formee de l'accent anglais mele a l'accent marseillais, je suppose qu'il est mieux que je reste ici. --Probablement. Veuillez donc nous attendre. Prends mon bras, mignonne. Tandis que les membres du conseil de famille suivaient le secretaire, lady Cappadoce, restee seule debout au milieu de la salle, regardait autour d'elle. --Si madame veut en user, dit un tonnelier qui causait avec un croque-mort assis a cote de lui sur un banc, on peut lui faire une petite place. --Merci. --Ou il y a de la gene, il n'y a pas de plaisir. C'est de bon coeur. Elle s'eloigna outragee dans sa dignite de lady que cet individu en tablier se permit cette familiarite, suffoquee dans sa pudibonderie anglaise qu'il lui proposat une pareille promiscuite; et elle se mit a marcher d'un grand pas mecanique, les mains appliquees sur ses hanches plates, les yeux a quinze pas devant elle. Pendant ce temps le conseil de famille etait entre dans le cabinet du juge de paix. La ligne paternelle a droite de la cheminee, dit le secretaire en indiquant des fauteuils, la ligne maternelle a gauche. Prenant une feuille de papier, il appela a demi-voix: --Ligne paternelle: M. le comte de Chambrais, oncle et tuteur; M. le duc de Charment, cousin; M. le comte d'Ernauld, cousin. Et mademoiselle? demanda-t-il en s'arretant. --Mademoiselle Ghislaine de Chambrais, pour l'emancipation de laquelle nous sommes ici, dit M. de Chambrais. --Tres bien. Puis se tournant vers la gauche, il continua: --Ligne maternelle: M. le prince de Coye, M. le comte de La Roche-Odon, M. le marquis de Luciliere, amis. Il verifia sa liste: --C'est bien cela. M. le juge de paix est a vous tout de suite. Assis a son bureau, le juge de paix etait pour le moment aux prises avec un boucher, dont le tablier blanc, retrousse dans la ceinture, laissait voir un fusil a aiguiser les couteaux, et avec une petite femme pale, epuisee manifestement autant par le travail que par la misere. --Contestez-vous le chiffre de la dette? demandait le juge de paix a la femme. --Non, monsieur. --Alors nous disons dette reconnue, continua le juge de paix en ecrivant quelques mots sur un bulletin imprime. Quand paierez-vous ces vingt-sept francs soixante qui, avec les quatre-vingt-dix centimes pour avertissement, font vingt-huit francs cinquante? --Aussitot, que je pourrai, n'ayez crainte, nous sommes assez malheureux de devoir. --Il faut une date; quel delai demandez-vous? --La fin du mois, dit le boucher, il y a assez longtemps que j'attends. --Nous voila dans la morte saison. Mon homme est a l'hopital, il n'y a que mon garcon et moi pour faire marcher notre boutique de reliure... S'il y avait de l'ouvrage! --Croyez-vous pouvoir payer cinq francs par mois regulierement? demanda le juge de paix. --Je tacherai. --Il faut promettre et tenir votre promesse, ou bien vous serez poursuivie. --Je tacherai; la bonne volonte ne manquera pas. --C'est entendu, cinq francs par mois, allez. Le boucher paraissait furieux, et la femme etait epouvantee d'avoir a trouver ces cinq francs tous les mois. Mademoiselle de Chambrais, qui avait suivi cette scene sans en perdre un mot, se leva et se dirigea vers la femme qui sortait: --Envoyez, demain, a l'hotel de Chambrais, rue Monsieur, lui dit-elle vivement, on vous donnera une collection de musique a relier. Et sans attendre une reponse, elle revint prendre sa place. Libre enfin, le juge de paix s'excusait, en s'adressant a tous les membres du conseil de famille, de les avoir fait attendre. --C'est sur la demande de M. le comte de Chambrais, dit-il, que vous etes convoques pour examiner la question de savoir s'il y a lieu d'emanciper sa pupille, mademoiselle Ghislaine de Chambrais, qui vient d'accomplir ses dix-huit ans, d'hier, si je ne me trompe? --Parfaitement, repondit le comte de Chambrais. Un sourire passa sur le visage de tous les membres du conseil, mais le juge de paix garda sa gravite. --C'est pour que vous voyiez vous-meme que ma niece est en etat d'etre emancipee, continua M. de Chambrais, que je l'ai amenee. --Je ne vois pas que mademoiselle de Chambrais ait l'air d'une emancipee, dit le juge de paix en saluant. C'etait, en effet, une mignonne jeune fille, plutot petite que grande, au type un peu singulier, en quelque sorte indecis, ou se lisait un melange de races, et dont le charme ne pouvait echapper meme au premier coup d'oeil. Ses cheveux, que la toque laissait passer en meches sur le front, derriere en chignon tordu a l'anglaise sur la nuque, etaient d'un noir violent, mais leur ondulation et leurs frisures etaient si souples et si legeres que cette chevelure profonde, coiffee a la diable, avait des douceurs veloutees qu'aucune teinte blonde n'aurait pu donner. Bizarre aussi etait le visage fin, enfantin et fier a la fois, a l'ovale allonge, au nez pur, au teint ambre eclaire par d'etranges yeux gris chatoyants, qui eveillaient la curiosite, tant ils etaient peu ceux qu'on pouvait demander a cette figure moitie severe, moitie melancolique qui ne riait que par le regard et d'un rire petillant. Il n'y avait pas besoin de la voir longtemps pour sentir qu'elle etait petrie d'une pate speciale et pour se laisser penetrer par la noblesse qui se degageait d'elle. Sa bonne grace, sa simplicite de tenue ne pouvaient avoir d'egales, et dans son costume en mousseline de laine gros bleu a pois blancs, avec son petit paletot de drap mastic demode dont la modestie voulue montrait un mepris absolu pour la toilette, elle avait un air royal que l'etre le plus grossier aurait reconnu, et qui forcait le respect; et c'etait precisement a cet air que le juge de paix avait voulu rendre hommage, en vieux galantin qu'il etait. --Au reste, c'est au conseil de se prononcer, dit-il. --Nous sommes d'accord sur l'opportunite de cette emancipation, repondit M. de Chambrais. Les cinq membres du conseil firent un meme signe affirmatif. --Alors, je n'ai qu'a declarer l'emancipation, continua le juge de paix, et vous, messieurs, il ne vous reste plus qu'a nommer le curateur. Qui choisissez-vous pour curateur? Cinq bouches prononcerent en meme temps le meme nom: --Chambrais. --Comment! moi! s'ecria le comte, et pourquoi moi, je vous prie, pourquoi pas l'un de vous? --Parce que vous etes l'oncle de Ghislaine. --Parce que vous etes son plus proche parent. --Parce que vous avez ete son tuteur. --Parce que ses interets ne peuvent pas avoir un meilleur defenseur que vous. Ces quatre repliques etaient parties en meme temps. Il allait leur repondre, quand le vieux comte de La Roche-Odon, qui n'avait rien dit, placa aussi son mot: --Parce que, depuis huit ans, vous avez ete le meilleur des tuteurs, parce que vous l'aimez comme une fille, parce qu'elle vous aime comme un pere. M. de Chambrais resta bouche ouverte, et son visage exprima l'emotion en meme temps que la contrariete: --Certainement, dit-il, j'aime Ghislaine, elle le sait, comme je sais qu'elle m'aime; mais enfin, vous me permettrez bien de m'aimer aussi un peu, moi, et de penser a moi. C'est pour suivre ma fantaisie que je ne me suis pas marie. Quand mon aine a pris femme, je suis reste aupres de notre mere aveugle, et pendant treize ans elle ne s'est pas un seul jour appuyee sur un autre bras que le mien pour monter a sa chambre. L'annee meme ou nous l'avons perdue, cette enfant--il se tourna vers Ghislaine--est devenue orpheline, et j'ai du veiller sur elle. Aujourd'hui, la voila grande et, par le serieux de l'esprit, la sagesse de la raison, la droiture du coeur, en etat de conduire sa vie; elle a dix huit ans, moi j'en ai cinquante.... Il s'arreta et se reprit--enfin j'en ai plus de cinquante, il me reste peut-etre cinq ou six annees pour vivre de la vie que j'ai toujours desiree...je vous demande de m'emanciper a mon tour; il n'en est que temps. --Je ferai remarquer a ces messieurs, dit le juge de paix, que M. le comte de Chambrais, ayant ete tuteur et ayant, en cette qualite, un compte de tutelle a rendre, ne peut assister la mineure emancipee a la reddition de ce compte en qualite de curateur, puisqu'il se controlerait ainsi lui-meme. --Vous voyez, messieurs, s'ecria M. de Chambrais triomphant. --Mais, continua le juge de paix, si vous nommez un tuteur _ad hoc_ a l'effet de recevoir le compte de tutelle, vous pouvez, si telle est votre intention, confier la curatelle a M. le comte de Chambrais. --Vous voyez, s'ecrierent en meme temps les cinq membres du conseil de famille. --Je vois que c'est odieux, que c'est une tyrannie sans nom. --La mission du curateur ne consiste pas a agir pour le mineur emancipe, dit le juge de paix d'un ton conciliant, mais seulement a l'assister pour la bonne administration de sa fortune et dans quelques autres actes. --Mais comment voulez-vous que j'assiste utilement ma niece dans l'administration de sa fortune, quand j'ai si mal administre la mienne? --En huit ans vous avez accru d'un quart celle de votre pupille. Toutes les protestations de M. de Chambrais furent inutiles; malgre lui et malgre tout, il fut nomme curateur. Quand on sortit du cabinet du juge de paix, il resta en arriere avec le duc de Charmont. --Que faites-vous ce soir? demanda-t-il. --Nous dinons avec des gueuses au cafe Anglais, et apres nous allons a la premiere des Bouffes. --Si Ghislaine ne me retient pas a diner, j'irai vous rejoindre; en tout cas, gardez-moi une place dans votre loge. II Un haut mur, une grande porte, des branches au-dessus, c'est tout ce qu'on voit de l'hotel de Chambrais dans la rue Monsieur, ou il a son entree; mais quand cette porte s'ouvre pour le passage d'une voiture, on l'apercoit dans sa belle ordonnance, au milieu de pelouses vallonnees qui, entre des murailles garnies de lierres et masquees par des arbres a haute tige, se prolongent jusqu'au boulevard des Invalides. Enveloppee dans les jardins des couvents voisins, il semble que ce soit plutot une habitation de campagne que de ville, et ses deux etages en pierre jaune, sans aucun ornement, eleves au-dessus d'un perron bas, ses persiennes blanches; son toit d'ardoises a lucarnes toutes simples accentuent encore ce caractere. Evidemment, quand les Chambrais ont, au dix-huitieme siecle, abandonne leur vieil hotel du quartier du Temple pour faire batir celui-la, ils avaient en vue le confortable et l'agrement plus que la richesse de l'architecture ou de la decoration, et leur but a ete atteint: il y a de plus belles, de plus somptueuses demeures dans ce quartier, il n'y en a pas de mieux ensoleillee l'hiver et de plus discretement ombragee l'ete, de plus agreable a habiter, avec de la lumiere, de l'air, de l'espace, de plus tranquille, ou l'on soit mieux chez soi. Quand Ghislaine et son oncle revinrent de la justice de paix, ils n'entrerent pas dans l'hotel. --Si nous faisions une promenade dans le jardin, proposa M. de Chambrais. Ghislaine savait ce que cela voulait dire; c'etait le moyen que son oncle employait lorsqu'il voulait l'entretenir en particulier, en se tenant a distance de lady Cappadoce et de ses oreilles toujours aux aguets: le temps etait doux, le ciel radieux, le jardin se montrait tout lumineux et tout parfume des fleurs de mai avec les reflets rouges des rhododendrons epanouis qui eclairaient les murs, les oiseaux chantaient dans les massifs; ce desir de promenade devait donc paraitre tout naturel sans qu'on eut a lui chercher des explications de mystere ou de secret, mais precisement rien ne paraissait naturel a la curiosite de lady Cappadoce, et tout lui etait mysteres qu'elle voulait penetrer. Pourquoi se serait-on cache d'elle? Ne devait-elle pas connaitre tout ce qui touchait son eleve? Si a chaque instant elle affirmait bien haut "qu'elle n'etait pas de la famille," en realite, elle estimait que Ghislaine etait sa fille. Ce n'est pas en gouvernante qu'elle l'avait elevee, c'etait en mere. Une Cappadoce n'est pas gouvernante. Si le malheur des temps l'avait obligee, a la mort de son mari, officier dans l'armee anglaise, a accepter de diriger l'education de cette enfant, elle n'avait pas pour cela cesse d'etre une lady, et c'etait en lady qu'elle voulait etre traitee, le malheur n'avait point abattu sa fierte, au contraire; les Cappadoce valaient bien les Chambrais sans doute, et meme, en remontant dans les ages, il etait facile de prouver qu'ils valaient mieux. Quand elle vit le comte et Ghislaine se diriger vers le jardin, elle fit quelques pas en avant pour se rattacher a eux: --Que faisons-nous ce soir? demanda-t-elle, restons-nous a Paris, ou partons-nous pour Chambrais? --Mon oncle, c'est a vous que la question s'adresse, dit Ghislaine; si vous me faites le plaisir de rester a diner je couche ici, sinon je retourne a Chambrais. Le comte parut embarrasse, Il y avait tant de tendresse dans l'accent de ces quelques mots, qu'il comprit qu'il allait la peiner s'il n'acceptait pas cette invitation; mais d'autre part il sentait que ce serait un si cruel desappointement pour lui de ne pas rejoindre le duc de Charmont, qu'il ne savait quel parti prendre. --C'est que Charmont m'a demande de diner avec lui, dit-il enfin. Le regard que sa niece attacha sur lui l'arreta. --Je ne lui ai pas promis, reprit-il vivement, parce que je pensais bien que tu voudrais me garder; et cependant il a beaucoup insiste, il s'agit pour lui d'une decision grave a prendre. --Il faut y aller, mon oncle. --Si tu le veux.... --Nous partirons pour Chambrais a cinq heures, dit Ghislaine en se tournant vers lady Cappadoce. --Comme tu dois revenir a Paris tres prochainement pour la reddition du compte de tutelle, nous dinerons ensemble ce jour-la, je te le promets. Satisfait de cet arrangement qui, selon lui, conciliait tout, M. de Chambrais passa son bras sous celui de sa niece, et l'emmena dans le jardin. Penche vers elle, en lui effleurant les cheveux de sa barbe a la Henri IV qui commencait a grisonner, il avait l'air d'un grand frere qui s'entretient avec sa petite soeur bien plus que d'un tuteur ou d'un oncle. Et en realite, c'etait un frere qu'il avait toujours ete pour elle, en frere qu'il l'aimait, en frere qu'il l'avait toujours traitee sans pouvoir jamais s'elever a la dignite d'oncle ou de tuteur. Tuteur, pouvait-on l'etre quand pour la jeunesse du corps, de l'esprit et du coeur on n'avait pas trente ans? Il eut voulu jouer dans la vie les Bartolo, que pour son elegance et sa desinvolture, pour sa souplesse, son entrain, on eut bien plutot vu en lui Almaviva, un peu marque peut-etre, mais a coup sur un vainqueur. --Et maintenant, mignonne, dit-il lorsqu'ils furent a l'abri des oreilles curieuses, que comptes-tu faire? --Comment cela, mon oncle? --Je veux dire: maintenant que tu es emancipee, comment veux-tu arranger ta vie? --Est-ce que cette emancipation m'a metamorphosee d'un coup de baguette magique? --Certainement. --Je suis autre aujourd'hui que je n'etais hier, cet apres-midi que je n'etais ce matin? --Sans doute. --Je ne le sens pas du tout, meme quand vous me le dites. --Tu as la volonte, la liberte; et je te demande comment tu veux en user. --Mais simplement en continuant la semaine prochaine ce que j'ai fait la semaine derniere: demain, M. Lavalette viendra a Chambrais et me fera une conference de litterature sur le Chatterton d'Alfred de Vigny; apres-demain, je viendrai a Paris et je travaillerai de une heure a trois, dans l'atelier de M. Casparis, a mon groupe de chiens qui avance; vendredi, c'est le jour de M. Nicetas; nous ferons de la musique d'accompagnement. --C'est le grand jour, celui-la; tu aimes mieux Mozart qu'Alfred de Vigny, et M. Nicetas que M. Lavalette. --Je vous assure que M. Lavalette est tres interessant, il sait tout et il vous fait tout comprendre. --Cependant tu preferes le jour de M. Nicetas. --Je reconnais que la musique est ma grande joie. --Pendant que j'ai encore une certaine autorite sur toi.... --Mais vous aurez toujours toute autorite sur moi, mon oncle. --Enfin, laisse-moi te dire, ma chere enfant, que tu te donnes trop entierement a la musique. Plusieurs fois, je t'ai adresse des observations a ce sujet. Aujourd'hui, j'y reviens et j'insiste, car tu m'inquietes. --Vous n'aimez pas la musique! --Tu te trompes; j'aime la musique comme distraction, je ne l'aime pas comme occupation, et ce que je te reproche, c'est de ne pas t'en tenir a la simple distraction. Il en est d'elle comme des parfums; respirer un parfum par hasard, est agreable; vivre dans une atmosphere chargee de parfums, est aussi desagreable que dangereux. Tandis que la pratique des autres arts fortifie, celle de la musique poussee a l'exces affaiblit. Quand tu as modele pendant deux ou trois heures dans l'atelier de Casparis, tu sors de ce travail allegre et vaillante; quand, pendant deux heures, tu as fait de la musique avec M. Nicetas, tu sors de cette seance les nerfs tendus, l'esprit alangui, le coeur trouble. On dit et l'on repete que la musique est le plus immateriel des arts; c'est le contraire qui est vrai: il est le plus materiel de tous. Il semble qu'elle agisse a l'egard de certaines parties de notre organisme en frappant dessus, comme les marteaux dans un piano frappent sur les cordes. Nos cordes a nous, ce sont les nerfs. Sous ces vibrations repetees, nos nerfs commencent par se tendre, et quand ils ne cassent pas ils finissent par s'user. De la ces virtuoses devastes, detraques, desequilibres que je pourrais te nommer, si cela n'etait inutile avec les exemples que tu as sous les yeux. Trouves-tu que Nicetas, avec ses mouvements de hanneton epileptique, ses yeux convulsionnes, ses grimaces, soit un etre equilibre? Cependant il est grand, fort, bien bati, et a vingt-trois ans; il pourrait passer pour un beau garcon, sans ces tics maladifs. Trouves-tu que son maitre Soupert, qui n'est qu'un paquet de nerfs, ne soit pas plus inquietant encore dans sa maigreur decharnee? --Est-ce que vraiment je suis menacee de tout cela? demanda-t-elle avec un demi-sourire. --Je parle serieusement, ma mignonne, et c'est serieusement que je te demande de comparer Soupert a Casparis, puisque ce sont les seuls artistes que tu connaisses. Vois le statuaire superbe dans sa belle sante physique et morale; et, d'autre part, vois le musicien maladif et desordonne. --Est-il donc certain que M. Casparis soit superbe par cela seul qu'il est statuaire, et que M. Soupert soit maladif par cela seul qu'il est musicien; leur nature n'est-elle pour rien dans leur etat? En tout cas, comme vous n'avez pas a craindre que j'approche jamais du talent de M. Soupert, ni simplement de celui de M. Nicetas, j'echapperai sans doute a la maigreur de l'un comme aux tics epileptiques de l'autre. Je ne suis pas d'ailleurs la musicienne que vous imaginez, il s'en faut de beaucoup. Si j'ai fait trop de musique, c'est que j'etais dans des conditions particulieres qui ont peut-etre eu plus d'influence sur moi que mes dispositions propres. J'aurais eu des freres, des soeurs, des camarades pour jouer, que j'aurais probablement oublie mon piano bien souvent. Vous savez que mes seules lectures ont ete celles que lady Cappadoce permettait, et ce que lady Cappadoce permet n'est pas tres etendu. Je n'ai jamais ete au theatre. Dans la musique seule, j'ai eu et j'ai liberte complete. Voila pourquoi je l'ai aimee; non seulement pour les distractions presentes, pour les sensations qu'elle me donnait, mais encore pour les ailes qu'elle mettait a mes reveries... quelquefois lourdes... et tristes. Il lui prit la main et affectueusement, tendrement, il la lui serra: --Pauvre enfant! dit-il. --Je ne me plains pas, mon oncle, et si j'avais des plaintes a former, je ne les adresserais certainement pas a vous, qui avez toujours ete si bon pour moi. --Ce que tu dis des tristesses de tes annees d'enfance, je me le suis dit moi-meme bien souvent, mais sans trouver le moyen de les adoucir. C'est le malheur de ta destinee que tu sois restee orpheline si jeune, sans frere, ni soeur, n'ayant pour proche parent qu'un oncle qui ne pouvait etre ni un pere ni une mere pour toi! Heureusement ces tristesses vont s'evanouir puisque te voila au moment de faire ta vie et de trouver dans celle que tu choisiras les affections et les tendresses qui ont manque a ton enfance. --Vous voulez me marier? s'ecria-t-elle. --Non; je veux que tu te maries toi-meme, et pour cela je demande qu'a partir d'aujourd'hui, quand tu mettras comme tu dis des ailes a ta reverie, ce ne soit pas pour te perdre dans les fantaisies que la musique pouvait suggerer a ton imagination enfantine, mais pour suivre les pensees serieuses que le mariage fait naitre dans l'esprit et le coeur d'une fille de dix-huit ans. --Vous avez quelqu'un en vue? --Oui. --Quelqu'un qui m'a demandee? --Non; mais quelqu'un qui serait heureux de devenir ton mari, je le sais. --Qui, mon oncle, qui? --Je ne veux pas prononcer de nom; si je t'en dis un, tu partiras la-dessus, tu n'auras plus ta liberte; cherche dans notre monde qui tu accepterais pour mari, et aussi qui peut pretendre a ta main; quelqu'un que tu connais, au moins pour l'avoir vu; quand tu auras fait cet examen, nous en reparlerons. --Quel jour? demain? --Non, non, pas demain? --Alors, apres-demain? --Eh bien! oui, apres-demain! tu viendras pour travailler avec Casparis, je dinerai avec toi, et tu te confesseras. Je suis heureux de voir a ton impatience que tu n'es pas retive a l'idee de mariage. III Malgre le trouble que lui avaient cause les paroles de son oncle, Ghislaine n'oublia pas la femme de la justice de paix; aussitot que M. de Chambrais l'eut quittee, elle s'occupa a reunir tout ce qu'elle put trouver de musique non reliee. Surprise de cet empressement, lady Cappadoce voulut savoir ce qu'elle faisait la, et Ghislaine le lui expliqua. --Comment! s'ecria le gouvernante, vous allez donner votre musique a relier a des gens qui n'ont pas de travail; mais s'ils n'ont pas de travail c'est qu'ils sont de mauvais ouvriers, et votre musique sera perdue. Croyez-moi, laissez une aumone si vous tenez a lui faire du bien. --Elle ne demande pas l'aumone. --Si elle est reduite a la misere que vous dites, comment voulez-vous qu'elle achete ce qui doit entrer dans ces reliures: la peau, le carton, le papier? --Vous avez raison, je vais lui laisser une avance pour qu'elle puisse faire ces achats. --Et dans la note qu'elle ecrivait pour indiquer comment elle voulait que ces reliures fussent faites, elle plia un billet de cent francs. A cinq heures, un coupe attele en poste vint se ranger devant le perron, car pour aller a Chambrais, qui se trouve entre Orsay et Montlhery, ou pour venir de Chambrais a Paris, ce n'etait point l'habitude qu'on prit le chemin de fer: quatre postiers etaient attaches a ce service, et en leur laissant un jour de repos sur deux, ils battaient les locomotives de Sceaux--ce qui d'ailleurs n'est pas bien difficile. Quand lady Cappadoce s'etait trouvee exclue du tete-a-tete que M. de Chambrais avait voulu se menager avec Ghislaine, elle avait compte sur ce voyage pour apprendre ce qui s'etait dit dans cette longue promenade autour du jardin. Et ce n'etait pas une curiosite vaine qui la poussait, le seul desir de savoir pour savoir, c'etait son interet. Maintenant que Ghislaine etait emancipee, qu'allait-il se passer? Etait-ce d'un projet de mariage que M. de Chambrais l'avait entretenue? La question. etait pour elle capitale. Bien qu'elle montrat une navrante mortification d'en etre reduite, elle, une lady, a vivre dans une position subalterne, en realite, elle tenait a cette position qui n'etait pas sans avantages. Et bien qu'elle affectat aussi de n'avoir que du dedain pour la France, le pays, ses moeurs et ses usages, en realite elle tenait beaucoup a ne pas quitter cette France detestee pour retourner dans son Angleterre adoree. Superbe, l'Angleterre, admirable, incomparable pour tout... mais de loin. En somme, si malheureuse qu'elle fut, elle ne craignait rien tant que d'etre obligee, par le mariage de Ghislaine, de renoncer a son malheur et a son humiliation. A peine le coupe quittant la rue Oudinot roulait-il sur le boulevard des Invalides, qu'elle commenca ses questions: --Cette emancipation va-t-elle changer quelque chose dans nos habitudes? dit-elle de son ton le plus affable. --C'est justement ce que mon oncle vient de me demander. --Et vous lui avez repondu? --Qu'etant aujourd'hui ce que j'etais hier, je ferais la semaine prochaine ce que j'avais fait la semaine derniere. --Il est certain que l'emancipation ne confere pas tout d'un coup des graces speciales. --Je ne sens pas qu'elle m'en ait confere; et, si vous le voulez bien, je vais preparer ma lecon pour M. Lavalette, en lisant _Chatterton_. Ce que lady Cappadoce voulait, c'etait continuer la conversation sur ce sujet, mais deja Ghislaine avait pris le Theatre d'Alfred de Vigny dans une poche de la voiture et sa lecture etait commencee; elle dut donc se contenter du peu qu'elle avait obtenu, ce qui d'ailleurs etait rassurant: une enfant, qui pendant un certain temps encore ne serait qu'une enfant. Mais quand elle remarqua les distractions avec lesquelles Ghislaine, ordinairement attentive et appliquee, faisait sa lecture, l'inquietude prit la place de la confiance; certainement il s'etait dit, entre l'oncle et la niece, autre chose que ce que Ghislaine lui avait repete, et cette lecture n'etait qu'un pretexte pour penser librement a cette autre chose. A un certain moment, mordue plus fort par la curiosite, elle la questionna de nouveau; mais cette fois indirectement: --Il me semble que _Chatterton_ ne vous interesse guere? --Je reflechis. --C'est precisement ma remarque. --Vous m'avez toujours dit qu'il ne fallait pas devorer ses lectures. --Encore faut-il les suivre. --C'est ce que je vais faire. Elle se plongea dans son livre sans relever les yeux, sinon pour lire, au moins pour echapper a ces interrogations. Elle avait bien l'esprit a la lecture, vraiment! aux amertumes de Chatterton ou aux gronderies du quaker! Quel sens pouvaient avoir ces paroles vaines, quand dans ses oreilles et dans son coeur retentissaient encore celles de son oncle? Elle n'avait pas attendu le jour de son emancipation pour se dire qu'elle ne trouverait que dans le mariage les affections et les tendresses qui avaient si tristement manque a sa premiere jeunesse; mais les idees qui depuis longtemps flottaient dans son esprit venaient de prendre corps par la forme precise que son oncle leur avait donnees et elles la jetaient dans un trouble qui l'emportait. Quel etait ce mari? Realiserait-il les reveries et les esperances dont son coeur se nourrissait depuis qu'elle avait commence a juger la vie? Jusqu'a sa dixieme annee, il n'y avait pas eu d'enfance plus heureuse que la sienne, et les souvenirs qui lui restaient de ce temps etaient tous pleins de joies: un pere, une mere qui l'adoraient, et dont l'unique souci semblait etre son bonheur; autour d'elle, une existence de fetes qui lui avait laisse comme des visions de feeries: au chateau, dans les allees du parc, les brillantes cavalcades auxquelles elle etait melee, galopant sur son poney a cote de sa mere; a l'hotel de la rue Monsieur, les splendeurs des bals qu'elle entrevoyait avant l'arrivee des invites, et la musique qui, la nuit, la bercait dans son lit, et toujours a Paris, a la campagne, un entourage d'amis, une sorte de cour. Et tout a coup la nuit s'etait faite: plus de pere, plus de mere, plus de fetes, plus d'amis, l'abandon, la solitude, le silence. Le pere avait ete tue dans un accident de chasse. Huit jours apres, la mere etait morte d'un acces de fievre chaude. Du cote de son pere, il lui restait un oncle, le comte de Chambrais, dont on avait fait son tuteur, et de nombreux cousins qui la rattachaient aux grandes familles de l'aristocratie francaise; du cote de sa mere, Espagnole de naissance, elle avait des oncles et tantes; mais, fixes tous en Espagne, ils ne pouvaient guere s'acquitter de leurs devoirs de parente envers cette petite Francaise qu'ils connaissaient a peine. Plus de tendresse, plus de caresses, plus de chaude affection dans la maison deserte: seulement de temps en temps un mot amical, un baiser de son oncle quand il venait la voir au chateau ou a l'hotel, et plus souvent a l'hotel qui etait a Paris qu'au chateau ou l'on n'arrivait qu'apres un petit voyage. Et toujours la parole grave, le geste solennel, la lecon a propos de tout, de lady Cappadoce, bonne femme dans le coeur, mais dans le caractere, les manieres, l'attitude toujours gouvernante, et gouvernante anglaise, froide, impeccable, infatuee de sa naissance, exasperee de sa pauvrete, et convaincue qu'elle grandissait sa situation par sa dignite. A dix ans, a onze ans, jusqu'a quatorze ans, Ghislaine avait accepte cette vie monotone, soumise et resignee, sans echappee au dehors, n'imaginant pas dans son impuissance enfantine qu'elle put etre autre. Si enfant qu'elle fut, elle comprenait que c'etait par scrupule et pour qu'on ne l'accusat point de s'etre debarrasse d'un devoir difficile, que son oncle, au lieu de la mettre au couvent, avait voulu cette education. Et quand elle le voyait se faire jeune et affectueux pour lui en adoucir les severites; quand elle voyait lady Cappadoce toujours attentive et toujours appliquee a sa tache, ne pas dire un mot, ne pas faire une observation qui ne fussent dictes par la justice meme, elle sentait qu'elle eut ete ingrate de se plaindre. On etait pour elle ce que les circonstances permettaient qu'on fut: un oncle n'est pas un pere; une gouvernante n'est pas une mere; c'etait la le malheur, la tristesse de sa situation qu'elle ne pouvait pas leur reprocher. Mais la floraison de la quinzieme annee avait suscite en elle des echappees au dehors, qui etaient nees de ses souvenirs memes. C'etait en se rappelant les regards emus et les paroles de tendresse que sa mere et son pere echangeaient en l'embrassant, qu'elle s'etait dit que la morne solitude et les tristesses de son enfance ne se dissiperaient que le jour ou elle se marierait. Pourquoi, alors, ne serait-elle pas heureuse comme sa mere l'avait ete? Pourquoi le babil d'un enfant n'amenerait-il pas sur ses levres ces sourires qu'elle avait vu le sien provoquer sur celles de sa mere? Et de meme c'etait en se rappelant les illuminations et les fleurs des grands appartements de l'hotel aujourd'hui toujours fermes; c'etait en retrouvant dans sa memoire l'aspect superbe de la cour d'honneur du chateau les jours des grandes chasses, ou celui de la salle de spectacle les soirs ou l'on jouait la comedie, qu'elle avait compris que tout cela ressusciterait quand elle se marierait. Et voila que le mari qu'elle avait reve; sans lui donner un corps, l'etre ideal qui flottait indecis dans les feeries de son imagination devenait un personnage reel; il existait, il la connaissait; tout au moins il l'avait vue. Ou? Elle n'etait point de ces petites bourgeoises mondaines qui, a dix-huit ans, ont ete partout; en vraie fille du monde ou les traditions sont une religion, elle n'avait ete nulle part! les offices a Saint-Francois-Xavier, quand parfois elle passait un dimanche a Paris; quelques rares visites chez des parentes a qui elle avait des devoirs a rendre, en janvier ou a de certains anniversaires; en mai, des seances d'etude au Salon depuis qu'elle travaillait la sculpture, et c'etait tout; il lui etait donc facile de remonter dans ses souvenirs en se demandant ou elle avait vu "l'homme de son monde qu'elle accepterait pour mari et qui pouvait pretendre a sa main". Evidemment, elle n'avait pas a chercher au Salon. Jamais personne n'y avait fait attention a elle. Tout d'abord, elle en avait ete mortifiee, s'imaginant qu'elle valait bien un regard; mais elle n'avait pas tarde a comprendre que ceux qui ne la connaissaient pas n'allaient pas accorder ce regard a une fille simplement habillee, que pour le costume on pouvait prendre pour une jeune femme de chambre accompagnant sa maitresse, plutot que pour une fille de grande maison accompagnee de sa gouvernante. C'est donc seulement dans des visites qu'elle avait pu se rencontrer avec ce mari, et parmi les jeunes hommes qui semblaient reunir les qualites dont parlait son oncle, elle n'en trouvait qu'un, un seul qui les eut toutes,--celles-la et beaucoup d'autres qu'elle etait disposee a lui reconnaitre,--le comte d'Unieres. En tout elle ne l'avait pas vu trois fois, et ils n'avaient pas echange dix paroles; mais certainement il etait le seul qui fut l'incarnation vivante de l'etre ideal dont elle avait si souvent reve. Pourquoi? En quoi? Elle eut ete bien embarrassee de le dire, ne sachant rien ou presque rien de lui, mais enfin elle sentait qu'il en etait ainsi. IV C'etait une regle, etablie que Ghislaine se coucha tous les soirs a neuf heures et demie. Mais ce jour-la, si elle entra dans sa chambre a l'heure reglementaire, ce ne fut pas pour se mettre au lit. Elle etait trop agitee pour penser a dormir, et apres avoir fait le voyage de Paris a Chambrais sous les regards curieux de lady Cappadoce qui ne la quittaient pas, elle avait besoin d'etre libre pour reflechir: sa porte close, elle l'etait. Jusqu'a quinze ans, elle avait habite sa chambre d'enfant, a cote de sa gouvernante, au premier etage. Mais alors son oncle avait voulu qu'elle prit l'appartement de sa mere, qui se composait de quatre pieces au rez-de-chaussee, dans l'aile droite du chateau: un petit salon, une chambre a coucher qui etait immense avec six fenetres, deux sur la cour d'honneur, deux sur l'avant-cour et deux sur les jardins; un vaste cabinet de toilette avec salle de bain, et un autre cabinet ou couchait une femme de chambre. Lady Cappadoce s'etait opposee a ce changement qui lui semblait amoindrir son autorite; mais c'etait justement en vue de cet affaiblissement d'autorite que M. de Chambrais avait impose sa volonte. Ne fallait-il pas preparer l'enfant a l'emancipation? Pour cela le mieux etait de l'habituer a une certaine liberte. Chez elle, dans l'appartement qu'avaient toujours habite les princesses de Chambrais depuis deux cents ans, Ghislaine n'etait plus une petite fille. Une fois dans sa chambre, Ghislaine commenca par eteindre sa lampe, puis ouvrant une des fenetres qui donnent sur les jardins, elle resta a rever en laissant sa pensee se perdre dans les profondeurs du parc qu'eclairait la pleine lune. Respectueux de la tradition, les princes de Chambrais n'avaient apporte aucun changement aux dispositions primitives de leur chateau et de leur parc: tels ils les avaient recus de leurs peres, tels il les avaient conserves. Chaque fois que les degradations du temps l'avaient exige, ils avaient fait reparer le chateau, mais sans jamais accepter des restaurations plus ou moins savantes qui auraient altere son caractere. De meme, pour le mobilier, ils avaient change les etoffes toutes les fois qu'elles s'etaient trouvees usees, mais toujours en respectant l'harmonie de l'ensemble: ainsi, le meuble de la chambre de Ghislaine, qui dans son neuf, sous Louis XIV, etait en velours de Genes, avait ete recouvert de velours a parterre sous Louis XVI et de nouveau en velours de Genes lorsque plus tard celui-ci avait repris son ancien nom. Dessines par Le Notre, les jardins et le parc qui leur faisait suite n'avaient jamais subi les embellissements des paysagistes, et tandis qu'on voyait a Versailles le bassin de l'ile d'Amour devenir le jardin du Roi, aux Tuileries les vieux parterres se moderniser, Chambrais restait ce qu'il avait toujours ete avec ses avenues droites, ses arabesques de gazon et de buis, ses charmilles en portiques, ses ifs et ses cypres tailles, ses pieces d'eau, ses bassins, ses escaliers, ses terrasses, ses balustres, ses vases de marbre et ses statues. Bien souvent depuis trois ans, en entrant dans sa chambre, elle etait ainsi venue s'asseoir a cette place. Certaine de n'etre pas surprise par lady Cappadoce qui, habitant au-dessus d'elle, ne voyait pas cette fenetre, elle pouvait rester la aussi longtemps qu'elle voulait. C'etaient les seuls moments de la journee ou elle eut sa liberte d'esprit et ne fut pas exposee a entendre sa gouvernante, toujours aux aguets, lui dire de sa voix des rappels a l'ordre: "A quoi pensez-vous donc, mon enfant? Ne vous abandonnez pas aux fantaisies de la reverie, n'est-ce pas?" Quand on a soeurs, amis, camarades, confidents, on peut n'etre pas bavard avec soi-meme; mais des confidents elle n'en avait pas d'autres que cette partie du jardin et du parc que de cette fenetre son regard embrassait. Sans doute, de dedans son lit, elle eut pu bien tranquillement se confesser a quelque coin de sa chambre ou a quelque meuble, mais ils n'eussent ete que de muets confesseurs, tandis que le jardin et le parc etaient des etres vivants qui lui parlaient. Que la neige couvrit la terre de son drap blanc, qu'au contraire le parfum des orangers passat dans l'air tiede, pourvu que la lune brillat, c'etaient de longues conversations qu'elle engageait avec ces arbres et ces statues: elle leur disait ce qu'elle avait dans le coeur ou dans l'esprit, et ils lui repondaient; et toujours elle les trouvait en accord avec ses sentiments: triste, ils etaient tristes aussi: "Tu te plains d'etre abandonnee; mais nous? Tu te plains de ta solitude; mais la notre? Tu penses melancoliquement au present et a l'avenir en te rappelant le passe; et nous?" Mais, ce soir-la, ce ne fut pas par des plaintes que ses confidents lui repondirent. Comme ils s'etaient associes a ses tristesses, ils s'associerent a ses esperances: on allait donc revoir les fetes d'autrefois; les promenades des amis dans les allees; les danses dans les charmilles illuminees; les joyeuses cavalcades qui traverseraient le parc pour gagner le rendez-vous de chasse dans la foret. L'entretien se prolongea, et la nuit etait si douce, eclairee par la pleine lune de mai, parfumee par les senteurs des roses et des chevrefeuilles, qu'il etait tard lorsqu'elle se decida a fermer doucement sa fenetre et se mettre su lit. Mais le sommeil ne vint pas tout de suite, et quand a la fin elle s'endormit, ce fut pour continuer son reve de la soiree. Le temps avait marche: on celebrait son mariage avec le comte d'Unieres, dans l'eglise Saint-Francois Xavier; elle avait la toilette ordinaire des mariees, la robe de satin blanc et le voile en point d'Alencon. Mais le comte etait en prince Charmant, celui de la _Belle au Bois dormant_, tel qu'elle l'avait vu dans les dessins de Dore: justaucorps de satin rose, toque a plumes, epee; en meme temps, par un dedoublement de personnalite tout naturel dans un songe, elle assistait au bapteme de son premier ne. Ce n'etait point l'habitude de Ghislaine d'etre distraite pendant ses lecons; mais le lendemain, quand M. Lavalette commenca son explication de _Chatterton_, elle montra une inattention qui frappa lady Cappadoce: evidemment, il se passait quelque chose d'extraordinaire. Quand, la lecon finie, M. Lavalette se retira, la gouvernante l'accompagna jusque dans la cour ou attendait la voiture qui devait le reconduire a la station. --Je suppose, dit-elle en marchant pres de lui, que vous avez remarque le trouble de votre eleve? --Mon Dieu non, repondit le professeur qui n'etait pas homme a remarquer quoi que ce fut quand il s'ecoutait parler. --C'est a peine si elle vous a entendu. --Vraiment? --Son esprit etait ailleurs, et il n'y a rien d'etonnant a cela avec un pareil sujet. --Mais il est anglais, ce sujet. --Non, monsieur; dites que les personnages ont des noms anglais, je vous l'accorde, mais pour les sentiments, les idees, les moeurs, les actions, ces gens-la sont des Francais, et voila le mal, le danger: croyez-vous qu'un pareil sujet, traite comme il l'est, ne soit pas de nature a eveiller les idees d'une jeune fille? --Et comment voulez vous que j'enseigne notre litterature contemporaine sans parler de ses oeuvres, typiques? --Eh bien! monsieur, ne l'enseignez pas; tenez-vous en a des modeles plus anciens; pour moi, j'ai appris le francais dans les _Memoires de Joinville_, et je m'en suis bien trouvee. --C'est un point de vue, dit le professeur, qui ne voulait pas engager une discussion inutile, je le soumettrai a M. le comte de Chambrais. --Alors, je l'en entretiendrai moi-meme demain, repliqua lady Cappadoce qui n'avait jamais admis qu'on lui repondit ironiquement. Mais le lendemain elle ne put pas realiser ce dessein, car lorsque M. de Chambrais arriva, il emmena Ghislaine dans le jardin comme il l'avait fait le jour de l'emancipation, et elle en fut reduite a les observer de derriere une persienne pour tacher de comprendre a leur pantomime ce qu'ils se disaient; malheureusement, elle etait si discrete, cette pantomime, qu'elle ne laissait rien deviner: la pluie, le beau temps, un mariage, une affaire d'interets, il pouvait etre aussi bien question de ceci que de cela. --Eh bien! mon enfant, as-tu pense a ce que je t'ai dit avant-hier, avait commence M. de Chambrais lorsqu'ils avaient ete a une certaine distance de la maison? --Oh! mon oncle, pouvez-vous le demander! --Et tu as trouve? --Comment voulez-vous que je sache? --En me disant le nom ou les noms qui te sont venus a l'esprit. --Mais je vous assure que cela m'est tout a fait difficile; je n'ose pas. --Pourquoi? Nos sentiments ne se decident-ils pas le plus souvent en vertu de certaines affinites mysterieuses dans lesquelles notre volonte ne joue aucun role? Ce que je te demande, c'est uniquement si parmi les jeunes gens que tu as vus et qui peuvent etre des maris pour toi, il en est un, ou plusieurs, pour qui tu te sentes de la sympathie. Cela, rien de plus. --Il y en a un qu'une jeune fille dans ma position pourrait, il me semble, accepter pour mari. --Un seul? --J'ai vu si peu de monde! --C'est vrai. Eh bien! quel est ce mari possible? Elle hesita un moment, detournant la tete pour cacher sa confusion, car il lui semblait que c'etait la un aveu. Son oncle lui prit le bras et, le passant sous le sien, il continua d'un ton tout plein d'une tendre affection: --Crois-tu que je ne t'aime pas assez pour meriter d'etre ton confident? --Ce n'est pas du confident que j'ai peur, c'est de la confidence. Mais j'ai tort, je le sais, et ne veux pas plus longtemps me defendre sottement: j'ai pense a M. d'Unieres. Il poussa une exclamation de joie. --Eh bien! ma mignonne, c'est precisement de d'Unieres qu'il s'agit. Tu vois maintenant combien j'ai eu raison de t'imposer cette epreuve... un peu aventureuse, j'en conviens. Elle est decisive, et me prouve que nous pouvons nous engager dans ce mariage avec la certitude qu'il sera heureux. Vous vous etes vus quatre ou cinq fois.... --Trois. --C'est encore mieux; les affinites dont je parlais se manifestent plus franchement; sans vous connaitre, vous avez ete l'un a l'autre attires, par une sympathie qui ne demande qu'a devenir un sentiment plus tendre, et qui le deviendra. Tu m'aurais demande un mari que je ne t'en aurais pas choisi un autre que d'Unieres; tu as fait ce choix toi-meme, c'est beaucoup mieux. De tous les jeunes gens que j'ai observes en pensant que j'aurais un jour la responsabilite de ton mariage, je n'en connais aucun qui soit comme lui digne de toi. Sa maison est ancienne; si sa fortune n'est pas l'egale de la tienne, elle est cependant suffisante; enfin c'est un homme d'intelligence superieure et d'esprit serieux. Au lieu de perdre sa jeunesse dans les frivolites a la mode, il a travaille; il a fait de bonnes etudes en droit; il a voyage, en sejournant dans les pays etrangers ou il y a a apprendre, en Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis, et avec le don de la parole qui est naturel chez lui, on peut etre certain que, quand il entrera a la Chambre, il sera un des meilleurs deputes de notre parti. --Quel age a-t-il donc? --Il aura juste vingt-cinq ans a son election. C'est pour la preparer qu'il est en ce moment dans son departement. Il en reviendra dans six semaines. Et alors nous deciderons le mariage. Tu seras comtesse d'Unieres, ma mignonne; et comme tu apporteras a ton mari la Grandesse d'Espagne, il pourra timbrer ses armes de la couronne ducale. V Si lady Cappadoce ne supportait que difficilement et a son corps defendant les lecons de litterature francaise contemporaine, par contre elle etait passionnee pour celles de musique; que cette musique fut allemande, italienne ou francaise, ancienne ou nouvelle, peu importait, pour elle il n'y avait ni nationalite, ni age. Tout a craindre de Lamartine, Hugo, Musset, Balzac, qui ne sont, comme chacun le sait, que des corrupteurs. Rien a redouter de Beethoven, Rossini, Verdi, qui sont des charmeurs. Infame le rapt de la fille de Triboulet par Francois Ier; innocent, celui de la fille de Rigoletto par le duc de Mantoue. Pour elle, il en etait des professeurs comme de leur science ou de leur art; c'etait ce qu'ils enseignaient qui les faisait prendre en grippe ou en tendresse et qui leur donnait certaines qualites ou certains defauts: M. Lavalette, le professeur de litterature francaise, ne pouvait etre qu'un sacripant, et Nicetas, le professeur d'accompagnement, qu'un charmant jeune homme. A la verite, on lui avait dit et repete sur tous les tons que M. Lavalette etait un critique de grand talent, un esprit distingue, une conscience droite, en tout le plus honnete homme du monde, mais son antipathie ne pouvait pas admettre cela: on ne savait pas, on se trompait. Au contraire, elle etait disposee a voir un ange dans Nicetas: en pouvait-il etre autrement avec l'ame et la verve qu'il mettait dans son execution? Le supplice qu'elle eprouvait a ecouter les lecons de l'un toujours trop longues, se changeait en ravissement a celles de l'autre toujours trop courtes. Installee dans un fauteuil vis-a-vis de Nicetas, elle ne le quittait pas des yeux, et tant que durait le morceau qu'il executait, elle restait plongee dans sa beatitude, dodelinant de la tete, battant la mesure avec ses deux pieds, et laissant de temps en temps echapper de petits cris que l'exces du plaisir lui arrachait. Avec M. Lavalette, elle veillait de pres a ce que l'heure de la lecon ne fut pas depassee, et s'il se laissaient entrainer a des developpements qui l'interessait lui-meme, ou s'il s'oubliait, elle avait une facon de tirer sa montre qui lui coupait net la parole; mais avec Nicetas, elle n'avait jamais eu de montre, et tant qu'il voulait bien jouer, elle ecoutait: un morceau de musique ne s'interrompt pas comme une scene de comedie ou comme une piece de vers; on va jusqu'au bout. Encore avait-elle d'ingenieuses ressources pour allonger la seance et meme quelquefois pour la doubler. Tout a coup, retrouvant sa montre oubliee, elle s'apercevait qu'il etait trop tard pour que Nicetas put prendre le train; il partirait par le suivant. Ou bien il pleuvait trop; ou bien il faisait trop chaud, ou bien trop froid: et, passant par dessus les regles de l'etiquette et des convenances, qui pourtant lui etaient si cheres, elle le gardait a diner au chateau. Que faire en attendant l'heure du diner? De la musique. Et comme il eut ete indiscret de continuer le travail de la lecon, ce qui eut ressemble a une sorte d'exploitation, elle demandait les morceaux qui lui plaisaient. Aucun autre professeur, n'eut ete honore par elle d'une pareille faveur, et le soleil eut pu devorer la plaine, le verglas eut pu rendre la route impraticable sans qu'elle pensat a les retenir, mais Nicetas n'etait pas un professeur comme les autres: d'abord il etait musicien, et ce titre seul suffisait pour justifier toutes les faiblesses qui pour lui n'en etaient pas; et puis il y avait dans sa vie, sa naissance, ses habitudes et meme dans son attitude des cotes mysterieux dont on parlait tout bas, qui plaisaient a l'imagination romanesque et chevaleresque de lady Cappadoce. Jusqu'a l'annee precedente, le maitre de musique de Ghislaine avait ete le compositeur Soupert, qu'on avait choisi autant pour son nom que parce que c'etait un voisin de campagne: habitant Palaiseau, il lui serait facile de venir a Chambrais, sans grand derangement et sans perte de temps. Mais si Soupert etait un musicien de talent, par contre c'etait bien pour la regularite le plus detestable professeur qu'on put trouver: il n'y avait pas de meilleures lecons que les siennes; seulement, il fallait qu'il les donnat et surtout qu'il fut en etat de les donner, ce qui n'arrivait que rarement. Apres une periode d'eclat qui avait dure une vingtaine d'annees, Soupert etait redevenu dans sa vieillesse le boheme qu'il avait ete dans sa jeunesse: rodeur de brasserie de dix-huit a trente ans; habitue des salons ou il promenait de trente a cinquante une fille de grande naissance qu'il avait epousee; a soixante, il vivait dans une masure du plateau de Palaiseau avec une blanchisseuse dont il avait fait sa seconde femme, sans avoir nettement conscience de la distance qui separait celle-ci de celle-la. Quand il avait ete question de le donner pour professeur a Ghislaine, c'etait a l'auteur du _Croise_ et des _Abencerrages_ que M. de Chambrais avait pense et non au vieux boheme de Palaiseau: de l'auteur du _Croise_ il se rappelait les succes au temps ou il l'avait rencontre dans le monde, la reputation, le mariage extraordinaire; du boheme, il ne savait rien, si ce n'est qu'il habitait a une assez courte distance de Chambrais pour qu'on eut l'idee de s'adresser a lui, plutot qu'a un musicien qui viendrait de Paris. Mais il n'avait pas fallu longtemps pour que le boheme se montrat tel que la vie, la lutte et "le pas de chance" l'avaient fait. Partant de chez lui le matin pour venir a Chambrais, il s'arretait au premier cabaret de la cote de Palaiseau pour boire le vin blanc sur le zinc et prendre la force d'accomplir cette odieuse corvee qui consiste a donner une lecon de piano, au lieu de rester attable tranquillement avec les ouvriers carriers et les paysans qui composaient maintenant sa societe. Au cabaret du bas de la cote, il faisait une seconde halte. Au cafe de la Gare, il en faisait une troisieme. S'il ne trouvait personne a qui causer, c'etait bien, il prenait le train. Mais si un visage ami ou simplement connu lui souriait, il s'asseyait; les verres se succedaient, et au lieu d'etre a Chambrais dans la matinee comme il le devait, il n'y arrivait qu'a deux ou trois heures de l'apres midi. --Retenu; a mon grand regret empeche; vous comprenez. Et lady Cappadoce, si scrupuleusement exacte cependant, comprenait parfaitement. --Les artistes sont esclaves de l'inspiration, tout le monde sait cela. Nous ne pouvons pas vous en vouloir d'un retard qui, peut-etre, nous vaudra un nouveau chef-d'oeuvre. En attendant le chef d'oeuvre qui se faisait attendre, ce que ce retard valait a Ghislaine et a lady Cappadoce, c'etait une odeur de vin blanc melee a celle des liqueurs qui emplissait la salle de travail, et quand Soupert se mettait au piano, c'etait qu'il frappat un _la_ ou un _fa_ au lieu d'un _sol_, incapable qu'il etait de diriger ses doigts tremblants. Un professeur de lettres ou de sciences eut apporte ces parfums, que lady Cappadoce n'eut eprouve aucun embarras avec lui: elle l'eut tout de suite remercie; mais ce procede expeditif etait-il applicable a un musicien? a un maitre tel que Soupert, dont elle avait les romances dans le coeur et les airs de danse dans les jambes? Elle ne l'avait pas pense. Il fallait aviser, s'ingenier, chercher, trouver quelque moyen qui empechat ces accidents de se produire. Que Soupert partit de chez lui pour venir directement sans s'arreter en route, il n'aurait pas d'occasions de se parfumer a l'anisette ou au cassis. Pour cela, il n'y avait qu'a l'envoyer chercher en voiture. Lorsqu'elle lui avait fait, avec toute la diplomatie dont elle etait capable, cette proposition, il avait commence par refuser: --La promenade du matin est hygienique. Mais elle s'etait montree si pressante, qu'il avait du accepter. Il avait ete calcule qu'il arriverait au chateau un peu avant neuf heures: la premiere fois qu'on alla le chercher, il arriva a dix heures et demie, et lady Cappadoce eut la douleur de constater que le professeur et le cocher etaient exactement dans le meme etat, pour s'etre arretes a tous les bouchons de la route. Boire avec un valet! Il avait fallu prendre un parti, et Soupert avait ete prevenu que, "a cause de l'irregularite dans ses heures, qui derangeaient tous les autres professeurs", mademoiselle de Chambrais renoncait a ses lecons. Un autre que Soupert se fut fache de ce remerciement; mais lui n'etait pas homme a le prendre par le mauvais cote, et, bien qu'il lui enlevat deux cents francs par semaine, qui etaient a peu pres sa seule ressource, il s'etait tout de suite console en se disant que c'etait la liberte qu'il recouvrait; maitre de son temps desormais et n'ayant plus a se preoccuper de ces lecons, il aurait le loisir de faire les demarches necessaires pour que son repertoire fut repris: c'etait parce qu'on ne le voyait pas assez souvent qu'on le negligeait; il se montrerait. Une seule chose l'avait contrarie: l'abandon d'une eleve qui l'interessait; elle etait nee musicienne, cette jeune fille, et il serait vraiment dommage qu'elle tombat entre de mauvaises mains: il ne fallait pas, il ne voulait pas qu'elle recut maintenant les lecons de gens qu'il meprisait; et pour que cela n'arrivat pas, il avait propose a lady Cappadoce de le remplacer par un de ses anciens eleves, celui qu'il avait forme avec le plus d'amour, en qui il mettait le plus d'esperances, qui le continuerait peut-etre un jour: Nicetas. Bien que les deceptions que Soupert lui avait causees eussent ete cruelles et mortifiantes, lady Cappadoce avait encore assez confiance en sa probite d'artiste pour le croire en un pareil sujet. D'ailleurs, Nicetas offrait des garanties personnelles, il etait premier prix de violon du Conservatoire de Vienne, premier prix egalement du Conservatoire de Paris. Et quand Soupert affirmait que le meilleur accompagnateur que put trouver mademoiselle de Chambrais etait ce jeune musicien, il semblait qu'on pouvait se fier a cette parole. Mais Soupert, ne s'en tenant pas a ces titres serieux qui recommandaient l'artiste, avait ajoute tout bas et confidentiellement des details particulier sur l'homme dont lady Cappadoce s'etait emue. --Je dois vous dire que ce qu'est Nicetas au juste, je n'en sais rien. --Mais alors.... --Evidemment il flotte dans une atmosphere mysterieuse. Quelle est sa nationalite? Je n'ai que des probabilites a ce sujet. Comment se nomme-t-il de vrai? Je l'ignore. --Et vous le recommandez! --Qu'il soit Russe, Francais, Italien, qu'il s'appelle Alexis, Jacques, Emilio, cela ne lui donne ni ne lui retire du talent, et il me semble que c'est le talent seul qui doit vous influencer. En tout cas, c'est lui qui m'a fait m'interesser a Nicetas. Un jour il vint me trouver a Palaiseau et me demander mes conseils, sinon mes lecons. Nous etions en ete, et la poussiere couvrait ses chaussures, la sueur ruisselait sur son visage comme s'il avait fait la route a pied. Je le questionnai. Il me repondit qu'en effet il etait venu a pied. Huit lieues aller et retour pour me demander un conseil, cela me toucha. Je lui offris de se rafraichir. Il devora une miche de pain. Je me mis a sa disposition pour lui donner autant de lecons qu'il voudrait en prendre; ce fut le commencement de nos relations. Elles continuerent sans que j'apprisse rien, ou a peu pres rien sur lui, tant il etait reserve et discret: il etait remarquablement doue pour la musique; en toutes choses, son education avait ete poussee beaucoup plus avant que ne l'est ordinairement celle des virtuoses; il parlait plusieurs langues, voila tout ce que je savais de lui. Il y avait a peu pres un an que je le connaissais, lorsque par hasard je lui parlai d'une de mes anciennes eleves que j'aimais beaucoup, qui allait partir pour la Russie et que j'aurais voulu servir dans ce pays. La facon dont je m'exprimais lui montra combien je m'interessais a elle.--Je puis lui donner des lettres qui lui ouvriront quelques portes, me dit-il.--Vous avez habite la Russie?--Oui. Il me donna ces lettres; l'une etait pour une grande duchesse, les autres pour des personnages de la plus haute noblesse. Vous comprenez ma stupefaction: comment avait-il des relations dans ce monde, et telles qu'il pouvait y presenter quelqu'un? Malgre ma curiosite, je ne lui adressai pas de questions. A quelque temps de la, le hasard me fit monter chez lui, car apres l'avoir fait engager aux Concerts populaires, je lui avais trouve aussi quelques lecons, et il avait maintenant un chez lui, sous les toits. C'etait la premiere fois que j'entrais dans sa chambre, sa pauvre chambre; au mur etait accrochee une gravure, un portrait, celui d'un personnage revetu d'un uniforme etranger chamarre de decorations: un nom avait ete grave au dessous, mais il etait efface; a cote se lisait, de l'ecriture de Nicetas, que je connais bien, cette etrange inscription: "Haine eternelle." --Voila qui est bizarre. --Ce qui l'est plus encore, c'est qu'entre le personnage qui represente ce portrait et Nicetas, il y a une ressemblance frappante. --Son pere, alors. --Je ne suis pas naturellement bien curieux, mais j'avoue que cette histoire du portrait, s'ajoutant a celle des lettres, m'interessa. Je voulus en savoir un peu plus long, et sans forcer les confidences de Nicetas par des questions, lever un coin du voile dans lequel il s'enveloppe. --Et vous y etes arrive? --Non pas avec certitude, mais au moins avec des probabilites. Il serait le fils d'un personnage russe qui l'aurait eu d'une jeune fille de Nice, aimee pendant un sejour que ce personnage aurait fait dans le Midi. Oblige de retourner en Russie, ce personnage maria sa maitresse a un professeur du Conservatoire de Marseille, et celui-ci, moyennant le paiement d'une grosse somme, reconnut l'enfant. Pendant sept ou huit ans, Nicetas vit aupres du mari de sa mere, mais martyrise par celui-ci, il ecrit a son vrai pere qui vient le reprendre, le rachete, l'emmene en Russie et le fait elever dans sa propre famille avec ses autres enfants. Ce serait pendant ce temps qu'il aurait ete le camarade de ceux et de celles pour qui il m'a donne des lettres de recommandation. Un jour son pere meurt et l'enfant naturel est chasse de la maison paternelle. Jete sur le pave, il vient je ne sais comment a Vienne, entre au Conservatoire ou il obtient un premier prix, et arrive enfin a Paris ou il en obtient un autre. Il n'en fallait pas tant pour que l'esprit romanesque de lady Cappadoce s'enflammat; mais c'etait presque un personnage de roman, ce jeune musicien; de plus, il avait de la naissance, une naissance illustre, a coup sur, car sur ce point sa certitude d'Anglaise affolee de superiorite aristocratique allait plus vite et plus loin que les probabilites de Soupert. --Amenez-le, cher monsieur Soupert. Quand elle l'avait vu arriver au chateau, amene par Soupert, elle n'avait plus doute de cette naissance illustre. Evidemment ce jeune homme de vingt-trois ans, de grande taille, large d'epaules, a la tete energique et bizarre, aux longs cheveux noirs qui lui retombaient sur le cou et sur le front en boucles frisees, etait quelqu'un. Peut-etre y avait-il de l'affectation dans le desordre voulu de cette chevelure tortillee en serpents; peut-etre les yeux ardents qui brillaient, a travers ces meches ramenees en avant, au lieu d'etre rejetees en arriere, cherchaient-ils a donner a leur regard une expression peu naturelle, toujours en quete d'un effet quelconque; mais qu'importait, cela n'empechait pas qu'il fut etrangement original,--comme il convenait a un homme de son sang. Un Romanof--elle etait sure que c'en etait un--maitre de musique de la princesse de Chambrais; au-dessus de lui une Cappadoce, c'etait bien. VI Autant Soupert avait ete irregulier dans ses lecons, autant Nicetas etait exact dans les siennes; si l'un avait toujours ete en retard, l'autre etait toujours en avance. Quand il arrivait ainsi trop tot, il demandait au concierge de ne pas l'annoncer par un coup de cloche, et se glissant par la petite grille entr'ouverte, il se promenait en attendant son heure dans les jardins: lady Cappadoce le voyant alors errer a petits pas, la tete tournee vers le chateau, s'attendrissait sur lui: --Le pauvre garcon, se disait-elle, il reve au chateau de ses peres. Et, par la pensee, elle s'envolait sur les bords de la Neva, ou elle avait decide, sans aucune raison pour cela bien entendu, que devait se trouver ce chateau. --Comme il doit souffrir de cette miserable vie de musicien en la comparant a celle de ses freres, et jamais une plainte, jamais une allusion; le stoicisme! Elle trouvait que, par la, il se rapprochait d'elle, qui jamais non plus ne faisait allusion a ses grandeurs dechues, et cette ressemblance le lui rendait plus sympathique encore. Elle eut voulu lui offrir les consolations d'un coeur qui avait passe par ces epreuves, mais comment? Il portait si dignement le malheur. Ne pouvant rien pour lui franchement, elle s'ingeniait par de petits moyens detournes a lui prouver qu'une femme qui avait, elle aussi, du sang royal dans les veines--elle descendait des rois d'Ecosse incontestablement--compatissait a son infortune et qu'il n'etait pas seul. Quand il arrivait par un temps froid, elle veillait a ce qu'il se rechauffat avant sa lecon; quand c'etait par une journee de soleil, elle lui faisait servir des rafraichissements, quoi qu'il fit pour s'en defendre; tout cela accompagne de bonnes paroles, de calineries, de cajoleries; une mere n'eut pas eu plus de prevenances avec un fils. Dans son elan de compassion elle eut souhaite que Ghislaine s'associat a elle, sinon avec la meme franchise, au moins avec une sympathie secrete. Malheureusement, Ghislaine ne voyait dans Nicetas qu'un professeur comme les autres, moins ennuyeux que certains autres, parce qu'elle aimait l'art qu'il enseignait; mais c'etait tout. Si lorsqu'il entrait, elle l'accueillait toujours avec plaisir, ce plaisir etait simplement celui d'une musicienne heureuse de jouer avec un artiste de talent; elle n'avait aucune arriere-pensee et ne se doutait pas que cet artiste, reduit a toucher un cachet, etait un Romanof. Comment l'idee lui en serait-elle venue? Ce n'etait pas a une jeune fille de son age, elevee comme elle l'avait ete, qu'on pouvait parler des hontes de cette illustre origine. C'etait le lundi et le vendredi que Nicetas venait a Chambrais; le vendredi qui suivit l'emancipation de Ghislaine, il arriva comme toujours en avance. L'heure de la lecon etait trois heures; un peu apres la demie de deux heures, lady Cappadoce l'apercut se promenant dans le jardin; en apparence il donnait toute son attention aux fleurs des plates-bandes, mais en realite il tournait assez souvent la tete vers le chateau pour qu'on devinat sa preoccupation: il pensait a la Neva! La journee etait brulante; d'un ciel bleu vaporeux pommele de blanc tombait une chaleur lourde qui le forca a s'abriter dans un berceau d'ifs tailles ras, et la, ne se sachant pas observe, il resta la tete franchement levee sur l'aile du chateau qu'il avait devant lui,--celle habitee par Ghislaine. De la fenetre derriere laquelle elle etait, lady Cappadoce ne lui voyait point les yeux, caches qu'ils etaient comme toujours par les cheveux rabattus sur le front, mais a l'attitude generale, on pouvait suivre sa pensee: Chambrais lui rappelait le chateau de la Neva, et en l'observant avec cette fixite, il revivait, le pauvre jeune homme, les annees de sa jeunesse, celles qu'il avait passees dans les joies de la famille et la paix du coeur, aupres de son pere, entre ses freres et soeurs. Au coup de trois heures, il se leva et, apres avoir secoue sa longue chevelure emmelee et l'avoir arrangee avec ses doigts sur son cou et sur son front, il se dirigea vers le chateau. Aussitot, lady Cappadoce descendit pour etre aupres de Ghislaine quand il entrerait. Elle etait toujours bizarre cette entree, et etudiee pour produire un effet quelconque. Tantot il paraissait tomber du ciel, engourdi dans un ravissement seraphique; tantot, au contraire, on aurait pu croire qu'il surgissait directement de l'enfer, desespere. Ce jour-la, c'etait la periode du recueillement; apres avoir adresse une longue et basse inclinaison de tete a Ghislaine sans prononcer un mot, une autre un peu moins longue et moins basse a lady Cappadoce, il tira son violon de la boite dans laquelle il dormait depuis trois jours, l'accorda avec soin, et se mit a son pupitre; alors seulement il daigna ouvrir les levres: --Quand vous voudrez, mademoiselle. La seance devait se composer de deux parties l'une reservee au dechiffrage, l'autre a l'execution de morceaux deja travailles; ce fut par le dechiffrage qu'ils commencerent, et comme pendant les hesitations, les arrets, les reprises, lady Cappadoce pouvait se laisser distraire par les choses exterieures, elle remarqua bientot que le ciel se couvrait et que le vent s'etait eleve. --Un orage! Mais alors elle aurait un pretexte pour retenir Nicetas, et prolonger la musique de deux heures au moins. Cependant, avec sa prudence accoutumee, elle ne dit rien tout de suite; ce fut seulement quand les roulements du tonnerre se rapprocherent qu'elle prepara son invitation. --Est-ce que votre soiree est engagee aujourd'hui? demanda-t-elle, entre deux morceaux. --Non, madame --C'est heureux, car je crains bien que vous ne puissiez pas partir a votre heure habituelle; je crois que nous allons etre assaillis par un orage terrible. Il ne repondit rien, mais si elle l'avait observe d'un peu pres, elle aurait remarque qu'il attachait sur Ghislaine un regard dont l'expression etait pour le moins etrange. Les coups de tonnerre eclaterent de plus en plus forts, l'obscurite s'epaissit, les nuages que roulait le vent creverent en une trombe d'eau. Ghislaine s'arreta de jouer. --Decidement, dit lady Cappadoce, vous ne pourrez pas partir. Mais Ghislaine, qui avait depuis longtemps devine les malices de sa gouvernante, et trouvait qu'il etait peu delicat de payer d'un diner les heures prises de cette facon, voulut intervenir: --Si vous avez besoin de rentrer a Paris, dit-elle, on fera atteler pour vous reconduire a la gare. --Je n'ai nullement besoin de rentrer; personne ne m'attend. --Alors nous vous gardons a diner, dit lady Cappadoce. --Mais, madame.... --C'est entendu.... Elle sonna pour qu'on transmit ses ordres au maitre d'hotel. L'orage, qu'elle avait annonce terrible, fut au contraire assez faible, les roulements du tonnerre s'eloignerent, la pluie cessa, et Nicetas aurait tres bien pu repartir pour la gare a son heure habituelle, mais puisqu'il avait promis de rester, il n'etait pas decent qu'il reprit sa liberte; aussi, quand la seance de travail fut finie, eut-elle la joie de se faire jouer jusqu'au diner les morceaux qu'elle demandait. Ce n'etait pas seulement pour Nicetas que Ghislaine trouvait les artifices de sa gouvernante desagreables et mauvais, c'etait aussi pour elle-meme. Tant que durait la lecon, elle etait parfaitement a son aise; tout a la musique qu'elle jouait, elle ne voyait en lui que l'accompagnateur, et il realisait toutes les qualites qu'elle pouvait desirer; c'etait bien l'artiste de talent, de grand talent, le musicien que Soupert avait recommande. Mais a table, l'artiste devenait un invite, comme un autre, un monsieur quelconque, et cet invite, ce monsieur la mettait mal a l'aise; a table, elle ne se laissait pas emporter comme au piano, elle avait tout son calme, sa raison, et ce qu'elle voyait la blessait comme ce qu'elle entendait: la facon dont il la regardait a la derobee l'obligeait le plus souvent a tenir ses yeux sur son assiette; quand elle les levait, elle le voyait prendre des attitudes melancoliques ou inspirees qu'elle trouvait grossierement ridicules; et quand il parlait, il y avait dans les discours qu'il adressait generalement a lady Cappadoce ou dans les moindres mots qui tombaient de ses levres une affectation a la bizarrerie, une tension a la pose dont elle ne pouvait pas ne pas etre blessee, elle qui etait la franchise meme. Cela l'avait frappee le premier jour, et, depuis, s'etait toujours continue: l'un des valets qui faisait le service de table lui ayant offert du vin, il avait refuse en disant qu'il ne buvait que de l'eau glacee et que plus elle etait glacee meilleure il la trouvait. Elle ne pensait point que boire du vin fut un merite et boire de l'eau un vice, mais le ton sublime de cette reponse l'avait choquee, et comme depuis, a chaque instant, il en avait eu du meme genre, elle dut le juger pour ce qu'il etait et pour ce qu'elle meprisait le plus:--un comedien. Aussi quand lady Cappadoce avait reussi a le retenir, ce qui d'ailleurs n'etait guere difficile depuis quelque temps, cherchait-elle toujours a abreger le diner. Ce soir-la, l'orage lui fournit un pretexte: --Si vous voulez, dit-elle a sa gouvernante, un peu avant de quitter la table, nous ferons ce soir un tour dans le parc; apres la pluie il est agreable de marcher sous bois. Il n'y avait pas a insister pour garder Nicetas; a son grand regret, lady Cappadoce, qui, au lieu de s'exposer a l'humidite des bois, aurait mieux aime passer la soiree au coin du piano a entendre de la musique, dut se conformer a cette invitation. En sortant de la salle a manger, Nicetas tourna a droite, Ghislaine tourna a gauche accompagnee de lady Cappadoce, et tandis qu'elles descendaient le perron du vestibule qui accede aux jardins, il descendait, lui, celui de la cour d'honneur. --Je crois que nous aurions pu garder M. Nicetas ce soir, dit lady Cappadoce, continuant son idee. --C'est justement pour ne pas le garder que j'ai propose cette promenade. --Et pourquoi ne vouliez-vous pas le garder? --Parce que mon oncle trouve que je fais trop de musique et desire que j'en fasse moins. --Il n'aime pas la musique, M. de Chambrais. Comme il ne convenait pas a Ghislaine de soutenir une discussion sur les idees et les gouts de son oncle, elle ne repondit pas, mais lady Cappadoce, qui etait outree, continua: --Je regrette que M. de Chambrais ne m'ait pas adresse son observation; puisque j'ai la direction de votre travail, c'etait a moi qu'elle devait etre presentee. --Mon oncle n'avait pas en vue les heures du travail, mais celles de la distraction, et c'est pour cela qu'il m'a fait son observation amicale au lieu de vous l'adresser. Si doux qu'eut ete le ton de cette reponse conciliante, il ne desarma point lady Cappadoce qui ne savait de quoi elle etait le plus furieuse, ou de l'atteinte portee a son autorite, ou de la suppression des seances supplementaires de musique. --Je ne connais pas de distractions mieux employees que celles qu'on donne a la musique, plus saines, plus morales. Ghislaine n'avait rien a repondre; elle etait debarrassee de ces diners, cela suffisait, et pour l'heure presente, plutot que de discuter, elle aimait mieux etre tout au plaisir de la promenade et de la reverie: le soir tombait, et de la terre trempee par l'orage montait avec des buees blanches le parfum des fleurs du jardin mele a l'acre odeur des herbes et des mousses du parc; apres la chaleur du jour il etait reconfortant de se baigner dans cette fraicheur, comme il etait doux aux yeux, apres les violentes clartes du matin, de se perdre dans les vapeurs grises qui rampaient aux extremites des longues allees droites. C'etait bien a Nicetas qu'elle allait penser vraiment, de lui qu'elle allait s'occuper! VII Ce n'etait point l'habitude de Nicetas d'etre affable pour les domestiques de Chambrais, hautain au contraire et dedaigneux avec affectation, a ce point que ceux qui avaient de l'autorite dans la maison s'etaient entendus pour ne pas le servir; lorsqu'on devait le conduire a la gare, c'etait le second cocher que deleguait le premier; lorsqu'il arrivait, les valets de pied se sauvaient pour ne pas lui ouvrir la porte, et a table, le maitre d'hotel le livrait dedaigneusement aux mains d'un subalterne. Mais ce soir-la, lorsqu'il passa devant le pavillon du concierge, il s'arreta pour echanger quelques mots avec ce fonctionnaire qui soupait la fenetre ouverte, en compagnie de sa femme et de ses enfants. --Bonsoir, bonsoir. --Bonsoir, Monsieur. --Qu'est-ce que vous pensez du temps, je vous prie? --Le temps? Ah! oui, le temps, fameux pour les biens de la terre. --Je veux dire: Est-ce que vous croyez que je pourrai arriver a la station sans pluie? --Oh! pour sur. Il salua poliment et sortit, tandis que le concierge et sa femme se regardaient en se demandant ce qu'il pouvait y avoir sous ces questions peu naturelles. Il etait parti d'un pas presse en homme qui a hate d'arriver, mais il ne tarda pas a ralentir sa marche, longeant le parc, il s'etait arrete a un endroit ou le mur abattu sur une vingtaine de metres etait remplace par un simple grillage en fil de fer tendu sur des poteaux; suffisant pour empecher la sortie des lievres, des chevreuils et des daims, ce grillage n'etait qu'une defense insignifiante pour quelqu'un qui voudrait sauter par-dessus en s'aidant des tas de moellons prepares de chaque cote des fondations commencees. A cet endroit il n'y avait pas de maisons le long de la route vis-a-vis le mur, seulement des champs et des prairies, a cette heure deserts. Il regarda autour de lui, et ne voyant personne, n'entendant aucun bruit, il enjamba par-dessus le grillage. Il etait dans le parc d'ou il venait de sortir en prenant soin de faire constater sa sortie par le concierge; rapidement il se dirigea vers le chateau, mais en s'arretant de temps en temps pour ecouter et regarder. Il ne tarda pas a entrer dans les jardins, et bientot a arriver au berceau d'ifs ou dans l'apres-midi il s'etait assis. Mais a ce moment, il ne pouvait plus etre question de reprendre cette place ou il se trouverait en vue du chateau, aussi s'embusqua-t-il derriere, ne risquant qu'un oeil par un trou qui s'etait fait dans ce mur de verdure. Autour de lui, tout etait silencieux; depuis longtemps, les jardiniers etaient rentres chez eux; et c'etait dans une partie opposee du parc que Ghislaine et lady Cappadoce avaient dirige leur promenade; il n'avait donc pas a craindre que personne vint le deranger. A ce moment meme, une femme de chambre parut a l'une des fenetres de l'appartement de Ghislaine, et tirant les volets, elle les ferma; puis elle passa a une seconde, et ainsi successivement pour toutes, une seule exceptee, qu'elle laissa ouverte, en se contentant de rapprocher les volets de facon a ce que l'air frais du dehors penetrat a l'interieur. De derriere son abri il voyait le bonnet blanc passer sur le fond sombre de la chambre, et de temps en temps dans le calme du soir, il entendait grincer sur leurs tringles de fer les lourds rideaux qu'elle manoeuvrait. Le menage dura assez longtemps, puis une porte claqua et rien ne troubla plus le silence. Son travail fini, la femme de chambre etait partie pour ne plus revenir, et maintenant cette partie du chateau se trouvait abandonnee, le personnel domestique dinant tranquillement a l'office dans d'aile opposee. La nuit se serait faite depuis quelques instants deja si la lune en se levant n'avait ajoute sa lumiere frisante aux dernieres lueurs du couchant, mais cependant les ombres commencaient a etre assez confuses pour que Nicetas put ne pas craindre d'etre apercu si par extraordinaire quelqu'un regardait de ce cote. Sortant de derriere sa cachette, il vint s'asseoir dans le berceau, ou il resta pres de dix minutes, se levant brusquement, se rasseyant aussitot, en homme qui balance une resolution, prise, abandonnee et reprise. Enfin, quittant le berceau et se baissant de maniere a ce que sa tete ne depassat point les arbustes et les plantes des plates-bandes, marchant sur les bordures gazonnees pour que son pas ne criat pas sur le gravier, il se dirigea vers la fenetre restee ouverte; son appui n'etant pas a plus d'un metre cinquante du sol, il l'escalada facilement et se trouva dans la chambre de Ghislaine. Il respira et regarda autour de lui; bien des fois avant cette soiree, il l'avait examinee en se promenant dans le jardin, et il connaissait sa disposition comme son ameublement: ses six fenetres sur trois faces, le lit a baldaquin, dont le chevet etait adosse au mur, le paravent a six feuilles, ses grands fauteuils en bois dore, mais dans la demi-obscurite ou la plongeaient les volets et les rideaux fermes, il fut un moment a se retrouver. Peu a peu cependant, et successivement, chaque chose se fit distincte en prenant sa forme reelle; alors, allant a une des fenetres fermees, il souleva un des rideaux et reconnut que, comme il le presumait, l'embrasure etait assez profonde pour qu'on put se cacher la en toute surete; par leur poids et leur epaisseur, ces rideaux en velours cisele formaient une sorte de mur, et il n'etait pas vraisemblable que quand Ghislaine rentrerait, elle irait, en petite fille peureuse, soulever chaque rideau pour voir si un voleur n'etait pas embusque derriere! Maintenant que la premiere partie de son plan avait reussi, il n'avait qu'a reflechir a l'execution de la seconde, et il etait bien aise d'avoir quelques instants a lui, avant le retour de mademoiselle de Chambrais, pour se calmer. Mais ce ne fut pas le calme qui lui vint; a mesure que le temps s'ecoulait, son agitation enfievree le devorait, et par moment, etouffe derriere les rideaux, il sentait la sueur qui coulait de son visage lui tomber sur les mains. Enfin, il entendit une porte s'ouvrir, et une lueur, glissant par les deux cotes des rideaux, eclaira sa cachette; le bruit des pas lui dit que Ghislaine n'etait pas seule, comme il avait imagine qu'elle le serait qui l'accompagnait? Une femme de chambre ou lady Cappadoce? --Faut-il fermer la fenetre? C'etait une femme de chambre. --Non, repondit Ghislaine, je la fermerai plus tard. --Mademoiselle n'a pas besoin de moi? --Pas du tout. La femme de chambre se retira en fermant la porte; presque aussitot la lampe fut eteinte, et Ghislaine s'assit dans un fauteuil en face de la fenetre restee ouverte. Il attendit quelques instants que le silence se fut etabli, puis ecartant doucement l'un des rideaux il fit trois ou quatre pas en avant. --C'est vous, Jeanne? demanda Ghislaine, n'admettant pas la possibilite qu'une autre personne que sa femme de chambre fut la. --Non, mademoiselle. Elle poussa un cri en se levant d'un bond. --Ne craignez rien. Il s'etait avance, et dans le cadre clair de la fenetre; il la voyait haletante. --N'approchez pas, j'appelle. --Vous n'avez rien a craindre de moi, rien, je le jure. --Pourquoi etes-vous ici? Comment? --Il faut que je vous parle, il y va de ma vie. Elle avait eu le temps de se remettre et, le premier moment d'affolement passe, de reprendre courage: --Je n'ai rien a entendre ici, en ce moment. Instinctivement et sans s'en rendre compte, elle parlait d'une voix etouffee, peut-etre parce que lui-meme avait pris ce ton. --Partez, monsieur, demain je vous ecouterai. Comme il ne bougeait pas et la regardait avec des yeux ardents qu'elle voyait briller dans l'ombre, car il faisait face a la fenetre, elle continua: --Me forcerez-vous a sonner? --Vous ne sonnerez pas. --Qui m'en empechera? --Vous-meme; la reflexion; le souci de votre reputation; que penserait-on, que dirait-on si, repondant a votre coup de sonnette, on nous trouvait en tete a tete, la lampe eteinte, dans votre chambre? Cette pensee ne lui etait pas venue a l'esprit. C'etait vrai; que dirait-on, jusqu'ou irait le scandale? C'etait le calme, le sang-froid qu'elle devait appeler seuls a son aide. --Alors, monsieur, parlez; que me voulez vous? Il avait ete un moment demonte, mais en voyant ce changement d'attitude, l'assurance lui revint, et il fit encore quelques pas vers elle: --Vous dire ce que mes regards vous ont repete cent fois, que je vous aime, que je vous adore.... Eperdue, elle jeta ses deux mains devant son visage, mais tout de suite elle les abaissa en relevant la tete pour le regarder en face: --Et c'est pour me faire cet outrage que vous vous etes introduit ici, partez, monsieur. Il se mit a genoux, separe d'elle par le fauteuil qu'elle venait de quitter; mais cette pose de soumission respectueuse ne calma pas l'indignation de Ghislaine: --Quelle idee vous etes-vous faite de moi, que vous avez pu admettre la pensee que je vous ecouterais? --Et vous, quelle idee vous faites-vous de mon amour de trouver un outrage dans son aveu; qu'ai-je demande? --L'outrage est de vous etre introduit dans cette chambre; il est dans votre aveu, dans votre attitude. Relevez-vous, monsieur, et partez, partez, partez. A chaque mot, l'accent s'etait exaspere: ce n'etait pas seulement sa pudeur et son honnetete, sa dignite et sa fierte que cette brutale declaration blessait, c'etaient aussi ses reves et ses esperances, ses plus cheres croyances; combien souvent avait-elle pense a la premiere parole d'amour qu'on lui adresserait; quels reves radieux avait-elle faits en les poetisant, en les idealisant de tout ce que son imagination inventait:--et voila quelle etait la realite. --Partez, repetait-elle. --Pas avant que vous m'ayez entendu. --Je n'ai rien a entendre, je ne veux rien entendre; cette insistance est odieuse; si vous etes un homme d'honneur, ne le sentez-vous pas? partez. --Je ne partirai pas. --Eh bien! moi, je pars. Mais elle n'avait point fait deux pas vers la porte que, se relevant, il se placa devant elle les bras etendus: --Vous ne passerez pas. Elle recula. --Ne comprenez-vous pas que si je me suis decide a cette resolution desesperee, c'est que je ne suis pas maitre de mon amour, c'est lui qui m'a amene ici contre toute raison, contre ma volonte, c'est lui qui m'oblige a parler: je vous aime, je vous aime, je vous aime. --Mais c'est cela que je ne veux pas entendre. --Et moi, c'est cela que je veux dire, redire, repeter. Je vous aime. Et quel mal, quel outrage vous fait mon amour? il ne demande rien que de ne pas rester ignore. Vous savez que je vous aime, je vous vois, je suis heureux. --Eh bien! je le sais, partez. --Oui, je partirai puisque ma presence ici vous jette dans cet emoi, mais pas avant que vous ne m'ayez promis que cet aveu ne changera rien a ce qui est. Je comprends que vous soyez blessee, qu'un homme paye par vous, qui est a vos ordres, ait ose lever les yeux jusqu'a vous, mais si cet homme n'est aujourd'hui qu'un pauvre musicien, l'esperance cependant lui est permise. --Que m'importe tout cela, puisque je ne ferai pas cette promesse: jamais je ne permettrai qu'un homme qui m'a parle comme vous venez de le faire se retrouve a mes cotes: cette fierte que vous invoquez pour vous, doit vous faire comprendre la mienne. Elle ne subira pas plus longtemps votre presence; si vous ne voulez pas partir, quoi qu'il puisse en advenir, je sonne. --Je vous en empecherai bien. --Alors j'appelle. Ils se regarderent un moment en silence et Ghislaine ne baissa pas les yeux; il y avait dans son attitude, dans le port de sa tete, dans son regard une resolution qui surprit Nicetas; celle qui se tenait droite devant lui n'etait plus la jeune fille, la petite fille, l'eleve qu'il etait habitue a voir depuis un an: ce qu'elle disait, elle le ferait. Alors, qu'arriverait-il? --Et si je partais? dit-il. C'etait un marche qu'il lui proposait; elle ne voulut pas comprendre. --Partez, dit-elle. --Au moins vous vous souviendrez que je n'avais que le bras a etendre pour vous empecher de sonner, que je n'avais qu'a vous mettre la main sur la bouche pour que vous ne puissiez pas appeler, et que cependant je suis parti. Vous vous souviendrez que je vous aime et ne demande qu'a vous aimer... silencieusement, respectueusement. Pendant qu'il se dirigeait vers la fenetre, elle reculait autour du fauteuil; il enjamba l'appui: --Vous vous souviendrez. VIII Quand il se trouva en pleine campagne et regarda sa montre, il vit que l'heure etait trop avancee pour qu'il put prendre le dernier train de Paris. Que faire? Sa resolution fut vite arretee: il n'avait qu'a aller coucher chez Soupert. Quelques kilometres a travers les champs par cette belle nuit lumineuse n'etaient pas pour l'effrayer. Si, en arrivant a Palaiseau, la porte du vieux maitre etait fermee, il frapperait et on lui ouvrirait; hospitalier, Soupert, et habitue a recevoir ainsi quelquefois la visite de noctambules egares. La route lui etait connue, il n'avait qu'a aller droit devant lui par la campagne deserte et les villages endormis; personne pour raconter qu'on l'avait vu a cette heure aux environs de Chambrais; dans la plaine silencieuse on n'entendait que le cri articule des perdrix, et de temps en temps les aboiements des chiens de bergers qui le poursuivaient quand il longeait une piece de trefle ou ils gardaient leurs moutons parques; dans le lointain aussi les sifflets des trains de la grande ligne derriere les collines de Montlhery. Tout en marchant a grands pas, la tete basse, il etait encore dans la chambre de Ghislaine se demandant comment il en etait sorti et pourquoi. Pourquoi ne l'avait-il pas prise dans ses bras? Avant qu'elle eut appele, il lui eut ferme la bouche. Il ne comprenait pas encore comment il s'etait laisse dominer. Quel prestige exercait-elle donc qu'il lui avait obei si docilement, si betement? C'etait bien la peine vraiment de se jeter dans cette aventure pour arriver a cette sortie piteuse. Partez. Et il etait parti. Maintenant, il s'agissait de savoir comment elle allait prendre cette soumission. Se souviendrait-elle, comme il lui avait demande; ou bien sa fierte persisterait-elle, comme elle l'en avait menace? La veille, il aurait cru au souvenir; maintenant, en retrouvant Ghislaine si ferme devant lui, il avait peur de la fierte. Allant de l'une a l'autre de ces questions, les examinant, les retournant, mais sans s'arreter a rien de satisfaisant, il fut tout surpris de se trouver a Palaiseau qu'il traversa: pas une maison ouverte; pas une lumiere derriere les volets clos; certainement il serait oblige de reveiller Soupert pour se faire ouvrir. C'etait au haut de la cote, sur le plateau de Saclay, au milieu de la plaine, que se trouvait la maisonnette ou Soupert etait venu echouer, heureux encore d'avoir cet abri ou il vivait entre sa femme et sa belle-mere, l'ancienne blanchisseuse. Entouree d'un jardin du cote des champs, elle etait en facade sur la grande route de Versailles, et c'etait sur cette disposition que Nicetas comptait pour se faire ouvrir en cognant a la porte. Mais il n'eut pas besoin de cogner; comme il approchait de la maison dont il voyait deja la facade toute blanche eclairee par la lune, il crut entendre, dans le calme de la nuit, un piano. --Soupert faisant de la musique, voila qui serait etrange! Si etrange que cela put paraitre, c'etait bien Soupert; non seulement il jouait du piano, mais encore de sa voix cassee et chevrotante il chantait la romance du tenor des _Abencerrages_, celle qui, vingt ans auparavant, avait eu une si grande vogue. Nicetas n'etait pas dans des circonstances a s'attendrir sur les autres, cependant il fut emu, et avant de frapper il voulut attendre que la romance fut achevee. Comme il avancait la main vers le volet il entendit le tremblement d'un goulot de bouteille sur le bord d'un verre; alors il frappa. --Hola, qui est la? --Moi, maestro. --Qui toi? --Nicetas. --Le bambino. Ah! par exemple! Attends, attends, j'y vais. La porte ouverte, Nicetas se trouva dans une piece assez grande qui servait a la fois de salon, de salle a manger et de cabinet de travail; un piano a queue, reste d'anciennes splendeurs, en etait le meuble principal avec une immense bergere recouverte en velours d'Utrecht. --Tu arrives de Chambrais, dit Soupert, et tu viens me demander a coucher? --Si vous le voulez bien. --La bergere te tend les bras; mais avant, nous allons prendre un grog. Sur la table etaient poses une bouteille d'eau-de-vie, dont le bouchon etait retenu par une ficelle, une carafe d'eau et un verre; Soupert prit un autre verre dans le buffet et tendit la bouteille a Nicetas de sa main tremblante: --Tu dois avoir soif. --Un peu. --Comme tu dis cela. Il le regarda en face. --Est-ce que tu as fait de mauvaises rencontres en chemin? Tu es trouble. --Mais non. --Tu sais que je ne me trompe pas au timbre de la voix; tu as quelque chose. Mais restons-en la si tu ne veux pas repondre; tu me connais: pas curieux. A ta sante, mon garcon. Il vida d'un coup la moitie de son verre et, en le reposant sur la table, il continua de facon a changer de conversation: --Tu es toujours content de mademoiselle de Chambrais? Fameuse eleve que je t'ai donnee la, n'est-ce pas? Elle est douee, cette petite, et jolie; a ton age, j'en serais devenu amoureux; mais il n'y a plus d'amoureux--regardant le verre de Nicetas encore plein--comme il n'y a plus de buveurs; a quoi bon la jeunesse, si vous n'en faites rien? --Et qui vous dit que je ne suis pas amoureux? --De mademoiselle de Chambrais? Il y eut un moment de silence. Soupert, les deux coudes sur la table, regardait Nicetas qui, lui, regardait vaguement les fleurs du papier de tenture. --C'est justement cet amour, dit-il enfin, qui vient de me jeter dans une aventure, laquelle m'amene ici ce soir. Incertain et perplexe, Nicetas etait dans des conditions ou le besoin des confidences force les levres les plus etroitement fermees a s'ouvrir; Soupert avait eu des histoires d'amour assez extraordinaires pour qu'on put parler d'amour avec lui; avant de devenir le vieux bonhomme devoye et tombe qui ne pensait plus qu'a boire, il avait ete un vainqueur. Du doigt, Soupert montra le plafond: --Les femmes dorment, dit-il, tu peux parler. Cette invitation directe decida Nicetas. --Puisque vous auriez ete amoureux de mademoiselle de Chambrais, dit-il, vous ne devez pas vous etonner que je le sois devenu. --Ce serait le contraire qui m'etonnerait: une jolie fille, un garcon comme toi, pour toute surveillante une vieille folle, c'etait ecrit. --Quand je me suis apercu que je commencais a l'aimer, et c'a ete tout de suite, j'ai voulu me defendre contre ce sentiment. Nicetas amoureux de la princesse de Chambrais, la belle affaire vraiment, ou pouvait-elle me conduire? --Je te l'ai dit, bambino, pas de jeunesse! la jeunesse ne se demande jamais ou les mouvements de son coeur peuvent la conduire, elle va, et de l'avant. --Comme je me donnais toutes sortes de raisons, et elles ne me manquaient pas, pour me detacher, votre exemple, maestro, a pese sur moi; ne vous etes-vous pas fait aimer par une femme qui, par la naissance, etait l'egale de mademoiselle de Chambrais? --Elle lui etait superieure. --Et comme moi, vous n'etiez qu'un musicien. --Oui, mais avec le prestige du talent. --Enfin, je ne me suis pas detache... au contraire; apres chaque lecon je me retirais plus epris, possede, je l'aimais, je l'aimais passionnement. --Et elle? --Nous allons y arriver. Je passe sur le developpement de mon amour, sur ses esperances et ses craintes.... --Je connais ca. --Et j'arrive a ce soir. Decide a lui parler. --Ah! tu es l'homme des discours, toi; elle etait donc disposee a t'ecouter? --Je n'en savais rien, et c'etait justement pour le savoir que je voulais lui parler. Ce soir, apres avoir dine au chateau, pendant qu'elle faisait une promenade dans le parc, je me suis introduit dans sa chambre, et quand elle est entree je lui ai dit mon amour. --Et puisque te voila ici, je devine la reponse. Flanque a la porte. --Elle m'a demande de partir, et comme je l'aime, je me suis laisse toucher par son emoi: je suis parti. --C'est ce que j'appelle flanque a la porte; maintenant que va-t-il arriver? --Je vous le demande. --Affaire mal engagee! Que diable veux-tu que je te reponde, je n'ai jamais passe par la. Vois-tu, en amour, il y a trois facons de proceder: ecrire, ce qui est a l'usage des enfants; parler, ce qui est la maniere des tres jeunes gens, agir, ce qui est celle des hommes. Moi j'ai ete homme tout de suite, et j'ai epouse une femme qui, comme tu le dis, etait l'egale de mademoiselle de Chambrais; ce qui ne serait pas arrive, je t'assure, si j'avais eu l'idee juvenile de lui adresser un beau discours. Il n'y a pas eu a me repondre; elle d'abord, la famille ensuite n'ont eu qu'a accepter un mariage indispensable. Alors c'est elle qui a parle pour moi. Tandis que dans ta situation je ne vois pas ta rentree aupres de mademoiselle de Chambrais facile. Tu es parti. --C'est justement ce qui prouve mon amour. --Si tu veux; mais rentrer? Peux-tu te presenter devant elle comme si rien ne s'etait passe entre vous? Quel jour donnes-tu ta lecon? --Lundi. --Eh bien! lundi, peux-tu arriver et lui dire tranquillement: "Qu'est-ce que nous jouons aujourd'hui?" --Je vous le demande. --Je n'en sais rien. Crois-tu qu'elle va accepter pres d'elle un maitre de musique qui lui a declare sa flamme, et auquel elle a repondu: Partez! Si mademoiselle de Chambrais avait ete une curieuse ou une gaillarde disposee a trouver dans cet amour des distractions ou autre chose, si meme elle n'avait ete simplement qu'une coquette, elle ne t'aurait pas flanque a la porte. Tu y es, je ne sais vraiment pas comment tu rentreras, car je ne serais pas du tout surpris si demain ou apres-demain lady Cappadoce, de sa longue et grande ecriture anglaise, t'ecrivait que les lecons d'accompagnement sont momentanement suspendues. Tu comprends que, sans rien avouer, il n'est pas difficile a la petite Ghislaine de trouver un pretexte pour justifier la suspension de ces lecons. Alors? --Alors? --Tu conviendras que l'idee est bizarre de t'introduire, a la brune, dans la chambre d'une jeune fille, et d'une jeune fille qui est mademoiselle de Chambrais, pour lui dire tout gaillardement: "Je vous aime"; sans avoir prealablement prepare le terrain, et sans s'etre demande comment cet aveu serait recu. --C'est une inspiration de cette jeunesse que vous me reprochiez de ne pas avoir. Je n'ai rien calcule; je ne me suis rien demande. Entraine malgre moi, pousse par une force inconsciente, j'ai eprouve un besoin irresistible de lui dire: "Je vous aime"; et je n'ai pas vu autre chose que le bonheur de le lui dire. Si je vous avouais que je lui ai ecrit vingt fois cet aveu, sans jamais oser lui remettre ma lettre! Que voulez-vous, cher maestro, je n'ai pas commence comme vous par etre homme. --C'est donc vrai que tu es si bambino que ca! Comment as-tu eu le courage d'entrer dans la chambre et de parler? --Vous savez bien que ce sont les faibles qui ont toutes les audaces quand ils sont pousses a bout... et je l'etais par mon amour. Une fois sorti de ma reserve ordinaire, rien ne m'arrete plus. --Esperons que la lettre de lady Cappadoce ne te jettera pas hors de toi. C'est egal, fichue aventure. Buvons un grog. Il caressa son verre: --Voila le vrai ami, le seul qu'on trouve toujours quand on en a besoin; tandis que l'amour, les femmes, la gloire, illusion, mon cher, et folie. A ta sante. IX Sur la bergere ou il avait pour toute couverture un vieux tapis de table, Nicetas dormit peu, et le matin, avant que la maison fut eveillee, il partit pour prendre a Palaiseau le premier train de Paris. Quand il s'etait decide a raconter son aventure, il avait cru que l'obscurite dans laquelle il se debattait allait se dissiper, et que Soupert, avec son experience de la vie, eclairerait son lendemain; mais Soupert n'avait rien eclaire du tout, au contraire, et son lendemain etait aussi plein d'indecision et d'incertitude que la veille. De cet entretien avec le vieux maestro il n'avait tire qu'un seul enseignement, c'est qu'il avait ete plus que naif d'obeir a Ghislaine quand elle lui avait demande de partir, et cela il se l'etait dit vingt fois dans le trajet de Chambrais a Palaiseau, mais ces railleries pesaient d'un tout autre poids sur lui que tous les reproches qu'il avait pu s'adresser. Et quand il rapprochait ces railleries des confidences de Soupert sur son mariage "indispensable", il s'exasperait contre sa naivete juvenile: evidemment la comparaison entre son procede et celui de Soupert n'etait pas a son avantage: Soupert s'etait fait aimer par une fille qui etait l'egale de mademoiselle de Chambrais et il l'avait epousee; lui s'etait fait flanquer a la porte. Qu'il eut procede comme Soupert, Ghislaine serait sa maitresse; tandis que maintenant il fallait bien reconnaitre que les probabilites etaient pour que lady Cappadoce ecrivit la lettre annoncee par Soupert. Il l'attendit toute la journee, cette lettre, et a chaque instant, il rentra demander si l'on n'avait rien recu pour lui. Le soir, elle n'etait pas arrivee; alors il se prit a esperer qu'elle ne viendrait pas, se disant que si Ghislaine avait ete reellement blessee par son aveu, au point de ne pas vouloir se retrouver avec lui, son indignation n'attendrait pas; fachee, exasperee, elle commencerait sa journee par lui faire signifier conge; les pretextes ne lui manqueraient pas si, comme il etait probable, elle ne voulait pas confesser la verite. Puisque cette signification n'avait pas encore eu lieu, il lui semblait qu'il pouvait prendre espoir, et les bonnes raisons s'enchainaient dans son imagination enfievree. Pourquoi n'aurait-elle pas ete touchee de sa soumission? Parce qu'elle avait repousse un amant alors qu'il se presentait maladroitement et de facon a effrayer une plus deluree qu'elle, il n'en resultait pas necessairement qu'elle refusait de se laisser aimer. Il pouvait lui deplaire d'accepter une liaison toute franche; mais il pouvait tres bien lui plaire d'avoir un amoureux et de jouer au sentiment; et pour lui il etait tout dispose a se contenter de ce role... au moins en attendant. Quand il la regarderait maintenant, il rencontrerait ses yeux au lieu de ne trouver que ses paupieres baissees; ils s'entendraient a demi-mot, d'un signe, d'un sourire; sans rien demander leurs mains iraient l'une au-devant de l'autre; leurs silences meme auraient une douceur et une ivresse; il y aurait entre eux un secret et un mystere; enfin ce serait un amusement de tromper la vieille Anglaise qui, avec sa majeste hereditaire, ne verrait pas plus loin que le bout de son nez. Ce fut le reve de sa nuit; tout plein de charme et de repos apres les angoisses de la journee. Qu'elle acceptat cette situation, et sans fatuite on pouvait croire que, plus tard, elle serait amenee fatalement a en accepter une autre: a lui de la preparer. Le lendemain, qui etait un dimanche, il ne sortit point afin de pouvoir descendre d'heure en heure voir si la lettre n'arrivait point, sa concierge n'etant point femme a monter ses cinq etages pour la lui remettre: chaque fois il eut la meme reponse: rien; a la derniere, sa concierge qui voyait son trouble, crut a propos de lui adresser un mot d'encouragement. --Ce sera pour demain. Decidement, il pouvait s'affermir dans son esperance; Ghislaine n'avait rien dit, lady Cappadoce n'ecrirait pas. Le lendemain, avant huit heures, il montait la garde a la porte de la loge; quand le facteur parut, il entra avec lui; il y avait un paquet d'une vingtaine de lettres pour la maison; dans son anxiete il se pencha par-dessus l'epaule de la concierge, qui lentement, les lunettes sur le nez, faisait son tri. --Encore rien pour vous, monsieur Nicetas, ce sera pour la seconde. Il n'avait pas cela a craindre; comme il devait partir a une heure pour Chambrais, s'il n'avait pas de lettre, c'est que decidement Ghislaine acceptait la declaration avec ses consequences. Il pouvait donc respirer; pas si juvenile, sa declaration, que Soupert le disait; pas si naive, sa sortie; decidement, il etait vieux jeu, le maestro. Comme il montait l'escalier triomphant, il entendit qu'on l'appelait. --Monsieur Nicetas, une depeche. Il fallut redescendre; le doute etait difficile, la depeche surement venait de Chambrais. Elle en venait en effet, et elle etait signee de lady Cappadoce: "Empechement a la lecon aujourd'hui; previendrai quand pourra etre reprise." Il remonta a sa chambre. Soupert avait eu raison les lecons etaient momentanement suspendues. Etait-ce momentanement? Apres un moment d'accablement il se retrouva: jamais il ne pourrait attendre que lady Cappadoce le prevint; il fallait savoir et tout de suite, car malgre ce que cette depeche, arrivant dans ces circonstances; avait de significatif, il ne voulait pas desesperer encore tout a fait. Il ecrivit: "J'ai l'honneur de presenter a lady Cappadoce mon respectueux hommage, et de la prier de me faire savoir si les empechements dont parle sa depeche semblent probables pour vendredi." Timide devant Ghislaine, seul dans sa chambre, il etait resolu, car c'etait son amour qui faisait sa faiblesse, non son caractere, violent au contraire et emporte; la reponse de la gouvernante deciderait la question, et il voulait qu'elle le fut, incapable de rester dans le doute. Elle ne se fit pas attendre; des le lendemain elle arriva: "Lady Cappadoce aura le plaisir de prevenir M. Nicetas a l'avance lorsque les lecons pourront etre reprises, mais en ce moment il y a empechement a fixer une date." A ce court billet etait joint un cheque pour le paiement du mois. Il n'y avait plus d'explications plus ou moins plausibles a echafauder pour chercher un doute, c'etait bien un conge, malgre la forme aimable dont lady Cappadoce l'enveloppait, sans rien confesser. Ghislaine avait trouve un pretexte pour supprimer les lecons, et avec sa naivete ordinaire, la vieille Anglaise croyait a une simple suspension. Pour Ghislaine tout etait fini; elle voulait ne le revoir jamais, et elle prenait ses precautions pour qu'il en fut ainsi. Pour lui, rien ne l'etait; et il n'avait qu'a prendre les siennes pour la revoir le jour meme. Quand, cedant a ses demandes, il avait consenti a partir, un marche etait intervenu entre eux: "Vous vous souviendrez"; c'etait une condition; puisqu'elle ne l'observait pas, il allait reprendre l'entretien au point ou il avait eu la naivete de l'interrompre, et cette fois, il irait jusqu'au bout: elle ne voulait pas de l'amour respectueux dont il se serait contente; a elle la responsabilite de ce qui arriverait. Ce jour-la, elle venait ordinairement a Paris pour travailler dans l'atelier de Casparis; avant d'arreter son plan, il voulut savoir si elle viendrait; sans doute c'etait une sorte de faiblesse, quelque chose comme une acceptation "des empechements" mis en avant par lady Cappadoce; mais si comme il en etait sur a l'avance, les empechements n'existaient pas pour Casparis, il n'en serait que plus ferme dans sa resolution. A l'heure ou il savait qu'elle devait arriver, il alla s'installer avenue de Villiers, et en se promenant a une petite distance de l'atelier du statuaire, il attendit; bientot, il la vit descendre de voiture, accompagnee de lady Cappadoce, et aussitot, il partit pour la gare de Sceaux. Pour l'execution du plan qu'il avait combine, il fallait, en effet, qu'il s'introduisit dans la chambre de Ghislaine, non apres le diner, mais pendant le diner, et pour cela, il avait besoin d'arriver de bonne heure a Chambrais. Que Ghislaine fit laisser ses fenetres ouvertes le soir, quand elle n'imaginait pas qu'on pourrait entrer chez elle, rien n'etait plus naturel, mais instruite par l'experience, elle avait du prendre des precautions pour empecher une nouvelle surprise, et il y eut eu naivete a lui de proceder une seconde fois de la meme facon que la premiere. Qu'il se presentat a la grille d'entree, et le concierge ne le laisserait pas probablement passer. Qu'il essayat de penetrer dans la chambre a la nuit tombante, et il trouverait les volets clos: il devait donc manoeuvrer autrement. C'etait a sept heures que Ghislaine dinait avec lady Cappadoce, et c'etait a la meme heure que les jardiniers cessaient leur travail pour rentrer chez eux. Sa combinaison reposait sur cette concordance. A sept heures, l'aile du chateau ou se trouvait l'appartement de Ghislaine devait etre abandonnee; a sept heures les jardins devaient etre deserts; enfin a sept heures, les macons qui reparaient le mur du parc finissaient leur journee; si le hasard le favorisait, il avait des chances pour arriver a cet appartement sans etre rencontre et apercu; s'il ne le favorisait point, il s'en tirerait comme il pourrait ou il ne s'en tirerait pas; sa vie eut-elle ete en jeu que, dans l'etat de surexcitation ou il se trouvait, il n'aurait pas hesite. Au mur, la chance fut avec lui, et elle l'accompagna dans les jardins qui, comme il l'avait prevu, etaient deserts; mais ce qu'il n'avait pas prevu, c'etait que les persiennes de l'appartement de Ghislaine fussent deja fermees, et cependant quand il arriva en vue du chateau, il vit qu'elles l'etaient. Il resta decontenance, ne pensant meme pas a se cacher: c'etait l'aneantissement de son plan. Mais dans cette facade, un petit perron descendait au jardin; si la porte n'etait pas fermee il pourrait entrer par la; assurement cette voie etait plus perilleuse, mais il n'avait pas a choisir: cela ou rien. Il monta le perron et mit la main sur le bouton de la porte qui s'ouvrit. N'allait-il pas rencontrer quelque domestique, le bruit de ses pas n'attirerait-il pas l'attention? Marchant sur la pointe des pieds dans le vestibule sonore, il ouvrit la premiere porte qu'il trouva et qui, d'apres son estime, devait conduire dans l'appartement de Ghislaine. L'obscurite l'empecha tout d'abord de se reconnaitre, mais bientot il vit que cette piece meublee simplement devait etre habitee par la femme de chambre qui couchait aupres de Mlle de Chambrais. Il continua d'avancer et, ouvrant une autre porte, il se trouva dans un vaste cabinet de toilette, celui de Ghislaine. Son intention n'etait pas de se cacher comme la premiere fois, derriere un rideau, car les precautions prises indiquaient qu'il devait employer des moyens moins primitifs, et ce qu'il lui fallait c'etait quelque coin sombre ou mieux encore une armoire. Dans la partie du chateau qu'il connaissait, elles etaient nombreuses, et il en avait vu d'immenses; n'etait-il pas logique d'en supposer dans les pieces habitees par Ghislaine comme dans les autres? Apres un moment d'examen, il comprit qu'il n'avait que l'embarras du choix; il en ouvrit une, puis une autre, puis une troisieme, et se decida enfin pour un placard haut et profond qui servait a ranger les balais, les brosses, les plumeaux et tous les ustensiles de menage. La, il devait etre en surete; ce n'etait pas l'heure de se servir de ces objets, et en ayant soin d'enlever la cle de la serrure il ne courait pas risque d'etre enferme; il y entra et tira la porte sur lui. Il n'avait plus qu'a attendre; et comme il etait a son aise pour prendre les positions qu'il voulait, il pouvait rester la une partie de la nuit. Il y resta jusqu'a neuf heures et demie; a ce moment, il entendit qu'on entrait dans la chambre de Ghislaine: il y avait deux personnes. --Fermez la porte a clef, dit Ghislaine. --Oui, mademoiselle. Il reconnut que cette voix etait celle de Jeanne, une jeune femme de chambre attachee specialement au service de Ghislaine. Il se fit un certain remue-menage et un bruit d'allees et venues qui vint faiblement jusqu'a lui. --Est-ce que mademoiselle veut bien me permettre d'aller voir ma mere ce soir? demanda la femme de chambre. --Quand rentrerez-vous? --Je ne serai qu'une heure partie, mon frere me ramenera. --Allez; mais fermez la porte de votre chambre et emportez la cle. --Oui, mademoiselle. La femme de chambre traversa le cabinet de toilette et passa dans sa chambre dont elle ferma la porte donnant sur le vestibule; ainsi Ghislaine devait se croire en surete. Que faisait-elle? Il n'entendait aucun bruit qui le renseignat; mais peu importait, car son dessein n'etait pas d'aller dans la chambre, il attendrait qu'elle vint dans le cabinet de toilette. Au bout d'un quart d'heure a peu pres un filet de lumiere annonca qu'elle arrivait, et des profondeurs sombres de sa cachette il la vit poser sa bougie sur une console; elle etait a deux pas du placard, lui tournant le dos. Doucement, il sortit; avant qu'elle put pousser un cri, il la prit dans son bras et de l'autre main il lui ferma la bouche: --Ce soir, je ne partirai pas. FIN DE LA PREMIERE PARTIE DEUXIEME PARTIE I Le lendemain a midi, Philippe, le valet de chambre du comte de Chambrais, se decidait, apres avoir hesite plusieurs fois, a eveiller son maitre qui, rentre seulement a cinq heures, dormait du lourd sommeil des nuits prolongees. --Je demande pardon a monsieur le comte de le reveiller, dit-il en toussant discretement. C'est une depeche que j'ai recue de Mlle de Chambrais, il y a deja pres de deux heures; elle demande une reponse, alors... Brusquement le comte se mit sur son seant et prit le papier bleu que Philippe lui presentait sur un plateau. --Tire les rideaux. C'etait rue de Rivoli, en face des Tuileries, presque au coin de la place de la Concorde, que demeurait le comte, a l'une des expositions les plus claires et les plus ensoleillees de Paris assurement; cependant la nappe de lumiere crue qui emplit la chambre ne lui permit pas de dechiffrer la depeche qu'il tenait a bout de bras par coquetterie, il n'avait pas voulu se resigner encore aux lunettes ni aux pince-nez, et pour qu'il put lire, certaines conditions d'eclairage lui etaient necessaires, qu'il ne trouvait pas dans son lit drape de rideaux de satin rouge. --Lis toi-meme, dit-il en rendant la depeche a Philippe. "Prevenez mon oncle que j'ai besoin de le voir aujourd'hui et que je le prie de venir a Chambrais. S'il est deja sorti au recu de cette depeche, portez-la lui. Une voiture l'attendra a la gare a partir de deux heures." --Que me lis-tu la? --Rien que ce qui est sur la depeche. Le comte sauta a bas du lit et courut a la fenetre ou il trouverait l'eclairage qu'il lui fallait. Mais s'il n'avait rien compris a la depeche quand Philippe la lui avait lue, elle ne fut guere moins obscure quand il la lut lui-meme. Que se passait-il donc a Chambrais pour qu'elle l'appelat ainsi en toute hate? Il n'y avait pas a hesiter: il fallait partir. --Commande-moi deux oeufs et, une tasse de the, dit-il. Puis quand le valet de chambre fut sorti, il commenca a s'babiller. --Et je m'imaginais que l'emancipation me rendrait ma liberte! s'ecria-t-il tout a coup. Precisement, toutes sortes d'affaires exigeaient que ce jour-la il fut libre. A deux heures et demie, il avait un rendez-vous au Tattersall pour aider un de ses amis a choisir un cheval; a quatre heures, il presidait une seance d'escrime; a sept heures, il dinait au cabaret avec une petite femme charmante qui vingt fois avait refuse son invitation et capitulait enfin. Voila qu'il fallait changer tout cela, et ce qui l'ennuyait le plus au monde, ecrire un tas de lettres pour s'excuser: la visite au Tattersall, la seance d'escrime, passe encore, mais le diner! elle pourrait tres bien se facher, la petite femme charmante, alors c'etait une occasion perdue qui ne se retrouverait pas. A la hate il ecrivit ses lettres, a la hate aussi il avala son dejeuner, et a trois heures il descendait de voiture devant le perron du chateau ou Ghislaine l'attendait, seule. En la regardant il fut surpris de l'etrangete de son attitude, comme en ecoutant les quelques paroles qu'elle lui adressa, il le fut des sons rauques de sa voix tremblante. --Se serait-il passe quelque chose de plus grave que ce qu'il avait imagine? Ce fut ce qu'il se demanda en la suivant dans son appartement. Aussitot qu'ils furent entres dans le petit salon qui precedait la chambre de Ghislaine, elle ferma la porte avec un soin qu'il ne put pas ne pas remarquer; de meme il remarqua aussi que, malgre la chaleur, les fenetres donnant sur le Nord etaient closes. Il chercha les yeux de sa niece pour l'interroger, mais il ne les rencontra pas. --Eh bien! mon enfant, que se passe-t-il? demanda-t-il a mi-voix d'un ton affectueux et encourageant. Elle ne repondit pas. --Tu as besoin de moi, me voila, tout a ta disposition. Elle se cacha le visage entre ses deux mains et, d'une voix brisee, a peine perceptible, elle murmura. --La chose la plus infame, la plus monstrueuse.... L'emotion lui coupa la parole, et ce ne furent que des sons inintelligibles pour M. de Chambrais qu'elle prononca; puis, brusquement, elle s'arreta et fondit en larmes. Il comprit que ce qu'il avait imagine etait a cote de la verite, terrible a coup sur, mais sans pouvoir la deviner, sans oser meme l'envisager hardiment. Pourtant, il fallait venir en aide a la pauvre enfant, et par de bonnes paroles la pousser, la forcer: --Ma chere enfant, ma petite fille, si tu avais encore ton pere, ce qui t'oppresse, tu le lui confierais, n'est-ce pas? Il est vrai que je n'ai pas ete tout a fait un pere pour toi, mais je t'assure que j'en ai l'affection, la tendresse, l'indulgence.--Parle-moi donc comme s'il t'ecoutait. Il s'etait approche d'elle et l'avait prise dans ses bras; elle s'appuya contre lui, la tete basse, et il sentit qu'un tremblement la secouait. Il attendit un moment, car s'il fallait l'encourager, c'etait sans la brusquer. --Je n'ose pas, murmura-t-elle, je ne peux pas. Puis, baissant encore la voix: --Vous souvenez-vous de ce que vous m'avez dit a propos de mon gout pour la musique.... Un eclair le frappa: --Nicetas, s'ecria-t-il. --Oui. Tous deux en meme temps s'arreterent, et un silence s'etablit. M. de Chambrais se refusait a aller jusqu'ou ce qu'il voyait du desespoir de Ghislaine le poussait; et Ghislaine hesitait, reculait devant ce qu'il lui restait a dire. Il sentit qu'il devait l'aider et lui tendre une main qui l'entrainat et la soutint en meme temps. --Tu vois que j'avais raison de me defier de ce Nicetas et de te recommander la reserve avec lui. --Croyez, mon oncle, que je me suis toujours enfermee dans cette reserve. Ce fut un soulagement pour M. de Chambrais; il avait foi dans la parole de Ghislaine, et ce qu'elle disait, il savait qu'il pouvait le croire; si elle ne s'etait pas laisse prendre aux regards passionnes de ce musicien, rien de bien grave n'etait a craindre, semblait-il. Sans doute, il s'agissait de quelque declaration ridicule dont elle s'etait exagere la portee; il n'y avait qu'a congedier le drole, et cela serait facile. --Alors, parle, tu comprends qu'il faut tout me dire, si penible que cela puisse etre. --Comment? --Tu n'avais donc jamais encourage Nicetas? --Oh! jamais. --Cependant? --Je n'avais meme jamais admis la pensee qu'il put prendre mon attitude avec lui pour un encouragement: a la verite, il etait quelquefois etrange, souvent il me regardait d'une facon genante, il tenait des discours incoherents, mais je m'expliquais tout cela par la bizarrerie de son caractere. Comment supposer... --Evidemment. --Les choses en etaient la, et je me proposais meme d'observer avec lui une plus grande reserve encore, comme vous me l'aviez recommande, quand vendredi lady Cappadoce l'a retenu a diner.... --Et pourquoi? --Il y avait eu de l'orage; elle craignait qu'il ne fut mouille en retournant a la gare; enfin elle a pour lui, vous le savez, beaucoup de sympathie. Pendant le diner il s'etait montre ce que je l'avais toujours vu, ni plus ni moins etrange. En nous levant de table, lady Cappadoce et moi, nous fimes une promenade dans le parc, la pluie ayant cesse, et... lui partit pour la station; au moins je crus qu'il partait. Mais en rentrant apres notre promenade, je le trouvai dans ma chambre; sans doute il etait entre par une fenetre ouverte et il s'etait cache derriere un rideau d'ou il sortit quand je fus seule. Mon premier mouvement fut de me jeter sur la sonnette, mais il s'etait place entre elle et moi. Je pensai aussi a appeler, a crier, mais la peur du scandale me retint, la honte d'avoir a rougir devant les domestiques; et avant d'en venir la je voulus essayer de me defendre seule. --Bien, ma fille. --Dois-je vous repeter ce qu'il me dit? --Non, seulement ce qui est indispensable que je sache. --Il commenca par me dire qu'il fallait qu'il me parlat, qu'il y allait de sa vie; je lui repondis que je n'avais rien a entendre; que je l'ecouterais le lendemain, qu'il devait partir; mais il ne partit point et alors il se jeta a genoux.... --Je comprends, passe. --Je voulus sortir moi-meme, il se placa devant la porte. Je recommencai a le presser de partir, et il repondit qu'il m'obeirait si je voulais prendre l'engagement que je serais pour lui apres cet aveu ce que j'etais avant. Je refusai, et comme il s'obstinait a rester, a parler, je le menacai d'appeler a l'aide. A mon accent, il comprit que j'etais decidee a tout, plutot qu'a supporter ses outrages une minute de plus; il enjamba la fenetre, en me priant de me souvenir qu'il m'avait obei. --Et depuis? --Il m'etait impossible de le retrouver en face de moi; sans confesser la verite a lady Cappadoce, je la priai de lui ecrire pour le prevenir que les lecons etaient interrompues: puis pour ne pas etre exposee a ce qu'il revint dans ma chambre comme la premiere fois, je recommandai qu'on tint toutes les fenetres de mon appartement fermees, avant le diner; je me croyais en surete. Hier soir.... Elle s'arreta, et sa voix qui s'etait raffermie s'altera au point d'etre a peine intelligible. --Hier soir je rentrai chez moi, accompagnee de Jeanne; toutes les fenetres etaient fermees, et rien ne se presentait d'inquietant. Rassuree, je permis a Jeanne d'aller passer une heure chez sa mere, mais en lui ordonnant de fermer la porte de sa chambre et d'en emporter la clef: la mienne etait verrouillee. Au bout d'un certain temps, je passai dans le cabinet de toilette, et au moment ou je posai ma bougie sur la console.... --Il etait la! --Il me saisit dans son bras et me ferma la bouche d'une main. Je voulus appeler, me debattre, me degager, la force ma manqua. Quand je revins a moi, il n'etait plus la; une fenetre de ma chambre etait entrouverte. II Elle s'etait enfonce la tete dans la poitrine de son oncle, eploree, haletante, et lui la tenait sans trouver un mot a dire, bouleverse par la douleur et aussi fremissant d'indignation. --Ma pauvre enfant, murmurait-il, ma pauvre enfant! Puis s'interrompant dans sa tendre compassion, il se laissait aller aux mouvements de fureur qui le soulevaient: --Le miserable! L'horreur de la realite depassait ce qu'il avait ose craindre, et devant le desespoir de cette enfant qui lui inspirait une tendresse dont pour la premiere fois il sentait toute l'etendue, il restait aneanti. Cependant il fallait qu'il lui parlat, il fallait qu'elle comprit qu'elle pouvait se refugier en lui, car si quelque chose devait la relever et la soutenir c'etait a coup sur la certitude qu'elle ne serait pas abandonnee. --Ainsi, dit-il d'un ton qu'il aurait pris pour parler a un petit enfant, ta premiere pensee a ete de m'envoyer cette depeche. --N'etes-vous pas tout pour moi? --Oui, mon enfant, ton coeur ne t'a pas trompee: je suis a toi, entierement a toi et desormais je veux que nous vivions comme pere et fille. J'ai eu tort de penser que tu etais assez grande pour n'avoir plus besoin de moi, et ma part de responsabilite est lourde dans ce malheur. Si j'avais ete ce que je devais etre, si j'etais reste pres de toi je t'aurais protegee, ma presence seule eut empeche ce qui est arrive. Tout d'abord elle n'avait pas compris mais peu a peu la lumiere se faisait. --Oh! mon oncle, murmura-t-elle. --L'oncle fait place au pere; oncle, je l'etais quand je t'ai donne lady Cappadoce, et je l'etais aussi quand j'ai provoque ton emancipation; pere, je le suis en te disant que je ne te quitterai plus jusqu'au jour.... Il allait dire "de ton mariage"; mais ce mot prononce en ce moment ne pouvait qu'eveiller des douleurs et des hontes nouvelles: il le retint a temps. --Que je ne te quitterai plus jusqu'au jour ou tu ne voudras plus de moi. Elle releva la tete, et le regarda avec une emotion qui disait combien profondement elle etait touchee. --Pour aujourd'hui, reprit-il, tu me fais preparer mon appartement ici, celui que je suis venu occuper quand tu es restee seule. --Qui aurait prevu alors que je pourrais etre plus malheureuse un jour que je ne l'etais en ce moment? N'ayant rien a repondre a ce cri desespere, il continua pour qu'elle fut obligee de le suivre. --Il importe que personne ne puisse remarquer que tu n'es pas dans ton etat normal, et si tu etais forcee de te contraindre, si tu devais amener un sourire sur tes levres quand tu aurais des yeux pleins de larmes, ce serait un supplice que je veux t'epargner. Nous partirons donc demain ou apres-demain en voyage, pour aller droit devant nous; et bien entendu nous laisserons lady Cappadoce au chateau, n'emmenant que Philippe, qui est aussi incapable de voir ce qu'on ne lui montre pas que s'il etait aveugle. Il s'arreta quelques secondes, car ce qu'il avait a dire etait si delicat, si difficile, qu'il ne savait comment l'aborder: cette nuit n'avait pas fait que Ghislaine ne fut encore l'innocente et pure jeune fille qu'elle etait la veille, et il fallait qu'il parlat sans que cette innocence fut effleuree. --Il se peut, continua-t-il, que nous soyons empeches de revenir a Chambrais avant... plusieurs mois, un an, peut-etre. Sans doute, il est a esperer que cette crainte ne se realisera pas, et meme les probabilites sont pour la non realisation; mais il faut la prevoir; dans ce cas nous irions a l'etranger, quelque part ou nous aurions la certitude de n'etre pas connus, et nous attendrions. Comme il sentit la main qu'il tenait dans la sienne se mouiller de sueur, il poursuivit: --Si en ce moment je parle de cette menace qui, je le repete, est en dehors de la probabilite, c'est pour que des maintenant tu aies la certitude que quoi qu'il arrive, ce terrible secret restera entre nous; que ce qui s'est passe cette nuit et ce qui en peut resulter ne sera connu de personne; enfin que pour te defendre, te sauver, compatir a ton malheur, te plaindre ou te soutenir, tu auras une affection, une tendresse paternelles. Elle se jeta dans les bras de son oncle, mais sans trouver une parole, etouffee par les larmes. --A deux nous serons forts, dit-il doucement, et si pendant le temps qu'il nous reste a passer ici tu peux t'observer, j'arrangerai les choses pour que notre depart paraisse a tous la chose la plus naturelle du monde: lady Cappadoce sait-elle que tu m'as envoye une depeche? --Je ne crois pas. --Dans le cas ou elle le saurait, est-il possible que cette depeche soit une reponse a une lettre que tu aurais recue de moi? --Sans doute. --Eh bien! il en sera ainsi: notre voyage n'aura pas ete arrange aujourd'hui; je te l'aurai propose il y a plusieurs jours--ce qui a son importance, tu le comprends--aujourd'hui je ne serai venu que pour nous entendre definitivement. C'est ainsi que tout de suite je vais presenter les choses a lady Cappadoce. Toi, pendant ce temps, fais atteler une voiture qui me conduira a Paris. --Vous voulez? --Ne t'imagine pas, pauvre petite, que je veuille revenir sur ce que j'ai dit: je suis a toi, entierement; si je vais a Paris c'est pour toi; je dois voir ce miserable. Elle eut un fremissement. --C'est de ton honneur qu'il s'agit, c'est de l'honneur de notre nom; aie confiance en moi. Elle releva la tete et lui tendant la main: --Toute confiance, mon oncle. --Si tu ne veux pas rester ici, exposee aux questions de lady Cappadoce et a sa curiosite, viens avec moi a Paris, tu m'attendras a l'hotel tandis que je serai chez lui, et nous rentrerons ce soir ensemble. A la veille d'un depart, il est tout naturel qu'on ait des courses a faire dans les magasins. Ce sera ton explication. Pendant que le comte annoncait son voyage a lady Cappadoce, si ebahie qu'on ne l'emmenat point qu'elle ne trouvait pas un mot a repondre, Ghislaine, devant une glace se baignait le visage, tachant d'effacer les traces de ses larmes: quand M. de Chambrais la fit appeler, elle etait prete a partir. En chemin, pour la distraire, il voulut discuter leur plan de voyage: ou desirait-elle aller? Mais elle n'avait aucun desir, bien qu'elle ne fut pas plus blasee sur les voyages que sur les autres plaisirs, qui avaient ete reserves pour ses premieres annees de mariage. Si l'ete leur interdisait l'Espagne et l'Italie, il leur restait les pays du nord: la Hollande, la Norvege. Le Danemark ne la tentait pas plus que la Hollande, la Norvege que le Danemark. Pourquoi ne pas rester en France, dans un village au milieu des bois, ou au bord de la mer? A quoi bon parcourir des pays plus ou moins curieux qu'elle verrait mal? Mais elle n'eut pas plutot fait cette reponse qu'elle en comprit l'egoisme, et tout de suite elle s'en excusa en priant son oncle de choisir lui-meme le pays qu'il aurait plaisir a voir ou a revoir, et ce fut sur la Hollande que decidement tomba ce choix. Cette discussion eut cela de bon qu'elle occupa la route: obligee de suivre son oncle, obligee de lui repondre, Ghislaine se calma. La honte de la confession commencait a perdre de son intensite premiere, en meme temps que l'horreur de sa situation s'attenuait dans la tendresse qu'elle rencontrait. Certes, elle avait compte sur cette tendresse, et c'etait cette confiance qui lui avait donne la force de l'appeler a son aide; mais comment eut-elle imagine que son oncle, dont elle connaissait les idees et les habitudes d'independance, allait sacrifier ses idees et ses habitudes pour se donner a elle avec ce devouement? L'emotion qu'elle eprouvait a se sentir ainsi soutenue lui desserrait le coeur. En arrivant a Paris, M. de Chambrais la laissa a l'hotel: --Tache de n'etre pas trop impatiente, ma mignonne: tu comprends que je peux ne pas le rencontrer chez lui; peut-etre faudra-t-il que je revienne a une heure ou il y a chance de le trouver. Il avait envoye chercher une voiture de place, il se fit conduire rue de Savoie ou demeurait Nicetas; a sa demande, la concierge repondit que justement M. Nicetas etait chez lui: --Au cinquieme, la porte et gauche, au fond du corridor. Ces cinq etages, le comte les monta lentement; pour les memes raisons qui lui avaient fait laisser sa canne dans son fiacre, il s'arretait a chaque palier: il fallait qu'il se calmat et ne se laissat pas entrainer par la colere indignee qui le poussait; c'etait de sang-froid, avec dignite, qu'il devait aborder cet entretien et le conduire a sa fin. Au dernier palier il fit une longue pause, car malgre tout ce qu'il s'etait dit et se repetait, il ne se sentait pas maitre de ses nerfs. La nature pas plus que l'education n'avaient fait de lui un de ces hommes apathiques qui supportent les coups du sort en tendant le dos, et preparent leur joue droite quand ils ont recu un soufflet sur la gauche. En lui donnant la taille et la carrure d'un cuirassier, les muscles d'un gymnaste, les capacites et les exigences stomacales d'un gentilhomme campagnard grand mangeur, grand buveur, grand chasseur, grand marcheur, egalement fort dans tous les sports, la nature ne l'avait pas predispose a la retenue ou a la timidite. Ordinairement, il allait droit devant lui, fierement, cranement; la tete haute et le nez au vent, ne subissant d'autres regles que celles de sa fantaisie, d'autres lois que celles des convenances ou de sa conscience. Aussi lui en coutait-il, dans ces circonstances, de ne pas entrer simplement chez ce miserable pour lui casser les reins et lui tordre le cou comme il le meritait; ce qu'il eut fait sans le moindre scrupule, si l'honneur de cette pauvre petite n'eut ete en jeu. Et c'etait cette lutte meme contre l'impulsion de son caractere qui le rendait hesitant: comment se contiendrait il lorsqu'il aurait ce lache gredin devant lui? Une femme, qui entr'ouvrit une des portes donnant sur le palier et l'examina avec la curiosite d'une commere a l'affut de ce qui se passe chez ses voisins, le decida: sachant qu'on pouvait l'ecouter, il serait plus maitre de soi. Il suivit le corridor; au bout se trouvait la porte que lui avait indiquee la concierge, la cle dans la serrure. Il frappa. On ne repondit pas. Il frappa plus fort. --Entrez, dit la voix de Nicetas du ton bourru d'un homme mecontent qu'on le derange. Sous la main impatiente et nerveuse de M. de Chambrais la cle accrocha dans la serrure, mais cependant la porte s'ouvrit: Nicetas qui etait assis a une table, ecrivant, tourna la tete d'un mouvement impatiente; mais en reconnaissant M. de Chambrais il se leva violemment: --Monsieur de Cham... Le comte leva sa main puissante et d'un geste energique lui ferma la bouche si violemment que le nom fut coupe. --Ne prononcez pas de noms. De sa main levee il montra la porte et les quatre murs: --Personne ne doit entendre ce qui va se dire entre nous; parlons bas. III La piece dans laquelle M. de Chambrais se trouvait etait plutot un atelier de peintre qu'une chambre. Amenagee dans les greniers de cette vieille maison, elle recevait le jour par un chassis ouvert dans le rampant du toit, et ses dimensions comme la hauteur de son plafond n'avaient rien des petits logements qu'on rencontre ordinairement a ces hauteurs. Mais par ou elle se rapprochait de ces logements, c'etait par la pauvrete de son ameublement consistant en trois chaises de paille et une table de bois noirci; de lit on n'en voyait point, mais un paravent recouvert de papier peint developpe dans un angle pouvait le cacher derriere ses feuilles; au mur, en belle place, etait accrochee dans un cadre, dont la dorure tirait l'oeil, une gravure representant un militaire en grand uniforme--le fameux portrait qui avait si fort provoque l'etonnement de Soupert et la sympathie de lady Cappadoce. --Nous sommes seuls? demanda le comte en montrant ce paravent. --Oui, monsieur. --Le cri qui vous a echappe en me voyant entrer est l'aveu que vous savez ce qui m'amene. Nicetas etait reste dans l'attitude polie de l'homme qui recoit un personnage important; il se redressa, et prenant une physionomie de defense: --Je suis a votre disposition, monsieur. Le comte fit brusquement un pas en avant, le poing crispe; mais il se retint, et attendit un moment, pour se donner le temps de retrouver un peu de son sang-froid. --A ma disposition! dit-il enfin les dents serrees, en sifflant ses paroles, ahi vraiment, a ma disposition, vous! Et il le regarda de si haut, avec tant de dignite, que Nicetas baissa les yeux: --Vous imaginez-vous que je viens vous demander de me faire l'honneur de vous battre avec moi? --Vous venez me demander quelque chose, au moins, puisque vous etes ici. Il avait releve la tete, regardant le comte en face, d'un air de defi. De nouveau M. de Chambrais prit un temps assez long avant de repondre, et au lieu de repliquer, a cette insolence, il continua: --Nous battre, n'est-ce pas; la belle affaire! --Le comte de Chambrais contre Nicetas le musicien. M. de Chambrais haussa les epaules avec une pitie meprisante: --Decidement, vous etes un sot. --Monsieur le comte! --Quel autre qu'un sot peut s'imaginer qu'un duel est possible entre vous et moi? comprenez donc qu'il ne s'agit ni--il baissa la voix--de moi, ni de M. Nicetas, le musicien, mais uniquement de... votre victime. Que nous allions sur le terrain, que je vous tue, n'est-ce pas le plus sur moyen de la deshonorer? Si je pouvais vous tuer, ce ne serait pas dans un duel, ce serait en vous tordant le cou comme vous le meritez. Cela fut dit avec une fierte si haute que Nicetas, malgre son assurance, ne soutint pas le regard terrible que le comte lui avait assene. --On se bat entre honnetes gens, on ne se bat pas contre... l'homme que vous etes. --Alors, que voulez-vous? --Je vais vous le dire. Mais avant, cessez de me regarder avec cet air menacant; vous devez bien voir qu'on ne m'intimide pas, pas plus qu'on ne me met dehors. Il etait devant la porte, a laquelle il tournait le dos; sur sa large poitrine, il croisa ses deux bras puissants, les poings fermes. --Ce que je veux de vous: mettre ma niece a l'abri de vos poursuites en vous prevenant que si vous faisiez une tentative pour la voir et penetrer dans le chateau, on vous tuerait comme un chien! A partir d'aujourd'hui je ne la quitte plus, et je donne des ordres pour qu'on vous tire dessus. Nicetas secoua la tete en homme qui ne se laisse pas intimider. --C'est une menace, continua M. de Chambrais, et c'est sur elle que je compte pour vous tenir a distance, n'etant pas assez simple pour faire appel a un autre ordre de sentiments. --Peut-etre avez-vous tort, monsieur; d'abord parce qu'une menace de mort n'est efficace que sur ceux qui ont peur de la mort, et ce n'est point mon cas; ensuite, parce que j'aurais pu ecouter cet appel a d'autres sentiments. --Vous voulez de l'argent, vous? Nicetas blemit, son visage prit une expression de sauvagerie feroce: il ne regardait plus a travers les meches de ses cheveux tortilles qu'il avait franchement rejetes en arriere; dans sa face contractee, ses yeux noirs lancaient des flammes. --Vous ne savez pas a qui vous parlez, s'ecria-t-il. --A qui? Nicetas leva la main vers le portrait, mais tout de suite, violemment, il la rabaissa. --A un miserable, dit-il, oui, monsieur, a un miserable, mais qui ne veut pas d'argent. Vous ne voyez en moi qu'un lache et vous entrez ici la menace a la bouche, plein de mepris, plein de fureur. --Que vous ne meritez pas? --Que je merite, cela est vrai; mais enfin a ma faute.... --Votre faute! --....A mon crime il y a une explication et une excuse. --Une excuse au crime le plus lache --L'amour; j'aime mademoiselle de Cham... --Je vous ai dit de ne prononcer aucun nom. --J'aime... celle pour laquelle vous etes ici; et c'est cet amour, cette passion qui m'a entraine. Est-ce ma faute si cet amour s'est empare de moi, m'a pris tout entier et m'a rendu fou? Croyez-vous qu'on puisse laisser vivre cote a cote une jeune tille et un jeune homme sans qu'il en resulte autre chose qu'un echange de politesses banales? croyez-vous qu'ils peuvent executer les morceaux les plus passionnes de la musique, rien qu'avec leurs doigts, mecaniquement, sans que la tete et le coeur se prennent? Peut-etre est-ce possible pour certaines natures. Cela ne l'a point ete pour moi. Peu a peu l'amour s'est glisse dans mon coeur. En voyant mademoiselle de... en la voyant si charmante, en decouvrant chaque jour une seduction nouvelle, cette passion a grandi, et il est venu un moment ou je n'ai pas pu la taire. Je suis entre chez elle pour lui dire cet amour que j'aurais maintenu aussi soumis, aussi respectueux qu'elle l'aurait exige. Elle n'a pas voulu m'ecouter; elle n'a pas voulu me comprendre. Elle m'a demande de partir, je lui ai obei, Si j'avais ete l'homme que vous croyez, serais-je parti alors? Nous etions seuls, portes et fenetres closes, je n'avais qu'a la prendre, et cependant je ne l'ai pas prise. --Par grandeur d'ame, par honnetete, par delicatesse? Non. Par calcul. Vous avez cru qu'oubliant cet outrage, elle vous admettrait pres d'elle comme par le passe, et qu'un jour, se laissant toucher par cet amour respectueux et soumis, elle se donnerait: --Je n'ai point fait de calcul. --Et moi je vous dis que vous en avez fait un, puisque vous lui avez propose un marche. Eleve de Soupert, vous vous etes souvenu que votre maitre s'etait fait aimer d'une jeune fille de notre monde, et vous vous etes demande pourquoi il n'en serait pas de vous comme de lui: il l'avait bien forcee au mariage, pourquoi n'arriveriez-vous pas au meme resultat? L'affaire etait bonne. Malheureusement pour vous, votre calcul etait faux: vous ne vous etiez pas fait aimer, et maintenant vous vous etes fait mepriser et hair si profondement, que la malheureuse se jetterait plutot dans les bras de la mort que dans les votres. --Que vous dirai-je? vous me croyez capable de toutes les bassesses; je n'ai pas a me defendre. Et cependant si je voulais, je vous prouverais que toutes ces explications que vous entassez pour m'en accabler ne reposent sur rien. --Si vous vouliez! mais vous ne voulez pas. --A quoi bon? Et pourtant. Brusquement il alla a la table ou il etait assis quand M. de Chambrais etait entre et, prenant une lettre, il la tendit ouverte au comte. --Lisez cette lettre, dit-il je l'ecrivais a mademoiselle de Chambrais, et, puisque je ne vous attendais pas,--mon cri de surprise en vous voyant vous l'a prouve,--vous ne pourrez pas supposer que je l'avais ecrite par calcul, pour ma defense, et vous verrez si d'avance elle ne repondait pas a vos accusations. --Et que m'importe votre lettre, repondit le comte dedaigneusement sans avancer la main. Mais il n'eut pas plutot dit ces quelques mots, qu'une reflexion le fit revenir sur ce premier mouvement de mepris. Deja Nicetas avait repose la lettre sur la table. --Donnez, dit le comte. Se placant sous le chassis d'ou la lumiere tombait vive et crue, il lut: "Voudrez-vous lire cette lettre? Aurez-vous le courage de la lire? "Pourtant, il faudrait que vous sachiez. "A vous aussi il a manque une mere, un pere, mais en grandissant vous avez compris que vous aviez la fortune, la consideration, l'honneur, le nom; rien a mendier; pas d'indignation a dompter; pas de situation a conquerir; la vie toute faite, un peu vide d'affections sans doute, cependant aimable, brillante, solide, forte a jamais et pouvant s'emplir de joie et d'amour. Il s'agissait pour vous de laisser couler les jours, doucement, sans rien brusquer, et le bonheur etait la tout pret a vous attendre, a vous guetter. "Pour moi, si je n'ai eu ni parents ni soutien dans mon enfance, en grandissant j'ai vu s'assombrir mon ciel deja charge, il fallait faire ma place. Comment? Qu'est-ce qui aide les abandonnes, les solitaires, les pauvres? Et je n'etais pas humble. Et j'ai toujours repousse les platitudes avec degout. Et je sentais dans mes arteres la chaleur d'un sang de sauvage. "Alors, j'ai considere la vie comme une bataille, bataille contre le destin le plus injuste, le plus inegal qui soit. J ai donc combattu en vindicatif que je suis, a coup d'epaule, a coup de poing; c'est une habitude que j'ai prise d'autant plus facilement qu'elle s'accordait avec mon temperament, et je n'ai jamais pu l'abandonner; j'en ai ete l'esclave, meme dans l'amour. "Je vous aimais; et je m'imaginais que je pouvais etre heureux par cet amour. "Mais c'etait une nouvelle lutte, puisque c'etait vous que j'aimais. Cependant j'en avais assez de cogner en sourd sans jamais rien recueillir de bon; et il fallait cette fois que ma rage contre le sort qui m'a toujours soutenu quand j'ai voulu tenter quelque chose, me conduisit a une resolution qui devint ma force. "Les circonstances ont encore domine ma volonte et c'est brutalement, c'est par surprise que je vous ai avoue mon amour, entraine, pousse malgre moi. "Ah! pourquoi m'avoir repousse, pourquoi n'avoir pas permis que je vous revoie: il ne fallait que cela pourtant: vous voir, vivre pres de vous, vous aimer respectueusement, pour que je sois celui que je voulais etre. "Repousse, chasse, votre porte fermee, separe de vous pour toujours, c'etait une nouvelle lutte plus decisive et plus grave que toutes les autres: je n'ai pas recule; je l'ai engagee. "Oui, j'ai ete indigne; oui, j'ai ete criminel, et envers une femme idolatree; mais je sentais que sans violence vous m'echappiez et que vous n'aviez meme pas pour moi sympathie ou pitie. "Maintenant cette pitie, qui serait ma gloire, la ressentirez-vous jamais? "Au moins, croyez-le, je ne suis ni vil, ni lache; j'aime et je demande seulement que vous me laissiez aimer; oubliez; je ne serai plus pour vous que ce que vous voudrez que je sois. Laissez-moi revenir, reprendre notre existence d'hier, et je serai heureux; je n'aurai pas d'exigences; les remords ont etouffe la revolte, et c'est un malheureux repentant soumis, qui se traine a vos pieds pour implorer son pardon." --Vous alliez envoyer cette lettre? demanda M. de Chambrais. --Ce soir meme. --Je la prends. Nicetas hesita un moment, pendant que M. de Chambrais, la pliant, la mettait dans sa poche. --La lira-t-elle? demanda-t-il. --Allez-vous aussi a moi proposer un marche? Je n'ai qu'une reponse a vous faire, c'est vous repeter ce que je vous ai dit: une nouvelle tentative, et l'on vous tire dessus; vous avouez que vous etes un sauvage; c'est en sauvage que vous serez traite. IV C'etait sur les distractions du voyage, le mouvement, la fatigue que M. de Chambrais avait compte pour occuper Ghislaine. Mais ce qui plus que ces distractions, plus que le mouvement, le changement, le nouveau, la fatigue, occupa Ghislaine et l'arracha a elle-meme, ce fut la tendresse qu'elle trouva chez son oncle. Depuis qu'elle etait orpheline, il s'etait montre le meilleur des parents assurement, bon, prevenant, indulgent, affectueux, mais avec l'acuite de sentiment d'un coeur inquiet, qui exige tout precisement parce qu'il n'a rien; elle avait tres bien demele qu'il ne se donnait pas entierement comme elle l'aurait voulu. Qu'il vint dejeuner a Chambrais comme il lui en faisait la fete assez souvent, il n'oubliait jamais l'heure du depart; toujours il avait les meilleures raisons pour rentrer a Paris, des rendez-vous pris; on l'attendait; une affaire importante; la prochaine fois il s'arrangerait pour rester plus longtemps, mais cette prochaine fois n'arrivait jamais: malgre son affectueuse bonte, il etait oncle comme elle n'etait pour lui qu'une niece, et non une fille. Mais fille elle etait devenue le jour ou ils avaient quitte Paris pour Bruges, et dans la douceur de se sentir enveloppee d'une tendresse qu'elle avait si longtemps appelee sans la trouver telle qu'elle l'imaginait, son angoisse nerveuse s'etait fondue: elle n'avait point doute de lui quand il avait dit que "l'oncle desormais ferait place au pere", mais ce n'etaient que des paroles qui n'avaient qu'un sens vague pour son coeur bouleverse, tandis que maintenant ces paroles etaient realite. Jusqu'a ce moment la vie de M. de Chambrais s'etait partagee en deux parts inegales, l'une tout au plaisir, l'autre tout au devoir. Pendant les treize annees qu'il avait donnees a sa mere aveugle, l'accompagnant partout, ne la quittant pas du matin au soir, lui faisant la lecture, l'entretenant, la distrayant, l'occupant, il avait pris des habitudes de sollicitude, de prevenance, de petits soins qui lui etaient instantanement revenus aupres de Ghislaine. Dans ce role l'homme de plaisir eut ete mal place, mais l'homme de devoir fut tout de suite a son aise; il n'eut qu'a se souvenir. Cependant ce ne fut pas sans un sentiment de regret qu'il quitta Paris, et quand dans la gare du Nord, se promenant devant le coupe qu'il avait fait retenir, il se demanda quand il reviendrait, il eut un mouvement de contrariete et de melancolie. --Il ne ferait donc jamais ce qu'il voudrait; toute sa vie il serait esclave; et quand la liberte lui serait rendue, si jamais elle l'etait, la vieillesse l'empecherait d'en profiter. Mais ce souci personnel ne tint pas contre le regard inquiet de Ghislaine: ce n'etait pas a lui de l'attrister; aussitot il monta pres d'elle et ne s'occupa plus que de l'installer avec les attentions et les precautions d'un habitue des voyages. --Sais-tu, mignonne, dit-il, que notre excursion va etre un plaisir pour moi? --Vraiment, vous etes trop bon, mon cher oncle. --Mais pas du tout, ce que je te dis est sincere. C'est la premiere fois que tu sors de Paris: tu vas ouvrir des yeux grands comme ca, et je vais jouir de tes etonnements. Je t'en prie, ne sois pas correcte, et si tu peux redevenir enfant, laisse-toi aller. Surtout, questionne-moi. Je ne suis pas bien savant, et quand nous serons devant les chefs-d'oeuvre des peintres flamands et hollandais, il ne faudra pas me demander des dates, mais je peux encore ciceroner. Tu me diras ce que tu penses, ce que tu sens, et ce me sera une joie de voir tes idees s'eveiller. Quoi de plus charmant qu'une aurore! Il s'arreta, car plus d'une fois, pour expliquer et justifier la vie severe imposee a la jeunesse de Ghislaine, il lui avait dit que cette severite tenait a de certains scrupules: il voulait reserver a un mari aime la joie de lui montrer le monde. Comment evoquer un pareil souvenir en ce moment? Comment faire allusion a un mari ou un mariage? Ce mariage, c'etait celui qu'elle avait accepte si franchement. Ce mari, c'etait le comte d'Unieres. Tout ce qui pourrait les evoquer serait une blessure. Qui pouvait savoir le chemin qu'en quelques jours ce projet avait fait dans cette imagination et dans ce coeur de jeune fille? Pour combien l'aneantissement de l'avenir qu'elle s'etait bati entrait-il dans son desespoir? car pour elle ce mariage qu'elle desirait etait rompu, et ce mari qu'elle aimait deja peut-etre etait perdu. Tout ce qu'il aurait pu dire a ce sujet eut ete aussi inutile que dangereux. Si ce projet pouvait etre jamais repris, ce qu'il ignorait lui-meme, ce ne serait que plus tard. Pour le moment, le silence seul convenait a cette situation, et c'etait dans un silence absolu qu'il devait se renfermer en attendant. Le train filait. A droite se decoupaient, sur le bleu du ciel, les hautes cheminees et les combles du chateau d'Ecouen; a gauche c'etait Chantilly, ses etangs, sa foret et son chateau: les sujets de causerie s'enchainaient et Ghislaine n'avait le temps ni de revenir en arriere, ni de reflechir. Elle l'eut bien moins encore a Bruges, a Ostende, ou pour la premiere fois elle vit la mer, a Anvers ou les Rubens de la cathedrale et les Metsys du Musee ouvrirent a son esprit tout un monde nouveau. Le voyage se continua lentement; aux rives vertes de l'Escaut succederent celles non moins vertes et non moins douces de la Meuse; aux eblouissements des Rubens, les revelations des Rembrandt de La Haye et d'Amsterdam. Chaque soir, M. de Chambrais, en faisant l'examen de la journee ecoulee, s'applaudissait d'avoir eu cette idee de voyager, car chaque soir il la trouvait plus calme que la veille, plus reposee: evidemment la distraction et la fatigue operaient sans qu'elle en eut conscience. Ce n'etait pas seulement une distance materielle qui l'eloignait de Chambrais, c'etait encore une distance morale: l'angoisse des premiers moments s'affaiblissait. A la verite, lorsqu'elle venait le matin se mettre a sa disposition pour partir en excursion, il remarquait en elle, bien souvent, sur son vissage ou dans son attitude, des traces evidentes de trouble; des plis au front et aux levres, des contractions aux paupieres, une profondeur de regard qui disaient que son sommeil avait ete agite, mais il lui semblait que ces plis etaient maintenant moins profonds qu'en quittant Paris, et comme pendant la journee ils s'effacaient peu a peu, il se disait que bientot ils disparaitraient entierement si des complications ne se presentaient pas. C'etait un grand point obtenu que cette amelioration continue, et tel qu'on pouvait esperer la guerison dans un delai donne, mais il y en avait un autre plus grave qui restait et devait rester douteux pour quelques semaines encore. Pere, il avait pu le devenir: mere, il ne le pouvait pas, et il y avait certaines questions qu'une mere seule aurait su adresser a cette jeune fille. Condamne au silence, il en etait reduit a l'observer pour tacher de deviner ce qui etait impossible a demander, mais encore etait-ce avec une extreme reserve, car lorsqu'il la regardait un peu trop franchement il etait sur de la voir aussitot troublee et mal a l'aise, confuse et honteuse pour plusieurs heures. Ce n'etait donc qu'a la derobee qu'il pouvait chercher en elle un indice qui fut une lumiere, et s'il en trouvait un plus ou moins caracteristique, il ne l'acceptait jamais sans hesitation: parce que ses yeux s'entouraient quelquefois le matin d'un cercle bistre; parce que son regard avait perdu de sa vivacite; parce que sa peau se decolorait, en resultait-il necessairement qu'il devait croire a une grossesse? Et des raisons toutes simples ne se presentaient-elles pas aussitot a l'esprit pour expliquer ces changements sans se jeter tout de suite aux extremes? Si la grossesse pouvait etre possible, etait-elle probable? Il eut fallu un medecin pour distinguer les nuances qui se presentaient dans ses observations, et il l'etait aussi peu que possible, surtout en cette partie de la medecine. Quand il avait remarque un indice qui lui paraissait offrir quelque precision il interrogeait Ghislaine, mais d'une facon si vague que les reponses qu'il obtenait ne pouvaient guere avoir de sens. Qu'elle ne mangeat pas a un repas, il lui demandait si elle avait mal a l'estomac, et quand elle avait repondu negativement il n'insistait pas. Cependant n'etait-il pas bizarre qu'elle ne voulut jamais de bouillon gras et qu'elle ne but plus de vin? Ne l'etait-il pas qu'elle demandat toujours de la salade et des fruits? Se rappelant qu'une de ses amies avait, au commencement d'une grossesse, souffert de nevralgies dentaires, il questionna Ghislaine pour savoir si elle n'avait pas mal aux dents; mais comme il la vit surprise de son insistance, il se jeta dans des explications qui n'expliquaient rien du tout. --Dans un pays humide comme la Hollande, il est naturel d'avoir mal aux dents, alors j'avais pense... --Mais je n'ai pas mal aux dents, je vous assure. --Tant mieux! Sans doute tant mieux, mais ce n'etait qu'un leger soulagement et un mince sujet d'esperance: si la grossesse se manifeste quelquefois par des douleurs de dents, ce signe n'est pas constant et son absence ne signifiait pas qu'ils n'avaient rien a craindre: Ghislaine ne souffrait pas des dents, voila tout; rien ne prouvait qu'un autre symptome n'eclaterait pas le lendemain, decisif celui-la. Depuis qu'ils etaient a Amsterdam, leur temps se partageait en visites aux musees, aux collections particulieres et en promenades aux environs. Brook, Zaandam, Alkmaar, le Helder; ils se faisaient conduire en voiture sur le quai de l'Y, et la ils montaient dans l'un des nombreux petits bateaux a vapeur prets a partir; au hasard, ils verraient bien ou ils arriveraient. Un jour qu'ils s'etaient ainsi embarques sur un vapeur sans autre but que de passer entre des rives fraiches et vertes, de chaque cote desquelles s'etalaient d'immenses prairies rayees de canaux, avec ca et la un bouquet d'arbres ou une ferme en briques roses et au grand toit en tuiles noires, ils etaient arrives a un gros village appele Monnickendam; la M. de Chambrais se rappela que c'etait l'endroit d'ou l'on pouvait le plus facilement partir pour visiter l'ile de Marken, et il proposa cette excursion a Ghislaine qui accepta avec plaisir: ce serait sa premiere promenade sur mer; le temps etait beau, la traversee du detroit ne demandait pas en barque plus d'une heure, c'etait charmant. La barque quitta le petit port et bientot ils se trouverent au milieu d'une mer glauque, laissant derriere eux les clochers de Monnickendam, et se dirigeant sur le fanal de Marken, qui dans une brume legere se decoupait sur un ciel d'un gris tendre. C'etait a peine si la legere brise qui soufflait de terre faisait clapoter l'eau; cependant Ghislaine ne tarda pas a palir et a paraitre souffrante; son regard se troubla. Etait-il possible que par ce calme, sur cette mer tranquille, ce fut le mal de mer? Quand, descendus a terre il s'assirent sur la digue qui protege l'ile contre les vagues, il l'interrogea avec une anxiete qu'il n'avait jamais mise dans ses questions: --Est-ce que maintenant quelquefois, tu as mal au coeur? Elle avoua que depuis quelques jours, le matin en s'eveillant, elle avait des nausees. V D'ordinaire M. de Chambrais etait abondant dans ses discours quand il connaissait le pays ou ils se promenaient, mais bien qu'il fut deja venu a Marken dans un precedent voyage, ils parcoururent l'ile sans une de ces longues explications auxquelles il se plaisait. Ils marchaient lentement sur les etroites levees de terre qui coupent ce sol plat que souvent la mer recouvre, et quand ils arrivaient a un groupe de maisons, toutes de la meme forme, ne variant entre elles que par la couleur crue bleue, verte ou noire dont elles etaient peintes, ils s'arretaient un moment. Le retour sur la terre ferme et celui en bateau a vapeur a Amsterdam furent aussi silencieux. De temps en temps seulement, M. de Chambrais prononcait quelques mots insignifiants, et encore etait-ce plutot pour parler que pour dire quelque chose; puis il retournait aussitot a ses reflexions. Il n'y avait plus d'illusions a opposer a l'evidence ce mal de mer survenant sans raisons, et l'aveu des nausees du matin n'etaient que trop significatifs, alors surtout qu'ils s'ajoutaient aux symptomes deja observes: les changements dans la physionomie, les troubles d'estomac, les degouts pour certains aliments,--c'etait bien une grossesse. Cette conclusion, qui deja tant de fois s'etait presentee a son esprit, ne pouvait plus etre repoussee; les signes etaient desormais certains et maintenant ils allaient s'accentuer; les probabilites qu'il n'avait envisagees que pour les rejeter aussitot etaient devenues la realite. --Une Chambrais! Et bien qu'il eut combine et arrange longuement ce qu'il aurait a faire dans ce cas, il restait paralyse ce n'etait plus dans un delai plus ou moins recule, c'etait tout de suite qu'il fallait s'expliquer avec Ghislaine. Depuis leur arrivee a Amsterdam, ils avaient l'habitude d'employer leur soiree a une promenade dans les environs de la ville ou au Jardin zoologique, lorsqu'on y donnait un concert; il aimait a s'asseoir a une table dans ce jardin, tout plein de gens qui s'amusaient, et il prenait plaisir a jouir de l'effet que produisait Ghislaine, dont les cheveux noirs, le teint ambre, la finesse et la sveltesse contrastaient avec la beaute pale et plantureuse des femmes et des jeunes filles du pays qui occupaient les tables voisines. Quand, apres le diner, il entra chez elle, croyant la trouver prete a sortir, elle ne l'etait point. --Es-tu plus souffrante? demanda-t-il surpris. --Souffrante, non; mais si troublee, si angoissee, qu'avant de sortir je vous prie de me donner quelques instants. --Tu as quelque chose a me demander? Elle baissa la voix: --Pourquoi, tantot, sur la digue de Marken, avez-vous insiste afin de savoir si j'avais mal au coeur tous les matins? --Ah! tu as remarque que j'insistais. --Avec inquietude, et cette insistance rapprochee des questions que vous m'adressez a chaque instant sur ma sante est la preuve que vous craignez quelque chose de grave. Ce quelque chose, devez-vous me le dire, au contraire devez-vous me le cacher? C'est ce que mon angoisse me pousse a vous demander. Avant qu'il put repondre, elle continua: --A chaque instant, je sens votre sollicitude et vos prevenances pour adoucir les douleurs de ma situation, et si, depuis notre depart de Paris, j'ai pu me laisser distraire au lieu de rester toujours absorbee dans la meme pensee, c'est a cette sollicitude, a votre tendresse que je le dois; mais enfin vous ne pouvez pas faire que ce qui est ne soit pas. Peut-etre ce que je vous demande me l'avez-vous deja dit, quand vous m'avez explique qu'il se pourrait que nous fussions empeches de revenir a Chambrais avant plusieurs mois, et qu'alors nous irions a l'etranger, ou nous attendrions. Mais j'etais a ce moment si bouleversee, si peu en etat d'entendre et de comprendre, que je ne sais quel sens attacher a ces paroles qui ne sont peut-etre pas les votres precisement. --Au moins est-ce leur sens. --Pardonnez-moi de vous questionner. Sans doute, je devrais attendre; mais a bout d'anxiete, j'imagine que la verite, si cruelle qu'elle soit, ne peut pas etre pire que le doute; sans savoir rien, j'imagine tout, et ce tout me jette dans l'affolement: je vous assure qu'il y a des heures ou je me demande si j'ai ma tete. --Tu as raison, il faut s'expliquer, et je l'aurais fait deja, n'etait la difficulte, avec une chaste fille comme toi, de prononcer certaines paroles. Elle lui prit la main et l'embrassant: --Sure de votre appui et de votre affection, je suis peut-etre plus forte que vous ne pensez. --Ce n'etait pas de toi que je doutais, c'etait de moi; tu me montres ce que je dois faire, comme une brave que tu es. --Plus desesperee que brave, helas! Mais c'est peut-etre dans le desespoir qu'on prend quelquefois le courage. Ils resterent quelques instants sans parler; Ghislaine debout appuyee contre une console, M. de Chambrais marchant dans la chambre et s'arretant devant l'une des fenetres ouvertes, comme s'il regardait ce qui se passait sur l'Amstel, dont les rives droites, encaissees de quais, formaient perspective pour l'hotel, mais en realite regardant en lui-meme et cherchant comment aborder cet entretien, ce qu'il devait dire pour n'en pas trop dire. --Tu ne t'es pas trompee en pensant que mes questions sur ta sante visaient plus loin que l'heure presente, et que leur interet n'etait pas seulement immediat: elles avaient pour but de tacher d'apprendre si les craintes dont je t'ai parle et que tu viens de rappeler ne menacaient pas de se realiser. --Et elles se realisent? demanda-t-elle anxieusement. Il inclina la tete d'un signe affirmatif. --Elles paraissent se realiser. Comme elle attachait sur lui ses yeux eperdus, il baissa les siens: --Fais appel a tout ton courage, ma mignonne, et pardonne-moi de te parler un langage que j'aurais voulu epargner a ta purete... nous avons a craindre une grossesse. Elle ne repondit rien; mais comme il avait detourne la tete pour ne pas ajouter a sa honte en la regardant, il entendit qu'elle etait agitee par un tremblement qui secouait la console sur laquelle elle etait appuyee. --Je ne dis pas qu'elle soit certaine, continuait-il avec plus de liberte, car maintenant le mot terrible etait lache, mais enfin tu dois t'habituer a l'idee qu'elle est possible... et meme probable si nous ajoutons foi aux symptomes qui, depuis quelque temps, se sont manifestes dans ton etat; pour etre fixes, nous devrions sans douter consulter un medecin.... --Oh! --....Mais je ne vois pas qu'il soit utile de t'imposer cette nouvelle epreuve puisque le temps nous fixera lui-meme; nous n'avons qu'a attendre en prenant nos precautions. Il releva les yeux. Elle etait decoloree, chancelante, et de ses doigts crispes elle se retenait au marbre de la console; il la prit dans ses bras et la fit asseoir, gardant une de ses mains dans les siennes. --Si grand que soit notre malheur, dit-il vivement, il ne nous trouve pas desarmes. Tu n'es pas une pauvre fille ecrasee par le poids de sa faute et abandonnee. De faute tu n'en as pas commise, et c'est une grande force de pouvoir s'appuyer sur sa conscience. Abandonnee tu ne l'es pas, puisque tu peux t'appuyer sur ma tendresse. Nous pouvons donc resister. Je vais t'expliquer comment. Le jour ou tu m'as raconte... ce qui s'est passe, je t'ai dit que peut-etre nous serions empeches de revenir a Chambrais avant plusieurs mois, pendant lesquels nous irions a l'etranger; quelque part ou nous ne serions pas connus. Je ne pouvais pas, je n'osais pas a ce moment, m'expliquer plus clairement; mais ces menagements de paroles ne sont plus possibles aujourd'hui. C'est pour cacher cette grossesse qne nous irons a l'etranger, et ce sera pour cacher aussi la naissance de l'enfant, dont, tu le comprends bien, n'est-ce pas, tu ne peux pas etre la mere. Au long regard trouble qu'elle attacha sur lui, il sentit qu'elle ne le comprenait pas, comme il l'avait cru. --Tu admets, n'est-ce pas, reprit-il, que je connais le monde et la vie, et que, dans les circonstances ou nous nous trouvons, je dois savoir ce qu'il convient de faire? --Oh! sans doute. --Eh bien! la verite est que du jour ou tu m'as appele a ton secours, j'ai attendu le coup qui maintenant s'abat sur nous et me suis prepare a le recevoir; il ne me prend donc pas a l'improviste, et ce que je te dis est reflechi: tu peux avoir confiance. --Ce n'est pas le doute qui cause ma surprise, c'est l'ignorance: vous dites que cet enfant dont je serai mere ne peut m'avoir pour mere, c'est la ce que je ne comprends pas. --Tu vas comprendre. Le jour ou tu seras assez maitresse de ta volonte pour ne pas laisser ta physionomie te trahir, nous quitterons la Hollande et nous rentrerons a Chambrais. Le plus tot sera le mieux; mais je ne peux pas te fixer de date. Quand tu te croiras assez forte, tu me le diras, et nous partirons. Nous ne resterons que peu de temps a Chambrais; car il importe que nous soyons loin de Paris quand d'Unieres y reviendra... Un mouvement echappa a Ghislaine, mais M. de Chambrais continua comme s'il ne l'avait pas remarque: --Le pretexte de ce nouveau voyage sera un gout vif pour l'etude de la peinture qui t'aura pris en Flandre et en Hollande; un besoin de comparer les maitres de ces pays avec les maitres italiens. Ce pretexte sera une raison suffisante pour lady Cappadoce, pour nos parents et pour le monde. Nous partirons donc pour l'Italie. Mais comme en cette saison la chaleur serait dangereuse pour toi a Venise, a Florence, a Rome, nous ferons un sejour en Suisse d'abord, puis au bord du lac Majeur ou du lac de Come, la ou tu te trouveras le mieux; quand l'ete se calmera, nous descendrons vers le sud, Milan, Venise, Bologne, Ravenne, Florence, Pise, les petites villes de la Toscane, Rome et Naples. Je pense que ces etapes seront bonnes pour ton esprit qu'elles occuperont et distrairont, mais alors meme qu'elles ameneraient parfois un peu de fatigue et d'ennui, elles devraient avoir lieu quand meme, afin que tu puisses en parler a ton retour; c'est une sorte d'alibi que nous nous creons. Quand nous arriverons a Naples, il sera temps que nous ne nous exposions pas a etre rencontres par des personnes de connaissance. Alors nous partirons pour la Sicile ou nous passerons les derniers mois de la grossesse dans un village perdu aux environs de Palerme, a l'abri des indiscrets, et assez pres de la ville cependant pour avoir a notre disposition un bon medecin; ce sera ce medecin qui fera la declaration de l'enfant comme ne de pere et mere inconnus; apres quelque temps de repos nous reviendrons a Chambrais. --Et lui? --Qui? --L'enfant, murmura-t-elle. --Il restera chez la nourrice que nous lui aurons trouvee. --Mais c'est l'abandonner! --Peux-tu, toi, princesse de Chambrais, elever un enfant naturel; peux-tu rentrer en France en l'ayant a tes cotes? Je comprends ton cri: "C'est l'abandonner!" Mais il y a un autre abandon auquel nous devons penser, c'est celui de ton honneur, celui de l'honneur de notre nom. S'il etait possible que tu fusses la mere de cet enfant, toutes les precautions que nous prenons, toutes les combinaisons que j'arrange seraient inutiles; nous resterions simplement en France, et simplement nous confesserions la verite, en livrant le miserable a la justice. Pour etre eleve par une nourrice, une bonne nourrice, un enfant n'est pas perdu. --Et apres? --Quand il aura atteint un certain age, il viendra en France et je surveillerai son education. Enfin, plus tard, je l'aiderai a entrer dans la vie et lui laisserai par testament, ce qui me reste de fortune, car il sera ton fils, c'est-a-dire mon petit neveu, et je ferai pour lui ce que tu ne pourrais pas faire toi-meme. Peut-etre dira-t-on, peut-etre croira-t-il qu'il est mon fils; mais cela sera sans importance je peux, moi, avoir un enfant naturel. Tu vois que j'ai tout prevu, ou a peu pres. VI Pour eviter les questions et les observations de lady Cappadoce, M. de Chambrais voulut que Ghislaine ecrivit a celle-ci leur projet de voyage en Italie. En presence d'un plan arrete, il n'y aurait rien a dire. Mais il la connaissait mal: elle eut a dire, au contraire, et beaucoup. --Pourquoi l'Italie apres la Hollande? Que voulait-on cacher sous ces voyages qui s'enchainaient sans raison? Etait-ce un pretexte pour lui faire comprendre qu'on n'avait plus besoin de ses services? S'il en etait ainsi, pourquoi ne pas s'expliquer franchement? Elle n'etait pas femme a s'imposer. Aux premieres questions, Ghislaine avait ete decontenancee; mais ce souci egoiste de ramener tout a soi la tira d'embarras: comme il n'avait jamais ete question de se priver des services de lady Cappadoce, elle put demontrer avec la persuasion de la verite que cette idee ne reposait sur aucun fondement; elle allait en Italie parce que son oncle qui, avait pris plaisir a lui montrer la peinture flamande et hollandaise, voulait maintenant lui montrer la peinture italienne, voila tout; c'etait bien simple; et il fallut que lady Cappadoce se contentat de ces explications. Repoussee de ce cote, elle se tourna vers M. de Chambrais a qui elle essaya de presenter des objections de convenance sur ce long tete-a-tete entre un homme jeune encore et une toute jeune fille, mais elle fut recue de telle sorte qu'elle dut renoncer a se mettre en tiers dans ce tete-a-tete comme elle l'aurait desire. Evidemment on ne voulait pas d'elle; si bizarre, si extraordinaire que cela fut, il fallait qu'elle le reconnut, et elle ne s'expliqua cette bizarrerie que par la haute competence qu'elle s'attribuait dans les questions d'art: jaloux de cette competence, M. de Chambrais, qui etait un ignorant presomptueux--comme tous les Francais d'ailleurs--prenait ses precautions pour n'avoir pas a subir, a chaque pas, des lecons qui l'auraient humilie. Que faire a cela? Il n'y avait pour elle que deux partis a prendre: se soumettre ou se facher. Son premier mouvement fut de retourner en Angleterre; mais comme elle s'etait jure depuis longtemps de ne rentrer dans son pays qu'apres avoir recueilli un heritage qui devait la retablir dans son rang et que la mort maladroite lui faisait encore attendre, elle trouva qu'il etait plus digne d'obeir a son serment que de se laisser emporter par l'amour-propre si justement blesse qu'il fut, et elle se soumit. Lady Cappadoce n'etait pas la seule avec laquelle M. de Chambrais eut a prendre des precautions pour sauver les apparences; il avait aussi a faire accepter ce long voyage par les membres de la famille qui s'interessaient a Ghislaine et qui auraient pu s'etonner d'une absence de pres d'un an. Ce fut a ces visites qu'ils employerent les quelques jours qu'ils passerent a Paris. Partout l'accueil fut le meme: on felicita le comte et on complimenta Ghislaine: --Charmant voyage! --Etes-vous heureuse, ma chere enfant? Et Ghislaine dut montrer sa joie et repeter a tous qu'elle etait heureuse, bien heureuse de ce charmant voyage. Enfin ils purent partir. Il etait temps. Le sourire que Ghislaine avait du mettre sur ses levres pour parler des "joies de ce charmant voyage" etait un supplice. Ce fut seulement quand, en s'eloignant de Paris, elle put deposer son masque souriant, qu'elle trouva un peu de calme. Et cependant c'etait le grand saut dans l'inconnu qu'elle faisait. Que serait cette vie nouvelle si pleine de mysteres dans laquelle elle entrait? Que durerait-elle? Comment, se terminerait-elle? Il y avait la un insondable qui lui donnait le vertige lorsqu'elle se penchait au-dessus avec l'angoisse d'une curiosite ignorante: mere! enfant! que de questions ces mots suggeraient, sans qu'elle eut personne pour l'eclairer. Et c'etait avec un emoi paralysant qu'elle revenait aux arrangements pris par son oncle. Sans doute, elle devait croire qu'ils etaient dictes par l'experience de la vie et par la sagesse la plus ferme, et elle le croyait, n'imaginant pas qu'il y eut de plus honnete homme au monde que son oncle, de plus droit et de plus delicat que lui, mais malgre tout, au fond de sa conscience, une voix mysterieuse balbutiait de vagues protestations, que tout ce qu'elle se disait ne parvenait pas a etouffer; les meres se sacrifient pour leurs enfants, tandis qu'elle sacrifiait son enfant a son propre interet, a l'honneur, a l'orgueil de son nom. Plus d'une fois, sous l'obsession de cette pensee, elle fut sur le point de se confesser a son oncle; mais comment? Elle qui ne savait rien et n'etait rien, pouvait-elle se mettre en opposition avec lui? A quel titre? En appuyant sur quoi? Elle sentait qu'elle ne devait pas abandonner son enfant, mais le sentait-elle assez fermement pour avoir la force de resister a son oncle; et si cette force lui manquait, qu'obtiendrait-elle? Quand elle s'interrogeait sur ce point, elle etait obligee de convenir que cet amour des meres pour leurs enfants qui engendre ces sacrifices, et ces heroismes dont parle la tradition, etait bien faible en elle, si meme il existait, et que ce qu'elle trouvait dans son coeur comme dans son esprit, c'etait une sorte d'instinct vague, nullement un sentiment passionne. L'illusion n'etait pas possible: sa vie serait manquee dans tout ce qui fait le bonheur de la femme: elle aurait eu un amant, sans l'amour; elle aurait un enfant sans la maternite. Le programme trace par M. de Chambrais s'executait regulierement pendant qu'elle tournait ses tristes pensees, et si absorbantes qu'elles fussent, elles cedaient cependant aux distractions du voyage. Enfermee a Chambrais dans son appartement, elle fut toujours revenue au meme point: la grossesse, l'enfant, la maternite, l'abandon, la honte, mais le mouvement et le tourbillon du voyage ne pouvaient pas ne pas la secouer. A Chambrais, les journees s'enchainant les unes apres les autres eussent ete eternelles a passer: au Righi ou au Saint-Gothard, elles etaient si remplies que le soir arrivait sans qu'elle en eut trop conscience. A Chambrais, les nuits sans sommeil, agitees par la fievre et les tristes reflexions, eussent ete terriblement longues: a Andermatt ou a la Furca, la fatigue les faisait courtes. Les premiers jours, M. de Chambrais avait veille precisement a ce que Ghislaine ne se fatiguat point, et leurs promenades avaient ete limitees en consequence. Mais en voyant qu'au lieu de lui etre mauvaises, elles avaient au contraire une heureuse influence sur son etat general, il les avait peu a peu allongees. Pour etre mignonne, Ghislaine n'etait ni faible ni chetive; elevee a la campagne dans la liberte du plein air, elle n'avait pas besoin de menagements et de precautions qui eussent ete indispensables a une Parisienne; elle savait marcher et pouvait supporter le chaud comme le froid, la pluie comme le soleil; qu'elle fit de l'exercice, elle mangerait; qu'elle se fatiguat, elle dormirait; qu'elle fut toujours en mouvement, elle echapperait aux reveries de la reflexion et du retour sur soi,--le point essentiel a obtenir. La realite justifia ce raisonnement, non seulement elle mangea et elle dormit, mais encore les troubles et les malaises qui s'etaient manifestes en Hollande disparurent. Apres un mois passe dans la Suisse centrale, ils descendirent sur les lacs de la frontiere italienne, puis en septembre ils commencerent leur vrai voyage par Milan, Venise, Rome, pour arriver a Naples en novembre. Jusqu'alors Ghislaine avait pu se montrer sans que rien sur son visage ou dans son attitude provoquat la curiosite, et les personnes de leur monde qu'ils avaient rencontrees a Pise, a Florence et meme a Rome n'avaient pu faire aucune remarque inquietante: a la verite, on pouvait trouver qu'elle portait des vetements un peu larges, mais il y avait a cette tenue des explications toutes naturelles qu'on admettait sans aller en chercher d'invraisemblables: la liberte du voyage, la chaleur et, plus que tout, le dedain de la toilette qui chez mademoiselle de Chambrais etait notoire. Mais a Naples le moment etait venu de ne plus s'exposer a ces rencontres et de disparaitre, comme il etait arrive aussi pour M. de Chambrais de se debarrasser de son valet de chambre. Sans doute il avait pleine confiance dans ce vieux domestique attache a son service depuis plus de vingt-cinq ans, mais cependant elle n'allait pas jusqu'a le rendre maitre du secret de Ghislaine. Sous pretexte de lui faire surveiller des travaux de peintures et d'appropriation dans l'appartement de la rue de Rivoli, Philippe fut donc renvoye a Paris avec ordre de presser les ouvriers de facon a ce que le comte trouvat tout pret le premier janvier. Alors ils s'embarquerent pour Palerme par une soiree de beau temps, la mer devant etre plus douce a Ghislaine que ne l'aurait ete un voyage en voiture a travers les Calabres et le Sicile. Ce n'etait pas le hasard qui avait inspire le choix de M. de Chambrais. Vingt ans auparavant, il avait fait un voyage en Sicile. A cette epoque, il n'imaginait guere qu'il remplirait plus tard les roles de pere, mais il esperait que plus d'une fois il jouerait ceux de jeune premier et d'amoureux, et en visitant une petite ville des environs de Palerme, Bagaria, l'idee lui etait venue qu'on serait la a souhait pour se cacher avec une femme aimee, dans un pays delicieux, a l'abri de toute surprise. Ce reve ne s'etait pas realise, mais le souvenir lui en etait reste assez vivace pour s'imposer le jour ou il s'etait demande dans quel pays Ghislaine trouverait un refuge: tout de suite il avait pense a la Sicile et a Bagaria. Que serait cette Sicile, que serait cette petite ville dont son oncle lui avait tant parle? Depuis trois mois la question s'etait posee a chaque instant pour Ghislaine. Aussi quand l'heure de l'arrivee a Palerme approcha, alla-t-elle s'installer a l'avant du bateau. Elle resta la assez longtemps, les yeux perdus dans les profondeurs bleues de l'horizon. Enfin un point plus sombre se detacha sur la ligne indecise ou la mer et le ciel se confondent, et quand peu a peu le panorama verdoyant de Palerme se dressa devant elle montant du rivage jusqu'au cirque de montagnes grises qui l'encadrent, ce fut un emerveillement. --Tu vois! dit M. de Chambrais repondant au regard charme qu'elle avait fixe sur lui. Pour Bagaria non plus il ne l'avait pas trompee; et quand elle se trouva installee dans une villa dont les jardins occupaient les pentes du Monte-Catalfano, elle eprouva un sentiment de tranquillite et de repos, presque de confiance. A la verite, ces jardins, tout pleins d'ermitages, de ruines et de grottes avec des statues de personnages a figure de cire ou de betes d'une creation etrange, etaient bien ridicules, mais qu'importait? ces "embellissements" n'avaient pas supprime l'admirable vue de Palerme; pendant les trois ou quatre mois qu'elle allait vivre la, enfermee ou a peu pres dans cette villa, n'ayant pour se promener que les allees plantees d'orangers de ces jardins, cette vue lui ouvrirait au moins des echappees au dehors et cela suffirait. Cependant ces trois mois furent longs a passer et les promenades dans les jardins, pas plus que les contemplations de la mer n'auraient suffi pour les remplir si la sollicitude de M. de Chambrais n'avait trouve moyen de les couper de temps en temps. Les raisons qui l'avaient empeche de consulter un medecin depuis leur depart de Paris n'existaient plus, au contraire, il en trouvait de toutes sortes, pour en appeler un qui le dechargeat de responsabilites dont depuis trop longtemps il portait le poids tout seul. En l'habituant peu a peu a ce medecin, Ghislaine serait moins mal a l'aise avec lui au moment decisif; et, d'ici la, il l'eclairerait sur plus d'un point que lui, oncle, ne pouvait meme pas effleurer. Bien entendu, le comte n'etait debarque en Sicile ni sous son vrai nom, ni avec son titre; mais il suffisait de le voir pour comprendre que c'etait un client serieux qu'on avait tout interet a contenter; aussi quand il avait demande a un medecin de Palerme, reunissant a peu pres les conditions de savoir et d'age qu'il voulait, de venir une fois par semaine a Bagaria, avait-il vu sa proposition acceptee avec empressement. Il fallait une nourrice, et le choix exigeait d'autant plus de precautions qu'elle devait garder l'enfant pendant plusieurs annees. On trouva une femme de pecheur, aux environs de Bagaria, qui offrait certaines garanties, et dont le medecin, qui la connaissait, repondit: jeune encore, superbe de force et de sante, elle avait deja eu cinq enfants; sans etre a son aise, elle n'etait point miserable, et sa maisonnette, batie au bord de la mer, etait plus propre que celles de ses voisins. Enfin il fallait une layette que Ghislaine voulut choisir elle-meme et dont elle surveilla l'execution piece par piece, sans que son oncle s'en fachat: certes, il lui deplaisait de voir en elle le developpement d'un sentiment maternel si faible qu'il fut, mais enfin il etait bon qu'elle s'occupat a quelque chose. VII M. de Chambrais etait depuis trop longtemps eloigne de Paris pour ne pas vouloir rentrer en France aussitot que possible, il le voulait pour lui, car les journees commencaient a etre terriblement longues; et il le voulait aussi, il le voulait surtout pour Ghislaine dont l'absence avait dure quatre ou cinq mois de plus que le temps qu'il avait, lors de leur depart, fixe pour leur voyage. Mais avant de se mettre en route il fallait etre certain a l'avance qu'elle pourrait sans danger supporter les fatigues de la traversee de Palerme a Naples; et de Naples a Paris celles du chemin de fer; comme il fallait aussi qu'en rentrant a Chambrais personne ne put trouver en elle le plus leger indice qui permit un soupcon. --Quand pourrons-nous partir, demandait-il toutes les fois que le medecin venait a Bagaria. Ce medecin etait trop fin pour n'avoir pas devine une partie de la verite, et il etait trop italien pour ne pas accepter tout ce que le comte lui demandait ou lui disait: on lui avait donne une jeune femme a soigner et a ses yeux Ghislaine etait une jeune femme; on l'avait prie de declarer l'enfant comme ne de pere et de mere inconnus, il avait fait cette declaration sans laisser paraitre la plus legere surprise, et de cette enfant--une fille--il avait voulu etre le parrain avec sa femme pour marraine; on le chargeait d'envoyer toutes les semaines a Paris, poste restante, a de certaines initiales, un bulletin de la sante de l'enfant, il trouvait ces precautions toutes naturelles et ne s'offusquait pas qu'on les prit avec lui; jamais d'opposition, de contradiction, de suspicion:--"Vous voulez? rien de plus facile, et avec le plus grand plaisir, tres heureux de vous etes agreable." Cependant sur cette question du depart de Ghislaine, il avait pour la premiere fois resiste. --Je comprends votre desir de rentrer en France, je dirai meme que je le partage, certainement la Sicile est un pays admirable et Palerme est une belle ville, mais la France! mais Paris! Et puis il y a les affaires, les relations, les amities, la famille. Je voudrais donc vous voir partir, malgre le plaisir que j'aurais a vous garder toujours. Mais il ne faut rien risquer, rien compromettre. Certainement, les choses se sont passees pour madame votre fille--il avait toujours appele Ghislaine "Madame votre fille"--d'une facon extraordinairement providentiellement favorable. D'abord nous avons eu une fin de grossesse admirable, sans aucun trouble pathologique, et grace a certaines precautions en usage en Angleterre, et que notre charmant sujet a bien voulu adopter, sans aucune fatigue pour lui. Puis l'accouchement a suivi une marche des plus regulieres, des plus heureuses. Aujourd'hui enfin le retablissement s'opere si bien, que j'ai la certitude que si dans six mois on me demandait d'examiner madame votre fille, moi medecin, je serais dans l'impossibilite de dire qu'elle a eu un enfant et qu'elle n'est pas primipare. Il savait ce qu'il disait, l'aimable Sicilien, en abordant ce point, mais il ne convenait pas a son adresse de laisser voir jusqu'ou il allait dans ses paroles, aussi voulut-il tout de suite les expliquer de facon a ce que le comte put les interpreter comme il voudrait: --En ne considerant que la question de beaute chez la femme, c'est quelque chose cela. On croit generalement que la grossesse et l'accouchement laissent des stigmates ineffacables; mais c'est la une opinion des gens du monde, ce n'est pas celle des medecins. Sans doute il arrive quelquefois et meme il arrive souvent que ces stigmates existent, mais il se produit aussi des cas ou ils manquent absolument, et ce cas est celui de madame votre fille, ou plutot sera celui de madame votre fille, si vous permettez, en differant votre depart de quelques semaines encore, qu'elle se retablisse completement. Comment resister? Apres tout, quelques semaines de plus ou de moins etaient de peu d'importance pour lui, et puisqu'elles etaient decisives pour la sante de Ghislaine, il fallait les accepter; ils n'auraient voulu rentrer a Paris qu'avec le printemps; et cette explication pouvait etre donnee sans provoquer les interpretations. Tant que Ghislaine avait garde la chambre, elle avait demande que la nourrice lui amenat sa fille tous les jours et quand elle avait commence a sortir elle avait voulu tous les jours aussi l'aller voir chez la nourrice. De meme que M. de Chambrais avait ete peu satisfait du soin qu'elle mettait a la layette, de meme et plus vivement il fut fache de la voir donner a cet enfant des temoignages d'affection et de tendresse. --Que diable les femmes ont-elles dans le coeur? Ne devrait-elle pas avoir pour l'enfant les sentiments qu'elle a pour le pere? A mesure que le moment du depart approchait, les visites de Ghislaine chez la nourrice se faisaient de plus en plus longues: les premiers jours, elles n'avaient ete que de quelques instants, mais peu a peu elles s'etaient prolongees, et au lieu de garder la voiture qui l'amenait, elle la renvoyait en disant au cocher de venir la reprendre a une heure chaque fois plus reculee. On etait en mars, et dans ce climat mediterraneen les journees etaient deja chaudes sous un ciel radieux; quand le vent soufflait du sud ou de l'ouest il apportait le parfum et meme les petales des amandiers, des abricotiers, des cerisiers qui fleurissaient cette belle plaine de Palerme si riche qu'on l'appelle la _Conca d'oro_. Ghislaine s'asseyait au bord du rivage a l'abri d'une touffe de figuiers et se faisait apporter sa fille qu'elle prenait sur ses genoux, tandis que la nourrice, heureuse d'avoir un moment de liberte, vaquait a son menage, ne venant que de temps en temps pour voir si l'enfant n'avait pas besoin d'elle. Quand elle etait petite, Ghislaine avait assez souvent joue a la maman avec ses poupees pour savoir comment on tient un bebe, et tout de suite sa fille s'etait trouvee bien sur elle, y restant tranquille sans pleurer. Sa fille! car si c'etait celle d'un homme auquel elle ne pouvait penser qu'avec horreur, c'etait la sienne aussi, et cependant elle allait l'abandonner! Alors, toutes les raisons qu'elle aurait voulu opposer a son oncle et qui l'avaient si douloureusement tourmentee lui revenaient avec plus d'intensite maintenant que cet enfant n'etait plus un etre vague, que son imagination se representait difficilement. Le jour ou il etait ne, avant que la nourrice l'emportat, elle avait voulu qu'on le lui montrat; mais dans son etat de prostration, elle l'avait a peine regarde, et le souvenir indecis qui lui en etait reste etait celui d'une petite masse de chair rouge fort laide. Puis revenant a ce souvenir lorsqu'elle avait ete seule, elle s'etait dit que decidement ce qu'elle avait prevu se realisait: elle n'avait point le sentiment de la maternite; et continuant son examen, elle s'etait dit aussi que peut-etre valait-il mieux qu'il en fut ainsi c'est le pere aime que la mere cherche et trouve dans son enfant, comment aimerait-elle celui-la? C'etait donc par devoir plutot que par tendresse qu'elle avait voulu que la nourrice le lui apportat tous les matins; la seconde fois, elle ne l'avait pas vu moins laid, ni la troisieme, ni la quatrieme non plus: que pouvaient lui dire ces yeux qui se mouvaient dans toutes les directions, au hasard, sans paraitre rien voir, ces levres qui ne s'ouvraient que pour sucer le lait reste dans les plis de la bouche ou pour crier? Mais un jour qu'elle le tenait sur elle, l'enfant lui prit un doigt dans sa petite main et le serra, en meme temps ses joues se plisserent et ses yeux vagues exprimerent un sourire. Alors une commotion secoua Ghislaine de la tete aux pieds, et fit sauter son coeur dans sa poitrine: cette caresse, la plus douce qu'elle eut recue, ce sourire venaient d'eveiller en elle ce sentiment maternel qu'elle se croyait incapable d'eprouver. Chaque jour fut marque par une decouverte nouvelle. Le lendemain l'enfant suivit de ses yeux les mouvements que sa mere faisait pour la prendre; le surlendemain elle parut l'ecouter lorsqu'elle prononca son nom: --Claude. Puis comme elle le repetait avec une intonation de tendresse, elle crut remarquer que la petite la regardait de ses yeux pales en souriant, comme si c'etait pour elle une agreable musique que cette voix qui la caressait; elle le repeta: --Claude, Claude. Et le sourire de la petite s'epanouit, en meme temps elle chercha a produire des sons qui, bien que n'arrivant pas a l'articulation n'en etaient pas moins pour Ghislaine une reponse. Ghislaine, qui n'avait aucune idee de la psychologie experimentale, n'etait pas en etat de decider ni meme de se demander si ce sourire et ces sons etaient nes d'une intention, ou s'ils n'etaient pas plutot le produit d'un mecanisme mysterieux: Claude la voyait, l'entendait, lui souriait;--elles se comprenaient dans une langue plus eloquente que celle des savants, celle que la mere,--humaine ou bete, parle a son enfant et que l'enfant parle a sa mere. Et a partir de ce jour-la tout le temps qu'on lui permettait de rester dehors, elle le passa au pied du figuier ou dans la cabane de la nourrice quand la pluie tombait, sa fille dans ses bras, ayant autour d'elle les freres et les soeurs de lait de Claude qui jouaient ou piaillaient. Quand, a la fin d'avril, son oncle lui annonca que le medecin autorisait enfin leur depart, elle demeura aneantie. --Que crains-tu? demanda M. de Chambrais, se meprenant sur la cause de son emotion. --Je ne crains rien. --Je t'assure que tu es aussi fraiche que l'annee derniere a pareille epoque; a vrai-dire meme, tu es peut-etre en meilleure sante, fortifiee par ce bon air de la mer; personne en te voyant ne pourra avoir le plus leger soupcon. --Si vous trouvez que cet air est si bon, pourquoi partir? --L'ete va rendre le pays inhabitable: et d'ailleurs une plus longue absence serait impossible a expliquer, elle n'a que trop dure. Je comprends que decidement j'ai eu tort de te laisser voir cette petite tous les jours. Ne me fais pas repentir de ma faiblesse. Si la nourrice l'avait enlevee le premier jour, comme il etait convenu, tu accepterais aujourd'hui notre depart sans penser a le retarder. --C'est vrai; a ce moment, je le trouvais jusqu'a un certain point naturel, aujourd'hui, il me parait impossible. --Impossible? --A ce moment, cette enfant ne representait pour moi qu'un sentiment confus, aujourd'hui elle est ma fille. --Dis qu'elle est celle de ce miserable. --La mienne aussi; et parce qu'elle ne peut pas avoir un pere, faut-il qu'elle n'ait pas de mere. --Alors, que veux-tu? --Je voudrais ne pas l'abandonner. --Comment? --Mais en restant pres d'elle, en la gardant avec moi. --Ici? --Ici ou ailleurs, peu m'importe, ce n'est pas du pays que j'ai souci. --Et ta reputation, ton honneur? --Dois-je sacrifier ma fille a mon honneur, ou mon honneur a ma fille? C'est la question que je me pose avec de terribles angoisses. Puisque je suis libre, qui m'empeche de vivre avec elle, quelque part a l'etranger, sous le nom que vous avez pris en venant dans ce pays; ainsi le nom de Chambrais ne serait pas atteint. --Non, tu n'es pas libre, tu ne l'es ni envers notre nom, ni envers moi. Si depuis bientot un an je t'ai aimee et soutenue avec une tendresse paternelle, j'ai par cela meme acquis sur toi les droits d'un pere, tu en conviendras, n'est-ce pas? --De tout coeur. --Eh bien! ces droits, je les fais valoir et les mets en opposition avec la liberte dont tu parles: moi ton pere, moi chef de famille, je ne permets pas la folie dans laquelle un coup de tete de jeunesse te pousse. Me resisteras-tu? L'oseras-tu? La ligne de conduite que je t'ai imposee, je l'ai prise avec l'autorite que me donne l'experience de la vie et j'en assume toute la responsabilite. Assumeras-tu, toi, celle de la desobeissance? Nous partons samedi a une heure; d'ici la tu decideras. --N'admettez pas un seul instant la pensee que je puisse vous desobeir, nous partirons samedi. --Pardonne-moi de t'avoir parle ainsi; il fallait t'empecher de te suicider. Maintenant que ta resolution est prise, comprends que pas plus que toi je ne veux l'abandon de cette enfant. Qu'elle reste ici tant que les soins de sa nourrice lui seront necessaires; puis je viendrai la chercher et l'amenerai en France, pres de Paris, ou je pourrai la voir et la surveiller. VIII Le jour meme du retour de Ghislaine a Chambrais, lady Cappadoce voulut arranger avec elle la reprise des lecons, telles qu'elles avaient lieu avant le depart pour la Hollande, et dresser tout de suite un horaire immuable: elles etaient la justification de son pouvoir, ces lecons, aussi y tenait-elle. Deja, elle avait vu MM. Lavalette et Casparis qui avaient donne leurs heures; quant a Nicetas, il avait quitte Paris pour l'Amerique du Sud, le Bresil, la Plata, le Perou, ou il donnait des concerts dont les journaux parlaient avec enthousiasme, disait Soupert; il faudrait donc le remplacer, ce qui, d'ailleurs, serait facile; elle s'etait entendue a ce sujet avec Soupert, qui recommandait un jeune Hongrois du plus grand talent. Mais les choses n'allerent point ainsi: par le seul fait de l'installation de M. de Chambrais au chateau, les habitudes d'autrefois se trouvaient changees du tout au tout; c'etait le comte qui etait le maitre desormais et tout devait etre subordonne a son agrement; on ne pouvait pas lui imposer la vie de travail et de retraite d'autrefois qui, seule, permettait d'assurer la regularite des lecons; le sacrifice qu'il faisait en abandonnant Paris etait assez grand pour qu'on lui en fut reconnaissant sans marchander, et pour cela il fallait l'amuser, le distraire et se remettre entierement a sa disposition, en etant toujours prete a faire ce qu'il voudrait, a le suivre ou il lui plairait d'aller, a recevoir qui il voudrait inviter. Lady Cappadoce avait ete positivement renversee. --Mais les lecons.... --Je n'y renonce pas, bien qu'a dix-neuf ans je pusse peut-etre employer mon temps autrement. J'aime le travail, au moins certaines etudes, et je serai toujours heureuse de leur donner les heures dont je pourrai disposer: ainsi nous verrons a nous entendre avec M. Lavalette et M. Casparis.... --Et le Hongrois que m'a recommande Soupert? interrompit lady Cappadoce, poussee par la passion musicale. --Pour la musique, nous attendrons; je travaillerai seule quand l'envie m'en prendra; plus tard, nous verrons. En ce moment, je ne veux prendre d'engagements qu'avec la certitude qu'ils ne generont pas mon oncle. --La musique ne le generait pas plus que la litterature ou la sculpture. Il fallait que Ghislaine justifiat son refus: --Peut-etre l'ennuierait-elle davantage. --C'est vrai, M. de Chambrais n'aime pas la musique, dit lady Cappadoce avec un melange d'aigreur et de compassion. --Je dois donc la lui eviter. --C'est M. de Chambrais qui a pris ces nouveaux arrangements? --Non, c'est moi pour lui etre agreable, et je vous serai reconnaissante de les faciliter. Si ce n'etait pas M. de Chambrais qui avait pris ces nouveaux arrangements, au moins etait-ce lui qui, sans en avoir l'air, les avait inspires a Ghislaine. Lorsque dans leurs longs tete-a-tete, de Bagaria ils avaient parle de leur retour en France, et que M. de Chambrais avait annonce son intention de se fixer au chateau, Ghislaine s'en etait inquietee. Sans doute elle etait touchee de cette nouvelle marque de tendresse, mais connaissant les gouts mondains de son oncle, elle ne pouvait pas ne pas se demander comment il s'habituerait a la vie de la campagne monotone et reguliere; s'il avait pu depuis plusieurs mois accepter cette existence, peu faite pour lui, c'etait sous le coup de la necessite; mais a quelques pas de Paris, comment la supporterait-il? Franchement, et apres l'avoir remercie avec une effusion toute pleine de gratitude emue, elle lui avait fait part de ses scrupules. C'etait la que le comte, qui lui aussi la connaissait, et savait qu'elle n'etait pas de caractere a ne penser qu'a elle egoistement, l'attendait. --Certainement la vie des champs n'est pas precisement pour me plaire, mais pourquoi veux-tu que cette vie soit fatalement monotone, reguliere et retiree? ces conditions ne me paraissaient pas obligatoires. --Comment serait-elle autre? --En la changeant. Cette vie, tu l'as menee depuis que tu as perdu ton pere, et ta mere, parce que tu n'etais qu'une petite fille; mais l'age est venu; tu n'es plus un enfant qu'on couche a neuf heures; tu es emancipee, ne l'oublie pas; pourquoi n'aurais-tu pas quelquefois au chateau d'anciens amis, des membres de notre famille, des camarades a moi, qui ouvriraient un peu cette retraite si etroitement fermee, et egaieraient cette monotonie? --Est-ce donc possible? --Quand on est dans ta position, quand on a ton nom, tout est possible, et tout est faisable; il n'y a qu'a vouloir. --Je veux tout ce qui peut vous etre agreable. --Eh bien! nous verrons a arranger cela; je ne suis pas si exigeant pour les plaisirs que tu l'imagines; j'avoue que Chambrais tout nu n'est pas tres recreatif, mais Chambrais anime, egaye, c'est different. Et d'ailleurs ce qui sera bon pour moi, le sera pour toi aussi. C'etait dans ce dernier mot que se trouvait la raison determinante qui avait suggere l'idee de M. de Chambrais. Depuis l'aveu de Ghislaine il n'avait prononce qu'une seule fois le nom du comte d'Unieres, et au trouble qu'elle avait laisse paraitre, il avait compris qu'elle croyait que le mariage dont il l'avait entretenue etait maintenant a jamais impossible, ce qui etait pour elle une douleur d'autant plus grande qu'elle aimait le comte ou en tout cas qu'elle desirait vivement ce mariage. Qu'il essayat de lui prouver qu'elle se trompait, il ne reussirait point a ebranler un sentiment contre lequel les raisonnements les plus adroits seraient sans influence, precisement par cela meme que c'etait un sentiment: elle se jugeait indigne de d'Unieres, et rien de ce qu'il dirait en ce moment n'agirait sur elle. Il n'y avait donc rien a dire, il fallait agir doucement et sans rien brusquer. De la cette idee de rendre le sejour de Chambrais moins triste: d'Unieres que, dans les circonstances presentes il etait impossible d'inviter seul, viendrait avec les autres amis, et l'amour ferait le reste: la premiere entrevue serait cruelle pour Ghislaine; la seconde le serait un peu moins: elle desirerait, elle attendrait la cinquieme ou la sixieme. Alors il serait temps de revenir au projet de mariage, et il aurait deux allies: le comte d'abord, Ghislaine ensuite; comment ne gagnerait-il pas la bataille? Enfin il pourrait respirer: il serait libre; fou il avait ete de s'imaginer que l'emancipation lui donnerait cette liberte. Quand Ghislaine vit sur la liste des invites qu'il lui communiqua le nom du comte d'Unieres, elle ne fut pas maitresse de retenir une exclamation douloureuse: --Vous avez invite M. d'Unieres! Il evita de la regarder. --M'etait-il possible de faire autrement? --Mais apres ce qui s'est passe.... --C'est justement sa demande et ce qui s'est passe qui m'obligeaient a l'inviter. Depuis notre depart pour la Hollande, je ne t'ai pas parle de lui, mais tu dois comprendre qu'au point ou en etaient les choses, nous ne pouvions pas entreprendre un voyage en Hollande, et surtout celui d'Italie, sans que je lui donne des explications. --Des explications? --Apres t'avoir parle de lui et de son projet de mariage, je lui avais ecrit que, lorsqu'il rentrerait a Paris, son election faite, nous examinerions ce projet qui me semblait pouvoir se realiser, a mon grand contentement. --Vous avez dit cela? --N'etait-ce pas la verite; et pouvais-je a ce moment lui tenir un autre langage? Il desirait t'epouser, tu etais favorable a sa demande, moi-meme je souhaitais ce mariage, je ne pouvais que lui dire: "Arrivez, je vous attends." Au lieu de l'attendre, nous sommes partis, il fallait une explication, ou bien nous paraissions nous sauver pour rompre. --N'etait-ce pas le mieux? --Je ne l'ai pas cru. D'Unieres ne meritait pas cette injure, et je n'etais pas en disposition d'en faire a un homme tel que lui, que j'estime et que j'aime. Je l'ai donc prevenu que nous partions en voyage par ordonnance du medecin. Il me fallait bien un pretexte. Depuis, nous sommes restes en correspondance; il m'a ecrit, je lui ai repondu; il m'a parle de toi, je lui ai donne des nouvelles de ta sante. Nous rentrons, la premiere personne que je dois voir, c'est lui. --Et apres? --C'est au present qu'il fallait penser; apres, nous aviserons. --Je vous assure qu'il m'est tres penible de me trouver avec M. d'Unieres. --Je n'avais pas besoin que tu me le dise pour le savoir; mais cette impression penible se calmera et passera.... Le mot qui vint sur les levres de Ghislaine fut: Avez-vous donc l'intention de l'inviter souvent? mais elle le retint, ne voulant pas paraitre intervenir dans le choix des invites de son oncle. --N'est-il pas a craindre, demanda-t-elle, que M. d'Unieres vous entretienne des intentions qu'il avait il y a un an? --Il ne peut pas ne pas m'en entretenir. --Alors? --Je repondrai ce que tu voudras. --Vous sentez comme moi que ce mariage est impossible. --J'ai mes idees a ce sujet qui peuvent differer des tiennes; mais puisque tu trouves qu'il est impossible, je le dirai; seulement ce ne sera pas dans ces termes, car, possible il y a un an, il ne peut pas etre devenu tout a coup impossible. Il faudrait des raisons et je n'en ai pas a donner. Je m'en tirerai donc tant bien que mal par des echappatoires; les medecins conseillent de ne pas te marier trop jeune; enfin je gagnerai du temps. --Il faudra toujours se prononcer a un certain moment. --Il peut arriver que d'Unieres comprenne qu'on ne veut pas de lui et qu'alors il se retire. --Et s'il ne se retire pas? --S'il ne se retire pas, c'est qu'il t'aime d'un sentiment serieux, profond, et dans ce cas ce sera a toi de voir comment tu veux repondre a cet amour. Mais pour le moment nous n'avons pas a nous preoccuper de cela. En vertu de certaines idees, dont je sens toute la force, tu crois devoir renoncer a ton mariage avec d'Unieres.... --Avec lui et avec tout autre. --Il ne s'agit que de lui presentement; si je ne romps pas ce mariage brusquement, parce que je ne pourrais le faire qu'en te compromettant ou en blessant d'Unieres, je l'ajourne, et c'est, il me semble l'essentiel. Ce ne fut, en effet, que d'un simple ajournement qu'il fut question entre M. de Chambrais et le comte d'Unieres, et les raisons les meilleures s'enchainerent pour le justifier: Si M. de Chambrais avait accueilli avec empressement ce projet de mariage, c'etait d'abord par estime et par amitie pour le mari qui se presentait, et ensuite parce qu'il trouvait qu'a dix-huit ans Ghislaine etait parfaitement en age de se marier. Mais quand l'indisposition qui avait necessite leur voyage en Italie l'avait mis en relations avec des medecins, il etait revenu sur cette opinion. S'il est des jeunes filles qui peuvent sans inconvenient se marier a dix-huit ans et meme a seize, il en est d'autres pour lesquelles les mariages precoces sont dangereux, et qui, avant de s'exposer aux fatigues de la maternite, doivent attendre leur complet developpement qui, pour la Francaise, n'a lieu qu'entre vingt-deux ou vingt-trois ans. Sans doute, Ghislaine n'etait ni chetive ni maladive, cependant elle se trouvait dans ce cas, et s'il n'etait pas indispensable qu'on attendit ses vingt-trois ans pour la marier, cependant, plus ce mariage serait retarde, mieux s'en trouverait sa sante. A cette raison, d'un ordre physique, s'en joignait une autre de l'ordre moral non moins grave pour M. de Chambrais. S'il desirait que Ghislaine se mariat et epousat le comte d'Unieres, il ne voulait cependant pas la marier a lui tout seul, et sans que par un choix librement fait elle s'unit a lui. Comment choisir quand on ne connait personne et qu'on n'a pas vu le monde? En ce moment Ghislaine accepterait un mari des mains de son oncle, elle ne le prendrait pas elle-meme--ce que justement il voulait. De la la vie nouvelle qu'il avait adoptee: elle verrait, elle comparerait, et quand elle se deciderait, ce serait en connaissance de cause. --Maintenant, mon cher, continua M. de Chambrais en serrant la main de d'Unieres, apres ces explications, le mariage depend de vous et est entre vos mains: faites-vous aimer. Si j'en crois certains indices, j'espere que cela ne vous sera pas difficile, et personne n'est dans de meilleures conditions que vous. IX Pour M. de Chambrais, le comte d'Unieres etait le seul homme qui put faire revenir Ghislaine sur sa resolution: qu'il ne reussit pas et qu'elle s'obstinat dans son idee, qu'elle n'etait pas digne de se marier, elle en arriverait un jour a reconnaitre Claude; a la verite, tant qu'il serait de ce monde, il pourrait, en usant des droits que lui donnait sa qualite d'oncle et surtout la tendresse de Ghislaine, empecher cette honte, mais combien vivrait-il encore? Un jour elle serait libre, et ce jour-la il fallait qu'elle fut mariee. Bien qu'il fut l'un des membres les plus jeunes de la Chambre des deputes, le comte d'Unieres s'etait deja place a la tete du parti royaliste. Son election violemment contestee l'avait, des son entree a la Chambre, amene a la tribune; et aux premieres phrases il s'etait revele orateur. Il etait facile de contester ce qu'il disait, il etait impossible de ne pas ecouter avec plaisir la langue qu'il parlait, abondante, imagee, brillante, incorrecte souvent, diffuse et decousue, avec des redites et des periodes inachevees, mais originale toujours, ne ressemblant pas plus a la phraseologie vague des avocats, qu'a la platitude courante des gens d'affaires, pleine d'emportement, d'elan, passionnee, ne menageant rien, ni les conventions litteraires, ni le bon gout, ni la correction, n'ayant d'autre souci que d'entrainer les esprits et d'ebranler les coeurs. On s'etait regarde, surpris d'abord de cette revelation, charme bien vite, et son election, qui pouvait etre cassee dix fois, avait ete validee. Ce fort et ce violent, qui etait aussi un timide, serait probablement reste longtemps silencieux a son banc; mais ce succes l'avait oblige a prendre souvent la parole, et toujours il s'etait montre l'homme de son debut. Sans doute ce n'etaient pas la des qualites suffisantes pour se faire aimer, mais d'Unieres n'etait pas passionne seulement dans ses discours, et les passionnes enlevent tout: on ne resiste pas a celui qui par sa propre flamme met le feu a votre esprit et a votre coeur; avec cela beau garcon, d'une elegance simple, d'une distinction affable, tendre comme une femme, il entrainerait Ghislaine. Sans qu'elle le connut, en vertu d'une affinite mysterieuse, pour l'avoir rencontre trois fois, elle avait ete a lui; maintenant, quoi qu'elle voulut, elle ne se reprendrait pas: et la preuve de l'influence qu'il exercait sur elle etait dans l'emoi qu'elle avait laisse paraitre, en le voyant sur la liste des invites: indifferent, elle n'eut pas craint de se trouver avec lui. Analysant tres bien ce qui se passait dans le coeur de Ghislaine, M. de Chambrais avait compris que ce qui, pour beaucoup, causait cet emoi, etait la crainte que ce pretendant ne se presentat en fiance; aussi eut-il voulu prevenir d'Unieres de s'enfermer dans une prudente reserve, mais comment lui adresser cette recommandation quand les choses avaient ete menees a un point si avance l'annee precedente, et quand il lui disait: "Faites-vous aimer." Il eut fallu entrer dans des explications telles que le mieux encore etait de s'en remettre au tact de d'Unieres qui n'avait nullement les allures d'un vainqueur. Ce raisonnement s'etait trouve juste; un invite comme les autres, d'Unieres, rien de plus; pas un seul instant il ne parut vouloir accaparer Ghislaine comme l'eut fait un fiance; et quand, apres le dejeuner, on se promena en voiture dans les jardins et dans le parc, il loua discretement ce qu'on lui montrait et ce qu'il voyait pour la premiere fois, sans que rien dans son attitude ou ses paroles put donner a supposer qu'il se disait que tout cela lui appartiendrait un jour. S'il admira ces parterres restes tels qu'ils etaient sortis des mains de Le Notre, ces charmilles en portiques, ces ifs et ces cypres tailles a l'antique mode, ces statues et ces groupes mythologiques de Coysevox, Legros, Lerambert, Marsy, Tuby, qui ornaient les allees et les pieces d'eau, c'est que, plus que tout autre peut-etre, il etait l'homme de la tradition; ce fut ce qu'il indiqua d'un mot et sans insister; s'etant trouve en tete a tete un moment avec Ghislaine, il ne parla que des oeuvres d'art qu'elle avait pu voir en Italie et il en parla bien, tres simplement, sans aucune pedanterie, en caracterisant les oeuvres et les artistes d'un mot juste, ou, au moins, que Ghislaine trouva juste, pensant en tout et sur tout comme il pensait lui-meme. --Tu vois, dit M. de Chambrais, quand, les invites partis, il fut seul avec Ghislaine, que tu pouvais recevoir d'Unieres; n'a-t-il pas ete parfait? Elle fut obligee de convenir qu'il s'etait montre d'une grande discretion. --Plus tu le connaitras, plus tu verras qu'il est parfait en tout. Une fois encore elle retint le mot qui lui montait aux levres et qui etait qu'elle desirait n'avoir pas l'occasion de le connaitre mieux. Mais elle ne voulait pas gener son oncle dans ses relations. Et en meme temps elle se taisait de peur de se trahir. Qu'elle parlat franchement, qu'elle dit qu'elle ne voulait pas voir d'Unieres, et son oncle assurement la presserait de questions. Pourquoi? A quoi bon le tenir a distance s'il lui etait devenu indifferent depuis qu'elle avait renonce a se marier? Au contraire, s'il ne lui etait pas indifferent, pourquoi s'obstinait-elle a ne pas l'accepter pour mari? Il serait imprudent qu'elle laissat lire dans son coeur, sentant bien que toutes les raisons qu'elle opposerait a son oncle n'auraient pas prise sur lui qui ne comprenait pas et ne comprendrait jamais que la naissance de Claude fut un empechement a ce mariage qu'il voulait. Elle dut donc accepter de voir d'Unieres aussi souvent qu'il plut a son oncle, non seulement a Chambrais ou il n'y eut pas de reunion sans lui, mais encore a Paris, au Salon, ou elle le rencontra toutes les fois qu'elle y alla, au Bois quand elle s'y montra, et tous les vendredis a l'Opera, ou son oncle se fit ceder une loge par un de ses amis. Ce fut un evenement parisien quand, le dernier vendredi de mai, on vit paraitre dans une loge de premier rang une jeune fille en robe de crepe blanc, avec un collier de perles qui fit pousser des cris d'admiration et d'envie a plus d'une femme. --Quelle etait cette jeune fille que le comte de Chambrais accompagnait, et qu'on voyait pour la premiere fois a l'Opera? Un murmure courut de loges en loges; ceux qui connaissaient le monde affirmaient que c'etait la niece du comte, la princesse Ghislaine; d'autres contestaient, n'ayant jamais entendu parler de cette princesse, ni ne l'ayant jamais rencontree. Le collier trancha le differend; des femmes d'un certain age, qui avaient ete en relations avec la mere de Ghislaine, reconnaissaient ce collier fameux par la beaute et la purete des quatre cents perles qui le composaient: --C'est le collier des princesses de Chambrais. --Comment une jeune fille de son monde porte-t-elle un bijou de cette importance? C'etait le comte qui avait voulu qu'elle portat ce bijou comme il avait exige la robe decolletee, au grand etonnement et a la grande gene de Ghislaine qui avait essaye de s'en defendre en lui opposant un de ses axiomes. --Mais, mon cher oncle, ne m'avez-vous pas dit vingt fois que la toilette etait la ressource des femmes qui ne peuvent pas avoir d'autre distinction? --Bon pour la journee le dedain de la toilette, ou quand on ne doit pas se trouver dans son milieu; mais le soir, autre affaire. Et il s'en etait tenu la ne jugeant pas a propos de donner ses autres raisons qui etaient qu'il voulait que Ghislaine fit sensation et que, quand le comte d'Unieres viendrait dans sa loge, tout le monde eut les yeux tournes vers cette loge. Ce fut ce qui arriva: pendant les deux derniers actes de l'_Africaine_, on ne parlait que du mariage de la princesse de Chambrais avec le comte d'Unieres, et les journaux mondains du lendemain faisaient pressentir les fiancailles "d'une des plus nobles heritieres du faubourg Saint-Germain avec le plus jeune et le plus en vue des hommes politiques du parti monarchique". Ghislaine ne lisait pas les journaux, mais lady Cappadoce les lisait, non les francais bien entendu pour lesquels elle avait le plus profond mepris, mais le _Morning Post_ sans lequel elle ne faisait pas un pas, en portant toujours plusieurs exemplaires, celui du jour, de la veille et meme de l'avant-veille, soigneusement plies sous le bras gauche, les serrant sur son coeur, et les abandonnant ca et la, a mesure qu'elle les finissait, de sorte qu'on aurait pu la suivre a la trace, comme si elle avait pris soin de jalonner son passage. Trois jours apres la soiree de l'Opera, Ghislaine fut surprise un matin de voir entrer lady Cappadoce brandissant d'une main agitee un numero du _Morning Post_, et elle crut, tant etait vive l'agitation de sa gouvernante, que celle-ci venait de trouver dans le journal la nouvelle qu'elle heritait enfin. Elle le lui dit en riant, mais lady Cappadoce se facha: --Non, mademoiselle, je n'herite point; ce n'est pas de moi qu'il s'agit, c'est de vous; lisez ce journal. Et de son doigt tremblant elle lui designa quelques lignes du _Morning Post_ en le lui mettant devant les yeux. C'etait la nouvelle des journaux parisiens que le journal anglais reproduisait, mais en la precisant, sinon pour Ghislaine, qui restait "l'une des plus nobles heritieres du faubourg Saint-Germain", au moins pour "le plus jeune et le plus en vue des hommes politiques du parti monarchique", qui etait nomme tout au long. --N'est-il pas etrange que j'apprenne votre mariage par un journal? demanda lady Cappadoce. --Ne l'est-il pas que je l'apprenne moi-meme de cette facon? Lady Cappadoce, qui n'avait pas admis un seul instant que son cher _Morning Post_ put annoncer une nouvelle fausse, lui si exact, si methodique pour tout ce qui touche au grand monde, fut stupefaite. --Ce ne serait pas vrai? --C'est vous qui m'en apportez la nouvelle. --Il aura ete trompe par quelque journal francais, repondit lady Cappadoce en jetant sur son cher _Morning Post_ un regard attendri; alors, ce n'est pas vrai? --Ce n'est pas vrai. --Convenez que cette intimite avec M. d'Unieres est bien faite pour susciter ces bruits de mariage. Ghislaine ne repondit pas. Apres un moment d'attente, lady Cappadoce continua: --Je vous felicite, ma chere enfant, que cette nouvelle soit fausse. Vous connaissez mon opinion sur les mariages precoces: ils sont rarement heureux, tres rarement. Et comment en serait-il autrement? Un mariage doit etre reflechi. Un mari doit etre choisi, et non pris au hasard. Ce n'est pas quand elle ne connait ni le monde, ni la vie, qu'une jeune fille, qu'une toute jeune fille peut faire ce choix. Elle se laisse entrainer par des considerations futiles: un nez bien dessine, une barbe soyeuse, des yeux tendres. Certainement, le nez de M. d'Unieres est d'une belle ligne, sa barbe est charmante, mais apres? --Il me semble qu'il a autre chose. --C'est de son role politique que vous voulez parler? Il faudrait voir. --Est-ce que la place qu'il s'est faite a la Chambre ne dit pas ce qu'il vaut? --J'ai connu, en Angleterre, de grands orateurs qui etaient de pauvres caracteres. --C'est que justement le caractere chez M. d'Unieres est a la hauteur du talent. --Comme vous le defendez! Si l'on vous entendait parler de lui sur ce ton, personne ne croirait que cette nouvelle est fausse. --Et cependant elle l'est, dit Ghislaine nettement, de facon a en rester la. Si elle etait fachee des attaques de lady Cappadoce, dont le but ne se trahissait que trop visiblement, elle ne l'etait pas moins contre elle-meme. Au lieu de defendre M. d'Unieres et de confesser maladroitement ses sentiments, n'aurait-elle pas mieux fait d'ecouter sa gouvernante, et la laisser le montrer tel que celle-ci le voyait? X Depuis longtemps deja tout le monde admettait que le comte d'Unieres etait le fiance de la princesse de Chambrais, tout le monde parlait de leur mariage, et c'etait un etonnement que la date n'en fut pas encore fixee; cela etait si bien accepte que quelques pretendants, qui avaient pense un moment a se mettre sur les rangs, s'etaient retires. A quoi bon perseverer, puisque le choix etait arrete! Cependant, alors qu'on les mariait ainsi, pas une parole d'amour ne s'etait encore dite entre eux, bien que l'assiduite de d'Unieres se fut continues aussi constante a Paris qu'a Chambrais, et qu'il n'eut pas manque une seule des reunions de chasses en plaine que le comte avait organisees a l'automne, ni celles des chasses a courre qui les avaient remplacees en hiver. Mais ce n'est pas des levres seulement qu'on dit a une femme qu'on l'aime; c'est meme rarement de cette facon que les duos d'amour commencent, et on n'y arrive que quand, de part et d'autre, on n'a plus rien a s'apprendre. Vingt fois il avait cru ce moment venu, vingt fois il lui avait semble qu'elle etait disposee a l'ecouter et meme a lui repondre, et toujours a l'instant ou il allait prononcer le mot decisif, il s'etait arrete, voyant tres clairement qu'ils n'etaient plus a l'unisson, et que si elle s'etait abandonnee quelques secondes auparavant, deja elle s'etait reprise. Il se perdait dans ces contradictions qui, surement, n'etaient pas exclusivement feminines, et avaient des causes que d'autres plus experts que lui dans les choses du coeur devineraient sans doute, mais qui, lui echappaient. A la longue, la situation etait devenue difficile pour lui, et meme jusqu'a un certain point ridicule, croyait-il. Ce role d'aspirant fiance ne pouvant pas se prolonger toujours, il fallait qu'il se dessinat plus franchement. A bout de patience, il se decida a s'en expliquer avec M. de Chambrais qui, de son cote, paraissait ne pas comprendre que les choses en fussent toujours au meme point, sans avancer d'un pas. --Lors de votre retour d'Italie, vous avez bien voulu me dire de me faire aimer, et vous avez ajoute, avec la bienveillance que vous m'avez toujours temoignee, que cela ne me serait pas difficile, personne n'etant dans de meilleures conditions que moi. --Ce que j'ai dit alors, je le pense toujours, et mes raisons sont meme plus fortes aujourd'hui qu'elles ne l'etaient a ce moment. --Croyez-vous donc que si vous dites a mademoiselle Ghislaine que je la demande en mariage, elle vous repondra qu'elle m'accepte? Le comte fut embarrasse, car ce qu'il croyait precisement c'etait que, s'il adressait cette demande a Ghislaine dans ces termes, la reponse qu'il obtiendrait serait celle qu'elle lui avait faite chaque fois qu'il avait risque une allusion a son mariage, c'est-a-dire qu'elle ne pouvait pas plus se marier maintenant qu'elle ne l'avait pu l'annee precedente. Il fallait donc tourner cette difficulte. --Je crois, dit-il, que Ghislaine a pour vous des sentiments d'estime et meme de tendresse qu'aucun homme ne lui a inspires. --Vous le croyez? --J'en suis sur. Vous devez bien penser que, depuis un an, je ne vous ai pas vus ensemble sans vous observer, et tout ce que j'ai pu remarquer m'a donne cette certitude, que la facon dont elle me parle lorsqu'il est question de vous entre elle et moi n'a fait que confirmer. --Alors, puisqu'il en est ainsi, et je n'ai pas a vous dire avec quelle joie profonde je recois vos paroles, je crois que le moment est venu de lui adresser ma demande, et je vous prie de m'en accorder la permission. Ce ne fut plus de l'embarras que le comte eprouva, ce fut une gene inquiete. --Puisqu'elle sait que j'ai votre agrement pour ce mariage, il ne me reste plus qu'a lui demander le sien. Aussi bien la situation dans laquelle nous nous trouvons ne peut pas se prolonger plus longtemps, pas plus pour nous que pour le monde. --Evidemment, repondit le comte, cependant.... --Oh! je ne demande pas une date fixe, si les raisons dont vous m'avez parle l'annee derniere pour retarder cette date existent encore; mais je demande une reponse formelle, un engagement. Que j'aie la certitude de devenir le mari de mademoiselle Ghislaine, que je puisse me presenter ouvertement comme son fiance, et j'attendrai. Pendant que d'Unieres parlait, M. de Chambrais, qui se voyait mis au pied du mur, se demandait comment sortir de la; ce dernier mot lui ouvrit un moyen: --Pouvez-vous dire cela a Ghislaine? demanda-t-il, pouvez-vous aborder cette question de delai avec elle? --Assurement, c'est difficile. --Alors voulez-vous que je m'en charge? Pour moi aussi il est difficile de lui en parler, mais enfin moins qu'il ne le serait pour vous; vous voulez une reponse, j'en veux une aussi; laissez-moi la lui demander, je ne traiterai que le point du mariage et ne vous enleverai pas la joie de lui dire votre amour. Pour M. de Chambrais la situation n'avait, comme pour d'Unieres, que trop dure, il fallait en sortir; rien a attendre de bon a la prolonger, au contraire tout mauvais et dangereux; mais la difficulte etait grande et la responsabilite lourde pour lui. C'etait une lutte a engager, une bataille a livrer, et on pouvait craindre de la perdre si le terrain n'etait pas bien choisi; avec une volonte resolue comme celle de Ghislaine, avec un coeur feru de certaines idees de devoir comme le sien, il pouvait tres bien rencontrer une invincible resistance. Ce fut a chercher ce terrain qu'il employa le temps de son retour de Paris a Chambrais, ou il trouva Ghislaine seule au travail dans l'atelier de sculpture qu'elle avait fait amenager en ces derniers temps, en prenant pour cela une ancienne orangerie. D'un air indifferent il s'assit sur un escabeau, et regarda le groupe de chiens qu'elle etait en train de modeler, un tablier de serge passe par-dessus sa robe, les mains pleines de terre glaise. Il lui adressa quelques encouragements aimables comme a l'ordinaire, puis il lui nomma quelques-uns de ses amis qu'il avait invites pour une partie de peche. --M. d'Unieres n'en est pas? demanda-t-elle. Tout ce qu'il avait dit ne tendait qu'a amener cette question. --Ah! d'Unieres, d'Unieres, dit-il d'un air d'ennui. Elle le regarda, surprise de ce ton si different de celui qui etait toujours le sien lorsqu'il parlait de d'Unieres. --Apres tout, autant que tu l'apprennes de moi que d'un autre. --Que j'apprenne quoi? demanda-t-elle en restant l'ebauchoir en l'air, en regardant son oncle. --La nouvelle, la grande nouvelle qui concerne d'Unieres... il se marie. En prononcant ces mots, il tenait les yeux attaches sur elle, il la vit palir, le visage se contracta, elle ferma les yeux en chancelant, mais deja il etait pres d'elle, et avant qu'elle s'abattit il la recut dans ses bras. --Oh! ma chere petite, s'ecria-t-il, pardonne-moi, pardonne-moi. En repetant ces deux mots, il l'avait portee sur un fauteuil ou il l'avait allongee; elle ouvrit les yeux et regarda sans se rendre compte tout de suite de ce qui s'etait passe. --C'etait un piege que je te tendais, dit-il; pardonne-moi de l'avoir employe. Il fallait bien t'amener a avouer ton amour.... --Oh! mon oncle, murmura-t-elle rouge de confusion! --Il est trop tard pour reprendre ton aveu, et ce que je t'ai dit se trouve vrai, il se marie puisque tu l'aimes. Elle avait baisse la tete pour cacher sa honte. --C'est precisement parce qu'il m'est cher, murmura-t-elle, que je ne puis pas etre sa femme. C'etait une discussion a soutenir, mais maintenant M. de Chambrais ne la redoutait point: le coup avait ouvert une breche par ou il devait emporter toute resistance s'il manoeuvrait adroitement. --Tu l'aimes et tu ne peux pas etre sa femme! --Je ne suis pas digne de lui. --C'est la faute qui fait l'indignite: ou est ta faute? --Suis-je la jeune fille qu'il suppose? Il eut un geste d'impatience: --Quelle drole de facon de juger la vie quand on ne la connait pas. Assurement il n'est pas dans mon intention de t'enlever tes illusions sur le monde, en te le montrant aussi vilain qu'il est; mais enfin il faut bien que je te dise qu'il arrive sou... mettons quelquefois pour ne pas exagerer, il arrive quelquefois qu'une jeune fille commet une faute, tu entends, commet, c'est-a-dire qu'elle participe a la responsabilite d'une faute, pour cela ne se marie-t-elle point? S'il en etait ainsi je t'assure que la statistique du mariage serait changee. Quelle faute as-tu commise, toi? Ou est ta responsabilite? De quoi es-tu coupable? Une mauvaise pensee-a-t-elle jamais traverse ton esprit, occupe ton coeur? As-tu une legerete de conscience, une imprudence de conduite a te reprocher? --J'ai ma fille. --Cette naissance de hasard fait-elle que tu ne sois plus la jeune fille, la chaste jeune fille que etais il y a deux ans? A-t-elle laisse une souillure dans ton ame? une trace quelconque en toi? --Une honte dans ma vie. --Tu deraisonnes, ma pauvre enfant, et en t'obstinant a vouloir toujours partir du meme point tu arrives a l'absurde: que tu aies participe a ce qui, s'est passe, tu ne serais que juste en t'accusant et je t'accuserais moi-meme; que la naissance de l'enfant soit connue, tu ne serais que juste encore en disant qu'elle te couvre de honte. Mais rien de tout cela n'existe. Tu n'as participe a rien. La naissance de l'enfant est cachee. Alors ou est la faute, ou est la honte? Notre brave medecin de Palerme me disait quand nous avons quitte Bagaria que tu etais la plus jeune fille des jeunes filles; quand moi, qui sais la vie, j'affirme en mon ame et conscience que tu en es la plus honnete, ne peux-tu pas me croire? D'Unieres t'aime, tu l'aimes et tu refuserais de devenir sa femme? Tu ferais son malheur, le tien, le mien? Mais alors ce serait folie. Reflechis a cela. Songe que si, sous l'influence de cette folie, tu refusais d'Unieres, on chercherait la cause de ce refus inexplicable, on chercherait pourquoi tu ne veux pas te marier, et surement tu n'echapperais pas a cette honte dont tu parles. Elle resta un moment silencieuse: --Je n'oublierai jamais, dit-elle, que j'ai des devoirs envers vous, la tendresse, la reconnaissance me le disent tous les jours, mais j'en ai d'autres aussi.... --Envers l'enfant, n'est-ce pas? Eh bien! ecoute, et tu comprendras que l'interet meme de cette petite te conseille ce mariage. Tant que je serai de ce monde tu me respecteras assez pour ne pas rapprocher de toi cette enfant et ne pas la traiter comme ta fille. Quand je serai mort, l'honneur de notre nom me remplacera et tu ne feras pas cette honte a notre maison; tu passeras donc une vie miserable dans la lutte, tiraillee d'un cote, tiraillee de l'autre. Epouse d'Unieres et j'installe Claude ici avant deux mois. --Ici! --Dangereux tant que tu n'es pas mariee, l'enfant cesse de l'etre du jour ou tu es protegee contre une imprudence ou un coup de tete maternel par ton amour pour ton mari et le respect de son honneur. Je veux donc te la rendre, et je te la rends, en effet. Voici comment je l'amene a Chambrais. Ton garde Lureau ne peut decidement plus faire aucun service; pour le remplacer, tu prends ce brave garcon dont je t'ai parle, Dagomer, qui, en defendant ma chasse de la Brie, s'est fait casser un bras et une jambe par les braconniers; c'est un honnete garcon qui m'est devoue; sa femme a toutes les qualites pour faire une excellente nourrice. Nous installons Dagomer a la place et dans le pavillon de Lureau, et ils amenent avec eux et leurs autres enfants une petite fille qui leur a ete confiee... la tienne. --Vous voulez.... --Non, je ne voudrais pas, mais enfin j'ai combine cet arrangement pour enlever ton consentement. Aussitot mariee, tu pars pour l'Espagne, ou tu visites tes parents, et ou ton mari fait sa Couverture et remplit ses devoirs aupres du Roi. Moi, pendant ce temps, je vais a Palerme, je ramene Claude, je la confie aux Dagomer, que j'emmenage ici, et quand tu reviens tu peux voir l'enfant a ton gre, en attendant que nous l'envoyions a Paris pour son education. --Oh! mon oncle, mon oncle. --Autorise-moi a telegraphier a d'Unieres, et tout cela se realise, tu fais d'un mot notre bonheur a tous le sien, le tien, le mien et celui de Claude. Comme elle ne repondait pas et qu'il la regardait pour lire en elle, il la vit fremissante. --Qu'as-tu? --J'ai peur. --De quoi! --Je ne sais pas, de quelque malheur, d'une punition. --De quoi pourrais-tu etre punie? Quant a ce malheur que tu veux prevoir, il ne pourrait arriver que si tu t'abandonnais, et tu ne t'abandonneras pas, puisque tu aimeras ton mari. Comme elle ne repondait pas, il se mit a une table sur laquelle se trouvaient un encrier et une plume. --J'ecris la depeche, dit-il. FIN DE LA DEUXIEME PARTIE TROISIEME PARTIE I Dix ans s'etaient ecoules depuis le mariage de Ghislaine; et ces dix annees avaient passe pour elle comme pour son mari rapides, legeres, embellies de tout ce que la fortune, la consideration, l'elevation du rang peuvent donner de joies et de confiance. Elle aimait son mari d'un amour passionne. Le comte idolatrait sa femme. Et la fierte qu'ils avaient l'un de l'autre les maintenait dans un etat d'enthousiasme qui melait toujours a leur tendresse une part d'exaltation. Non seulement ils ne connaissaient pas la lassitude du mariage, mais ils n'en connaissaient pas le calme. Une separation de quelques jours exigee par les necessites de la politique les angoissait comme un malheur; pendant ces separations ils s'ecrivaient des lettres d'amants toutes pleines d'une tendresse passionnee, et jamais il ne revenait d'une absence sans qu'elle courut au-devant de lui et sans que leur premier regard, leur premiere etreinte ne leur donnassent un vertige. Memes idees, memes gouts, meme esprit, meme education; ils n'etaient vraiment qu'un, se comprenant avec le geste le plus fugitif, avec un regard, exprimant bien souvent ensemble la meme pensee, en se servant des memes mots, l'un pouvant ainsi parler pour l'autre avec la certitude a l'avance d'un accord parfait. Il lui contait tout, la faisait partager ses projets politiques, discutait avec elle, prenait son avis, la consultait pour les plus grandes comme pour les plus petites choses, et s'il ne pouvait pas toujours se conformer a ce qu'elle lui avait conseille--ce qui etait rare d'ailleurs--il s'en excusait avec des paroles d'amour et de respect. Ce sentiment de respect dominait dans leur moindres rapports; c'etait mieux qu'en egale qu'il la traitait, c'etait en superieure: elle se montrait en tout d'une intelligence si large, si sure, si equilibree, d'une humeur si douce, si juste, si sage; il avait tant de confiance dans son esprit, tant de foi dans son coeur! Chambrais etait leur residence favorite pour plusieurs raisons, dont la principale etait qu'ils s'y trouvaient plus etroitement unis; et leur sejour s'y partageait en deux series bien distinctes: l'ete, pour le repos et l'intimite; l'automne et le commencement de l'hiver, pour le monde et les grandes receptions. Mais c'etait l'ete qu'ils preferaient; et ils passaient alors deux mois en vrais amoureux, un peu sauvages, que quelques amis de choix venaient seulement troubler de temps en temps, car ces visites etaient limitees par eux, de facon a ce qu'ils pussent revenir, sans avoir ete serieusement distraits, a la solitude qui leur etait chere et dont ils tiraient de si profondes jouissances. C'etait a cette epoque que les grands ombrages du parc s'emplissaient de leurs tendres causeries. La rosee a peine bue par le soleil, alors que le matin avait encore toute sa fraicheur, Ghislaine, habillee de flanelle blanche, descendait le perron et, s'appuyant au bras de son mari, ils partaient pour une promenade souvent lointaine. Pendant ces courses qu'en gens solides et jeunes ils regardaient comme un plaisir, ils parlaient beaucoup d'eux, et toujours ces entretiens se terminaient par un hymne de gratitude a la Providence, qui leur donnait un tel bonheur. Que de fois, s'arretant tout a coup, le comte avait pris les deux mains de sa femme et, posant les yeux sur les siens, lui avait doucement murmure qu'il faisait mieux que l'aimer, qu'il la venerait, qu'elle etait sa joie, tout son bonheur, sa gloire, son orgueil. Alors elle se defendait, un peu serree au coeur et confuse: --Non, disait-elle, c'est trop. Mais, dans le baiser qu'elle lui donnait, il sentait son emotion et, dans le regard dont elle l'enveloppait, combien profondement il etait aime. Souvent ils ne rentraient que pour le dejeuner, fortifies tous deux dans leur amour, contents de ce qu'ils s'etaient dit et ayant toujours fait en eux quelque decouverte qui les flattait et leur donnait une nouvelle raison de s'aimer davantage. Quand il devait parler a la Chambre, ils partaient ensemble pour Paris et il l'installait lui-meme dans une tribune, puis quand il avait pris place a son banc aux premiers rangs de la droite, il tournait les yeux vers elle chaque fois qu'il se disait quelque chose de caracteristique qu'il savait qu'elle devait contester, ou approuver. Elle faisait un signe perceptible pour lui seul, et il comprenait la reponse qu'elle voulait. Enfin, le president prononcait les mots sacramentels: --M. le comte d'Unieres a la parole. Elle sentait son coeur s'arreter et une chaleur lui bruler les paupieres; elle connaissait les points principaux de son discours, mais comment allait-il le prononcer, ne se laisserait-il pas troubler par les interruptions et le boucan? Car, malgre l'estime qui l'entourait, plus d'une fois c'etait par un tapage violent qu'on saluait la hardiesse de sa parole. Jusqu'a la mort du Roy, il s'etait tenu enferme dans le royalisme le plus orthodoxe, mais, alors, reprenant sa liberte de conscience, il avait incline vers une sorte de socialisme chretien qui, dans ses elans populaires, provoquait parfois les applaudissements de l'extreme gauche en meme temps qu'il consternait ses amis de la droite. Quel serait l'accueil de ce jour? C'etait ce qu'on pouvait se demander chaque fois qu'il prenait la parole: de quel cote viendraient les applaudissements? Duquel les exclamations ou les huees? Cependant, il etait a la tribune les bras croises, les yeux leves et tournes vers Ghislaine comme pour lui demander l'inspiration; peu a peu le silence s'etablissait et il commencait. Quelle emotion pour elle, quelle angoisse quand ses paroles, se perdant au milieu du tumulte, n'arrivaient pas jusqu'a elle; mais aussi quand la Chambre entiere restait attentive, quelle fierte! Et le soir, en revenant a Chambrais, dans leur coupe, ils se tassaient l'un contre l'autre, elle le serrait dans ses bras, mettant toute sa gloire dans cette etreinte; et alors, s'entrainant, se repondant, ils faisaient une belle politique, celle qu'ambitionnait leur coeur et que le comte mettait en pratique sans autre souci que celui de satisfaire sa conscience. Les d'Unieres etaient devenus un modele qu'on citait chez tous dans leur monde: leur amour; la beaute et la vertu de la femme, la fidelite et le talent du mari forcaient la bienveillance et meme l'admiration. Aucun point faible ou l'on put les prendre. Si leur genre de vie, a la campagne comme a Paris, etait princier et fastueux, digne de leur fortune et de leur rang, la charite n'y perdait rien. Pas un lendemain de fete qui ne fut le jour des pauvres. Pas une oeuvre utile ou la comtesse d'Unieres n'eut sa place. Leur existence dans les plus petits details etait l'application meme de leurs principes. Ils ne voulaient pas etre riches pour eux seuls: et il fallait que ceux qui les entouraient, qui dependaient d'eux eussent leur part de cette fortune: c'etait loin, tres loin que leur responsabilite s'etendait a cet egard. Que de gens ils avaient soutenus, consoles, releves! Que de devoirs ils s'etaient imposes quand ils auraient pu si bien passer a cote d'infortunes et de miseres qui ne les touchaient pas directement, en detournant la tete, et dont ils prenaient la charge par cela seul bien souvent que le hasard les leur avait revelees! On disait d'eux qu'ils avaient les vertus qu'on demande aux rois, et le mot n'etait que juste. En effet, personne ne poussait aussi loin le souci de sa dignite et de son rang, sans qu'on put jamais remarquer une preoccupation d'economie ou d'egoisme, pas plus qu'une negligence d'etiquette. Au milieu d'un ordre admirable tout etait largement mene, et s'il n'etait pas a Paris d'equipages aussi parfaitement tenus que les leurs, il n'y avait pas de maison ou l'urbanite, la politesse, la simplicite des manieres, l'affabilite, fut poussee aussi loin, sans que la correction la plus irreprochable en souffrit en rien. Pour ces raisons et pour leurs merites personnels leur situation etait exceptionnelle, admiree, respectee; on ne touchait pas aux d'Unieres, c'etait un honneur d'etre recu par eux, de les recevoir, de les imiter. Malgre leur jeunesse, ils donnaient le ton; en les suivant, on etait sur de ne jamais faire fausse route, et lorsque la comtesse d'Unieres s'etait occupee de quelque chose, avait accepte quelqu'un, s'etait montree quelque part, on emboitait le pas derriere elle, sans meme songer a se retourner; quant a juger, a critiquer, c'eut ete un crime que personne ne s'etait encore aventure a commettre. Comment la blamer quand on ne pensait qu'a la copier! Paris a de ces engouements; il y a des periodes ou il est de bon ton d'etre grasse parce qu'une femme tres en vue est grasse, d'autres ou il est desirable d'etre maigre; Ghislaine, mignonne, avait mis la finesse en vogue, et dans un certain monde une femme n'etait reconnue jolie et elegante que si sa beaute pouvait rappeler un peu celle de la comtesse d'Unieres. On se coiffait, on s'habillait comme elle. Elle avait meme fait adopter l'extreme simplicite de ses toilettes, taillees dans des lainages souples aux couleurs neutres, dont les facons ne subissaient jamais les exagerations de la mode. Pendant ces dix annees de bonheur, un seul nuage etait venu assombrir leur ciel radieux: huit ans apres leur mariage, ils avaient perdu M. de Chambrais, mort d'une maladie de coeur. Dans une chasse a courre, le comte avait ete renverse par son cheval tombe avec lui, et blesse a la poitrine d'un coup de pied. Il avait gueri de cette blessure, ou plutot il en avait paru gueri, mais une myocardite chronique en etait resultee qui, au bout de quelques mois, avait amene la mort. M. de Chambrais n'avait pas attendu d'etre malade pour assurer l'avenir de Claude, comme il l'avait promis a Ghislaine, et des le lendemain de l'installation de l'enfant aupres du garde Dagomer, il avait depose, chez son notaire, un testament par lequel il instituait Claude sa legataire universelle, sous la condition qu'elle ne jouirait de cette fortune qu'a sa majorite ou a son mariage. Quand il s'etait senti condamne, il n'avait pas davantage attendu trop tard pour dire a Ghislaine ce qu'il voulait qu'elle sut, mais, avec ce sentiment de prevenance qui avait toujours ete sa regle, il l'avait fait de facon a ce qu'elle ne put pas supposer qu'il se savait perdu. --Me voila malade, ma chere petite, et bien que j'aie l'espoir que ce n'est pas grievement, j'ai une precaution a prendre, une recommandation a t'adresser que je ne veux pas differer. Si je devais partir--mais, rassure-toi, je suis certain de ne pas partir--enfin, si je partais, j'aurais cette supreme consolation de te laisser la plus heureuse des femmes; car tu ne t'imagines point, n'est-ce pas, qu'il en soit au monde de plus heureuse, que toi? --Certes non, mon bon oncle. --Il serait donc absurde de prevoir que ce bonheur puisse etre menace un jour. Et je ne le prevois pas, je te le jure. Mais comme il n'est que sage de prendre toutes les precautions meme contre l'impossible et l'invraisemblable, je t'avertis que si jamais tu te trouvais dans une position critique, j'ai depose chez notre notaire, Me Le Genest de La Crochardiere, des pieces qui pourraient te servir. Deja bouleversee, Ghislaine perdit contenance: --Il est revenu, murmura-t-elle. --Non; je te jure meme que je ne sais pas s'il est encore vivant malgre les recherches que j'ai fait faire, car quand un artiste a disparu depuis plus de huit ans sans que personne ait entendu parler de lui, toutes les probabilites sont pour sa mort. Donc son retour n'est pas a craindre; mais enfin, ayant aux mains une arme qui pourrait servir pour ta defense, je l'ai deposee chez notre notaire avec cette mention: "Piece a remettre a madame la comtesse d'Unieres, si elle la reclame; si cette reclamation n'a pas lieu, la bruler sans la lire, apres la mort de madame d'Unieres." Et je suis sur que cette reclamation n'aura jamais lieu. II La mort de M. de Chambrais avait change la situation et l'etat de Claude. Jusqu'a ce moment elle avait vecu chez les Dagomer sans que personne eut a s'occuper d'elle--au moins au point de vue legal. Quelle etait cette petite fille, on n'en savait rien, et on ne cherchait pas a le savoir; arrivee a Chambrais en meme temps que les Dagomer, on l'avait vue jouer et grandir avec les enfants du garde sans faire plus attention a elle qu'a ceux-ci: un nourrisson qui n'avait ni pere ni mere, croyait-on, et encore n'en etait-on pas bien sur. La seule chose en elle qui eut provoque la curiosite et meme parfois quelques questions aux Dagomer, etait l'interet que lui temoignait M. de Chambrais. On n'avait pu rien tirer des Dagomer, qui ne voulaient pas plus parler qu'ils ne le pouvaient, ne sachant rien ou a peu pres. A la verite, madame Dagomer aurait pu raconter comment, a Marseille, une femme qui avait prononce quelques mots d'une langue qu'elle n'entendait pas lui avait remis la petite fille; mais M. de Chambrais lui avait recommande le silence la-dessus, et elle le gardait, son interet etant de se taire: pour le plaisir de bavarder on ne s'expose pas a se voir enlever une enfant qui rapporte cent francs par mois, sans compter les cadeaux. Madame d'Unieres aussi s'etait occupee de cette petite, c'est-a-dire que plus d'une fois on l'avait vue chez son garde, parlant a l'enfant, lui donnant des jouets, des vetements, des fruits, des friandises, mais quoi d'etonnant a ce que la niece continuat l'oncle et le suppleat dans ses soins et ses attentions pour lesquels il etait peu fait? D'ailleurs ce n'etait pas seulement pour cette petite que madame d'Unieres se montrait bonne et genereuse; elle l'etait egalement pour les enfants du garde comme pour tous ceux du village, se consolant ainsi sans doute de n'en avoir pas elle-meme. Personne n'avait pu remarquer si sa voix, lorsqu'elle s'adressait a Claude, avait des intonations plus tendres que lorsqu'elle parlait aux autres, si son regard etait plus emu, plus caressant, plus maternel; il eut fallu pour cela des facultes d'observations ou des soupcons que n'avaient point les gens qui, par hasard, s'etaient rencontres avec elle chez son garde, lorsqu'elle s'entretenait avec la petite ou la caressait. Pendant huit annees, bien fin eut ete celui qui eut trouve quelque mystere a chercher dans l'existence de cette petite fille qui grandissait a cote de ses freres et soeurs, et se confondait avec eux comme s'ils eussent eu tous le meme pere et la meme mere; aussi solide qu'eux, le teint rose, les mains rouges, lachant ses sabots pour mieux courir, et parlant en j'_avons_ et j'_etons_ comme une vraie paysanne de l'Ile de France, plus glorieuse seulement, et tirant parti de l'affection que lui temoignait M. de Chambrais pour etablir sa superiorite sur ses camarades. Mais a la mort du comte de Chambrais, cette petite, qui n'etait rien parce qu'elle n'avait rien, etait devenue, de par l'heritage qui lui tombait, un personnage. Il avait fallu lui creer un etat-civil, et l'acte de naissance manquant, on l'avait remplace par un acte de notoriete, qui, se basant sur une piece trouvee dans les papiers du comte, lui attribuait six mois de plus qu'elle n'avait reellement, la faisant naitre en septembre au lieu de fevrier. Puis on lui avait institue un conseil de famille compose de gens d'affaires, avec tuteur, subroge-tuteur, et toute la mecanique judiciaire s'etait mise en marche pour elle. De l'enfant qui s'elevait ignoree par les Dagomer, on avait pu ne pas s'occuper, mais il n'en devait pas etre de meme de l'heritiere du comte de Chambrais. Pendant que les gens d'affaires reglaient la situation legale de Claude, Ghislaine n'avait pas a intervenir: qu'eut-elle fait, qu'eut-elle dit, et meme qu'eut-elle compris? Son oncle avait pris toutes les precautions que ses conseils lui avaient indiquees, et elle pouvait avoir toute confiance dans ceux qu'il avait lui-meme choisis pour surveiller l'execution de ses volontes. Mais il n'en avait pas ete de meme quand le conseil de famille, d'accord avec le tuteur, avait voulu fixer le genre de vie de Claude. Heritiere de soixante mille francs de rente, restes d'une fortune que M. de Chambrais avait tres gaillardement depensee, Claude ne pouvait pas, semblait-il, demeurer plus longtemps chez le garde Dagomer, il fallait la mettre dans un couvent ou elle recevrait l'education qui convenait a la dot avec laquelle elle entrerait dans la vie, et qui se trouverait presque doublee par l'accumulation des interets; mais par raisons de convenances, on n'avait pas voulu decider quel serait ce couvent, s'en remettant, pour ce choix, a la comtesse d'Unieres, dont on demandait l'avis. L'avis de Ghislaine avait ete qu'on devait la laisser encore a Chambrais: elle savait que son oncle desirait que Claude n'entrat pas au couvent avant dix ans,--ce qui etait vrai d'ailleurs, cette question ayant ete agitee et resolue entre eux depuis longtemps,--et elle trouvait que la volonte de son oncle devait etre respectee. Sans doute l'instruction de l'enfant devait etre commencee: mais il semblait qu'elle pouvait l'etre des maintenant, sans qu'on la mit au couvent tout de suite, ou sans qu'on l'envoyat a l'ecole communale, ce qui ne serait pas decent. Lors de son mariage, Ghislaine s'etait bien entendu, separee de lady Cappadoce; mais celle-ci, au lieu de retourner en Angleterre comme elle en avait si souvent exprime le desir, avait annonce son intention de rester encore quelque temps en France: elle n'avait pas recueilli l'heritage qu'elle attendait, et elle ne voulait rentrer dans son pays que pour occuper le rang qui lui appartenait par droit de naissance. Jusque-la elle supporterait son exil avec dignite, quelque part dans un village aux environs de Paris, dont le climat convenait a sa sante,--le climat etait la seule chose qu'elle acceptat sans critique en France--et ou elle pourrait cacher sa mediocrite. Pour lui adoucir les rigueurs de cet exil, Ghislaine lui avait offert dans le village une maisonnette qui, habitee autrefois par l'intendant, etait libre maintenant, et lady Cappadoce l'avait acceptee. Installee la depuis huit ans, elle y vivait en attendant son heritage, partageant son temps entre la lecture du _Morning Post_ et des promenades quotidiennes dans le jardin potager et les serres du chateau, pendant lesquelles elle choisissait les legumes dont elle avait besoin pour sa cuisine, ainsi que les fleurs qui devaient decorer son salon, ou Ghislaine seule lui faisait visite de temps en temps. Tous les matins, un jardinier quittait le chateau, et, dans le village, on se mettait sur le seuil des maisons pour le voir passer portant sur sa tete une manne pleine de legumes, de fruits et de fleurs, qu'il vidait chez lady Cappadoce, sans que la "vieille Anglaise," racontait-il, lui eut jamais adresse un remerciement ou donne un pourboire. Pourquoi lady Cappadoce ne commencerait-elle pas l'education de Claude? Mais aux premiers mots, lady Cappadoce s'etait rebiffee, outragee evidemment qu'on lui fit une pareille proposition: elle, donner des lecons a une gamine qui avait ete elevee avec des paysans! Si elle avait consenti a accepter une position subalterne, c'est qu'elle la placait aupres d'une princesse de Chambrais, que les Chambrais occupaient un rang des plus eleves dans la noblesse francaise des le dixieme siecle et qu'ils avaient eu des alliances directes avec des maisons souveraines.... Comme elle debitait cette reponse avec sa dignite des grands jours, tout a coup elle s'etait arretee en souriant: --Il est vrai que les probabilites disent que cette enfant est aussi une Chambrais. Ghislaine, stupefaite, avait detourne la tete. --Croyez bien que ce n'est pas une accusation que je porte contre ce cher comte; les hommes ont en France des libertes qu'il faut bien admettre lorsqu'on vit dans ce pays; et si, comme tout le monde le suppose, il est le pere de cette petite, la position se trouve changee: ce n'est point une paysanne, une n'importe qui, c'est une Chambrais. Des la que Claude etait une Chambrais, lady Cappadoce pouvait accepter la proposition de Ghislaine, et de fait elle l'avait si bien acceptee qu'elle avait propose de prendre l'enfant chez elle, de facon a la faire travailler du matin au soir, en dirigeant son education qui laissait si fort a desirer et sur tant de points. Mais c'etait plus que Ghislaine ne voulait; elle qui avait souffert depuis si longtemps de la secheresse de son ancienne gouvernante, ne pouvait pas accepter que sa fille en souffrit a son tour. Le contraste serait trop rude de passer de la liberte dont elle jouissait chez les Dagomer, a l'assiduite rigoureuse que lui imposerait lady Cappadoce. Chez le garde elle faisait ce qui lui passait par l'idee; elle etait aimee par son pere et sa mere nourriciers qui etaient l'un et l'autre de braves gens au coeur ouvert et affectueux; elle avait ses freres et soeurs pour jouer et se donner du mouvement. Chez lady Cappadoce, elle ne serait point aimee, et condamnee a une tenue correcte, elle devrait perdre toute initiative. Se retranchant derriere la volonte de son oncle, elle n'avait donc pas accepte cette proposition d'internat, et Claude etait venue simplement travailler quatre heures par jour--ce qui s'etait trouve deja si dur pour elle que plus d'une fois il y avait eu des pleurs et des revoltes. --C'est une sauvage que cette petite, disait lady Cappadoce a Ghislaine, mais je la dompterai; l'apaisement se fera, l'assiduite viendra. Sauvage, elle ne l'etait pas seulement pour le travail, elle l'etait aussi pour le plaisir. Comme lady Cappadoce n'aurait jamais consenti a donner des lecons a une enfant habillee en paysanne, on mettait a Claude une belle robe au moment de partir, un col bien correct, des bottines soigneusement lacees, un ruban dans les cheveux, et, pendant les quatre heures de travail, elle restait figee dans cette tenue sous l'oeil vigilant de la gouvernante. Mais aussitot rentree, en un tour de main, elle se debarrassait de sa belle robe, denouait son ruban, lachait ses bottines et, reprenant ses vetements de tous les jours, son casaquin et ses gros souliers, elle s'en allait en plein bois denicher des nids, ou bien, la faucille a la main, couper de la fougere et de l'herbe pour ses vaches, rapportant sur sa tete la botte qu'elle venait de faire, sans souci d'emmeler ses cheveux tout a l'heure si bien peignes. Quelle humiliation pour lady Cappadoce quand parfois elle la rencontrait en cet attirail dans une allee de la foret. --Une fille a laquelle elle donnait ses lecons! Et a dix reprises elle avait dit et explique a Ghislaine qu'on ne ferait rien de cette enfant tant qu'on la laisserait chez ces paysans: --Une sauvage! III L'age fixe par Ghislaine elle-meme pour mettre Claude au couvent etait passe depuis plus d'un an, et cependant l'enfant etait encore chez les Dagomer. Vers dix ans, Claude, qui, si elle n'avait point l'assiduite et l'application au travail qu'exigeait lady Cappadoce, etait cependant vive d'intelligence, alerte d'esprit, gaie d'humeur, avait tout a coup change; il avait semble que cette intelligence et cet esprit s'alourdissaient, l'attention manquait, meme pour ce qu'elle aimait; en meme temps un arret dans le developpement physique se produisait, elle devenait grele et palissait, elle mangeait mal. Inquiete, Ghislaine avait appele son medecin de Paris, et celui-ci, la rassurant, avait ordonne simplement l'exercice, le jeu, avec le moins de travail intellectuel possible;--ce qu'il fallait avant tout, c'etait en faire une paysanne, le reste viendrait plus tard. Dans ces conditions, il ne pouvait pas etre question de la mettre au couvent, et les heures des lecons de lady Cappadoce avaient ete reduites de quatre a deux avec des intervalles de repos de vingt minutes en vingt minutes. Mais la paysanne que Claude avait ete, comme les filles de Dagomer, jusqu'a neuf ans, ne s'etait pas tout de suite retrouvee, et meme il avait paru a Ghislaine qu'il ne suffirait pas pour cela de la faire vivre chez le garde, en diminuant encore les heures de travail avec lady Cappadoce. Un jour qu'elle etait arrivee sans que personne se fut trouve la pour la voir venir, elle l'avait apercue du dehors dans la cuisine du garde Claude, a cheval sur une chaise renversee: elle se tenait assise de cote, et au bas de sa jupe courte trainait un morceau d'etoffe faisant queue; a la main, elle tenait une baguette de coudrier qui etait une cravache et en imitant les mouvements d'une femme sur un cheval qui trotte, elle criait de temps en temps: "Hop! hop!" --Que fais-tu donc la? demanda Ghislaine en entrant. Claude n'etait pas timide avec Ghislaine, ayant tres bien compris que tout lui etait permis, aussi, apres le premier moment de surprise, ne se gena-t-elle pas pour repondre franchement en souriant: --Ma promenade au Bois. Ghislaine fut stupefaite, n'ayant pas imagine que Claude savait ce que c'etait que le Bois. --Ah! tu vas au Bois? --Mais oui. --Souvent? --Toutes les fois que j'en ai la liberte. --Et quand as-tu cette liberte? --Quand je suis toute seule, et je suis toute seule. --On te defend donc d'aller au Bois? --Non, mais les autres se moquent de moi. Ghislaine pensa que les autres, c'est-a-dire les filles de Dagomer, avaient bien raison, mais elle ne dit rien. --Tu sais ce que c'est que le Bois? --Bien sur; c'est une promenade ou les gens du monde se rencontrent, ou l'on se montre ses toilettes, ou se font les grands mariages. Ghislaine ne put s'empecher de rire; mais elle interrogeait Claude d'une voix si douce et avec un regard si encourageant que celle-ci ne pouvait pas etre intimidee par ce rire. --Et qui t'a parle du Bois? demanda-t-elle du meme ton affectueux. --C'est lady Cappadoce. --A propos de quoi? --Quand je ne me tiens pas bien, que je chiffonne ma robe ou casse mon col, elle me dit: "Vous ferez vraiment belle figure au Bois, si vous vous tenez ainsi." --Tu voudrais aller au Bois? --Oh! oui. --Pourquoi faire? --Pour me promener donc, pour voir. --Tu t'ennuies ici? --Je ne resterai pas toujours ici, j'irai au couvent. --Les filles qui sont au couvent ne vont pas au Bois. --Je ne resterai pas toujours au couvent. --Certes, non; a moins que tu ne le veuilles. --Je ne le voudrai pas; je me marierai. --Ah! tu penses a te marier? --Mais oui, quelquefois, et meme souvent, je voudrais avoir un mari pour qu'il m'aime. Vous savez, moi, je n'ai ni pere ni mere, et je voudrais etre aimee. --Moi, je t'aime! --Vous etes la comtesse d'Unieres! Elle dit cela avec un ton d'admiration et de respect, en petite fille habituee a se faire une idee presque surnaturelle, religieuse, de cette comtesse d'Unieres si loin d'elle. Ghislaine fut remuee jusque dans les entrailles; c'etait donc vrai qu'elle etait bien loin de cette enfant, que celle-ci, dans son ignorance, n'admettait meme pas que cette distance put etre jamais franchie. Elle jeta un regard autour d'elle. Au dehors, on n'entendait d'autre bruit que celui de la brise dans le feuillage des grands arbres; personne dans la maison, Claude l'avait dit. Alors elle eut une faiblesse, elle qui toujours s'etait si rigoureusement observee; d'un mouvement passionne, elle attira sa fille sur sa poitrine et, longuement, elle l'embrassa, murmurant des mots que Claude, surprise, ne comprenait pas. Puis tout a coup le sentiment de la realite lui revenant, elle s'arreta brusquement, et sans repousser l'enfant, elle cessa de l'embrasser. --Je t'assure que je t'aime, ma petite Claude, et Dagomer aussi t'aime bien. --C'est vrai, mais il n'est pas mon pere. --On n'a pas toujours une mere et un pere; a ton age je n'avais plus les miens. --Oui, mais vous les aviez connus, tandis que moi.... C'etait la un sujet trop douloureux pour que Ghislaine voulut le continuer, chaque parole de Claude lui etait une blessure. --Mais que sens-tu donc? demanda-t-elle plutot pour changer l'entretien que par curiosite reelle, quelle etrange odeur! Claude se troubla. --Ce n'est ni celle d'une fleur, ni celle d'un fruit. Est-ce une pommade; est-ce une eau? Elle lui flaira les cheveux et le visage. --C'est ta bouche qui exhale cette odeur bizarre: tu as mange des bonbons? --Non. --Est-ce que tu ne veux pas me repondre? Il n'y a pas de mal a manger des bonbons, la preuve c'est que je t'en donne quelquefois. Tu as des petites taches rouges aux dents. Qu'est-ce que c'est? Claude hesita; enfin elle se decida: --C'est de la cire. --Quelle cire? --De la cire a cacheter les lettres. --Tu manges de la cire a cacheter? Quelle idee! --C'est tres bon; ca fait une pate. --Une mauvaise pate. --Et puis, c'est amusant, ca colle aux dents. --Ou as-tu eu de la cire? --J'en ai pris chez lady Cappadoce. --Comment t'est venue cette idee? --Un jour que lady Cappadoce, cachetait une lettre, j'ai mis un morceau de cire dans ma bouche sans penser a rien; ca m'a paru bon; j'ai continue; j'aime mieux ca que les meilleurs bonbons. --Mais tu peux te rendre malade, chere petite; la cire a cacheter n'est pas une chose qui se mange. Veux-tu me promettre de n'en plus manger? --Oh! --Tu me feras plaisir. Claude la regarda un moment profondement dans les yeux: --C'est vrai que cela vous ferait plaisir? demanda-t-elle. --Grand plaisir. --Eh bien! je n'en mangerai plus, je vous le promets. Ghislaine, en redescendant au chateau, se trouva troublee et emue. Il etait rare qu'elle eut l'occasion d'etre seule avec Claude et put l'interroger, lire en elle comme elle venait de le faire, sans avoir a craindre de trahir plus de tendresse qu'il ne lui etait permis d'en montrer. Que de revelations dans cette entrevue d'une demi-heure! N'etait-ce pas curieux, vraiment, ce souci de Claude, de se marier pour etre aimee! N'etait-ce pas ainsi qu'elle-meme revait et raisonnait, enfant, quand elle se desolait de sa solitude? La pauvre petite aussi souffrait de cette solitude et, detournant les yeux d'un present triste, les fixait sur l'avenir, que son imagination lui representait tout plein de tendresse et de joies du coeur. Elle les avait connues ces reveries, ces regards jetes en avant; et par la elle trouvait entre sa fille et elle, des points de ressemblance qui la rassuraient. Que de fois, depuis la naissance de Claude, s'etait-elle demande ce qu'elle serait: fille de sa mere? fille de son pere? Et la question etait assez grosse pour s'imposer avec des angoisses. Paroles, gestes, regards, attitudes, gouts, dispositions, idees, humeur, caractere, nature, tout lui avait ete matiere a observation. Claude etait une vraie brune avec les cheveux ondules, mais cela ne tranchait rien, car si elle-meme l'etait, lui aussi avait les cheveux noirs frises. Dans ses traits non plus il ne se trouvait rien qui put la faire ranger d'un cote plutot que de l'autre, car l'expression du visage, generalement melancolique, ou tout au moins songeuse et recueillie, pouvait aussi bien venir de lui que d'elle; toute jeune, Claude avait ete potelee, mais voila qu'avec l'age elle tournait a la maigreur et a la secheresse de son pere. Ce besoin de tendresse s'affirmant d'une facon si particuliere et ce desir de mariage etaient quelque chose de caracteristique qui pouvait faire pencher la balance du cote maternel, si l'histoire de la cire a cacheter n'etait pas venue la relever. Assurement, ce n'etait pas un fait insignifiant que cette perversion de gout. Jamais, dans son enfance, elle n'avait eu de ces fantaisies ni de ces bizarreries, tandis que chez lui elles etaient typiques. Combien en retrouvait-elle maintenant dont le souvenir precisement lui etait reste, parce qu'elles etaient aussi etonnantes que cette passion pour la cire a cacheter. De la son trouble et son emoi: justement parce que Claude tenait de son pere par plus d'un cote, il aurait fallu qu'elle fut surveillee avec une sollicitude de tous les instants et redressee: l'education corrigerait la nature; en lui montrant ou conduisait le mauvais chemin, en la mettant dans le bon, elle suivrait celui-la. Une mere seule pouvait avoir une main assez ferme en meme temps qu'assez douce pour cette tache; et elle ne pouvait pas se montrer mere pour Claude. De la aussi son inquietude de conscience en se demandant si jusqu'a ce jour elle avait fait tout ce qu'elle devait. Certes il etait impossible que les conditions d'habitation pussent etre meilleures que celles que Claude trouvait dans cette maison de garde, vaste, bien construite, presque monumentale, avec sa facade de pierres et de briques, bien exposee a la lisiere du parc et de la plaine, abritee l'hiver, ombragee l'ete, entouree de communs qui abritaient deux vaches, des poules, des cochons, et d'un grand jardin tout plein de legumes; et, puisque les medecins voulaient qu'elle vecut en paysanne, nulle part elle n'eut ete mieux que la. De meme il etait impossible qu'elle eut un meilleur pere nourricier et une meilleure mere que les Dagomer, qui etaient de braves gens, honnetes, reguliers dans leurs habitudes, propres, soigneux, qui ne faisaient aucune difference entre elle et leurs vrais enfants. Enfin l'institutrice qui la faisait travailler etait celle-la meme qui l'avait elevee, un peu seche il est vrai, rigide, austere, cependant pleine des plus hautes qualites. Mais etait-ce assez! Quand dans cet entretien elle avait dit a Claude qu'on n'a pas toujours un pere et une mere, l'enfant lui avait repondu d'un mot qui ravivait tous ses doutes: "Vous avez connu les votres." Qui savait l'influence que le souvenir de ce pere et de cette mere aimes et respectes avait eu sur sa destinee, tandis que Claude seule, depuis sa naissance, ne subissait que celle de la nature? IV Quand Ghislaine avait ete un jour a la maison de Dagomer pour voir Claude, elle se promettait de ne pas y retourner le lendemain; il ne fallait pas appeler l'attention sur ces visites qui, trop repetees, deviendraient inexplicables; elle devait etre prudente, elle voulait l'etre. Mais elle avait beau dire, elle avait beau faire, toujours une raison nouvelle s'imposait pour qu'elle ne tint pas la parole qu'elle s'etait donnee et manquat a sa promesse. Elle n'entrerait pas: elle passerait et ne jetterait qu'un rapide coup d'oeil dans la maison; elle n'echangerait qu'un mot avec Claude; peut-etre meme ne lui dirait-elle rien; la voir suffirait. Et de meme qu'elle n'avait pas tenu sa promesse de ne pas aller a la maison du garde, de meme elle ne tenait pas celle du rapide coup d'oeil et du seul mot. Arrivee devant la maison, elle entrait, s'asseyait, et le temps passait sans qu'elle en eut conscience: toujours elle avait des questions a adresser a Claude, des recommandations a lui faire. Elle avait bien essaye de la rencontrer chez lady Cappadoce a l'heure des lecons, sous pretexte de savoir comment elle travaillait, mais elle avait du y renoncer bientot. Chez les Dagomer, on pouvait s'etonner qu'elle vint si souvent, mais c'etait tout, on n'allait pas au dela de cet etonnement, on ne l'observait pas avec des yeux capables de voir ce qu'on ne leur montrait pas. Tandis que chez lady Cappadoce, il en etait autrement. La premiere fois, la gouvernante avait ete flattee que l'ancienne eleve voulut assister a la lecon de la nouvelle, et elle avait donne a cette lecon une importance considerable--elle avait pionne. Mais a la seconde elle avait ete surprise. A la troisieme, son esprit curieux avait travaille la question des pourquoi et des parce que, et Ghislaine, qui la connaissait bien, avait compris qu'il sentit imprudent de s'exposer aux investigations de cette curiosite qui enregistrait les remarques les plus insignifiantes avec une implacable memoire. D'ailleurs, comme elle choisissait pour ces visites les jours ou le comte allait a Paris sans elle, il en resultait que celui qui le premier aurait pu s'en etonner et s'en plaindre devait les ignorer. Plusieurs fois, il est vrai, revenant de la Chambre plus tot qu'elle ne l'attendait, et ne la trouvant pas au chateau, en amoureux presse et non en mari jaloux, il avait demande ou elle etait pour la rejoindre au plus vite. Sans mauvaise intention et simplement parce que c'etait la verite, le domestique qu'il interrogeait avait repondu que madame la comtesse etait sortie, et qu'elle avait pris l'allee du pavillon du garde principal. De meme, sans y mettre la plus petite malice, Dagomer avait aussi souvent parle de ces visites: "C'est ce que madame la comtesse m'a dit hier en venant voir la petite." "Voir la petite", il semblait que Ghislaine ne pensat qu'a cela; et comme le comte avait des raisons pour se l'expliquer, il ne s'en etonnait point, pas plus qu'il n'etait surpris qu'elle ne lui en dit rien, ayant aussi des raisons pour s'expliquer son silence. Longtemps il avait balance s'il ne lui en parlerait pas le premier, et un jour enfin il s'etait decide: --Vous venez de chez Dagomer? --Oui. --Comment va Claude? --Bien; elle se trouve mieux depuis qu'elle travaille moins. --Elle n'est evidemment pas faite pour la vie de couvent. --Je ne crois pas. --Pourquoi l'y mettre? --C'est la volonte du conseil de famille. --Etes-vous pressee de rentrer? --Pas du tout, repondit Ghislaine un peu surprise de cette question, qui semblait etre le prelude d'une explication. --Alors, voulez-vous prendre mon bras? nous reviendrons par le plus long; le temps est doux. En effet, la fin de la journee etait sereine, et le soleil qui s'abaissait emplissait les sous-bois de longues nappes de lumiere doree; deja une fraicheur montait des taillis, et les oiseaux muets pendant la chaleur, recommencaient leurs chansons qui seules troublaient le silence du parc. Ils marcherent un moment cote a cote, Ghislaine se demandant, le coeur serre, quelle allait etre cette explication qui, assurement porterait sur Claude, s'efforcant de ne trahir son emotion ni par un mot qui lui echapperait, ni par un mouvement nerveux de sa main qu'elle avait posee sur le bras de son mari. --Tu l'aimes, cette enfant, dit-il. Lorsqu'ils n'etaient point en tete a tete et pour les choses banales de la vie ordinaire, leur habitude etait d'employer le "vous"; au contraire, pour les choses intimes, pour tout ce qui etait tendresse, ils se tutoyaient. --Mais oui, sans doute, murmura-t-elle bouleversee. --J'entends d'une affection plus vive que celle que tu laisses paraitre, plus profonde. Elle hesita, n'osant pas lever les yeux sur lui de peur de rencontrer son regard et les tenant fixes sur sa main qu'elle sentait fremir. Cependant il fallait repondre: --Il est vrai, dit-elle. --Pourquoi t'en defendre; surtout pourquoi t'en cacher? Tu ne diras point que tu ne t'en caches pas? Elle ne repondit pas, incapable de trouver un mot. --Vois comme te voila emue; c'est cette emotion dont tu n'es pas maitresse toutes les fois qu'il s'agit de cette enfant, qui m'a donne l'eveil. Je me suis demande ce qui pouvait la provoquer; j'ai cherche. Si doux que fut l'accent de son mari, elle se sentait defaillir. --Il y a longtemps que je t'observe, plus longtemps que tu ne penses, au sujet de cette petite; mais j'avoue que jusqu'a la mort de ton oncle mon observation ne me conduisait qu'a des contradictions; c'est le testament de M. de Chambrais qui, en m'ouvrant les yeux, m'a mis dans la voie. C'etait en vain que Ghislaine cherchait a comprendre; les paroles etaient terribles, le ton etait affectueux et tendre comme a l'ordinaire. Il continua: --Il est certain que j'ai eu tort de ne pas m'expliquer avec toi tout de suite franchement, cela eut tranche la situation. Je ne l'ai pas fait, retenu par un sentiment de reserve envers ton oncle et plus encore envers toi; mais les choses ne peuvent pas durer plus longtemps ainsi. Ne devait-elle pas prendre les devants, se jeter dans les bras de son mari, lui avouer la verite? Elle s'arreta un moment, les jambes cassees par l'angoisse. Mais il poursuivait, l'entrainant doucement dans l'allee ou, sur la mousse veloutee, elle trainait les pieds sans avoir la force de les lever. --Certainement la venue d'un enfant naturel dans une famille est grave, mais.... Elle trebucha. --Appuie-toi sur moi, dans ton emotion tu ne regardes pas a tes pieds; vois comme cette petite te tient au coeur, je ne connaitrais pas ta tendresse pour elle que j'en sentirais toute la force en ce moment. Revenant a notre sujet, je disait donc que par le seul fait de l'institution de Claude comme legataire universelle, M. de Chambrais l'avait reconnue pour sa fille. --Ah! --....Et que dans ces conditions tu n'as pas a cacher les sentiments affectueux qu'elle t'inspire. Elle etait eperdue, affolee, un soupir de soulagement s'echappa de ses levres contractees. --Evidemment j'aurais du m'expliquer avec toi la-dessus, le jour meme de l'ouverture du testament; si je ne l'ai point fait, c'est, je le repete, par un sentiment de respect pour la memoire de ton oncle; mais aujourd'hui ce respect, exagere, j'en conviens, n'est plus de mise, et ce n'est pas porter atteinte a cette memoire que d'accepter une parente connue de tout le monde... a un certain point de vue c'est le contraire plutot; n'est-ce pas ton sentiment? --Oui... sans doute; je n'ai jamais pense a cela. --Je le sais bien, et comme tu n'as pas attendu l'ouverture du testament pour t'attacher a l'enfant, il est certain que la parente n'a pas ete tout d'abord la cause exclusivement determinante de ton affection; si tu as ete a elle inconsciemment pour ainsi dire, ca ete parce que nous n'avons pas d'enfants; ton affection a ete celle d'une maternite qui n'a pas d'aliment. Est-ce vrai? --Peut-etre; je ne sais. --Mais je sais, moi. Quand l'esprit ou le coeur est constamment tendu sur un meme objet, il y ramene tout; il est donc tout naturel que tu te sois prise de tendresse, d'une tendresse maternelle pour cette petite, avant meme de soupconner que c'etait a la fille de ton oncle que tu t'attachais, a ta cousine; mais maintenant que tu le sais, la situation change. Il s'arreta, et lui prenant les deux mains, il la placa en face de lui, de maniere a plonger dans ses yeux: --Chere femme, chere bien-aimee, dit-il d'une voix vibrante de passion, toi qui depuis dix ans m'as fait l'homme le plus heureux, toi que j'adore, que je venere, toi par qui je vis, en qui est tout mon bonheur, toute mon esperance dans l'avenir, toutes mes joies dans le passe, tu n'admettras jamais la pensee, n'est-ce pas, que sous mes paroles puisse se cacher un reproche detourne, ou meme une plainte. Si le chagrin de notre vie est de n'avoir pas d'enfants, ne crois pas que je t'en rende responsable; c'est un malheur dont tu souffres, comme j'en souffre moi-meme, et toi plus que moi sans doute, par cela seul que tu es femme. N'est-il pas possible de rendre cette souffrance moins dure pour toi, ou tout au moins d'en tromper l'impatience? Il vit dans le regard qu'elle attachait sur lui qu'elle ne comprenait pas. --Tu ne vois pas comment? --Non. --En prenant Claude. Elle poussa un cri. --N'est-ce pas tout naturel? En realite, cette petite est ta cousine et par la mort de son pere tu te trouves sa seule parente, sa mere en quelque sorte. Tu l'as si bien compris, si bien senti que depuis la mort de M. de Chambrais, d'instinct, malgre toi, mais poussee par une force a laquelle tu voulais en vain resister, tu as ete cette mere pour elle. En realite, c'a ete en te defendant, en te cachant, comme si tu faisais mal et te le reprochais; mais enfin il en a ete ainsi: une vraie mere n'aurait pas ete meilleure, plus affectueuse, plus prevenante, plus devouee que tu ne l'as ete; plut a Dieu que tous les enfants en eussent d'aussi tendres! Eh bien! voyant cela, l'idee m'est venue que tu sois cette mere, franchement; pour cela il n'y a qu'a prendre l'enfant avec nous. --Tu veux! --Moi aussi je l'ai visitee souvent en ces derniers temps, je l'ai etudiee: elle est intelligente, affectueuse, et je crois que pour etre heureuse il ne lui manque que d'etre aimee; toi et moi nous pouvons la faire heureuse. Le saisissement avait ete si profond que Ghislaine resta quelque temps sans trouver un mot: sa fille lui etait rendue; aux yeux de tous, elle devenait sa fille; elle pouvait l'embrasser sans se cacher; les paroles, les caresses les plus tendres lui etaient permises; plus de sourdine a la voix, plus de voile sur les yeux. Elle pouvait l'elever, la former. Quelle joie pour elle; pour la pauvre abandonnee quel bonheur! Dans un elan passionne, elle jeta ses bras au cou de son mari, et toute palpitante elle le serra dans une vive etreinte: --Oh! cher Elie, que je t'aime; quel coeur que le tien! Il s'etait penche vers elle, et sur ses levres il mit un long baiser. Cette caresse la rappela a la realite; elle n'etait pas que mere, elle etait femme aussi; ce n'etait pas seulement a sa fille qu'elle devait penser, c'etait encore et avant tout a son mari, a l'homme qui l'aimait et qu'elle aimait. Pouvait-elle laisser introduire cet enfant, le sien, sous leur toit; pouvait-elle lui laisser prendre place dans leur coeur sans tout avouer? Etait-ce loyal? Et cet aveu, pouvait-elle le faire, avec la certitude de ne pas briser le bonheur de ce mari? Son angoisse l'etouffait. Cependant il fallait repondre: --Non, dit-elle d'une voix brisee, cela est impossible. --Et pourquoi? --Personne ne doit etre entre nous; notre enfant a nous, si nous en avons un, oui; un autre, jamais. --Je croyais aller au-devant de ton desir. --Et je ne saurais te dire combien j'en suis profondement touchee; mais c'est a moi d'etre sage pour deux. Je verrai Claude plus souvent; je la surveillerai de plus pres. Je serai sa mere, si tu le permets: toi, tu ne dois pas etre son pere. V Depuis son mariage, Ghislaine avait plus d'une fois rencontre Soupert, ou plus justement, traversant en voiture Palaiseau et les villages environnants, elle l'avait vu devant la porte d'un marchand de vin, attable avec des amis de hasard, mais jamais ils n'avaient echange une parole. Quand il apercevait la voiture de la comtesse, il saluait avec ses grandes manieres d'autrefois, Ghislaine s'inclinait et c'etait tout. Elle qui etait l'affabilite meme avec tout le monde n'avait jamais fait arreter sa voiture quand elle l'avait rencontre seul sur la route, et dans son salut se montrait une reserve qui aurait tenu Soupert a distance s'il avait eu la pensee de s'imposer. Pourquoi cette reserve avec lui? Plus d'une fois il se l'etait demande, ne pouvant pas deviner le sentiment de gene et meme de honte qu'il inspirait a son ancienne eleve; mais pour ne pas trouver de reponse a cette question, il n'en gardait pas moins un bon souvenir a cette ancienne eleve, dont il parlait toujours avec plaisir. --Je lui ai donne des lecons, a la comtesse d'Unieres, quand elle etait princesse de Chambrais, et vraiment elle etait douee pour la musique. Quand ces lecons m'ont ennuye, je me suis fait remplacer par un garcon qui etait bien l'original le plus curieux que j'aie jamais connu. Et quand il se trouvait avec des gens en etat de s'interesser a l'histoire de cet original, il la leur racontait avec force details sur le portrait du grand seigneur russe: --Celui-la aussi etait doue, il serait devenu un artiste de talent s'il avait vecu; mais j'ai tout lieu de croire que le pauvre garcon est mort en Amerique ou il avait ete donner des concerts; depuis dix ans, personne n'a entendu parler de lui. Et la-dessus, apres boire, Soupert philosophait volontiers. Quel contraste reconfortant (pour lui) entre son existence et celle de ce garcon! Ne chetif, il avait atteint ses soixante-dix ans, dans toute la force de l'intelligence et du talent, ne reculant pas plus devant une journee de travail que devant une bonne bouteille, tandis que ce garcon, que la nature semblait avoir cree pour vivre cent ans, avait ete se faire tuer en Amerique dans la fleur de la jeunesse; et voila ou se montrait la morale de la vie. Lui, Soupert, n'avait jamais eu que l'art pour but; Nicetas avait voulu gagner de l'argent et l'argent est la perte de tout, aussi, lui, l'avait-il toujours traite avec le plus parfait mepris. Quand il en avait, il achetait une caisse et le mettait dedans pour l'y prendre chaque fois qu'il en avait besoin; quand la caisse etait vide, il la vendait et attendait qu'un hasard ou une bonne occasion lui permit d'en acheter une autre. Cette philosophie, il l'avait enseignee a Nicetas, mais celui-ci n'avait pas profite de cette lecon, et il etait mort; c'etait dommage. Et Soupert, qui n'avait jamais regrette personne, donnait parfois un souvenir attriste a ce garcon. --Pauvre Nicetas! Un soir qu'il etait attable tout seul dans sa salle a manger devant un grog a l'eau-de-vie, regardant, tout en buvant a petits coups, le soleil qui se couchait derriere Saint-Cyr, en lui envoyant par la fenetre ouverte ses rayons obliques qui illuminaient la salle, une ombre s'arreta sur la route devant cette fenetre. C'etait celle d'un homme de grande taille au visage brun rase, gras d'une mauvaise graisse bouille, la physionomie fatiguee, ravagee, le vetement assez use et plus encore desordonne: pantalon noir, gilet de coutil, veston jaunatre, cravate en foulard bleu, chapeau-melon. --Bonsoir, maestro. Soupert n'etait certes pas fier, surtout au cabaret, ou il acceptait toutes les familiarites pour ne pas boire seul, mais chez lui il se souvenait de ce qu'il avait ete et retrouvait un peu de dignite. Cette facon de le saluer, avec des manieres amicales chez quelqu'un qu'il ne connaissait pas, le facha: --Bonsoir, dit-il sechement. --Vous ne me reconnaissez pas? --Je vous connais donc? --Un peu. --Alors pardonnez-moi. Quittant sa chaise, du fond de la piece, Soupert vint a la fenetre. Mais ce fut en vain qu'il examina cette ancienne connaissance en evoquant ses souvenirs: ce grand corps fatigue et cette physionomie dure ne lui disaient rien. --Et ou nous sommes-nous donc connus? demanda-t-il. --Ici. De nouveau il l'examina. --Parlez un peu, dit-il, la tete, le corps, les manieres changent, la voix est plus fidele. --Ne cherchez pas parmi les gens de ce pays, vous n'auriez pas chance de trouver. --Est-ce possible! s'ecria Soupert, dont les oreilles valaient mieux que les yeux. --Il faut le croire. --Le bambino! --Lui-meme. --Tu n'es donc pas mort? --Vous voyez. --Au moins tu as diablement change. --Il parait. --Allons, allons, enjambe la fenetre. En meme temps, il lui tendit les deux mains pour l'aider. --Voila une agreable surprise; heureux de te voir, mon cher garcon, et de te serrer la main, car tu n'es pas une ombre. --Mais non. --Prends une chaise, tu vas boire un grog. Comme il s'occupait a remplir les verres, Nicetas lui arreta la main: --Pas d'eau, je vous prie. Soupert se conforma a cette demande, mais se renversant, il l'examina de nouveau: --Sais-tu a quoi je pense? dit-il tout a coup en mettant ses deux coudes sur la table. A une certaine soiree qui remonte loin, une douzaine d'annees au moins ou tu es venu comme aujourd'hui frapper a cette fenetre; il etait plus tard seulement, mais la saison etait la meme, le temps beau et chaud, comme il l'est; tu avais marche dans la nuit puisque tu arrivais de Chambrais, et pourtant tu ne pouvais te decider a boire ton grog. T'en souviens-tu? --Oui, et je me souviens aussi de vos paroles en me montrant votre verre: "Voila le vrai ami, tandis que l'amour, les femmes, la gloire, illusion et folie!" --Et la vie t'a montre que j'avais raison? --Que trop. --Alors, tout n'a pas ete rose pour toi, mon pauvre bambino, depuis que tu es quitte la France? --Pas precisement, mais vous savez que je n'ai pas ete voue au rose a ma naissance. Disant cela, il se versa un demi-verre d'eau-de-vie et le vida d'un trait. --Il y a longtemps que tu es de retour a Paris? --Quelques jours. --C'est gentil a toi, d'etre venu me voir tout de suite. --Vous etes, cher maestro, le seul homme en ce pays aupres de qui j'aie trouve de la sympathie, le seul qui m'ait montre de l'interet sans rien attendre en retour, et comme je n'ai jamais ete gate sous ce rapport, ma premiere pensee a ete pour vous. Soupert lui tendit la main, touche ou tout au moins flatte de ce souvenir. --Et le violon? demanda-t-il: --Il y a longtemps que j'ai renonce au violon. --Avec ton talent! --Le talent! Ah! maestro, en voila une illusion et une duperie. On croit au talent a quinze ans, a celui qu'on aura; mais a vingt-cinq, on voit celui qui vous manque et l'on est degoute de soi. C'est ce qui m'est arrive. De plus, j'ai compris qu'en ce monde c'etait duperie de travailler soi-meme au lieu de faire travailler les autres, et j'ai vendu mon violon tout simplement a un plus naif que moi. --Les journaux parlaient de tes succes la-bas. --Les reclames me coutaient plus qu'elles ne me rapportaient: l'affaire etait mauvaise. --Et alors? --J'ai essaye un peu de tout. Dans le Colorado j'ai travaille aux mines et j'ai gagne une forte somme que le jeu m'a prise. Dans le Texas, j'ai fait de la culture et n'ai pas reussi. J'ai ete agent d'emigration pour les Chinois vivants et de reexportation pour les Chinois morts. J'ai ete officier au service du Perou. En Colombie, je me suis un peu marie, mais si peu que j'espere que ma femme aura pu prendre un nouveau mari. A la Nouvelle-Orleans, j'ai ete directeur de theatre, et c'a ete mon beau temps: ayant des comediens, des musiciens a diriger, je leur ai fait payer ce que j'avais souffert dans ma jeunesse. J'ai ete journaliste a Baton-Rouge, mormon a Lake-City, maitre-d'hotel a San-Francisco, photographe au Canada; et voila. J'en oublie; pourtant, c'est assez pour que vous voyiez qu'il m'a fallu faire le coup de poing contre la destinee. Je n'ai pas eu le dessus, mais le dernier mot n'est pas dit. Paris est un bon terrain pour la lutte. --Et que veux-tu faire? --Tout; ma vie cahotee a eu cela de bon au moins de me donner des aptitudes diverses en me debarrassant d'un tas de prejuges genants. --Et le levier? --Il est la. Disant cela, il se frappa le front. --Il vaudrait mieux qu'il fut la, repondit Soupert en mettant la main sur sa poche. --Je ne dis pas non, mais j'avoue qu'il n'y est pas. Il y eut un moment de silence. --Je regrette de ne pouvoir pas t'aider, dit enfin Soupert, mais tu sais que la fortune et moi nous sommes brouilles depuis pas mal de temps. Pourtant, le jour ou tu manqueras d'une piece de cent sous, viens la chercher; s'il y en a une a la maison, elle sera pour toi. Il se leva et, ouvrant un placard, il en tira une boite en bois blanc dans laquelle sonnerent trois ou quatre pieces de cinq francs; depuis quelques mois il avait vendu son dernier coffre-fort devenu inutile, et c'etait cette petite boite, trop grande encore, qui lui en tenait lieu. --Partageons, dit-il. Tout compte fait, il y avait vingt francs et trois ou quatre pieces de monnaie: Nicetas prit douze francs. --Je vous rendrai ca, dit-il, sans un mot de remerciement. --Quand tu voudras, quand tu pourras. Soupert n'entendait pas laisser la conversation sur ce sujet. --Quand je pense, dit-il, que, dans cette soiree dont nous evoquions le souvenir tout a l'heure, nous avons discute la question de savoir si tu avais bien ou mal manoeuvre pour forcer mademoiselle de Chambrais a t'epouser! --Mal, aussi betement que possible. --Je crois me rappeler que ca m'avait produit cet effet alors: tu lui avais fait une declaration un peu brutale! n'est ce pas, et elle t'avait flanque a la porte? --Precisement. --Elle s'est mariee depuis; elle a epouse le comte d'Unieres; ils s'adorent. --J'ai vu ca dans les journaux; c'etait la periode, precisement, il y a dix ans, ou je redigeais un journal francais a Baton-Rouge. Qu'est-ce que c'est que ce comte d'Unieres? Un imbecile, n'est-ce pas? Il haussa les epaules. --Mais pas du tout. Pourquoi diable veux-tu que ce soit un imbecile? C'est, au contraire, un homme fort intelligent, un des meilleurs orateurs de la Chambre, et, ce qui vaut mieux, un excellent homme, bon, genereux, digne de sa femme. --Avec la fortune de sa femme, ca lui est facile, il me semble; la generosite des riches me fait rire. --Elle a ete diminuee, la fortune de sa femme. --Il a fait de mauvaises speculations? --M. d'Unieres ne specule pas. Mais le comte de Chambrais, tu sais, l'oncle de la princesse, ce vieux beau et aimable, est mort, et il a laisse toute sa fortune a un enfant naturel, une petite fille dont la naissance est mysterieuse, mais qu'on croit etre sa fille. Ce qu'il y a de certain, c'est que du vivant de M. de Chambrais, cette petite.... --Quel age a-t-elle? --Une douzaine d'annees, onze ans peut-etre. Je te disais que du vivant de M. de Chambrais elle etait elevee chez un garde du chateau; et depuis la mort du comte, c'est madame d'Unieres qui la surveille. Par la, tu peux voir que les d'Unieres sont bien les braves gens dont je parlais, puisqu'ils n'en veulent point a cette petite qui leur enleve une belle fortune. VI La vieille bergere en velours d'Utrecht sur laquelle Nicetas avait dormi plus d'une fois, etait toujours le plus bel ornement de la salle a manger de Soupert, car a l'age avance auquel elle etait arrivee, douze annees de plus ou de moins n'avaient pas d'importance pour elle; cette nuit-la, elle servit encore de lit a Nicetas qui, le lendemain, apres un solide dejeuner, descendit a Palaiseau, pour prendre le train et retourner a Paris. Mais comme il arrivait a la gare, il apercut un flot de Parisiens debarquant en habits de fete, qui lui rappela que c'etait dimanche. Qu'irait-il faire a Paris, ou rien de particulier ne l'appelait d'ailleurs, quand tout le monde venait a la campagne: errer par les rues desertes dans ce costume de besoigneux n'etait pas pour lui plaire; pourquoi lui aussi ne s'offrirait-il pas une partie de campagne? Les douze francs de Soupert sonnaient dans la poche de son gilet meles aux quelques pieces de monnaie qu'ils avaient ete rejoindre; apres une promenade de quelques heures il pourrait se payer un diner champetre et le soir reprendre le train pour Paris. Alors l'idee lui vint d'aller a Chambrais; autant la qu'ailleurs et meme mieux, il aurait plaisir a revoir ces bois ou tant de fois il s'etait promene en revant a Ghislaine. Et par la plaine ou les bles nouvellement epies ondulaient sous une legere brise, il se mit en route d'un pas nonchalant: rien ne le pressait. C'etait vrai qu'il l'avait aimee cette petite Ghislaine, passionnement aimee; depuis douze ans, il avait connu bien des femmes, mais aucune n'avait emu son coeur comme celle-la, chez aucune il n'avait retrouve cette grace, ce charme, cette seduction, c'avait ete son beau temps dans sa vie tourmentee, le seul qui lut eut laisse des souvenirs heureux, auxquels il eut plaisir a se reporter, le seul ou il eut envisage l'avenir avec esperance, ou il eut eu confiance dans le present. Quel fou, quel naif il avait ete! Ah! pourquoi ne s'etait-elle pas laissee aimer? pourquoi ne l'avait-elle pas aime! Comme tout changeait; Mais elle l'avait repousse, et voila ou il en etait arrive. Decourage, il avait abandonne le metier qu'il avait aux mains et maintenant il roulait de chute en chute, au hasard, miserable jouet de sa destinee, solitaire, sans soutien, sans but, sans autre ambition que de ne pas crever de faim le lendemain. La sotte, l'orgueilleuse creature; c'etait un imbecile qu'il lui fallait, ce d'Unieres. Et il avait force le pas, se disant qu'il serait amusant de voir cet imbecile et de lui rire au nez. --Tu es fier de ta femme, eh bien! je l'ai eue, et avant toi, encore. Demande lui si elle s'en souvient; elle m'a chasse et pourtant je suis toujours entre elle et toi. Quelle chance elle avait eue de ne pas attraper un enfant; voila qui eut ete vraiment drole. Comme cette pensee le faisait rire il s'arreta tout a coup, et se frappa le front. Et pourquoi n'en aurait-elle pas attrape un? N'etait-il pas bizarre qu'apres son aventure elle eut voyage a l'etranger, se sauvant? On ne se sauve pas quand on n'a rien a cacher; on ne disparait pas pendant des mois. L'interessant serait de savoir combien de temps avait dure son absence et ou le comte l'avait cachee. Quand il avait appris qu'elle etait partie avec M. de Chambrais, cette idee lui avait bien traverse l'esprit, mais il ne s'y etait pas arrete; se disant qu'il etait plus raisonnable de supposer, plus vraisemblable de croire qu'elle se sauvait pour n'etre pas exposee a le rencontrer et pour echapper a ses poursuites. Et pour se distraire lui-meme, pour secouer son ennui, sa mauvaise humeur, son chagrin, il avait accepte de partir pour l'Amerique, sans attendre qu'elle fut de retour. Jamais, depuis, cette idee d'enfant ne lui etait venue, mais ce que Soupert lui avait raconte devait le faire reflechir. Quelle etait cette petite fille, que le comte aurait eue, qu'on elevait chez un garde du chateau, a qui le comte leguait sa fortune, sans que sa niece s'en fachat? Cela n'etait-il pas bizarre, alors surtout qu'en considerant l'age de cette entant: onze ans, douze ans, disait Soupert; mais justement si Ghislaine avait eu un enfant, celui-ci precisement serait de cet age. N'etait-ce pas la une coincidence extraordinaire ou tout au moins curieuse? --He, he! Mais il ne fallait pas s'emballer, et comme la marche lui fouettait le sang, il s'assit a un carrefour ou se trouvait un bouquet d'arbres; l'endroit etait desert; en cette journee du dimanche les champs etaient abandonnes; personne ne le derangerait dans ses reflexions. Etait il possible que M. de Chambrais eut organise cette supercherie de l'enfant naturel? Pour lui, apres la demarche du comte et ses menaces, la question n'etait pas douteuse: capable de tout, le comte pour sauver l'honneur de son nom. Si sa niece etait dans une situation embarrassante, rien de plus simple que de prendre l'enfant a son compte. Mais ce qui ne l'etait pas, et ne se comprenait guere, c'etait que cet enfant, ne a l'etranger, fut amene en France et installe justement au chateau: si Ghislaine etait sa mere elle ne devait pas desirer l'avoir pres d'elle, et si le comte etait son oncle, il ne devant pas instituer son legataire un enfant qui, pour tous deux, ne pouvait etre qu'un objet d'execration dans le present et une menace de honte pour l'avenir. La question etait plus compliquee qu'elle ne le paraissait au premier abord, et pour la resoudre il fallait autre chose que des suppositions plus ou moins romanesques, car si Ghislaine pouvait etre la mere, le comte pouvait tout aussi bien etre le pere. Avant de rien decider, le mieux etait donc de voir et de se renseigner, c'est-a-dire de faire une enquete a Chambrais meme. Se relevant, il se remit en route, et son pas nonchalant en quittant Palaiseau se fit plus nerveux; maintenant il avait un but. Si Ghislaine etait la mere de cette petite fille, il en etait le pere, lui; et c'etait une situation que celle de pere d'une heritiere pour un homme qui n'avait pas vingt francs dans sa poche! Decidement, il avait ete bien avise de revenir en France, et comme il le disait a Soupert, Paris etait un bon terrain pour la lutte. Comme il approchait de Chambrais il entendit une sonnerie de cloches: sans doute, c'etaient les vepres. Au temps ou il etait le professeur de Ghislaine, elle ne manquait aucun office; en epousant un des chefs du parti catholique elle n'avait pas du renoncer a ces pratiques religieuses, il y avait donc chance de la trouver a l'eglise; si en ce moment elle habitait Chambrais. Il hata le pas et ne tarda pas a entrer dans le village: de loin on entendait les ronflements de l'ophicleide et les notes claires des voix enfantines. Batie au quinzieme siecle en pierres de gres et en pierres meulieres, comme dans la plupart des villages environnants, l'eglise de Chambrais est des plus simple, au moins a l'exterieur, ce genre de materiaux ne comportant aucune decoration; mais a l'interieur la piete des princes de Chambrais l'a enrichie de vitraux, de sculptures, de tableaux, de statues qui lui donnent un caractere particulier qu'accentue encore la chapelle funeraire de la famille, prise dans le collateral de gauche et fermee par une magnifique grille en fer forge du quinzieme siecle, achetee en Flandre et offerte par le pere de Ghislaine. Ce fut a travers les barreaux de cette grille qu'apres l'avoir longtemps et minutieusement cherchee dans l'eglise, Nicetas apercut madame d'Unieres, ayant pres d'elle un homme de tournure elegante qui ne pouvait etre que son mari. Alors, sans qu'il en eut conscience, il murmura quelques mots qui le firent regarder curieusement par les deux ou trois paysannes qui les entendirent: --Dommage. Ce cri de regret etait en meme temps un elan d'admiration la retrouvant telle qu'il l'avait aimee; il semblait que l'age pour elle n'eut pas marche, et qu'elle fut restee aussi fine, aussi mignonne qu'a dix-huit ans: ses yeux gris, chatoyants, avaient la meme douceur profonde, et sa bonne grace, sa simplicite de tenue etaient toujours les memes. Quel contraste entre elle et lui qui avait tant change; qu'apres douze ans d'absence personne ne voulait le reconnaitre! Pour ne pas provoquer l'attention, car son plan n'etait pas arrete, il devait etre prudent; il gagna doucement la porte et il se promena sur le parvis en attendant la fin des vepres. Ce fut seulement quand on commenca a sortir qu'il se rapprocha du porche de facon a ce qu'elle dut passer devant lui. En effet, elle ne tarda pas a paraitre au bras de son mari, s'entretenant avec lady Cappadoce qui marchait pres d'elle, tout en repondant d'une inclinaison de tete et d'un sourire affable aux saluts qu'on lui adressait a gauche et a droite. Elle etait si bien absorbee dans son entretien et ses politesses qu'elle ne le vit point, ou tout au moins qu'elle ne le remarqua pas. Mais il n'en fut pas de meme du comte d'Unieres qui, en apercevant cet inconnu, tourna la tete vers lui; quand leurs yeux se croiserent, Nicetas eut un mauvais sourire, et tout bas ses levres repeterent le mot qu'il avait deja dit plusieurs fois. --Imbecile. Mais il dut reconnaitre que, pour la tournure et les manieres, cet imbecile n'etait pas le premier venu. Il ne quitta sa place que lorsqu'il les eut vus disparaitre dans la rue qui conduit au chateau. Peut-etre celle pour laquelle il etait dans ce village, sa fille avait-elle passe devant lui, mais parmi les fillettes qu'il avait vues, comment l'eut-il devinee? C'etait son enquete qui devait la lui faire connaitre. Cette enquete, bien entendu, il n'allait pas la commencer en interrogeant tout simplement et tout franchement les gens qu'il rencontrerait, ce qui, avec des paysans, serait le meilleur moyen de ne rien apprendre, en meme temps que ce serait le meilleur aussi de se trahir. --De quel droit, a quel titre s'occupait-il de cette petite fille? Qui etait-il? Que voulait-il? Ces manieres primitives n'etaient point de son age; l'epreuve qu'il avait faite de la vie lui en avait appris d'autres moins naives et plus sures. Quand il venait pour ses lecons, et qu'il arrivait ayant chaud, il entrait quelquefois pour se rafraichir dans un cabaret situe a une petite distance du chateau et portant precisement pour enseigne: "Au Chateau"; il s'etablirait la, et en restant longtemps attable, ce serait bien le diable s'il ne trouvait pas moyen d'engager la conversation avec un paysan ou un domestique. A cette epoque il y avait des domestiques, particulierement les valets d'ecurie, les garcons jardiniers qui, n'etant point nourris au chateau, prenaient la leurs repas; il devait en etre toujours ainsi. De plus c'etait dimanche, et ce jour-la le cabaret etait toujours plein; il aurait vraiment peu de chance, ou il serait bien maladroit s'il ne trouvait pas un bavard qui voulut parler. Il est vrai que pour parler, il faut savoir, et qu'il pouvait tomber sur un ignorant; mais il avait toute la journee, toute la soiree a lui. Quand il entra, la grande salle etait pleine, et sur l'ardoise des tables on remuait, en les tapant, des dominos, tandis que sur d'autres on abattait des cartes grasses. A cote des paysans aux mains calleuses et encroutees, au visage hale et tanne, se trouvaient les domestiques du chateau, valets d'ecurie, valets de pied, aides de cuisine, qu'on reconnaissait tout de suite a leur menton bleu et a leurs belles manieres. Ce fut a une table voisine de ces derniers qu'il s'assit. VII Avant de parler, Nicetas jugea qu'il etait plus prudent d'ecouter; et sans en avoir l'air, tout en buvant a petits coups son absinthe, il se mit a etudier les gens du chateau qui l'entouraient, cherchant celui qui, plus naif et plus bavard que les autres, se laisserait questionner utilement. Quand il etait entre on l'avait regarde curieusement, mais bientot on avait paru ne plus faire attention a lui, ce qui lui permit de se livrer a son examen. Allant de table en table, il fut surpris de voir que parmi ces domestiques qui pour l'honneur de leur maison devaient etre tous plus decoratifs les uns que les autres, il y en avait un qui etait borgne, un autre boiteux. Alors il se prit a rire tout bas, se disant que c'etait une drole de boutique qui reunissait ces eclopes, et il conclut que le d'Unieres etait un avare qui ne dedaignait aucune economie, meme celles qui conduisent au ridicule, car surement il ne payait pas ces pauvres diables aussi cher que de beaux gars dont on achete la prestance autant que les services. En quoi il se trompait et raisonnait a faux, en attribuant ce choix a l'economie. Chez le comte d'Unieres, les pauvres diables etaient payes aussi bien que partout, seulement ils n'etaient point repousses pour leur infirmite comme ils le sont generalement, et s'il n'y avait pas de maison ou cochers, valets de pied, maitres d'hotel fussent plus decoratifs, par contre les cuisiniers, les palefreniers, les jardiniers etaient ce qu'ils pouvaient et tels que la nature ou la maladie les avait faits. Pour les jardiniers specialement, le spectacle qu'ils offraient le matin quand ils se reunissaient devant la loge du concierge pour recevoir les ordres du chef, etait aussi curieux qu'instructif: les ordres recus, ils se separaient, et alors on voyait une collection de pauvres vieux casses par l'age et la fatigue, de boiteux tournant sur leur baton, de rhumatisants voutes qui, clopin clopant, par les belles allees droites, sous le regard des statues aux poses theatrales du grand siecle, se rendaient a leur travail: a vingt qu'ils etaient ils abattaient de l'ouvrage comme sept ou huit, mais ils vivaient de leur journee, non d'aumone, ou tout au moins ils avaient la fierte d'en vivre. Comme Nicetas considerait avec un mepris croissant ces infirmes, un garde entra dans la salle; sur sa poitrine brillait une plaque d'argent timbree des armes des d'Unieres surmontees de la couronne ducale, et sur l'epaule droite, retenu par une bretelle de cuir, pendait un fusil court a deux coups. Si les pauvres diables dont riait Nicetas etaient plus ou moins eclopes, celui-la etait un vrai invalide: il boitait tout bas d'une jambe, et la bras gauche avait ete ampute de la main. --Tiens! Dagomer, dirent quelques voix affectueusement. --Bonjour, la compagnie. Il regarda autour de lui, mais toutes les tables etaient occupees, devant celle de Nicetas seulement il restait deux tabourets. Dagomer porta la main a sa casquette: --Permettez-vous, monsieur? demanda-t-il. --Volontiers. Alors, le garde, depassant la bretelle de dessus son epaule, prit un tabouret, et s'assit en mettant son fusil entre ses jambes. --Il ne lache pas son fusil, Dagomer, dit un des domestiques. --Mais non. --Il parait qu'il couche avec, ajouta un paysan d'un air finaud. --Juste, repondit Dagomer en riant, par jalousie. C'etait un homme d'une quarantaine d'annees, a l'air ouvert et bon enfant, mais rude en meme temps et surtout resolu. --C'est vrai, monsieur Dagomer, demanda un jeune groom, que malgre votre main coupee vous ne manquez pas un lapin? --Generalement celui qui deboule est boule, mais dire que je n'en ai jamais manque, ce qui s'appelle un seul, ca ne serai pas vrai. --Et pourtant, si bien que vous tiriez, vous vous etes fait arranger comme ca, dit un paysan a l'air grincheux et qui avait probablement des raisons personnelles pour en vouloir au garde. --Quand on se met trois sur un homme seul qui ne doit pas tirer le premier, ca n'est pas etonnant, mais malgre ma main gauche cassee, j'en ai tout de meme demoli un de la main droite; c'est dommage que celui-la ne soit plus de ce monde, il vous dirait si le coup etait bon. Et sans forfanterie, Dagomer se mit tranquillement a sucrer le cafe qu'on venait de lui servir; c'etait le dimanche seulement qu'il entrait au cabaret, et ce jour-la, quel que fut le temps, froid ou chaud, il s'offrait une tasse de cafe. --C'est ici que s'est passee cette lutte? demanda Nicetas. --Non, a Crevecoeur, ou j'etais avant de venir ici. Vous connaissez Crevecoeur? --Non. --Dans la Brie, sur la lisiere de la foret de Crecy. Le renseignement etait bon a retenir, et Nicetas le casa dans sa memoire: Crevecoeur dans la Brie; peut-etre etait-ce la que l'enfant avait vecu avant de venir a Chambrais! Cependant Dagomer battait son cafe a petits coups de cuillere, et le degustait beatement sans plus faire attention a Nicetas que s'il avait eu en face de lui une figure de cire. Dans le brouhaha de la salle on n'entendait que des paroles sans suite qui, pour Nicetas, n'avaient pas d'interet: de temps en temps un mot sur les biens de la terre du cote des paysans; de l'autre une drolerie sur les femmes de service du chateau, et c'etait tout. Il fallait cependant que Nicetas se decidat; sans doute, ces domestiques n'allaient pas rester la jusqu'au soir. --Puisque le hasard nous place a la meme table, dit-il en s'adressant a Dagomer avec son sourire le plus engageant, voulez-vous me permettre de vous adresser une question? --A votre service. --Est-ce que vraiment il est impossible de visiter le chateau? --Pour sur. --C'est le mardi seulement que les visiteurs sont admis? --Oui. --Je serais bien contrarie de rester ici jusqu'a mardi. --Dame! En voyant l'effet que cette reponse produisait, Dagomer se ravisa; et appelant: --Monsieur Auguste. Un grand garcon bellatre s'approcha avec un sourire protecteur: --Monsieur Dagomer. --Voila ce que c'est, dit celui-ci, ce monsieur,--il designa Nicetas,--voudrait visiter le chateau et il demande s'il faudra qu'il reste jusqu'a mardi. M. Auguste toisa Nicetas dedaigneusement, et celui-ci voyant l'effet que produisait son costume sur ce personnage important, habitue a juger les gens sur la mine, trouva opportun de balancer cet effet par quelques paroles habiles: --Je suis charge par un journal americain dont je suis correspondant, dit-il, de lui envoyer la description du chateau de Chambrais, et je serais tres gene de differer ma visite jusqu'a mardi. --Ah! monsieur est journaliste, dit Auguste, s'adoucissant, evidemment parce qu'il admettait qu'un journaliste americain pouvait etre neglige dans sa tenue. --Voulez-vous me faire l'honneur d'accepter quelque chose? demanda Nicetas. --Avec plaisir. Il s'assit sur le tabouret libre et Nicetas appela le le cabaretier. M. Auguste desirait un aperitif, Dagomer un "autre cafe"; quand ils furent servis, l'entretien reprit: --Certainement je voudrais vous obliger, dit M. Auguste, mais si M. le comte ne va pas demain a la Chambre et si madame la comtesse ne l'accompagne pas, il n'y aura pas moyen. S'ils partent, au contraire, je vous ferai visiter le chateau: venez a une heure, j'aurai fini de dejeuner. Pour jouer son role, Nicetas demanda des renseignements sur le chateau, sur le nombre des domestiques, des chevaux, des chiens, sur l'etendue du parc, puis il passa aux maitres. --Il y a longtemps que M. le comte d'Unieres a epouse la princesse de Chambrais? --Dix ans. --Combien d'enfants? Disant cela d'un air indifferent, il tira un carnet pour prendre des notes. --Ils n'ont pas d'enfants. --Ils les ont perdus? demanda-t-il avec ingenuite. --Ils n'en ont jamais eu. --S'ils mouraient, a qui irait cette belle fortune? Est-ce qu'il n'y a pas un oncle? --Il est mort. --Alors au lieu que ce soit lui qui herite de sa niece, c'est sa niece qui a herite de lui? --Pas precisement. --Expliquez-moi donc ca: vous savez, en Amerique, on est tres curieux de ces details, et rien de ce qui touche le comte d'Unieres, le grand orateur, n'est indifferent. Est-ce qu'il etait mal avec son oncle le comte de Chambrais. --Non. --Alors l'oncle avait des enfants? --Non; il a laisse sa fortune a une jeune fille pour laquelle il avait de l'affection. --Tiens! c'est drole, si elle n'etait qu'une jeune fille comme vous dites. --Une enfant qu'eleve l'ami Dagomer. --Ca n'interesse pas les Americains, la jeune fille, interrompit Dagomer, en donnant un coup de coude a M. Auguste. Celui-ci se leva en disant que son service l'appelait au chateau, et le garde, le fusil a l'epaule, le suivit. Ce fut inutilement que Nicetas tenta d'entamer d'autres interrogations; alors, ne voulant pas se compromettre, il attendit, puisqu'il restait a Chambrais jusqu'au lendemain; le soir sans doute, il pourrait faire causer l'aubergiste. Et pour passer le temps, il s'en alla flaner par les rues du village et devant le chateau. Puis il dina longuement a cote des palefreniers, dont les conversations, qu'il ecouta sans en perdre un mot, ne lui apprirent rien d'interessant: la qualite des voitures du comte, les merites de ses chevaux lui etant tout a fait indifferents. Ce fut seulement au moment du coucher qu'il put echanger quelques paroles avec l'aubergiste, jusqu'a ce moment trop occupe pour bavarder. --C'est une histoire curieuse que celle que m'a contee M. Auguste. --Quelle histoire? --Celle de l'enfant du comte de Chambrais. --La petite Claude? --Oui, la petite Claude; comment donc se fait-il que madame d'Unieres ne soit pas fachee d'etre privee d'un heritage sur lequel elle devait compter? --Oh! vous savez, quand madame la comtesse se fachera pour des affaires d'argent, le monde sera change. --Il est vrai que si cette enfant est la fille du comte... --Comment si c'est sa fille! --Reconnue? --Non, pas reconnue, elle n'a meme pas d'acte de naissance. --Mais on a toujours un acte de naissance. --Elle n'en a pas; on l'a bien vu a l'ouverture de la succession puisqu'il a fallu un acte de notoriete et que MM. Vaubourdin et Meunier ont ete temoins. --Et a combien se monte cette fortune? demanda Nicetas qui n'eut pas la patience de filer cette question. --Soixante mille francs de rente. Il avait cru a un plus gros chiffre, cependant celui-la etait encore assez beau pour l'empecher de dormir quand il fut au lit. --Pourquoi ce vieux gueux de comte de Chambrais avait-il mange la plus grosse part de son heritage? Comment? Avec qui? Mais il n'allait pas s'arreter a cette question oiseuse quand une autre plus urgente et plus brulante,--celle de l'acte de naissance, s'imposait a son attention. Evidemment, si Claude n'avait pas d'acte de naissance, c'est qu'elle n'etait pas nee en France, ou qu'on avait cache l'accouchement de la mere. Et alors il etait non moins evident que cette mere etait Ghislaine, emmenee par son oncle dans quelque pays perdu, ou elle avait passe le temps de sa grossesse et ou elle etait accouchee. C'etait quelque chose d'avoir appris cela, et decidement il avait cede a une bonne inspiration en venant a Chambrais. --Soixante mille francs de rente! VIII Malgre l'accueil peu encourageant de Dagomer lorsqu'il avait essaye de parler de Claude, il voulut risquer une tentative aupres de celui-ci, et le lendemain dans la matinee il se dirigea vers le pavillon du garde qu'il connaissait bien pour etre plus d'une fois, au temps de ses lecons, sorti par cette porte. D'ailleurs, il etait bien aise de voir cette petite qui etait sa fille. A qui ressemblait-elle? Quel effet lui produirait-elle? Il allait donc faire l'experience de la voix du sang. Ce serait curieux. Il avait hai son pere, ses freres, ses soeurs; aimerait-il sa fille? tout a fait interessante l'epreuve dans les conditions ou elle se presentait; au milieu des enfants du garde reconnaitrait-il la sienne? Son intention n'etait pas d'entrer simplement chez le garde et de commencer un interrogatoire en regle, car ce serait, semblait-il, le plus sur moyen pour se faire mettre a la porte: il procederait avec moins de naivete. En sortant du village, il avait pris le chemin qui, par les champs, longe les murs du parc, et en dix minutes il etait arrive en vue du pavillon que les grands tilleuls qui l'entouraient signalaient au loin. Par les bavardages du cabaretier il savait que la famille de Dagomer se composait de trois garcons et de quatre filles, sans compter Claude, ce qui faisait huit enfants; il allait donc avoir a faire un choix au milieu de ces filles pour reconnaitre la sienne; et comme il avait appris aussi que Claude travaillait dans l'apres-midi chez lady Cappadoce, il etait a peu pres certain de la trouver chez le garde ou aux alentours. Quand il arriva devant le pavillon, il n'apercut personne et n'entendit aucun bruit de voix; mais comme la porte ainsi que les fenetres etaient ouvertes, les habitants surement n'etaient pas loin: sur le seuil, deux bassets aux longues oreilles dormaient au soleil; dans le chemin, des poules allaient de-ci de-la en picotant l'herbe des bas-cotes. Au lieu de traverser ce chemin et de s'approcher de la maison, il s'assit au pied d'un tilleul, et tirant son carnet il se mit a dessiner le pavillon. Sans etre en etat de faire un vrai dessin, il pouvait cependant enlever un croquis, et cela suffisait pour justifier sa presence si Dagomer s'en inquietait, en meme temps que cela lui permettait aussi de rester la autant qu'il voudrait: il verrait venir. Ce qu'il vit tout d'abord, ce fut une femme qui sortit d'un batiment attenant au pavillon; elle portait sur son epaule une charge de linge mouille qu'elle etendit sur une haie d'epine; deux petites filles de six et sept ans vinrent l'aider; c'etait evidemment madame Dagomer et ses filles; elles ne parurent pas faire attention a lui; leur travail acheve, elles rentrerent dans le batiment. Il avait tout le temps d'attendre en continuant son croquis avec une prudente lenteur. Comme il tenait ses yeux fixes sur le pavillon, il entendit un bruit de pas derriere lui dans le chemin; se retournant, il vit venir une grande fillette portant une botte d'herbe sur la tete: elle etait vetue d'une robe d'indienne toute mouillee par le bas, et chaussee de sabots; bien qu'elle eut l'age de Claude, il n'admit point qu'une fille dans ce costume de paysanne put etre celle de la comtesse d'Unieres: une Dagomer, sans aucun doute. Arrivee pres de lui, elle jeta sa botte d'herbe a terre, et s'arretant, elle le regarda: alors il la salua gracieusement, se disant que, s'ils engageaient une conversation, il en pourrait peut-etre tirer quelque chose. --Bonjour, mademoiselle. --Bonjour, monsieur. Elle s'approcha avec curiosite: alors il remarqua qu'elle ne ressemblait en rien aux petites Dagomer qu'il avait vues quelques minutes auparavant, ni a leur mere. Elles etaient blondasses, elle etait brune; elles etaient epaisses, elle etait svelte; mais ce qui le frappa surtout en elle, ce furent ses yeux profonds et ses cheveux noirs ondules,--les cheveux de Ghislaine. Allons, decidement, la voix du sang etait muette en lui: a la vue de cette fillette dont il etait le pere, son coeur n'avait pas du tout bondi. Il fallait savoir s'il ne se trompait pas. --Votre papa est sorti, n'est-ce pas, mademoiselle? --Papa Dagomer, oui, il fait sa tournee. Il etait fixe. --Pardonnez-moi, dit-il, ce costume m'avait trompe, vous etes mademoiselle Claude. --Vous me connaissez? --J'ai entendu parler de vous. Elle ne parut pas flattee que cet homme de mauvaise mine eut entendu parler d'elle, cependant elle eut la coquetterie de vouloir expliquer ce costume: --C'est ma robe pour cueillir de l'herbe a mes lapins, dit-elle; pour aller arracher des coquelicots dans les bles je n'allais pas m'habiller. --Assurement. Elle se pencha au-dessus du carnet: --C'est notre maison que vous faites la? --Vous voyez; est-ce que vous la reconnaissez! --Oui et non. --Vous dessinez? --Non; je dessinerai l'annee prochaine au couvent. --Vous allez au couvent l'annee prochaine? --J'y serais deja si madame la comtesse n'avait pas voulu me garder parce que j'etais malade; il est venu un medecin de Paris qui a dit que je devais vivre en paysanne. --Elle est bonne pour vous, madame la comtesse? --Elle est bonne pour tout le monde. --Je veux dire elle vous aime? --Mais oui. --Elle s'occupe de vous? --Certainement. --Vous la voyez souvent? --Tous les jours quand elle est a Chambrais. --Vous allez au chateau? --Non, c'est elle qui vient. Il jeta autour de lui un regard rapide, et ne voyant personne, il risqua une question plus decisive: --Elle est votre parente, n'est-ce pas? Claude fixa sur lui ses yeux profonds: --Pourquoi me demandez-vous cela, monsieur? --Par interet pour vous, car enfin c'est un honneur, d'etre de la famille de la comtesse d'Unieres. Elle prit un air de hauteur etonnant pour une fillette de cet age, mais qui, dans sa pensee, avait pour but certainement de couper court a ces questions: --Je n'ai pas de parents. --Qui vous a dit cela? --Je le sais bien. --Si vous vous trompiez? --On me l'a dit. --Si l'on vous avait trompee? Elle le regarda de nouveau avec une anxiete qui contractait son visage: --Vous connaissez mes parents? --Voudriez-vous les connaitre, vous? un pere qui vous aimerait, pres de qui vous pourriez vivre? --Et une mere? --Une mere aussi. --Qui m'embrasserait? --Qui vous embrasserait, qui vous cherirait. --Ou sont mes parents? Elle dit ces quelques mets d'une voix vibrante qui criait son trouble. --Je ne peux vous le dire... en ce moment. --Alors pourquoi m'en parlez-vous? Qui etes-vous? --Un ami, le meilleur ami de celui que je crois votre pere. --Vous croyez! Vous ne savez donc pas? --Pour que je sois sur, il faudrait que j'eusse la preuve que vous etes bien l'enfant que je suppose; et cette preuve, je ne l'ai pas encore tout a fait. Vous savez que votre naissance est entouree de mystere? --C'est vrai. --Il faut m'aider a l'eclaircir, ce mystere. --Comment? --En me disant tout ce que vous savez vous-meme. --Je ne sais rien. --Intelligente comme vous l'etes, vous avez du remarquer dans votre enfance, depuis que vous etes en age de voir et de comprendre, des choses qui ont du vous frapper. --Ce qui m'a frappee, c'est quand maman Dagomer m'a dit que je n'etais pas sa fille, car je croyais que je l'etais, moi, vous comprenez? --Elle vous a parle de vos parents? --C'est moi qui lui en ai parle. --Elle vous a dit? --Elle m'a dit que je n'avais pas de parents; et comme je pleurais, car c'est triste de n'avoir pas de parents, vous savez, elle m'a dit que je ne devais pas me chagriner parce que M. le comte de Chambrais serait un pere pour moi. Et je suis bien sure qu'il a ete aussi bon pour moi qu'un vrai pere, le comte de Chambrais, quoiqu'il y eut des moments ou il me regardait avec des yeux durs, comme si je lui avais deplu, comme s'il me detestait. Mais j'etais bete de croire ca puisqu'il m'a donne sa fortune; et quand on donne sa fortune a quelqu'un c'est qu'on l'aime. --Elle ne vous a jamais parle de votre maman, madame Dagomer? --Jamais. --Vous n'avez pas vu venir une dame qui, en vous caressant, en vous embrassant, vous aurait donne la pensee qu'elle pourrait etre votre mere? --Non, jamais je n'ai vu cette dame; il n'y a que madame la comtesse d'Unieres qui me regarde avec tendresse, oh! si tendrement, et qui quelquefois me caresse, m'embrasse. --Mais elle ne vous parle jamais de vos parents, madame d'Unieres? --Non, jamais. Sans doute qu'elle ne les connait pas. --Nous verrons cela. Et M. le comte d'Unieres? --Il est aussi tres bon pour moi. --Est-ce qu'il vous embrasse? --Non, mais il me parle tres doucement. --Est-ce que vous vous rappelez avoir ete dans un autre pays que Chambrais? --Non. --Et en dehors de la famille Dagomer vous n'avez jamais vu d'autres personnes que M. de Chambrais, le comte et la comtesse d'Unieres vous temoigner de l'interet? --Non, pas d'autres. Tout cela etait clair; elle ne savait que peu de choses sur elle, cette petite, mais ce peu confirmait ce qu'il avait pressenti: M. de Chambrais s'etait fait le pere de l'enfant de Ghislaine, et Ghislaine aimait sa fille. C'etait la le point essentiel; celui qui devait le guider dans la ligne qu'il adopterait: mariee a un homme qu'elle aimait, disait-on, elle etait l'esclave de son amour maternel. Il eut voulu la questionner encore, mais il etait dangereux de prolonger cet entretien qui n'avait que trop dure; il ne fallait point qu'on remarquat ce tete-a-tete. --A vous voir, dit-il, et bien que je ne vous connaisse que depuis quelques minutes, il est certain que vous etes une jeune fille capable de reflexion et de discretion. C'est dans votre interet que j'agis et pour votre bonheur. Depuis longtemps je vous cherche; ce n'est point un hasard qui, vous devez bien l'imaginer, m'a amene devant cette maison. Mais, pour que je puisse vous rendre a vos parents, comme je l'espere, il faut que personne ne sache ce qui s'est dit entre nous. Si nous avons ete vus, vous regardiez mon dessin, voila tout. Me le promettez-vous? Elle inclina la tete. --Je vais continuer mes demarches et bientot, je vous le promets, nous nous retrouverons. Ne vous impatientez pas: soyez sure que je travaille pour vous et pour eux. Alors, je pourrai parler et vous en apprendrez davantage. A ce moment un chien courant parut dans le chemin. --Papa Dagomer, dit-elle. --Ne vous eloignez pas brusquement, murmura-t-il, ayez l'air de tourner autour de mon dessin. C'etait en effet Dagomer qui arrivait boitant tout bas. En apercevant Claude aupres de celui qui l'avait questionne la veille, il fit un geste de mecontentement. --Bonjour, monsieur Dagomer, dit Nicetas, vous permettez que je fasse le portrait de votre joli pavillon? --La rue est a tout le monde, repondit Dagomer d'un ton bourru. Puis, s'adressant a Claude: --Rentre donc a la maison; mouillee comme tu l'es, tu vas gagner froid. Comme il allait la suivre on entendit le jacassement d'une pie; instantanement il depassa la bretelle de son fusil, et sans ajuster il tira sur la pie qui passait en l'air a une dizaine de metres; elle tomba les ailes etendues. --Vous etes adroit, dit Nicetas, et prompt. --Comme ca: on n'en tuera jamais assez de ces bougresses-la; quand elles ont leurs petits, elles depeuplent tous les nids. IX Ghislaine n'ayant pas accompagne le comte a Paris Nicetas ne put pas visiter le chateau, mais il s'en consola: au point ou en etaient les choses, la conversation de M. Auguste ne lui aurait probablement rien appris. Ce n'etait pas a Chambrais qu'il devait continuer pour le moment ses recherches: c'etait a Crevecoeur, la ou Claude avait ete remise a Dagomer; il pouvait tres bien ne rien trouver, mais il pouvait aussi avoir la chance de tomber dans la bonne piste. Seulement, pour continuer ces recherches, pour aller a Crevecoeur, pour payer les bavardages qu'il provoquerait, pour se faire delivrer les actes qu'il decouvrirait, s'il en decouvrait, il fallait de l'argent, et il n'en avait pas. C'etait a bout de ressources qu'il s'etait decide a revenir en France, comme la bete chassee revient epuisee a son point de depart, sans bien savoir pourquoi, et depuis son retour, il n'avait vecu que grace a l'hospitalite que lui avait donnee un ancien camarade retrouve a grand'peine. Mais le camarade n'etait guere en meilleure situation que lui, si ce n'est qu'ayant un logement, il n'etait pas expose a coucher dehors. Apres avoir essaye de tous les metiers en France, comme Nicetas en Amerique, il attendait maintenant son sauvetage d'un mariage, que son nom precede d'une particule et sa belle figure devaient lui faire faire d'autant plus surement qu'il n'etait pas difficile: jeune fille dans une situation interessante, veuve compromise, vieille comedienne, il acceptait tout. Malheureusement la concurrence etait telle qu'elle lui avait fait manquer plusieurs affaires; et puis, malgre sa belle figure et son nom, il aurait fallu pour l'achalandage de son commerce qu'il fut <