The Project Gutenberg EBook of Vingt ans apres, by Alexandre Dumas

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Title: Vingt ans apres

Author: Alexandre Dumas

Release Date: November 4, 2004 [EBook #13952]

Language: French

Character set encoding: ASCII

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Alexandre Dumas

VINGT ANS APRES

(1845)


Table des matieres

I. Le fantome de Richelieu
II. Une ronde de nuit
III. Deux anciens ennemis
IV. Anne d'Autriche a quarante-six ans
V. Gascon et Italien
VI. D'Artagnan a quarante ans
VII. D'Artagnan est embarrasse, mais une de nos anciennes
connaissances lui vient en aide
VIII. Des influences differentes que peut avoir une demi-pistole
sur un bedeau et sur un enfant de choeur
IX. Comment d'Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s'apercut
qu'il etait en croupe derriere Planchet
X. L'abbe d'Herblay
XI. Les deux Gaspards
XII. M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
XIII. Comment d'Artagnan s'apercut, en retrouvant Porthos, que la
fortune ne fait pas le bonheur
XIV. Ou il est demontre que, si Porthos etait mecontent de son
etat, Mousqueton etait fort satisfait du sien
XV. Deux tetes d'ange
XVI. Le chateau de Bragelonne
XVII. La diplomatie d'Athos
XVIII. M. de Beaufort
XIX. Ce a quoi se recreait M. le duc de Beaufort au donjon de
Vincennes
XX. Grimaud entre en fonctions
XXI. Ce que contenaient les pates du successeur du pere Marteau
XXII. Une aventure de Marie Michon
XXIII. L'abbe Scarron
XXIV. Saint-Denis
XXV. Un des quarante moyens d'evasion de Monsieur de Beaufort
XXVI. D'Artagnan arrive a propos
XXVII. La grande route
XXVIII. Rencontre
XXIX. Le bonhomme Broussel
XXX. Quatre anciens amis s'appretent a se revoir
XXXI. La place Royale
XXXII. Le bac de l'Oise
XXXIII. Escarmouche
XXXIV. Le moine
XXXV. L'absolution
XXXVI. Grimaud parle
XXXVII. La veille de la bataille
XXXVIII. Un diner d'autrefois
XXXIX. La lettre de Charles Ier
XL. La lettre de Cromwell
XLI. Mazarin et Madame Henriette
XLII. Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la
providence
XLIII. L'oncle et le neveu
XLIV. Paternite
XLV. Encore une reine qui demande secours
XLVI. Ou il est prouve que le premier mouvement est toujours le
bon
XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens
XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache
XLIX. La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L. L'emeute
LI. L'emeute se fait revolte
LII. Le malheur donne de la memoire
LIII. L'entrevue
LIV. La fuite
LV. Le carrosse de M. le coadjuteur
LVI. Comment d'Artagnan et Porthos gagnerent, l'un deux cent dix-
neuf, et l'autre deux cent quinze louis, a vendre de la paille
LVII. On a des nouvelles d'Aramis
LVIII. L'Ecossais, parjure a sa foi, pour un denier vendit son roi
LIX. Le vengeur
LX. Olivier Cromwell
LXI. Les gentilshommes
LXII. Jesus Seigneur
LXIII. Ou il est prouve que dans les positions les plus difficiles
les grands coeurs ne perdent jamais le courage, ni les bons
estomacs l'appetit
LXIV. Salut a la Majeste tombee
LXV. D'Artagnan trouve un projet
LXVI. La partie de lansquenet
LXVII. Londres
LXVIII. Le proces
LXIX. White-Hall
LXX. Les ouvriers
LXXI. Remember
LXXII. L'homme masque
LXXIII. La maison de Cromwell
LXXIV. Conversation
LXXV. La felouque "L'Eclair"
LXXVI. Le vin de Porto
LXXVII. Le vin de Porto (Suite)
LXXVIII. Fatality
LXXIX. Ou, apres avoir manque d'etre roti, Mousqueton manqua
d'etre mange
LXXX. Retour
LXXXI. Les ambassadeurs
LXXXII. Les trois lieutenants du generalissime
LXXXIII. Le combat de Charenton
LXXXIV. La route de Picardie
LXXXV. La reconnaissance d'Anne d'Autriche
LXXXVI. La royaute de M. de Mazarin
LXXXVII. Precautions
LXXXVIII. L'esprit et le bras
LXXXIX. L'esprit et le bras (Suite)
XC. Le bras et l'esprit
XCI. Le bras et l'esprit (Suite)
XCII. Les oubliettes de M. de Mazarin
XCIII. Conferences
XCIV. Ou l'on commence a croire que Porthos sera enfin baron et
d'Artagnan capitaine
XCV. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et
mieux qu'avec l'epee et du devouement
XCVI. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et
mieux qu'avec l'epee et du devouement (Suite)
XCVII. Ou il est prouve qu'il est quelquefois plus difficile aux
rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d'en sortir
XCVIII. Ou il est prouve qu'il est quelquefois plus difficile aux
rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d'en sortir
(Suite)
Conclusion



I. Le fantome de Richelieu

Dans une chambre du palais Cardinal que nous connaissons deja,
pres d'une table a coins de vermeil, chargee de papiers et de
livres, un homme etait assis la tete appuyee dans ses deux mains.

Derriere lui etait une vaste cheminee, rouge de feu, et dont les
tisons enflammes s'ecroulaient sur de larges chenets dores. La
lueur de ce foyer eclairait par-derriere le vetement magnifique de
ce reveur, que la lumiere d'un candelabre charge de bougies
eclairait par-devant.

A voir cette simarre rouge et ces riches dentelles, a voir ce
front pale et courbe sous la meditation, a voir la solitude de ce
cabinet, le silence des antichambres, le pas mesure des gardes sur
le palier, on eut pu croire que l'ombre du cardinal de Richelieu
etait encore dans sa chambre.

Helas! c'etait bien en effet seulement l'ombre du grand homme. La
France affaiblie, l'autorite du roi meconnue, les grands redevenus
forts et turbulents, l'ennemi rentre en deca des frontieres, tout
temoignait que Richelieu n'etait plus la.

Mais ce qui montrait encore mieux que tout cela que la simarre
rouge n'etait point celle du vieux cardinal, c'etait cet isolement
qui semblait, comme nous l'avons dit, plutot celui d'un fantome
que celui d'un vivant; c'etaient ces corridors vides de
courtisans, ces cours pleines de gardes; c'etait le sentiment
railleur qui montait de la rue et qui penetrait a travers les
vitres de cette chambre ebranlee par le souffle de toute une ville
liguee contre le ministre; c'etaient enfin des bruits lointains et
sans cesse renouveles de coups de feu, tires heureusement sans but
et sans resultat, mais seulement pour faire voir aux gardes, aux
Suisses, aux mousquetaires et aux soldats qui environnaient le
Palais-Royal, car le palais Cardinal lui-meme avait change de nom,
que le peuple aussi avait des armes.

Ce fantome de Richelieu, c'etait Mazarin.

Or, Mazarin etait seul et se sentait faible.

-- Etranger! murmurait-il; Italien! voila leur grand mot lache!
avec ce mot, ils ont assassine, pendu et devore Concini, et, si je
les laissais faire, ils m'assassineraient, me pendraient et me
devoreraient comme lui, bien que je ne leur aie jamais fait
d'autre mal que de les pressurer un peu. Les niais! ils ne sentent
donc pas que leur ennemi, ce n'est point cet Italien qui parle mal
le francais, mais bien plutot ceux-la qui ont le talent de leur
dire des belles paroles avec un si pur et si bon accent parisien.

"Oui, oui, continuait le ministre avec son sourire fin, qui cette
fois semblait etrange sur ses levres pales, oui, vos rumeurs me le
disent, le sort des favoris est precaire; mais, si vous savez
cela, vous devez savoir aussi que je ne suis point un favori
ordinaire, moi! Le comte d'Essex avait une bague splendide et
enrichie de diamants que lui avait donnee sa royale maitresse;
moi, je n'ai qu'un simple anneau avec un chiffre et une date, mais
cet anneau a ete beni dans la chapelle du Palais-Royal; aussi,
moi, ne me briseront-ils pas selon leurs voeux. Ils ne
s'apercoivent pas qu'avec leur eternel cri: "A bas le Mazarin!" je
leur fais crier tantot vive M. de Beaufort, tantot vive M. le
Prince, tantot vive le parlement! Eh bien! M. de Beaufort est a
Vincennes, M. le Prince ira le rejoindre un jour ou l'autre, et le
parlement...

Ici le sourire du cardinal prit une expression de haine dont sa
figure douce paraissait incapable.

-- Eh bien! le parlement... nous verrons ce que nous en ferons du
parlement; nous avons Orleans et Montargis. Oh! j'y mettrai le
temps; mais ceux qui ont commence a crier a bas le Mazarin
finiront par crier a bas tous ces gens-la, chacun a son tour.
Richelieu, qu'ils haissaient quand il etait vivant, et dont ils
parlent toujours depuis qu'il est mort, a ete plus bas que moi;
car il a ete chasse plusieurs fois, et plus souvent encore il a
craint de l'etre. La reine ne me chassera jamais, moi, et si je
suis contraint de ceder au peuple, elle cedera avec moi; si je
fuis, elle fuira, et nous verrons alors ce que feront les rebelles
sans leur reine et sans leur roi. Oh! si seulement je n'etais pas
etranger, si seulement j'etais Francais, si seulement j'etais
gentilhomme!

Et il retomba dans sa reverie.

En effet, la position etait difficile, et la journee qui venait de
s'ecouler l'avait compliquee encore. Mazarin, toujours eperonne
par sa sordide avarice, ecrasait le peuple d'impots, et ce peuple,
a qui il ne restait que l'ame, comme le disait l'avocat general
Talon, et encore parce qu'on ne pouvait vendre son ame a l'encan,
le peuple, a qui on essayait de faire prendre patience avec le
bruit des victoires qu'on remportait, et qui trouvait que les
lauriers n'etaient pas viande dont il put se nourrir, le peuple
depuis longtemps avait commence a murmurer.

Mais ce n'etait pas tout; car lorsqu'il n'y a que le peuple qui
murmure, separee qu'elle en est par la bourgeoisie et les
gentilshommes, la cour ne l'entend pas; mais Mazarin avait eu
l'imprudence de s'attaquer aux magistrats! il avait vendu douze
brevets de maitre des requetes, et, comme les officiers payaient
leurs charges fort cher, et que l'adjonction de ces douze nouveaux
confreres devait en faire baisser le prix, les anciens s'etaient
reunis, avaient jure sur les Evangiles de ne point souffrir cette
augmentation et de resister a toutes les persecutions de la cour,
se promettant les uns aux autres qu'au cas ou l'un d'eux, par
cette rebellion, perdrait sa charge, ils se cotiseraient pour lui
en rembourser le prix.

Or, voici ce qui etait arrive de ces deux cotes:

Le 7 de janvier, sept a huit cents marchands de Paris s'etaient
assembles et mutines a propos d'une nouvelle taxe qu'on voulait
imposer aux proprietaires de maisons, et ils avaient depute dix
d'entre eux pour parler au duc d'Orleans, qui, selon sa vieille
habitude, faisait de la popularite. Le duc d'Orleans les avait
recus, et ils lui avaient declare qu'ils etaient decides a ne
point payer cette nouvelle taxe, dussent-ils se defendre a main
armee contre les gens du roi qui viendraient pour la percevoir. Le
duc d'Orleans les avait ecoutes avec une grande complaisance, leur
avait fait esperer quelque moderation, leur avait promis d'en
parler a la reine et les avait congedies avec le mot ordinaire des
princes: "On verra."

De leur cote, le 9, les maitres des requetes etaient venus trouver
le cardinal, et l'un d'eux, qui portait la parole pour tous les
autres, lui avait parle avec tant de fermete et de hardiesse, que
le cardinal en avait ete tout etonne; aussi les avait-il renvoyes
en disant comme le duc d'Orleans, que l'on verrait.

Alors, pour _voir_, on avait assemble le conseil et l'on avait
envoye chercher le surintendant des finances d'Emery.

Ce d'Emery etait fort deteste du peuple, d'abord parce qu'il etait
surintendant des finances, et que tout surintendant des finances
doit etre deteste; ensuite, il faut le dire, parce qu'il meritait
quelque peu de l'etre.

C'etait le fils d'un banquier de Lyon qui s'appelait Particelli,
et qui, ayant change de nom a la suite de sa banqueroute, se
faisait appeler d'Emery. Le cardinal de Richelieu, qui avait
reconnu en lui un grand merite financier, l'avait presente au roi
Louis XIII sous le nom de M. d'Emery, et voulant le faire nommer
intendant des finances, il lui en disait grand bien.

-- A merveille! avait repondu le roi, et je suis aise que vous me
parliez de M. d'Emery pour cette place qui veut un honnete homme.
On m'avait dit que vous poussiez ce coquin de Particelli, et
j'avais peur que vous ne me forcassiez a le prendre.

-- Sire! repondit le cardinal, que Votre Majeste se rassure, le
Particelli dont elle parle a ete pendu.

-- Ah! tant mieux! s'ecria le roi, ce n'est donc pas pour rien que
l'on m'a appele Louis Le Juste.

Et il signa la nomination de M. d'Emery.

C'etait ce meme d'Emery qui etait devenu surintendant des
finances.

On l'avait envoye chercher de la part du ministre, et il etait
accouru tout pale et tout effare, disant que son fils avait manque
d'etre assassine le jour meme sur la place du Palais: la foule
l'avait rencontre et lui avait reproche le luxe de sa femme, qui
avait un appartement tendu de velours rouge avec des crepines
d'or. C'etait la fille de Nicolas Le Camus, secretaire en 1617,
lequel etait venu a Paris avec vingt livres et qui, tout en se
reservant quarante mille livres de rente, venait de partager neuf
millions entre ses enfants.

Le fils d'Emery avait manque d'etre etouffe, un des emeutiers
ayant propose de le presser jusqu'a ce qu'il eut rendu l'or qu'il
devorait. Le conseil n'avait rien decide ce jour-la, le
surintendant etant trop occupe de cet evenement pour avoir la tete
bien libre.

Le lendemain, le premier president Mathieu Mole, dont le courage
dans toutes ces affaires, dit le cardinal de Retz, egala celui de
M. le duc de Beaufort et celui de M. le prince de Conde, c'est-a-
dire des deux hommes qui passaient pour les plus braves de France;
le lendemain, le premier president, disons-nous, avait ete attaque
a son tour; le peuple le menacait de se prendre a lui des maux
qu'on lui voulait faire; mais le premier president avait repondu
avec son calme habituel, sans s'emouvoir et sans s'etonner, que si
les perturbateurs n'obeissaient pas aux volontes du roi, il allait
faire dresser des potences dans les places pour faire pendre a
l'instant meme les plus mutins d'entre eux. Ce a quoi ceux-ci
avaient repondu qu'ils ne demandaient pas mieux que de voir
dresser des potences, et qu'elles serviraient a pendre les mauvais
juges qui achetaient la faveur de la cour au prix de la misere du
peuple.

Ce n'est pas tout; le 11, la reine allant a la messe a Notre-Dame,
ce qu'elle faisait regulierement tous les samedis, avait ete
suivie par plus de deux cents femmes criant et demandant justice.
Elles n'avaient, au reste, aucune intention mauvaise, voulant
seulement se mettre a genoux devant elle pour tacher d'emouvoir sa
pitie; mais les gardes les en empecherent, et la reine passa
hautaine et fiere sans ecouter leurs clameurs.

L'apres-midi, il y avait eu conseil de nouveau; et la on avait
decide que l'on maintiendrait l'autorite du roi: en consequence,
le parlement fut convoque pour le lendemain, 12.

Ce jour, celui pendant la soiree duquel nous ouvrons cette
nouvelle histoire, le roi, alors age de dix ans, et qui venait
d'avoir la petite verole, avait, sous pretexte d'aller rendre
grace a Notre-Dame de son retablissement, mis sur pied ses gardes,
ses Suisses et ses mousquetaires, et les avait echelonnes autour
du Palais-Royal, sur les quais et sur le Pont-Neuf, et, apres la
messe entendue, il etait passe au parlement, ou, sur un lit de
justice improvise, il avait non seulement maintenu ses edits
passes, mais encore en avait rendu cinq ou six nouveaux, tous, dit
le cardinal de Retz, plus ruineux les uns que les autres. Si bien
que le premier president, qui, on a pu le voir, etait les jours
precedents pour la cour, s'etait cependant eleve fort hardiment
sur cette maniere de mener le roi au Palais pour surprendre et
forcer la liberte des suffrages.

Mais ceux qui surtout s'eleverent fortement contre les nouveaux
impots, ce furent le president Blancmesnil et le conseiller
Broussel.

Ces edits rendus, le roi rentra au Palais-Royal. Une grande
multitude de peuple etait sur sa route; mais comme on savait qu'il
venait du parlement, et qu'on ignorait s'il y avait ete pour y
rendre justice au peuple ou pour l'opprimer de nouveau, pas un
seul cri de joie ne retentit sur son passage pour le feliciter de
son retour a la sante. Tous les visages, au contraire, etaient
mornes et inquiets; quelques-uns meme etaient menacants.

Malgre son retour, les troupes resterent sur place: on avait
craint qu'une emeute n'eclatat quand on connaitrait le resultat de
la seance du parlement: et, en effet, a peine le bruit se fut-il
repandu dans les rues qu'au lieu d'alleger les impots, le roi les
avait augmentes, que des groupes se formerent et que de grandes
clameurs retentirent, criant: "A bas le Mazarin! vive Broussel!
vive Blancmesnil!" car le peuple avait su que Broussel et
Blancmesnil avaient parle en sa faveur; et quoique leur eloquence
eut ete perdue, il ne leur en savait pas moins bon gre.

On avait voulu dissiper ces groupes, on avait voulu faire taire
ces cris, et, comme cela arrive en pareil cas, les groupes
s'etaient grossis et les cris avaient redouble. L'ordre venait
d'etre donne aux gardes du roi et aux gardes suisses, non
seulement de tenir ferme, mais encore de faire des patrouilles
dans les rues Saint-Denis et Saint-Martin, ou ces groupes surtout
paraissaient plus nombreux et plus animes, lorsqu'on annonca au
Palais-Royal le prevot des marchands.

Il fut introduit aussitot: il venait dire que si l'on ne cessait
pas a l'instant meme ces demonstrations hostiles, dans deux heures
Paris tout entier serait sous les armes.

On deliberait sur ce qu'on aurait a faire, lorsque Comminges,
lieutenant aux gardes, rentra ses habits tout dechires et le
visage sanglant. En le voyant paraitre, la reine jeta un cri de
surprise et lui demanda ce qu'il y avait.

Il y avait qu'a la vue des gardes, comme l'avait prevu le prevot
des marchands, les esprits s'etaient exasperes. On s'etait empare
des cloches et l'on avait sonne le tocsin. Comminges avait tenu
bon, avait arrete un homme qui paraissait un des principaux
agitateurs, et, pour faire un exemple avait ordonne qu'il fut
pendu a la croix du Trahoir. En consequence, les soldats l'avaient
entraine pour executer cet ordre. Mais aux halles, ceux-ci avaient
ete attaques a coups de pierres et a coups de hallebarde; le
rebelle avait profite de ce moment pour s'echapper, avait gagne la
rue des Lombards et s'etait jete dans une maison dont on avait
aussitot enfonce les portes.

Cette violence avait ete inutile, on n'avait pu retrouver le
coupable. Comminges avait laisse un poste dans la rue, et avec le
reste de son detachement, etait revenu au Palais-Royal pour rendre
compte a la reine de ce qui se passait. Tout le long de la route,
il avait ete poursuivi par des cris et par des menaces, plusieurs
de ses hommes avaient ete blesses de coups de pique et de
hallebarde, et lui-meme avait ete atteint d'une pierre qui lui
fendait le sourcil.

Le recit de Comminges corroborait l'avis du prevot des marchands,
on n'etait pas en mesure de tenir tete a une revolte serieuse; le
cardinal fit repandre dans le peuple que les troupes n'avaient ete
echelonnees sur les quais et le Pont-Neuf qu'a propos de la
ceremonie, et qu'elles allaient se retirer. En effet, vers les
quatre heures du soir, elles se concentrerent toutes vers le
Palais-Royal; on placa un poste a la barriere des Sergents, un
autre aux Quinze-Vingts, enfin un troisieme a la butte Saint-Roch.
On emplit les cours et les rez-de-chaussee de Suisses et de
mousquetaires, et l'on attendit.

Voila donc ou en etaient les choses lorsque nous avons introduit
nos lecteurs dans le cabinet du cardinal Mazarin, qui avait ete
autrefois celui du cardinal de Richelieu. Nous avons vu dans
quelle situation d'esprit il ecoutait les murmures du peuple qui
arrivaient jusqu'a lui et l'echo des coups de fusil qui
retentissaient jusque dans sa chambre.

Tout a coup il releva la tete, le sourcil a demi fronce, comme un
homme qui a pris son parti, fixa les yeux sur une enorme pendule
qu'allait sonner dix heures, et, prenant un sifflet de vermeil
place sur la table, a la portee de sa main, il siffla deux coups.

Une porte cachee dans la tapisserie s'ouvrit sans bruit, et un
homme vetu de noir s'avanca silencieusement et se tint debout
derriere le fauteuil.

-- Bernouin, dit le cardinal sans meme se retourner, car ayant
siffle deux coups il savait que ce devait etre son valet de
chambre, quels sont les mousquetaires de garde au palais?

-- Les mousquetaires noirs, Monseigneur.

-- Quelle compagnie?

-- Compagnie Treville.

-- Y a-t-il quelque officier de cette compagnie dans
l'antichambre?

-- Le lieutenant d'Artagnan.

-- Un bon, je crois?

-- Oui, Monseigneur.

-- Donnez-moi un habit de mousquetaire, et aidez-moi a m'habiller.

Le valet de chambre sortit aussi silencieusement qu'il etait
entre, et revint un instant apres, apportant le costume demande.

Le cardinal commenca alors, silencieux et pensif, a se defaire du
costume de ceremonie qu'il avait endosse pour assister a la seance
du parlement, et a se revetir de la casaque militaire, qu'il
portait avec une certaine aisance, grace a ses anciennes campagnes
d'Italie; puis quand il fut completement habille:

-- Allez me chercher M. d'Artagnan, dit-il.

Et le valet de chambre sortit cette fois par la porte du milieu,
mais toujours aussi silencieux et aussi muet. On eut dit d'une
ombre.

Reste seul, le cardinal se regarda avec une certaine satisfaction
dans une glace; il etait encore jeune, car il avait quarante-six
ans a peine, il etait d'une taille elegante et un peu au-dessous
de la moyenne; il avait le teint vif et beau, le regard plein de
feu, le nez grand, mais cependant assez bien proportionne, le
front large et majestueux, les cheveux chatains un peu crepus, la
barbe plus noire que les cheveux et toujours bien relevee avec le
fer, ce qui lui donnait bonne grace. Alors il passa son baudrier,
regarda avec complaisance ses mains, qu'il avait fort belles et
desquelles il prenait le plus grand soin; puis rejetant les gros
gants de daim qu'il avait deja pris, et qui etaient d'uniforme, il
passa de simples gants de soie.

En ce moment la porte s'ouvrit.

-- M. d'Artagnan, dit le valet de chambre.

Un officier entra.

C'etait un homme de trente-neuf a quarante ans, de petite taille
mais bien prise, maigre, l'oeil vif et spirituel, la barbe noire
et les cheveux grisonnants, comme il arrive toujours lorsqu'on a
trouve la vie trop bonne ou trop mauvaise, et surtout quand on est
fort brun.

D'Artagnan fit quatre pas dans le cabinet, qu'il reconnaissait
pour y etre venu une fois dans le temps du cardinal de Richelieu,
et voyant qu'il n'y avait personne dans ce cabinet qu'un
mousquetaire de sa compagnie, il arreta les yeux sur ce
mousquetaire, sous les habits duquel, au premier coup d'oeil, il
reconnut le cardinal.

-- Il demeura debout dans une pose respectueuse mais digne et
comme il convient a un homme de condition qui a eu souvent dans sa
vie occasion de se trouver avec des grands seigneurs.

Le cardinal fixa sur lui son oeil plus fin que profond, l'examina
avec attention, puis, apres quelques secondes de silence:

-- C'est vous qui etes monsieur d'Artagnan? dit-il.

-- Moi-meme, Monseigneur, dit l'officier.

Le cardinal regarda un moment encore cette tete si intelligente et
ce visage dont l'excessive mobilite avait ete enchainee par les
ans et l'experience; mais d'Artagnan soutint l'examen en homme qui
avait ete regarde autrefois par des yeux bien autrement percants
que ceux dont il soutenait a cette heure l'investigation.

-- Monsieur, dit le cardinal, vous allez venir avec moi, ou plutot
je vais aller avec vous.

-- A vos ordres, Monseigneur, repondit d'Artagnan.

-- Je voudrais visiter moi-meme les postes qui entourent le
Palais-Royal; croyez-vous qu'il y ait quelque danger?

-- Du danger, Monseigneur! demanda d'Artagnan d'un air etonne, et
lequel?

-- On dit le peuple tout a fait mutine.

-- L'uniforme des mousquetaires du roi est fort respecte,
Monseigneur, et ne le fut-il pas, moi, quatrieme je me fais fort
de mettre en fuite une centaine de ces manants.

-- Vous avez vu cependant ce qui est arrive a Comminges?

-- M. de Comminges est aux gardes et non pas aux mousquetaires,
repondit d'Artagnan.

-- Ce qui veut dire, reprit le cardinal en souriant, que les
mousquetaires sont meilleurs soldats que les gardes?

-- Chacun a l'amour-propre de son uniforme, Monseigneur.

-- Excepte moi, monsieur, reprit Mazarin en souriant, puisque vous
voyez que j'ai quitte le mien pour prendre le votre.

-- Peste, Monseigneur! dit d'Artagnan, c'est de la modestie. Quant
a moi, je declare que, si j'avais celui de Votre Eminence, je m'en
contenterais et m'engagerais au besoin a n'en porter jamais
d'autre.

-- Oui, mais pour sortir ce soir, peut-etre n'eut-il pas ete tres
sur. Bernouin, mon feutre.

Le valet de chambre rentra, rapportant un chapeau d'uniforme a
larges bords. Le cardinal s'en coiffa d'une facon assez cavaliere,
et se retourna vers d'Artagnan:

-- Vous avez des chevaux tout selles dans les ecuries, n'est-ce
pas?

-- Oui, Monseigneur.

-- Eh bien! partons.

-- Combien Monseigneur veut-il d'hommes?

-- Vous avez dit qu'avec quatre hommes, vous vous chargeriez de
mettre en fuite cent manants; comme nous pourrions en rencontrer
deux cents, prenez-en huit.

-- Quand Monseigneur voudra.

-- Je vous suis; ou plutot, reprit le cardinal, non, par ici.
Eclairez-nous, Bernouin.

Le valet prit une bougie, le cardinal prit une petite clef doree
sur son bureau, et ayant ouvert la porte d'un escalier secret, il
se trouva au bout d'un instant dans la cour du Palais-Royal.


II. Une ronde de nuit

Dix minutes apres, la petite troupe sortait par la rue des Bons-
Enfants, derriere la salle de spectacle qu'avait batie le cardinal
de Richelieu pour y faire jouer _Mirame_, et dans laquelle le
cardinal Mazarin, plus amateur de musique que de litterature,
venait de faire jouer les premiers operas qui aient ete
representes en France.

L'aspect de la ville presentait tous les caracteres d'une grande
agitation; des groupes nombreux parcouraient les rues, et, quoi
qu'en ait dit d'Artagnan, s'arretaient pour voir passer les
militaires avec un air de raillerie menacante qui indiquait que
les bourgeois avaient momentanement depose leur mansuetude
ordinaire pour des intentions plus belliqueuses. De temps en temps
des rumeurs venaient du quartier des Halles. Des coups de fusil
petillaient du cote de la rue Saint-Denis, et parfois tout a coup,
sans que l'on sut pourquoi, quelque cloche se mettait a sonner,
ebranlee par le caprice populaire.

D'Artagnan suivait son chemin avec l'insouciance d'un homme sur
lequel de pareilles niaiseries n'ont aucune influence. Quand un
groupe tenait le milieu de la rue, il poussait son cheval sans lui
dire gare, et comme si, rebelles ou non, ceux qui le composaient
avaient su a quel homme ils avaient affaire, ils s'ouvraient et
laissaient passer la patrouille. Le cardinal enviait ce calme,
qu'il attribuait a l'habitude du danger; mais il n'en prenait pas
moins pour l'officier, sous les ordres duquel il s'etait
momentanement place, cette sorte de consideration que la prudence
elle-meme accorde a l'insoucieux courage.

En approchant du poste de la barriere des Sergents, la sentinelle
cria: "Qui vive?" D'Artagnan repondit, et, ayant demande les mots
de passe au cardinal, s'avanca a l'ordre; les mots de passe
etaient _Louis_ et _Rocroy_.

Ces signes de reconnaissance echanges, d'Artagnan demanda si ce
n'etait pas M. de Comminges qui commandait le poste.

La sentinelle lui montra alors un officier qui causait, a pied, la
main appuyee sur le cou du cheval de son interlocuteur. C'etait
celui que demandait d'Artagnan.

-- Voici M. de Comminges, dit d'Artagnan revenant au cardinal.

Le cardinal poussa son cheval vers eux, tandis que d'Artagnan se
reculait par discretion; cependant, a la maniere dont l'officier a
pied et l'officier a cheval oterent leurs chapeaux, il vit qu'ils
avaient reconnu son Eminence.

-- Bravo, Guitaut, dit le cardinal au cavalier, je vois que malgre
vos soixante-quatre ans vous etes toujours le meme, alerte et
devoue. Que dites-vous a ce jeune homme?

-- Monseigneur, repondit Guitaut, je lui disais que nous vivions a
une singuliere epoque, et que la journee d'aujourd'hui ressemblait
fort a l'une de ces journees de la Ligue dont j'ai tant entendu
parler dans mon jeune temps. Savez-vous qu'il n'etait question de
rien moins, dans les rues Saint-Denis et Saint-Martin, que de
faire des barricades.

-- Et que vous repondait Comminges, mon cher Guitaut?

-- Monseigneur, dit Comminges, je repondais que, pour faire une
Ligue, il ne leur manquait qu'une chose qui me paraissait assez
essentielle, c'etait un duc de Guise; d'ailleurs, on ne fait pas
deux fois la meme chose.

-- Non, mais ils feront une Fronde, comme ils disent, reprit
Guitaut.

-- Qu'est-ce que cela, une Fronde? demanda Mazarin.

-- Monseigneur, c'est le nom qu'ils donnent a leur parti.

-- Et d'ou vient ce nom?

-- Il parait qu'il y a quelques jours le conseiller Bachaumont a
dit au Palais que tous les faiseurs d'emeutes ressemblaient aux
ecoliers qui frondent dans les fosses de Paris et qui se
dispersent quand ils apercoivent le lieutenant civil, pour se
reunir de nouveau lorsqu'il est passe. Alors ils ont ramasse le
mot au bond, comme ont fait les gueux a Bruxelles, ils se sont
appeles frondeurs. Aujourd'hui et hier, tout etait a la Fronde,
les pains, les chapeaux, les gants, les manchons, les eventails;
et, tenez, ecoutez.

En ce moment en effet une fenetre s'ouvrit; un homme se mit a
cette fenetre et commenca de chanter:

_Un vent de Fronde_
_S'est leve ce matin;_
_Je crois qu'il gronde_
_Contre le Mazarin._
_Un vent de Fronde_
_S'est leve ce matin!_

-- L'insolent! murmura Guitaut.

-- Monseigneur, dit Comminges, que sa blessure avait mis de
mauvaise humeur et qui ne demandait qu'a prendre une revanche et a
rendre plaie pour bosse, voulez-vous que j'envoie a ce drole-la
une balle pour lui apprendre a ne pas chanter si faux une autre
fois?

Et il mit la main aux fontes du cheval de son oncle.

-- Non pas, non pas! s'ecria Mazarin. _Diavolo_! mon cher ami,
vous allez tout gater; les choses vont a merveille, au contraire!
Je connais vos Francais comme si je les avais faits depuis le
premier jusqu'au dernier: ils chantent, ils payeront. Pendant la
Ligue, dont parlait Guitaut tout a l'heure, on ne chantait que la
messe, aussi tout allait fort mal. Viens, Guitaut, viens, et
allons voir si l'on fait aussi bonne garde aux Quinze-Vingts qu'a
la barriere des Sergents.

Et, saluant Comminges de la main, il rejoignit d'Artagnan, qui
reprit la tete de sa petite troupe suivi immediatement par Guitaut
et le cardinal, lesquels etaient suivis a leur tour du reste de
l'escorte.

-- C'est juste, murmura Comminges en le regardant s'eloigner,
j'oubliais que, pourvu qu'on paye, c'est tout ce qu'il lui faut, a
lui.

On reprit la rue Saint-Honore en deplacant toujours des groupes;
dans ces groupes, on ne parlait que des edits du jour; on
plaignait le jeune roi qui ruinait ainsi son peuple sans le
savoir; on jetait toute la faute sur Mazarin; on parlait de
s'adresser au duc d'Orleans et a M. le Prince; on exaltait
Blancmesnil et Broussel.

D'Artagnan passait au milieu de ces groupes, insoucieux comme si
lui et son cheval eussent ete de fer; Mazarin et Guitaut causaient
tout bas; les mousquetaires, qui avaient fini par reconnaitre le
cardinal, suivaient en silence.

On arriva a la rue Saint-Thomas-du-Louvre, ou etait le poste des
Quinze-Vingts; Guitaut appela un officier subalterne, qui vint
rendre compte.

-- Eh bien! demanda Guitaut.

-- Ah! mon capitaine, dit l'officier, tout va bien de ce cote, si
ce n'est, je crois, qu'il se passe quelque chose dans cet hotel.

Et il montrait de la main un magnifique hotel situe juste sur
l'emplacement ou fut depuis le Vaudeville.

-- Dans cet hotel, dit Guitaut, mais c'est l'hotel de Rambouillet.

-- Je ne sais pas si c'est l'hotel de Rambouillet, reprit
l'officier, mais ce que je sais, c'est que j'y ai vu entrer force
gens de mauvaise mine.

-- Bah! dit Guitaut en eclatant de rire, ce sont des poetes.

-- Eh bien, Guitaut! dit Mazarin, veux-tu bien ne pas parler avec
une pareille irreverence de ces messieurs! tu ne sais pas que j'ai
ete poete aussi dans ma jeunesse et que je faisais des vers dans
le genre de ceux de M. de Benserade.

-- Vous, Monseigneur?

-- Oui, moi. Veux-tu que je t'en dise?

-- Cela m'est egal, Monseigneur! Je n'entends pas l'italien.

-- Oui, mais tu entends le francais, n'est-ce pas, mon bon et
brave Guitaut, reprit Mazarin en lui posant amicalement la main
sur l'epaule, et, quelque ordre qu'on te donne dans cette langue,
tu l'executeras?

-- Sans doute, Monseigneur, comme je l'ai deja fait, pourvu qu'il
me vienne de la reine.

-- Ah oui! dit Mazarin en se pincant les levres, je sais que tu
lui es entierement devoue.

-- Je suis capitaine de ses gardes depuis plus de vingt ans.

-- En route, monsieur d'Artagnan, reprit le cardinal, tout va bien
de ce cote.

D'Artagnan reprit la tete de la colonne sans souffler un mot et
avec cette obeissance passive qui fait le caractere du vieux
soldat.

Il s'achemina vers la butte Saint-Roch, ou etait le troisieme
poste, en passant par la rue Richelieu et la rue Villedo. C'etait
le plus isole, car il touchait presque aux remparts, et la ville
etait peu peuplee de ce cote-la.

-- Qui commande ce poste? demanda le cardinal.

-- Villequier, repondit Guitaut.

-- Diable! fit Mazarin, parlez-lui seul, vous savez que nous
sommes en brouille depuis que vous avez eu la charge d'arreter
M. le duc de Beaufort; il pretendait que c'etait a lui, comme
capitaine des gardes du roi, que revenait cet honneur.

-- Je le sais bien, et je lui ai dit cent fois qu'il avait tort,
le roi ne pouvait lui donner cet ordre, puisqu'a cette epoque-la
le roi avait a peine quatre ans.

-- Oui, mais je pouvais le lui donner, moi, Guitaut, et j'ai
prefere que ce fut vous.

Guitaut, sans repondre, poussa son cheval en avant, et s'etant
fait reconnaitre a la sentinelle, fit appeler M. de Villequier.

Celui-ci sortit.

-- Ah! c'est vous, Guitaut! dit-il de ce ton de mauvaise humeur
qui lui etait habituel, que diable venez-vous faire ici?

-- Je viens vous demander s'il y a quelque chose de nouveau de ce
cote.

-- Que voulez-vous qu'il y ait? On crie: "Vive le roi!" et "A bas
le Mazarin!" ce n'est pas du nouveau, cela; il y a deja quelque
temps que nous sommes habitues a ces cris-la.

-- Et vous faites chorus? repondit en riant Guitaut.

-- Ma foi, j'en ai quelquefois grande envie! je trouve qu'ils ont
bien raison, Guitaut; je donnerais volontiers cinq ans de ma paye,
qu'on ne me paye pas, pour que le roi eut cinq ans de plus.

-- Vraiment, et qu'arriverait-il si le roi avait cinq ans de plus?

-- Il arriverait qu'a l'instant ou le roi serait majeur, le roi
donnerait ses ordres lui-meme, et qu'il y a plus de plaisir a
obeir au petit-fils de Henri IV qu'au fils de Pietro Mazarini.
Pour le roi, mort-diable! je me ferais tuer avec plaisir; mais si
j'etais tue pour le Mazarin, comme votre neveu a manque de l'etre
aujourd'hui, il n'y a point de paradis, si bien place que j'y
fusse, qui m'en consolat jamais.

-- Bien, bien, monsieur de Villequier, dit Mazarin. Soyez
tranquille, je rendrai compte de votre devouement au roi.

Puis se retournant vers l'escorte:

-- Allons, messieurs, continua-t-il, tout va bien, rentrons.

-- Tiens, dit Villequier, le Mazarin etait la! Tant mieux; il y
avait longtemps que j'avais envie de lui dire en face ce que j'en
pensais; vous m'en avez fourni l'occasion, Guitaut; et quoique
votre intention ne soit peut-etre pas des meilleures pour moi, je
vous remercie.

Et tournant sur ses talons, il rentra au corps de garde en
sifflant un air de Fronde.

Cependant Mazarin revenait tout pensif; ce qu'il avait
successivement entendu de Comminges, de Guitaut et de Villequier
le confirmait dans cette pensee qu'en cas d'evenements graves, il
n'aurait personne pour lui que la reine, et encore la reine avait
si souvent abandonne ses amis que son appui paraissait parfois au
ministre, malgre les precautions qu'il avait prises, bien
incertain et bien precaire.

Pendant tout le temps que cette course nocturne avait dure, c'est-
a-dire pendant une heure a peu pres, le cardinal avait, tout en
etudiant tour a tour Comminges, Guitaut et Villequier, examine un
homme. Cet homme, qui etait reste impassible devant la menace
populaire, et dont la figure n'avait pas plus sourcille aux
plaisanteries qu'avait faites Mazarin qu'a celles dont il avait
ete l'objet, cet homme lui semblait un etre a part et trempe pour
des evenements dans le genre de ceux dans lesquels on se trouvait,
surtout de ceux dans lesquels on allait se trouver.

D'ailleurs ce nom de d'Artagnan ne lui etait pas tout a fait
inconnu, et quoique lui, Mazarin, ne fut venu en France que vers
1634 ou 1635, c'est-a-dire sept ou huit ans apres les evenements
que nous avons racontes dans une precedente histoire, il semblait
au cardinal qu'il avait entendu prononcer ce nom comme celui d'un
homme qui, dans une circonstance qui n'etait plus presente a son
esprit, s'etait fait remarquer comme un modele de courage,
d'adresse et de devouement.

Cette idee s'etait tellement emparee de son esprit, qu'il resolut
de l'eclaircir sans retard; mais ces renseignements qu'il desirait
sur d'Artagnan, ce n'etait point a d'Artagnan lui-meme qu'il
fallait les demander. Aux quelques mots qu'avait prononces le
lieutenant des mousquetaires, le cardinal avait reconnu l'origine
gasconne; et Italiens et Gascons se connaissent trop bien et se
ressemblent trop pour s'en rapporter les uns aux autres de ce
qu'ils peuvent dire d'eux-memes. Aussi, en arrivant aux murs dont
le jardin du Palais-Royal etait enclos, le cardinal frappa-t-il a
une petite porte situee a peu pres ou s'eleve aujourd'hui le cafe
de Foy, et, apres avoir remercie d'Artagnan et l'avoir invite a
l'attendre dans la cour du Palais-Royal, fit-il signe a Guitaut de
le suivre. Tous deux descendirent de cheval, remirent la bride de
leur monture au laquais qui avait ouvert la porte et disparurent
dans le jardin.

-- Mon cher Guitaut, dit le cardinal en s'appuyant sur le bras du
vieux capitaine des gardes, vous me disiez tout a l'heure qu'il y
avait tantot vingt ans que vous etiez au service de la reine?

-- Oui, c'est la verite, repondit Guitaut.

-- Or, mon cher Guitaut, continua le cardinal, j'ai remarque
qu'outre votre courage, qui est hors de contestation, et votre
fidelite, qui est a toute epreuve, vous aviez une admirable
memoire.

-- Vous avez remarque cela, Monseigneur? dit le capitaine des
gardes; diable! tant pis pour moi.

-- Comment cela?

-- Sans doute, une des premieres qualites du courtisan est de
savoir oublier.

-- Mais vous n'etes pas un courtisan, vous, Guitaut, vous etes un
brave soldat, un de ces capitaines comme il en reste encore
quelques-uns du temps du roi Henri IV, mais comme malheureusement
il n'en restera plus bientot.

-- Peste, Monseigneur! m'avez-vous fait venir avec vous pour me
tirer mon horoscope?

-- Non, dit Mazarin en riant; je vous ai fait venir pour vous
demander si vous aviez remarque notre lieutenant de mousquetaires.

-- M. d'Artagnan?

-- Oui.

-- Je n'ai pas eu besoin de le remarquer, Monseigneur, il y a
longtemps que je le connais.

-- Quel homme est-ce, alors?

-- Eh mais, dit Guitaut, surpris de la demande, c'est un Gascon!

-- Oui, je sais cela; mais je voulais vous demander si c'etait un
homme en qui l'on put avoir confiance.

-- M. de Treville le tient en grande estime, et M. de Treville,
vous le savez, est des grands amis de la reine.

-- Je desirais savoir si c'etait un homme qui eut fait ses
preuves.

-- Si c'est comme brave soldat que vous l'entendez, je crois
pouvoir vous repondre que oui. Au siege de La Rochelle, au pas de
Suze, a Perpignan, j'ai entendu dire qu'il avait fait plus que son
devoir.

-- Mais, vous le savez, Guitaut, nous autres pauvres ministres,
nous avons souvent besoin encore d'autres hommes que d'hommes
braves. Nous avons besoin de gens adroits. M. d'Artagnan ne s'est-
il pas trouve mele du temps du cardinal dans quelque intrigue dont
le bruit public voudrait qu'il se fut tire fort habilement?

-- Monseigneur, sous ce rapport, dit Guitaut, qui vit bien que le
cardinal voulait le faire parler, je suis force de dire a Votre
Eminence que je ne sais que ce que le bruit public a pu lui
apprendre a elle-meme. Je ne me suis jamais mele d'intrigues pour
mon compte, et si j'ai parfois recu quelque confidence a propos
des intrigues des autres, comme le secret ne m'appartient pas,
Monseigneur trouvera bon que je le garde a ceux qui me l'ont
confie.

Mazarin secoua la tete.

-- Ah! dit-il, il y a, sur ma parole, des ministres bien heureux,
et qui savent tout ce qu'ils veulent savoir.

-- Monseigneur, reprit Guitaut, c'est que ceux-la ne pesent pas
tous les hommes dans la meme balance, et qu'ils savent s'adresser
aux gens de guerre pour la guerre et aux intrigants pour
l'intrigue. Adressez-vous a quelque intrigant de l'epoque dont
vous parlez, et vous en tirerez ce que vous voudrez, en payant,
bien entendu.

-- Eh, pardieu! reprit Mazarin en faisant une certaine grimace qui
lui echappait toujours lorsqu'on touchait avec lui la question
d'argent dans le sens que venait de le faire Guitaut... on
paiera... s'il n'y a pas moyen de faire autrement.

-- Est-ce serieusement que Monseigneur me demande de lui indiquer
un homme qui ait ete mele dans toutes les cabales de cette epoque?

-- _Per Bacco!_ reprit Mazarin, qui commencait a s'impatienter, il
y a une heure que je ne vous demande pas autre chose, tete de fer
que vous etes.

-- Il y en a un dont je vous reponds sous ce rapport, s'il veut
parler toutefois.

-- Cela me regarde.

-- Ah, Monseigneur! ce n'est pas toujours chose facile, que de
faire dire aux gens ce qu'ils ne veulent pas dire.

-- Bah! avec de la patience on y arrive. Eh bien! cet homme
c'est...

-- C'est le comte de Rochefort.

-- Le comte de Rochefort!

-- Malheureusement il a disparu depuis tantot quatre ou cinq ans
et je ne sais ce qu'il est devenu.

-- Je le sais, moi, Guitaut, dit Mazarin.

-- Alors, de quoi se plaignait donc tout a l'heure Votre Eminence,
de ne rien savoir?

-- Et, dit Mazarin, vous croyez que Rochefort...

-- C'etait l'ame damnee du cardinal, Monseigneur; mais, je vous en
previens, cela vous coutera cher; le cardinal etait prodigue avec
ses creatures.

-- Oui, oui, Guitaut, dit Mazarin, c'etait un grand homme, mais il
avait ce defaut-la. Merci, Guitaut, je ferai mon profit de votre
conseil, et cela ce soir meme.

Et comme en ce moment les deux interlocuteurs etaient arrives a la
cour du Palais-Royal, le cardinal salua Guitaut d'un signe de la
main; et apercevant un officier qui se promenait de long en large,
il s'approcha de lui.

C'etait d'Artagnan qui attendait le retour du cardinal, comme
celui-ci en avait donne l'ordre.

-- Venez, monsieur d'Artagnan, dit Mazarin de sa voix la plus
flutee, j'ai un ordre a vous donner.

D'Artagnan s'inclina, suivit le cardinal par l'escalier secret,
et, un instant apres, se retrouva dans le cabinet d'ou il etait
parti. Le cardinal s'assit devant son bureau et prit une feuille
de papier sur laquelle il ecrivit quelques lignes.

D'Artagnan, debout, impassible, attendit sans impatience comme
sans curiosite: il etait devenu un automate militaire, agissant,
ou plutot obeissant par ressort.

Le cardinal plia la lettre et y mit son cachet.

-- Monsieur d'Artagnan, dit-il, vous allez porter cette depeche a
la Bastille, et ramener la personne qui en est l'objet; vous
prendrez un carrosse, une escorte et vous garderez soigneusement
le prisonnier.

D'Artagnan prit la lettre, porta la main a son feutre, pivota sur
ses talons, comme eut pu le faire le plus habile sergent
instructeur, sortit, et, un instant apres, on l'entendit commander
de sa voix breve et monotone:

-- Quatre hommes d'escorte, un carrosse, mon cheval.

Cinq minutes apres, on entendait les roues de la voiture et les
fers des chevaux retentir sur le pave de la cour.


III. Deux anciens ennemis

D'Artagnan arrivait a la Bastille comme huit heures et demie
sonnaient.

Il se fit annoncer au gouverneur, qui, lorsqu'il sut qu'il venait
de la part et avec un ordre du ministre, s'avanca au-devant de lui
jusqu'au perron.

Le gouverneur de la Bastille etait alors M. du Tremblay, frere du
fameux capucin Joseph, ce terrible favori de Richelieu que l'on
appelait Eminence grise.

Lorsque le marechal de Bassompierre etait a la Bastille, ou il
resta douze ans bien comptes, et que ses compagnons, dans leurs
reves de liberte, se disaient les uns aux autres: Moi, je sortirai
a telle epoque; et moi, dans tel temps, Bassompierre repondait: Et
moi, messieurs, je sortirai quand M. du Tremblay sortira. Ce qui
voulait dire qu'a la mort du cardinal M. du Tremblay ne pouvait
manquer de perdre sa place a la Bastille, et Bassompierre de
reprendre la sienne a la cour.

Sa prediction faillit en effet s'accomplir, mais d'une autre facon
que ne l'avait pense Bassompierre, car, le cardinal mort, contre
toute attente, les choses continuerent de marcher comme par le
passe: M. du Tremblay ne sortit pas, et Bassompierre faillit ne
point sortir.

M. du Tremblay etait donc encore gouverneur de la Bastille lorsque
d'Artagnan s'y presenta pour accomplir l'ordre du ministre; il le
recut avec la plus grande politesse et, comme il allait se mettre
a table, il invita d'Artagnan a souper avec lui.

-- Ce serait avec le plus grand plaisir, dit d'Artagnan; mais, si
je ne me trompe, il y a sur l'enveloppe de la lettre _tres
pressee._

-- C'est juste, dit M. du Tremblay. Hola, major! que l'on fasse
descendre le numero 256.

En entrant a la Bastille, on cessait d'etre un homme et l'on
devenait un numero.

D'Artagnan se sentit frissonner au bruit des clefs; aussi resta-t-
il a cheval sans en vouloir descendre, regardant les barreaux, les
fenetres renforcees; les murs enormes qu'il n'avait jamais vus que
de l'autre cote des fosses, et qui lui avaient fait si grand'peur
il y avait quelque vingt annees.

Un coup de cloche retentit.

-- Je vous quitte, lui dit M. du Tremblay, on m'appelle pour
signer la sortie du prisonnier. Au revoir, monsieur d'Artagnan.

-- Que le diable m'extermine si je te rends ton souhait! murmura
d'Artagnan, en accompagnant son imprecation du plus gracieux
sourire; rien que de demeurer cinq minutes dans la cour j'en suis
malade. Allons, allons, je vois que j'aime encore mieux mourir sur
la paille, ce qui m'arrivera probablement, que d'amasser dix mille
livres de rente a etre gouverneur de la Bastille.

Il achevait a peine ce monologue que le prisonnier parut. En le
voyant, d'Artagnan fit un mouvement de surprise qu'il reprima
aussitot. Le prisonnier monta dans le carrosse sans paraitre avoir
reconnu d'Artagnan.

-- Messieurs, dit d'Artagnan aux quatre mousquetaires, on m'a
recommande la plus grande surveillance pour le prisonnier; or,
comme le carrosse n'a pas de serrures a ses portieres; je vais
monter pres de lui. Monsieur de Lillebonne, ayez l'obligeance de
mener mon cheval en bride.

-- Volontiers, mon lieutenant, repondit celui auquel il s'etait
adresse.

D'Artagnan mit pied a terre, il donna la bride de son cheval au
mousquetaire, monta dans le carrosse, se placa pres du prisonnier,
et, d'une voix dans laquelle il etait impossible de distinguer la
moindre emotion:

-- Au Palais-Royal, et au trot, dit-il.

Aussitot la voiture partit, et d'Artagnan, profitant de
l'obscurite qui regnait sous la voute que l'on traversait, se jeta
au cou du prisonnier.

-- Rochefort! s'ecria-t-il. Vous! c'est bien vous! Je ne me trompe
pas!

-- D'Artagnan, s'ecria a son tour Rochefort etonne.

-- Ah! mon pauvre ami! continua d'Artagnan, ne vous ayant pas revu
depuis quatre ou cinq ans, je vous ai cru mort.

-- Ma foi, dit Rochefort, il n'y a pas grande difference, je
crois, entre un mort et un enterre; or je suis enterre, ou peu
s'en faut.

-- Et pour quel crime etes-vous a la Bastille?

-- Voulez-vous que je vous dise la verite?

-- Oui.

-- Eh bien! je n'en sais rien.

-- De la defiance avec moi, Rochefort?

-- Non, foi de gentilhomme! car il est impossible que j'y sois
pour la cause que l'on m'impute.

-- Quelle cause?

-- Comme voleur de nuit.

-- Vous, voleur de nuit! Rochefort, vous riez?

-- Je comprends. Ceci demande explication, n'est-ce pas?

-- Je l'avoue.

-- Eh bien, voila ce qui est arrive: un soir, apres une orgie chez
Reinard, aux Tuileries, avec le duc d'Harcourt, Fontrailles, de
Rieux et autres, le duc d'Harcourt proposa d'aller tirer des
manteaux sur le Pont-Neuf; c'est, vous le savez, un divertissement
qu'avait mis fort a la mode M. le duc d'Orleans.

-- Etiez-vous fou, Rochefort! a votre age?

-- Non, j'etais ivre; et cependant, comme l'amusement me semblait
mediocre, je proposai au chevalier de Rieux d'etre spectateurs au
lieu d'etre acteurs, et, pour voir la scene des premieres loges,
de monter sur le cheval de bronze. Aussitot dit, aussitot fait.
Grace aux eperons, qui nous servirent d'etriers, en un instant
nous fumes perches sur la croupe; nous etions a merveille et nous
voyions a ravir. Deja quatre ou cinq manteaux avaient ete enleves
avec une dexterite sans egale et sans que ceux a qui on les avait
enleves osassent dire un mot, quand je ne sais quel imbecile moins
endurant que les autres s'avise de crier: "A la garde!" et nous
attire une patrouille d'archers. Le duc d'Harcourt, Fontrailles et
les autres se sauvent; de Rieux veut en faire autant. Je le
retiens en lui disant qu'on ne viendra pas nous denicher ou nous
sommes. Il ne m'ecoute pas, met le pied sur l'eperon pour
descendre, l'eperon casse, il tombe, se rompt une jambe, et, au
lieu de se taire, se met a crier comme un pendu. Je veux sauter a
mon tour, mais il etait trop tard: je saute dans les bras des
archers, qui me conduisent au Chatelet, ou je m'endors sur les
deux oreilles, bien certain que le lendemain je sortirais de la.
Le lendemain se passe, le surlendemain se passe, huit jours se
passent; j'ecris au cardinal. Le meme jour on vient me chercher et
l'on me conduit a la Bastille; il y a cinq ans que j'y suis.
Croyez-vous que ce soit pour avoir commis le sacrilege de monter
en croupe derriere Henri IV?

-- Non, vous avez raison, mon cher Rochefort, ce ne peut pas etre
pour cela, mais vous allez savoir probablement pourquoi.

-- Ah! oui, car j'ai, moi, oublie de vous demander cela: ou me
menez-vous?

-- Au cardinal.

-- Que me veut-il?

-- Je n'en sais rien, puisque j'ignorais meme que c'etait vous que
j'allais chercher.

-- Impossible. Vous, un favori!

-- Un favori, moi! s'ecria d'Artagnan. Ah! mon pauvre comte! je
suis plus cadet de Gascogne que lorsque je vous vis a Meung, vous
savez, il y a tantot vingt-deux ans, helas!

Et un gros soupir acheva sa phrase.

-- Cependant vous venez avec un commandement?

-- Parce que je me trouvais la par hasard dans l'antichambre, et
que le cardinal s'est adresse a moi comme il se serait adresse a
un autre; mais je suis toujours lieutenant aux mousquetaires, et
il y a, si je compte bien, a peu pres vingt et un ans que je le
suis.

-- Enfin, il ne vous est pas arrive malheur, c'est beaucoup.

-- Et quel malheur vouliez-vous qu'il m'arrivat? Comme dit je ne
sais quel vers latin que j'ai oublie, ou plutot que je n'ai jamais
bien sur La foudre ne frappe pas les vallees; et je suis une
vallee, mon cher Rochefort, et des plus basses qui soient.

-- Alors le Mazarin est toujours Mazarin?

-- Plus que jamais, mon cher; on le dit marie avec la reine.

-- Marie!

-- S'il n'est pas son mari, il est a coup sur son amant.

-- Resister a un Buckingham et ceder a un Mazarin!

-- Voila les femmes! reprit philosophiquement d'Artagnan.

-- Les femmes, bon, mais les reines!

-- Eh! mon Dieu! sous ce rapport, les reines sont deux fois
femmes.

-- Et M. de Beaufort, est-il toujours en prison?

-- Toujours; pourquoi?

-- Ah! c'est que, comme il me voulait du bien, il aurait pu me
tirer d'affaire.

-- Vous etes probablement plus pres d'etre libre que lui; ainsi
c'est vous qui l'en tirerez.

-- Alors, la guerre...

-- On va l'avoir.

-- Avec l'Espagnol?

-- Non, avec Paris.

-- Que voulez-vous dire?

-- Entendez-vous ces coups de fusil?

-- Oui. Eh bien?

-- Eh bien, ce sont les bourgeois qui pelotent! en attendant la
partie.

-- Est-ce que vous croyez qu'on pourrait faire quelque chose des
bourgeois?

-- Mais, oui, ils promettent, et s'ils avaient un chef qui fit de
tous les groupes un rassemblement...

-- C'est malheureux de ne pas etre libre.

-- Eh! mon Dieu! ne vous desesperez pas. Si Mazarin vous fait
chercher, c'est qu'il a besoin de vous; et s'il a besoin de vous,
eh bien! je vous en fais mon compliment. Il y a bien des annees
que personne n'a plus besoin de moi; aussi vous voyez ou j'en
suis.

-- Plaignez-vous donc, je vous le conseille!

-- Ecoutez, Rochefort. Un traite...

-- Lequel?

-- Vous savez que nous sommes bons amis.

-- Pardieu! j'en porte les marques, de notre amitie: trois coups
d'epee!...

-- Eh bien, si vous redevenez en faveur, ne m'oubliez pas.

-- Foi de Rochefort, mais a charge de revanche.

-- C'est dit: voila ma main.

-- Ainsi, a la premiere occasion que vous trouvez de parler de
moi...

-- J'en parle, et vous?

-- Moi de meme.

-- A propos, et vos amis, faut-il parler d'eux aussi?

-- Quels amis?

-- Athos, Porthos et Aramis, les avez-vous donc oublies?

-- A peu pres.

-- Que sont-ils devenus?

-- Je n'en sais rien.

-- Vraiment!

-- Ah! mon Dieu, oui! nous nous sommes quittes comme vous savez;
ils vivent, voila tout ce que je peux dire; j'en apprends de temps
en temps des nouvelles indirectes. Mais dans quel lieu du monde
ils sont, le diable m'emporte si j'en sais quelque chose. Non,
d'honneur! je n'ai plus que vous d'ami, Rochefort.

-- Et l'illustre... comment appelez-vous donc ce garcon que j'ai
fait sergent au regiment de Piemont?

-- Planchet?

-- Oui, c'est cela. Et l'illustre Planchet, qu'est-il devenu?

-- Mais il a epouse une boutique de confiseur dans la rue des
Lombards, c'est un garcon qui a toujours fort aime les douceurs;
de sorte qu'il est bourgeois de Paris et que, selon toute
probabilite, il fait de l'emeute en ce moment. Vous verrez que ce
drole sera echevin avant que je sois capitaine.

-- Allons, mon cher d'Artagnan, un peu de courage! c'est quand on
est au plus bas de la roue que la roue tourne et vous eleve. Des
ce soir, votre sort va peut-etre changer.

-- Amen! dit d'Artagnan en arretant le carrosse.

-- Que faites-vous? demanda Rochefort.

-- Je fais que nous sommes arrives et que je ne veux pas qu'on me
voie sortir de votre voiture; nous ne nous connaissons pas.

-- Vous avez raison. Adieu.

-- Au revoir; rappelez-vous votre promesse.

Et d'Artagnan remonta a cheval et reprit la tete de l'escorte.

Cinq minutes apres on entrait dans la cour du Palais-Royal.

D'Artagnan conduisit le prisonnier par le grand escalier et lui
fit traverser l'antichambre et le corridor. Arrive a la porte du
cabinet de Mazarin, il s'appretait a se faire annoncer quand
Rochefort lui mit la main sur l'epaule.

-- D'Artagnan, dit Rochefort en souriant, voulez-vous que je vous
avoue une chose a laquelle j'ai pense tout le long de la route, en
voyant les groupes de bourgeois que nous traversions et qui vous
regardaient, vous et vos quatre hommes, avec des yeux flamboyants?

-- Dites, repondit d'Artagnan.

-- C'est que je n'avais qu'a crier a l'aide pour vous faire mettre
en pieces, vous et votre escorte, et qu'alors j'etais libre.

-- Pourquoi ne l'avez-vous pas fait? dit d'Artagnan.

-- Allons donc! reprit Rochefort. L'amitie juree! Ah! si c'eut ete
un autre que vous qui m'eut conduit, je ne dis pas...

D'Artagnan inclina la tete.

-- Est-ce que Rochefort serait devenu meilleur que moi? se dit-il.

Et il se fit annoncer chez le ministre.

-- Faites entrer M. de Rochefort, dit la voix impatiente de
Mazarin aussitot qu'il eut entendu prononcer ces deux noms, et
priez M. d'Artagnan d'attendre: je n'en ai pas encore fini avec
lui.

Ces paroles rendirent d'Artagnan tout joyeux. Comme il l'avait
dit, il y avait longtemps que personne n'avait eu besoin de lui,
et cette insistance de Mazarin a son egard lui paraissait d'un
heureux presage.

Quant a Rochefort, elle ne lui produisit pas d'autre effet que de
le mettre parfaitement sur ses gardes. Il entra dans le cabinet et
trouva Mazarin assis a sa table avec son costume ordinaire, c'est-
a-dire en monsignor; ce qui etait a peu pres l'habit des abbes du
temps, excepte qu'il portait les bas et le manteau violet.

Les portes se refermerent, Rochefort regarda Mazarin du coin de
l'oeil, et il surprit un regard du ministre qui croisait le sien.

Le ministre etait toujours le meme, bien peigne, bien frise, bien
parfume, et, grace a sa coquetterie, ne paraissait pas meme son
age. Quant a Rochefort, c'etait autre chose, les cinq annees qu'il
avait passees en prison avaient fort vieilli ce digne ami de
M. de Richelieu; ses cheveux noirs etaient devenus tout blancs, et
les couleurs bronzees de son teint avaient fait place a une
entiere paleur qui semblait de l'epuisement. En l'apercevant,
Mazarin secoua imperceptiblement la tete d'un air qui voulait
dire:

-- Voila un homme qui ne me parait plus bon a grand'chose.

Apres un silence qui fut assez long en realite, mais qui parut un
siecle a Rochefort, Mazarin tira d'une liasse de papiers une
lettre tout ouverte, et la montrant au gentilhomme:

-- J'ai trouve la une lettre ou vous reclamez votre liberte,
monsieur de Rochefort. Vous etes donc en prison?

Rochefort tressaillit a cette demande.

-- Mais, dit-il, il me semblait que Votre Eminence le savait mieux
que personne.

-- Moi? pas du tout! il y a encore a la Bastille une foule de
prisonniers qui y sont du temps de M. de Richelieu, et dont je ne
sais pas meme les noms.

-- Oh, mais, moi, c'est autre chose, Monseigneur! et vous saviez
le mien, puisque c'est sur un ordre de Votre Eminence que j'ai ete
transporte du Chatelet a la Bastille.

-- Vous croyez?

-- J'en suis sur.

-- Oui, je crois me souvenir, en effet; n'avez-vous pas, dans le
temps, refuse de faire pour la reine un voyage a Bruxelles?

-- Ah! ah! dit Rochefort, voila donc la veritable cause? Je la
cherche depuis cinq ans. Niais que je suis, je ne l'avais pas
trouvee!

-- Mais je ne vous dis pas que ce soit la cause de votre
arrestation; entendons-nous, je vous fais cette question, voila
tout: n'avez-vous pas refuse d'aller a Bruxelles pour le service
de la reine, tandis que vous aviez consenti a y aller pour le
service du feu cardinal?

-- C'est justement parce que j'y avais ete pour le service du feu
cardinal, que je ne pouvais y retourner pour celui de la reine.
J'avais ete a Bruxelles dans une circonstance terrible. C'etait
lors de la conspiration de Chalais. J'y avais ete pour surprendre
la correspondance de Chalais avec l'archiduc, et deja a cette
epoque, lorsque je fus reconnu, je faillis y etre mis en pieces.
Comment vouliez-vous que j'y retournasse! je perdais la reine au
lieu de la servir.

-- Eh bien, vous comprenez, voici comment les meilleures
intentions sont mal interpretees, mon cher monsieur de Rochefort.
La reine n'a vu dans votre refus qu'un refus pur et simple; elle
avait eu fort a se plaindre de vous sous le feu cardinal, Sa
Majeste la reine! Rochefort sourit avec mepris.

-- C'etait justement parce que j'avais bien servi M. le cardinal
de Richelieu contre la reine, que, lui mort, vous deviez
comprendre, Monseigneur, que je vous servirais bien contre tout le
monde.

-- Moi, monsieur de Rochefort, dit Mazarin, moi, je ne suis pas
comme M. de Richelieu, qui visait a la toute-puissance; je suis un
simple ministre qui n'a pas besoin de serviteurs etant celui de la
reine. Or, Sa Majeste est tres susceptible; elle aura su votre
refus, elle l'aura pris pour une declaration de guerre, et elle
m'aura, sachant combien vous etes un homme superieur et par
consequent dangereux, mon cher monsieur de Rochefort, elle m'aura
ordonne de m'assurer de vous. Voila comment vous vous trouvez a la
Bastille.

Eh bien, Monseigneur, il me semble, dit Rochefort, que si c'est
par erreur que je me trouve a la Bastille...

-- Oui, oui, reprit Mazarin, certainement tout cela peut
s'arranger; vous etes homme a comprendre certaines affaires, vous,
et, une fois ces affaires comprises, a les bien pousser.

-- C'etait l'avis de M. le cardinal de Richelieu, et mon
admiration pour ce grand homme s'augmente encore de ce que vous
voulez bien me dire que c'est aussi le votre.

-- C'est vrai, reprit Mazarin, M. le cardinal avait beaucoup de
politique, c'est ce qui faisait sa grande superiorite sur moi, qui
suis un homme tout simple et sans detours; c'est ce qui me nuit,
j'ai une franchise toute francaise.

Rochefort se pinca les levres pour ne pas sourire.

-- Je viens donc au but. J'ai besoin de bons amis, de serviteurs
fideles; quand je dis j'ai besoin, je veux dire: la reine a
besoin. Je ne fais rien que par les ordres de la reine, moi,
entendez-vous bien? ce n'est pas comme M. le cardinal de
Richelieu, qui faisait tout a son caprice. Aussi, je ne serai
jamais un grand homme comme lui; mais en echange, je suis un bon
homme, monsieur de Rochefort, et j'espere que je vous le
prouverai.

Rochefort connaissait cette voix soyeuse, dans laquelle glissait
de temps en temps un sifflement qui ressemblait a celui de la
vipere.

-- Je suis tout pret a vous croire, Monseigneur, dit-il, quoique,
pour ma part, j'aie eu peu de preuves de cette bonhomie dont parle
Votre Eminence N'oubliez pas, Monseigneur, reprit Rochefort voyant
le mouvement qu'essayait de reprimer le ministre, n'oubliez pas
que depuis cinq ans je suis a la Bastille, et que rien ne fausse
les idees comme de voir les choses a travers les grilles d'une
prison.

-- Ah! monsieur de Rochefort, je vous ai deja dit que je n'y etais
pour rien dans votre prison. La reine... (colere de femme et de
princesse, que voulez-vous! mais cela passe comme cela vient, et
apres on n'y pense plus)...

-- Je concois, Monseigneur, qu'elle n'y pense plus, elle qui a
passe cinq ans au Palais-Royal, au milieu des fetes et des
courtisans; mais, moi, qui les ai passes a la Bastille...

-- Eh! mon Dieu, mon cher monsieur de Rochefort, croyez-vous que
le Palais-Royal soit un sejour bien gai? Non pas, allez. Nous y
avons eu, nous aussi, nos grands tracas, je vous assure. Mais,
tenez, ne parlons plus de tout cela. Moi, je joue cartes sur
table, comme toujours. Voyons, etes-vous des notres, monsieur de
Rochefort?

-- Vous devez comprendre, Monseigneur, que je ne demande pas
mieux, mais je ne suis plus au courant de rien, moi. A la
Bastille, on ne cause politique qu'avec les soldats et les
geoliers, et vous n'avez pas idee, Monseigneur, comme ces gens-la
sont peu au courant des choses qui se passent. J'en suis toujours
a M. de Bassompierre, moi... Il est toujours un des dix-sept
seigneurs?

-- Il est mort, monsieur, et c'est une grande perte. C'etait un
homme devoue a la reine, lui, et les hommes devoues sont rares.

-- Parbleu! je crois bien, dit Rochefort. Quand vous en avez, vous
les envoyez a la Bastille.

-- Mais c'est qu'aussi, dit Mazarin, qu'est-ce qui prouve le
devouement?

-- L'action, dit Rochefort.

-- Ah! oui, l'action! reprit le ministre reflechissant; mais ou
trouver des hommes d'action?

Rochefort hocha la tete.

-- Il n'en manque jamais, Monseigneur, seulement vous cherchez
mal.

-- Je cherche mal! que voulez-vous dire, mon cher monsieur de
Rochefort? Voyons, instruisez-moi. Vous avez du beaucoup apprendre
dans l'intimite de feu Monseigneur le cardinal. Ah! c'etait un si
grand homme!

-- Monseigneur se fachera-t-il si je lui fais de la morale?

-- Moi, jamais! Vous le savez bien, on peut tout me dire. Je
cherche a me faire aimer, et non a me faire craindre.

-- Eh bien, Monseigneur, il y a dans mon cachot un proverbe ecrit
sur la muraille, avec la pointe d'un clou.

-- Et quel est ce proverbe? demanda Mazarin.

-- Le voici, Monseigneur: _Tel maitre..._

-- Je le connais: _tel valet._

-- Non: _tel serviteur._ C'est un petit changement que les gens
devoues dont je vous parlais tout a l'heure y ont introduit pour
leur satisfaction particuliere.

-- Eh bien! que signifie le proverbe?

-- Il signifie que M. de Richelieu a bien su trouver des
serviteurs devoues, et par douzaines.

-- Lui, le point de mire de tous les poignards! lui qui a passe sa
vie a parer tous les coups qu'on lui portait!

-- Mais il les a pares, enfin, et pourtant ils etaient rudement
portes. C'est que s'il avait de bons ennemis, il avait aussi de
bons amis.

-- Mais voila tout ce que je demande!

-- J'ai connu des gens, continua Rochefort, qui pensa que le
moment etait venu de tenir parole a d'Artagnan, j'ai connu des
gens qui, par leur adresse, ont cent fois mis en defaut la
penetration du cardinal; par leur bravoure, battu ses gardes et
ses espions; des gens qui sans argent, sans appui, sans credit,
ont conserve une couronne a une tete couronnee et fait demander
grace au cardinal.

-- Mais ces gens dont vous parlez, dit Mazarin en souriant en lui-
meme de ce que Rochefort arrivait ou il voulait le conduire, ces
gens-la n'etaient pas devoues au cardinal, puisqu'ils luttaient
contre lui.

-- Non, car ils eussent ete mieux recompenses; mais ils avaient le
malheur d'etre devoues a cette meme reine pour laquelle tout a
l'heure vous demandiez des serviteurs.

-- Mais comment pouvez-vous savoir toutes ces choses?

-- Je sais ces choses parce que ces gens-la etaient mes ennemis a
cette epoque, parce qu'ils luttaient contre moi, parce que je leur
ai fait tout le mal que j'ai pu, parce qu'ils me l'ont rendu de
leur mieux, parce que l'un d'eux, a qui j'avais eu plus
particulierement affaire, m'a donne un coup d'epee, voila sept ans
a peu pres: c'etait le troisieme que je recevais de la meme
main... la fin d'un ancien compte.

-- Ah! fit Mazarin avec une bonhomie admirable, si je connaissais
des hommes pareils.

-- Eh! Monseigneur, vous en avez un a votre porte depuis plus de
six ans, et que depuis six ans vous n'avez juge bon a rien.

-- Qui donc?

-- Monsieur d'Artagnan.

-- Ce Gascon! s'ecria Mazarin avec une surprise parfaitement
jouee.

-- Ce Gascon a sauve une reine, et fait confesser a
M. de Richelieu qu'en fait d'habilete, d'adresse et de politique
il n'etait qu'un ecolier.

-- En verite!

-- C'est comme j'ai l'honneur de le dire a Votre Eminence.

-- Contez-moi un peu cela, mon cher monsieur de Rochefort.

-- C'est bien difficile, Monseigneur, dit le gentilhomme en
souriant.

-- Il me le contera lui-meme, alors.

-- J'en doute, Monseigneur.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce que le secret ne lui appartient pas; parce que, comme je
vous l'ai dit, ce secret est celui d'une grande reine.

-- Et il etait seul pour accomplir une pareille entreprise?

-- Non, Monseigneur, il avait trois amis, trois braves qui le
secondaient, des braves comme vous en cherchiez tout a l'heure.

-- Et ces quatre hommes etaient unis, dites-vous?

-- Comme si ces quatre hommes eussent fait qu'un, comme si ces
quatre coeurs eussent battu dans la meme poitrine; aussi, que
n'ont-ils fait a eux quatre!

-- Mon cher monsieur de Rochefort, en verite vous piquez ma
curiosite a un point que je ne puis vous dire. Ne pourriez-vous
donc ma narrer cette histoire?

-- Non, mais je puis vous dire un conte, un veritable conte de
fee, je vous en reponds, Monseigneur.

-- Oh! dites-moi cela, monsieur de Rochefort, j'aime beaucoup les
contes.

-- Vous le voulez donc, Monseigneur? dit Rochefort en essayant de
demeler une intention sur cette figure fine et rusee.

-- Oui.

-- Eh bien! ecoutez! Il y avait une fois une reine... mais une
puissante reine, la reine d'un des plus grands royaumes du monde,
a laquelle un grand ministre voulait beaucoup de mal pour lui
avoir voulu auparavant trop de bien. Ne cherchez pas, Monseigneur!
vous ne pourriez pas deviner qui. Tout cela se passait bien
longtemps avant que vous vinssiez dans le royaume ou regnait cette
reine. Or, il vint a la cour un ambassadeur si brave, si riche et
si elegant, que toutes les femmes en devinrent folles, et que la
reine elle-meme, en souvenir sans doute de la facon dont il avait
traite les affaires d'Etat, eut l'imprudence de lui donner
certaine parure si remarquable qu'elle ne pouvait etre remplacee.
Comme cette parure venait du roi, le ministre engagea celui-ci a
exiger de la princesse que cette parure figurat dans sa toilette
au prochain bal. Il est inutile de vous dire, Monseigneur, que le
ministre savait de science certaine que la parure avait suivi
l'ambassadeur, lequel ambassadeur etait fort loin, de l'autre cote
des mers. La grande reine etait perdue! perdue comme la derniere
de ses sujettes, car elle tombait du haut de sa grandeur.

-- Vraiment, fit Mazarin.

-- Eh bien, Monseigneur! quatre hommes resolurent de la sauver.
Ces quatre hommes, ce n'etaient pas des princes, ce n'etaient pas
des ducs, ce n'etaient pas des hommes puissants, ce n'etaient meme
pas des hommes riches; c'etaient quatre soldats ayant grand coeur,
bon bras, franche epee. Ils partirent. Le ministre savait leur
depart et avait aposte des gens sur la route pour les empecher
d'arriver a leur but. Trois furent mis hors de combat par de
nombreux assaillants; mais un seul arriva au port, tua ou blessa
ceux qui voulaient l'arreter, franchit la mer et rapporta la
parure a la grande reine, qui put l'attacher sur son epaule au
jour designe, ce qui manqua de faire damner le ministre. Que
dites-vous de ce trait-la, Monseigneur?

-- C'est magnifique! dit Mazarin reveur.

-- Eh bien! j'en sais dix pareils.

Mazarin ne parlait plus, il songeait.

Cinq ou six minutes s'ecoulerent.

-- Vous n'avez plus rien a me demander, Monseigneur, dit
Rochefort.

-- Si fait, et M. d'Artagnan etait un de ces quatre hommes, dites-
vous?

-- C'est lui qui a mene toute l'entreprise.

-- Et les autres, quels etaient-ils?

-- Monseigneur, permettez que je laisse a M. d'Artagnan le soin de
vous les nommer. C'etaient ses amis et non les miens; lui seul
aurait quelque influence sur eux, et je ne les connais meme pas
sous leurs veritables noms.

-- Vous vous defiez de moi, monsieur de Rochefort. Eh bien, je
veux etre franc jusqu'au bout; j'ai besoin de vous, de lui, de
tous!

-- Commencons par moi, Monseigneur, puisque vous m'avez envoye
chercher et que me voila, puis vous passerez a eux. Vous ne vous
etonnerez pas de ma curiosite: lorsqu'il il y a cinq ans qu'on est
en prison, on n'est pas fache de savoir ou l'on va vous envoyer.

-- Vous, mon cher monsieur de Rochefort, vous aurez le poste de
confiance, vous irez a Vincennes ou M. de Beaufort est prisonnier:
vous me le garderez a vue. Eh bien! qu'avez-vous donc?

-- J'ai que vous me proposez la une chose impossible, dit
Rochefort en secouant la tete d'un air desappointe.

-- Comment, une chose impossible! Et pourquoi cette chose est-elle
impossible?

-- Parce que M. de Beaufort est un de mes amis, ou plutot que je
suis un des siens; avez-vous oublie, Monseigneur, que c'est lui
qui avait repondu de moi a la reine?

-- M. de Beaufort, depuis ce temps-la, est l'ennemi de Etat.

-- Oui, Monseigneur, c'est possible; mais comme je ne suis ni roi,
ni reine, ni ministre, il n'est pas mon ennemi, a moi, et je ne
puis accepter ce que vous m'offrez.

-- Voila ce que vous appelez du devouement? je vous en felicite!
Votre devouement ne vous engage pas trop, monsieur de Rochefort.

-- Et puis, Monseigneur, reprit Rochefort, vous comprendrez que
sortir de la Bastille pour rentrer a Vincennes, ce n'est que
changer de prison.

-- Dites tout de suite que vous etes du parti de M. de Beaufort,
et ce sera plus franc de votre part.

-- Monseigneur, j'ai ete si longtemps enferme que je ne suis que
d'un parti: c'est du parti du grand air. Employez-moi a tout autre
chose, envoyez-moi en mission, occupez-moi activement, mais sur
les grands chemins, si c'est possible!

-- Mon cher monsieur de Rochefort, dit Mazarin avec son air
goguenard, votre zele vous emporte: vous vous croyez encore un
jeune homme, parce que le coeur y est toujours; mais les forces
vous manqueraient. Croyez-moi donc: ce qu'il vous faut maintenant,
c'est du repos. Hola, quelqu'un!

-- Vous ne statuez donc rien sur moi, Monseigneur?

-- Au contraire, j'ai statue.

Bernouin entra.

-- Appelez un huissier, dit-il, et restez pres de moi, ajouta-t-il
tout bas.

Un huissier entra. Mazarin ecrivit quelques mots qu'il remit a cet
homme, puis salua de la tete.

-- Adieu, monsieur de Rochefort! dit-il.

Rochefort s'inclina respectueusement.

-- Je vois, Monseigneur, dit-il, que l'on me reconduit a la
Bastille.

-- Vous etes intelligent.

-- J'y retourne, Monseigneur; mais, je vous le repete, vous avez
tort de ne pas savoir m'employer.

-- Vous, l'ami de mes ennemis!

-- Que voulez-vous! il me fallait faire l'ennemi de vos ennemis.

-- Croyez-vous qu'il n'y ait que vous seul, monsieur de Rochefort?
Croyez-moi, j'en trouverai qui vous vaudront bien.

-- Je vous le souhaite, Monseigneur.

-- C'est bien. Allez, allez! A propos, c'est inutile que vous
m'ecriviez davantage, monsieur de Rochefort, vos lettres seraient
des lettres perdues.

-- J'ai tire les marrons du feu, murmura Rochefort en se retirant;
et si d'Artagnan n'est pas content de moi quand je lui raconterai
tout a l'heure l'eloge que j'ai fait de lui, il sera difficile.
Mais ou diable me mene-t-on?

En effet, on conduisait Rochefort par le petit escalier, au lieu
de le faire passer par l'antichambre, ou attendait d'Artagnan.
Dans la cour, il trouva son carrosse et ses quatre hommes
d'escorte; mais il chercha vainement son ami.

-- Ah! ah! se dit en lui-meme Rochefort, voila qui change
terriblement la chose! et s'il y a toujours un aussi grand nombre
de populaire dans les rues, eh bien! nous tacherons de prouver au
Mazarin que nous sommes encore bon a autre chose, Dieu merci! qu'a
garder un prisonnier.

Et il sauta dans le carrosse aussi legerement que s'il n'eut eu
que vingt-cinq ans.


IV. Anne d'Autriche a quarante-six ans

Reste seul avec Bernouin, Mazarin demeura un instant pensif; il en
savait beaucoup, et cependant il n'en savait pas encore assez.
Mazarin etait tricheur au jeu; c'est un detail que nous a conserve
Brienne: il appelait cela prendre ses avantages. Il resolut de
n'entamer la partie avec d'Artagnan que lorsqu'il connaitrait bien
toutes les cartes de son adversaire.

-- Monseigneur n'ordonne rien? demanda Bernouin.

-- Si fait, repondit Mazarin; eclaire-moi, je vais chez la reine.

Bernouin prit un bougeoir et marcha le premier.

Il y avait un passage secret qui aboutissait des appartements et
du cabinet de Mazarin aux appartements de la reine; c'etait par ce
corridor que passait le cardinal pour se rendre a toute heure
aupres d'Anne d'Autriche.

En arrivant dans la chambre a coucher ou donnait ce passage,
Bernouin rencontra madame Beauvais. Madame Beauvais et Bernouin
etaient les confidents intimes de ces amours surannees; et madame
Beauvais se chargea d'annoncer le cardinal a Anne d'Autriche, qui
etait dans son oratoire avec le jeune Louis XIV.

Anne d'Autriche, assise dans un grand fauteuil, le coude appuye
sur une table et la tete appuyee sur sa main, regardait l'enfant
royal, qui, couche sur le tapis, feuilletait un grand livre de
bataille. Anne d'Autriche etait une reine qui savait le mieux
s'ennuyer avec majeste; elle restait quelquefois des heures ainsi
retiree dans sa chambre ou dans son oratoire, sans lire ni prier.

Quant au livre avec lequel jouait le roi, c'etait un _Quinte-
Curce_ enrichi de gravures representant les hauts faits
d'Alexandre.

Madame Beauvais apparut a la porte de l'oratoire et annonca le
cardinal de Mazarin.

L'enfant se releva sur un genou, le sourcil fronce, et regardant
sa mere:

-- Pourquoi donc, dit-il, entre-t-il ainsi sans faire demander
audience?

Anne rougit legerement.

-- Il est important, repliqua-t-elle, qu'un premier ministre, dans
les temps ou nous sommes, puisse venir rendre compte a toute heure
de ce qui se passe a la reine, sans avoir a exciter la curiosite
ou les commentaires de toute la cour.

-- Mais il me semble que M. de Richelieu n'entrait pas ainsi,
repondit l'enfant implacable.

-- Comment vous rappelez-vous ce que faisait M. de Richelieu? vous
ne pouvez le savoir, vous etiez trop jeune.

-- Je ne me le rappelle pas, je l'ai demande, on me l'a dit.

-- Et qui vous a dit cela? reprit Anne d'Autriche avec un
mouvement d'humeur mal deguise.

-- Je sais que je ne dois jamais nommer les personnes qui
repondent aux questions que je leur fais, repondit l'enfant, ou
que sans cela je n'apprendrai plus rien.

En ce moment Mazarin entra. Le roi se leva alors tout a fait, prit
son livre, le plia et alla le porter sur la table, pres de
laquelle il se tint debout pour forcer Mazarin a se tenir debout
aussi.

Mazarin surveillait de son oeil intelligent toute cette scene, a
laquelle il semblait demander l'explication de celle qui l'avait
precedee.

Il s'inclina respectueusement devant la reine et fit une profonde
reverence au roi, qui lui repondit par un salut de tete assez
cavalier; mais un regard de sa mere lui reprocha cet abandon aux
sentiments de haine que des son enfance Louis XIV avait vouee au
cardinal, et il accueillit le sourire sur les levres le compliment
du ministre.

Anne d'Autriche cherchait a deviner sur le visage de Mazarin la
cause de cette visite imprevue, le cardinal ordinairement ne
venant chez elle que lorsque tout le monde etait retire.

Le ministre fit un signe de tete imperceptible; alors la reine
s'adressant a madame Beauvais:

-- Il est temps que le roi se couche, dit-elle, appelez Laporte.

Deja la reine avait dit deux ou trois fois au jeune Louis de se
retirer, et toujours l'enfant avait tendrement insiste pour
rester; mais cette fois, il ne fit aucune observation, seulement
il se pinca les levres et palit.

Un instant apres, Laporte entra.

L'enfant alla droit a lui sans embrasser sa mere.

-- Eh bien, Louis, dit Anne, pourquoi ne m'embrassez-vous point?

-- Je croyais que vous etiez fachee contre moi, Madame: vous me
chassez.

-- Je ne vous chasse pas: seulement vous venez d'avoir la petite
verole, vous etes souffrant encore, et je crains que veiller ne
vous fatigue.

-- Vous n'avez pas eu la meme crainte quand vous m'avez fait aller
aujourd'hui au Palais pour rendre ces mechants edits qui ont tant
fait murmurer le peuple.

-- Sire, dit Laporte pour faire diversion, a qui Votre Majeste
veut-elle que je donne le bougeoir?

-- A qui tu voudras, Laporte, repondit l'enfant, pourvu, ajouta-t-
il a haute voix, que ce ne soit pas a Mancini.

M. Mancini etait un neveu du cardinal que Mazarin avait place pres
du roi comme enfant d'honneur et sur lequel Louis XIV reportait
une partie de la haine qu'il avait pour son ministre.

Et le roi sortit sans embrasser sa mere et sans saluer le
cardinal.

-- A la bonne heure! dit Mazarin; j'aime a voir qu'on eleve Sa
Majeste dans l'horreur de la dissimulation.

-- Pourquoi cela? demanda la reine d'un air presque timide.

-- Mais il me semble que la sortie du roi n'a pas besoin de
commentaires; d'ailleurs, Sa Majeste ne se donne pas la peine de
cacher le peu d'affection qu'elle me porte: ce qui ne m'empeche
pas, du reste, d'etre tout devoue a son service, comme a celui de
Votre Majeste.

-- Je vous demande pardon pour lui, cardinal, dit la reine, c'est
un enfant qui ne peut encore savoir toutes les obligations qu'il
vous a.

Le cardinal sourit.

-- Mais, continua la reine, vous etiez venu sans doute pour
quelque objet important, qu'y a-t-il donc?

Mazarin s'assit ou plutot se renversa dans une large chaise, et
d'un air melancolique:

-- Il y a, dit-il, que, selon toute probabilite, nous serons
forces de nous quitter bientot, a moins que vous ne poussiez le
devouement pour moi jusqu'a me suivre en Italie.

-- Et pourquoi cela? demanda la reine.

-- Parce que, comme dit l'opera de _Thisbe_, reprit Mazarin:

_Le monde entier conspire a diviser nos feux._

-- Vous plaisantez, monsieur! dit la reine en essayant de
reprendre un peu de son ancienne dignite.

-- Helas, non, Madame! dit Mazarin, je ne plaisante pas le moins
du monde; je pleurerais bien plutot, je vous prie. de le croire;
et il y a de quoi, car notez bien que j'ai dit:

_Le monde entier conspire a diviser nos feux._

Or, comme vous faites partie du monde entier, je veux dire que
vous aussi m'abandonnez.

-- Cardinal!

-- Eh! mon Dieu, ne vous ai-je pas vue sourire l'autre jour tres
agreablement a M. le duc d'Orleans ou plutot a ce qu'il vous
disait!

-- Et que me disait-il?

-- Il vous disait, Madame: "C'est votre Mazarin qui est la pierre
d'achoppement; qu'il parte, et tout ira bien."

-- Que vouliez-vous que je fisse?

-- Oh! Madame, vous etes la reine, ce me semble!

-- Belle royaute, a la merci du premier gribouilleur de paperasses
du Palais-Royal ou du premier gentillatre du royaume!

-- Cependant vous etes assez forte pour eloigner de vous les gens
qui vous deplaisent.

-- C'est-a-dire qui vous deplaisent, a vous! repondit la reine.

-- A moi!

-- Sans doute. Qui a renvoye madame de Chevreuse, qui pendant
douze ans avait ete persecutee sous l'autre regne?

-- Une intrigante qui voulait continuer contre moi les cabales
commencees contre M. de Richelieu!

-- Qui a renvoye madame de Hautefort, cette amie si parfaite,
qu'elle avait refuse les bonnes graces du roi pour rester dans les
miennes?

-- Une prude qui vous disait chaque soir, en vous deshabillant,
que c'etait perdre votre ame que d'aimer un pretre, comme si on
etait pretre parce qu'on est cardinal.

-- Qui a fait arreter M. de Beaufort?

-- Un brouillon qui ne parlait de rien moins que de m'assassiner!

-- Vous voyez bien, cardinal, reprit la reine, que vos ennemis
sont les miens.

-- Ce n'est pas assez, Madame, il faudrait encore que vos amis
fussent les miens aussi.

-- Mes amis, monsieur!... La reine secoua la tete:

Helas! je n'en ai plus.

-- Comment n'avez-vous plus d'amis dans le bonheur, quand vous en
aviez bien dans l'adversite?

-- Parce que, dans le bonheur, j'ai oublie ces amis-la, monsieur:
Parce que j'ai fait comme la reine Marie de Medicis, qui, au
retour de son premier exil, a meprise tous ceux qui avaient
souffert pour elle, et qui proscrite une seconde fois est morte a
Cologne, abandonnee du monde entier et meme de son fils, parce que
tout le monde la meprisait a son tour.

-- Eh bien, voyons! dit Mazarin, ne serait-il pas temps de reparer
le mal? Cherchez parmi vos amis vos plus anciens.

-- Que voulez-vous dire, monsieur?

-- Rien autre chose que ce que je dis: cherchez.

-- Helas! j'ai beau regarder autour de moi, je n'ai d'influence
sur personne. Monsieur, comme toujours, est conduit par son
favori: hier c'etait Choisy, aujourd'hui c'est La Riviere, demain
ce sera un autre. M. le Prince est conduit par le coadjuteur, qui
est conduit par madame de Guemenee.

-- Aussi, Madame, je ne vous dis pas de regarder parmi vos amis du
jour, mais parmi vos amis d'autrefois.

-- Parmi mes amis d'autrefois? fit la reine.

-- Oui, parmi vos amis d'autrefois, parmi ceux qui vous ont aidee
a lutter contre M. le duc de Richelieu, a le vaincre meme.

-- Ou veut-il en venir? murmura la reine en regardant le cardinal
avec inquietude.

-- Oui, continua celui-ci, en certaines circonstances, avec cet
esprit puissant et fin qui caracterise Votre Majeste, vous avez
su, grace au concours de vos amis, repousser les attaques de cet
adversaire.

-- Moi! dit la reine, j'ai souffert, voila tout.

-- Oui, dit Mazarin, comme souffrent les femmes en se vengeant.
Voyons, allons au fait! connaissez-vous M. de Rochefort?

-- M. de Rochefort n'etait pas un de mes amis, dit la reine, mais
bien au contraire de mes ennemis les plus acharnes, un des plus
fideles de M. le cardinal. Je croyais que vous saviez cela.

-- Je le sais si bien, repondit Mazarin, que nous l'avons fait
mettre a la Bastille.

-- En est-il sorti? demanda la reine.

-- Non, rassurez-vous, il y est toujours; aussi je ne vous parle
de lui que pour arriver a un autre. Connaissez-vous M. d'Artagnan?
continua Mazarin en regardant la reine en face.

Anne d'Autriche recut le coup en plein coeur.

"Le Gaston aurait-il ete indiscret?" murmura-t-elle.

Puis tout haut:

-- D'Artagnan! ajouta-t-elle. Attendez donc, Oui, certainement, ce
nom-la m'est familier. D'Artagnan, un mousquetaire, qui aimait une
de mes femmes, Pauvre petite creature qui est morte empoisonnee a
cause de moi.

-- Voila tout? dit Mazarin.

La reine regarda le cardinal avec etonnement.

-- Mais, monsieur, dit-elle, il me semble que vous me faites subir
un interrogatoire?

-- Auquel, en tout cas, dit Mazarin avec son eternel sourire et sa
voix toujours douce, vous ne repondez que selon votre fantaisie.

-- Exposez clairement vos desirs, monsieur, et j'y repondrai de
meme, dit la reine avec un commencement d'impatience.

-- Eh bien, Madame! dit Mazarin en s'inclinant, je desire que vous
me fassiez part de vos amis, comme je vous ai fait part du peu
d'industrie et de talent que le ciel a mis en moi. Les
circonstances sont graves, et il va falloir agir energiquement.

-- Encore! dit la reine, je croyais que nous en serions quittes
avec M. de Beaufort.

-- Oui! vous n'avez vu que le torrent qui voulait tout renverser,
et vous n'avez pas fait attention a l'eau donnante. Il y a
cependant en France un proverbe sur l'eau qui dort.

-- Achevez, dit la reine.

-- Eh bien! continua Mazarin, je souffre tous les jours les
affronts que me font vos princes et vos valets titres, tous
automates qui ne voient pas que je tiens leur fil, et qui, sous ma
gravite patiente, n'ont pas devine le rire de l'homme irrite, qui
s'est jure a lui-meme d'etre un jour le plus fort. Nous avons fait
arreter M. de Beaufort, c'est vrai; mais c'etait le moins
dangereux de tous, il y a encore M. le Prince...

-- Le vainqueur de Rocroy! y pensez-vous?

-- Oui, Madame, et fort souvent; mais _patienza_, comme nous
disons, nous autres Italiens. Puis, apres M. de Conde, il y a
M. le duc d'Orleans.

-- Que dites-vous la? le premier prince du sang, l'oncle du roi!

-- Non pas le premier prince du sang, non pas l'oncle du roi, mais
le lache conspirateur qui, sous l'autre regne, pousse par son
caractere capricieux et fantasque ronge d'ennuis miserables,
devore d'une plate ambition, jaloux de tout ce qui le depassait en
loyaute et en courage, irrite de n'etre rien, grace a sa nullite,
s'est fait l'echo de tous les mauvais bruits, s'est fait l'ame de
toutes les cabales, a fait signe d'aller en avant a tous ces
braves gens qui ont eu la sottise de croire a la parole d'un homme
du sang royal, et qui les a renies lorsqu'ils sont montes sur
l'echafaud! non pas le premier prince du sang, non pas l'oncle du
roi, je le repete, mais l'assassin de Chalais, de Montmorency et
de Cinq-Mars, qui essaye aujourd'hui de jouer le meme jeu, et qui
se figure qu'il gagnera la partie parce qu'il changera
d'adversaire et parce qu'au lieu d'avoir en face de lui un homme
qui menace il a un homme qui sourit. Mais il se trompe, il aura
perdu a perdre M. de Richelieu, et je n'ai pas interet a laisser
pres de la reine ce ferment de discorde avec lequel feu M. le
cardinal a fait bouillir vingt ans la bile du roi.

Anne rougit et cacha sa tete dans ses deux mains.

-- Je ne veux point humilier Votre Majeste, reprit Mazarin,
revenant a un ton plus calme, mais en meme temps d'une fermete
etrange. Je veux qu'on respecte la reine et qu'on respecte son
ministre, puisque aux yeux de tous je ne suis que cela. Votre
Majeste sait, elle, que je ne suis pas, comme beaucoup de gens le
disent, un pantin venu d'Italie; il faut que tout le monde le
sache comme Votre Majeste.

-- Eh bien donc, que dois-je faire? dit Anne d'Autriche courbee
sous cette voix dominatrice.

-- Vous devez chercher dans votre souvenir le nom de ces hommes
fideles et devoues qui ont passe la mer malgre M. de Richelieu, en
laissant des traces de leur sang tout le long de la route, pour
rapporter a Votre Majeste certaine parure qu'elle avait donnee a
M. de Buckingham.

Anne se leva majestueuse et irritee comme si un ressort d'acier
l'eut fait bondir, et, regardant le cardinal avec cette hauteur et
cette dignite qui la rendaient si puissante aux jours de sa
jeunesse:

-- Vous m'insultez, monsieur! dit-elle.

-- Je veux enfin, continua Mazarin, achevant la pensee qu'avait
tranchee par le milieu le mouvement de la reine, je veux que vous
fassiez aujourd'hui pour votre mari ce que vous avez fait
autrefois pour votre amant.

-- Encore cette calomnie! s'ecria la reine. Je la croyais
cependant bien morte et bien etouffee, car vous me l'aviez
epargnee jusqu'a present; mais voila que vous m'en parlez a votre
tour. Tant mieux! car il en sera question cette fois entre nous,
et tout sera fini, entendez-vous bien?

-- Mais, Madame, dit Mazarin etonne de ce retour de force, je ne
demande pas que vous me disiez tout.

-- Et moi je veux tout vous dire, repondit Anne d'Autriche.
Ecoutez donc. Je veux vous dire qu'il y avait effectivement a
cette epoque quatre coeurs devoues, quatre ames loyales, quatre
epees fideles, qui m'ont sauve plus que la vie, monsieur, qui
m'ont sauve l'honneur.

-- Ah! vous l'avouez, dit Mazarin.

-- N'y a-t-il donc que les coupables dont l'honneur soit en jeu,
monsieur, et ne peut-on pas deshonorer quelqu'un, une femme
surtout, avec des apparences! Oui, les apparences etaient contre
moi et j'allais etre deshonoree, et cependant, je le jure, je
n'etais pas coupable. Je le jure...

La reine chercha une chose sainte sur laquelle elle put jurer; et
tirant d'une armoire perdue dans la tapisserie un petit coffret de
bois de rose incruste d'argent, et le posant sur l'autel:

-- Je le jure, reprit-elle, sur ces reliques sacrees, j'aimais
M. de Buckingham, mais M. de Buckingham n'etait pas mon amant!

-- Et quelles sont ces reliques sur lesquelles vous faites ce
serment, Madame? dit en souriant Mazarin; car je vous en previens,
en ma qualite de Romain je suis incredule: il y a relique et
relique.

La reine detacha une petite clef d'or de son cou et la presenta au
cardinal.

-- Ouvrez, monsieur, dit-elle, et voyez vous-meme.

Mazarin etonne prit la clef et ouvrit le coffret, dans lequel il
ne trouva qu'un couteau ronge par la rouille et deux lettres dont
l'une etait tachee de sang.

-- Qu'est-ce que cela? demanda Mazarin.

-- Qu'est-ce que cela, monsieur? dit Anne d'Autriche avec son
geste de reine et en etendant sur le coffret ouvert un bras reste
parfaitement beau malgre les annees, je vais vous le dire. Ces
deux lettres sont les deux seules lettres que je lui aie jamais
ecrites. Ce couteau, c'est celui dont Felton l'a frappe. Lisez ces
lettres, monsieur, et vous verrez si j'ai menti.

Malgre la permission qui lui etait donnee, Mazarin, par un
sentiment naturel, au lieu de lire les lettres, prit le couteau
que Buckingham mourant avait arrache de sa blessure, et qu'il
avait, par Laporte, envoye a la reine; la lame en etait toute
rongee; car le sang etait devenu de la rouille; puis apres un
instant d'examen, pendant lequel la reine etait devenue aussi
blanche que la nappe de l'autel sur lequel elle etait appuyee, il
le replaca dans le coffret avec un frisson involontaire.

-- C'est bien, Madame, dit-il, je m'en rapporte a votre serment.

-- Non, non! lisez, dit la reine en froncant le sourcil; lisez, je
le veux, je l'ordonne, afin, comme je l'ai resolu, que tout soit
fini de cette fois, et que nous ne revenions plus sur ce sujet.
Croyez-vous, ajouta-t-elle avec un sourire terrible, que je sois
disposee a rouvrir ce coffret a chacune de vos accusations a
venir?

Mazarin, domine par cette energie, obeit presque machinalement et
lut les deux lettres. L'une etait celle par laquelle la reine
redemandait les ferrets a Buckingham; c'etait celle qu'avait
portee d'Artagnan, et qui etait arrivee a temps. L'autre etait
celle que Laporte avait remise au duc, dans laquelle la reine le
prevenait qu'il allait etre assassine et qui etait arrivee trop
tard.

-- C'est bien, Madame, dit Mazarin, et il n'y a rien a repondre a
cela.

-- Si, monsieur, dit la reine en refermant le coffret et en
appuyant sa main dessus; si, il y a quelque chose a repondre:
c'est que j'ai toujours ete ingrate envers ces hommes qui m'ont
sauvee, moi, et qui ont fait tout ce qu'ils ont pu pour le sauver,
lui; c'est que je n'ai rien donne a ce brave d'Artagnan, dont vous
me parliez tout a l'heure, que ma main a baiser, et ce diamant.

La reine etendit sa belle main vers le cardinal et lui montra une
pierre admirable qui scintillait a son doigt.

-- Il l'a vendu, a ce qu'il parait, reprit-elle, dans un moment de
gene; il l'a vendu pour me sauver une seconde fois, car c'etait
pour envoyer un messager au duc et pour le prevenir qu'il devait
etre assassine.

-- D'Artagnan le savait donc?

-- Il savait tout. Comment faisait-il? Je l'ignore. Mais enfin il
l'a vendu a M. des Essarts, au doigt duquel je l'ai vu, et de qui
je l'ai rachete; mais ce diamant lui appartient, Monsieur, rendez-
le-lui donc de ma part, et, puisque vous avez le bonheur d'avoir
pres de vous un pareil homme, tachez de l'utiliser.

-- Merci, Madame! dit Mazarin, je profiterai du conseil.

-- Et maintenant, dit la reine comme brisee par l'emotion, avez-
vous autre chose a me demander?

-- Rien, Madame, repondit le cardinal de sa voix la plus
caressante, que de vous supplier de me pardonner mes injustes
soupcons; mais je vous aime tant, qu'il n'est pas etonnant que je
sois jaloux, meme du passe.

Un sourire d'une indefinissable expression passa sur les levres de
la reine.

-- Eh bien, alors, monsieur, dit-elle, si vous n'avez rien autre
chose a me demander, laissez-moi; vous devez comprendre qu'apres
une pareille scene j'ai besoin d'etre seule.

Mazarin s'inclina.

-- Je me retire, Madame, dit-il; me permettez-vous de revenir?

-- Oui, mais demain; je n'aurai pas trop de tout ce temps pour me
remettre.

Le cardinal prit la main de la reine et la lui baisa galamment,
puis il se retira.

A peine fut-il sorti que la reine passa dans l'appartement de son
fils et demanda a Laporte si le roi etait couche. Laporte lui
montra de la main l'enfant qui dormait.

Anne d'Autriche monta sur les marches du lit, approcha ses levres
du front plisse de son fils et y deposa doucement un baiser; puis
elle se retira silencieuse comme elle etait venue, se contentant
de dire au valet de chambre.

-- Tachez donc, mon cher Laporte, que le roi fasse meilleure mine
a M. le cardinal, auquel lui et moi avons de si grandes
obligations.


V. Gascon et Italien

Pendant ce temps le cardinal etait revenu dans son cabinet, a la
porte duquel veillait Bernouin, a qui il demanda si rien ne
s'etait passe de nouveau et s'il n'etait venu aucune nouvelle du
dehors. Sur sa reponse negative il lui fit signe de se retirer.

Reste seul, il alla ouvrir la porte du corridor, puis celle de
l'antichambre; d'Artagnan, fatigue, dormait sur une banquette.

-- Monsieur d'Artagnan! dit-il d'une voix douce.

D'Artagnan ne broncha point.

-- Monsieur d'Artagnan! dit-il plus haut.

D'Artagnan continua de dormir.

Le cardinal s'avanca vers lui et lui toucha l'epaule du bout du
doigt.

Cette fois d'Artagnan tressaillit, se reveilla, et, en se
reveillant, se trouva tout debout et comme un soldat sous les
armes.

-- Me voila, dit-il; qui m'appelle?

-- Moi, dit Mazarin avec son visage le plus souriant.

-- J'en demande pardon a Votre Eminence, dit d'Artagnan, mais
j'etais si fatigue...

-- Ne me demandez pas pardon, monsieur, dit Mazarin, car vous vous
etes fatigue a mon service.

D'Artagnan admira l'air gracieux du ministre.

-- Ouais! dit-il entre ses dents, est-il vrai le proverbe qui dit
que le bien vient en dormant?

-- Suivez-moi, monsieur! dit Mazarin.

-- Allons, allons, murmura d'Artagnan, Rochefort m'a tenu parole;
seulement, par ou diable est-il passe?

Et il regarda jusque dans les moindres recoins du cabinet mais il
n'y avait plus de Rochefort.

-- Monsieur d'Artagnan, dit Mazarin en s'asseyant et en
s'accommodant sur son fauteuil, vous m'avez toujours paru un brave
et galant homme.

"C'est possible, pensa d'Artagnan, mais il a mis le temps a me le
dire."

Ce qui ne l'empecha pas de saluer Mazarin jusqu'a terre pour
repondre a son compliment.

-- Eh bien, continua Mazarin, le moment est venu de mettre a
profit vos talents et votre valeur!

Les yeux de l'officier lancerent comme un eclair de joie qui
s'eteignit aussitot, car il ne savait pas ou Mazarin en voulait
venir.

-- Ordonnez, Monseigneur, dit-il, je suis pret a obeir a Votre
Eminence.

-- Monsieur d'Artagnan, continua Mazarin, vous avez fait sous le
dernier regne certains exploits...

-- Votre Eminence est trop bonne de se souvenir... C'est vrai,
j'ai fait la guerre avec assez de succes.

-- Je ne parle pas de vos exploits guerriers, dit Mazarin car,
quoiqu'ils aient fait quelque bruit, ils ont ete surpasses par les
autres.

D'Artagnan fit l'etonne.

-- Eh bien, dit Mazarin, vous ne repondez pas?

-- J'attends, reprit d'Artagnan, que Monseigneur me dise de quels
exploits il veut parler.

-- Je parle de l'aventure... He! vous savez bien ce que je veux
dire.

-- Helas! non, Monseigneur, repondit d'Artagnan tout etonne.

-- Vous etes discret, tant mieux. Je veux parler de cette aventure
de la reine, de ces ferrets, de ce voyage que vous avez fait avec
trois de vos amis.

-- He! he! pensa le Gascon, est-ce un piege? Tenons-nous ferme.

Et il arma ses traits d'une stupefaction que lui eut enviee
Mondori ou Bellerose, les deux meilleurs comediens de l'epoque.

-- Fort bien! dit Mazarin en riant, bravo! on m'avait bien dit que
vous etiez l'homme qu'il me fallait. Voyons, la, que feriez-vous
bien pour moi?

-- Tout ce que Votre Eminence m'ordonnera de faire, dit
d'Artagnan.

-- Vous feriez pour moi ce que vous avez fait autrefois pour une
reine?

-- Decidement, se dit d'Artagnan a lui-meme, on veut me faire
parler; voyons-le venir. Il n'est pas plus fin que le Richelieu,
que diable!... Pour une reine, Monseigneur! je ne comprends pas.

-- Vous ne comprenez pas que j'ai besoin de vous et de vos trois
amis?

-- De quels amis, Monseigneur?

-- De vos trois amis d'autrefois.

-- Autrefois, Monseigneur, repondit d'Artagnan, je n'avais pas
trois amis, j'en avais cinquante. A vingt ans, on appelle tout le
monde ses amis.

-- Bien, bien, monsieur l'officier! dit Mazarin, la discretion est
une belle chose; mais aujourd'hui vous pourriez vous repentir
d'avoir ete trop discret.

-- Monseigneur, Pythagore faisait garder pendant cinq ans le
silence a ses disciples pour leur apprendre a se taire.

-- Et vous l'avez garde vingt ans, monsieur. C'est quinze ans de
plus qu'un philosophe pythagoricien, ce qui me semble raisonnable.
Parlez donc aujourd'hui, car la reine elle-meme vous releve de
votre serment.

-- La reine! dit d'Artagnan avec un etonnement, qui, cette fois,
n'etait pas joue.

-- Oui, la reine! et pour preuve que je vous parle en son nom,
c'est qu'elle m'a dit de vous montrer ce diamant qu'elle pretend
que vous connaissez, et qu'elle a rachete de M. des Essarts.

Et Mazarin etendit la main vers l'officier, qui soupira en
reconnaissant la bague que la reine lui avait donnee le soir du
bal de l'Hotel de Ville.

-- C'est vrai! dit d'Artagnan, je reconnais ce diamant, qui a
appartenu a la reine.

-- Vous voyez donc bien que je vous parle en son nom. Repondez-moi
donc sans jouer davantage la comedie. Je vous l'ai deja dit, et je
vous le repete, il y va de votre fortune.

-- Ma foi, Monseigneur! j'ai grand besoin de faire fortune. Votre
Eminence m'a oublie si longtemps!

-- Il ne faut que huit jours pour reparer cela. Voyons, vous
voila, vous, mais ou sont vos amis?

-- Je n'en sais rien, Monseigneur.

-- Comment, vous n'en savez rien?

-- Non; il y a longtemps que nous nous sommes separes, car tous
trois ont quitte le service.

-- Mais ou les retrouverez-vous?

-- Partout ou ils seront. Cela me regarde.

-- Bien! Vos conditions?

-- De l'argent, Monseigneur, tant que nos entreprises en
demanderont. Je me rappelle trop combien parfois nous avons ete
empeches, faute d'argent, et sans ce diamant, que j'ai ete oblige
de vendre, nous serions restes en chemin.

-- Diable! de l'argent, et beaucoup! dit Mazarin; comme vous y
allez, monsieur l'officier! Savez-vous bien qu'il n'y en a pas,
d'argent, dans les coffres du roi?

-- Faites comme moi, alors, Monseigneur, vendez les diamants de la
couronne; croyez-moi, ne marchandons pas, on fait mal les grandes
choses avec de petits moyens.

-- Eh bien! dit Mazarin, nous verrons a vous satisfaire.

-- Richelieu, pensa d'Artagnan, m'eut deja donne cinq cents
pistoles d'arrhes.

-- Vous serez donc a moi?

-- Oui, si mes amis le veulent.

-- Mais, a leur refus, je pourrais compter sur vous?

-- Je n'ai jamais rien fait de bon seul, dit d'Artagnan en
secouant la tete.

-- Allez donc les trouver.

-- Que leur dirai-je pour les determiner a servir Votre Eminence?

-- Vous les connaissez mieux que moi. Selon leurs caracteres vous
promettrez.

-- Que promettrai-je?

-- Qu'ils me servent comme ils ont servi la reine, et ma
reconnaissance sera eclatante.

-- Que ferons-nous?

-- Tout, puisqu'il parait que vous savez tout faire.

-- Monseigneur, lorsqu'on a confiance dans les gens et qu'on veut
qu'ils aient confiance en nous, on les renseigne mieux que ne fait
Votre Eminence.

-- Lorsque le moment d'agir sera venu, soyez tranquille, reprit
Mazarin, vous aurez toute ma pensee.

-- Et jusque-la!

-- Attendez et cherchez vos amis.

-- Monseigneur, peut-etre ne sont-ils pas a Paris, c'est probable
meme, il va falloir voyager. Je ne suis qu'un lieutenant de
mousquetaires fort pauvre et les voyages sont chers.

-- Mon intention, dit Mazarin, n'est pas que vous paraissiez avec
un grand train, mes projets ont besoin de mystere et souffriraient
d'un trop grand equipage.

-- Encore, Monseigneur, ne puis-je voyager avec ma paye, puisque
l'on est en retard de trois mois avec moi; et je ne puis voyager
avec mes economies, attendu que depuis vingt-deux ans que je suis
au service je n'ai economise que des dettes.

Mazarin resta un instant pensif, comme si un grand combat se
livrait en lui; puis allant a une armoire fermee d'une triple
serrure, il en tira un sac, et le pesant dans sa main deux ou
trois fois avant de le donner a d'Artagnan:

-- Prenez donc ceci, dit-il avec un soupir, voila pour le voyage.

-- Si ce sont des doublons d'Espagne ou meme des ecus d'or, pensa
d'Artagnan, nous pourrons encore faire affaire ensemble.

Il salua le cardinal et engouffra le sac dans sa large poche.

-- Eh bien, c'est donc dit, repondit le cardinal, vous allez
voyager...

-- Oui, Monseigneur.

-- Ecrivez-moi tous les jours pour me donner des nouvelles de
votre negociation.

-- Je n'y manquerai pas, Monseigneur.

-- Tres bien. A propos, le nom de vos amis?

-- Le nom de mes amis? repeta d'Artagnan avec un reste
d'inquietude.

-- Oui; pendant que vous cherchez de votre cote, moi, je
m'informerai du mien et peut-etre apprendrai-je quelque chose.

-- M. le comte de La Fere, autrement dit Athos; M. du Vallon,
autrement dit Porthos, et M. le chevalier d'Herblay, aujourd'hui
l'abbe d'Herblay, autrement dit Aramis.

Le cardinal sourit.

-- Des cadets, dit-il, qui s'etaient engages aux mousquetaires
sous de faux noms pour ne pas compromettre leurs noms de famille.
Longues rapieres, mais bourses legeres; on connait cela.

-- Si Dieu veut que ces rapieres-la passent au service de Votre
Eminence, dit d'Artagnan, j'ose exprimer un desir, c'est que ce
soit a son tour la bourse de Monseigneur qui devienne legere et la
leur qui devienne lourde; car avec ces trois hommes et moi, Votre
Eminence remuera toute la France et meme toute l'Europe, si cela
lui convient.

-- Ces Gascons, dit Mazarin en riant, valent presque les Italiens
pour la bravade.

-- En tout cas, dit d'Artagnan avec un sourire pareil a celui du
cardinal, ils valent mieux pour l'estocade.

Et il sortit apres avoir demande un conge qui lui fut accorde a
l'instant et signe par Mazarin lui-meme.

A peine dehors il s'approcha d'une lanterne qui etait dans la cour
et regarda precipitamment dans le sac.

-- Des ecus d'argent! fit-il avec mepris; je m'en doutais. Ah!
Mazarin, Mazarin! tu n'as pas confiance en moi! tant pis! cela te
portera malheur!

Pendant ce temps le cardinal se frottait les mains.

-- Cent pistoles, murmura-t-il, cent pistoles! pour cent pistoles
j'ai eu un secret que M. de Richelieu aurait paye vingt mille
ecus. Sans compter ce diamant, en jetant amoureusement les yeux
sur la bague qu'il avait gardee, au lieu de la donner a
d'Artagnan; sans compter ce diamant, qui vaut au moins dix mille
livres.

Et le cardinal rentra dans sa chambre tout joyeux de cette soiree
dans laquelle il avait fait un si beau benefice, placa la bague
dans un ecrin garni de brillants de toute espece, car le cardinal
avait le gout des pierreries, et il appela Bemouin pour le
deshabiller, sans davantage se preoccuper des rumeurs qui
continuaient de venir par bouffees battre les vitres, et des coups
de fusil qui retentissaient encore dans Paris, quoiqu'il fut plus
de onze heures du soir.

Pendant ce temps d'Artagnan s'acheminait vers la rue Tiquetonne,
ou il demeurait a l'hotel de _La Chevrette_...

Disons en peu de mots comment d'Artagnan avait ete amene a faire
choix de cette demeure.


VI. D'Artagnan a quarante ans

Helas! depuis l'epoque ou, dans notre roman _des Trois
Mousquetaires_, nous avons quitte d'Artagnan, rue des Fossoyeurs,
12, il s'etait passe bien des choses, et surtout bien des annees.

D'Artagnan n'avait pas manque aux circonstances, mais les
circonstances avaient manque a d'Artagnan. Tant que ses amis
l'avaient entoure, d'Artagnan etait reste dans sa jeunesse et sa
poesie; c'etait une de ces natures fines et ingenieuses qui
s'assimilent facilement les qualites des autres. Athos lui donnait
de sa grandeur, Porthos de sa verve, Aramis de son elegance. Si
d'Artagnan eut continue de vivre avec ces trois hommes, il fut
devenu un homme superieur. Athos le quitta le premier, pour se
retirer dans cette petite terre dont il avait herite du cote de
Blois; Porthos, le second, pour epouser sa procureuse; enfin,
Aramis, le troisieme, pour entrer definitivement dans les ordres
et se faire abbe. A partir de ce moment, d'Artagnan, qui semblait
avoir confondu son avenir avec celui de ses trois amis, se trouva
isole et faible, sans courage pour poursuivre une carriere dans
laquelle il sentait qu'il ne pouvait devenir quelque chose qu'a la
condition que chacun de ses amis lui cederait, si cela peut se
dire, une part du fluide electrique qu'il avait recu du ciel.

Ainsi, quoique devenu lieutenant de mousquetaires, d'Artagnan ne
s'en trouva que plus isole; il n'etait pas d'assez haute
naissance, comme Athos, pour que les grandes maisons s'ouvrissent
devant lui; il n'etait pas assez vaniteux, comme Porthos, pour
faire croire qu'il voyait la haute societe; il n'etait pas assez
gentilhomme, comme Aramis, pour se maintenir dans son elegance
native, en tirant son elegance de lui-meme. Quelque temps le
souvenir charmant de madame Bonacieux avait imprime a l'esprit du
jeune lieutenant une certaine poesie; mais comme celui de toutes
les choses de ce monde, ce souvenir perissable s'etait peu a peu
efface; la vie de garnison est fatale, meme aux organisations
aristocratiques. Des deux natures opposees qui composaient
l'individualite de d'Artagnan, la nature materielle l'avait peu a
peu emporte, et tout doucement, sans s'en apercevoir lui-meme,
d'Artagnan, toujours en garnison, toujours au camp, toujours a
cheval, etait devenu (je ne sais comment cela s'appelait a cette
epoque) ce qu'on appelle de nos jours un _veritable troupier._

Ce n'est point que pour cela d'Artagnan eut perdu de sa finesse
primitive; non pas. Au contraire, peut-etre, cette finesse s'etait
augmentee, ou du moins paraissait doublement remarquable sous une
enveloppe un peu grossiere; mais cette finesse il l'avait
appliquee aux petites et non aux grandes choses de la vie; au
bien-etre materiel, au bien-etre comme les soldats l'entendent,
c'est-a-dire a avoir bon gite, bonne table, bonne hotesse.

Et d'Artagnan avait trouve tout cela depuis six ans rue
Tiquetonne, a l'enseigne de _La Chevrette._

Dans les premiers temps de son sejour dans cet hotel, la maitresse
de la maison, belle et fraiche Flamande de vingt-cinq a vingt-six
ans, s'etait singulierement eprise de lui; et apres quelques
amours fort traversees par un mari incommode, auquel dix fois
d'Artagnan avait fait semblant de passer son epee au travers du
corps, ce mari avait disparu un beau matin, desertant a tout
jamais, apres avoir vendu furtivement quelques pieces de vin et
emporte l'argent et les bijoux. On le crut mort; sa femme surtout,
qui se flattait de cette douce idee qu'elle etait veuve, soutenait
hardiment qu'il etait trepasse. Enfin, apres trois ans d'une
liaison que d'Artagnan s'etait bien garde de rompre, trouvant
chaque annee son gite et sa maitresse plus agreables que jamais,
car l'une faisait credit de l'autre, la maitresse eut
l'exorbitante pretention de devenir femme, et proposa a d'Artagnan
de l'epouser.

-- Ah! fi! repondit d'Artagnan. De la bigamie, ma chere! Allons
donc, vous n'y pensez pas!

-- Mais il est mort, j'en suis sure.

-- C'etait un gaillard tres contrariant et qui reviendrait pour
nous faire pendre.

-- Eh bien, s'il revient, vous le tuerez; vous etes si brave et si
adroit!

-- Peste! ma mie! autre moyen d'etre pendu.

-- Ainsi vous repoussez ma demande?

-- Comment donc! mais avec acharnement!

La belle hoteliere fut desolee. Elle eut fait bien volontiers de
M. d'Artagnan non seulement son mari, mais encore son Dieu:
c'etait un si bel homme et une si fiere moustache!

Vers la quatrieme annee de cette liaison vint l'expedition de
Franche-Comte. D'Artagnan fut designe pour en etre et se prepara a
partir. Ce furent de grandes douleurs, des larmes sans fin, des
promesses solennelles de rester fidele; le tout de la part de
l'hotesse, bien entendu. D'Artagnan etait trop grand seigneur pour
rien promettre; aussi promit-il seulement de faire ce qu'il
pourrait pour ajouter encore a la gloire de son nom.

Sous ce rapport, on connait le courage de d'Artagnan; il paya
admirablement de sa personne, et, en chargeant a la tete de sa
compagnie, il recut au travers de la poitrine une balle qui le
coucha tout de son long sur le champ de bataille. On le vit tomber
de son cheval, on ne le vit pas se relever, on le crut mort, et
tous ceux qui avaient espoir de lui succeder dans son grade dirent
a tout hasard qu'il l'etait. On croit facilement ce qu'on desire;
or, a l'armee depuis les generaux de division qui desirent la mort
du general en chef, jusqu'aux soldats qui desirent la mort des
caporaux, tout le monde desire la mort de quelqu'un.

Mais d'Artagnan n'etait pas homme a se laisser tuer comme cela.
Apres etre reste pendant la chaleur du jour evanoui sur le champ
de bataille, la fraicheur de la nuit le fit revenir a lui; il
gagna un village, alla frapper a la porte de la plus belle maison,
fut recu comme le sont partout et toujours les Francais, fussent-
ils blesses; il fut choye, soigne, gueri, et, mieux portant que
jamais, il reprit un beau matin le chemin de la France, une fois
en France la route de Paris, et une fois a Paris la direction de
la rue Tiquetonne.

Mais d'Artagnan trouva sa chambre prise par un portemanteau
d'homme complet, sauf l'epee, installe contre la muraille.

-- Il sera revenu, dit-il; tant pis et tant mieux!

Il va sans dire que d'Artagnan songeait toujours au mari.

Il s'informa: nouveau garcon, nouvelle servante; la maitresse
etait allee a la promenade.

-- Seule! demanda d'Artagnan.

-- Avec monsieur.

-- Monsieur est donc revenu?

-- Sans doute, repondit naivement la servante.

-- Si j'avais de l'argent, se dit d'Artagnan a lui-meme, je m'en
irai; mais je n'en ai pas, il faut demeurer et suivre les conseils
de mon hotesse, en traversant les projets conjugaux de cet
importun revenant.

Il achevait ce monologue, ce qui prouve que dans les grandes
circonstances rien n'est plus naturel que le monologue, quand la
servante, qui guettait a la porte, s'ecria tout a coup:

-- Ah, tenez! justement voici madame qui revient avec monsieur.

D'Artagnan jeta les yeux au loin dans la rue et vit en effet, au
tournant de la rue Montmartre, l'hotesse qui revenait suspendue au
bras d'un enorme Suisse, lequel se dandinait en marchant avec des
airs qui rappelerent agreablement Porthos a son ancien ami.

-- C'est la monsieur? se dit d'Artagnan. Oh! oh! il a fort grandi,
ce me semble!

Et il s'assit dans la salle, dans un endroit parfaitement en vue.

L'hotesse en entrant apercut tout d'abord d'Artagnan et jeta un
petit cri.

A ce petit cri, d'Artagnan se jugeant reconnu se leva, courut a
elle et l'embrassa tendrement.

Le Suisse regardait d'un air stupefait l'hotesse qui demeurait
toute pale.

-- Ah! c'est vous, monsieur! Que me voulez-vous. demanda-t-elle
dans le plus grand trouble.

-- Monsieur est votre cousin? Monsieur est votre frere? dit
d'Artagnan sans se deconcerter aucunement dans le role qu'il
jouait.

Et, sans attendre qu'elle repondit, il se jeta dans les bras de
l'Helvetien, qui le laissa faire avec une grande froideur.

-- Quel est cet homme? demanda-t-il.

L'hotesse ne repondit que par des suffocations.

-- Quel est ce Suisse? demanda d'Artagnan.

-- Monsieur va m'epouser, repondit l'hotesse entre deux spasmes.

-- Votre mari est donc mort enfin?

-- Que vous imborde? repondit le Suisse.

-- Il m'imborde beaucoup, repondit d'Artagnan, attendu que vous ne
pouvez epouser madame sans mon consentement et que...

-- Et gue?... demanda le Suisse.

-- Et gue... je ne le donne pas, dit le mousquetaire.

Le Suisse devint pourpre comme une pivoine; il portait son bel
uniforme dore, d'Artagnan etait enveloppe d'une espece de manteau
gris; le Suisse avait six pieds, d'Artagnan n'en avait guere plus
de cinq; le Suisse se croyait chez lui, d'Artagnan lui sembla un
intrus.

-- Foulez-vous sordir d'izi? demanda le Suisse en frappant
violemment du pied comme un homme qui commence serieusement a se
facher.

-- Moi? pas du tout! dit d'Artagnan.

-- Mais il n'y a qu'a aller chercher main-forte, dit un garcon qui
ne pouvait comprendre que ce petit homme disputat la place a cet
homme si grand.

-- Toi, dit d'Artagnan que la colere commencait a prendre aux
cheveux et en saisissant le garcon par l'oreille, toi, tu vas
commencer par te tenir a cette place, et ne bouge pas ou j'arrache
ce que je tiens. Quant a vous, illustre descendant de Guillaume
Tell, vous allez faire un paquet de vos habits qui sont dans ma
chambre et qui me genent, et partir vivement pour chercher une
autre auberge.

Le Suisse se mit a rire bruyamment.

-- Moi bardir! dit-il, et bourguoi?

-- Ah! c'est bien! dit d'Artagnan, je vois que vous comprenez le
francais. Alors, venez faire un tour avec moi, et je vous
expliquerai le reste.

L'hotesse, qui connaissait d'Artagnan pour une fine lame, commenca
a pleurer et a s'arracher les cheveux.

D'Artagnan se retourna du cote de la belle eploree.

-- Alors, renvoyez-le, madame, dit-il.

-- Pah! repliqua le Suisse, a qui il avait fallu un certain temps
pour se rendre compte de la proposition que lui avait faite
d'Artagnan; pah! qui etes fous, t'apord, pour me broboser t'aller
faire un tour avec fous!

-- Je suis lieutenant aux mousquetaires de Sa Majeste, dit
d'Artagnan, et par consequent votre superieur en tout; seulement,
comme il ne s'agit pas de grade ici, mais de billet de logement,
vous connaissez la coutume. Venez chercher le votre; le premier de
retour ici reprendra sa chambre.

D'Artagnan emmena le Suisse malgre les lamentations de l'hotesse,
qui, au fond, sentait son coeur pencher pour l'ancien amour, mais
qui n'eut pas ete fachee de donner une lecon a cet orgueilleux
mousquetaire, qui lui avait fait l'affront de refuser sa main.

Les deux adversaires s'en allerent droit aux fosses Montmartre, il
faisait nuit quand ils y arriverent; d'Artagnan pria poliment le
Suisse de lui ceder la chambre et de ne plus revenir; celui-ci
refusa d'un signe de tete et tira son epee.

-- Alors, vous coucherez ici, dit d'Artagnan; c'est un vilain
gite, mais ce n'est pas ma faute et c'est vous qui l'aurez voulu.

Et a ces mots il tira le fer a son tour et croisa l'epee avec son
adversaire.

Il avait affaire a un rude poignet, mais sa souplesse etait
superieure a toute force. La rapiere de l'Allemand ne trouvait
jamais celle du mousquetaire. Le Suisse recut deux coups d'epee
avant de s'en etre apercu, a cause du froid; cependant, tout a
coup, la perte de son sang et la faiblesse qu'elle lui occasionna
le contraignirent de s'asseoir.

-- La! dit d'Artagnan, que vous avais-je predit? vous voila bien
avance, entete que vous etes! Heureusement que vous n'en avez que
pour une quinzaine de jours. Restez-la, et je vais vous envoyer
vos habits par le garcon. Au revoir. A propos, logez-vous rue
Montorgueil, _Au Chat qui pelote_, on y est parfaitement nourri,
si c'est toujours la meme hotesse. Adieu.

Et la-dessus il revint tout guilleret au logis, envoya en effet
les hardes au Suisse, que le garcon trouva assis a la meme place
ou l'avait laisse d'Artagnan, et tout consterne encore de l'aplomb
de son adversaire.

Le garcon, l'hotesse et toute la maison eurent pour d'Artagnan les
egards que l'on aurait pour Hercule s'il revenait sur la terre
pour y recommencer ses douze travaux.

Mais lorsqu'il fut seul avec l'hotesse:

-- Maintenant, belle Madeleine, dit-il, vous savez la distance
qu'il y a d'un Suisse a un gentilhomme; quant a vous, vous vous
etes conduite comme une cabaretiere. Tant pis pour vous, car a
cette conduite vous perdez mon estime et ma pratique. J'ai chasse
le Suisse pour vous humilier; mais je ne logerai plus ici; je ne
prends pas gite la ou je meprise. Hola, garcon! qu'on emporte ma
valise au _Muid d'amour_, rue des Bourdonnais. Adieu, madame.

D'Artagnan fut a ce qu'il parait, en disant ces paroles, a la fois
majestueux et attendrissant. L'hotesse se jeta a ses pieds, lui
demanda pardon, et le retint par une douce violence. Que dire de
plus? la broche tournait, le poele ronflait, la belle Madeleine
pleurait; d'Artagnan sentit la faim, le froid et l'amour lui
revenir ensemble: il pardonna; et ayant pardonne, il resta.

Voila comment d'Artagnan etait loge rue Tiquetonne, a l'hotel de
_La Chevrette._


VII. D'Artagnan est embarrasse, mais une de nos anciennes
connaissances lui vient en aide

D'Artagnan s'en revenait donc tout pensif, trouvant un assez vif
plaisir a porter le sac du cardinal Mazarin, et songeant a ce beau
diamant qui avait ete a lui et qu'un instant il avait vu briller
au doigt du premier ministre.

-- Si ce diamant retombait jamais entre mes mains, disait-il, j'en
ferais a l'instant meme de l'argent, j'acheterais quelques
proprietes autour du chateau de mon pere, qui est une jolie
habitation, mais qui n'a, pour toutes dependances, qu'un jardin,
grand a peine comme le cimetiere des Innocents, et la,
j'attendrais, dans ma majeste, que quelque riche heritiere,
seduite par ma bonne mine, me vint epouser; puis j'aurais trois
garcons: je ferais du premier un grand seigneur comme Athos; du
second, un beau soldat comme Porthos; et du troisieme un gentil
abbe comme Aramis. Ma foi! cela vaudrait infiniment mieux que la
vie que je mene; mais malheureusement M. de Mazarin est un pleutre
qui ne se dessaisira pas de son diamant en ma faveur.

Qu'aurait dit d'Artagnan s'il avait su que ce diamant avait ete
confie par la reine a Mazarin pour lui etre rendu?

En entrant dans la rue Tiquetonne, il vit qu'il s'y faisait une
grande rumeur; il y avait un attroupement considerable aux
environs de son logement.

-- Oh! oh! dit-il, le feu serait-il a l'hotel de _La Chevrette_,
ou le mari de la belle Madeleine serait-il decidement revenu?

Ce n'etait ni l'un ni l'autre: en approchant, d'Artagnan s'apercut
que ce n'etait pas devant son hotel, mais devant la maison
voisine, que le rassemblement avait lieu. On poussait de grands
cris, on courait avec des flambeaux, et, a la lueur de ces
flambeaux, d'Artagnan apercut des uniformes.

Il demanda ce qui se passait.

On lui repondit que c'etait un bourgeois qui avait attaque, avec
une vingtaine de ses amis, une voiture escortee par les gardes de
M. le cardinal, mais qu'un renfort etant survenu les bourgeois
avaient ete mis en fuite. Le chef du rassemblement s'etait refugie
dans la maison voisine de l'hotel, et on fouillait la maison.

Dans sa jeunesse, d'Artagnan eut couru la ou il voyait des
uniformes et eut porte main-forte aux soldats contre les
bourgeois, mais il etait revenu de toutes ces chaleurs de tete;
d'ailleurs, il avait dans sa poche les cent pistoles du cardinal,
et il ne voulait pas s'aventurer dans un rassemblement.

Il entra dans l'hotel sans faire d'autres questions.

Autrefois, d'Artagnan voulait toujours tout savoir; maintenant il
en savait toujours assez.

il trouva la belle Madeleine qui ne l'attendait pas, croyant,
comme le lui avait dit d'Artagnan, qu'il passerait la nuit au
Louvre; elle lui fit donc grande fete de ce retour imprevu, qui,
cette fois, lui allait d'autant mieux qu'elle avait grand peur de
ce qui se passait dans la rue, et qu'elle n'avait aucun Suisse
pour la garder.

Elle voulut donc entamer la conversation avec lui et lui raconter
ce qui s'etait passe; mais d'Artagnan lui dit de faire monter le
souper dans sa chambre, et d'y joindre une bouteille de vieux
bourgogne.

La belle Madeleine etait dressee a obeir militairement, c'est-a-
dire sur un signe. Cette fois, d'Artagnan avait daigne parler, il
fut donc obei avec une double vitesse.

D'Artagnan prit sa clef et sa chandelle et monta dans sa chambre.
Il s'etait contente, pour ne pas nuire a la location, d'une
chambre au quatrieme. Le respect que nous avons pour la verite
nous force meme a dire que la chambre etait immediatement au-
dessus de la gouttiere et au-dessous du toit.

C'etait la sa tente d'Achille. D'Artagnan se renfermait dans cette
chambre lorsqu'il voulait, par son absence, punir la belle
Madeleine.

Son premier soin fut d'aller serrer, dans un vieux secretaire dont
la serrure etait neuve, son sac, qu'il n'eut pas meme besoin de
verifier pour se rendre compte de la somme qu'il contenait; puis,
comme un instant apres son souper etait servi, sa bouteille de vin
apportee, il congedia le garcon, ferma la porte et se mit a table.

Ce n'etait pas pour reflechir, comme on pourrait le croire, mais
d'Artagnan pensait qu'on ne fait bien les choses qu'en les faisant
chacune a son tour. Il avait faim, il soupa, puis apres souper il
se coucha. D'Artagnan n'etait pas non plus de ces gens qui pensent
que la nuit porte conseil; la nuit d'Artagnan dormait. Mais le
matin, au contraire, tout frais, tout avise, il trouvait les
meilleures inspirations. Depuis longtemps il n'avait pas eu
l'occasion de penser le matin, mais il avait toujours dormi la
nuit.

Au petit jour il se reveilla, sauta en bas de son lit avec une
resolution toute militaire, et se promena autour de sa chambre en
reflechissant.

-- En 43, dit-il, six mois a peu pres avant la mort du feu
cardinal, j'ai recu une lettre d'Athos. Ou cela? Voyons... Ah!
c'etait au siege de Besancon, je me rappelle... j'etais dans la
tranchee. Que me disait-il? Qu'il habitait une petite terre, oui,
c'est bien cela, une petite terre; mais ou? J'en etais la quand un
coup de vent a emporte ma lettre. Autrefois j'eusse ete la
chercher, quoique le vent l'eut menee a un endroit fort decouvert.
Mais la jeunesse est un grand defaut... quand on n'est plus jeune.
J'ai laisse ma lettre s'en aller porter l'adresse d'Athos aux
Espagnols, qui n'en ont que faire et qui devraient bien me la
renvoyer. Il ne faut donc plus penser a Athos. Voyons... Porthos.

"J'ai recu une lettre de lui: il m'invitait a une grande chasse
dans ses terres, pour le mois de septembre 1646. Malheureusement,
comme a cette epoque j'etais en Bearn a cause de la mort de mon
pere, la lettre m'y suivit; j'etais parti quand elle arriva. Mais
elle se mit a me poursuivre et toucha a Montmedy quelques jours
apres que j'avais quitte la ville. Enfin elle me rejoignit au mois
d'avril; mais, comme c'etait seulement au mois d'avril 1647
qu'elle me rejoignit et que l'invitation etait pour le mois de
septembre 46, je ne pus en profiter. Voyons, cherchons cette
lettre, elle doit etre avec mes titres de propriete.

D'Artagnan ouvrit une vieille cassette qui gisait dans un coin de
la chambre, pleine de parchemins relatifs a la terre d'Artagnan,
qui depuis deux cents ans etait entierement sortie de sa famille,
et il poussa un cri de joie: il venait de reconnaitre la vaste
ecriture de Porthos et au-dessous quelques lignes en pattes de
mouche tracees par la main seche de sa digne epouse.

D'Artagnan ne s'amusa point a relire la lettre, il savait ce
qu'elle contenait, il courut a l'adresse.

L'adresse etait: au chateau du Vallon.

Porthos avait oublie tout autre renseignement. Dans son orgueil il
croyait que tout le monde devait connaitre le chateau auquel il
avait donne son nom.

-- Au diable le vaniteux! dit d'Artagnan, toujours le meme! Il
m'allait cependant bien de commencer par lui, attendu qu'il ne
devait pas avoir besoin d'argent, lui qui a herite des huit cent
mille livres de M. Coquenard. Allons, voila le meilleur qui me
manque. Athos sera devenu idiot a force de boire. Quant a Aramis,
il doit etre plonge dans ses pratiques de devotion.

D'Artagnan jeta encore une fois les yeux sur la lettre de Porthos.
Il y avait un_ post-scriptum_, et ce _post-scriptum_ contenait
cette phrase:

"J'ecris par le meme courrier a notre digne ami Aramis en son
couvent."

-- En son couvent! oui; mais quel couvent? Il y en a deux cents a
Paris et trois mille en France. Et puis peut-etre en se mettant au
couvent a-t-il change une troisieme fois de nom. Ah! si j'etais
savant en theologie et que je me souvinsse seulement du sujet de
ses theses qu'il discutait si bien a Crevecoeur avec le cure de
Montdidier et le superieur des jesuites, je verrais quelle
doctrine il affectionne et je deduirais de la a quel saint il a pu
se vouer, voyons, si j'allais trouver le cardinal et que je lui
demandasse un sauf-conduit pour entrer dans tous les couvents
possibles, meme dans ceux des religieuses? Ce serait une idee et
peut-etre le trouverais-je la comme Achille ... Oui, mais c'est
avouer des le debut mon impuissance, et au premier coup je suis
perdu dans l'esprit du cardinal. Les grands ne sont reconnaissants
que lorsque l'on fait pour eux l'impossible."Si c'eut ete
possible, nous disent-ils, je l'eusse fait moi-meme. Et les grands
ont raison. Mais attendons un peu et voyons. J'ai recu une lettre
de lui aussi, le cher ami, a telle enseigne qu'il me demandait
meme un petit service que je lui ai rendu. Ah! oui; mais ou ai-je
mis cette lettre a present?

D'Artagnan reflechit un instant et s'avanca vers le porte-manteau
ou etaient pendus ses vieux habits; il y chercha son pourpoint de
l'annee 1648, et, comme c'etait un garcon d'ordre que d'Artagnan,
il le trouva accroche a son clou. Il fouilla dans la poche et en
tira un papier: c'etait justement la lettre d'Aramis.

"Monsieur d'Artagnan, lui disait-il, vous sauvez que j'ai eu
querelle avec un certain gentilhomme qui m'a donne rendez-vous
pour ce soir, place Royale; comme je suis d'Eglise et que
l'affaire pourrait me nuire si j'en faisais part a un autre qu'a
un ami aussi sur que vous, je vous ecris pour que vous me serviez
de second.

"Vous entrerez par la rue Neuve-Sainte-Catherine; sous le second
reverbere a droite vous trouverez votre adversaire. Je serai avec
le mien sous le troisieme.

"Tout a vous,

"ARAMIS."

Cette fois il n'y avait pas meme d'adieux. D'Artagnan essaya de
rappeler ses souvenirs; il etait alle au rendez-vous, y avait
rencontre l'adversaire indique, dont il n'avait jamais su le nom,
lui avait fourni un joli coup d'epee dans le bras, puis il s'etait
approche d'Aramis, qui venait de son cote au-devant de lui, ayant
deja fini son affaire.

-- C'est termine, avait dit Aramis. Je crois que j'ai tue
l'insolent. Mais, cher ami, si vous avez besoin de moi, vous savez
que je vous suis tout devoue.

Sur quoi Aramis lui avait donne une poignee de main et avait
disparu sous les arcades.

Il ne savait donc pas plus ou etait Aramis qu'ou etaient Athos et
Porthos, et la chose commencait a devenir assez embarrassante,
lorsqu'il crut entendre le bruit d'une vitre qu'on brisait dans sa
chambre. Il pensa aussitot a son sac qui etait dans le secretaire
et s'elanca du cabinet. Il ne s'etait pas trompe, au moment ou il
entrait par la porte, un homme entrait par la fenetre.

-- Ah! miserable! s'ecria d'Artagnan, prenant cet homme pour un
larron et mettant l'epee a la main.

-- Monsieur, s'ecria l'homme, au nom du ciel, remettez votre epee
au fourreau et ne me tuez pas sans m'entendre! Je ne suis pas un
voleur, tant s'en faut! je suis un honnete bourgeois bien etabli,
ayant pignon sur rue. Je me nomme...

Eh! mais, je ne me trompe pas, vous etes monsieur d'Artagnan!

-- Et toi Planchet! s'ecria le lieutenant.

-- Pour vous servir, monsieur, dit Planchet au comble du
ravissement, si j'en etais encore capable.

-- Peut-etre, dit d'Artagnan; mais que diable fais-tu a courir sur
les toits a sept heures du matin dans le mois de janvier?

-- Monsieur, dit Planchet, il faut que vous sachiez... Mais, au
fait, vous ne devez peut-etre pas le savoir.

-- Voyons, quoi? dit d'Artagnan. Mais d'abord mets une serviette
devant la vitre et tire les rideaux.

Planchet obeit, puis quand il eut fini:

-- Eh bien? dit d'Artagnan.

-- Monsieur, avant toute chose, dit le prudent Planchet, comment
etes-vous avec M. de Rochefort?

-- Mais a merveille. Comment donc! Rochefort, mais tu sais bien
que c'est maintenant un de mes meilleurs amis?

-- Ah! tant mieux.

-- Mais qu'a de commun Rochefort avec cette maniere d'entrer dans
ma chambre?

-- Ah! voila, monsieur! il faut vous dire d'abord que
M. de Rochefort est...

Planchet hesita.

-- Pardieu, dit d'Artagnan, je le sais bien, il est a la Bastille.

-- C'est-a-dire qu'il y etait, repondit Planchet.

-- Comment, il y etait! s'ecria d'Artagnan; aurait-il eu le
bonheur de se sauver?

-- Ah! monsieur, s'ecria a son tour Planchet, si vous appelez cela
du bonheur, tout va bien; il faut donc vous dire qu'il parait
qu'hier on avait envoye prendre M. de Rochefort a la Bastille.

-- Et pardieu! je le sais bien, puisque c'est moi qui suis alle
l'y chercher!

-- Mais ce n'est pas vous qui l'y avez reconduit, heureusement
pour lui; car si je vous eusse reconnu parmi l'escorte, croyez,
monsieur, que j'ai toujours trop de respect pour vous...

-- Acheve donc, animal! voyons, qu'est-il donc arrive?

-- Eh bien! il est arrive qu'au milieu de la rue de la
Ferronnerie, comme le carrosse de M. de Rochefort traversait un
groupe de peuple, et que les gens de l'escorte rudoyaient les
bourgeois, il s'est eleve des murmures; le prisonnier a pense que
l'occasion etait belle, il s'est nomme et a crie a l'aide. Moi
j'etais la, j'ai reconnu le nom du comte de Rochefort; je me suis
souvenu que c'etait lui qui m'avait fait sergent dans le regiment
de Piemont; j'ai dit tout haut que c'etait un prisonnier, ami de
M. le duc de Beaufort. On s'est emeute, on a arrete les chevaux,
on a culbute l'escorte. Pendant ce temps-la j'ai ouvert la
portiere, M. de Rochefort a saute a terre et s'est perdu dans la
foule. Malheureusement en ce moment-la une patrouille passait,
elle s'est reunie aux gardes et nous a charges. J'ai battu en
retraite du cote de la rue Tiquetonne, j'etais suivi de pres, je
me suis refugie dans la maison a cote de celle-ci; on l'a cernee,
fouillee, mais inutilement; j'avais trouve au cinquieme une
personne compatissante qui m'a fait cacher sous deux matelas. Je
suis reste dans ma cachette, ou a peu pres, jusqu'au jour, et,
pensant qu'au soir on allait peut-etre recommencer les
perquisitions, je me suis aventure sur les gouttieres, cherchant
une entree d'abord, puis ensuite une sortie dans une maison
quelconque, mais qui ne fut point gardee. Voila mon histoire, et
sur l'honneur, monsieur, je serais desespere qu'elle vous fut
desagreable.

-- Non pas, dit d'Artagnan, au contraire, et je suis, ma foi, bien
aise que Rochefort soit en liberte; mais sais-tu bien une chose:
c'est que si tu tombes dans les mains des gens du roi, tu seras
pendu sans misericorde?

-- Pardieu, si je le sais! dit Planchet; c'est bien ce qui me
tourmente meme, et voila pourquoi je suis si content de vous avoir
retrouve; car si vous voulez me cacher, personne ne le peut mieux
que vous.

-- Oui, dit d'Artagnan, je ne demande pas mieux, quoique je ne
risque ni plus ni moins que mon grade, s'il etait reconnu que j'ai
donne asile a un rebelle.

-- Ah! monsieur, vous savez bien que moi je risquerais ma vie pour
vous.

-- Tu pourrais meme ajouter que tu l'as risquee, Planchet. Je
n'oublie que les choses que je dois oublier, et quant a celle-ci,
je veux m'en souvenir. Assieds-toi donc la, mange tranquille, car
je m'apercois que tu regardes les restes de mon souper avec un
regard des plus expressifs.

-- Oui, monsieur, car le buffet de la voisine etait fort mal garni
en choses succulentes, et je n'ai mange depuis hier midi qu'une
tartine de pain et de confitures. Quoique je ne meprise pas les
douceurs quand elles viennent en leur lieu et place, j'ai trouve
le souper un peu bien leger.

-- Pauvre garcon! dit d'Artagnan; eh bien! voyons, remets-toi!

-- Ah! monsieur, vous me sauvez deux fois la vie, dit Planchet.

Et il s'assit a la table, ou il commenca a devorer comme aux beaux
jours de la rue des Fossoyeurs.

D'Artagnan continuait de se promener de long en large; il
cherchait dans son esprit tout le parti qu'il pouvait tirer de
Planchet dans les circonstances ou il se trouvait. Pendant ce
temps, Planchet travaillait de son mieux a reparer les heures
perdues.

Enfin il poussa ce soupir de satisfaction de l'homme affame, qui
indique qu'apres avoir pris un premier et solide acompte il va
faire une petite halte.

-- Voyons, dit d'Artagnan, qui pensa que le moment etait venu de
commencer l'interrogatoire, procedons par ordre; sais-tu ou est
Athos?

-- Non, monsieur, repondit Planchet.

-- Diable! Sais-tu ou est Porthos?

-- Pas davantage.

-- Diable, diable!

-- Et Aramis?

-- Non plus.

-- Diable, diable, diable!

-- Mais, dit Planchet de son air narquois, je sais ou est Bazin.?

-- Comment! tu sais ou est Bazin?

-- Oui, monsieur.

-- Et ou est-il?

-- A Notre-Dame.

-- Et que fait-il a Notre-Dame?

-- Il est bedeau.

-- Bazin bedeau a Notre-Dame! Tu en es sur?

-- Parfaitement sur; je l'ai vu, je lui ai parle.

-- Il doit savoir ou est son maitre.

-- Sans aucun doute.

D'Artagnan reflechit, puis il prit son manteau et son epee et
s'appreta a sortir.

-- Monsieur, dit Planchet d'un air lamentable, m'abandonnez-vous
ainsi? songez que je n'ai d'espoir qu'en vous!

-- Mais on ne viendra pas te chercher ici, dit d'Artagnan.

-- Enfin, si on y venait, dit le prudent Planchet, songez que pour
les gens de la maison, qui ne m'ont pas vu entrer, je suis un
voleur.

-- C'est juste, dit d'Artagnan; voyons, parles-tu un patois
quelconque?

-- Je parle mieux que cela, monsieur, dit Planchet, je parle une
langue; je parle le flamand.

-- Et ou diable l'as-tu appris?

-- En Artois, ou j'ai fait la guerre deux ans. Ecoutez _Goeden
morgen, mynheer! ith ben begeeray te weeten the gesond bects
omstand._

-- Ce qui veut dire?

-- Bonjour, monsieur! je m'empresse de m'informer de l'etat de
votre sante.

-- Il appelle cela une langue! Mais, n'importe, dit d'Artagnan,
cela tombe a merveille.

D'Artagnan alla a la porte, appela un garcon et lui ordonna de
dire a la belle Madeleine de monter.

-- Que faites-vous, monsieur, dit Planchet, vous allez confier
notre secret a une femme!

-- Sois tranquille, celle-la ne soufflera pas le mot.

En ce moment l'hotesse entra. Elle accourait l'air riant,
s'attendant a trouver d'Artagnan seul; mais, en apercevant
Planchet, elle recula d'un air etonne.

-- Ma chere hotesse, dit d'Artagnan, je vous presente monsieur
votre frere qui arrive de Flandre, et que je prends pour quelques
jours a mon service.

-- Mon frere! dit l'hotesse de plus en plus etonnee.

-- Souhaitez donc le bonjour a votre soeur, _master Peter._

-- _Vilkom, zuster!_ dit Planchet.

-- _Goeden day, broer!_ repondit l'hotesse etonnee.

-- Voici la chose, dit d'Artagnan: Monsieur est votre frere, que
vous ne connaissez pas peut-etre, mais que je connais, moi; il est
arrive d'Amsterdam; vous l'habillez pendant mon absence; a mon
retour, c'est-a-dire dans une heure, vous me le presentez, et, sur
votre recommandation, quoiqu'il ne dise pas un mot de francais,
comme je n'ai rien a vous refuser, je le prends a mon service,
vous entendez?

-- C'est-a-dire que je devine ce que vous desirez, et c'est tout
ce qu'il me faut, dit Madeleine.

-- Vous etes une femme precieuse, ma belle hotesse, et je m'en
rapporte a vous.

Sur quoi, ayant fait un signe d'intelligence a Planchet,
d'Artagnan sortit pour se rendre a Notre-Dame.


VIII. Des influences differentes que peut avoir une demi-pistole
sur un bedeau et sur un enfant de choeur

D'Artagnan prit le Pont-Neuf en se felicitant d'avoir retrouve
Planchet; car tout en ayant l'air de rendre un service au digne
garcon, c'etait dans la realite d'Artagnan qui en recevait un de
Planchet. Rien ne pouvait en effet lui etre plus agreable en ce
moment qu'un laquais brave et intelligent. Il est vrai que
Planchet, selon toute probabilite, ne devait pas rester longtemps
a son service; mais, en reprenant sa position sociale rue des
Lombards, Planchet demeurait l'oblige de d'Artagnan, qui lui
avait, en le cachant chez lui, sauve la vie ou a peu pres, et
d'Artagnan n'etait pas fache d'avoir des relations dans la
bourgeoisie au moment ou celle-ci s'appretait a faire la guerre a
la cour. C'etait une intelligence dans le camp ennemi, et, pour un
homme aussi fin que l'etait d'Artagnan, les plus petites choses
pouvaient mener aux grandes.

C'etait donc dans cette disposition d'esprit, assez satisfait du
hasard et de lui-meme, que d'Artagnan atteignit Notre-Dame. Il
monta le perron, entra dans l'eglise, et, s'adressant a un
sacristain qui balayait une chapelle, il lui demanda s'il ne
connaissait pas M. Bazin.

-- M. Bazin le bedeau? dit le sacristain.

-- Lui-meme.

-- Le voila qui sert la messe la-bas, a la chapelle de la Vierge.

D'Artagnan tressaillit de joie, il lui semblait que, quoi que lui
en eut dit Planchet, il ne trouverait jamais Bazin; mais
maintenant qu'il tenait un bout du fil, il repondait bien
d'arriver a l'autre bout.

Il alla s'agenouiller en face de la chapelle pour ne pas perdre
son homme de vue. C'etait heureusement une messe basse et qui
devait finir promptement. D'Artagnan, qui avait oublie ses prieres
et qui avait neglige de prendre un livre de messe, utilisa ses
loisirs en examinant Bazin.

Bazin portait son costume, on peut le dire, avec autant de majeste
que de beatitude. On comprenait qu'il etait arrive, ou peu s'en
fallait, a l'apogee de ses ambitions, et que la baleine garnie
d'argent qu'il tenait a la main lui paraissait aussi honorable que
le baton de commandement que Conde jeta ou ne jeta pas dans les
lignes ennemies a la bataille de Fribourg. Son physique avait subi
un changement, si on peut le dire, parfaitement analogue au
costume. Tout son corps s'etait arrondi et comme chanoinise. Quant
a sa figure, les parties saillantes semblaient s'en etre effacees.
Il avait toujours son nez, mais les joues, en s'arrondissant, en
avaient attire a elles chacune une partie; le menton fuyait sous
la gorge; chose qui etait non pas de la graisse, mais de la
bouffissure, laquelle avait enferme ses yeux; quant au front, des
cheveux tailles carrement et saintement le couvraient jusqu'a
trois lignes des sourcils. Hatons-nous de dire que le front de
Bazin n'avait toujours eu, meme au temps de sa plus grande
decouverte, qu'un pouce et demi de hauteur.

Le desservant achevait la messe en meme temps que d'Artagnan son
examen; il prononca les paroles sacramentelles et se retira en
donnant, au grand etonnement de d'Artagnan, sa benediction, que
chacun recevait a genoux. Mais l'etonnement de d'Artagnan cessa
lorsque dans l'officiant il eut reconnu le coadjuteur lui-meme,
c'est-a-dire le fameux Jean-Francois de Gondy, qui, a cette
epoque, pressentant le role qu'il allait jouer, commencait a force
d'aumones a se faire tres populaire. C'etait dans le but
d'augmenter cette popularite qu'il disait de temps en temps une de
ces messes matinales auxquelles le peuple seul a l'habitude
d'assister.

D'Artagnan se mit a genoux comme les autres, recut sa part de
benediction, fit le signe de la croix; mais au moment ou Bazin
passait a son tour les yeux leves au ciel, et marchant humblement
le dernier, d'Artagnan l'accrocha par le bas de sa robe. Bazin
baissa les yeux et fit un bond en arriere comme s'il eut apercu un
serpent.

-- Monsieur d'Artagnan! s'ecria-t-il; _vade retro, Satanas!..._

-- Eh bien, mon cher Bazin, dit l'officier en riant, voila comment
vous recevez un ancien ami!

-- Monsieur, repondit Bazin, les vrais amis du chretien sont ceux
qui l'aident a faire son salut, et non ceux qui l'en detournent.

-- Je ne vous comprends pas, Bazin, dit d'Artagnan, et je ne vois
pas en quoi je puis etre une pierre d'achoppement a votre salut.

-- Vous oubliez, monsieur, repondit Bazin, que vous avez failli
detruire a jamais celui de mon pauvre maitre, et qu'il n'a pas
tenu a vous qu'il ne se damnat en restant mousquetaire, quand sa
vocation l'entrainait si ardemment vers Eglise.

-- Mon cher Bazin, reprit d'Artagnan, vous devez voir, par le lieu
ou vous me rencontrez, que je suis fort change en toutes choses:
l'age amene la raison; et, comme je ne doute pas que votre maitre
ne soit en train de faire son salut, je viens m'informer de vous
ou il est, pour qu'il m'aide par ses conseils a faire le mien.

-- Dites plutot pour le ramener avec vous vers le monde.
Heureusement, ajouta Bazin, que j'ignore ou il est, car, comme
nous sommes dans un saint lieu, je n'oserais pas mentir.

-- Comment! s'ecria d'Artagnan au comble du desappointement, vous
ignorez ou est Aramis?

-- D'abord, dit Bazin, Aramis etait son nom de perdition, dans
Aramis on trouve Simara, qui est un nom de demon, et, par bonheur
pour lui, il a quitte a tout jamais ce nom.

-- Aussi, dit d'Artagnan decide a etre patient jusqu'au bout,
n'est-ce point Aramis que je cherchais, mais l'abbe d'Herblay.
Voyons, mon cher Bazin, dites-moi ou il est.

-- N'avez-vous pas entendu, monsieur d'Artagnan, que je vous ai
repondu que je l'ignorais?

-- Oui, sans doute; mais a ceci je vous reponds, moi, que c'est
impossible.

-- C'est pourtant la verite, monsieur, la verite pure, la verite
du bon Dieu.

D'Artagnan vit bien qu'il ne tirerait rien de Bazin; il etait
evident que Bazin mentait, mais il mentait avec tant d'ardeur et
de fermete, qu'on pouvait deviner facilement qu'il ne reviendrait
pas sur son mensonge.

-- C'est bien, Bazin! dit d'Artagnan; puisque vous ignorez ou
demeure votre maitre, n'en parlons plus, quittons-nous bons amis,
et prenez cette demi-pistole pour boire a ma sante.

-- Je ne bois pas, monsieur, dit Bazin en repoussant
majestueusement la main de l'officier, c'est bon pour des laiques.

-- Incorruptible! murmura d'Artagnan. En verite, je joue de
malheur.

Et comme d'Artagnan, distrait par ses reflexions, avait lache la
robe de Bazin, Bazin profita de la liberte pour battre vivement en
retraite vers la sacristie, dans laquelle il ne se crut encore en
surete qu'apres avoir ferme la porte derriere lui.

D'Artagnan restait immobile, pensif et les yeux fixes sur la porte
qui avait mis une barriere entre lui et Bazin, lorsqu'il sentit
qu'on lui touchait legerement l'epaule du bout du doigt.

Il se retourna et allait pousser une exclamation de surprise,
lorsque celui qui l'avait touche du bout du doigt ramena ce doigt
sur ses levres en signe de silence.

-- Vous ici, mon cher Rochefort! dit-il a demi-voix.

-- Chut! dit Rochefort. Saviez-vous que j'etais libre!

-- Je l'ai su de premiere main.

-- Et par qui?

-- Par Planchet.

-- Comment, par Planchet?

-- Sans doute! C'est lui qui vous a sauve.

-- Planchet!... En effet, j'avais cru le reconnaitre. Voila ce qui
prouve, mon cher, qu'un bienfait n'est jamais perdu.

-- Et que venez-vous faire ici?

-- Je viens remercier Dieu de mon heureuse delivrance, dit
Rochefort.

-- Et puis quoi encore? car je presume que ce n'est pas tout.

-- Et puis prendre les ordres du coadjuteur, pour voir si nous ne
pourrons pas quelque peu faire enrager Mazarin.

-- Mauvaise tete! vous allez vous faire fourrer encore a la
Bastille.

-- Oh! quant a cela, j'y veillerai, je vous en reponds! c'est si
bon, le grand air! Aussi, continua Rochefort en respirant a pleine
poitrine, je vais aller me promener a la campagne, faire un tour
en province.

-- Tiens! dit d'Artagnan, et moi aussi!

-- Et sans indiscretion, peut-on vous demander ou vous allez?

-- A la recherche de mes amis.

-- De quels amis?

-- De ceux dont vous me demandiez des nouvelles hier.

-- D'Athos, de Porthos et d'Aramis? Vous les cherchez?

-- Oui.

-- D'honneur?

-- Qu'y a-t-il donc la d'etonnant?

-- Rien. C'est drole. Et de la part de qui les cherchez-vous?

-- Vous ne vous en doutez pas.

-- Si fait.

-- Malheureusement je ne sais ou ils sont.

-- Et vous n'avez aucun moyen d'avoir de leurs nouvelles? Attendez
huit jours, et je vous en donnerai, moi.

-- Huit jours, c'est trop; il faut qu'avant trois jours je les aie
trouves.

-- Trois jours, c'est court, dit Rochefort, et la France est
grande.

-- N'importe, vous connaissez le mot _il faut;_ avec ce mot-la on
fait bien des choses.

-- Et quand vous mettez-vous a leur recherche?

-- J'y suis.

-- Bonne chance!

-- Et vous, bon voyage!

-- Peut-etre nous rencontrerons-nous par les chemins.

-- Ce n'est pas probable.

-- Qui sait! le hasard est si capricieux.

-- Adieu.

-- Au revoir. A propos, si le Mazarin vous parle de moi, dites-lui
que je vous ai charge de lui faire savoir qu'il verrait avant peu
si je suis, comme il le dit, trop vieux pour l'action.

Et Rochefort s'eloigna avec un de ces sourires diaboliques qui
autrefois avaient si souvent fait frissonner d'Artagnan; mais
d'Artagnan le regarda cette fois sans angoisse, et souriant a son
tour avec une expression de melancolie que ce souvenir seul peut-
etre pouvait donner a son visage:

-- Va, demon, dit-il, et fais ce que tu voudras, peu m'importe: il
n'y a pas une seconde Constance! au monde!

En se retournant, d'Artagnan vit Bazin qui, apres avoir depose ses
habits ecclesiastiques, causait avec le sacristain a qui lui,
d'Artagnan, avait parle en entrant dans l'eglise. Bazin paraissait
fort anime et faisait avec ses gros petits bras courts force
gestes. D'Artagnan comprit que, selon toute probabilite, il lui
recommandait la plus grande discretion a son egard.

D'Artagnan profita de la preoccupation des deux hommes Eglise pour
se glisser hors de la cathedrale et aller s'embusquer au coin de
la rue des Canettes. Bazin ne pouvait, du point ou etait cache
d'Artagnan, sortir sans qu'on le vit.

Cinq minutes apres, d'Artagnan etant a son poste, Bazin apparut
sur le parvis; il regarda de tous cotes pour s'assurer s'il
n'etait pas observe; mais il n'avait garde d'apercevoir notre
officier, dont la tete seule passait a l'angle d'une maison a
cinquante pas de la. Tranquillise par les apparences, il se
hasarda dans la rue Notre-Dame. D'Artagnan s'elanca de sa cachette
et arriva a temps pour lui voir tourner la rue de la Juiverie et
entrer, rue de la Calandre, dans une maison d'honnete apparence.
Aussi notre officier ne douta point que ce ne fut dans cette
maison que logeait le digne bedeau.

D'Artagnan n'avait garde d'aller s'informer a cette maison; le
concierge, s'il y en avait un, devait deja etre prevenu; et s'il
n'y en avait point, a qui s'adresserait-il?

Il entra dans un petit cabaret qui faisait le coin de la rue
Saint-Eloi et de la rue de la Calandre, et demanda une mesure
d'hypocras. Cette boisson demandait une bonne demi-heure de
preparation; d'Artagnan avait tout le temps d'epier Bazin sans
eveiller aucun soupcon.

Il avisa dans l'etablissement un petit drole de douze a quinze ans
a l'air eveille, qu'il crut reconnaitre pour l'avoir vu vingt
minutes auparavant sous l'habit d'enfant de choeur. Il
l'interrogea, et comme l'apprenti sous-diacre n'avait aucun
interet a dissimuler, d'Artagnan apprit de lui qu'il exercait de
six a neuf heures du matin la profession d'enfant de choeur et de
neuf heures a minuit celle de garcon de cabaret.

Pendant qu'il causait avec l'enfant, on amena un cheval a la porte
de la maison de Bazin. Le cheval etait tout selle et bride. Un
instant apres, Bazin descendit.

-- Tiens! dit l'enfant, voila notre bedeau qui va se mettre en
route.

-- Et ou va-t-il comme cela? demanda d'Artagnan.

-- Dame, je n'en sais rien.

-- Une demi-pistole, dit d'Artagnan, si tu peux le savoir.

-- Pour moi! dit l'enfant dont les yeux etincelerent de joie, si
je puis savoir ou va Bazin! ce n'est pas difficile. Vous ne vous
moquez pas de moi?

-- Non, foi d'officier, tiens, voila la demi-pistole.

Et il lui montra la piece corruptrice, mais sans cependant la lui
donner.

-- Je vais lui demander.

-- C'est justement le moyen de ne rien savoir, dit d'Artagnan;
attends qu'il soit parti, et puis apres, dame! questionne,
interroge, informe-toi. Cela te regarde, la demi-pistole est la.
Et il la remit dans sa poche.

-- Je comprends, dit l'enfant avec ce sourire narquois qui
n'appartient qu'au gamin de Paris; eh bien! on attendra.

On n'eut pas a attendre longtemps. Cinq minutes apres, Bazin
partit au petit trot, activant le pas de son cheval a coups de
parapluie.

Bazin avait toujours eu l'habitude de porter un parapluie en guise
de cravache.

A peine eut-il tourne le coin de la rue de la Juiverie, que
l'enfant s'elanca comme un limier sur sa trace.

D'Artagnan reprit sa place a la table ou il s'etait assis en
entrant, parfaitement sur qu'avant dix minutes il saurait ce qu'il
voulait savoir.

En effet, avant que ce temps fut ecoule, l'enfant rentrait.

-- Eh bien? demanda d'Artagnan.

-- Eh bien, dit le petit garcon, on sait la chose.

-- Et ou est-il alle?

-- La demi-pistole est toujours pour moi?

-- Sans doute! reponds.

-- Je demande a la voir. Pretez-la-moi, que je voie si elle n'est
pas fausse.

-- La voila.

-- Dites donc, bourgeois, dit l'enfant, monsieur demande de la
monnaie.

Le bourgeois etait a son comptoir, il donna la monnaie et prit la
demi-pistole.

L'enfant mit la monnaie dans sa poche.

-- Et maintenant, ou est-il alle? dit d'Artagnan, qui l'avait
regarde faire son petit manege en riant.

-- Il est alle a Noisy.

-- Comment sais-tu cela?

-- Ah! pardie! il n'a pas fallu etre bien malin. J'avais reconnu
le cheval pour etre celui du boucher qui le loue de temps en temps
a M. Bazin. Or, j'ai pense que le boucher ne louait pas son cheval
comme cela sans demander ou on le conduisait, quoique je ne croie
pas M. Bazin capable de surmener un cheval.

-- Et il t'a repondu que M. Bazin...

-- Allait a Noisy. D'ailleurs il parait que c'est son habitude, il
y va deux ou trois fois par semaine.

-- Et connais-tu Noisy?

-- Je crois bien, j'y ai ma nourrice.

-- Y a-t-il un couvent a Noisy?

-- Et un fier, un couvent de jesuites.

-- Bon, fit d'Artagnan, plus de doute!

-- Alors, vous etes content?

-- Oui. Comment t'appelle-t-on?

-- Friquet.

D'Artagnan prit ses tablettes et ecrivit le nom de l'enfant et
l'adresse du cabaret.

-- Dites donc, monsieur l'officier, dit l'enfant, est-ce qu'il y a
encore d'autres demi-pistoles a gagner?

-- Peut-etre, dit d'Artagnan.

Et comme il avait appris ce qu'il voulait savoir, il paya la
mesure d'hypocras, qu'il n'avait point bue, et reprit vivement le
chemin de la rue Tiquetonne.


IX. Comment d'Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s'apercut
qu'il etait en croupe derriere Planchet

En rentrant, d'Artagnan vit un homme assis au coin du feu: c'etait
Planchet, mais Planchet si bien metamorphose, grace aux vieilles
hardes qu'en fuyant le mari avait laissees, que lui-meme avait
peine a le reconnaitre. Madeleine le lui presenta a la vue de tous
les garcons. Planchet adressa a l'officier une belle phrase
flamande, l'officier lui repondit par quelques paroles qui
n'etaient d'aucune langue, et le marche fut conclu. Le frere de
Madeleine entrait au service de d'Artagnan.

Le plan de d'Artagnan etait parfaitement arrete: il ne voulait pas
arriver de jour a Noisy, de peur d'etre reconnu. Il avait donc du
temps devant lui, Noisy n'etant situe qu'a trois ou quatre lieues
de Paris, sur la route de Meaux.

Il commenca par dejeuner substantiellement, ce qui peut etre un
mauvais debut quand on veut agir de la tete, mais ce qui est une
excellente precaution lorsqu'on veut agir de son corps; puis il
changea d'habit, craignant que sa casaque de lieutenant de
mousquetaires n'inspirat de la defiance; puis il prit la plus
forte et la plus solide de ses trois epees, qu'il ne prenait
qu'aux grands jours; puis, vers les deux heures, il fit seller les
deux chevaux, et, suivi de Planchet, il sortit par la barriere de
la Villette. On faisait toujours, dans la maison voisine de
l'hotel de _La Chevrette_, les perquisitions les plus actives pour
retrouver Planchet.

A une lieue et demie de Paris, d'Artagnan, voyant que dans son
impatience il etait encore parti trop tot, s'arreta pour faire
souffler les chevaux; l'auberge etait pleine de gens d'assez
mauvaise mine qui avaient l'air d'etre sur le point de tenter
quelque expedition nocturne. Un homme enveloppe d'un manteau parut
a la porte; mais voyant un etranger, il fit un signe de la main et
deux buveurs sortirent pour s'entretenir avec lui.

Quant a d'Artagnan, il s'approcha de la maitresse de la maison
insoucieusement, vanta son vin, qui etait d'un horrible cru de
Montreuil, lui fit quelques questions sur Noisy, et apprit qu'il
n'y avait dans le village que deux maisons de grande apparence:
l'une qui appartenait a monseigneur l'archeveque de Paris, et dans
laquelle se trouvait en ce moment sa niece, madame la duchesse de
Longueville; l'autre qui etait un couvent de jesuites, et qui,
selon l'habitude, etait la propriete de ces dignes peres; il n'y
avait pas a se tromper.

A quatre heures, d'Artagnan se remit en route, marchant au pas,
car il ne voulait arriver qu'a nuit close. Or, quand on marche au
pas a cheval, par une journee d'hiver, par un temps gris, au
milieu d'un paysage sans accident, on n'a guere rien de mieux a
faire que ce que fait, comme dit La Fontaine, un lievre dans son
gite: a songer; d'Artagnan songeait donc, et Planchet aussi.
Seulement, comme on va le voir, leurs reveries etaient
differentes.

Un mot de l'hotesse avait imprime une direction particuliere aux
pensees de d'Artagnan; ce mot, c'etait le nom de madame de
Longueville.

En effet, madame de Longueville avait tout ce qu'il fallait pour
faire songer: c'etait une des plus grandes dames du royaume,
c'etait une des plus belles femmes de la cour. Mariee au vieux duc
de Longueville qu'elle n'aimait pas, elle avait d'abord passe pour
etre la maitresse de Coligny, qui s'etait fait tuer pour elle par
le duc de Guise, dans un duel sur la place Royale; puis on avait
parle d'une amitie un peu trop tendre qu'elle aurait eue pour le
prince de Conde, son frere, et qui aurait scandalise les ames
timorees de la cour; puis enfin, disait-on encore, une haine
veritable et profonde avait succede a cette amitie, et la duchesse
de Longueville, en ce moment, avait, disait-on toujours, une
liaison politique avec le prince de Marcillac, fils aine du vieux
duc de La Rochefoucauld, dont elle etait en train de faire un
ennemi a M. le duc de Conde, son frere.

D'Artagnan pensait a toutes ces choses-la. Il pensait que
lorsqu'il etait au Louvre il avait vu souvent passer devant lui,
radieuse et eblouissante, la belle madame de Longueville. Il
pensait a Aramis, qui, sans etre plus que lui, avait ete autrefois
l'amant de madame de Chevreuse, qui etait a l'autre cour ce que
madame de Longueville etait a celle-ci. Et il se demandait
pourquoi il y a dans le monde des gens qui arrivent a tout ce
qu'ils desirent, ceux-ci comme ambition, ceux-la comme amour,
tandis qu'il y en a d'autres qui restent, soit hasard, soit
mauvaise fortune, soit empechement naturel que la nature a mis en
eux, a moitie chemin de toutes leurs esperances.

Il etait force de s'avouer que malgre tout son esprit, malgre
toute son adresse, il etait et resterait probablement de ces
derniers, lorsque Planchet s'approcha de lui et lui dit:

-- Je parie, monsieur, que vous pensez a la meme chose que moi.

-- J'en doute, Planchet, dit en souriant d'Artagnan; mais a quoi
penses-tu?

-- Je pense, monsieur, a ces gens de mauvaise mine qui buvaient
dans l'auberge ou nous nous sommes arretes.

-- Toujours prudent, Planchet.

-- Monsieur, c'est de l'instinct.

-- Eh bien! voyons, que te dit ton instinct en pareille
circonstance?

-- Monsieur, mon instinct me disait que ces gens-la etaient
rassembles dans cette auberge pour un mauvais dessein, et je
reflechissais a ce que mon instinct me disait dans le coin le plus
obscur de l'ecurie, lorsqu'un homme enveloppe d'un manteau entra
dans cette meme ecurie suivi de deux autres hommes.

-- Ah! ah! fit d'Artagnan, le recit de Planchet correspondant avec
ses precedentes observations. Eh bien?

-- L'un de ces hommes disait:

"-- Il doit bien certainement etre a Noisy ou y venir ce soir, car
j'ai reconnu son domestique.

"-- Tu es sur? a dit l'homme au manteau.

-- Oui, mon prince.

-- Mon prince, interrompit d'Artagnan.

-- Oui, mon prince. Mais ecoutez donc.

"-- S'il y est, voyons decidement, que faut-il en faire? a dit
l'autre buveur.

"-- Ce qu'il faut en faire? a dit le prince.

"-- Oui. Il n'est pas homme a se laisser prendre comme cela, il
jouera de l'epee.

"-- Eh bien, il faudra faire comme lui, et cependant tachez de
l'avoir vivant. Avez-vous des cordes pour le lier, et un baillon
pour lui mettre sur la bouche?

"-- Nous avons tout cela.

"-- Faites attention qu'il sera, selon toute probabilite, deguise
en cavalier.

"-- Oh! oui, oui, Monseigneur, soyez tranquille.

"-- D'ailleurs, je serai la, et je vous guiderai.

"-- Vous repondez que la justice...

"-- Je reponds de tout, dit le prince."

"-- C'est bon, nous ferons de notre mieux."

Et sur ce, ils sont sortis de l'ecurie.

-- Eh bien, dit d'Artagnan, en quoi cela nous regarde-t-il? C'est
quelqu'une de ces entreprises comme on en fait tous les jours.

-- Etes-vous sur qu'elle n'est point dirigee contre nous?

-- Contre nous! et pourquoi?

-- Dame! repassez leurs paroles: "J'ai reconnu son domestique", a
dit l'un, ce qui pourrait bien se rapporter a moi.

-- Apres?

"Il doit etre a Noisy ou y venir ce soir", a dit l'autre, ce qui
pourrait bien se rapporter a vous.

-- Ensuite?

-- Ensuite le prince a dit: "Faites attention qu'il sera, selon
toute probabilite, deguise en cavalier", ce qui me parait ne pas
laisser de doute, puisque vous etes en cavalier et non en officier
de mousquetaires; eh bien! que dites-vous de cela?

-- Helas! mon cher Planchet! dit d'Artagnan en poussant un soupir,
j'en dis que je n'en suis malheureusement plus au temps ou les
princes me voulaient faire assassiner. Ah! celui-la, c'etait le
bon temps. Sois donc tranquille, ces gens-la n'en veulent point a
nous.

-- Monsieur est sur?

-- J'en reponds.

-- C'est bien, alors; n'en parlons plus.

Et Planchet reprit sa place a la suite de d'Artagnan, avec cette
sublime confiance qu'il avait toujours eue pour son maitre, et que
quinze ans de separation n'avaient point alteree.

On fit ainsi une lieue a peu pres.

Au bout de cette lieue, Planchet se rapprocha de d'Artagnan.

-- Monsieur, dit-il.

-- Eh bien? fit celui-ci.

-- Tenez, monsieur, regardez de ce cote, dit Planchet, ne vous
semble-t-il pas au milieu de la nuit voir passer comme des ombres?
Ecoutez, il me semble qu'on entend des pas de chevaux.

-- Impossible, dit d'Artagnan, la terre est detrempee par les
pluies; cependant, comme tu me le dis, il me semble voir quelque
chose.

Et il s'arreta pour regarder et ecouter.

-- Si l'on n'entend point les pas des chevaux, on entend leur
hennissement au moins; tenez.

Et en effet le hennissement d'un cheval vint, en traversant
l'espace et l'obscurite, frapper l'oreille de d'Artagnan.

-- Ce sont nos hommes qui sont en campagne, dit-il, mais cela ne
nous regarde pas, continuons notre chemin.

Et ils se remirent en route.

Une demi-heure apres ils atteignaient les premieres maisons de
Noisy, il pouvait etre huit heures et demie a neuf heures du soir.

Selon les habitudes villageoises, tout le monde etait couche, et
pas une lumiere ne brillait dans le village.

D'Artagnan et Planchet continuerent leur route.

A droite et a gauche de leur chemin se decoupait sur le gris
sombre du ciel la dentelure plus sombre encore des toits des
maisons; de temps en temps un chien eveille aboyait derriere une
porte, ou un chat effraye quittait precipitamment le milieu du
pave pour se refugier dans un tas de fagots, ou l'on voyait
briller comme des escarboucles ses yeux effares. C'etaient les
seuls etres vivants qui semblaient habiter ce village.

Vers le milieu du bourg a peu pres, dominant la place principale,
s'elevait une masse sombre, isolee entre deux ruelles, et sur la
facade de laquelle d'enormes tilleuls etendaient leurs bras
decharnes. D'Artagnan examina avec attention la batisse.

-- Ceci, dit-il a Planchet, ce doit etre le chateau de
l'archeveque, la demeure de la belle madame de Longueville. Mais
le couvent, ou est-il?

-- Le couvent, dit Planchet, il est au bout du village, je le
connais.

-- Eh bien, dit d'Artagnan, un temps de galop jusque-la, Planchet,
tandis que je vais resserrer la sangle de mon cheval, et reviens
me dire s'il y a quelque fenetre eclairee chez les jesuites.

Planchet obeit et s'eloigna dans l'obscurite, tandis que
d'Artagnan, mettant pied a terre, rajustait, comme il l'avait dit,
la sangle de sa monture.

Au bout de cinq minutes, Planchet revint.

-- Monsieur, dit-il, il y a une seule fenetre eclairee sur la face
qui donne vers les champs.

-- Hum! dit d'Artagnan; si j'etais frondeur, je frapperais ici et
serais sur d'avoir un bon gite; si j'etais moine, je frapperais
la-bas et serais sur d'avoir un bon souper; tandis qu'au
contraire, il est bien possible qu'entre le chateau et le couvent
nous couchions sur la dure, mourant de soif et de faim.

-- Oui, ajouta Planchet, comme le fameux ane de Buridan. En
attendant, voulez-vous que je frappe?

-- Chut! dit d'Artagnan; la seule fenetre qui etait eclairee vient
de s'eteindre.

-- Entendez-vous, monsieur? dit Planchet.

-- En effet, quel est ce bruit? C'etait comme la rumeur d'un
ouragan qui s'approchait; au meme instant deux troupes de
cavaliers, chacune d'une dizaine d'hommes, deboucherent par
chacune des deux ruelles qui longeaient la maison, et fermant
toute issue envelopperent d'Artagnan et Planchet.

-- Ouais! dit d'Artagnan en tirant son epee et en s'abritant
derriere son cheval, tandis que Planchet executait la meme
manoeuvre, aurais-tu pense juste, et serait-ce a nous qu'on en
veut reellement?

-- Le voila, nous le tenons! dirent les cavaliers en s'elancant
sur d'Artagnan, l'epee nue.

-- Ne le manquez pas, dit une voix haute.

-- Non, Monseigneur, soyez tranquille.

D'Artagnan crut que le moment etait venu pour lui de se meler a la
conversation.

-- Hola, messieurs! dit-il avec son accent gascon, que voulez-
vous, que demandez-vous?

-- Tu vas le savoir! hurlerent en choeur les cavaliers.

-- Arretez, arretez! cria celui qu'ils avaient appele Monseigneur;
arretez, sur votre tete, ce n'est pas sa voix.

-- Ah ca! messieurs, dit d'Artagnan, est-ce qu'on est enrage, par
hasard, a Noisy? Seulement, prenez-y garde, car je vous previens
que le premier qui s'approche a la longueur de mon epee, et mon
epee est longue, je l'eventre.

Le chef s'approcha.

-- Que faites-vous la? dit-il d'une voix hautaine et comme
habituee au commandement.

-- Et vous-meme? dit d'Artagnan.

-- Soyez poli, ou l'on vous etrillera de bonne sorte; car, bien
qu'on ne veuille pas se nommer, on desire etre respecte selon son
rang.

-- Vous ne voulez pas vous nommer parce que vous dirigez un guet-
apens, dit d'Artagnan; mais moi qui voyage tranquillement avec mon
laquais, je n'ai pas les memes raisons de vous taire mon nom.

-- Assez, assez! comment vous appelez-vous?

-- Je vous dis mon nom afin que vous sachiez ou me retrouver,
monsieur, Monseigneur ou mon prince, comme il vous plaira qu'on
vous appelle, dit notre Gascon, qui ne voulait pas avoir l'air de
ceder a une menace, connaissez-vous M. d'Artagnan?

-- Lieutenant aux mousquetaires du roi? dit la voix.

-- C'est cela meme.

-- Oui, sans doute.

-- Eh bien! continua le Gascon, vous devez avoir entendu dire que
c'est un poignet solide et une fine lame?

-- Vous etes monsieur d'Artagnan?

-- Je le suis.

-- Alors, vous venez ici pour _le_ defendre?

-- _Le_?... qui _le_?...

-- Celui que nous cherchons.

-- Il parait, continua d'Artagnan, qu'en croyant venir a Noisy,
j'ai aborde, sans m'en douter, dans le royaume des enigmes.

-- Voyons, repondez! dit la meme voix hautaine; l'attendez-vous
sous ces fenetres? Veniez-vous a Noisy pour le defendre?

-- Je n'attends personne, dit d'Artagnan, qui commencait a
s'impatienter, je ne compte defendre personne que moi; mais, ce
moi, je le defendrai vigoureusement, je vous en previens.

-- C'est bien, dit la voix, partez d'ici et quittez-nous la place!

-- Partir d'ici! dit d'Artagnan, que cet ordre contrariait dans
ses projets, ce n'est pas facile, attendu que je tombe de
lassitude et mon cheval aussi; a moins cependant que vous ne soyez
dispose a m'offrir a souper et a coucher aux environs.

-- Maraud!

-- Eh! monsieur! dit d'Artagnan, menagez vos paroles, je vous en
prie, car si vous en disiez encore une seconde comme celle-ci,
fussiez-vous marquis, duc, prince ou roi, je vous la ferais
rentrer dans le ventre, entendez-vous?

-- Allons, allons, dit le chef, il n'y a pas a s'y tromper, c'est
bien un Gascon qui parle, et par consequent ce n'est pas celui que
nous cherchons. Notre coup est manque pour ce soir, retirons-nous.
Nous nous retrouverons, maitre d'Artagnan, continua le chef en
haussant la voix.

-- Oui, mais jamais avec les memes avantages, dit le Gascon en
raillant, car, lorsque vous me retrouverez, peut-etre serez-vous
seul et fera-t-il jour.

-- C'est bon, c'est bon! dit la voix; en route, messieurs! Et la
troupe, murmurant et grondant, disparut dans les tenebres,
retournant du cote de Paris.

D'Artagnan et Planchet demeurerent un instant encore sur la
defensive; mais le bruit continuant de s'eloigner, ils remirent
leurs epees au fourreau.

-- Tu vois bien, imbecile, dit tranquillement d'Artagnan a
Planchet, que ce n'etait pas a nous qu'ils en voulaient.

-- Mais a qui donc alors? demanda Planchet.

-- Ma foi, je n'en sais rien! et peu m'importe. Ce qui m'importe,
c'est d'entrer au couvent des jesuites. Ainsi, a cheval! et allons
y frapper. Vaille que vaille, que diable, ils ne nous mangeront
pas!

Et d'Artagnan se remit en selle.

Planchet venait d'en faire autant, lorsqu'un poids inattendu tomba
sur le derriere de son cheval, qui s'abattit.

-- Eh! monsieur, s'ecria Planchet, j'ai un homme en croupe!

D'Artagnan se retourna et vit effectivement deux formes humaines
sur le cheval de Planchet.

-- Mais c'est donc le diable qui nous poursuit! s'ecria-t-il en
tirant son epee et s'appretant a charger le nouveau venu.

-- Non, mon cher d'Artagnan, dit celui-ci; ce n'est pas le diable.
C'est moi, c'est Aramis. Au galop, Planchet, et au bout du
village, guide a gauche.

Et Planchet, portant Aramis en croupe, partit au galop suivi de
d'Artagnan, qui commencait a croire qu'il faisait quelque reve
fantastique et incoherent.


X. L'abbe d'Herblay

Au bout du village, Planchet tourna a gauche, comme le lui avait
ordonne Aramis, et s'arreta au-dessous de la fenetre eclairee.
Aramis sauta a terre et frappa trois fois dans ses mains. Aussitot
la fenetre s'ouvrit, et une echelle de corde descendit.

-- Mon cher, dit Aramis, si vous voulez monter, je serai enchante
de vous recevoir.

-- Ah ca, dit d'Artagnan, c'est comme cela que l'on rentre chez
vous?

-- Passe neuf heures du soir il le faut pardieu bien! dit Aramis:
la consigne du couvent est des plus severes.

-- Pardon, mon cher ami, dit d'Artagnan, il me semble que vous
avez dit pardieu!

-- Vous croyez, dit Aramis en riant, c'est possible; vous
n'imaginez pas, mon cher, combien dans ces maudits couvents on
prend de mauvaises habitudes et quelles mechantes facons ont tous
ces gens Eglise avec lesquels je suis force de vivre! mais vous ne
montez pas?

-- Passez devant, je vous suis.

-- Comme disait le feu cardinal au feu roi: "Pour vous montrer le
chemin, sire."

Et Aramis monta lestement a l'echelle, et en un instant il eut
atteint la fenetre.

D'Artagnan monta derriere lui, mais plus doucement; on voyait que
ce genre de chemin lui etait moins familier qu'a son ami.

-- Pardon, dit Aramis en remarquant sa gaucherie: si j'avais su
avoir l'honneur de votre visite, j'aurais fait apporter l'echelle
du jardinier; mais pour moi seul, celle-ci est suffisante.

-- Monsieur, dit Planchet lorsqu'il vit d'Artagnan sur le point
d'achever son ascension, cela va bien pour M. Aramis, cela va
encore pour vous, cela, a la rigueur, irait aussi pour moi, mais
les deux chevaux ne peuvent pas monter l'echelle.

-- Conduisez-les sous ce hangar, mon ami, dit Aramis en montrant a
Planchet une espece de fabrique qui s'elevait dans la plaine, vous
y trouverez de la paille et de l'avoine pour eux.

-- Mais pour moi? dit Planchet.

-- Vous reviendrez sous cette fenetre, vous frapperez trois fois
dans vos mains, et nous vous ferons passer des vivres. Soyez
tranquille, morbleu! on ne meurt pas de faim ici, allez!

Et Aramis, retirant l'echelle, ferma la fenetre.

D'Artagnan examinait la chambre.

Jamais il n'avait vu appartement plus guerrier a la fois et plus
elegant. A chaque angle etaient des trophees d'armes offrant a la
vue et a la main des epees de toutes sortes, et quatre grands
tableaux representaient dans leurs costumes de bataille le
cardinal de Lorraine, le cardinal de Richelieu, le cardinal de La
Valette et l'archeveque de Bordeaux. Il est vrai qu'au surplus
rien n'indiquait la demeure d'un abbe; les tentures etaient de
damas, les tapis venaient d'Alencon et le lit surtout avait plutot
l'air du lit d'une petite-maitresse, avec sa garniture de dentelle
et son couvre-pied, que de celui d'un homme qui avait fait voeu de
gagner le ciel par l'abstinence et la maceration.

-- Vous regardez mon bouge, dit Aramis. Ah! mon cher, excusez-moi.
Que voulez-vous! je suis loge comme un chartreux. Mais que
cherchez-vous des yeux?

-- Je cherche qui vous a jete l'echelle; je ne vois personne, et
cependant l'echelle n'est pas venue toute seule.

-- Non, c'est Bazin.

-- Ah! ah! fit d'Artagnan.

-- Mais, continua Aramis, monsieur Bazin est un garcon bien
dresse, qui, voyant que je ne rentrais pas seul, se sera retire
par discretion. Asseyez-vous, mon cher, et causons.

Et Aramis poussa a d'Artagnan un large fauteuil, dans lequel
celui-ci s'allongea en s'accoudant.

-- D'abord, vous soupez avec moi, n'est-ce pas? demanda Aramis.

-- Oui, si vous le voulez bien, dit d'Artagnan, et meme ce sera
avec grand plaisir, je vous l'avoue; la route m'a donne un appetit
de diable.

-- Ah! mon pauvre ami! dit Aramis, vous trouverez maigre chere, on
ne vous attendait pas.

-- Est-ce que je suis menace de l'omelette de Crevecoeur et des
theobromes en question? N'est-ce pas comme cela que vous appeliez
autrefois les epinards?

-- Oh! il faut esperer, dit Aramis, qu'avec l'aide de Dieu et de
Bazin nous trouverons quelque chose de mieux dans le garde-manger
des dignes peres jesuites.

-- Bazin, mon ami, dit Aramis, Bazin, venez ici.

La porte s'ouvrit et Bazin parut; mais, en apercevant d'Artagnan,
il poussa une exclamation qui ressemblait a un cri de desespoir.

-- Mon cher Bazin, dit d'Artagnan, je suis bien aise de voir avec
quel admirable aplomb vous mentez, meme dans une eglise.

-- Monsieur, dit Bazin, j'ai appris des dignes peres jesuites
qu'il etait permis de mentir lorsqu'on mentait dans une bonne
intention.

-- C'est bien, c'est bien, Bazin, d'Artagnan meurt de faim et moi
aussi, servez-nous a souper de votre mieux, et surtout, montez-
nous du bon vin.

Bazin s'inclina en signe d'obeissance, poussa un gros soupir et
sortit.

-- Maintenant que nous voila seuls, mon cher Aramis, dit
d'Artagnan en ramenant ses yeux de l'appartement au proprietaire
et en achevant par les habits l'examen commence par les meubles,
dites-moi, d'ou diable veniez-vous lorsque vous etes tombe en
croupe derriere Planchet?

-- Eh! corbleu! dit Aramis, vous le voyez bien, du ciel!

-- Du ciel! reprit d'Artagnan en hochant la tete, vous ne m'avez
pas plus l'air d'en revenir que d'y aller.

-- Mon cher, dit Aramis avec un air de fatuite que d'Artagnan ne
lui avait jamais vu du temps qu'il etait mousquetaire, si je ne
venais pas du ciel, au moins je sortais du paradis: ce qui se
ressemble beaucoup.

-- Alors voila les savants fixes, reprit d'Artagnan. Jusqu'a
present on n'avait pas su s'entendre sur la situation positive du
paradis: les uns l'avaient place sur le mont Ararat; les autres
entre le Tigre et l'Euphrate; il parait qu'on le cherchait bien
loin tandis qu'il etait bien pres. Le paradis est a Noisy-le-Sec,
sur l'emplacement du chateau de M. l'archeveque de Paris. On en
sort non point par la porte, mais par la fenetre; on en descend
non par les degres de marbre d'un peristyle, mais par les branches
d'un tilleul, et l'ange a l'epee flamboyante qui le garde m'a bien
l'air d'avoir change son nom celeste de Gabriel en celui plus
terrestre de prince de Marcillac.

Aramis eclata de rire.

-- Vous etes toujours joyeux compagnon, mon cher, dit-il, et votre
spirituelle humeur gasconne ne vous a pas quitte. Oui, il y a bien
un peu de tout cela dans ce que vous me dites; seulement, n'allez
pas croire au moins que ce soit de madame de Longueville que je
sois amoureux.

-- Peste, je m'en garderai bien! dit d'Artagnan. Apres avoir ete
si longtemps amoureux de madame de Chevreuse, vous n'auriez pas
ete porter votre coeur a sa plus mortelle ennemie.

-- Oui, c'est vrai, dit Aramis d'un air detache, oui, cette pauvre
duchesse, je l'ai fort aimee autrefois, et il faut lui rendre
cette justice, qu'elle nous a ete fort utile; mais, que voulez-
vous! il lui a fallu quitter la France. C'etait un si rude jouteur
que ce damne cardinal! continua Aramis en jetant un coup d'oeil
sur le portrait de l'ancien ministre: il avait donne l'ordre de
l'arreter et de la conduire au chateau de Loches; il lui eut fait
trancher la tete, sur ma foi, comme a Chalais, a Montmorency et a
Cinq-Mars; elle s'est sauvee deguisee en homme, avec sa femme de
chambre, cette pauvre Ketty; il lui est meme arrive, a ce que j'ai
entendu dire, une etrange aventure dans je ne sais quel village,
avec je ne sais quel cure a qui elle demandait l'hospitalite, et
qui, n'ayant qu'une chambre et la prenant pour un cavalier, lui a
offert de la partager avec elle. C'est qu'elle portait d'une facon
incroyable l'habit d'homme, cette chere Marie. Je ne connais
qu'une femme qui le porte aussi bien; aussi avait-on fait ce
couplet sur elle:

_Laboissiere, dis-moi..._
_Vous le connaissez?_
--_ Non pas; chantez-le, mon cher._
_Et Aramis reprit du ton le plus cavalier:_
_Laboissiere, dis-moi,_
_Suis-je pas bien en homme_
--_ Vous chevauchez, ma foi,_
_Mieux que tant que nous sommes._
_Elle est,_
_Parmi les hallebardes,_
_Au regiment des gardes,_
_Comme un cadet._

-- Bravo! dit d'Artagnan; vous chantez toujours a merveille, mon
cher Aramis, et je vois que la messe ne vous a pas gate la voix.

-- Mon cher, dit Aramis, vous comprenez... du temps que j'etais
mousquetaire, je montais le moins de gardes que je pouvais;
aujourd'hui que je suis abbe, je dis le moins de messes que je
peux. Mais revenons a cette pauvre duchesse.

-- Laquelle? la duchesse de Chevreuse ou la duchesse de
Longueville?

-- Mon cher, je vous ai dit qu'il n'y avait rien entre moi et la
duchesse de Longueville: des coquetteries peut-etre, et voila
tout. Non, je parlais de la duchesse de Chevreuse. L'avez-vous vue
a son retour de Bruxelles, apres la mort du roi?

-- Oui, certes, et elle etait fort belle encore.

-- Oui, dit Aramis. Aussi l'ai-je quelque peu revue a cette
epoque; je lui avais donne d'excellents conseils, dont elle n'a
point profite; je me suis tue de lui dire que Mazarin etait
l'amant de la reine; elle n'a pas voulu me croire, disant qu'elle
connaissait Anne d'Autriche, et qu'elle etait trop fiere pour
aimer un pareil faquin. Puis, en attendant, elle s'est jetee dans
la cabale du duc de Beaufort, et le faquin a fait arreter M. le
duc de Beaufort et exile madame de Chevreuse.

-- Vous savez, dit d'Artagnan, qu'elle a obtenu la permission de
revenir?

-- Oui, et meme qu'elle est revenue... Elle va encore faire
quelque sottise.

-- Oh! mais cette fois peut-etre suivra-t-elle vos conseils.

-- Oh! cette fois, dit Aramis, je ne l'ai pas revue; elle est fort
changee.

-- Ce n'est pas comme vous, mon cher Aramis, car vous etes
toujours le meme; vous avez toujours vos beaux cheveux noirs,
toujours votre taille elegante, toujours vos mains de femme, qui
sont devenues d'admirables mains de prelat.

-- Oui, dit Aramis, c'est vrai, je me soigne beaucoup. Savez-vous,
mon cher, que je me fais vieux: je vais avoir trente-sept ans.

-- Ecoutez, mon cher, dit d'Artagnan avec un sourire, puisque nous
nous retrouvons, convenons d'une chose: c'est de l'age que nous
aurons a l'avenir.

-- Comment cela? dit Aramis.

-- Oui, reprit d'Artagnan; autrefois c'etait moi qui etais votre
cadet de deux ou trois ans, et, si je ne fais pas d'erreur, j'ai
quarante ans bien sonnes.

-- Vraiment! dit Aramis. Alors c'est moi qui me trompe, car vous
avez toujours ete, mon cher, un admirable mathematicien. J'aurais
donc quarante-trois ans, a votre compte! Diable, diable, mon cher!
n'allez pas le dire a l'hotel de Rambouillet, cela me ferait tort.

-- Soyez tranquille, dit d'Artagnan, je n'y vais pas.

-- Ah ca mais, s'ecria Aramis, que fait donc cet animal de Bazin?
Bazin! depechons-nous donc, monsieur le drole! nous enrageons de
faim et de soif!

Bazin, qui entrait en ce moment, leva au ciel ses mains chargees
chacune d'une bouteille.

-- Enfin, dit Aramis, sommes-nous prets, voyons?

-- Oui, monsieur, a l'instant meme, dit Bazin; mais il m'a fallu
le temps de monter toutes les...

-- Parce que vous vous croyez toujours votre simarre de bedeau sur
les epaules, interrompit Aramis, et que vous passez tout votre
temps a lire votre breviaire. Mais je vous previens que si, a
force de polir toutes les affaires qui sont dans les chapelles,
vous desappreniez a fourbir mon epee, j'allume un grand feu de
toutes vos images benites et je vous y fais rotir.

Bazin scandalise fit un signe de croix avec la bouteille qu'il
tenait. Quant a d'Artagnan, plus surpris que jamais du ton et des
manieres de l'abbe d'Herblay, qui contrastaient si fort avec
celles du mousquetaire Aramis, il demeurait les yeux ecarquilles
en face de son ami.

Bazin couvrit vivement la table d'une nappe damassee, et sur cette
nappe rangea tant de choses dorees, parfumees, friandes, que
d'Artagnan en demeura tout ebahi.

-- Mais vous attendiez donc quelqu'un? demanda l'officier.

-- Heu! dit Aramis, j'ai toujours un en-cas; puis je savais que
vous me cherchiez.

-- Par qui?

-- Mais par maitre Bazin, qui vous a pris pour le diable, mon
cher, et qui est accouru pour me prevenir du danger qui menacait
mon ame si je revoyais aussi mauvaise compagnie qu'un officier de
mousquetaires.

-- Oh! monsieur!... fit Bazin les mains jointes et d'un air
suppliant.

-- Allons, pas d'hypocrisies! vous savez que je ne les aime pas.
Vous feriez bien mieux d'ouvrir la fenetre et de descendre un
pain, un poulet et une bouteille de vin a votre ami Planchet, qui
s'extermine depuis une heure a frapper dans ses mains.

En effet, Planchet, apres avoir donne la paille et l'avoine a ses
chevaux, etait revenu sous la fenetre et avait repete deux ou
trois foi le signal indique.

Bazin obeit, attacha au bout d'une corde les trois objets designes
et les descendit a Planchet, qui, n'en demandant pas davantage, se
retira aussitot sous le hangar.

-- Maintenant soupons, dit Aramis.

Les deux amis se mirent a table, et Aramis commenca a decouper
poulets, perdreaux et jambons avec une adresse toute
gastronomique.

-- Peste, dit d'Artagnan, comme vous vous nourrissez!

-- Oui, assez bien. J'ai pour les jours maigres des dispenses de
Rome que m'a fait avoir M. le coadjuteur a cause de ma sante; puis
j'ai pris pour cuisinier l'ex-cuisinier de Lafollone, vous savez?
l'ancien ami du cardinal, ce fameux, gourmand qui disait pour
toute priere apres son diner: "Mon Dieu, faites-moi la grace de
bien digerer ce que j'ai si bien mange."

-- Ce qui ne l'a pas empeche de mourir d'indigestion, dit en riant
d'Artagnan.

-- Que voulez-vous, reprit Aramis d'un air resigne, on ne peut
fuir sa destinee!

-- Mais pardon, mon cher, de la question que je vais vous faire,
reprit d'Artagnan.

-- Comment donc, faites, vous savez bien qu'entre nous il ne peut
y avoir d'indiscretion.

-- Vous etes donc devenu riche?

-- Oh! mon Dieu, non! je me fais une douzaine de mille livres par
an, sans compter un petit benefice d'un millier d'ecus que m'a
fait avoir M. le Prince.

-- Et avec quoi vous faites-vous ces douze mille livres? dit
d'Artagnan; avec vos poemes?

-- Non, j'ai renonce a la poesie, excepte pour faire de temps en
temps quelque chanson a boire, quelque sonnet galant ou quelque
epigramme innocent: je fais des sermons, mon cher.

-- Comment, des sermons?

-- Oh! mais des sermons prodigieux, voyez-vous! A ce qu'il parait,
du moins.

-- Que vous prechez?

-- Non, que je vends.

-- A qui?

-- A ceux de mes comperes qui visent a etre de grands orateurs
donc!

-- Ah! vraiment? Et vous n'avez pas ete tente de la gloire pour
vous-meme?

-- Si fait, mon cher, mais la nature l'a emporte. Quand je suis en
chaire et que par hasard une jolie femme me regarde, je la
regarde; si elle sourit, je souris aussi. Alors je bats la
campagne; au lieu de parler des tourments de l'enfer, je parle des
joies du paradis. Eh! tenez, la chose m'est arrivee un jour a
l'eglise Saint-Louis au Marais... Un cavalier m'a ri au nez, je me
suis interrompu pour lui dire qu'il etait un sot. Le peuple est
sorti pour ramasser des pierres; mais pendant ce temps j'ai si
bien retourne l'esprit des assistants, que c'est lui qu'ils ont
lapide. Il est vrai que le lendemain il s'est presente chez moi,
croyant avoir affaire a un abbe comme tous les abbes.

-- Et qu'est-il resulte de sa visite? dit d'Artagnan en se tenant
les cotes de rire.

-- Il en est resulte que nous avons pris pour le lendemain soir
rendez-vous sur la place Royale! Eh! pardieu, vous en savez
quelque chose.

-- Serait-ce, par hasard, contre cet impertinent que je vous
aurais servi de second? demanda d'Artagnan.

-- Justement. Vous avez vu comme je l'ai arrange.

-- En est-il mort?

-- Je n'en sais rien. Mais en tout cas je lui avais donne
l'absolution _in articulo mortis._ C'est assez de tuer le corps
sans tuer l'ame.

Bazin fit un signe de desespoir qui voulait dire qu'il approuvait
peut-etre cette morale, mais qu'il desapprouvait fort le ton dont
elle etait faite.

-- Bazin, mon ami, vous ne remarquez pas que je vous vois dans
cette glace, et qu'une fois pour toutes je vous ai interdit tout
signe d'approbation ou d'improbation. Vous allez donc me faire le
plaisir de nous servir le vin d'Espagne et de vous retirer chez
vous. D'ailleurs, mon ami d'Artagnan a quelque chose de secret a
me dire. N'est-ce pas, d'Artagnan?

D'Artagnan fit signe de la tete que oui, et Bazin se retira apres
avoir pose le vin d'Espagne sur la table.

Les deux amis, restes seuls, demeurerent un instant silencieux en
face l'un de l'autre. Aramis semblait attendre une douce
digestion. D'Artagnan preparait son exorde. Chacun d'eux, lorsque
l'autre ne le regardait pas, risquait un coup d'oeil en dessous.

Aramis rompit le premier le silence.


XI. Les deux Gaspards

-- A quoi songez-vous, d'Artagnan, dit-il, et quelle pensee vous
fait sourire?

-- Je songe, mon cher, que lorsque vous etiez mousquetaire, vous
tourniez sans cesse a l'abbe, et qu'aujourd'hui que vous etes
abbe, vous me paraissez tourner fort au mousquetaire.

-- C'est vrai, dit Aramis en riant. L'homme, vous le savez, mon
cher d'Artagnan, est un etrange animal, tout compose de
contrastes. Depuis que je suis abbe, je ne reve plus que
batailles.

-- Cela se voit a votre ameublement: vous avez la des rapieres de
toutes les formes et pour les gouts les plus difficiles. Est-ce
que vous tirez toujours bien?

-- Moi, je tire comme vous tiriez autrefois, mieux encore peut-
etre. Je ne fais que cela toute la journee.

-- Et avec qui?

-- Avec un excellent maitre d'armes que nous avons ici.

-- Comment, ici?

-- Oui, ici, dans ce couvent, mon cher. Il y a de tout dans un
couvent de jesuites.

-- Alors vous auriez tue M. de Marcillac s'il fut venu vous
attaquer seul, au lieu de tenir tete a vingt hommes?

-- Parfaitement, dit Aramis, et meme a la tete de ses vingt
hommes, si j'avais pu degainer sans etre reconnu.

-- Dieu me pardonne, dit tout bas d'Artagnan, je crois qu'il est
devenu plus Gascon que moi.

Puis tout haut:

-- Eh bien! mon cher Aramis, vous me demandez pourquoi je vous
cherchais?

-- Non, je ne vous le demandais pas, dit Aramis avec son air fin,
mais j'attendais que vous me le dissiez.

-- Eh bien, je vous cherchais pour vous offrir tout uniquement un
moyen de tuer M. de Marcillac, quand cela vous fera plaisir, tout
prince qu'il est.

-- Tiens, tiens, tiens! dit Aramis, c'est une idee, cela.

-- Dont je vous invite a faire votre profit, mon cher. Voyons!
avec votre abbaye de mille ecus et les douze mille livres que vous
vous faites en vendant des sermons, etes-vous riche? repondez
franchement.

-- Moi! je suis gueux comme Job, et en fouillant poches et
coffres, je crois que vous ne trouveriez pas ici cent pistoles.

-- Peste, cent pistoles! se dit tout bas d'Artagnan, il appelle
cela etre gueux comme Job! Si je les avais toujours devant moi, je
me trouverais riche comme Cresus.

Puis, tout haut:

-- Etes-vous ambitieux?

-- Comme Encelade.

-- Eh bien! mon ami, je vous apporte de quoi etre riche, puissant,
et libre de faire tout ce que vous voudrez.

L'ombre d'un nuage passa sur le front d'Aramis aussi rapide que
celle qui flotte en aout sur les bles; mais si rapide qu'elle fut,
d'Artagnan la remarqua.

-- Parlez, dit Aramis.

-- Encore une question auparavant. Vous occupez-vous de politique?

Un eclair passa dans les yeux d'Aramis, rapide comme l'ombre qui
avait passe sur son front, mais pas si rapide cependant que
d'Artagnan ne le vit.

-- Non, repondit Aramis.

-- Alors toutes propositions vous agreeront, puisque vous n'avez
pour le moment d'autre maitre que Dieu, dit en riant le Gascon.

-- C'est possible.

-- Avez-vous, mon cher Aramis, songe quelquefois a ces beaux jours
de notre jeunesse que nous passions riant, buvant ou nous battant?

-- Oui, certes, et plus d'une fois je les ai regrettes. C'etait un
heureux temps, _delectabile tempus!_

-- Eh bien, mon cher, ces beaux jours peuvent renaitre, cet
heureux temps peut revenir! J'ai recu mission d'aller trouver mes
compagnons, et j'ai voulu commencer par vous, qui etiez l'ame de
notre association.

Aramis s'inclina plus poliment qu'affectueusement.

-- Me remettre dans la politique! dit-il d'une voix mourante et en
se renversant sur son fauteuil. Ah! cher d'Artagnan, voyez comme
je vis regulierement et a l'aise. Nous avons essuye l'ingratitude
des grands, vous le savez!

-- C'est vrai, dit d'Artagnan; mais peut-etre les grands se
repentent-ils d'avoir ete ingrats.

-- En ce cas, dit Aramis, ce serait autre chose. Voyons! a tout
peche misericorde. D'ailleurs, vous avez raison sur un point:
c'est que si l'envie nous reprenait de nous meler des affaires
Etat, le moment, je crois, serait venu.

-- Comment savez-vous cela, vous qui ne vous occupez pas de
politique?

-- Eh! mon Dieu! sans m'en occuper personnellement, je vis dans un
monde ou l'on s'en occupe. Tout en cultivant la poesie, tout en
faisant l'amour, je me suis lie avec M. Sarazin, qui est a
M. de Conti; avec M. Voiture qui est au coadjuteur, et avec
M. de Bois-Robert, qui, depuis qu'il n'est plus a M. le cardinal
de Richelieu, n'est a personne ou est a tout le monde, comme vous
voudrez; en sorte que le mouvement politique ne m'a pas tout a
fait echappe.

-- Je m'en doutais, dit d'Artagnan.

-- Au reste, mon cher, ne prenez tout ce que je vais vous dire que
pour parole de cenobite, d'homme qui parle comme un echo, en
repetant purement et simplement ce qu'il a entendu dire, reprit
Aramis. J'ai entendu dire que dans ce moment-ci le cardinal
Mazarin etait fort inquiet de la maniere dont marchaient les
choses. Il parait qu'on n'a pas pour ses commandements tout le
respect qu'on avait autrefois pour ceux de notre ancien
epouvantail, le feu cardinal, dont vous voyez ici le portrait;
car, quoi qu'on en ait dit, il faut convenir, mon cher, que
c'etait un grand homme.

-- Je ne vous contredirai pas la-dessus, mon cher Aramis, c'est
lui qui m'a fait lieutenant.

-- Ma premiere opinion avait ete tout entiere pour le cardinal: je
m'etais dit qu'un ministre n'est jamais aime, mais qu'avec le
genie qu'on accorde a celui-ci il finirait par triompher de ses
ennemis et par se faire craindre, ce qui, selon moi, vaut peut-
etre mieux encore que de se faire aimer.

D'Artagnan fit un signe de tete qui voulait dire qu'il approuvait
entierement cette douteuse maxime.

-- Voila donc, poursuivit Aramis, quelle etait mon opinion
premiere; mais comme je suis fort ignorant dans ces sortes de
matieres et que l'humilite dont je fais profession m'impose la loi
de ne pas m'en rapporter a mon propre jugement, je me suis
informe. Eh bien! mon cher ami...

-- Eh bien! quoi? demanda d'Artagnan.

-- Eh bien! reprit Aramis, il faut que je mortifie mon orgueil, il
faut que j'avoue que je m'etais trompe.

-- Vraiment?

-- Oui; je me suis informe, comme je vous disais, et voici ce que
m'ont repondu plusieurs personnes toutes differentes de gout et
d'ambition: M. de Mazarin n'est point un homme de genie, comme je
le croyais.

-- Bah! dit d'Artagnan.

-- Non. C'est un homme de rien, qui a ete domestique du cardinal
Bentivoglio, qui s'est pousse par l'intrigue; un parvenu, un homme
sans nom, qui ne fera en France qu'un chemin de partisan. Il
entassera beaucoup d'ecus, dilapidera fort les revenus du roi, se
paiera a lui-meme toutes les pensions que feu le cardinal de
Richelieu payait a tout le monde, mais ne gouvernera jamais par la
loi du plus fort, du plus grand ou du plus honore. Il parait en
outre qu'il n'est pas gentilhomme de manieres et de coeur, ce
ministre, et que c'est une espece de bouffon, de Pulcinello, de
Pantalon. Le connaissez-vous? Moi, je ne le connais pas.

-- Heu! fit d'Artagnan, il y a un peu de vrai dans ce que vous
dites.

-- Eh bien! vous me comblez d'orgueil, mon cher, si j'ai pu, grace
a certaine penetration vulgaire dont je suis doue, me rencontrer
avec un homme comme vous, qui vivez a la cour.

-- Mais vous m'avez parle de lui personnellement et non de son
parti et de ses ressources.

-- C'est vrai. Il a pour lui la reine.

-- C'est quelque chose, ce me semble.

-- Mais il n'a pas pour lui le roi.

-- Un enfant!

-- Un enfant qui sera majeur dans quatre ans.

-- C'est le present.

-- Oui, mais ce n'est pas l'avenir, et encore dans le present, il
n'a pour lui ni le parlement ni le peuple, c'est-a-dire l'argent;
il n'a pour lui ni la noblesse ni les princes, c'est-a-dire
l'epee.

D'Artagnan se gratta l'oreille, il etait force de s'avouer a lui-
meme que c'etait non seulement largement mais encore justement
pense.

-- Voyez, mon pauvre ami, si je suis toujours doue de ma
perspicacite ordinaire. Je vous dirai que peut-etre ai-je tort de
vous parler ainsi a coeur ouvert, car vous, vous me paraissez
pencher pour le Mazarin.

-- Moi! s'ecria d'Artagnan; moi! pas le moins du monde!

-- Vous parliez de mission.

-- Ai-je parle de mission? Alors j'ai eu tort. Non, je me suis dit
comme vous le dites: Voila les affaires qui s'embrouillent. Eh
bien! jetons la plume au vent, allons du cote ou le vent
l'emportera et reprenons la vie d'aventures. Nous etions quatre
chevaliers vaillants, quatre coeurs tendrement unis; unissons de
nouveau, non pas nos coeurs qui n'ont jamais ete separes, mais nos
fortunes et nos courages. L'occasion est bonne pour conquerir
quelque chose de mieux qu'un diamant.

-- Vous avez raison, d'Artagnan, toujours raison, continua Aramis,
et la preuve, c'est que j'avais eu la meme idee que vous;
seulement, a moi, qui n'ai pas votre nerveuse et feconde
imagination, elle m'avait ete suggeree; tout le monde a besoin
aujourd'hui d'auxiliaires; on m'a fait des propositions, il a
transperce quelque chose de nos fameuses prouesses d'autrefois, et
je vous avouerai franchement que le coadjuteur m'a fait parler.

-- M. de Gondy, l'ennemi du cardinal! s'ecria d'Artagnan.

-- Non, l'ami du roi, dit Aramis, l'ami du roi, entendez-vous! Eh
bien! il s'agirait de servir le roi, ce qui est le devoir d'un
gentilhomme.

-- Mais le roi est avec M. de Mazarin, mon cher!

-- De fait, pas de volonte; d'apparence, mais pas de coeur, et
voila justement le piege que les ennemis du roi tendent au pauvre
enfant.

-- Ah ca! mais c'est la guerre civile tout bonnement que vous me
proposez la, mon cher Aramis.

-- La guerre pour le roi.

-- Mais le roi sera a la tete de l'armee ou sera Mazarin.

-- Mais il sera de coeur dans l'armee que commandera
M. de Beaufort.

-- M. de Beaufort? il est a Vincennes.

-- Ai-je dit M. de Beaufort? dit Aramis; M. de Beaufort ou un
autre, M. de Beaufort ou M. le Prince.

-- Mais M. le Prince va partir pour l'armee, il est entierement au
cardinal.

-- Heu! heu! fit Aramis, ils ont quelques discussions ensemble
justement en ce moment-ci. Mais d'ailleurs, si ce n'est M. le
Prince, M. de Gondy...

-- Mais M. de Gondy va etre cardinal, on demande pour lui le
chapeau.

-- N'y a-t-il pas des cardinaux fort belliqueux? dit Aramis.
Voyez: voici autour de vous quatre cardinaux qui, a la tete des
armees, valaient bien M. de Guebriant et M. de Gassion.

-- Mais un general bossu!

-- Sous sa cuirasse on ne verra pas sa bosse. D'ailleurs,
souvenez-vous qu'Alexandre boitait et qu'Annibal etait borgne.

-- Voyez-vous de grands avantages dans ce parti? demanda
d'Artagnan.

-- J'y vois la protection de princes puissants.

-- Avec la proscription du gouvernement.

-- Annulee par les parlements et les emeutes.

-- Tout cela pourrait se faire, comme vous le dites, si l'on
parvenait a separer le roi de sa mere.

-- On y arrivera peut-etre.

-- Jamais! s'ecria d'Artagnan rentrant cette fois dans sa
conviction. J'en appelle a vous, Aramis, a vous qui connaissez
Anne d'Autriche aussi bien que moi. Croyez-vous que jamais elle
puisse oublier que son fils est sa surete, son palladium, le gage
de sa consideration, de sa fortune et de sa vie? Il faudrait
qu'elle passat avec lui du cote des princes en abandonnant
Mazarin; mais vous savez mieux que personne qu'il y a des raisons
puissantes pour qu'elle ne l'abandonne jamais.

-- Peut-etre avez-vous raison, dit Aramis reveur; ainsi je ne
m'engagerai pas.

-- Avec eux, dit d'Artagnan, mais avec moi?

-- Avec personne. Je suis pretre, qu'ai-je affaire de la
politique! je ne lis aucun breviaire; j'ai une petite clientele de
coquins d'abbes spirituels et de femmes charmantes; plus les
affaires se troubleront, moins mes escapades feront de bruit; tout
va donc a merveille sans que je m'en mele; et decidement, tenez,
cher ami, je ne m'en melerai pas.

-- Eh bien! tenez, mon cher, dit d'Artagnan, votre philosophie me
gagne, parole d'honneur, et je ne sais pas quelle diable de mouche
d'ambition m'avait pique; j'ai une espece de charge qui me
nourrit; je puis, a la mort de ce pauvre M. de Treville, qui se
fait vieux, devenir capitaine; c'est un fort joli baton de
marechal pour un cadet de Gascogne, et je sens que je me rattache
aux charmes du pain modeste mais quotidien: au lieu de courir les
aventures, eh bien! j'accepterai les invitations de Porthos,
j'irai chasser dans ses terres; vous savez qu'il a des terres,
Porthos?

-- Comment donc! je crois bien. Dix lieues de bois, de marais et
de vallees; il est seigneur du mont et de la plaine, et il plaide
pour droits feodaux contre l'eveque de Noyon.

-- Bon, dit d'Artagnan a lui-meme, voila ce que je voulais savoir;
Porthos est en Picardie.

Puis tout haut:

-- Et il a repris son ancien nom de du Vallon?

-- Auquel il a ajoute celui de Bracieux, une terre qui a ete
baronnie, par ma foi!

-- De sorte que nous verrons Porthos baron.

-- Je n'en doute pas. La baronne Porthos surtout est admirable.

Les deux amis eclaterent de rire.

-- Ainsi, reprit d'Artagnan, vous ne voulez pas passer au Mazarin?

-- Ni vous aux princes?

-- Non. Ne passons a personne, alors, et restons amis; ne soyons
ni cardinalistes ni frondeurs.

-- Oui, dit Aramis, soyons mousquetaires.

-- Meme avec le petit collet, reprit d'Artagnan.

-- Surtout avec le petit collet! s'ecria Aramis, c'est ce qui en
fait le charme.

-- Alors donc, adieu, dit d'Artagnan.

-- Je ne vous retiens pas, mon cher, dit Aramis, vu que je ne
saurais ou vous coucher, et que je ne puis decemment vous offrir
la moitie du hangar de Planchet.

-- D'ailleurs je suis a trois lieues a peine de Paris, les chevaux
sont reposes, et en moins d'une heure je serai rendu.

Et d'Artagnan se versa un dernier verre de vin.

-- A notre ancien temps! dit-il.

-- Oui, reprit Aramis, malheureusement c'est un temps passe...
_fugit irreparabile tempus ..._

-- Bah! dit d'Artagnan, il reviendra peut-etre. En tout cas, si
vous avez besoin de moi, rue Tiquetonne, hotel de_ La Chevrette._

-- Et moi au couvent des jesuites: de six heures du matin a huit
heures du soir, par la porte; de huit heures du soir a six heures
du matin, par la fenetre.

-- Adieu, mon cher.

-- Oh! je ne vous quitte pas ainsi, laissez-moi vous reconduire.

Et il prit son epee et son manteau.

-- Il veut s'assurer que je pars, dit en lui-meme d'Artagnan.

Aramis siffla Bazin, mais Bazin dormait dans l'antichambre sur les
restes de son souper, et Aramis fut force de le secouer par
l'oreille pour le reveiller.

Bazin etendit les bras, se frotta les yeux et essaya de se
rendormir.

-- Allons, allons, maitre dormeur, vite l'echelle.

-- Mais, dit Bazin en baillant a se demonter la machoire, elle est
restee a la fenetre, l'echelle.

-- L'autre, celle du jardinier: n'as-tu pas vu que d'Artagnan a eu
peine a monter et aura encore plus grand'peine a descendre?

D'Artagnan allait assurer Aramis qu'il descendrait fort bien,
lorsqu'il lui vint une idee; cette idee fit qu'il se tut.

Bazin poussa un profond soupir et sortit pour aller chercher
l'echelle. Un instant apres, une bonne et solide echelle de bois
etait posee contre la fenetre.

-- Allons donc, dit d'Artagnan, voila ce qui s'appelle un moyen de
communication, une femme monterait a une echelle comme celle-la.

Un regard percant d'Aramis sembla vouloir aller chercher la pensee
de son ami jusqu'au fond de son coeur, mais d'Artagnan soutint ce
regard avec un air d'admirable naivete.

D'ailleurs en ce moment il mettait le pied sur le premier echelon
de l'echelle et descendait.

En un instant il fut a terre. Quant a Bazin, il demeura a la
fenetre.

-- Reste la, dit Aramis, je reviens.

Tous deux s'acheminerent vers le hangar: a leur approche Planchet
sortit, tenant en bride les deux chevaux.

-- A la bonne heure, dit Aramis, voila un serviteur actif et
vigilant; ce n'est pas comme ce paresseux de Bazin, qui n'est plus
bon a rien depuis qu'il est homme Eglise Suivez-nous, Planchet;
nous allons en causant jusqu'au bout du village.

Effectivement, les deux amis traverserent tout le village en
causant de choses indifferentes; puis, aux dernieres maisons:

-- Allez donc, cher ami, dit Aramis, suivez votre carriere, la
fortune vous sourit, ne la laissez pas echapper; souvenez-vous que
c'est une courtisane, et traitez-la en consequence; quant a moi,
je reste dans mon humilite et dans ma paresse; adieu.

-- Ainsi, c'est bien decide, dit d'Artagnan, ce que je vous ai
offert ne vous agree point?

-- Cela m'agreerait fort, au contraire, dit Aramis, si j'etais un
homme comme un autre, mais, je vous le repete, en verite je suis
un compose de contrastes: ce que je hais aujourd'hui, je
l'adorerai demain, et _vice versa._ Vous voyez bien que je ne puis
m'engager comme vous, par exemple, qui avez des idees arretees.

-- Tu mens, sournois, se dit a lui-meme d'Artagnan: tu es le seul,
au contraire, qui saches choisir un but et qui y marches
obscurement.

-- Adieu donc, mon cher, continua Aramis, et merci de vos
excellentes intentions, et surtout des bons souvenirs que votre
presence a eveilles en moi.

Ils s'embrasserent. Planchet etait deja a cheval. D'Artagnan se
mit en selle a son tour, puis ils se serrerent encore une fois la
main. Les cavaliers piquerent leurs chevaux et s'eloignerent du
cote de Paris.

Aramis resta debout et immobile sur le milieu du pave jusqu'a ce
qu'il les eut perdus de vue.

Mais, au bout de deux cents pas, d'Artagnan s'arreta court, sauta
a terre, jeta la bride de son cheval au bras de Planchet, et prit
ses pistolets dans ses fontes, qu'il passa a sa ceinture.

-- Qu'avez-vous donc, monsieur? dit Planchet tout effraye.

-- J'ai que, si fin qu'il soit, dit d'Artagnan, il ne sera pas dit
que je serai sa dupe. Reste ici et ne bouge pas; seulement mets-
toi sur le revers du chemin et attends-moi.

A ces mots, d'Artagnan s'elanca de l'autre cote du fosse qui
bordait la route, et piqua a travers la plaine de maniere a
tourner le village. Il avait remarque entre la maison qu'habitait
madame de Longueville et le couvent des jesuites un espace vide
qui n'etait ferme que par une haie.

Peut-etre une heure auparavant eut-il eu de la peine a retrouver
cette haie, mais la lune venait de se lever, et quoique de temps
en temps elle fut couverte par des nuages, on y voyait, meme
pendant les obscurcies, assez clair pour retrouver son chemin.

D'Artagnan gagna donc la haie et se cacha derriere. En passant
devant la maison ou avait eu lieu la scene que nous avons
racontee, il avait remarque que la meme fenetre s'etait eclairee
de nouveau, et il etait convaincu qu'Aramis etait pas encore
rentre chez lui, et que, lorsqu'il y rentrerait, il n'y rentrerait
pas seul.

En effet, au bout d'un instant il entendit des pas qui
s'approchaient et comme un bruit de voix qui parlaient a demi bas.

Au commencement de la haie les pas s'arreterent.

D'Artagnan mit un genou en terre, cherchant la plus grande
epaisseur de la haie pour s'y cacher.

En ce moment deux hommes apparurent, au grand etonnement de
d'Artagnan; mais bientot son etonnement cessa, car il entendit
vibrer une voix douce et harmonieuse: l'un de ces deux hommes
etait une femme deguisee en cavalier.

-- Soyez tranquille, mon cher Rene, disait la voix douce, la meme
chose ne se renouvellera plus; j'ai decouvert une espece de
souterrain qui passe sous la rue, et nous n'aurons qu'a soulever
une des dalles qui sont devant la porte pour vous ouvrir une
sortie.

-- Oh! dit une autre voix que d'Artagnan reconnut pour celle
d'Aramis, je vous jure bien, princesse, que si notre renommee ne
dependait pas de toutes ces precautions, et que je n'y risquasse
que ma vie...

-- Oui, oui, je sais que vous etes brave et aventureux autant
qu'homme du monde; mais vous n'appartenez pas seulement a moi
seule, vous appartenez a tout notre parti. Soyez donc prudent,
soyez donc sage.

-- J'obeis toujours, madame, dit Aramis, quand on me sait
commander avec une voix si douce.

Il lui baisa tendrement la main.

-- Ah! s'ecria le cavalier a la voix douce.

-- Quoi? demanda Aramis.

-- Mais ne voyez-vous pas que le vent a enleve mon chapeau?

Et Aramis s'elanca apres le feutre fugitif. D'Artagnan profita de
la circonstance pour chercher un endroit de la haie moins touffu
qui laissat son regard penetrer librement jusqu'au problematique
cavalier. En ce moment, justement, la lune, curieuse peut-etre
comme l'officier, sortait de derriere un nuage, et, a sa clarte
indiscrete, d'Artagnan reconnut les grands yeux bleus, les cheveux
d'or et la noble tete de la duchesse de Longueville.

Aramis revint en riant un chapeau sur la tete et un a la main, et
tous deux continuerent leur chemin vers le couvent des jesuites.

-- Bon! dit d'Artagnan en se relevant et en brossant son genou,
maintenant je te tiens, tu es frondeur et amant de madame de
Longueville.


XII. M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds

Grace aux informations prises aupres d'Aramis, d'Artagnan, qui
savait deja que Porthos, de son nom de famille, s'appelait du
Vallon, avait appris que, de son nom de terre, il s'appelait de
Bracieux, et qu'a cause de cette terre de Bracieux il etait en
proces avec l'eveque de Noyon.

C'etait donc dans les environs de Noyon qu'il devait aller
chercher cette terre, c'est-a-dire sur la frontiere de l'Ile-de-
France et de la Picardie.

Son itineraire fut promptement arrete: il irait jusqu'a Dammartin,
ou s'embranchent deux routes, l'une qui va a Soissons, l'autre a
Compiegne; la il s'informerait de la terre de Bracieux, et selon
la reponse il suivrait tout droit ou prendrait a gauche.

Planchet, qui n'etait pas encore bien rassure a l'endroit de son
escapade, declara qu'il suivrait d'Artagnan jusqu'au bout du
monde, prit-il tout droit, ou prit-il a gauche. Seulement il
supplia son ancien maitre de partir le soir, l'obscurite
presentant plus de garanties. D'Artagnan lui proposa alors de
prevenir sa femme pour la rassurer au moins sur son sort; mais
Planchet repondit avec beaucoup de sagacite qu'il etait bien
certain que sa femme ne mourrait point d'inquietude de ne pas
savoir ou il etait, tandis que, connaissant l'incontinence de
langue dont elle etait atteinte, lui, Planchet, mourrait
d'inquietude si elle le savait.

Ces raisons parurent si bonnes a d'Artagnan, qu'il 'insista pas
davantage, et que, vers les huit heures du soir, au moment ou la
brume commencait a s'epaissir dans les rues, il partit de l'hotel
de _La Chevrette_, et, suivi de Planchet, sortit de la capitale
par la porte Saint-Denis.

A minuit, les deux voyageurs etaient a Dammartin.

C'etait trop tard pour prendre des renseignements. L'hote du
_Cygne de la Croix_ etait couche. D'Artagnan remit donc la chose
au lendemain.

Le lendemain il fit venir l'hote. C'etait un de ces ruses Normands
qui ne disent ni oui ni non, et qui croient toujours qu'ils se
compromettent en repondant directement a la question qu'on leur
fait; seulement, ayant cru comprendre qu'il devait suivre tout
droit, d'Artagnan se remit en marche sur ce renseignement assez
equivoque. A neuf heures du matin, il etait a Nanteuil; la il
s'arreta pour dejeuner.

Cette fois, l'hote etait un franc et bon Picard qui, reconnaissant
dans Planchet un compatriote, ne fit aucune difficulte pour lui
donner les renseignements qu'il desirait. La terre de Bracieux
etait a quelques lieues de Villers-Cotterets.

D'Artagnan connaissait Villers-Cotterets pour y avoir suivi deux
ou trois fois la cour, car a cette epoque Villers-Cotterets etait
une residence royale. Il s'achemina donc vers cette ville, et
descendit a son hotel ordinaire, c'est-a-dire au _Dauphin d'or._

La les renseignements furent des plus satisfaisants. Il apprit que
la terre de Bracieux etait situee a quatre lieues de cette ville,
mais que ce n'etait point la qu'il fallait chercher Porthos.
Porthos avait eu effectivement des demeles avec l'eveque de Noyon
a propos de la terre de Pierrefonds, qui limitait la sienne, et,
ennuye de tous ces demeles judiciaires auxquels il ne comprenait
rien, il avait, pour en finir, achete Pierrefonds, de sorte qu'il
avait ajoute ce nouveau nom a ses anciens noms. Il s'appelait
maintenant du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, et demeurait dans
sa nouvelle propriete. A defaut d'autre illustration, Porthos
visait evidemment a celle du marquis de Carabas.

Il fallait encore attendre au lendemain, les chevaux avaient fait
dix lieues dans leur journee et etaient fatigues. On aurait pu en
prendre d'autres, il est vrai, mais il y avait toute une grande
foret a traverser, et Planchet, on se le rappelle, n'aimait pas
les forets la nuit.

Il y avait une chose encore que Planchet n'aimait pas, c'etait de
se mettre en route a jeun: aussi en se reveillant, d'Artagnan
trouva-t-il son dejeuner tout pret. Il n'y avait pas moyen de se
plaindre d'une pareille attention. Aussi d'Artagnan se mit-il a
table; il va sans dire que Planchet, en reprenant ses anciennes
fonctions, avait repris son ancienne humilite et n'etait pas plus
honteux de manger les restes de d'Artagnan que ne l'etaient madame
de Motteville et madame du Fargis de ceux d'Anne d'Autriche.

On ne put donc partir que vers les huit heures. Il n'y avait pas a
se tromper, il fallait suivre la route qui mene de Villers-
Cotterets a Compiegne, et en sortant du bois prendre a droite.

Il faisait une belle matinee de printemps, les oiseaux chantaient
dans les grands arbres, de larges rayons de soleil passaient a
travers les clairieres et semblaient des rideaux de gaze doree.

En d'autres endroits, la lumiere percait a peine la voute epaisse
des feuilles, et les pieds des vieux chenes, que rejoignaient
precipitamment, a la vue des voyageurs, les ecureuils agiles,
etaient plonges dans l'ombre. Il sortait de toute cette nature
matinale un parfum d'herbes, de fleurs et de feuilles qui
rejouissait le coeur. D'Artagnan, lasse de l'odeur fetide de
Paris, se disait a lui-meme que lorsqu'on portait trois noms de
terre embroches les uns aux autres, on devait etre bien heureux
dans un pareil paradis; puis il secouait la tete en disant: "Si
j'etais Porthos et que d'Artagnan me vint faire la proposition que
je vais faire a Porthos, je sais bien ce que je repondrais a
d'Artagnan."

Quant a Planchet, il ne pensait a rien, il digerait.

A la lisiere du bois, d'Artagnan apercut le chemin indique, et au
bout du chemin les tours d'un immense chateau feodal.

-- Oh! oh! murmura-t-il, il me semblait que ce chateau appartenait
a l'ancienne branche d'Orleans; Porthos en aurait-il traite avec
le duc de Longueville?

-- Ma foi, monsieur, dit Planchet, voici des terres bien tenues;
et si elles appartiennent a M. Porthos, je lui en ferai mon
compliment.

-- Peste, dit d'Artagnan, ne va pas l'appeler Porthos, ni meme du
Vallon; appelle-le de Bracieux ou de Pierrefonds. Tu me ferais
manquer mon ambassade.

A mesure qu'il approchait du chateau qui avait d'abord attire ses
regards, d'Artagnan comprenait que ce n'etait point la que pouvait
habiter son ami: les tours, quoique solides et paraissant baties
d'hier, etaient ouvertes et comme eventrees. On eut dit que
quelque geant les avait fendues a coup de hache.

Arrive a l'extremite du chemin, d'Artagnan se trouva dominer une
magnifique vallee, au fond de laquelle on voyait dormir un
charmant petit lac au pied de quelques maisons eparses ca et la et
qui semblaient, humbles et couvertes les unes de tuile et les
autres de chaume, reconnaitre pour seigneur suzerain un joli
chateau bati vers le commencement du regne de Henri IV, que
surmontaient des girouettes seigneuriales.

Cette fois, d'Artagnan ne douta pas qu'il fut en vue de la demeure
de Porthos.

Le chemin conduisait droit a ce joli chateau, qui etait a son
aieul le chateau de la montagne ce qu'un petit-maitre de la
coterie de M. le duc d'Enghien etait a un chevalier barde de fer
du temps de Charles VII; d'Artagnan mit son cheval au trot et
suivit le chemin, Planchet regla le pas de son coursier sur celui
de son maitre.

Au bout de dix minutes, d'Artagnan se trouva a l'extremite d'une
allee regulierement plantee de beaux peupliers, et qui aboutissait
a une grille de fer dont les piques et les bandes transversales
etaient dorees. Au milieu de cette avenue se tenait une espece de
seigneur habille de vert et dore comme la grille, lequel etait a
cheval sur un gros roussin. A sa droite et a sa gauche etaient
deux valets galonnes sur toutes les coutures; bon nombre de
croquants assembles lui rendaient des hommages fort respectueux.

-- Ah! se dit d'Artagnan, serait-ce la le seigneur du Vallon de
Bracieux de Pierrefonds? Eh! mon Dieu! comme il est recroqueville
depuis qu'il ne s'appelle plus Porthos!

-- Ce ne peut etre lui, dit Planchet repondant a ce que d'Artagnan
s'etait dit a lui-meme. M. Porthos avait pres de six pieds, et
celui-la en a cinq a peine.

-- Cependant, reprit d'Artagnan, on salue bien bas ce monsieur.

A ces mots, d'Artagnan piqua vers le roussin, l'homme considerable
et les valets. A mesure qu'il approchait, il lui semblait
reconnaitre les traits du personnage.

-- Jesus Dieu! monsieur, dit Planchet, qui de son cote croyait le
reconnaitre, serait-il donc possible que ce fut lui?

A cette exclamation, l'homme a cheval se retourna lentement et
d'un air fort noble, et les deux voyageurs purent voir briller
dans tout leur eclat les gros yeux, la trogne vermeille et le
sourire si eloquent de Mousqueton.

En effet, c'etait Mousqueton, Mousqueton gras a lard, croulant de
bonne sante, bouffi de bien-etre, qui, reconnaissant d'Artagnan,
tout au contraire de cet hypocrite de Bazin, se laissa glisser de
son roussin par terre et s'approcha chapeau bas vers l'officier;
de sorte que les hommages de l'assemblee firent un quart de
conversion vers ce nouveau soleil qui eclipsait l'ancien.

-- Monsieur d'Artagnan, monsieur d'Artagnan, repetait dans ses
joues enormes Mousqueton tout suant d'allegresse, monsieur
d'Artagnan! Oh! quelle joie pour mon seigneur et maitre du Vallon
de Bracieux de Pierrefonds!

-- Ce bon Mousqueton! Il est donc ici, ton maitre?

-- Vous etes sur ses domaines.

-- Mais, comme te voila beau, comme te voila gras, comme te voila
fleuri! continuait d'Artagnan infatigable a detailler les
changements que la bonne fortune avait apportes chez l'ancien
affame.

-- Eh! oui, dieu merci! monsieur, dit Mousqueton, je me porte
assez bien.

-- Mais ne dis-tu donc rien a ton ami Planchet?

-- A mon ami Planchet! Planchet, serait-ce toi par hasard? s'ecria
Mousqueton les bras ouverts et des larmes plein les yeux.

-- Moi-meme, dit Planchet toujours prudent, mais je voulais savoir
si tu n'etais pas devenu fier.

-- Devenu fier avec un ancien ami! Jamais, Planchet. Tu n'as pas
pense cela ou tu ne connais pas Mousqueton.

-- A la bonne heure! dit Planchet en descendant de son cheval et
en tendant a son tour les bras a Mousqueton: ce n'est pas comme
cette canaille de Bazin, qui m'a laisse deux heures sous un hangar
sans meme faire semblant de me reconnaitre.

Et Planchet et Mousqueton s'embrasserent avec une effusion qui
toucha fort les assistants et qui leur fit croire que Planchet
etait quelque seigneur deguise, tant ils appreciaient a sa plus
haute valeur la position de Mousqueton.

-- Et maintenant, monsieur, dit Mousqueton lorsqu'il se fut
debarrasse de l'etreinte de Planchet, qui avait inutilement essaye
de joindre ses mains derriere le dos de son ami; et maintenant,
monsieur, permettez-moi de vous quitter, car je ne veux pas que
mon maitre apprenne la nouvelle de votre arrivee par d'autres que
par moi; il ne me pardonnerait pas de m'etre laisse devancer.

-- Ce cher ami, dit d'Artagnan, evitant de donner a Porthos ni son
ancien ni son nouveau nom, il ne m'a donc pas oublie!

-- Oublie! lui! s'ecria Mousqueton, c'est-a-dire, monsieur, qu'il
n'y a pas de jour que nous ne nous attendions a apprendre que vous
etiez nomme marechal, ou en place de M. de Gassion, ou en place de
M. de Bassompierre.

D'Artagnan laissa errer sur ses levres un de ces rares sourires
melancoliques qui avaient survecu dans le plus profond de son
coeur au desenchantement de ses jeunes annees.

-- Et vous, manants, continua Mousqueton, demeurez pres de M. le
comte d'Artagnan, et faites-lui honneur de votre mieux, tandis que
je vais prevenir monseigneur de son arrivee.

Et remontant, aide de deux ames charitables, sur son robuste
cheval, tandis que Planchet, plus ingambe, remontait tout seul sur
le sien, Mousqueton prit sur le gazon de l'avenue un petit galop
qui temoignait encore plus en faveur des reins que des jambes du
quadrupede.

-- Ah ca! mais voila qui s'annonce bien! dit d'Artagnan; pas de
mystere, pas de manteau, pas de politique par ici; on rit a gorge
deployee, on pleure de joie, je ne vois que des visages larges
d'une aune; en verite, il me semble que la nature elle-meme est en
fete, que les arbres, au lieu de feuilles et de fleurs, sont
couverts de petits rubans verts et roses.

-- Et moi, dit Planchet, il me semble que je sens d'ici la plus
delectable odeur de roti, que je vois des marmitons se ranger en
haie pour nous voir passer. Ah, monsieur! quel cuisinier doit
avoir M. de Pierrefonds, lui qui aimait deja tant et si bien
manger quand il ne s'appelait encore que M. Porthos!

-- Halte-la! dit d'Artagnan: tu me fais peur. Si la realite repond
aux apparences, je suis perdu. Un homme si heureux ne sortira
jamais de son bonheur, et je vais echouer pres de lui comme j'ai
echoue pres d'Aramis.


XIII. Comment d'Artagnan s'apercut, en retrouvant Porthos, que la
fortune ne fait pas le bonheur

D'Artagnan franchit la grille et se trouva en face du chateau; il
mettait pied a terre quand une sorte de geant apparut sur le
perron. Rendons cette justice a d'Artagnan, qu'a part tout
sentiment d'egoisme le coeur lui battit avec joie a l'aspect de
cette haute taille et de cette figure martiale qui lui rappelaient
un homme brave et bon.

Il courut a Porthos et se precipita dans ses bras; toute la
valetaille, rangee en cercle a distance respectueuse, regardait
avec une humble curiosite. Mousqueton, au premier rang, s'essuya
les yeux, le pauvre garcon n'avait pas cesse de pleurer de joie
depuis qu'il avait reconnu d'Artagnan et Planchet.

Porthos prit son ami par le bras.

-- Ah! quelle joie de vous revoir, cher d'Artagnan, s'ecria-t-il
d'une voix qui avait tourne du baryton a la basse; vous ne m'avez
donc pas oublie, vous?

-- Vous oublier! ah! cher du Vallon, oublie-t-on les plus beaux
jours de sa jeunesse et ses amis devoues, et les perils affrontes
ensemble! mais c'est-a-dire qu'en vous revoyant il n'y a pas un
instant de notre ancienne amitie qui ne se presente a ma pensee.

-- Oui, oui, dit Porthos en essayant de redonner a sa moustache ce
pli coquet qu'elle avait perdu dans la solitude, oui, nous en
avons fait de belles dans notre temps, et nous avons donne du fil
a retordre a ce pauvre cardinal.

Et il poussa un soupir. D'Artagnan le regarda.

-- En tout cas, continua Porthos d'un ton languissant, soyez le
bienvenu, cher ami, vous m'aiderez a retrouver ma joie; nous
courrons demain le lievre dans ma plaine, qui est superbe, ou le
chevreuil dans mes bois, qui sont fort beaux: j'ai quatre levriers
qui passent pour les plus legers de la province, et une meute qui
n'a point sa pareille a vingt lieues a la ronde.

Et Porthos poussa un second soupir.

-- Oh, oh! se dit d'Artagnan tout bas, mon gaillard serait-il
moins heureux qu'il n'en a l'air?

Puis tout haut:

-- Mais avant tout, dit-il, vous me presenterez a madame du
Vallon, car je me rappelle certaine lettre d'obligeante invitation
que vous avez bien voulu m'ecrire, et au bas de laquelle elle
avait bien voulu ajouter quelques lignes.

Troisieme soupir de Porthos.

-- J'ai perdu madame du Vallon il y a deux ans, dit-il, et vous
m'en voyez encore tout afflige. C'est pour cela que j'ai quitte
mon chateau du Vallon pres de Corbeil, pour venir habiter ma terre
de Bracieux, changement qui m'a amene a acheter celle-ci. Pauvre
madame du Vallon, continua Porthos en faisant une grimace de
regret; ce n'etait pas une femme d'un caractere fort egal, mais
elle avait fini cependant par s'accoutumer a mes facons et par
accepter mes petites volontes.

-- Ainsi, vous etes riche et libre? dit d'Artagnan.

-- Helas! dit Porthos, je suis veuf et j'ai quarante mille livres
de rente. Allons dejeuner, voulez-vous?

-- Je le veux fort, dit d'Artagnan; l'air du matin m'a mis en
appetit.

-- Oui, dit Porthos, mon air est excellent.

Ils entrerent dans le chateau; ce n'etaient que dorures du haut en
bas, les corniches etaient dorees, les moulures etaient dorees,
les bois des fauteuils etaient dores.

Une table toute servie attendait.

-- Vous voyez, dit Porthos, c'est mon ordinaire.

-- Peste, dit d'Artagnan, je vous en fais mon compliment: le roi
n'en a pas un pareil.

-- Oui, dit Porthos, j'ai entendu dire qu'il etait fort mal nourri
par M. de Mazarin. Goutez cette cotelette, mon cher d'Artagnan,
c'est de mes moutons.

-- Vous avez des moutons fort tendres, dit d'Artagnan, et je vous
en felicite.

-- Oui, on les nourrit dans mes prairies qui sont excellentes.

-- Donnez-m'en encore.

-- Non; prenez plutot de ce lievre que j'ai tue hier dans une de
mes garennes.

-- Peste! quel gout! dit d'Artagnan. Ah ca! vous ne les nourrissez
donc que de serpolet, vos lievres?

-- Et que pensez-vous de mon vin? dit Porthos; il est agreable,
n'est-ce pas?

-- Il est charmant.

-- C'est cependant du vin du pays.

-- Vraiment!

-- Oui, un petit versant au midi, la-bas sur ma montagne; il
fournit vingt muids.

-- Mais c'est une veritable vendange, cela!

Porthos soupira pour la cinquieme fois. D'Artagnan avait compte
les soupirs de Porthos.

-- Ah ca! mais, dit-il curieux d'approfondir le probleme, on
dirait, mon cher ami, que quelque chose vous chagrine. Seriez-vous
souffrant, par hasard?... Est-ce que cette sante...

-- Excellente, mon cher, meilleure que jamais; je tuerais un boeuf
d'un coup de poing.

-- Alors, des chagrins de famille...

-- De famille! par bonheur que je n'ai que moi au monde.

-- Mais alors qu'est-ce donc qui vous fait soupirer?

-- Mon cher, dit Porthos, je serai franc avec vous: je ne suis pas
heureux.

-- Vous, pas heureux, Porthos! vous qui avez un chateau, des
prairies, des montagnes, des bois; vous qui avez quarante mille
livres de rente, enfin, vous n'etes pas heureux?

-- Mon cher, j'ai tout cela, c'est vrai, mais je suis seul au
milieu de tout cela.

-- Ah! je comprends: vous etes entoure de croquants que vous ne
pouvez pas voir sans deroger.

Porthos palit legerement, et vida un enorme verre de son petit vin
du versant.

-- Non pas, dit-il, au contraire; imaginez-vous que ce sont des
hobereaux qui ont tous un titre quelconque et pretendent remonter
a Pharamond, a Charlemagne, ou tout au moins a Hugues Capet. Dans
le commencement, j'etais le dernier venu, par consequent j'ai du
faire les avances, je les ai faites; mais vous le savez, mon cher,
madame du Vallon...

Porthos, en disant ces mots, parut avaler avec peine sa salive.

-- Madame du Vallon, reprit-il, etait de noblesse douteuse, elle
avait, en premieres noces (je crois, d'Artagnan, ne vous apprendre
rien de nouveau), epouse un procureur. Ils trouverent cela
nauseabond. Ils ont dit nauseabond. Vous comprenez, c'etait un mot
a faire tuer trente mille hommes. J'en ai tue deux; cela a fait
taire les autres, mais ne m'a pas rendu leur ami. De sorte que je
n'ai plus de societe, que je vis seul, que je m'ennuie, que je me
ronge.

D'Artagnan sourit; il voyait le defaut de la cuirasse, et il
appretait le coup.

-- Mais enfin, dit-il, vous etes par vous-meme, et votre femme ne
peut vous defaire.

-- Oui, mais vous comprenez, n'etant pas de noblesse historique
comme les Coucy, qui se contentaient d'etre sires, et les Rohan,
qui ne voulaient pas etre ducs, tous ces gens-la, qui sont tous ou
vicomtes ou comtes, ont le pas sur moi, a l'eglise, dans les
ceremonies, partout, et je n'ai rien a dire. Ah! si j'etais
seulement...

-- Baron? n'est-ce pas? dit d'Artagnan achevant la phrase de son
ami.

-- Ah! s'ecria Porthos dont les traits s'epanouirent, ah! si
j'etais baron!

-- Bon! pensa d'Artagnan, je reussirai ici.

Puis tout haut:

-- Eh bien! cher ami, c'est ce titre que vous souhaitez que je
viens vous apporter aujourd'hui.

Porthos fit un bond qui ebranla toute la salle; deux ou trois
bouteilles en perdirent l'equilibre et roulerent a terre, ou elles
furent brisees. Mousqueton accourut au bruit, et l'on apercut a la
perspective Planchet la bouche pleine et la serviette a la main.

-- Monseigneur m'appelle? demanda Mousqueton.

Porthos fit signe de la main a Mousqueton de ramasser les eclats
de bouteilles.

-- Je vois avec plaisir, dit d'Artagnan, que vous avez toujours ce
brave garcon.

-- Il est mon intendant, dit Porthos.

Puis haussant la voix:

-- Il a fait ses affaires, le drole, on voit cela; mais, continua-
t-il plus bas, il m'est attache et ne me quitterait pour rien au
monde.

-- Et il l'appelle monseigneur, pensa d'Artagnan.

-- Sortez, Mouston, dit Porthos.

-- Vous dites Mouston? Ah! oui! par abreviation: Mousqueton etait
trop long a prononcer.

-- Oui, dit Porthos, et puis cela sentait son marechal des logis
d'une lieue. Mais nous parlions affaire quand ce drole est entre.

-- Oui, dit d'Artagnan; cependant remettons la conversation a plus
tard, vos gens pourraient soupconner quelque chose; il y a peut-
etre des espions dans le pays. Vous devinez, Porthos, qu'il s'agit
de choses serieuses.

Peste! dit Porthos. Eh bien! pour faire la digestion promenons-
nous dans mon parc.

-- Volontiers.

Et comme tous deux avaient suffisamment dejeune, ils commencerent
a faire le tour d'un jardin magnifique; des allees de marronniers
et de tilleuls enfermaient un espace de trente arpents au moins;
au bout de chaque quinconce bien fourre de taillis et d'arbustes,
on voyait courir des lapins disparaissant dans les glandees et se
jouant dans les hautes herbes.

-- Ma foi, dit d'Artagnan, le parc correspond a tout le reste; et
s'il y a autant de poissons dans votre etang que de lapins dans
vos garennes, vous etes un homme heureux, mon cher Porthos, pour
peu que vous ayez conserve le gout de la chasse et acquis celui de
la peche.

-- Mon ami, dit Porthos, je laisse la peche a Mousqueton, c'est un
plaisir de roturier; mais je chasse quelquefois; c'est-a-dire que
quand je m'ennuie, je m'assieds sur un de ces bancs de marbre, je
me fais apporter mon fusil, je me fais amener Gredinet, mon chien
favori, et je tire des lapins.

-- Mais c'est fort divertissant! dit d'Artagnan.

-- Oui, repondit Porthos avec un soupir, c'est fort divertissant.

D'Artagnan ne les comptait plus.

-- Puis, ajouta Porthos, Gredinet va les chercher et les porte
lui-meme au cuisinier; il est dresse a cela.

-- Ah! la charmante petite bete! dit d'Artagnan.

-- Mais, reprit Porthos, laissons la Gredinet, que je vous
donnerai si vous en avez envie, car je commence a m'en lasser, et
revenons a notre affaire.

-- Volontiers, dit d'Artagnan; seulement je vous previens, cher
ami, pour que vous ne disiez pas que je vous ai pris en traitre,
qu'il faudra bien changer d'existence.

-- Comment cela?

-- Reprendre le harnais, ceindre l'epee, courir les aventures,
laisser, comme dans le temps passe, un peu de sa chair par les
chemins; vous savez, la maniere d'autrefois, enfin.

-- Ah diable! fit Porthos.

-- Oui, je comprends, vous vous etes gate, cher ami; vous avez
pris du ventre, et le poignet n'a plus cette elasticite dont les
gardes de M. le cardinal ont eu tant de preuves.

-- Ah! le poignet est encore bon, je vous le jure, dit Porthos en
etendant une main pareille a une epaule de mouton.

-- Tant mieux.

-- C'est donc la guerre qu'il faut que nous fassions?

-- Eh! mon Dieu, oui!

-- Et contre qui?

-- Avez-vous suivi la politique, mon ami?

-- Moi! pas le moins du monde.

-- Alors, etes-vous pour le Mazarin ou pour les princes?

-- Moi, je ne suis pour personne.

-- C'est-a-dire que vous etes pour nous. Tant mieux, Porthos,
c'est la bonne position pour faire ses affaires. Eh bien, mon
cher, je vous dirai que je viens de la part du cardinal.

Ce mot fit son effet sur Porthos, comme si on eut encore ete en
1640 et qu'il se fut agi du vrai cardinal.

-- Oh, oh! dit-il, que me veut Son Eminence?

-- Son Eminence veut vous avoir a son service.

-- Et qui lui a parle de moi?

-- Rochefort. Vous rappelez-vous?

-- Oui, pardieu! celui qui nous a donne tant d'ennui dans le temps
et qui nous a fait tant courir par les chemins, le meme a qui vous
avez fourni successivement trois coups d'epee, qu'il n'a pas
voles, au reste.

-- Mais vous savez qu'il est devenu notre ami? dit d'Artagnan.

-- Non, je ne le savais pas. Ah! il n'a pas de rancune!

-- Vous vous trompez, Porthos, dit d'Artagnan a son tour: c'est
moi qui n'en ai pas.

Porthos ne comprit pas tres bien; mais, on se le rappelle, la
comprehension n'etait pas son fort.

-- Vous dites donc, continua-t-il, que c'est le comte de Rochefort
qui a parle de moi au cardinal?

-- Oui, et puis la reine.

-- Comment, la reine?

-- Pour nous inspirer confiance, elle lui a meme remis le fameux
diamant, vous savez, que j'avais vendu a M. des Essarts, et qui,
je ne sais comment, est rentre en sa possession.

-- Mais il me semble, dit Porthos avec son gros bon sens, qu'elle
eut mieux fait de le remettre a vous.

-- C'est aussi mon avis, dit d'Artagnan; mais que voulez-vous! les
rois et les reines ont quelquefois de singuliers caprices. Au bout
du compte, comme ce sont eux qui tiennent les richesses et les
honneurs, qui distribuent l'argent et les titres, on leur est
devoue.

-- Oui, on leur est devoue! dit Porthos. Alors vous etes donc
devoue, dans ce moment-ci?...

-- Au roi, a la reine et au cardinal, et j'ai de plus repondu de
votre devouement.

-- Et vous dites que vous avez fait certaines conditions pour moi?

-- Magnifiques, mon cher, magnifiques! D'abord vous avez de
l'argent, n'est-ce pas? Quarante mille livres de rente, vous me
l'avez dit.

Porthos entra en defiance.

-- Eh! mon ami, lui dit-il, on n'a jamais trop d'argent. Madame du
Vallon a laisse une succession embrouillee; je ne suis pas grand
clerc, moi, en sorte que je vis un peu au jour le jour.

-- Il a peur que je ne sois venu pour lui emprunter de l'argent,
pensa d'Artagnan. Ah! mon ami, dit-il tout haut, tant mieux si
vous etes gene!

-- Comment, tant mieux? dit Porthos.

-- Oui, car Son Eminence donnera tout ce que l'on voudra, terres,
argent et titres.

-- Ah! ah! ah! fit Porthos ecarquillant les yeux a ce dernier mot.

-- Sous l'autre cardinal, continua d'Artagnan, nous n'avons pas su
profiter de la fortune; c'etait le cas pourtant; je ne dis pas
cela pour vous qui avez vos quarante mille livres de rente, et qui
me paraissez l'homme le plus heureux de la terre.

Porthos soupira.

-- Toutefois, continua d'Artagnan, malgre vos quarante mille
livres de rente, et peut-etre meme a cause de vos quarante mille
livres de rente, il me semble qu'une petite couronne ferait bien
sur votre carrosse. Eh! eh!

-- Mais oui, dit Porthos.

-- Eh bien! mon cher, gagnez-la; elle est au bout de votre epee.
Nous ne nous nuirons pas. Votre but a vous, c'est un titre; mon
but, a moi, c'est de l'argent. Que j'en gagne assez pour faire
reconstruire Artagnan, que mes ancetres appauvris par les
croisades ont laisse tomber en ruine depuis ce temps, et pour
acheter une trentaine d'arpents de terre autour, c'est tout ce
qu'il faut; je m'y retire, et j'y meurs tranquille.

-- Et moi, dit Porthos, je veux etre baron.

-- Vous le serez.

-- Et n'avez-vous donc point pense aussi a nos autres amis?
demanda Porthos.

-- Si fait, j'ai vu Aramis.

-- Et que desire-t-il, lui? d'etre eveque?

-- Aramis, dit d'Artagnan, qui ne voulait pas desenchanter
Porthos; Aramis, imaginez-vous, mon cher, qu'il est devenu moine
et jesuite, qu'il vit comme un ours: il renonce a tout, et ne
pense qu'a son salut. Mes offres n'ont pu le decider.

-- Tant pis! dit Porthos, il avait de l'esprit. Et Athos?

-- Je ne l'ai pas encore vu, mais j'irai le voir en vous quittant.
Savez-vous ou je le trouverai, lui?

-- Pres de Blois, dans une petite terre qu'il a heritee, je ne
sais de quel parent.

-- Et qu'on appelle?

-- Bragelonne. Comprenez-vous, mon cher, Athos qui etait noble
comme l'empereur et qui herite d'une terre qui a titre de comte!
que fera-t-il de tous ces comtes-la? Comte de la Fere, comte de
Bragelonne?

-- Avec cela qu'il n'a pas d'enfants, dit d'Artagnan.

-- Heu! fit Porthos, j'ai entendu dire qu'il avait adopte un jeune
homme qui lui ressemble par le visage.

-- Athos, notre Athos, qui etait vertueux comme Scipion? l'avez-
vous revu?

-- Non.

-- Eh bien! j'irai demain lui porter de vos nouvelles. J'ai peur,
entre nous, que son penchant pour le vin ne l'ait fort vieilli et
degrade.

-- Oui, dit Porthos, c'est vrai; il buvait beaucoup.

-- Puis c'etait notre aine a tous, dit d'Artagnan.

-- De quelques annees seulement, reprit Porthos; son air grave le
vieillissait beaucoup.

-- Oui, c'est vrai. Donc, si nous avons Athos, ce sera tant mieux:
si nous ne l'avons pas, eh bien! nous nous en passerons. Nous en
valons bien douze a nous deux.

-- Oui, dit Porthos souriant au souvenir de ses anciens exploits;
mais a nous quatre nous en aurions valu trente-six; d'autant plus
que le metier sera dur, a ce que vous dites.

-- Dur pour des recrues, oui; mais pour nous, non.

-- Sera-ce long?

-- Dame! cela pourra durer trois ou quatre ans.

-- Se battra-t-on beaucoup?

-- Je l'espere.

-- Tant mieux, au bout du compte, tant mieux! s'ecria Porthos:
vous n'avez point idee, mon cher, combien les os me craquent
depuis que je suis ici! Quelquefois le dimanche, en sortant de la
messe, je cours a cheval dans les champs et sur les terres des
voisins pour rencontrer quelque bonne petite querelle, car je sens
que j'en ai besoin; mais rien, mon cher! Soit qu'on me respecte,
soit qu'on ne craigne, ce qui est bien plus probable, on me laisse
fouler les luzernes avec mes chiens, passer sur le ventre a tout
le monde, et je reviens, plus ennuye, voila tout. Au moins, dites-
moi, se bat-on un peu plus facilement a Paris?

-- Quant a cela, mon cher, c'est charmant; plus d'edits, plus de
gardes du cardinal, plus de Jussac ni d'autres limiers. Mon Dieu!
voyez-vous, sous une lanterne, dans une auberge, partout; etes-
vous frondeur, on degaine et tout est dit. M. de Guise a tue
M. de Coligny en pleine place Royale, et il n'en a rien ete.

-- Ah! voila qui va bien, alors, dit Porthos.

-- Et puis avant peu, continua d'Artagnan, nous aurons des
batailles rangees, du canon, des incendies, ce sera tres varie.

-- Alors, je me decide.

-- J'ai donc votre parole?

-- Oui, c'est dit. Je frapperai d'estoc et de taille pour Mazarin.
Mais...

-- Mais?

-- Mais il me fera baron.

-- Eh pardieu! dit d'Artagnan, c'est arrete d'avance; je vous l'ai
dit et je vous le repete, je reponds de votre baronnie.

Sur cette promesse, Porthos, qui n'avait jamais doute de la parole
de son ami, reprit avec lui le chemin du chateau.


XIV. Ou il est demontre que, si Porthos etait mecontent de son
etat, Mousqueton etait fort satisfait du sien

Tout en revenant vers le chateau et tandis que Porthos nageait
dans ses reves de baronnie, d'Artagnan reflechissait a la misere
de cette pauvre nature humaine, toujours mecontente de ce qu'elle
a, toujours desireuse de ce qu'elle n'a pas. A la place de
Porthos, d'Artagnan se serait trouve l'homme le plus heureux de la
terre, et pour que Porthos fut heureux, il lui manquait, quoi?
cinq lettres a mettre avant tous ses noms et une petite couronne a
faire peindre sur les panneaux de sa voiture.

-- Je passerai donc toute ma vie, disait en lui-meme d'Artagnan, a
regarder a droite et a gauche sans voir jamais la figure d'un
homme completement heureux.

Il faisait cette reflexion philosophique, lorsque la Providence
sembla vouloir lui donner un dementi. Au moment ou Porthos venait
de le quitter pour donner quelques ordres a son cuisinier, il vit
s'approcher de lui Mousqueton. La figure du brave garcon, moins un
leger trouble qui, comme un nuage d'ete, gazait sa physionomie
plutot qu'elle ne la voilait, paraissait celle d'un homme
parfaitement heureux.

-- Voila ce que je cherchais, se dit d'Artagnan; mais, helas! le
pauvre garcon ne sait pas pourquoi je suis venu.

Mousqueton se tenait a distance. D'Artagnan s'assit sur un banc et
lui fit signe de s'approcher.

-- Monsieur, dit Mousqueton profitant de la permission, j'ai une
grace a vous demander.

-- Parle, mon ami, dit d'Artagnan.

-- C'est que je n'ose, j'ai peur que vous ne pensiez que la
prosperite m'a perdu.

-- Tu es donc heureux, mon ami, dit d'Artagnan.

-- Aussi heureux qu'il est possible de l'etre, et cependant vous
pouvez me rendre plus heureux encore.

-- Eh bien, parle! et si la chose depend de moi, elle est faite.

-- Oh! monsieur, elle ne depend que de vous.

-- J'attends.

-- Monsieur, la grace que j'ai a vous demander, c'est de m'appeler
non plus Mousqueton, mais bien Mouston. Depuis que j'ai l'honneur
d'etre intendant de monseigneur, j'ai pris ce dernier nom, qui est
plus digne et sert a me faire respecter de mes inferieurs. Vous
savez, monsieur, combien la subordination est necessaire a la
valetaille.

D'Artagnan sourit; Porthos allongeait ses noms, Mousqueton
raccourcissait le sien.

-- Eh bien, monsieur? dit Mousqueton tout tremblant.

-- Eh bien, oui, mon cher Mouston, dit d'Artagnan; sois
tranquille, je n'oublierai pas ta requete, et si cela te fait
plaisir je ne te tutoierai meme plus.

-- Oh! s'ecria Mousqueton rouge de joie, si vous me faisiez un
pareil honneur, monsieur, j'en serais reconnaissant toute ma vie,
mais ce serait trop demander peut-etre?

-- Helas! dit en lui-meme d'Artagnan, c'est bien peu en echange
des tribulations inattendues que j'apporte a ce pauvre diable qui
m'a si bien recu.

-- Et monsieur reste longtemps avec nous? dit Mousqueton, dont la
figure, rendue a son ancienne serenite, s'epanouissait comme une
pivoine.

-- Je pars demain, mon ami, dit d'Artagnan.

-- Ah, monsieur! dit Mousqueton, c'etait donc seulement pour nous
donner des regrets que vous etiez venu?

-- J'en ai peur, dit d'Artagnan, si bas que Mousqueton, qui se
retirait en saluant, ne put l'entendre.

Un remords traversait l'esprit de d'Artagnan, quoique son coeur ce
fut fort racorni.

Il ne regrettait pas d'engager Porthos dans une route ou sa vie et
sa fortune allaient etre compromises, car Porthos risquait
volontiers tout cela pour le titre de baron, qu'il desirait depuis
quinze ans d'atteindre; mais Mousqueton, qui ne desirait rien que
d'etre appele Mouston, n'etait-il pas bien cruel de l'arracher a
la vie delicieuse de son grenier d'abondance? Cette idee-la le
preoccupait lorsque Porthos reparut.

-- A table! dit Porthos.

-- Comment, a table? dit d'Artagnan, quelle heure est-il donc?

-- Eh! mon cher, il est une heure passee.

-- Votre habitation est un paradis, Porthos, on y oublie le temps.
Je vous suis, mais je n'ai pas faim.

-- Venez, si l'on ne peut pas toujours manger, l'on peut toujours
boire; c'est une des maximes de ce pauvre Athos dont j'ai reconnu
la solidite depuis que je m'ennuie.

D'Artagnan, que son naturel gascon avait toujours fait sobre, ne
paraissait pas aussi convaincu que son ami de la verite de
l'axiome d'Athos; neanmoins il fit ce qu'il put pour se tenir a la
hauteur de son hote.

Cependant, tout en regardant manger Porthos et en buvant de son
mieux, cette idee de Mousqueton revenait a l'esprit de d'Artagnan,
et cela avec d'autant plus de force que Mousqueton, sans servir
lui-meme a table, ce qui eut ete au-dessous de sa nouvelle
position, apparaissait de temps en temps a la porte et trahissait
sa reconnaissance pour d'Artagnan par l'age et le cru des vins
qu'il faisait servir.

Aussi, quand au dessert, sur un signe de d'Artagnan, Porthos eut
renvoye ses laquais et que les deux amis se trouverent seuls:

-- Porthos, dit d'Artagnan, qui vous accompagnera donc dans vos
campagnes?

-- Mais, repondit naturellement Porthos, Mouston, ce me semble.

Ce fut un coup pour d'Artagnan; il vit deja se changer en grimace
de douleur le bienveillant sourire de l'intendant.

-- Cependant, repliqua d'Artagnan, Mouston n'est plus de la
premiere jeunesse, mon cher; de plus, il est devenu tres gros et
peut-etre a-t-il perdu l'habitude du service actif.

-- Je le sais, dit Porthos. Mais je me suis accoutume a lui; et
d'ailleurs il ne voudrait pas me quitter, il m'aime trop.

-- Oh! aveugle amour-propre! pensa d'Artagnan.

-- D'ailleurs, vous-meme, demanda Porthos, n'avez-vous pas
toujours a votre service votre meme laquais: ce bon, ce grave, cet
intelligent... comment l'appelez-vous donc?

-- Planchet. Oui, je l'ai retrouve, mais il n'est plus laquais.

-- Qu'est-il donc?

-- Eh bien! avec ses seize cents livres, vous savez, les seize
cents livres qu'il a gagnees au siege de La Rochelle en portant la
lettre a lord de Winter, il a eleve une petite boutique rue des
Lombards, et il est confiseur.

-- Ah! il est confiseur rue des Lombards! Mais comment vous sert-
il?

-- Il a fait quelques escapades, dit d'Artagnan, et il craint
d'etre inquiete.

Et le mousquetaire raconta a son ami comment il avait retrouve
Planchet.

-- Eh bien! dit alors Porthos, si on vous eut dit, mon cher, qu'un
jour Planchet ferait sauver Rochefort, et que vous le cacheriez
pour cela?

-- Je ne l'aurais pas cru. Mais, que voulez-vous? les evenements
changent les hommes.

-- Rien de plus vrai, dit Porthos; mais ce qui ne change pas, ou
ce qui change pour se bonifier, c'est le vin. Goutez de celui-ci;
c'est d'un cru d'Espagne qu'estimait fort notre ami Athos: c'est
du xeres.

A ce moment, l'intendant vint consulter son maitre sur le menu du
lendemain et aussi sur la partie de chasse projetee.

-- Dis-moi, Mouston, dit Porthos, mes armes sont-elles en bon
etat?

D'Artagnan commenca a battre la mesure sur la table pour cacher
son embarras.

-- Vos armes, monseigneur, demanda Mouston, quelles armes?

-- Eh pardieu, mes harnais!

-- Quels harnais?

-- Mes harnais de guerre.

-- Mais oui, monseigneur. Je le crois, du moins.

-- Tu t'en assureras demain, et tu les feras fourbir si elles en
ont besoin. Quel est mon meilleur cheval de course?

-- Vulcain.

-- Et de fatigue?

-- Bayard.

-- Quel cheval aimes-tu, toi?

-- J'aime Rustaud, monseigneur; c'est une bonne bete, avec
laquelle je m'entends a merveille.

-- C'est vigoureux, n'est-ce pas?

-- Normand croise Mecklembourg, ca irait jour et nuit.

-- Voila notre affaire. Tu feras restaurer les trois betes, tu
fourbiras ou tu feras fourbir mes armes; plus, des pistolets pour
toi et un couteau de chasse.

-- Nous voyagerons donc, monseigneur? dit Mousqueton d'un air
inquiet.

D'Artagnan, qui n'avait jusque-la fait que des accords vagues,
battit une marche.

-- Mieux que cela, Mouston! repondit Porthos.

-- Nous faisons une expedition, monsieur? dit l'intendant, dont
les roses commencaient a se changer en lis.

-- Nous rentrons au service, Mouston! repondit Porthos en essayant
toujours de faire reprendre a sa moustache ce pli martial qu'elle
avait perdu.

Ces paroles etaient a peine prononcees que Mousqueton fut agite
d'un tremblement qui secouait ses grosses joues marbrees, il
regarda d'Artagnan d'un air indicible de tendre reproche, que
l'officier ne put supporter sans se sentir attendri; puis il
chancela, et d'une voix etranglee:

-- Du service! du service dans les armees du roi? dit-il.

-- Oui et non. Nous allons refaire campagne, chercher toutes
sortes d'aventures, reprendre la vie d'autrefois, enfin.

Ce dernier mot tomba sur Mousqueton comme la foudre. C'etait cet
_autrefois_ si terrible qui faisait le _maintenant_ si doux.

-- Oh! mon Dieu! qu'est-ce que j'entends? dit Mousqueton avec un
regard plus suppliant encore que le premier, a l'adresse de
d'Artagnan.

-- Que voulez-vous, mon pauvre Mouston? dit d'Artagnan, la
fatalite...

Malgre la precaution qu'avait prise d'Artagnan de ne pas le
tutoyer et de donner a son nom la mesure qu'il ambitionnait,
Mousqueton n'en recut pas moins le coup, et le coup fut si
terrible, qu'il sortit tout bouleverse en oubliant de fermer la
porte.

-- Ce bon Mousqueton, il ne se connait plus de joie, dit Porthos
du ton que Don Quichotte dut mettre a encourager Sancho a seller
son grison pour une derniere campagne.

Les deux amis restes seuls se mirent a parler de l'avenir et a
faire mille chateaux en Espagne. Le bon vin de Mousqueton leur
faisait voir, a d'Artagnan une perspective toute reluisante de
quadruples et de pistoles, a Porthos le cordon bleu! et le manteau
ducal. Le fait est qu'ils dormaient sur la table lorsqu'on vint
les inviter a passer dans leur lit.

Cependant, des le lendemain, Mousqueton fut un peu reconforte par
d'Artagnan, qui lui annonca que probablement la guerre se ferait
toujours au coeur de Paris et a la portee du chateau du Vallon,
qui etait pres de Corbeil; de Bracieux, qui etait pres de Melun,
et de Pierrefonds, qui etait entre Compiegne et Villers-Cotterets.

-- Mais il me semble qu'autrefois... dit timidement Mousqueton.

-- Oh! dit d'Artagnan, on ne fait pas la guerre a la maniere
d'autrefois. Ce sont aujourd'hui affaires diplomatiques, demandez
a Planchet.

Mousqueton alla demander ces renseignements a son ancien ami,
lequel confirma en tout point ce qu'avait dit d'Artagnan;
seulement, ajouta-t-il, dans cette guerre, les prisonniers courent
le risque d'etre pendus.

-- Peste, dit Mousqueton, je crois que j'aime encore mieux le
siege de La Rochelle.

Quant a Porthos, apres avoir fait tuer un chevreuil a son hote,
apres l'avoir conduit de ses bois a sa montagne, de sa montagne a
ses etangs, apres lui avoir fait voir ses levriers, sa meute,
Gredinet, tout ce qu'il possedait enfin, et fait refaire trois
autres repas des plus somptueux, il demanda ses instructions
definitives a d'Artagnan, force de le quitter pour continuer son
chemin.

-- Voici, cher ami! lui dit le messager; il me faut quatre jours
pour aller d'ici a Blois, un jour pour y rester, trois ou quatre
jours pour retourner a Paris. Partez donc dans une semaine avec
vos equipages; vous descendrez rue Tiquetonne, a l'hotel de la
Chevrette, et vous attendrez mon retour.

-- C'est convenu, dit Porthos.

-- Moi je vais faire un tour sans espoir chez Athos, dit
d'Artagnan; mais, quoique je le croie devenu fort incapable, il
faut observer les procedes avec ses amis.

-- Si j'allais avec vous, dit Porthos, cela me distrairait peut-
etre.

-- C'est possible, dit d'Artagnan, et moi aussi; mais vous
n'auriez plus le temps de faire vos preparatifs.

-- C'est vrai, dit Porthos. Partez donc, et bon courage; quant a
moi, je suis plein d'ardeur.

-- A merveille! dit d'Artagnan.

Et ils se separerent sur les limites de la terre de Pierrefonds,
jusqu'aux extremites de laquelle Porthos voulut conduire son ami.

-- Au moins, disait d'Artagnan tout en prenant la route de
Villers-Cotterets, au moins je ne serai pas seul. Ce diable de
Porthos est encore d'une vigueur superbe. Si Athos vient, eh bien!
nous serons trois a nous moquer d'Aramis, de ce petit frocard a
bonnes fortunes.

A Villers-Cotterets il ecrivit au cardinal.

"Monseigneur, j'en ai deja un a offrir a Votre Eminence, et celui-
la vaut vingt hommes. Je pars pour Blois, le comte de La Fere
habitant le chateau de Bragelonne aux environs de cette ville."

Et sur ce il prit la route de Blois tout en devisant avec
Planchet, qui lui etait une grande distraction pendant ce long
voyage.


XV. Deux tetes d'ange

Il s'agissait d'une longue route; mais d'Artagnan ne s'en
inquietait point: il savait que ses chevaux s'etaient rafraichis
aux plantureux rateliers du seigneur de Bracieux. Il se lanca donc
avec confiance dans les quatre ou cinq journees de marche qu'il
avait a faire suivi du fidele Planchet.

Comme nous l'avons deja dit, ces deux hommes, pour combattre les
ennuis de la route, cheminaient cote a cote et causaient toujours
ensemble. D'Artagnan avait peu a peu depouille le maitre, et
Planchet avait quitte tout a fait la peau du laquais. C'etait un
profond matois, qui, depuis sa bourgeoisie improvisee, avait
regrette souvent les franches lippees du grand chemin ainsi que la
conversation et la compagnie brillante des gentilshommes, et qui,
se sentant une certaine valeur personnelle, souffrait de se voir
demonetiser par le contact perpetuel des gens a idees plates.

Il s'eleva donc bientot avec celui qu'il appelait encore son
maitre au rang de confident. D'Artagnan depuis de longues annees
n'avait pas ouvert son coeur. Il arriva que ces deux hommes en se
retrouvant s'agencerent admirablement.

D'ailleurs, Planchet n'etait pas un compagnon d'aventures tout a
fait vulgaire; il etait homme de bon conseil; sans chercher le
danger il ne reculait pas aux coups, comme d'Artagnan avait eu
plusieurs fois occasion de s'en apercevoir; enfin, il avait ete
soldat, et les armes anoblissaient; et puis, plus que tout cela,
si Planchet avait besoin de lui, Planchet ne lui etait pas non
plus inutile. Ce fut donc presque sur le pied de deux bons amis
que d'Artagnan et Planchet arriverent dans le Blaisois.

Chemin faisant, d'Artagnan disait en secouant la tete et en
revenant a cette idee qui l'obsedait sans cesse:

-- Je sais bien que ma demarche pres d'Athos est inutile et
absurde, mais je dois ce procede a mon ancien ami, homme qui avait
l'etoffe en lui du plus noble et du plus genereux de tous les
hommes.

-- Oh! M. Athos etait un fier gentilhomme! dit Planchet.

-- N'est-ce pas? reprit d'Artagnan.

-- Semant l'argent comme le ciel fait de la grele, continua
Planchet, mettant l'epee a la main avec un air royal. Vous
souvient-il, monsieur, du duel avec les Anglais dans l'enclos des
Carmes? Ah! que M. Athos etait beau et magnifique ce jour-la,
lorsqu'il dit a son adversaire: "Vous avez exige que je vous dise
mon nom, monsieur; tant pis pour vous, car je vais etre force de
vous tuer!" J'etais pres de lui et je l'ai entendu. Ce sont mot a
mot ses propres paroles. Et ce coup d'oeil, monsieur, lorsqu'il
toucha son adversaire comme il avait dit, et que son adversaire
tomba, sans seulement dire ouf. Ah! monsieur, je le repete,
c'etait un fier gentilhomme.

-- Oui, dit d'Artagnan, tout cela est vrai comme l'Evangile, mais
il aura perdu toutes ces qualites avec un seul defaut.

-- Je m'en souviens, dit Planchet, il aimait a boire, ou plutot il
buvait. Mais il ne buvait pas comme les autres. Ses yeux ne
disaient rien quand il portait le verre a ses levres. En verite,
jamais silence n'a ete si parlant. Quant a moi, il me semblait que
je l'entendais murmurer: "Entre, liqueur! et chasse mes chagrins."
Et comme il vous brisait le pied d'un verre ou le cou d'une
bouteille! il n'y avait que lui pour cela.

-- Eh bien! aujourd'hui, continua d'Artagnan, voici le triste
spectacle qui nous attend. Ce noble gentilhomme a l'oeil fier, ce
beau cavalier si brillant sous les armes, que l'on s'etonnait
toujours qu'il tint une simple epee a la main au lieu d'un baton
de commandement, eh bien! il se sera transforme en un vieillard
courbe, au nez rouge, aux yeux pleurants. Nous allons le trouver
couche sur quelque gazon, d'ou il nous regardera d'un oeil terne,
et qui peut-etre ne nous reconnaitra pas. Dieu m'est temoin,
Planchet, continua d'Artagnan, que je fuirais ce triste spectacle
si je ne tenais a prouver mon respect a cette ombre illustre du
glorieux comte de La Fere, que nous avons tant aime.

Planchet hocha la tete et ne dit mot: on voyait facilement qu'il
partageait les craintes de son maitre.

-- Et puis, reprit d'Artagnan, cette decrepitude, car Athos est
vieux maintenant; la misere, peut-etre, car il aura neglige le peu
de bien qu'il avait; et le sale Grimaud, plus muet que jamais et
plus ivrogne que son maitre... tiens, Planchet, tout cela me fend
le coeur.

-- Il me semble que j'y suis, et que je le vois la begayant et
chancelant, dit Planchet d'un ton piteux.

-- Ma seule crainte, je l'avoue, reprit d'Artagnan, c'est qu'Athos
n'accepte mes propositions dans un moment d'ivresse guerriere. Ce
serait pour Porthos et moi un grand malheur et surtout un
veritable embarras; mais, pendant sa premiere orgie, nous le
quitterons, voila tout. En revenant a lui, il comprendra.

-- En tout cas, monsieur, dit Planchet, nous ne tarderons pas a
etre eclaires, car je crois que ces murs si hauts, qui rougissent
au soleil couchant, sont les murs de Blois.

-- C'est probable, repondit d'Artagnan, et ces clochetons aigus et
sculptes que nous entrevoyons la-bas a gauche dans les bois
ressemblent a ce que j'ai entendu dire de Chambord.

-- Entrerons-nous en ville? demanda Planchet.

-- Sans doute, pour nous renseigner.

-- Monsieur, je vous conseille, si nous y entrons, de gouter a
certains petits pots de creme dont j'ai fort entendu parler, mais
qu'on ne peut malheureusement faire venir a Paris et qu'il faut
manger sur place.

-- Eh bien, nous en mangerons! sois tranquille, dit d'Artagnan.

En ce moment un de ces lourds chariots, atteles de boeufs, qui
portent le bois coupe dans les belles forets du pays jusqu'aux
ports de la Loire, deboucha par un sentier plein d'ornieres sur la
route que suivaient les deux cavaliers. Un homme l'accompagnait,
portant une longue gaule armee d'un clou avec laquelle il
aiguillonnait son lent attelage.

-- He! l'ami, cria Planchet au bouvier.

-- Qu'y a-t-il pour votre service, messieurs? dit le paysan avec
cette purete de langage particuliere aux gens de ce pays et qui
ferait honte aux citadins puristes de la place de la Sorbonne et
de la rue de l'Universite.

-- Nous cherchons la maison de M. le comte de La Fere, dit
d'Artagnan; connaissez-vous ce nom-la parmi ceux des seigneurs des
environs?

Le paysan ota son chapeau en entendant ce nom et repondit:

-- Messieurs, ce bois que je charrie est a lui; je l'ai coupe dans
sa futaie et je le conduis au chateau.

D'Artagnan ne voulut pas questionner cet homme, il lui repugnait
d'entendre dire par un autre peut-etre ce qu'il avait dit lui-meme
a Planchet.

-- Le _chateau_! se dit-il a lui-meme, le _chateau_! Ah! je
comprends! Athos n'est pas endurant; il aura force, comme Porthos,
ses paysans a l'appeler monseigneur et a nommer chateau sa
bicoque: il avait la main lourde, ce cher Athos, surtout quand il
avait bu.

Les boeufs avancaient lentement. D'Artagnan et Planchet marchaient
derriere la voiture. Cette allure les impatienta.

-- Le chemin est donc celui-ci, demanda d'Artagnan au bouvier, et;
nous pouvons le suivre sans crainte de nous egarer?

-- Oh! mon Dieu! oui, monsieur, dit l'homme, et vous pouvez le
prendre au lieu de vous ennuyer a escorter des betes si lentes.
Vous n'avez qu'une demi-lieue a faire et vous apercevrez un
chateau sur la droite; on ne le voit pas encore d'ici, a cause
d'un rideau de peupliers qui le cache. Ce chateau n'est point
Bragelonne, c'est La Valliere: vous passerez outre; mais a trois
portees de mousquet plus loin, une grande maison blanche, a toits
en ardoises, batie sur un tertre ombrage de sycomores enormes,
c'est le chateau de M. le comte de La Fere.

-- Et cette demi-lieue est-elle longue? demanda d'Artagnan, car il
y a lieue et lieue dans notre beau pays de France.

-- Dix minutes de chemin, monsieur, pour les jambes fines de votre
cheval.

D'Artagnan remercia le bouvier et piqua aussitot; puis, trouble
malgre lui a l'idee de revoir cet homme singulier qui l'avait tant
aime, qui avait tant contribue par ses conseils et par son exemple
a son education de gentilhomme, il ralentit peu a peu le pas de
son cheval et continua d'avancer la tete basse comme un reveur.

Planchet aussi avait trouve dans la rencontre et l'attitude de ce
paysan matiere a de graves reflexions. Jamais, ni en Normandie, ni
en Franche-Comte, ni en Artois, ni en Picardie, pays qu'il avait
particulierement habites, il n'avait rencontre chez les villageois
cette allure facile, cet air poli, ce langage epure. Il etait
tente de croire qu'il avait rencontre quelque gentilhomme,
frondeur comme lui, qui, pour cause politique, avait ete force
comme lui de se deguiser.

Bientot, au detour du chemin, le chateau de La Valliere, comme
l'avait dit le bouvier, apparut aux yeux des voyageurs; puis a un
quart de lieue plus loin environ, la maison blanche encadree dans
ses sycomores, se dessina sur le fond d'un massif d'arbres epais
que le printemps poudrait d'une neige de fleurs.

A cette vue d'Artagnan, qui d'ordinaire s'emotionnait peu, sentit
un trouble etrange penetrer jusqu'au fond de son coeur, tant sont
puissants pendant tout le cours de la vie ces souvenirs de
jeunesse. Planchet, qui n'avait pas les memes motifs d'impression,
interdit de voir son maitre si agite, regardait alternativement
d'Artagnan et la maison.

Le mousquetaire fit encore quelques pas en avant et se trouva en
face d'une grille travaillee avec le gout qui distingue les fontes
de cette epoque.

On voyait par cette grille des potagers tenus avec soin, une cour
assez spacieuse dans laquelle pietinaient plusieurs chevaux de
main tenus par des valets en livrees differentes, et un carrosse
attele de deux chevaux du pays.

-- Nous nous trompons, ou cet homme nous a trompes, dit
d'Artagnan, ce ne peut etre la que demeure Athos. Mon Dieu!
serait-il mort, et cette propriete appartiendrait-elle a quelqu'un
de son nom? Mets pied a terre, Planchet, et va t'informer; j'avoue
que pour moi je n'en ai pas le courage.

Planchet mit pied a terre.

-- Tu ajouteras, dit d'Artagnan, qu'un gentilhomme qui passe
desire avoir l'honneur de saluer M. le comte de La Fere, et si tu
es content des renseignements, eh bien! alors nomme-moi.

Planchet, trainant son cheval par la bride, s'approcha de la
porte, fit retentir la cloche de la grille, et aussitot un homme
de service, aux cheveux blanchis, a la taille droite malgre son
age, vint se presenter et recut Planchet.

-- C'est ici que demeure M. le comte de La Fere? demanda Planchet.

-- Oui, monsieur, c'est ici, repondit le serviteur a Planchet, qui
ne portait pas de livree.

-- Un seigneur retire du service, n'est-ce pas?

-- C'est cela meme.

-- Et qui avait un laquais nomme Grimaud, reprit Planchet, qui,
avec sa prudence habituelle, ne croyait pas pouvoir s'entourer de
trop de renseignements.

-- M. Grimaud est absent du chateau pour le moment, dit le
serviteur commencant a regarder Planchet des pieds a la tete, peu
accoutume qu'il etait a de pareilles interrogations.

-- Alors, s'ecria Planchet radieux, je vois bien que c'est le meme
comte de La Fere que nous cherchons. Veuillez m'ouvrir alors, car
je desirais annoncer a M. le comte que mon maitre, un gentilhomme
de ses amis, est la qui voudrait le saluer.

-- Que ne disiez-vous cela plus tot! dit le serviteur en ouvrant
la grille. Mais votre maitre, ou est-il?

-- Derriere moi, il me suit.

Le serviteur ouvrit la grille et preceda Planchet, lequel fit
signe a d'Artagnan, qui, le coeur plus palpitant que jamais, entra
a cheval dans la cour.

Lorsque Planchet fut sur le perron, il entendit une voix sortant
d'une salle basse et qui disait:

-- Eh bien! ou est-il, ce gentilhomme, et pourquoi ne pas le
conduire ici?

Cette voix, qui parvint jusqu'a d'Artagnan, reveilla dans son
coeur mille sentiments, mille souvenirs qu'il avait oublies. Il
sauta precipitamment a bas de son cheval, tandis que Planchet, le
sourire sur les levres, s'avancait vers le maitre du logis.

-- Mais je connais ce garcon-la, dit Athos en apparaissant sur le
seuil.

-- Oh! oui, monsieur le comte, vous me connaissez, et moi aussi je
vous connais bien. Je suis Planchet, monsieur le comte, Planchet,
vous savez bien...

Mais l'honnete serviteur ne put en dire davantage, tant l'aspect
inattendu du gentilhomme l'avait saisi.

-- Quoi! Planchet! s'ecria Athos. M. d'Artagnan serait-il donc
ici?

-- Me voici, ami! me voici, cher Athos, dit d'Artagnan en
balbutiant et presque chancelant.

A ces mots une emotion visible se peignit a son tour sur le beau
visage et les traits calmes d'Athos. Il fit deux pas rapides vers
d'Artagnan sans le perdre du regard et le serra tendrement dans
ses bras. D'Artagnan, remis de son trouble, l'etreignit a son tour
avec une cordialite qui brillait en larmes dans ses yeux...

Athos le prit alors par la main, qu'il serrait dans les siennes,
et le mena au salon, ou plusieurs personnes etaient reunies. Tout
le monde se leva.

-- Je vous presente, dit Athos, monsieur le chevalier d'Artagnan,
lieutenant aux mousquetaires de Sa Majeste, un ami bien devoue, et
l'un des plus braves et des plus aimables gentilshommes que j'aie
jamais connus.

D'Artagnan, selon l'usage, recut les compliments des assistants,
les rendit de son mieux, prit place au cercle, et, tandis que la
conversation interrompue un moment redevenait generale, il se mit
a examiner Athos.

Chose etrange! Athos avait vieilli a peine. Ses beaux yeux,
degages de ce cercle de bistre que dessinent les veilles et
l'orgie, semblaient plus grands et d'un fluide plus pur que
jamais; son visage, un peu allonge, avait gagne en majeste ce
qu'il avait perdu d'agitation febrile; sa main, toujours
admirablement belle et nerveuse, malgre la souplesse des chairs,
resplendissait sous une manchette de dentelles, comme certaines
mains de Titien et de Van Dick; il etait plus svelte qu'autrefois;
ses epaules, bien effacees et larges, annoncaient une vigueur peu
commune; ses longs cheveux noirs, parsemes a peine de quelques
cheveux gris, tombaient elegants sur ses epaules, et ondules comme
par un pli naturel; sa voix etait toujours fraiche comme s'il
n'eut eu que vingt-cinq ans, et ses dents magnifiques, qu'il avait
conservees blanches et intactes, donnaient un charme inexprimable
a son sourire.

Cependant les hotes du comte, qui s'apercurent, a la froideur
imperceptible de l'entretien, que les deux amis brulaient du desir
de se trouver seuls, commencerent a preparer, avec tout cet art et
cette politesse d'autrefois, leur depart, cette grave affaire des
gens du grand monde, quand il y avait des gens du grand monde;
mais alors un grand bruit de chiens aboyants retentit dans la
cour, et plusieurs personnes dirent en meme temps:

-- Ah! c'est Raoul qui revient.

Athos, a ce nom de Raoul, regarda d'Artagnan, et sembla epier la
curiosite que ce nom devait faire naitre sur son visage. Mais
d'Artagnan ne comprenait encore rien, il etait mal revenu de son
eblouissement. Ce fut donc presque machinalement qu'il se
retourna, lorsqu'un beau jeune homme de quinze ans, vetu
simplement, mais avec un gout parfait, entra dans le salon en
levant gracieusement son feutre orne de longues plumes rouges.

Cependant ce nouveau personnage, tout a fait inattendu, le frappa.
Tout un monde d'idees nouvelles se presenta a son esprit, lui
expliquant par toutes les sources de son intelligence le
changement d'Athos, qui jusque-la lui avait paru inexplicable. Une
ressemblance singuliere entre le gentilhomme et l'enfant lui
expliquait le mystere de cette vie regeneree. Il attendit,
regardant et ecoutant.

-- Vous voici de retour, Raoul? dit le comte.

-- Oui, monsieur, repondit le jeune homme avec respect, et je me
suis acquitte de la commission que vous m'aviez donnee.

-- Mais qu'avez-vous, Raoul? dit Athos avec sollicitude, vous etes
pale et vous paraissez agite.

-- C'est qu'il vient, monsieur, repondit le jeune homme, d'arriver
un malheur a notre petite voisine.

-- A mademoiselle de La Valliere? dit vivement Athos.

-- Quoi donc? demanderent quelques voix.

-- Elle se promenait avec sa bonne Marceline dans l'enclos ou les
bucherons equarrissent leurs arbres, lorsqu'en passant a cheval je
l'ai apercue et me suis arrete. Elle m'a apercu a son tour, et, en
voulant sauter du haut d'une pile de bois ou elle etait montee, le
pied de la pauvre enfant est tombe a faux et elle n'a pu se
relever. Elle s'est, je crois, foule la cheville.

-- Oh! mon Dieu! dit Athos; et madame de Saint-Remy, sa mere, est-
elle prevenue?

-- Non, monsieur, madame de Saint-Remy est a Blois, pres de madame
la duchesse d'Orleans. J'ai eu peur que les premiers secours
fussent inhabilement appliques, et j'accourais, monsieur, vous
demander des conseils.

-- Envoyez vite a Blois, Raoul! ou plutot prenez votre cheval et
courez-y vous-meme.

Raoul s'inclina.

-- Mais ou est Louise? continua le comte.

-- Je l'ai apportee jusqu'ici, monsieur, et l'ai deposee chez la
femme de Charlot, qui, en attendant, lui a fait mettre le pied
dans de l'eau glacee.

Apres cette explication, qui avait fourni un pretexte pour se
lever, les hotes d'Athos prirent conge de lui; le vieux duc de
Barbe seul, qui agissait familierement en vertu d'une amitie de
vingt ans avec la maison de La Valliere, alla voir la petite
Louise, qui pleurait et qui, en apercevant Raoul, essuya ses beaux
yeux et sourit aussitot.

Alors il proposa d'emmener la petite Louise a Blois dans son
carrosse.

-- Vous avez raison, monsieur, dit Athos, elle sera plus tot pres
de sa mere; quant a vous, Raoul, je suis sur que vous avez agi
etourdiment et qu'il y a de votre faute.

-- Oh! non, non, monsieur, je vous le jure! s'ecria la jeune
fille; tandis que le jeune homme palissait a l'idee qu'il etait
peut-etre la cause de cet accident...

-- Oh! monsieur, je vous assure... murmura Raoul.

-- Vous n'en irez pas moins a Blois, continua le comte avec bonte,
et vous ferez vos excuses et les miennes a madame de Saint-Remy,
puis vous reviendrez.

Les couleurs reparurent sur les joues du jeune homme; il reprit,
apres avoir consulte des yeux le comte, dans ses bras deja
vigoureux la petite fille, dont la jolie tete endolorie et
souriante a la fois posait sur son epaule, et il l'installa
doucement dans le carrosse; puis, sautant sur son cheval avec
l'elegance et l'agilite d'un ecuyer consomme, apres avoir salue
Athos et d'Artagnan, il s'eloigna rapidement, accompagnant la
portiere du carrosse, vers l'interieur duquel ses yeux resterent
constamment fixes.


XVI. Le chateau de Bragelonne

D'Artagnan etait reste pendant toute cette scene le regard effare,
la bouche presque beante, il avait si peu trouve les choses selon
ses previsions, qu'il en etait reste stupide d'etonnement.

Athos lui prit le bras et l'emmena dans le jardin.

-- Pendant qu'on nous prepare a souper, dit-il en souriant, vous
ne serez point fache, n'est-ce pas, mon ami, d'eclaircir un peu
tout ce mystere qui vous fait rever?

-- Il est vrai, monsieur le comte, dit d'Artagnan, qui avait senti
peu a peu Athos reprendre sur lui cette immense superiorite
d'aristocrate qu'il avait toujours eue.

Athos le regarda avec son doux sourire.

-- Et d'abord, dit-il, mon cher d'Artagnan, il n'y a point ici de
monsieur le comte. Si je vous ai appele chevalier, c'etait pour
vous presenter a mes hotes, afin qu'ils sussent qui vous etiez;
mais, pour vous, d'Artagnan, je suis, je l'espere, toujours Athos,
votre compagnon, votre ami. Preferez-vous le ceremonial parce que
vous m'aimez moins?

-- Oh! Dieu m'en preserve! dit le Gascon avec un de ces loyaux
elans de jeunesse qu'on retrouve si rarement dans l'age mur.

-- Alors revenons a nos habitudes, et, pour commencer, soyons
francs. Tout vous etonne ici?

-- Profondement.

-- Mais ce qui vous etonne le plus, dit Athos en souriant, c'est
moi, avouez-le.

-- Je vous l'avoue.

-- Je suis encore jeune, n'est-ce pas, malgre mes quarante-neuf
ans, je suis reconnaissable encore?

-- Tout au contraire, dit d'Artagnan tout pret a outrer la
recommandation de franchise que lui avait faite Athos, c'est que
vous ne l'etes plus du tout.

-- Ah! je comprends, dit Athos avec une legere rougeur, tout a une
fin, d'Artagnan, la folie comme autre chose.

-- Puis il s'est fait un changement dans votre fortune, ce me
semble. Vous etes admirablement loge; cette maison est a vous, je
presume.

-- Oui; c'est ce petit bien, vous savez, mon ami, dont je vous ai
dit que j'avais hesite quand j'ai quitte le service.

-- Vous avez parc, chevaux, equipages.

Athos sourit.

-- Le parc a vingt arpents, mon ami, dit-il; vingt arpents sur
lesquels sont pris les potagers et les communs. Mes chevaux sont
au nombre de deux; bien entendu que je ne compte pas le courtaud
de mon valet. Mes equipages se reduisent a quatre chiens de bois,
a deux levriers et a un chien d'arret. Encore tout ce luxe de
meute, ajouta Athos en souriant, n'est-il pas pour moi.

-- Oui, je comprends, dit d'Artagnan, c'est pour le jeune homme,
pour Raoul.

Et d'Artagnan regarda Athos avec un sourire involontaire.

-- Vous avez devine, mon ami! dit Athos.

-- Et ce jeune homme est votre commensal, votre filleul, votre
parent peut-etre? Ah! que vous etes change, mon cher Athos!

-- Ce jeune homme, repondit Athos avec calme, ce jeune homme,
d'Artagnan, est un orphelin que sa mere avait abandonne chez un
pauvre cure de campagne; je l'ai nourri, eleve.

-- Et il doit vous etre bien attache?

-- Je crois qu'il m'aime comme si j'etais son pere.

-- Bien reconnaissant surtout?

-- Oh! quant a la reconnaissance, dit Athos, elle est reciproque,
je lui dois autant qu'il me doit; et je ne le lui dis pas, a lui,
mais je le dis a vous, d'Artagnan, je suis encore son oblige.

-- Comment cela? dit le mousquetaire etonne.

-- Eh! mon Dieu, oui! c'est lui qui a cause en moi le changement
que vous voyez: je me dessechais comme un pauvre arbre isole qui
ne tient en rien sur la terre, il n'y avait qu'une affection
profonde qui put me faire reprendre racine dans la vie. Une
maitresse? j'etais trop vieux. Des amis? je ne vous avais plus la.
Eh bien! cet enfant m'a fait retrouver tout ce que j'avais perdu;
je n'avais plus le courage de vivre pour moi, j'ai vecu pour lui.
Les lecons sont beaucoup pour un enfant, l'exemple vaut mieux. Je
lui ai donne l'exemple, d'Artagnan. Les vices que j'avais, je m'en
suis corrige; les vertus que je n'avais pas, j'ai feint de les
avoir. Aussi, je ne crois pas m'abuser, d'Artagnan, mais Raoul est
destine a etre un gentilhomme aussi complet qu'il est donne a
notre age appauvri d'en fournir encore.

D'Artagnan regardait Athos avec une admiration croissante. Ils se
promenaient sous une allee fraiche et ombreuse, a travers laquelle
filtraient obliquement quelques rayons de soleil couchant. Un de
ces rayons dores illuminait le visage d'Athos, et ses yeux
semblaient rendre a leur tour ce feu tiede et calme du soir qu'ils
recevaient.

L'idee de milady vint se presenter a l'esprit de d'Artagnan.

-- Et vous etes heureux? dit-il a son ami.

L'oeil vigilant d'Athos penetra jusqu'au fond du coeur de
d'Artagnan, et sembla y lire sa pensee.

-- Aussi heureux qu'il est permis a une creature de Dieu de l'etre
sur la terre. Mais achevez votre pensee, d'Artagnan, car vous ne
me l'avez pas dite tout entiere.

-- Vous etes terrible, Athos, et l'on ne vous peut rien cacher,
dit d'Artagnan. Eh bien! oui, je voulais vous demander si vous
n'avez pas quelquefois des mouvements inattendus de terreur qui
ressemblent...

-- A des remords? continua Athos. J'acheve votre phrase, mon ami.
Oui et non: je n'ai pas de remords, parce que cette femme, je le
crois, meritait la peine qu'elle a subie; je n'ai pas de remords,
parce que, si nous l'eussions laissee vivre, elle eut sans aucun
doute continue son oeuvre de destruction; mais cela ne veut pas
dire, ami, que j'aie cette conviction que nous avions le droit de
faire ce que nous avons fait. Peut-etre tout sang verse veut-il
une expiation. Elle a accompli la sienne; peut-etre a notre tour
nous reste-t-il a accomplir la notre.

-- Je l'ai quelquefois pense comme vous, Athos, dit d'Artagnan.

-- Elle avait un fils, cette femme?

-- Oui.

-- En avez-vous quelquefois entendu parler?

-- Jamais.

-- Il doit avoir vingt-trois ans, murmura Athos; je pense souvent
a ce jeune homme, d'Artagnan.

-- C'est etrange! et moi qui l'avais oublie!

Athos sourit melancoliquement.

-- Et lord de Winter, en avez-vous quelque nouvelle?

-- Je sais qu'il etait en grande faveur pres du roi Charles Ier.

-- Il aura suivi sa fortune, qui est mauvaise en ce moment. Tenez,
d'Artagnan, continua Athos, cela revient a ce que je vous ai dit
tout a l'heure. Lui, il a laisse couler le sang de Strafford; le
sang appelle le sang. Et la reine?

-- Quelle reine?

-- Madame Henriette d'Angleterre, la fille de Henri IV.

-- Elle est au Louvre, comme vous savez.

-- Oui, ou elle manque de tout, n'est-ce pas? Pendant les grands
froids de cet hiver, sa fille malade, m'a-t-on dit, etait forcee,
faute de bois, de rester couchee. Comprenez-vous cela? dit Athos
en haussant les epaules. La fille de Henri IV grelottant faute
d'un fagot! Pourquoi n'est-elle pas venue demander l'hospitalite
au premier venu de nous au lieu de la demander au Mazarin! elle
n'eut manque de rien.

-- La connaissez-vous donc, Athos?

-- Non, mais ma mere l'a vue enfant. Vous ai-je jamais dit que ma
mere avait ete dame d'honneur de Marie de Medicis?

-- Jamais. Vous ne dites pas de ces choses-la, vous, Athos.

-- Ah! mon Dieu si, vous le voyez, reprit Athos; mais encore faut-
il que l'occasion s'en presente.

-- Porthos ne l'attendrait pas si patiemment, dit d'Artagnan avec
un sourire.

-- Chacun sa nature, mon cher d'Artagnan. Porthos a, malgre un peu
de vanite, des qualites excellentes. L'avez-vous revu?

-- Je le quitte il y a cinq jours, dit d'Artagnan.

Et alors il raconta, avec la verve de son humeur gasconne, toutes
les magnificences de Porthos en son chateau de Pierrefonds; et,
tout en criblant son ami, il lanca deux ou trois fleches a
l'adresse de cet excellent M. Mouston.

-- J'admire, repliqua Athos en souriant de cette gaiete qui lui
rappelait leurs bons jours, que nous ayons autrefois forme au
hasard une societe d'hommes encore si bien lies les uns aux
autres, malgre vingt ans de separation. L'amitie jette des racines
bien profondes dans les coeurs honnetes, d'Artagnan; croyez-moi,
il n'y a que les mechants qui nient l'amitie, parce qu'ils ne la
comprennent pas. Et Aramis?

-- Je l'ai vu aussi, dit d'Artagnan, mais il m'a paru froid.

-- Ah! vous avez vu Aramis, reprit Athos en regardant d'Artagnan
avec son oeil investigateur. Mais c'est un veritable pelerinage,
cher ami, que vous faites au temple de l'Amitie, comme diraient
les poetes.

-- Mais oui, dit d'Artagnan embarrasse.

-- Aramis, vous le savez, continua Athos, est naturellement froid,
puis il est toujours empeche dans des intrigues de femmes.

-- Je lui en crois en ce moment une fort compliquee, dit
d'Artagnan.

Athos ne repondit pas.

-- Il n'est pas curieux, pensa d'Artagnan.

Non seulement Athos ne repondit pas, mais encore il changea la
conversation.

-- Vous le voyez, dit-il en faisant remarquer a d'Artagnan qu'ils
etaient revenus pres du chateau, en une heure de promenade, nous
avons quasi fait le tour de mes domaines.

-- Tout y est charmant, et surtout tout y sent son gentilhomme,
repondit d'Artagnan.

En ce moment on entendit le pas d'un cheval.

-- C'est Raoul qui revient, dit Athos, nous allons avoir des
nouvelles de la pauvre petite.

En effet, le jeune homme reparut a la grille et rentra dans la
cour tout couvert de poussiere, puis sauta a bas de son cheval
qu'il remit aux mains d'une espece de palefrenier; il vint saluer
le comte et d'Artagnan.

-- Monsieur, dit Athos en posant la main sur l'epaule de
d'Artagnan, monsieur est le chevalier d'Artagnan, dont vous m'avez
entendu parler souvent, Raoul.

-- Monsieur, dit le jeune homme en saluant de nouveau et plus
profondement, M. le comte a prononce votre nom devant moi comme un
exemple chaque fois qu'il a eu a citer un gentilhomme intrepide et
genereux.

Ce petit compliment ne laissa pas que d'emouvoir d'Artagnan, qui
sentit son coeur doucement remue. Il tendit une main a Raoul en
lui disant:

-- Mon jeune ami, tous les eloges que l'on fait de moi doivent
retourner a M. le comte que voici: car il a fait mon education en
toutes choses, et ce n'est pas sa faute si l'eleve a si mal
profite. Mais il se rattrapera sur vous, j'en suis sur. J'aime
votre air, Raoul, et votre politesse m'a touche.

Athos fut plus ravi qu'on ne saurait le dire: il regarda
d'Artagnan avec reconnaissance, puis attacha sur Raoul un de ces
sourires etranges dont les enfants sont fiers lorsqu'ils les
saisissent.

-- A present, se dit d'Artagnan, a qui ce jeu muet de physionomie
n'avait point echappe, j'en suis certain.

-- Eh bien! dit Athos, j'espere que l'accident n'a pas eu de
suite?

-- On ne sait encore rien, monsieur, et le medecin n'a rien pu
dire a cause de l'enflure; il craint cependant qu'il n'y ait
quelque nerf endommage.

-- Et vous n'etes pas reste plus tard pres de madame de Saint-
Remy?

-- J'aurais craint de n'etre pas de retour pour l'heure de votre
diner, monsieur, dit Raoul, et par consequent de vous faire
attendre.

En ce moment un petit garcon, moitie paysan, moitie laquais, vint
avertir que le souper etait servi.

Athos conduisit son hote dans une salle a manger fort simple, mais
dont les fenetres s'ouvraient d'un cote sur le jardin et de
l'autre sur une serre ou poussaient de magnifiques fleurs.

D'Artagnan jeta les yeux sur le service: la vaisselle etait
magnifique; on voyait que c'etait de la vieille argenterie de
famille. Sur un dressoir etait une aiguiere d'argent superbe;
d'Artagnan s'arreta a la regarder.

-- Ah! voila qui est divinement fait, dit-il.

-- Oui, repondit Athos, c'est un chef-d'oeuvre d'un grand artiste
florentin nomme Benvenuto Cellini.

-- Et la bataille qu'elle represente?

-- Est celle de Marignan. C'est le moment ou l'un de mes ancetres
donne son epee a Francois Ier, qui vient de briser la sienne. Ce
fut a cette occasion qu'Enguerrand de la Fere, mon aieul, fut fait
chevalier de Saint-Michel. En outre, le roi, quinze ans plus tard,
car il n'avait pas oublie qu'il avait combattu trois heures encore
avec l'epee de son ami Enguerrand sans qu'elle se rompit, lui fit
don de cette aiguiere et d'une epee que vous avez peut-etre vue
autrefois chez moi, et qui est aussi un assez beau morceau
d'orfevrerie. C'etait le temps des geants, dit Athos. Nous sommes
des nains, nous autres, a cote de ces hommes-la. Asseyons-nous,
d'Artagnan, et soupons. A propos, dit Athos au petit laquais qui
venait de servir le potage, appelez Charlot.

L'enfant sortit, et, un instant apres, l'homme de service auquel
les deux voyageurs s'etaient adresses en arrivant entra.

-- Mon cher Charlot, lui dit Athos, je vous recommande
particulierement, pour tout le temps qu'il demeurera ici,
Planchet, le laquais de monsieur d'Artagnan. Il aime le bon vin;
vous avez la clef des caves. Il a couche longtemps sur la dure et
ne doit pas detester un bon lit; veillez encore a cela, je vous
prie.

Charlot s'inclina et sortit.

-- Charlot est aussi un brave homme, dit le comte, voici dix-huit
ans qu'il me sert.

-- Vous pensez a tout, dit d'Artagnan, et je vous remercie pour
Planchet, mon cher Athos.

Le jeune homme ouvrit de grands yeux a ce nom, et regarda si
c'etait bien au comte que d'Artagnan parlait.

-- Ce nom vous parait bizarre, n'est-ce pas, Raoul? dit Athos en
souriant. C'etait mon nom de guerre, alors que M. d'Artagnan, deux
braves amis et moi faisions nos prouesses a La Rochelle sous le
defunt cardinal et sous M. de Bassompierre qui est mort aussi
depuis. Monsieur daigne me conserver ce nom d'amitie, et chaque
fois que je l'entends, mon coeur est joyeux.

-- Ce nom-la etait celebre, dit d'Artagnan, et il eut un jour les
honneurs du triomphe.

-- Que voulez-vous dire, monsieur? demanda Raoul avec sa curiosite
juvenile.

-- Je n'en sais ma foi rien, dit Athos.

-- Vous avez oublie le bastion Saint-Gervais, Athos, et cette
serviette dont trois balles firent un drapeau. J'ai meilleure
memoire que vous, je m'en souviens, et je vais vous raconter cela,
jeune homme.

Et il raconta a Raoul toute l'histoire du bastion, comme Athos lui
avait raconte celle de son aieul.

A ce recit, le jeune homme crut voir se derouler un de ces faits
d'armes racontes par le Tasse ou l'Arioste, et qui appartiennent
aux temps prestigieux de la chevalerie.

-- Mais ce que ne vous dit pas d'Artagnan, Raoul, reprit a son
tour Athos, c'est qu'il etait une des meilleures lames de son
temps: jarret de fer, poignet d'acier, coup d'oeil sur et regard
brulant, voila ce qu'il offrait a son adversaire: il avait dix-
huit ans, trois ans de plus que vous, Raoul, lorsque je le vis a
l'oeuvre pour la premiere fois et contre des hommes eprouves.

-- Et M. d'Artagnan fut vainqueur? dit le jeune homme, dont les
yeux brillaient pendant cette conversation et semblaient implorer
des details.

-- J'en tuai un, je crois! dit d'Artagnan interrogeant Athos du
regard. Quant a l'autre, je le desarmai, ou je le blessai, je ne
me le rappelle plus.

-- Oui, vous le blessates. Oh! vous etiez un rude athlete!

-- Eh! je n'ai pas encore trop perdu, reprit d'Artagnan avec son
petit rire gascon plein de contentement de lui-meme, et
dernierement encore...

Un regard d'Athos lui ferma la bouche.

-- Je veux que vous sachiez, Raoul, reprit Athos, vous qui vous
croyez une fine epee et dont la vanite pourrait souffrir un jour
quelque cruelle deception; je veux que vous sachiez combien est
dangereux l'homme qui unit le sang-froid a l'agilite, car jamais
je ne pourrais vous en offrir un plus frappant exemple: priez
demain monsieur d'Artagnan, s'il n'est pas trop fatigue, de
vouloir bien vous donner une lecon.

-- Peste, mon cher Athos, vous etes cependant un bon maitre,
surtout sous le rapport des qualites que vous vantez en moi.
Tenez, aujourd'hui encore, Planchet me parlait de ce fameux duel
de l'enclos des Carmes, avec lord de Winter et ses compagnons. Ah!
jeune homme, continua d'Artagnan, il doit y avoir quelque part une
epee que j'ai souvent appelee la premiere du royaume.

-- Oh! j'aurai gate ma main avec cet enfant, dit Athos.

-- Il y a des mains qui ne se gatent jamais, mon cher Athos, dit
d'Artagnan, mais qui gatent beaucoup les autres.

Le jeune homme eut voulu prolonger cette conversation toute la
nuit; mais Athos lui fit observer que leur hote devait etre
fatigue et avait besoin de repos. D'Artagnan s'en defendit par
politesse, mais Athos insista pour que d'Artagnan prit possession
de sa chambre. Raoul y conduisit l'hote du logis; et, comme Athos
pensa qu'il resterait le plus tard possible pres de d'Artagnan
pour lui faire dire toutes les vaillantises de leur jeune temps,
il vint le chercher lui-meme un instant apres, et ferma cette
bonne soiree par une poignee de main bien amicale et un souhait de
bonne nuit au mousquetaire.


XVII. La diplomatie d'Athos

D'Artagnan s'etait mis au lit bien moins pour dormir que pour etre
seul et penser a tout ce qu'il avait vu et entendu dans cette
soiree.

Comme il etait d'un bon naturel et qu'il avait eu tout d'abord
pour Athos un penchant instinctif qui avait fini par devenir une
amitie sincere, il fut enchante de trouver un homme brillant
d'intelligence et de force au lieu de cet ivrogne abruti qu'il
s'attendait a voir cuver son vin sur quelque fumier; il accepta,
sans trop regimber, cette superiorite constante d'Athos sur lui,
et, au lieu de ressentir la jalousie et le desappointement qui
eussent attriste une nature moins genereuse, il n'eprouva en
resume qu'une joie sincere et loyale qui lui fit concevoir pour sa
negociation les plus favorables esperances.

Cependant il lui semblait qu'il ne retrouvait point Athos franc et
clair sur tous les points. Qu'etait-ce que ce jeune homme qu'il
disait avoir adopte et qui avait avec lui une si grande
ressemblance? Qu'etaient-ce que ce retour a la vie du monde et
cette sobriete exageree qu'il avait remarquee a table? Une chose
meme insignifiante en apparence, cette absence de Grimaud, dont
Athos ne pouvait se separer autrefois et dont le nom meme n'avait
pas ete prononce malgre les ouvertures faites a ce sujet, tout
cela inquietait d'Artagnan. Il ne possedait donc plus la confiance
de son ami, ou bien Athos etait attache a quelque chaine
invisible, ou bien encore prevenu d'avance contre la visite qu'il
lui faisait.

Il ne put s'empecher de songer a Rochefort, a ce qu'il lui avait
dit a l'eglise Notre-Dame. Rochefort aurait-il precede d'Artagnan
chez Athos?

D'Artagnan n'avait pas de temps a perdre en longues etudes. Aussi
resolut-il d'en venir des le lendemain a une explication. Ce peu
de fortune d'Athos si habilement deguise annoncait l'envie de
paraitre et trahissait un reste d'ambition facile a reveiller. La
vigueur d'esprit et la nettete d'idees d'Athos en faisaient un
homme plus prompt qu'un autre a s'emouvoir. Il entrerait dans les
plans du ministre avec d'autant plus d'ardeur, que son activite
naturelle serait doublee d'une dose de necessite.

Ces idees maintenaient d'Artagnan eveille malgre sa fatigue; il
dressait ses plans d'attaque, et quoiqu'il sut qu'Athos etait un
rude adversaire, il fixa l'action au lendemain apres le dejeuner.

Cependant il se dit aussi, d'un autre cote, que sur un terrain si
nouveau il fallait s'avancer avec prudence, etudier pendant
plusieurs jours les connaissances d'Athos, suivre ses nouvelles
habitudes et s'en rendre compte, essayer de tirer du naif jeune
homme, soit en faisant des armes avec lui, soit en courant quelque
gibier, les renseignements intermediaires qui lui manquaient pour
joindre l'Athos d'autrefois a l'Athos d'aujourd'hui; et cela
devait etre facile, car le precepteur devait avoir deteint sur le
coeur et l'esprit de son eleve. Mais d'Artagnan lui-meme qui etait
un garcon d'une grande finesse, comprit sur-le-champ quelles
chances il donnerait contre lui au cas ou une indiscretion ou une
maladresse laisserait a decouvert ses manoeuvres a l'oeil exerce
d'Athos.

Puis, faut-il le dire, d'Artagnan, tout pret a user de ruse contre
la finesse d'Aramis ou la vanite de Porthos, d'Artagnan avait
honte de biaiser avec Athos, l'homme franc, le coeur loyal. Il lui
semblait qu'en le reconnaissant leur maitre en diplomatie, Aramis
et Porthos l'en estimeraient davantage, tandis qu'au contraire
Athos l'en estimerait moins.

-- Ah! pourquoi Grimaud, le silencieux Grimaud, n'est-il pas ici?
disait d'Artagnan; il y a bien des choses dans son silence que
j'aurais comprises, Grimaud avait un silence si eloquent!

Cependant toutes les rumeurs s'etaient eteintes successivement
dans la maison; d'Artagnan avait entendu se fermer les portes et
les volets; puis, apres s'etre repondu quelque temps les uns aux
autres dans la campagne, les chiens s'etaient tus a leur tour;
enfin, un rossignol perdu dans un massif d'arbres avait quelque
temps egrene au milieu de la nuit ses gammes harmonieuses et
s'etait endormi; il ne se faisait plus dans le chateau qu'un bruit
de pas egal et monotone au-dessous de sa chambre; il supposait que
c'etait la chambre d'Athos.

-- Il se promene et reflechit, pensa d'Artagnan, mais a quoi?
C'est ce qu'il est impossible de savoir. On pouvait deviner le
reste, mais non pas cela.

Enfin, Athos se mit au lit sans doute, car ce dernier bruit
s'eteignit.

Le silence et la fatigue unis ensemble vainquirent d'Artagnan; il
ferma les yeux a son tour, et presque aussitot le sommeil le prit.

D'Artagnan n'etait pas dormeur. A peine l'aube eut-elle dore ses
rideaux, qu'il sauta en bas de son lit et ouvrit les fenetres. Il
lui sembla alors voir a travers la jalousie quelqu'un qui rodait
dans la cour en evitant de faire du bruit. Selon son habitude de
ne rien laisser passer a sa portee sans s'assurer de ce que
c'etait, d'Artagnan regarda attentivement sans faire aucun bruit,
et reconnut le justaucorps grenat et les cheveux bruns de Raoul.

Le jeune homme, car c'etait bien lui, ouvrit la porte de l'ecurie,
en tira le cheval bai qu'il avait deja monte la veille, le sella
et brida lui-meme avec autant de promptitude et de dexterite
qu'eut pu le faire le plus habile ecuyer, puis il fit sortir
l'animal par l'allee droite du potager, ouvrit une petite porte
laterale qui donnait sur un sentier, tira son cheval dehors, la
referma derriere lui, et alors, par-dessus la crete du mur,
d'Artagnan le vit passer comme une fleche en se courbant sous les
branches pendantes et fleuries des erables et des acacias.

D'Artagnan avait remarque la veille que le sentier devait conduire
a Blois.

-- Eh, eh! dit le Gascon, voici un gaillard qui fait deja des
siennes, et qui ne me parait point partager les haines d'Athos
contre le beau sexe: il ne va pas chasser, car il n'a ni armes ni
chiens; il ne remplit pas un message, car il se cache. De qui se
cache-t-il?... est-ce de moi ou de son pere?... car je suis sur
que le comte est son pere... Parbleu! quant a cela je le saurai,
car j'en parlerai tout net a Athos.

Le jour grandissait; tous ces bruits que d'Artagnan avait entendus
s'eteindre successivement la veille se reveillaient, l'un apres
l'autre: l'oiseau dans les branches, le chien dans l'etable, les
moutons dans les champs; les bateaux amarres sur la Loire
paraissaient eux-memes s'animer, se detachant du rivage et se
laissant aller au fil de l'eau. D'Artagnan resta ainsi a sa
fenetre pour ne reveiller personne, puis lorsqu'il eut entendu les
portes et les volets du chateau s'ouvrir, il donna un dernier pli
a ses cheveux, un dernier tour a sa moustache, brossa par habitude
les rebords de son feutre avec la manche de son pourpoint, et
descendit. Il avait a peine franchi la derniere marche du perron,
qu'il apercut Athos baisse vers terre et dans l'attitude d'un
homme qui cherche un ecu dans le sable.

-- Eh! bonjour, cher hote, dit d'Artagnan.

-- Bonjour, cher ami. La nuit a-t-elle ete bonne?

-- Excellente, Athos, comme votre lit, comme votre souper d'hier
soir qui devait me conduire au sommeil, comme, votre accueil quand
vous m'avez revu. Mais que regardiez-vous donc la si
attentivement? Seriez-vous devenu amateur de tulipes par hasard?

-- Mon cher ami, il ne faudrait pas pour cela vous moquer de moi.
A la campagne, les gouts changent fort, et on arrive a aimer, sans
y faire attention, toutes ces belles choses que le regard de Dieu
fait sortir du fond de la terre et que l'on meprise fort dans les
villes. Je regardais tout bonnement des iris que j'avais deposes
pres de ce reservoir et qui ont ete ecrases ce matin. Ces
jardiniers sont les gens les plus maladroits du monde. En ramenant
le cheval apres lui avoir fait tirer de l'eau, ils l'auront laisse
marcher dans la plate-bande.

D'Artagnan se prit a sourire.

-- Ah! dit-il, vous croyez?

Et il amena son ami le long de l'allee, ou bon nombre de pas
pareils a celui qui avait ecrase les iris etaient imprimes.

-- Les voici encore, ce me semble; tenez, Athos, dit-il
indifferemment.

-- Mais, oui; et des pas tout frais!

-- Tout frais, repeta d'Artagnan.

-- Qui donc est sorti par ici ce matin? se demanda Athos avec
inquietude. Un cheval se serait-il echappe de l'ecurie?

-- Ce n'est pas probable, dit d'Artagnan, car les pas sont tres
egaux et tres reposes.

-- Ou est Raoul? s'ecria Athos, et comment se fait-il que je ne
l'aie pas apercu?

-- Chut! dit d'Artagnan en mettant avec un sourire son doigt sur
sa bouche.

-- Qu'y a-t-il donc? demanda Athos.

D'Artagnan raconta ce qu'il avait vu, en epiant la physionomie de
son hote.

-- Ah! je devine tout maintenant, dit Athos avec un leger
mouvement d'epaules: le pauvre garcon est alle a Blois.

-- Pour quoi faire?

-- Eh, mon Dieu! pour savoir des nouvelles de la petite La
Valliere. Vous savez, cette enfant qui s'est foule hier le pied.

-- Vous croyez? dit d'Artagnan incredule.

-- Non seulement je le crois, mais j'en suis sur, repondit Athos.
N'avez-vous donc pas remarque que Raoul est amoureux?

-- Bon! De qui? de cette enfant de sept ans?

-- Mon cher, a l'age de Raoul le coeur est si plein, qu'il faut
bien le repandre sur quelque chose, reve ou realite. Eh bien! son
amour, a lui, est moitie l'un, moitie l'autre.

-- Vous voulez rire! Quoi! cette petite fille.

-- N'avez-vous donc pas regarde? C'est la plus jolie petite
creature qui soit au monde: des cheveux d'un blond d'argent, des
yeux bleus deja mutins et langoureux a la fois.

-- Mais que dites-vous de cet amour?

-- Je ne dis rien, je ris et je me moque de Raoul; mais ces
premiers besoins du coeur sont tellement imperieux, ces
epanchements de la melancolie amoureuse chez les jeunes gens sont
si doux et si amers tout ensemble, que cela parait avoir souvent
tous les caracteres de la passion. Moi, je me rappelle qu'a l'age
de Raoul j'etais devenu amoureux d'une statue grecque que le bon
roi Henri IV avait donnee a mon pere, et que je pensai devenir fou
de douleur, lorsqu'on me dit que l'histoire de Pygmalion n'etait
qu'une fable.

-- C'est du desoeuvrement. Vous n'occupez pas assez Raoul, et il
cherche a s'occuper de son cote.

-- Pas autre chose. Aussi songe-je a l'eloigner d'ici.

-- Et vous ferez bien.

-- Sans doute; mais ce sera lui briser le coeur, et il souffrira
autant que pour un veritable amour. Depuis trois ou quatre ans, et
a cette epoque lui-meme etait un enfant, il s'est habitue a parer
et a admirer cette petite idole, qu'il finirait un jour par adorer
s'il restait ici. Ces enfants revent tout le jour ensemble et
causent de mille choses serieuses comme de vrais amants de vingt
ans. Bref, cela a fait longtemps sourire les parents de la petite
de La Valliere, mais je crois qu'ils commencent a froncer le
sourcil.

-- Enfantillage! mais Raoul a besoin d'etre distrait; eloignez-le
bien vite d'ici, ou, morbleu! vous n'en ferez jamais un homme.

-- Je crois, dit Athos, que je vais l'envoyer a Paris.

-- Ah! fit d'Artagnan.

Et il pensa que le moment des hostilites etait arrive.

-- Si vous voulez, dit-il, nous pouvons faire un sort a ce jeune
homme.

-- Ah! fit a son tour Athos.

-- Je veux meme vous consulter sur quelque chose qui m'est passe
en tete.

-- Faites.

-- Croyez-vous que le temps soit venu de prendre du service?

-- Mais n'etes-vous pas toujours au service, vous, d'Artagnan?

-- Je m'entends: du service actif. La vie d'autrefois n'a-t-elle
plus rien qui vous tente, et, si des avantages reels vous
attendaient, ne seriez-vous pas bien aise de recommencer en ma
compagnie et en celle de notre ami Porthos les exploits de notre
jeunesse?

-- C'est une proposition que vous me faites alors! dit Athos.

-- Nette et franche.

-- Pour rentrer en campagne?

-- Oui.

-- De la part de qui et contre qui demanda tout a coup Athos en
attachant son oeil si clair et si bienveillant sur le Gascon.

-- Ah diable! vous etes pressant!

-- Et surtout precis. Ecoutez bien d'Artagnan. Il n'y a qu'une
personne ou plutot une cause a qui un homme comme moi puisse etre
utile: celle du roi.

-- Voila precisement, dit le mousquetaire.

-- Oui; mais entendons-nous, reprit serieusement Athos: si par la
cause du roi vous entendez celle de M. de Mazarin, nous cessons de
nous comprendre.

-- Je ne dis pas precisement, repondit le Gascon embarrasse.

-- Voyons, d'Artagnan, dit Athos, ne jouons pas au plus fin, votre
hesitation, vos detours me disent de quelle part vous venez. Cette
cause, en effet, on n'ose l'avouer hautement, et lorsqu'on recrute
pour elle, c'est l'oreille basse et la voix embarrassee.

-- Ah! mon cher Athos! dit d'Artagnan.

-- Eh! vous savez bien, reprit Athos, que je ne parle pas pour
vous, qui etes la perle des gens braves et hardis, je vous parle
de cet Italien mesquin et intrigant de ce cuistre qui essaie de
mettre sur sa tete une couronnee qu'il a volee sous un oreiller,
de ce faquin qui appelle son parti le parti du roi, et qui s'avise
de faire mettre des princes du sang en prison, n'osant pas les
tuer, comme faisait notre cardinal a nous, le grand cardinal; un
fesse-mathieu qui pese ses ecus d'or et garde les rognes, de peur,
quoiqu'il triche, de les perdre a son jeu du lendemain; un drole
enfin qui maltraite la reine, a ce qu'on assure; au reste, tant
pis pour elle! et qui va d'ici a trois mois nous faire une guerre
civile pour garder ses pensions. C'est la le maitre que vous me
proposez, d'Artagnan? Grand merci!

-- Vous etes plus vif qu'autrefois, Dieu me pardonne! dit
d'Artagnan, et les annees ont echauffe votre sang, au lieu de le
refroidir. Qui vous dit donc que ce soit la mon maitre et que je
veuille vous l'imposer?

"Diable! s'etait dit le Gascon, ne livrons pas nos secrets a un
homme si mal dispose."

-- Mais alors, cher ami, reprit Athos, qu'est-ce donc que ces
propositions?

-- Eh, mon Dieu! rien de plus simple: vous vivez dans vos terres,
vous, et il parait que vous etes heureux dans votre mediocrite
doree. Porthos a cinquante ou soixante mille livres de revenu
peut-etre; Aramis a toujours quinze duchesses qui se disputent le
prelat, comme elles se disputaient le mousquetaire; c'est encore
un enfant gate du sort; mais moi, que fais-je en ce monde? Je
porte ma cuirasse et mon buffle depuis vingt ans, cramponne a ce
grade insuffisant, sans avancer, sans reculer, sans vivre. Je suis
mort en un mot! Eh bien! lorsqu'il s'agit pour moi de ressusciter
un peu, vous venez tous me dire: C'est un faquin! c'est un drole!
un cuistre! un mauvais maitre! Eh, parbleu! je suis de votre avis,
moi, mais trouvez-m'en un meilleur, ou faites-moi des rentes.

Athos reflechit trois secondes, et pendant ces trois secondes il
comprit la ruse de d'Artagnan, qui pour s'etre trop avance tout
d'abord rompait maintenant afin de cacher son jeu. Il vit
clairement que les propositions qu'on venait de lui faire etaient
reelles, et se fussent declarees dans tout leur developpement,
pour peu qu'il eut prete l'oreille.

-- Bon! se dit-il, d'Artagnan est a Mazarin.

De ce moment il s'observa avec une extreme prudence.

De son cote d'Artagnan joua plus serre que jamais.

-- Mais, enfin, vous avez une idee? continua Athos.

-- Assurement. Je voulais prendre conseil de vous tous et aviser
au moyen de faire quelque chose, car les uns sans les autres nous
serons toujours incomplets.

-- C'est vrai. Vous me parliez de Porthos; l'avez-vous donc decide
a chercher fortune? Mais cette fortune, il l'a.

-- Sans doute, il l'a; mais l'homme est ainsi fait, il desire
toujours quelque chose.

-- Et que desire Porthos?

-- D'etre baron.

-- Ah! c'est vrai, j'oubliais, dit Athos en riant.

-- C'est vrai? pensa d'Artagnan. Et d'ou a-t-il appris cela?
Correspondrait-il avec Aramis? Ah! si je savais cela, je saurais
tout.

La conversation finit la, car Raoul entra juste en ce moment.
Athos voulut le gronder sans aigreur; mais le jeune homme etait si
chagrin, qu'il n'en eut pas le courage et qu'il s'interrompit pour
lui demander ce qu'il avait.

-- Est-ce que notre petite voisine irait plus mal? dit d'Artagnan.

-- Ah! monsieur, reprit Raoul presque suffoque par la douleur, sa
chute est grave, et, sans difformite apparente, le medecin craint
qu'elle ne boite toute sa vie.

-- Ah! ce serait affreux! dit Athos.

D'Artagnan avait une plaisanterie au bout des levres; mais en
voyant la part que prenait Athos a ce malheur, il se retint.

-- Ah! monsieur, ce qui me desespere surtout, reprit Raoul, c'est
que ce malheur, c'est moi qui en suis cause.

-- Comment vous, Raoul? demanda Athos.

-- Sans doute, n'est-ce point pour accourir a moi qu'elle a saute
du haut de cette pile de bois?

-- Il ne vous reste plus qu'une ressource, mon cher Raoul, c'est
de l'epouser en expiation, dit d'Artagnan.

-- Ah! monsieur, dit Raoul, vous plaisantez avec une douleur
reelle: c'est mal, cela.

Et Raoul, qui avait besoin d'etre seul pour pleurer tout a son
aise, rentra dans sa chambre, d'ou il ne sortit qu'a l'heure du
dejeuner.

La bonne intelligence des deux amis n'avait pas le moins du monde
ete alteree par l'escarmouche du matin; aussi dejeunerent-ils du
meilleur appetit, regardant de temps en temps le pauvre Raoul,
qui, les yeux tout humides et le coeur gros, mangeait a peine.

A la fin du dejeuner deux lettres arriverent, qu'Athos lut avec
une extreme attention, sans pouvoir s'empecher de tressaillir
plusieurs fois. D'Artagnan, qui le vit lire ces lettres d'un cote
de la table a l'autre, et dont la vue etait percante, jura qu'il
reconnaissait a n'en pas douter la petite ecriture d'Aramis. Quant
a l'autre, c'etait une ecriture de femme, longue et embarrassee.

-- Allons, dit d'Artagnan a Raoul, voyant qu'Athos desirait
demeurer seul, soit pour repondre a ces lettres, soit pour y
reflechir; allons faire un tour dans la salle d'armes, cela vous
distraira.

Le jeune homme regarda Athos, qui repondit a ce regard par un
signe d'assentiment.

Tous deux passerent dans une salle basse ou etaient suspendus des
fleurets, des masques, des gants, des plastrons, et tous les
accessoires de l'escrime.

-- Eh bien? dit Athos en arrivant un quart d'heure apres.

-- C'est deja votre main, mon cher Athos, dit d'Artagnan, et s'il
avait votre sang-froid, je n'aurais que des compliments a lui
faire...

Quant au jeune homme, il etait un peu honteux. Pour une ou deux
fois qu'il avait touche d'Artagnan, soit au bras, soit a la
cuisse, celui-ci l'avait boutonne vingt fois en plein corps.

En ce moment, Charlot entra porteur d'une lettre tres pressee pour
d'Artagnan qu'un messager venait d'apporter.

Ce fut au tour d'Athos de regarder du coin de l'oeil.

D'Artagnan lut la lettre sans aucune emotion apparente et apres
avoir lu, avec un leger hochement de tete:

-- Voyez, mon cher ami, dit-il, ce que c'est que le service, et
vous avez, ma foi, bien raison de n'en pas vouloir reprendre:
M. de Treville est malade, et voila la compagnie qui ne peut se
passer de moi; de sorte que mon conge se trouve perdu.

-- Vous retournez a Paris? dit vivement Athos.

-- Eh, mon Dieu, oui! dit d'Artagnan; mais n'y venez-vous pas
vous-meme?

Athos rougit un peu et repondit:

-- Si j'y allais, je serais fort heureux de vous voir.

-- Hola, Planchet! s'ecria d'Artagnan de la porte, nous partons
dans dix minutes: donnez l'avoine aux chevaux.

Puis se retournant vers Athos:

-- Il me semble qu'il me manque quelque chose ici, et je suis
vraiment desespere de vous quitter sans avoir revu ce bon Grimaud.

-- Grimaud! dit Athos. Ah! c'est vrai? je m'etonnais aussi que
vous ne me demandassiez pas de ses nouvelles. Je l'ai prete a un
de mes amis.

-- Qui comprendra ses signes? dit d'Artagnan.

-- Je l'espere, dit Athos.

Les deux amis s'embrasserent cordialement. D'Artagnan serra la
main de Raoul, fit promettre a Athos de le visiter s'il venait a
Paris, de lui ecrire s'il ne venait pas, et il monta a cheval.
Planchet, toujours exact, etait deja en selle.

-- Ne venez-vous point avec moi, dit-il en riant a Raoul, je passe
par Blois?

Raoul se retourna vers Athos qui le retint d'un signe
imperceptible.

-- Non, monsieur, repondit le jeune homme, je reste pres de
monsieur le comte.

-- En ce cas, adieu tous deux, mes bons amis, dit d'Artagnan en
leur serrant une derniere fois la main, et Dieu vous garde! comme
nous nous disions chaque fois que nous nous quittions du temps du
feu cardinal.

Athos lui fit un signe de la main, Raoul une reverence, et
d'Artagnan et Planchet partirent.

Le comte les suivit des yeux, la main appuyee sur l'epaule du
jeune homme, dont la taille egalait presque la sienne; mais
aussitot qu'ils eurent disparu derriere le mur:

-- Raoul, dit le comte, nous partons ce soir pour Paris.

-- Comment! dit le jeune homme en palissant.

-- Vous pouvez aller presenter mes adieux et les votres a madame
de Saint-Remy. Je vous attendrai ici a sept heures.

Le jeune homme s'inclina avec une expression melee de douleur et
de reconnaissance, et se retira pour aller seller son cheval.

Quant a d'Artagnan, a peine hors de vue de son cote, il avait tire
la lettre de sa poche et l'avait relue:

"Revenez sur-le-champ a Paris.

"J.M..."

-- La lettre est seche, murmura d'Artagnan, et s'il n'y avait un
post-scriptum, peut-etre ne l'eusse-je pas comprise; mais
heureusement il y a un_ post-scriptum._

Et il lut ce fameux _post-scriptum_ qui lui faisait passer par-
dessus la secheresse de la lettre:

"_P.-S_. -- Passez chez le tresorier du roi, a Blois: dites-lui
votre nom et montrez-lui cette lettre: vous toucherez deux cents
pistoles."

-- Decidement, dit d'Artagnan, j'aime cette prose, et le cardinal
ecrit mieux que je ne croyais. Allons, Planchet, allons rendre
visite a monsieur le tresorier du roi, et puis piquons.

-- Vers Paris, monsieur.

-- Vers Paris.

Et tous deux partirent au plus grand trot de leurs montures.


XVIII. M. de Beaufort

Voici ce qui etait arrive et quelles etaient les causes qui
necessitaient le retour de d'Artagnan a Paris.

Un soir que Mazarin, selon son habitude, se rendait chez la reine
a l'heure ou tout le monde s'en etait retire, et qu'en passant
pres de la salle des gardes, dont une porte donnait sur ses
antichambres, il avait entendu parler haut dans cette chambre, il
avait voulu savoir de quel sujet s'entretenaient les soldats,
s'etait approche a pas de loup, selon son habitude, avait pousse
la porte, et, par l'entrebaillement, avait passe la tete.

Il y avait une discussion parmi les gardes.

-- Et moi je vous reponds, disait l'un d'eux, que si Coysel a
predit cela, la chose est aussi sure que si elle etait arrivee. Je
ne le connais pas, mais j'ai entendu dire qu'il etait non
seulement astrologue, mais encore magicien.

-- Peste, mon cher, s'il est de tes amis, prends garde! tu lui
rends un mauvais service.

-- Pourquoi cela?

-- Parce qu'on pourrait bien lui faire un proces.

-- Ah bah! on ne brule plus les sorciers, aujourd'hui.

-- Non! il me semble cependant qu'il n'y a pas si longtemps que le
feu cardinal a fait bruler Urbain Grandier. J'en sais quelque
chose, moi. J'etais de garde au bucher, et je l'ai vu rotir.

-- Mon cher, Urbain Grandier n'etait pas un sorcier, c'etait un
savant, ce qui est tout autre chose. Urbain Grandier ne predisait
pas l'avenir. Il savait le passe, ce qui quelquefois est bien pis.

Mazarin hocha la tete en signe d'assentiment; mais desirant
connaitre la prediction sur laquelle on discutait, il demeura a la
meme place.

-- Je ne te dis pas, reprit le garde, que Coysel ne soit pas un
sorcier, mais je te dis que s'il publie d'avance sa prediction
c'est le moyen qu'elle ne s'accomplisse point.

-- Pourquoi?

-- Sans doute. Si nous nous battons l'un contre l'autre et que je
te dise: "Je vais te porter ou un coup droit ou un coup de
seconde", tu pareras tout naturellement. Eh bien si Coysel dit
assez haut pour que le cardinal l'entende: "Avant tel jour, tel
prisonnier se sauvera", il est bien evident que le cardinal
prendra si bien ses precautions que le prisonnier ne se sauvera
pas.

-- Eh! mon Dieu, dit un autre qui semblait dormir, couche sur un
banc, et qui, malgre son sommeil apparent, ne perdait pas un mot
de la conversation; eh! mon Dieu, croyez-vous que les hommes
puissent echapper a leur destinee? S'il est ecrit la-haut que le
duc de Beaufort doit se sauver, M. de Beaufort se sauvera, et
toutes les precautions du cardinal n'y feront rien.

Mazarin tressaillit. Il etait italien, c'est-a-dire superstitieux;
il s'avanca rapidement au milieu des gardes, qui, l'apercevant,
interrompirent leur conversation.

-- Que disiez-vous donc, messieurs? fit-il avec son air caressant,
que M. de Beaufort s'etait evade, je crois?

-- Oh! non, monseigneur, dit le soldat incredule; pour le moment
il n'a garde. On disait seulement qu'il devait se sauver.

-- Et qui dit cela?

-- Voyons, repetez votre histoire, Saint-Laurent, dit le garde se
tournant vers le narrateur.

-- Monseigneur, dit le garde, je racontais purement et simplement
a ces messieurs ce que j'ai entendu dire de la prediction d'un
nomme Coysel, qui pretend que, si bien garde que soit
M. de Beaufort, il se sauvera avant la Pentecote.

-- Et ce Coysel est un reveur, un fou? reprit le cardinal toujours
souriant.

-- Non pas, dit le garde, tenace dans sa credulite, il a predit
beaucoup de choses qui sont arrivees, comme par exemple que la
reine accoucherait d'un fils, que M. de Coligny serait tue dans
son duel avec le duc de Guise, enfin que le coadjuteur serait
nomme cardinal. Eh bien! la reine est accouchee non seulement d'un
premier fils, mais encore, deux ans apres, d'un second, et
M. de Coligny a ete tue.

-- Oui, dit Mazarin; mais le coadjuteur n'est pas encore cardinal.

-- Non, Monseigneur, dit le garde, mais il le sera.

Mazarin fit une grimace qui voulait dire: il ne tient pas encore
la barrette. Puis il ajouta:

-- Ainsi votre avis, mon ami, est que M. de Beaufort doit se
sauver.

-- C'est si bien mon avis, Monseigneur, dit le soldat, que si
Votre Eminence m'offrait a cette heure la place de M. de Chavigny,
c'est-a-dire celle de gouverneur du chateau de Vincennes, je ne
l'accepterais pas. Oh! le lendemain de la Pentecote, ce serait
autre chose.

Il n'y a rien de plus convaincant qu'une grande conviction, elle
influe meme sur les incredules; et, loin d'etre incredule, nous
l'avons dit, Mazarin etait superstitieux. Il se retira donc tout
pensif.

-- Le ladre! dit le garde qui etait accoude contre la muraille, il
fait semblant de ne pas croire a votre magicien, Saint-Laurent,
pour n'avoir rien a vous donner; mais il ne sera pas plus tot
rentre chez lui qu'il fera son profit de votre prediction.

En effet, au lieu de continuer son chemin vers la chambre de la
reine, Mazarin rentra dans son cabinet, et appelant Bernouin, il
donna l'ordre que le lendemain, au point du jour, on lui allat
chercher l'exempt qu'il avait place aupres de M. de Beaufort, et
qu'on l'eveillat aussitot qu'il arriverait.

Sans s'en douter, le garde avait touche du doigt la plaie la plus
vive du cardinal. Depuis cinq ans que M. de Beaufort etait en
prison, il n'y avait pas de jour que Mazarin ne pensat qu'a un
moment ou a un autre, il en sortirait. On ne pouvait pas retenir
prisonnier toute sa vie un petit-fils de Henri IV, surtout quand
ce petit-fils de Henri IV avait a peine trente ans. Mais, de
quelque facon qu'il en sortit, quelle haine n'avait-il pas du,
dans sa captivite, amasser contre celui a qui il la devait; qui
l'avait pris riche, brave, glorieux, aime des femmes, craint des
hommes, pour retrancher de sa vie ses plus belles annees, car ce
n'est pas exister que de vivre en prison! En attendant, Mazarin
redoublait de surveillance contre M. de Beaufort. Seulement, il
etait pareil a l'avare de la fable, qui ne pouvait dormir pres de
son tresor. Bien des fois la nuit il se reveillait en sursaut,
revant qu'on lui avait vole M. de Beaufort. Alors il s'informait
de lui, et a chaque information qu'il prenait, il avait la douleur
d'entendre que le prisonnier jouait, buvait, chantait que c'etait
merveille; mais que tout en jouant, buvant et chantant, il
s'interrompait toujours pour jurer que le Mazarin lui payerait
cher tout ce plaisir qu'il le forcait de prendre a Vincennes.

Cette pensee avait fort preoccupe le ministre pendant son sommeil;
aussi, lorsqu'a sept heures du matin Bernouin entra dans sa
chambre pour le reveiller, son premier mot fut:

-- Eh! qu'y a-t-il? Est-ce que M. de Beaufort s'est sauve de
Vincennes?

-- Je ne crois pas, Monseigneur, dit Bernouin, dont le calme
officiel ne se dementait jamais; mais en tout cas vous allez en
avoir des nouvelles, car l'exempt La Ramee, que l'on a envoye
chercher ce matin a Vincennes, est la qui attend les ordres de
Votre Eminence.

-- Ouvrez et faites-le entrer ici, dit Mazarin en accommodant ses
oreillers de maniere a le recevoir assis dans son lit.

L'officier entra. C'etait un grand et gros homme joufflu et de
bonne mine. Il avait un air de tranquillite qui donna des
inquietudes a Mazarin.

-- Ce drole-la m'a tout l'air d'un sot, murmura-t-il.

L'exempt demeurait debout et silencieux a la porte.

-- Approchez, monsieur! dit Mazarin.

L'exempt obeit.

-- Savez-vous ce qu'on dit ici? continua le cardinal.

-- Non, Votre Eminence.

-- Eh bien! l'on dit que M. de Beaufort va se sauver de Vincennes,
s'il ne l'a deja fait.

La figure de l'officier exprima la plus profonde stupefaction. Il
ouvrit tout ensemble ses petits yeux et sa grande bouche, pour
mieux humer la plaisanterie que Son Eminence lui faisait l'honneur
de lui adresser; puis ne pouvant tenir plus longtemps son serieux
a une pareille supposition, il eclata de rire, mais d'une telle
facon, que ses gros membres etaient secoues par cette hilarite
comme par une fievre violente.

Mazarin fut enchante de cette expansion peu respectueuse, mais
cependant il ne cessa de garder son air grave.

Quand La Ramee eut bien ri et qu'il se fut essuye les yeux, il
crut qu'il etait temps enfin de parler et d'excuser l'inconvenance
de sa gaiete.

-- Se sauver, Monseigneur! dit-il, se sauver! Mais Votre Eminence
ne sait donc pas ou est M. de Beaufort?

-- Si fait, monsieur, je sais qu'il est au donjon de Vincennes.

-- Oui, Monseigneur, dans une chambre dont les murs ont sept pieds
d'epaisseur, avec des fenetres a grillages croises dont chaque
barreau est gros comme le bras.

-- Monsieur, dit Mazarin, avec de la patience on perce tous les
murs, et avec un ressort de montre on scie un barreau.

-- Mais Monseigneur ignore donc qu'il a pres de lui huit gardes,
quatre dans son antichambre et quatre dans sa chambre, et que ces
gardes ne le quittent jamais.

-- Mais il sort de sa chambre, il joue au mail, il joue a la
paume!

-- Monseigneur, ce sont les amusements permis aux prisonniers.
Cependant, si Votre Eminence le veut, on les lui retranchera.

-- Non pas, non pas, dit le Mazarin, qui craignait, en lui
retranchant ces plaisirs, que si son prisonnier sortait jamais de
Vincennes, il n'en sortit encore plus exaspere contre lui.
Seulement je demande avec qui il joue.

-- Monsieur, il joue avec l'officier de garde, ou bien avec moi,
ou bien avec les autres prisonniers.

-- Mais n'approche-t-il point des murailles en jouant?

-- Monseigneur, Votre Eminence ne connait-elle point les
murailles? Les murailles ont soixante pieds de hauteur et je doute
que M. de Beaufort soit encore assez las de la vie pour risquer de
se rompre le cou en sautant du haut en bas.

-- Hum! fit le cardinal, qui commencait a se rassurer. Vous dites
donc, mon cher monsieur La Ramee?...

-- Qu'a moins que M. de Beaufort ne trouve moyen de se changer en
petit oiseau, je reponds de lui.

-- Prenez garde! vous vous avancez fort, reprit Mazarin.
M. de Beaufort a dit aux gardes qui le conduisaient a Vincennes,
qu'il avait souvent pense au cas ou il serait emprisonne, et que,
dans ce cas, il avait trouve quarante manieres de s'evader de
prison.

-- Monseigneur, si parmi ces quarante manieres il y en avait eu
une bonne, repondit La Ramee, il serait dehors depuis longtemps.

-- Allons, allons, pas si bete que je croyais, murmura Mazarin.

-- D'ailleurs, Monseigneur oublie que M. de Chavigny est
gouverneur de Vincennes, continua La Ramee, et que M. de Chavigny
n'est pas des amis de M. de Beaufort.

-- Oui, mais M. de Chavigny s'absente.

-- Quand il s'absente, je suis la.

-- Mais quand vous vous absentez vous-meme?

-- Oh! quand je m'absente moi-meme, j'ai en mon lieu et place un
gaillard qui aspire a devenir exempt de Sa Majeste, et qui, je
vous en reponds, fait bonne garde. Depuis trois semaines que je
l'ai pris a mon service, je n'ai qu'un reproche a lui faire, c'est
d'etre trop dur au prisonnier.

-- Et quel est ce cerbere? demanda le cardinal.

-- Un certain M. Grimaud, Monseigneur.

-- Et que faisait-il avant d'etre pres de vous a Vincennes?

-- Mais il etait en province, a ce que m'a dit celui qui me l'a
recommande; il s'y est fait je ne sais quelle mechante affaire, a
cause de sa mauvaise tete, et je crois qu'il ne serait pas fache
de trouver l'impunite sous l'uniforme du roi.

-- Et qui vous a recommande cet homme?

-- L'intendant de M. le duc de Grammont.

-- Alors, on peut s'y fier, a votre avis?

-- Comme a moi-meme, Monseigneur.

-- Ce n'est pas un bavard?

-- Jesus-Dieu! Monseigneur, j'ai cru longtemps qu'il etait muet,
il ne parle et ne repond que par signes; il parait que c'est son
ancien maitre qui l'a dresse a cela.

-- Eh bien! dites-lui, mon cher monsieur La Ramee, reprit le
cardinal, que s'il nous fait bonne et fidele garde, on fermera les
yeux sur ses escapades de province, qu'on lui mettra sur le dos un
uniforme qui le fera respecter, et dans les poches de cet uniforme
quelques pistoles pour boire a la sante du roi.

Mazarin etait fort large en promesses: c'etait tout le contraire
de ce bon M. Grimaud, que vantait La Ramee, lequel parlait peu et
agissait beaucoup.

Le cardinal fit encore a La Ramee une foule de questions sur le
prisonnier, sur la facon dont il etait nourri, loge et couche,
auxquelles celui-ci repondit d'une facon si satisfaisante, qu'il
le congedia presque rassure.

Puis, comme il etait neuf heures du matin, il se leva, se parfuma,
s'habilla et passa chez la reine pour lui faire part des causes
qui l'avaient retenu chez lui. La reine, qui ne craignait guere
moins M. de Beaufort que le cardinal le craignait lui-meme, et qui
etait presque aussi superstitieuse que lui, lui fit repeter mot
pour mot toutes les promesses de La Ramee et tous les eloges qu'il
donnait a son second; puis lorsque le cardinal eut fini:

-- Helas! monsieur, dit-elle a demi-voix, que n'avons-nous un
Grimaud aupres de chaque prince!

-- Patience, dit Mazarin avec son sourire italien, cela viendra
peut-etre un jour; mais en attendant...

-- Eh bien! en attendant?

-- Je vais toujours prendre mes precautions.

Sur ce, il avait ecrit a d'Artagnan de presser son retour.


XIX. Ce a quoi se recreait M. le duc de Beaufort au donjon de
Vincennes

Le prisonnier qui faisait si grand'peur a M. le cardinal, et dont
les moyens d'evasion troublaient le repos de toute la cour, ne se
doutait guere de tout cet effroi qu'a cause de lui on ressentait
au Palais-Royal.

Il se voyait si admirablement garde qu'il avait reconnu
l'inutilite de ses tentatives; toute sa vengeance consistait a
lancer nombre d'imprecations et d'injures contre le Mazarin. Il
avait meme essaye de faire des couplets, mais il y avait bien vite
renonce. En effet, M. de Beaufort non seulement n'avait pas recu
du ciel le don d'aligner des vers, mais encore ne s'exprimait
souvent en prose qu'avec la plus grande peine du monde. Aussi
Blot, le chansonnier de l'epoque, disait-il de lui:

_Dans un combat il brille, il tonne!_

_On le redoute avec raison;_

_Mais de la facon qu'il raisonne, _

_On le prendrait pour un oison._

_Gaston, pour faire une harangue, _

_Eprouve bien moins d'embarras;_

_Pourquoi Beaufort n'a-t-il la langue!_

_Pourquoi Gaston n'a-t-il le bras?_

Ceci pose, on comprend que le prisonnier se soit borne aux injures
et aux imprecations.

Le duc de Beaufort etait petit-fils de Henri IV et de Gabrielle
d'Estrees, aussi bon, aussi brave, aussi fier et surtout aussi
Gascon que son aieul, mais beaucoup moins lettre. Apres avoir ete
pendant quelque temps, a la mort du roi Louis XIII, le favori,
l'homme de confiance, le premier a la cour enfin, un jour il lui
avait fallu ceder la place a Mazarin, et il s'etait trouve le
second; et le lendemain, comme il avait eu le mauvais esprit de se
facher de cette transposition et l'imprudence de le dire, la reine
l'avait fait arreter et conduire a Vincennes par ce meme Guitaut
que nous avons vu apparaitre au commencement de cette histoire, et
que nous aurons l'occasion de retrouver. Bien entendu, qui dit la
reine dit Mazarin. Non seulement on s'etait debarrasse ainsi de sa
personne et de ses pretentions, mais encore on ne comptait plus
avec lui, tout prince populaire qu'il etait, et depuis cinq ans il
habitait une chambre fort peu royale au donjon de Vincennes.

Cet espace de temps qui eut muri les idees de tout autre que
M. de Beaufort, avait passe sur sa tete sans y operer aucun
changement. Un autre, en effet, eut reflechi que, s'il n'avait pas
accepte de braver le cardinal, de mepriser les princes, et de
marcher seul sans autres acolytes, comme dit le cardinal de Retz,
que quelques melancoliques qui avaient l'air de songe-creux, il
aurait eu, depuis cinq ans, ou sa liberte, ou des defenseurs. Ces
considerations ne se presenterent probablement pas meme a l'esprit
du duc, que sa longue reclusion ne fit au contraire qu'affermir
davantage dans sa mutinerie, et chaque jour le cardinal recut des
nouvelles de lui qui etaient on ne peut plus desagreables pour Son
Eminence.

Apres avoir echoue en poesie, M. de Beaufort avait essaye de la
peinture. Il dessinait avec du charbon les traits du cardinal, et,
comme ses talents assez mediocres en cet ail ne lui permettaient
pas d'atteindre a une grande ressemblance, pour ne pas laisser de
doute sur l'original du portrait, il ecrivait au-dessous:
"_Ritratto dell' illustrissimo facchino Mazarini._"
M. de Chavigny, prevenu, vint faire une visite au duc et le pria
de se livrer a un autre passe-temps, ou tout au moins de faire des
portraits sans legende. Le lendemain, la chambre etait pleine de
legendes et de portraits. M. de Beaufort, comme tous les
prisonniers, au reste, ressemblait fort aux enfants qui ne
s'entetent qu'aux choses qu'on lui defend.

M. de Chavigny fut prevenu de ce surcroit de profils.

M. de Beaufort, pas assez sur de lui pour risquer la tete de face,
avait fait de sa chambre une veritable salle d'exposition. Cette
fois le gouverneur ne dit rien; mais un jour que M. de Beaufort
jouait a la paume, il fit passer l'eponge sur tous ses dessins et
peindre la chambre a la detrempe.

M. de Beaufort remercia M. de Chavigny, qui avait la bonte de lui
remettre ses cartons a neuf; et cette fois il divisa sa chambre en
compartiments, et consacra chacun de ses compartiments a un trait
de la vie du cardinal Mazarin.

Le premier devait representer l'illustrissime faquin Mazarini
recevant une volee de coups de baton du cardinal Bentivoglio, dont
il avait ete le domestique.

Le second, l'illustrissime faquin Mazarini jouant le role d'Ignace
de Loyola, dans la tragedie de ce nom.

Le troisieme, l'illustrissime faquin Mazarini volant le
portefeuille de premier ministre a M. de Chavigny, qui croyait
deja le tenir.

Enfin, le quatrieme, l'illustrissime faquin Mazarini refusant des
draps a Laporte, valet de chambre de Louis XIV, et disant que
c'est assez, pour un roi de France, de changer de draps tous les
trimestres.

C'etaient la de grandes compositions et qui depassaient
certainement la mesure du talent du prisonnier; aussi s'etait-il
contente de tracer les cadres et de mettre les inscriptions.

Mais les cadres et les inscriptions suffirent pour eveiller la
susceptibilite de M. de Chavigny, lequel fit prevenir
M. de Beaufort que s'il ne renoncait pas aux tableaux projetes, il
lui enleverait tout moyen d'execution. M. de Beaufort repondit
que, puisqu'on lui otait la chance de se faire une reputation dans
les armes, il voulait s'en faire une dans la peinture, et que, ne
pouvant etre un Bayard ou un Trivulce, il voulait devenir un
Michel-Ange ou un Raphael.

Un jour que M. de Beaufort se promenait au preau, on enleva son
feu, avec son feu ses charbons, avec son charbon ses cendres, de
sorte qu'en rentrant il ne trouva plus le plus petit objet dont il
put faire un crayon.

M. de Beaufort jura, tempeta, hurla, dit qu'on voulait le faire
mourir de froid et d'humidite, comme etaient morts Puylaurens, le
marechal Ornano et le grand prieur de Vendome, ce a quoi
M. de Chavigny repondit qu'il n'avait qu'a donner sa parole de
renoncer au dessin ou promettre de ne point faire de peintures
historiques, et qu'on lui rendrait du bois et tout ce qu'il
fallait pour l'allumer. M. de Beaufort ne voulut pas donner sa
parole, et il resta sans feu pendant tout le reste de l'hiver.

De plus, pendant une des sorties du prisonnier, on gratta les
inscriptions, et la chambre se retrouva blanche et nue sans la
moindre trace de fresque.

M. de Beaufort alors acheta a l'un de ses gardiens un chien nomme
Pistache; rien ne s'opposant a ce que les prisonniers eussent un
chien, M. de Chavigny autorisa que le quadrupede changeat de
maitre. M. de Beaufort restait quelquefois des heures entieres
enferme avec son chien. On se doutait bien que pendant ces heures
le prisonnier s'occupait de l'education de Pistache, mais on
ignorait dans quelle voie il la dirigeait. Un jour, Pistache se
trouvant suffisamment dresse, M. de Beaufort invita M. de Chavigny
et les officiers de Vincennes a une grande representation qu'il
donna dans sa chambre. Les invites arriverent; la chambre etait
eclairee d'autant de bougies qu'avait pu s'en procurer
M. de Beaufort. Les exercices commencerent.

Le prisonnier, avec un morceau de platre detache de la muraille,
avait trace au milieu de la chambre une longue ligne blanche
representant une corde. Pistache, au premier ordre de son maitre,
se placa sur cette ligne, se dressa sur ses pattes de derriere et,
tenant une baguette a battre les habits entre ses pattes de
devant, il commenca a suivre la ligne avec toutes les contorsions
que fait un danseur de corde; puis, apres avoir parcouru deux ou
trois fois en avant et en arriere la longueur de la ligne, il
rendit la baguette a M. de Beaufort, et recommenca les memes
evolutions sans balancier.

L'intelligent animal fut crible d'applaudissements.

Le spectacle etait divise en trois parties; la premiere achevee,
on passa a la seconde.

Il s'agissait d'abord de dire l'heure qu'il etait.

M. de Chavigny montra sa montre a Pistache. Il etait six heures et
demie.

Pistache leva et baissa la patte six fois, et, a la septieme,
resta la patte en l'air. Il etait impossible d'etre plus clair, un
cadran solaire n'aurait pas mieux repondu: comme chacun sait, le
cadran solaire a le desavantage de ne dire l'heure que tant que le
soleil luit.

Ensuite, il s'agissait de reconnaitre devant toute la societe quel
etait le meilleur geolier de toutes les prisons de France.

Le chien fit trois fois le tour du cercle et alla se coucher de la
facon la plus respectueuse du monde aux pieds de M. de Chavigny.

M. de Chavigny fit semblant de trouver la plaisanterie charmante
et rit du bout des dents. Quand il eut fini de rire il se mordit
les levres et commenca de froncer le sourcil.

Enfin M. de Beaufort posa a Pistache cette question si difficile a
resoudre, a savoir: Quel etait le plus grand voleur du monde
connu?

Pistache, cette fois, fit le tour de la chambre, mais ne s'arreta
a personne, et, s'en allant a la porte, il se mit a gratter et a
se plaindre.

-- Voyez, messieurs, dit le prince, cet interessant animal ne
trouvant pas ici ce que je lui demande, va chercher dehors. Mais,
soyez tranquilles, vous ne serez pas prives de sa reponse pour
cela. Pistache, mon ami, continua le duc, venez ici. Le chien
obeit. Le plus grand voleur du monde connu, reprit le prince, est-
ce M. le secretaire du roi Le Camus, qui est venu a Paris avec
vingt livres et qui possede maintenant dix millions?

Le chien secoua la tete en signe de negation.

-- Est-ce, continua le prince, M. le surintendant d'Emery, qui a
donne a M. Thore, son fils, en le mariant, trois cent mille livres
de rente et un hotel pres duquel les Tuileries sont une masure et
le Louvre une bicoque?

Le chien secoua la tete en signe de negation.

-- Ce n'est pas encore lui, reprit le prince. Voyons, cherchons
bien: serait-ce, par hasard, l'illustrissime _facchino_ Mazarini
di Piscina, hein?

Le chien fit desesperement signe que oui en se levant et en
baissant la tete huit ou dix fois de suite.

-- Messieurs, vous le voyez, dit M. de Beaufort aux assistants,
qui cette fois n'oserent pas meme rire du bout des dents,
l'illustrissime _facchino_ Mazarini di Piscina est le plus grand
voleur du monde connu; c'est Pistache qui le dit, du moins.

Passons a un autre exercice.

-- Messieurs, continua le duc de Beaufort, profitant d'un grand
silence qui se faisait pour produire le programme de la troisieme
partie de la soiree, vous vous rappelez tous que M. le duc de
Guise avait appris a tous les chiens de Paris a sauter pour
mademoiselle de Pons, qu'il avait proclamee la belle des belles!
eh bien, messieurs, ce n'etait rien, car ces animaux obeissaient
machinalement, ne sachant point faire de dissidence
(M. de Beaufort voulait dire difference) entre ceux pour lesquels
ils devaient sauter et ceux pour lesquels ils ne le devaient pas.
Pistache va vous montrer ainsi qu'a monsieur le gouverneur qu'il
est fort au-dessus de ses confreres. Monsieur de Chavigny, ayez la
bonte de me preter votre canne.

M. de Chavigny preta sa canne a M. de Beaufort.

M. de Beaufort la placa horizontalement a la hauteur d'un pied.

-- Pistache, mon ami, dit-il, faites-moi le plaisir de sauter pour
madame de Montbazon.

Tout le monde se mit a rire: on savait qu'au moment ou il avait
ete arrete, M. de Beaufort etait l'amant declare de madame de
Montbazon.

Pistache ne fit aucune difficulte, et sauta joyeusement par-dessus
la canne.

-- Mais, dit M. de Chavigny, il me semble que Pistache fait juste
ce que faisaient ses confreres quand ils sautaient pour
mademoiselle de Pons.

-- Attendez, dit le prince. Pistache, mon ami, dit-il, sautez pour
la reine.

Et il haussa la canne de six pouces.

Le chien sauta respectueusement par-dessus la canne.

-- Pistache, mon ami, continua le duc en haussant la canne de six
pouces, sautez pour le roi.

Le chien prit son elan, et, malgre la hauteur, sauta legerement
par-dessus.

-- Et maintenant, attention, reprit le duc en baissant la canne
presque au niveau de terre, Pistache, mon ami, sautez pour
l'illustrissime _facchino_ Mazarini di Piscina.

Le chien tourna le derriere a la canne.

-- Eh bien! qu'est-ce que cela? dit M. de Beaufort en decrivant un
demi-cercle de la queue a la tete de l'animal, et en lui
presentant de nouveau la canne, sautez donc, monsieur Pistache.

Mais Pistache, comme la premiere fois, fit un demi-tour sur lui-
meme et presenta le derriere a la canne.

M. de Beaufort fit la meme evolution et repeta la meme phrase,
mais cette fois la patience de Pistache etait a bout; il se jeta
avec fureur sur la canne, l'arracha des mains du prince et la
brisa entre ses dents.

M. de Beaufort lui prit les deux morceaux de la gueule, et, avec
un grand serieux, les rendit a M. de Chavigny en lui faisant force
excuses et en lui disant que la soiree etait finie; mais que s'il
voulait bien dans trois mois assister a une autre seance, Pistache
aurait appris de nouveaux tours.

Trois jours apres, Pistache etait empoisonne.

On chercha le coupable; mais, comme on le pense bien, le coupable
demeura inconnu. M. de Beaufort lui fit elever un tombeau avec
cette epitaphe:

"Ci-git Pistache, un des chiens les plus intelligents qui aient
jamais existe."

Il n'y avait rien a dire de cet eloge: M. de Chavigny ne put
l'empecher.

Mais alors le duc dit bien haut qu'on avait fait sur son chien
l'essai de la drogue dont on devait se servir pour lui, et un
jour, apres son diner, il se mit au lit en criant qu'il avait des
coliques et que c'etait le Mazarin qui l'avait fait empoisonner.

Cette nouvelle espieglerie revint aux oreilles du cardinal et lui
fit grand'peur. Le donjon de Vincennes passait pour fort malsain:
madame de Rambouillet avait dit que la chambre dans laquelle
etaient morts Puylaurens, le marechal Ornano et le grand prieur de
Vendome valait son pesant d'arsenic, et le mot avait fait fortune.
Il ordonna donc que le prisonnier ne mangeat plus rien sans qu'on
fit l'essai du vin et des viandes. Ce fut alors que l'exempt La
Ramee fut place pres de lui a titre de degustateur.

Cependant M. de Chavigny n'avait point pardonne au duc les
impertinences qu'avait deja expiees l'innocent Pistache.

M. de Chavigny etait une creature du feu cardinal, on disait meme
que c'etait son fils; il devait donc quelque peu se connaitre en
tyrannie: il se mit a rendre ses noises a M. de Beaufort; il lui
enleva ce qu'on lui avait laisse jusqu'alors de couteaux de fer et
de fourchettes d'argent, il lui fit donner des couteaux d'argent
et des fourchettes de bois. M. de Beaufort se plaignit;
M. de Chavigny lui fit repondre qu'il venait d'apprendre que le
cardinal ayant dit a madame de Vendome que son fils etait au
donjon de Vincennes pour toute sa vie, il avait craint qu'a cette
desastreuse nouvelle son prisonnier ne se portat a quelque
tentative de suicide. Quinze jours apres, M. de Beaufort trouva
deux rangees d'arbres gros comme le petit doigt plantes sur le
chemin qui conduisait au jeu de paume; il demanda ce que c'etait,
et il lui fut repondu que c'etait pour lui donner de l'ombre un
jour. Enfin, un matin, le jardinier vint le trouver, et, sous la
couleur de lui plaire, lui annonca qu'on allait faire pour lui des
plants d'asperges. Or, comme chacun le sait, les asperges, qui
mettent aujourd'hui quatre ans a venir, en mettaient cinq a cette
epoque ou le jardinage etait moins perfectionne. Cette civilite
mit M. de Beaufort en fureur.

Alors M. de Beaufort pensa qu'il etait temps de recourir a l'un de
ses quarante moyens, et il essaya d'abord du plus simple, qui
etait de corrompre La Ramee; mais La Ramee, qui avait achete sa
charge d'exempt quinze cents ecus, tenait fort a sa charge. Aussi,
au lieu d'entrer dans les vues du prisonnier, alla-t-il tout
courant prevenir M. de Chavigny; aussitot M. de Chavigny mit huit
hommes dans la chambre meme du prince, doubla les sentinelles et
tripla les postes. A partir de ce moment, le prince ne marcha plus
que comme les rois de theatre, avec quatre hommes devant lui et
quatre derriere, sans compter ceux qui marchaient en serre-file.

M. de Beaufort rit beaucoup d'abord de cette severite, qui lui
devenait une distraction. Il repeta tant qu'il put: "Cela m'amuse,
cela me _diversifie_" (M. de Beaufort voulait dire: Cela me
divertit; mais, comme on sait, il ne disait pas toujours ce qu'il
voulait dire). Puis il ajoutait: "D'ailleurs, quand je voudrai me
soustraire aux honneurs que vous me rendez, j'ai encore trente-
neuf autres moyens."

Mais cette distraction devint a la fin un ennui. Par fanfaronnade,
mais de Beaufort tint bon six mois; mais au bout de six mois,
voyant toujours huit hommes s'asseyant quand il s'asseyait, se
levant quand il se levait, s'arretant quand il s'arretait, il
commenca a froncer le sourcil et a compter les jours.

Cette nouvelle persecution amena une recrudescence de haine contre
le Mazarin. Le prince jurait du matin au soir, ne parlant que de
capilotades d'oreilles mazarines. C'etait a faire fremir; le
cardinal, qui savait tout ce qui se passait a Vincennes, en
enfoncait malgre lui sa barrette jusqu'au cou.

Un jour M. de Beaufort rassembla les gardiens, et malgre sa
difficulte d'elocution devenue proverbiale, il leur fit ce
discours qui, il est vrai, etait prepare d'avance:

-- Messieurs, leur dit-il, souffrirez-vous donc qu'un petit-fils
du bon roi Henri IV soit abreuve d'outrages et d'_ignobilies_ (il
voulait dire d'ignominies); ventre-saint-gris! comme disait mon
grand-pere, j'ai presque regne dans Paris, savez-vous! j'ai eu en
garde pendant tout un jour le roi et Monsieur. La reine me
caressait alors et m'appelait le plus honnete homme du royaume.
Messieurs les bourgeois, maintenant, mettez-moi dehors: j'irai au
Louvre, je tordrai le cou au Mazarin, vous serez mes gardes du
corps, je vous ferai tous officiers et avec de bonnes pensions.
Ventre-saint-gris! en avant, marche!

Mais, si pathetique qu'elle fut, l'eloquence du petit-fils de
Henri IV n'avait point touche ces coeurs de pierre; pas un ne
bougea: ce que voyant, M. de Beaufort leur dit qu'ils etaient tous
des gredins et s'en fit des ennemis cruels.

Quelquefois, lorsque M. de Chavigny le venait voir, ce a quoi il
ne manquait pas deux ou trois fois la semaine, le duc profitait de
ce moment pour le menacer.

-- Que feriez-vous, monsieur, lui disait-il, si un beau jour vous
voyiez apparaitre une armee de Parisiens tout bardes de fer et
herisses de mousquets, venant me delivrer?

-- Monseigneur, repondit M. de Chavigny en saluant profondement le
prince, j'ai sur les remparts vingt pieces d'artillerie, et dans
mes casemates trente mille coups a tirer; je les cartonnerais de
mon mieux.

-- Oui, mais quand vous auriez tire vos trente mille coups, ils
prendraient le donjon, et le donjon pris, je serais force de les
laisser vous pendre, ce dont je serais bien marri, certainement.

Et a son tour le prince salua M. de Chavigny avec la plus grande
politesse.

-- Mais moi, Monseigneur, reprenait M. de Chavigny, au premier
croquant qui passerait le seuil de mes poternes, ou qui mettrait
le pied sur mon rempart, je serais force, a mon bien grand regret,
de vous tuer de ma propre main, attendu que vous m'etes confie
tout particulierement, et que je vous dois rendre mort au vif.

Et il saluait Son Altesse de nouveau.

-- Oui, continuait le duc; mais comme bien certainement ces braves
gens-la ne viendraient ici qu'apres avoir un peu pendu M. Giulio
Mazarini, vous vous garderiez bien de porter la main sur moi et
vous me laisseriez vivre, de peur d'etre tire a quatre chevaux par
les Parisiens, ce qui est bien plus desagreable encore que d'etre
pendu, allez.

Ces plaisanteries aigres-douces allaient ainsi dix minutes, un
quart d'heure, vingt minutes au plus, mais elles finissaient
toujours ainsi:

M. de Chavigny, se retournant vers la porte:

-- Hola! La Ramee, criait-il.

La Ramee entrait.

-- La Ramee, continuait M. de Chavigny, je vous recommande tout
particulierement M. de Beaufort: traitez-le avec tous les egards
dus a son nom et a son rang, et a cet effet ne le perdez pas un
instant de vue.

Puis il se retirait en saluant M. de Beaufort avec une politesse
ironique qui mettait celui-ci dans des coleres bleues.

La Ramee etait donc devenu le commensal oblige du prince, son
gardien eternel, l'ombre de son corps; mais, il faut le dire, la
compagnie de La Ramee, joyeux vivant, franc convive, buveur
reconnu, grand joueur de paume, bon diable au fond, et n'ayant
pour M. de Beaufort qu'un defaut, celui d'etre incorruptible,
etait devenu pour le prince plutot une distraction qu'une fatigue.

Malheureusement il n'en etait point de meme pour maitre La Ramee,
et quoiqu'il estimat a un certain prix l'honneur d'etre enferme
avec un prisonnier de si haute importance, le plaisir de vivre
dans la familiarite du petit-fils d'Henri IV ne compensait pas
celui qu'il eut eprouve a aller faire de temps en temps visite a
sa famille.

On peut etre excellent exempt du roi, en meme temps que bon pere
et bon epoux. Or maitre La Ramee adorait sa femme et ses enfants,
qu'il ne faisait plus qu'entrevoir du haut de la muraille, lorsque
pour lui donner cette consolation paternelle et conjugale ils se
venaient promener de l'autre cote des fosses; decidement c'etait
trop peu pour lui, et La Ramee sentait que sa joyeuse humeur,
qu'il avait consideree comme la cause de sa bonne sante, sans
calculer qu'au contraire elle n'en etait probablement que le
resultat, ne tiendrait pas longtemps a un pareil regime. Cette
conviction ne fit que croitre dans son esprit, lorsque, peu a peu,
les relations de M. de Beaufort et de M. de Chavigny s'etant
aigries de plus en plus, ils cesserent tout a fait de se voir. La
Ramee sentit alors la responsabilite peser plus forte sur sa tete,
et comme justement, par ces raisons que nous venons d'expliquer,
il cherchait du soulagement, il accueillit tres chaudement
l'ouverture que lui avait faite son ami, l'intendant du marechal
de Grammont, de lui donner un acolyte: il en avait aussitot parle
a M. de Chavigny, lequel avait repondu qu'il ne s'y opposait en
aucune maniere, a la condition toutefois que le sujet lui convint.

Nous regardons comme parfaitement inutile de faire a nos lecteurs
le portrait physique et moral de Grimaud: si, comme nous
l'esperons, ils n'ont pas tout a fait oublie la premiere partie de
cet ouvrage, ils doivent avoir conserve un souvenir assez net de
cet estimable personnage, chez lequel il ne s'etait fait d'autre
changement que d'avoir pris vingt ans de plus: acquisition qui
n'avait fait que le rendre plus taciturne et plus silencieux,
quoique, depuis le changement qui s'etait opere en lui, Athos lui
eut rendu toute permission de parler.

Mais a cette epoque il y avait deja douze ou quinze ans que
Grimaud se taisait, et une habitude de douze ou quinze ans est
devenue une seconde nature.


XX. Grimaud entre en fonctions

Grimaud se presenta donc avec ses dehors favorables au donjon de
Vincennes. M. de Chavigny se piquait d'avoir l'oeil infaillible;
ce qui pourrait faire croire qu'il etait veritablement le fils du
cardinal de Richelieu, dont c'etait aussi la pretention eternelle.
Il examina donc avec attention le postulant, et conjectura que les
sourcils rapproches, les levres minces, le nez crochu et les
pommettes saillantes de Grimaud etaient des indices parfaits. Il
ne lui adressa que douze paroles; Grimaud en repondit quatre.

-- Voila un garcon distingue, et je l'avais juge tel, dit
M. de Chavigny; allez vous faire agreer de M. La Ramee, et dites-
lui que vous me convenez sur tous les points.

Grimaud tourna sur ses talons et s'en alla passer l'inspection
beaucoup plus rigoureuse de La Ramee. Ce qui le rendait plus
difficile, c'est que M. de Chavigny savait qu'il pouvait se
reposer sur lui, et que lui voulait pouvoir se reposer sur
Grimaud.

Grimaud avait juste les qualites qui peuvent seduire un exempt qui
desire un sous-exempt; aussi, apres mille questions qui
n'obtinrent chacune qu'un quart de reponse, La Ramee, fascine par
cette sobriete de paroles, se frotta les mains et enrola Grimaud.

-- La consigne? demanda Grimaud.

-- La voici: Ne jamais laisser le prisonnier seul, lui oter tout
instrument piquant ou tranchant, l'empecher de faire signe aux
gens du dehors ou de causer trop longtemps avec ses gardiens.

-- C'est tout? demanda Grimaud.

-- Tout pour le moment, repondit La Ramee. Des circonstances
nouvelles, s'il y en a, ameneront de nouvelles consignes.

-- Bon, repondit Grimaud.

Et il entra chez M. le duc de Beaufort.

Celui-ci etait en train de se peigner la barbe qu'il laissait
pousser ainsi que ses cheveux, pour faire piece au Mazarin en
etalant sa misere et en faisant parade de sa mauvaise mine. Mais
comme quelques jours auparavant il avait cru, du haut du donjon,
reconnaitre au fond d'un carrosse la belle madame de Montbazon,
dont le souvenir lui etait toujours cher, il n'avait pas voulu
etre pour elle ce qu'il etait pour Mazarin; il avait donc, dans
l'esperance de la revoir, demande un peigne de plomb qui lui avait
ete accorde.

M. de Beaufort avait demande un peigne de plomb, parce que comme
tous les blonds, il avait la barbe un peu rouge: il se la teignait
en se la peignant.

Grimaud, en entrant, vit le peigne que le prince venait de deposer
sur la table; il le prit en faisant une reverence.

Le duc regarda cette etrange figure avec etonnement.

La figure mit le peigne dans sa poche.

-- Hola, he! qu'est-ce que cela? s'ecria le duc, et quel est ce
drole?

Grimaud ne repondit point, mais salua une seconde fois.

-- Es-tu muet? s'ecria le duc.

Grimaud fit signe que non.

-- Qu'es-tu alors? reponds, je te l'ordonne, dit le duc.

-- Gardien, repondit Grimaud.

-- Gardien! s'ecria le duc. Bien, il ne manquait que cette figure
patibulaire a ma collection. Hola! La Ramee, quelqu'un!

La Ramee appele accourut; malheureusement pour le prince il
allait, se reposant sur Grimaud, se rendre a Paris, il etait deja
dans la cour et remonta mecontent.

-- Qu'est-ce, mon prince? demanda-t-il.

-- Quel est ce maraud qui prend mon peigne et qui le met dans sa
poche? demanda M. de Beaufort.

-- C'est un de vos gardes, Monseigneur, un garcon plein de merite
et que vous apprecierez comme M. de Chavigny et moi, j'en suis
sur.

-- Pourquoi me prend-il mon peigne?

-- En effet, dit La Ramee, pourquoi prenez-vous le peigne de
Monseigneur?

Grimaud tira le peigne de sa poche, passa son doigt dessus, et, en
regardant et montrant la grosse dent, se contenta de prononcer un
seul mot:

-- Piquant.

-- C'est vrai, dit La Ramee.

-- Que dit cet animal? demanda le duc.

-- Que tout instrument piquant est interdit par le roi a
Monseigneur.

-- Ah ca! dit le duc, etes-vous fou, La Ramee? Mais c'est vous-
meme qui me l'avez donne, ce peigne.

-- Et grand tort j'ai eu, Monseigneur; car en vous le donnant je
me suis mis en contravention avec ma consigne.

Le duc regarda furieusement Grimaud, qui avait rendu le peigne a
La Ramee.

-- Je prevois que ce drole me deplaira enormement, murmura le
prince.

En effet, en prison il n'y a pas de sentiment intermediaire. Comme
tout, hommes et choses, vous est ou ami ou ennemi, on aime ou l'on
hait quelquefois avec raison, mais bien plus souvent encore par
instinct. Or, par ce motif infiniment simple que Grimaud au
premier coup d'oeil avait plu a M. de Chavigny et a La Ramee, il
devait, ses qualites aux yeux du gouverneur et de l'exempt
devenant des defauts aux yeux du prisonnier, deplaire tout d'abord
a M. de Beaufort.

Cependant Grimaud ne voulut pas des le premier jour rompre
directement en visiere avec le prisonnier; il avait besoin, non
pas d'une repugnance improvisee, mais d'une belle et bonne haine
bien tenace.

Il se retira donc pour faire place a quatre gardes qui, venant de
dejeuner, pouvaient reprendre leur service pres du prince.

De son cote, le prince avait a confectionner une nouvelle
plaisanterie sur laquelle il comptait beaucoup: il avait demande
des ecrevisses pour son dejeuner du lendemain et comptait passer
la journee a faire une petite potence pour pendre la plus belle au
milieu de sa chambre. La couleur rouge que devait lui donner la
cuisson ne laisserait aucun doute sur l'allusion, et ainsi il
aurait eu le plaisir de pendre le cardinal en effigie en attendant
qu'il fut pendu en realite, sans qu'on put toutefois lui reprocher
d'avoir pendu autre chose qu'une ecrevisse.

La journee fut employee aux preparatifs de l'execution. On devient
tres enfant en prison, et M. de Beaufort etait de caractere a le
devenir plus que tout autre. Il alla se promener comme d'habitude,
brisa deux ou trois petites branches destinees a jouer un role
dans sa parade, et, apres avoir beaucoup cherche, trouva un
morceau de verre casse, trouvaille qui parut lui faire le plus
grand plaisir. Rentre chez lui, il effila son mouchoir.

Aucun de ces details n'echappa a l'oeil investigateur de Grimaud.

Le lendemain matin la potence etait prete, et afin de pouvoir la
planter dans le milieu de la chambre, M. de Beaufort en effilait
un des bouts avec son verre brise.

La Ramee le regardait faire avec la curiosite d'un pere qui pense
qu'il va peut-etre decouvrir un joujou nouveau pour ses enfants,
et les quatre gardes avec cet air de desoeuvrement qui faisait a
cette epoque comme aujourd'hui le caractere principal de la
physionomie du soldat.

Grimaud entra comme le prince venait de poser son morceau de
verre, quoiqu'il n'eut pas encore acheve d'effiler le pied de sa
potence; mais il s'etait interrompu pour attacher le fil a son
extremite opposee.

Il jeta sur Grimaud un coup d'oeil ou se revelait un reste de la
mauvaise humeur de la veille; mais comme il etait d'avance tres
satisfait du resultat que ne pouvait manquer d'avoir sa nouvelle
invention, il n'y fit pas autrement attention.

Seulement, quand il eut fini de faire un noeud a la mariniere a un
bout de son fil et un noeud coulant a l'autre, quand il eut jete
un regard sur le plat d'ecrevisses et choisi de l'oeil la plus
majestueuse, il se retourna pour aller chercher son morceau de
verre. Le morceau de verre avait disparu.

-- Qui m'a pris mon morceau de verre? demanda le prince en
froncant le sourcil.

Grimaud fit signe que c'etait lui.

-- Comment! toi encore? et pourquoi me l'as-tu pris?

-- Oui, demanda La Ramee, pourquoi avez-vous pris le morceau de
verre a Son Altesse?

Grimaud, qui tenait a la main le fragment de vitre, passa le doigt
sur le fil, et dit:

-- Tranchant.

-- C'est juste, Monseigneur, dit La Ramee. Ah peste! que nous
avons acquis la un garcon precieux!

-- Monsieur Grimaud, dit le prince, dans votre interet, je vous en
conjure, ayez soin de ne jamais vous trouver a la portee de ma
main.

Grimaud fit la reverence et se retira au bout de la chambre.

-- Chut, chut, Monseigneur, dit La Ramee; donnez-moi votre petite
potence, je vais l'effiler avec mon couteau.

-- Vous? dit le duc en riant.

-- Oui, moi; n'etait-ce pas cela que vous desiriez?

-- Sans doute.

-- Tiens, au fait, dit le duc, ce sera plus drole. Tenez, mon cher
La Ramee.

La Ramee, qui n'avait rien compris a l'exclamation du prince,
effila le pied de la potence le plus proprement du monde.

-- La, dit le duc; maintenant, faites-moi un petit trou en terre
pendant que je vais aller chercher le patient.

La Ramee mit un genou en terre et creusa le sol.

Pendant ce temps, le prince suspendit son ecrevisse au fil.

Puis il planta la potence au milieu de la chambre en eclatant de
rire.

La Ramee aussi rit de tout son coeur, sans trop savoir de quoi il
riait, et les gardes firent chorus.

Grimaud seul ne rit pas.

Il s'approcha de La Ramee, et, lui montrant l'ecrevisse qui
tournait au bout de son fil:

-- Cardinal! dit-il.

-- Pendu par Son Altesse le duc de Beaufort, reprit le prince en
riant plus fort que jamais, et par maitre Jacques-Chrysostome La
Ramee, exempt du roi.

La Ramee poussa un cri de terreur et se precipita vers la potence,
qu'il arracha de terre, qu'il mit incontinent en morceaux, et dont
il jeta les morceaux par la fenetre. Il allait en faire autant de
l'ecrevisse, tant il avait perdu l'esprit, lorsque Grimaud la lui
prit des mains.

-- Bonne a manger, dit-il; et il la mit dans sa poche.

Cette fois le duc avait pris si grand plaisir a cette scene, qu'il
pardonna presque a Grimaud le role qu'il avait joue. Mais comme,
dans le courant de la journee, il reflechit a l'intention qu'avait
eue son gardien, et qu'au fond cette intention lui parut mauvaise,
il sentit sa haine pour lui s'augmenter d'une maniere sensible.

Mais l'histoire de l'ecrevisse n'en eut pas moins, au grand
desespoir de La Ramee, un immense retentissement dans l'interieur
du donjon, et meme au-dehors. M. de Chavigny, qui au fond du coeur
detestait fort le cardinal, eut soin de conter l'anecdote a deux
ou trois amis bien intentionnes, qui la repandirent a l'instant
meme.

Cela fit passer deux ou trois bonnes journees a M. de Beaufort.

Cependant, le duc avait remarque parmi ses gardes un homme porteur
d'une assez bonne figure, et il l'amadouait d'autant plus qu'a
chaque instant Grimaud lui deplaisait davantage. Or, un matin
qu'il avait pris cet homme a part, et qu'il etait parvenu a lui
parler quelque temps en tete a tete, Grimaud entra, regarda ce qui
se passait, puis s'approchant respectueusement du garde et du
prince, il prit le garde par le bras.

-- Que me voulez-vous? demanda brutalement le duc.

Grimaud conduisit le garde a quatre pas et lui montra la porte.

-- Allez, dit-il.

Le garde obeit.

-- Oh! mais, s'ecria le prince, vous m'etes insupportable: je vous
chatierai.

Grimaud salua respectueusement.

-- Monsieur l'espion, je vous romprai les os! s'ecria le prince
exaspere.

Grimaud salua en reculant.

-- Monsieur l'espion, continua le duc, je vous etranglerai de mes
propres mains.

Grimaud salua en reculant toujours.

-- Et cela, reprit le prince, qui pensait qu'autant valait en
finir de suite, pas plus tard qu'a l'instant meme.

Et il etendit ses deux mains crispees vers Grimaud, qui se
contenta de pousser le garde dehors et de fermer la porte derriere
lui.

En meme temps il sentit les mains du prince qui s'abaissaient sur
ses epaules, pareilles a deux tenailles de fer; il se contenta, au
lieu d'appeler ou de se defendre, d'amener lentement son index a
la hauteur de ses levres et de prononcer a demi-voix, en colorant
sa figure de son plus charmant sourire, le mot:

-- Chut!

C'etait une chose si rare de la part de Grimaud qu'un geste, qu'un
sourire et qu'une parole, que Son Altesse s'arreta tout court, au
comble de la stupefaction.

Grimaud profita de ce moment pour tirer de la doublure de sa veste
un charmant petit billet a cachet aristocratique, auquel sa longue
station dans les habits de Grimaud n'avait pu faire perdre
entierement son premier parfum, et le presenta au duc sans
prononcer une parole.

Le duc, de plus en plus etonne, lacha Grimaud, prit le billet, et,
reconnaissant l'ecriture:

-- De madame de Montbazon? s'ecria-t-il.

Grimaud fit signe de la tete que oui.

Le duc dechira rapidement l'enveloppe, passa sa main sur ses yeux,
tant il etait ebloui, et lut ce qui suit:

"Mon cher duc,

Vous pouvez vous fier entierement au brave garcon qui vous
remettra ce billet, car c'est le valet d'un gentilhomme qui est a
nous, et qui nous l'a garanti comme eprouve par vingt ans de
fidelite. Il a consenti a entrer au service de votre exempt et a
s'enfermer avec vous a Vincennes, pour preparer et aider a votre
fuite, de laquelle nous nous occupons.

Le moment de la delivrance approche; prenez patience et courage en
songeant que, malgre le temps et l'absence, tous vos amis vous ont
conserve les sentiments qu'ils vous avaient voues.

Votre toute et toujours affectionnee,

"MARIE DE MONTBAZON."

"_P.-S._ -- Je signe en toutes lettres, car ce serait par trop de
vanite de penser qu'apres cinq ans d'absence vous reconnaitriez
mes initiales."

Le duc demeura un instant etourdi. Ce qu'il cherchait depuis cinq
ans sans avoir pu le trouver, c'est-a-dire un serviteur, un aide,
un ami, lui tombait tout a coup du ciel au moment ou il s'y
attendait le moins. Il regarda Grimaud avec etonnement et revint a
sa lettre qu'il relut d'un bout a l'autre.

-- Oh! chere Marie, murmura-t-il quand il eut fini, c'est donc
bien elle que j'avais apercue au fond de son carrosse! Comment,
elle pense encore a moi apres cinq ans de separation! Morbleu!
voila une constance comme on n'en voit que dans l'_Astree_.

Puis se retournant vers Grimaud:

-- Et toi, mon brave garcon, ajouta-t-il, tu consens donc a nous
aider?

Grimaud fit signe que oui.

-- Et tu es venu ici pour cela?

Grimaud repeta le meme signe.

-- Et moi qui voulais t'etrangler! s'ecria le duc. Grimaud se prit
a sourire.

-- Mais attends, dit le duc.

Et il fouilla dans sa poche.

-- Attends, continua-t-il en renouvelant l'experience infructueuse
une premiere fois, il ne sera pas dit qu'un pareil devouement pour
un petit-fils de Henri IV restera sans recompense.

Le mouvement du duc de Beaufort denoncait la meilleure intention
du monde. Mais une des precautions qu'on prenait a Vincennes etait
de ne pas laisser d'argent aux prisonniers.

Sur quoi Grimaud, voyant le desappointement du duc, tira de sa
poche une bourse pleine d'or et la lui presenta.

-- Voila ce que vous cherchez, dit-il.

Le duc ouvrit la bourse et voulut la vider entre les mains de
Grimaud, mais Grimaud secoua la tete.

-- Merci, Monseigneur, ajouta-t-il en se reculant, je suis paye.

Le duc tombait de surprise en surprise.

Le duc lui tendit la main; Grimaud s'approcha et la lui baisa
respectueusement. Les grandes manieres d'Athos avaient deteint sur
Grimaud.

-- Et maintenant, demanda le duc, qu'allons-nous faire?

-- Il est onze heures du matin, reprit Grimaud. Que Monseigneur, a
deux heures, demande a faire une partie de paume avec La Ramee, et
envoie deux ou trois balles pardessus les remparts.

-- Eh bien, apres?

-- Apres... Monseigneur s'approchera des murailles et criera a un
homme qui travaille dans les fosses de les lui renvoyer.

-- Je comprends, dit le duc.

Le visage de Grimaud parut exprimer une vive satisfaction: le peu
d'usage qu'il faisait d'habitude de la parole lui rendait la
conversation difficile.

Il fit un mouvement pour se retirer.

-- Ah ca! dit le duc, tu ne veux donc rien accepter?

-- Je voudrais que Monseigneur me fit une promesse.

-- Laquelle? parle.

-- C'est que, lorsque nous nous sauverons, je passerai toujours et
partout le premier; car si l'on rattrape Monseigneur, le plus
grand risque qu'il coure est d'etre reintegre dans sa prison,
tandis que si l'on m'attrape, moi, le moins qui puisse m'arriver,
c'est d'etre pendu.

-- C'est trop juste, dit le duc, et, foi de gentilhomme, il sera
fait comme tu demandes.

-- Maintenant, dit Grimaud, je n'ai plus qu'une chose a demander a
Monseigneur: c'est qu'il continue de me faire l'honneur de me
detester comme auparavant.

-- Je tacherai, dit le duc.

On frappa a la porte.

Le duc mit son billet et sa bourse dans sa poche et se jeta sur
son lit. On savait que c'etait sa ressource dans ses grands
moments d'ennui. Grimaud alla ouvrir: c'etait La Ramee qui venait
de chez le cardinal, ou s'etait passee la scene que nous avons
racontee.

La Ramee jeta un regard investigateur autour de lui, et voyant
toujours les memes symptomes d'antipathie entre le prisonnier et
son gardien, il sourit plein d'une satisfaction interieure.

Puis se retournant vers Grimaud:

-- Bien, mon ami, lui dit-il, bien. Il vient d'etre parle de vous
en bon lieu, et vous aurez bientot, je l'espere, des nouvelles qui
ne vous seront point desagreables.

Grimaud salua d'un air qu'il tacha de rendre gracieux et se
retira, ce qui etait son habitude quand son superieur entrait.

-- Eh bien, Monseigneur! dit La Ramee avec son gros rire, vous
boudez donc toujours ce pauvre garcon?

-- Ah! c'est vous, La Ramee, dit le duc; ma foi, il etait temps
que vous arrivassiez. Je m'etais jete sur mon lit et j'avais
tourne le nez au mur pour ne pas ceder a la tentation de tenir ma
promesse en etranglant ce scelerat de Grimaud.

-- Je doute pourtant, dit La Ramee en faisant une spirituelle
allusion au mutisme de son subordonne, qu'il ait dit quelque chose
de desagreable a Votre Altesse.

-- Je le crois pardieu bien! un muet d'Orient. Je vous jure qu'il
etait temps que vous revinssiez, La Ramee, et que j'avais hate de
vous revoir.

-- Monseigneur est trop bon, dit La Ramee, flatte du compliment.

-- Oui, continua le duc; en verite, je me sens aujourd'hui d'une
maladresse qui vous fera plaisir a voir.

-- Nous ferons donc une partie de paume? dit machinalement La
Ramee.

-- Si vous le voulez bien.

-- Je suis aux ordres de Monseigneur.

-- C'est-a-dire, mon cher La Ramee, dit le duc, que vous etes un
homme charmant et que je voudrais demeurer eternellement a
Vincennes pour avoir le plaisir de passer ma vie avec vous.

-- Monseigneur, dit La Ramee, je crois qu'il ne tiendra pas au
cardinal que vos souhaits ne soient accomplis.

-- Comment cela? L'avez-vous vu depuis peu?

-- Il m'a envoye querir ce matin.

-- Vraiment! pour vous parler de moi?

-- De quoi voulez-vous qu'il me parle? En verite, Monseigneur,
vous etes son cauchemar.

Le duc sourit amerement.

-- Ah! dit-il, si vous acceptiez mes offres, La Ramee!

-- Allons, Monseigneur, voila encore que nous allons reparler de
cela; mais vous voyez bien que vous n'etes pas raisonnable.

-- La Ramee, je vous ai dit et je vous repete encore que je ferais
votre fortune.

-- Avec quoi? Vous ne serez pas plus tot sorti de prison que vos
biens seront confisques.

-- Je ne serai pas plus tot sorti de prison que je serai maitre de
Paris.

-- Chut! chut donc! Eh bien... mais, est-ce que je puis entendre
des choses comme cela? Voila une belle conversation a tenir a un
officier du roi! Je vois bien, Monseigneur, qu'il faudra que je
cherche un second Grimaud.

-- Allons! n'en parlons plus. Ainsi il a ete question de moi entre
toi et le cardinal? La Ramee, tu devrais, un jour qu'il te fera
demander, me laisser mettre tes habits; j'irais a ta place, je
l'etranglerais, et, foi de gentilhomme, si c'etait une condition,
je reviendrais me mettre en prison.

-- Monseigneur, je vois bien qu'il faut que j'appelle Grimaud.

-- J'ai tort. Et que t'a-t-il dit, le cuistre?

-- Je vous passe le mot, Monseigneur, dit La Ramee d'un air fin,
parce qu'il rime avec ministre. Ce qu'il m'a dit? Il m'a dit de
vous surveiller.

-- Et pourquoi cela, me surveiller? demanda le duc inquiet.

-- Parce qu'un astrologue a predit que vous vous echapperiez.

-- Ah! un astrologue a predit cela? dit le duc en tressaillant
malgre lui.

-- Oh! mon Dieu, oui! ils ne savent que s'imaginer, ma parole
d'honneur, pour tourmenter les honnetes gens, ces imbeciles de
magiciens.

-- Et qu'as-tu repondu a l'illustrissime Eminence?

-- Que si l'astrologue en question faisait des almanachs, je ne
lui conseillerais pas d'en acheter.

-- Pourquoi?

-- Parce que, pour vous sauver, il faudrait que vous devinssiez
pinson ou roitelet.

-- Et tu as bien raison, malheureusement. Allons faire une partie
de paume, La Ramee.

-- Monseigneur, j'en demande bien pardon a Votre Altesse, mais il
faut qu'elle m'accorde une demi-heure.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce que monseigneur Mazarin est plus fier que vous, quoiqu'il
ne soit pas tout a fait de si bonne naissance, et qu'il a oublie
de m'inviter a dejeuner.

-- Eh bien! veux-tu que je te fasse apporter a dejeuner ici?

-- Non pas! Monseigneur. Il faut vous dire que le patissier qui
demeurait en face du chateau, et qu'on appelait le pere Marteau
...

-- Eh bien?

-- Eh bien! il y a huit jours qu'il a vendu son fonds a un
patissier de Paris, a qui les medecins, a ce qu'il parait, ont
recommande l'air de la campagne.

-- Eh bien! qu'est-ce que cela me fait a moi?

-- Attendez donc, Monseigneur; de sorte que ce damne patissier a
devant sa boutique une masse de choses qui vous font venir l'eau a
la bouche.

-- Gourmand.

-- Eh, mon Dieu! Monseigneur, reprit La Ramee, on n'est pas
gourmand parce qu'on aime a bien manger. Il est dans la nature de
l'homme de chercher la perfection dans les pates comme dans les
autres choses. Or, ce gueux de patissier, il faut vous dire,
Monseigneur, que quand il m'a vu m'arreter devant son etalage, il
est venu a moi la langue tout enfarinee et m'a dit: "Monsieur La
Ramee, il faut me faire avoir la pratique des prisonniers du
donjon. J'ai achete l'etablissement de mon predecesseur parce
qu'il m'a assure qu'il fournissait le chateau: et cependant, sur
mon honneur, monsieur La Ramee, depuis huit jours que je suis
etabli, M. de Chavigny ne m'a pas fait acheter une tartelette.

"-- Mais, lui ai-je dit alors, c'est probablement que
M. de Chavigny craint que votre patisserie ne soit pas bonne.

"-- Pas bonne, ma patisserie! eh bien, monsieur La Ramee, je veux
vous en faire juge, et cela a l'instant meme.

"-- Je ne peux pas, lui ai-je repondu, il faut absolument que je
rentre au chateau.

"-- Eh bien, a-t-il dit, allez a vos affaires, puisque vous
paraissez presse, mais revenez dans une demi-heure.

"-- Dans une demi-heure?

"-- Oui. Avez-vous dejeune?

"-- Ma foi, non.

"-- Eh bien, voici un pate qui vous attendra avec une bouteille de
vieux bourgogne...

"Et vous comprenez, Monseigneur, comme je suis a jeun, je
voudrais, avec la permission de Votre Altesse...

Et La Ramee s'inclina.

-- Va donc, animal, dit le duc; mais fais attention que je ne te
donne qu'une demi-heure.

-- Puis-je promettre votre pratique au successeur du pere Marteau,
Monseigneur?

-- Oui, pourvu qu'il ne mette pas de champignons dans ses pates;
tu sais, ajouta le prince, que les champignons du bois de
Vincennes sont mortels a ma famille.

La Ramee sortit sans relever l'allusion, et, cinq minutes apres sa
sortie, l'officier de garde entra sous pretexte de faire honneur
au prince en lui tenant compagnie, mais en realite pour accomplir
les ordres du cardinal, qui, ainsi que nous l'avons dit,
recommandait de ne pas perdre le prisonnier de vue.

Mais pendant les cinq minutes qu'il etait reste seul, le duc avait
eu le temps de relire le billet de madame de Montbazon, lequel
prouvait au prisonnier que ses amis ne l'avaient pas oublie et
s'occupaient de sa delivrance. De quelle facon? il l'ignorait
encore, mais il se promettait bien, quel que fut son mutisme, de
faire parler Grimaud, dans lequel il avait une confiance d'autant
plus grande qu'il se rendait maintenant compte de toute sa
conduite, et qu'il comprenait qu'il n'avait invente toutes les
petites persecutions dont il poursuivait le duc, que pour oter a
ses gardiens toute idee qu'il pouvait s'entendre avec lui.

Cette ruse donna au duc une haute idee de l'intellect de Grimaud,
auquel il resolut de se fier entierement.


XXI. Ce que contenaient les pates du successeur du pere Marteau

Une demi-heure apres, La Ramee rentra gai et allegre comme un
homme qui a bien mange, et qui surtout a bien bu. Il avait trouve
les pates excellents et le vin delicieux.

Le temps etait beau et permettait la partie projetee. Le jeu de
paume de Vincennes etait un jeu de longue paume, c'est-a-dire en
plein air; rien n'etait donc plus facile au duc que de faire ce
que lui avait recommande Grimaud, c'est-a-dire d'envoyer les
balles dans les fosses.

Cependant, tant que deux heures ne furent pas sonnees, le duc ne
fut pas trop maladroit, car deux heures etaient l'heure dite. Il
n'en perdit pas moins les parties engagees jusque-la, ce qui lui
permit de se mettre en colere et de faire ce qu'on fait en pareil
cas, faute sur faute.

Aussi, a deux heures sonnant, les balles commencerent-elles a
prendre le chemin des fosses, a la grande joie de La Ramee qui
marquait quinze a chaque dehors que faisait le prince.

Les dehors se multiplierent tellement que bientot on manqua de
balles. La Ramee proposa alors d'envoyer quelqu'un pour les
ramasser dans le fosse. Mais le duc fit observer tres
judicieusement que c'etait du temps perdu, et s'approchant du
rempart qui a cet endroit, comme l'avait dit l'exempt, avait au
moins cinquante pieds de haut, il apercut un homme qui travaillait
dans un des mille petits jardins que defrichent les paysans sur le
revers du fosse.

-- Eh! l'ami? cria le duc.

L'homme leva la tete, et le duc fut pret a pousser un cri de
surprise. Cet homme, ce paysan, ce jardinier, c'etait Rochefort,
que le prince croyait a la Bastille.

-- Eh bien, qu'y a-t-il la-haut? demanda l'homme.

-- Ayez l'obligeance de nous rejeter nos balles, dit le duc.

Le jardinier fit un signe de la tete, et se mit a jeter les
balles, que ramasserent La Ramee et les gardes. Une d'elles tomba
aux pieds du duc, et comme celle-la lui etait visiblement
destinee, il la mit dans sa poche.

Puis, ayant fait au jardinier un signe de remerciement, il
retourna a sa partie.

Mais decidement le duc etait dans son mauvais jour, les balles
continuerent a battre la campagne: au lieu de se maintenir dans
les limites du jeu, deux ou trois retournerent dans le fosse; mais
comme le jardinier n'etait plus la pour les renvoyer, elles furent
perdues, puis le duc declara qu'il avait honte de tant de
maladresse et qu'il ne voulait pas continuer.

La Ramee etait enchante d'avoir si completement battu un prince du
sang.

Le prince rentra chez lui et se coucha; c'etait ce qu'il faisait
presque toute la journee depuis qu'on lui avait enleve ses livres.

La Ramee prit les habits du prince, sous pretexte qu'ils etaient
couverts de poussiere, et qu'il allait les faire brosser, mais, en
realite, pour etre sur que le prince ne bougerait pas. C'etait un
homme de precaution que La Ramee.

Heureusement le prince avait eu le temps de cacher la balle sous
son traversin.

Aussitot que la porte fut refermee, le duc dechira l'enveloppe de
la balle avec ses dents, car on ne lui laissait aucun instrument
tranchant; il mangeait avec des couteaux a lames d'argent
pliantes, et qui ne coupaient pas.

Sous l'enveloppe etait une lettre qui contenait les lignes
suivantes:

"Monseigneur, vos amis veillent, et l'heure de votre delivrance
approche: demandez apres-demain a manger un pate fait par le
nouveau patissier qui a achete le fonds de boutique de l'ancien,
et qui n'est autre que Noirmont, votre maitre d'hotel; n'ouvrez le
pate que lorsque vous serez seul, j'espere que vous serez content
de ce qu'il contiendra.

"Le serviteur toujours devoue de Votre Altesse, a la Bastille
comme ailleurs,

"Comte de ROCHEFORT."

"_P.-S_. -- Votre Altesse peut se fier a Grimaud en tout point;
c'est un garcon fort intelligent et qui nous est tout a fait
devoue."

Le duc de Beaufort, a qui l'on avait rendu son feu depuis qu'il
avait renonce a la peinture, brula la lettre, comme il avait fait,
avec plus de regrets, de celle de madame de Montbazon, et il
allait en faire autant de la balle, lorsqu'il pensa qu'elle
pourrait lui etre utile pour faire parvenir sa reponse a
Rochefort.

Il etait bien garde, car au mouvement qu'il avait fait, La Ramee
entra.

-- Monseigneur a besoin de quelque chose? dit-il.

-- J'avais froid, repondit le duc, et j'attisais le feu pour qu'il
donnat plus de chaleur. Vous savez, mon cher, que les chambres du
donjon de Vincennes sont reputees pour leur fraicheur. On pourrait
y conserver la glace et on y recolte du salpetre. Celles ou sont
morts Puylaurens, le marechal d'Ornano et le grand prieur, mon
oncle, valaient, sous ce rapport, comme le disait madame de
Rambouillet, leur pesant d'arsenic.

Et le duc se recoucha en fourrant la balle sous son traversin. La
Ramee sourit du bout des levres. C'etait un brave homme au fond,
qui s'etait pris d'une grande affection pour son illustre
prisonnier, et qui eut ete desespere qu'il lui arrivat malheur.
Or, les malheurs successifs arrives aux trois personnages qu'avait
nommes le duc etaient incontestables.

-- Monseigneur, lui dit-il, il ne faut point se livrer a de
pareilles pensees. Ce sont ces pensees-la qui tuent, et non le
salpetre.

-- Eh! mon cher, dit le duc, vous etes charmant; si je pouvais
comme vous aller manger des pates et boire du vin de Bourgogne
chez le successeur du pere Marteau, cela me distrairait.

-- Le fait est, Monseigneur, dit La Ramee, que ses pates sont, de
fameux pates, et que son vin est un fier vin.

-- En tout cas, reprit le duc, sa cave et sa cuisine n'ont pas de
peine a valoir mieux que celles de M. de Chavigny.

-- Eh bien! Monseigneur, dit La Ramee donnant dans le piege, qui
vous empeche d'en tater? d'ailleurs, je lui ai promis votre
pratique.

-- Tu as raison, dit le duc, si je dois rester ici a perpetuite,
comme monsieur Mazarin a eu la bonte de me le faire entendre, il
faut que je me cree une distraction pour mes vieux jours, il faut
que je me fasse gourmand.

-- Monseigneur, dit La Ramee, croyez-en un bon conseil, n'attendez
pas que vous soyez vieux pour cela.

-- Bon, dit a part le duc de Beaufort, tout homme doit avoir, pour
perdre son coeur et son ame, recu de la magnificence celeste un
des sept peches capitaux, quand il n'en a pas recu deux; il parait
que celui de maitre La Ramee est la gourmandise. Soit, nous en
profiterons.

Puis tout haut:

-- Eh bien! mon cher La Ramee, ajouta-t-il, c'est apres-demain
fete?

-- Oui, Monseigneur, c'est la Pentecote.

-- Voulez-vous me donner une lecon, apres-demain?

-- De quoi?

-- De gourmandise.

-- Volontiers, Monseigneur.

-- Mais une lecon en tete a tete. Nous enverrons diner les gardes
a la cantine de M. de Chavigny, et nous ferons ici un souper dont
je vous laisse la direction.

-- Hum! fit La Ramee.

L'offre etait seduisante; mais La Ramee, quoi qu'en eut pense de
desavantageux en le voyant M. le cardinal, etait un vieux routier
qui connaissait tous les pieges que peut tendre un prisonnier.
M. de Beaufort avait, disait-il, prepare quarante moyens de fuir
de prison. Ce dejeuner ne cachait-il pas quelque ruse?

Il reflechit un instant; mais le resultat de ses reflexions fut
qu'il commanderait les vivres et le vin, et que par consequent
aucune poudre ne serait semee sur les vivres, aucune liqueur ne
serait melee au vin.

Quant a le griser, le duc ne pouvait avoir une pareille intention,
et il se mit a rire a cette seule pensee; puis une idee lui vint
qui conciliait tout.

Le duc avait suivi le monologue interieur de La Ramee d'un oeil
assez inquiet a mesure que le trahissait sa physionomie; mais
enfin, le visage de l'exempt s'eclaira.

-- Eh bien, demanda le duc, cela va-t-il?

-- Oui, Monseigneur, a une condition.

-- Laquelle?

-- C'est que Grimaud nous servira a table.

Rien ne pouvait mieux aller au prince.

Cependant il eut cette puissance de faire prendre a sa figure une
teinte de mauvaise humeur des plus visibles.

-- Au diable votre Grimaud! s'ecria-t-il, il me gatera toute la
fete.

-- Je lui ordonnerai de se tenir derriere Votre Altesse, et comme
il ne souffle pas un mot, Votre Altesse ne le verra ni ne
l'entendra, et, avec un peu de bonne volonte, pourra se figurer
qu'il est a cent lieues d'elle.

-- Mon cher, dit le duc, savez-vous ce que je vois de plus clair
dans cela? c'est que vous vous defiez de moi.

-- Monseigneur, c'est apres-demain la Pentecote.

-- Eh bien! que me fait la Pentecote a moi? Avez-vous peur que le
Saint-Esprit ne descende sous la figure d'une langue de feu pour
m'ouvrir les portes de ma prison?

-- Non, Monseigneur; mais je vous ai raconte ce qu'avait predit ce
magicien damne.

-- Et qu'a-t-il predit?

-- Que le jour de la Pentecote ne se passerait pas sans que Votre
Altesse fut hors de Vincennes.

-- Tu crois donc aux magiciens? imbecile!

-- Moi, dit La Ramee, je m'en soucie comme de cela, et il fit
claquer ses doigts. Mais c'est monseigneur Giulio qui s'en soucie;
en qualite d'italien, il est superstitieux.

Le duc haussa les epaules.

-- Eh bien, soit, dit-il avec une bonhomie parfaitement jouee,
j'accepte Grimaud, car sans cela la chose n'en finirait point;
mais je ne veux personne autre que Grimaud; vous vous chargerez de
tout. Vous commanderez le souper comme vous l'entendrez, le seul
mets que je designe est un de ces pates dont vous m'avez parle.
Vous le commanderez pour moi, afin que le successeur du pere
Marteau se surpasse, et vous lui promettrez ma pratique, non
seulement pour tout le temps que je resterai en prison, mais
encore pour le moment ou j'en serai sorti.

-- Vous croyez donc toujours que vous en sortirez? dit La Ramee.

-- Dame! repliqua le prince, ne fut-ce qu'a la mort de Mazarin:
j'ai quinze ans de moins que lui. Il est vrai, ajouta-t-il en
souriant, qu'a Vincennes on vit plus vite.

-- Monseigneur! reprit La Ramee, Monseigneur!

-- Ou qu'on meurt plus tot, ajouta le duc de Beaufort, ce qui
revient au meme.

-- Monseigneur, dit La Ramee, je vais commander le souper.

-- Et vous croyez que vous pourrez faire quelque chose de votre
eleve?

-- Mais je l'espere, Monseigneur, repondit La Ramee.

-- S'il vous en laisse le temps, murmura le duc.

-- Que dit Monseigneur? demanda La Ramee.

-- Monseigneur dit que vous n'epargniez pas la bourse de M. le
cardinal, qui a bien voulu se charger de notre pension.

La Ramee s'arreta a la porte.

-- Qui Monseigneur veut-il que je lui envoie?

-- Qui vous voudrez, excepte Grimaud.

-- L'officier des gardes, alors?

-- Avec son jeu d'echecs.

-- Oui.

Et La Ramee sortit.

Cinq minutes apres, l'officier des gardes entrait et le duc de
Beaufort paraissait profondement plonge dans les sublimes
combinaisons de l'echec et mat.

C'est une singuliere chose que la pensee, et quelles revolutions
un signe, un mot, une esperance, y operent. Le duc etait depuis
cinq ans en prison, et un regard jete en arriere lui faisait
paraitre ces cinq annees, qui cependant s'etaient ecoulees bien
lentement, moins longues que les deux jours, les quarante-huit
heures qui le separaient encore du moment fixe pour l'evasion.

Puis il y avait une chose surtout qui le preoccupait affreusement:
c'etait de quelle maniere s'opererait cette evasion. On lui avait
fait esperer le resultat; mais on lui avait cache les details que
devait contenir le mysterieux pate. Quels amis l'attendaient? Il
avait donc encore des amis apres cinq ans de prison? En ce cas il
etait un prince bien privilegie.

Il oubliait qu'outre ses amis, chose bien plus extraordinaire, une
femme s'etait souvenue de lui; il est vrai qu'elle ne lui avait
peut-etre pas ete bien scrupuleusement fidele, mais elle ne
l'avait pas oublie, ce qui etait beaucoup.

Il y en avait la plus qu'il n'en fallait pour donner des
preoccupations du duc; aussi en fut-il des echecs comme de la
longue paume: M. de Beaufort fit ecole sur ecole, et l'officier le
battit a son tour le soir comme l'avait battu le matin La Ramee.

Mais ses defaites successives avaient eu un avantage: c'etait de
conduire le prince jusqu'a huit heures du soir; c'etait toujours
trois heures gagnees; puis la nuit allait venir, et avec la nuit,
le sommeil.

Le duc le pensait ainsi du moins: mais le sommeil est une divinite
fort capricieuse, et c'est justement lorsqu'on l'invoque qu'elle
se fait attendre. Le duc l'attendit jusqu'a minuit, se tournant et
se retournant sur ses matelas comme saint Laurent sur son gril.
Enfin il s'endormit.

Mais avec le jour il s'eveilla: il avait fait des reves
fantastiques; il lui etait pousse des ailes; il avait alors et
tout naturellement voulu s'envoler, et d'abord ses ailes l'avaient
parfaitement soutenu; mais, parvenu a une certaine hauteur, cet
appui etrange lui avait manque tout a coup, ses ailes s'etaient
brisees, et il lui avait semble qu'il roulait dans des abimes sans
fond; et il s'etait reveille le front couvert de sueur et brise
comme s'il avait reellement fait une chute aerienne.

Alors il s'etait endormi pour errer de nouveau dans un dedale de
songes plus insenses les uns que les autres; a peine ses yeux
etaient-ils fermes, que son esprit, tendu vers un seul but, son
evasion, se reprenait a tenter cette evasion. Alors c'etait autre
chose: on avait trouve un passage souterrain qui devait le
conduire hors de Vincennes, il etait engage dans ce passage, et
Grimaud marchait devant lui une lanterne a la main; mais peu a peu
le passage se retrecissait, et cependant le duc continuait
toujours son chemin; enfin le souterrain devenait si etroit, que
le fugitif essayait inutilement d'aller plus loin: les parois de
la muraille se resserraient et le pressaient entre elles, il
faisait des efforts inouis pour avancer, la chose etait
impossible; et cependant il voyait au loin Grimaud avec sa
lanterne qui continuait de marcher; il voulait l'appeler pour
qu'il l'aidat a se tirer de ce defile qui l'etouffait, mais
impossible de prononcer une parole. Alors, a l'autre extremite, a
celle par laquelle il etait venu, il entendait les pas de ceux qui
le poursuivaient, ces pas se rapprochaient incessamment, il etait
decouvert, il n'avait plus d'espoir de fuir. La muraille semblait
etre d'intelligence avec ses ennemis, et le presser d'autant plus
qu'il avait plus besoin de fuir; enfin il entendait la voix de La
Ramee, il l'apercevait. La Ramee etendait la main et lui posait
cette main sur l'epaule en eclatant de rire; il etait repris et
conduit dans cette chambre basse et voutee ou etaient morts le
marechal Ornano, Puylaurens et son oncle; leurs trois tombes
etaient la, bosselant le terrain, et une quatrieme fosse etait
ouverte, n'attendant plus qu'un cadavre.

Aussi, quand il se reveilla, le duc fit-il autant d'efforts pour
se tenir eveille qu'il en avait fait pour s'endormir; et lorsque
La Ramee entra, il le trouva si pale et si fatigue qu'il lui
demanda s'il etait malade.

-- En effet, dit un des gardes qui avait couche dans la chambre et
qui n'avait pas pu dormir a cause d'un mal de dents que lui avait
donne l'humidite, Monseigneur a eu une nuit agitee et deux ou
trois fois dans ses reves a appele au secours.

-- Qu'a donc Monseigneur? demanda La Ramee.

-- Eh! c'est toi, imbecile, dit le duc, qui avec toutes tes
billevesees d'evasion m'as rompu la tete hier, et qui es cause que
j'ai reve que je me sauvais, et qu'en me sauvant je me cassais le
cou.

La Ramee eclata de rire.

-- Vous le voyez, Monseigneur, dit La Ramee, C'est un
avertissement du ciel; aussi j'espere que Monseigneur ne commettra
jamais de pareilles imprudences qu'en reve.

-- Et vous avez raison, mon cher La Ramee, dit le duc en essuyant
la sueur qui coulait encore sur son front, tout eveille qu'il
etait, je ne veux plus songer qu'a boire et a manger.

-- Chut! dit La Ramee.

Et il eloigna les gardes les uns apres les autres sous un pretexte
quelconque.

-- Eh bien? demanda le duc quand ils furent seuls.

-- Eh bien! dit La Ramee, votre souper est commande.

-- Ah! fit le prince, et de quoi se composera-t-il? Voyons,
monsieur mon majordome.

-- Monseigneur a promis de s'en rapporter a moi.

-- Et il y aura un pate?

-- Je crois bien! comme une tour.

-- Fait par le successeur du pere Marteau?

-- Il est commande.

-- Et tu lui as dit que c'etait pour moi?

-- Je le lui ai dit.

-- Et il a repondu?

-- Qu'il ferait de son mieux pour contenter Votre Altesse.

-- A la bonne heure! dit le duc en se frottant les mains.

-- Peste! Monseigneur, dit La Ramee, comme vous mordez a la
gourmandise! je ne vous ai pas encore vu, depuis cinq ans, si
joyeux visage qu'en ce moment.

Le duc vit qu'il n'avait point ete assez maitre de lui; mais en ce
moment, comme s'il eut ecoute a la porte et qu'il eut compris
qu'une distraction aux idees de La Ramee etait urgente, Grimaud
entra et fit signe a La Ramee qu'il avait quelque chose a lui
dire.

La Ramee s'approcha de Grimaud, qui lui parla tout bas. Le duc se
remit pendant ce temps.

-- J'ai deja defendu a cet homme, dit-il, de se presenter ici sans
ma permission.

-- Monseigneur, dit La Ramee, il faut lui pardonner, car c'est moi
qui l'ai mande.

-- Et pourquoi l'avez-vous mande, puisque vous savez qu'il me
deplait?

-- Monseigneur se rappelle ce qui a ete convenu, dit La Ramee, et
qu'il doit nous servir a ce fameux souper. Monseigneur a oublie le
souper.

-- Non; mais j'avais oublie M. Grimaud.

-- Monseigneur sait qu'il n'y a pas de souper sans lui.

-- Allons donc, faites a votre guise.

-- Approchez, mon garcon, dit La Ramee, et ecoutez ce que je vais
vous dire.

Grimaud s'approcha avec son visage le plus renfrogne.

La Ramee continua:

-- Monseigneur me fait l'honneur de m'inviter a souper demain en
tete a tete.

Grimaud fit un signe qui voulait dire qu'il ne voyait pas en quoi
la chose pouvait le regarder.

-- Si fait, si fait, dit La Ramee, la chose vous regarde, au
contraire, car vous aurez l'honneur de nous servir, sans compter
que, si bon appetit et si grande soif que nous ayons, il restera
bien quelque chose au fond des plats et au fond des bouteilles, et
que ce quelque chose sera pour vous.

Grimaud s'inclina en signe de remerciement.

-- Et maintenant, Monseigneur, dit La Ramee, j'en demande pardon a
Votre Altesse, il parait que M. de Chavigny s'absente pour
quelques jours, et avant son depart il me previent qu'il a des
ordres a me donner.

Le duc essaya d'echanger un regard avec Grimaud, mais l'oeil de
Grimaud etait sans regard.

-- Allez, dit le duc a La Ramee, et revenez le plus tot possible.

-- Monseigneur veut-il donc prendre sa revanche de la partie de
paume d'hier?

Grimaud fit un signe de tete imperceptible de haut en bas.

-- Oui, dit le duc; mais prenez garde, mon cher La Ramee, les
jours se suivent et ne se ressemblent pas, de sorte qu'aujourd'hui
je suis decide a vous battre d'importance.

La Ramee sortit: Grimaud le suivit des yeux, sans que le reste de
son corps deviat d'une ligne; puis, lorsqu'il vit la porte
refermee, il tira vivement de sa poche un crayon et un carre de
papier.

-- Ecrivez, Monseigneur, lui dit-il.

-- Et que faut-il que j'ecrive?

Grimaud fit un signe du doigt et dicta:

"Tout est pret pour demain soir, tenez-vous sur vos gardes de sept
a neuf heures, ayez deux chevaux de main tout prets, nous
descendrons par la premiere fenetre de la galerie."

-- Apres? dit le duc.

-- Apres, Monseigneur? reprit Grimaud etonne. Apres, signez.

-- Et c'est tout?

-- Que voulez-vous de plus, Monseigneur? reprit Grimaud, qui etait
pour la plus austere concision.

Le duc signa.

-- Maintenant, dit Grimaud, Monseigneur a-t-il perdu la balle?

-- Quelle balle?

-- Celle qui contenait la lettre.

-- Non, j'ai pense qu'elle pouvait nous etre utile. La voici.

Et le duc prit la balle sous son oreiller et la presenta a
Grimaud.

Grimaud sourit le plus agreablement qu'il lui fut possible.

-- Eh bien? demanda le duc.

-- Eh bien! Monseigneur, dit Grimaud, je recouds le papier dans la
balle, en jouant a la paume vous envoyez la balle dans le fosse.

-- Mais peut-etre sera-t-elle perdue?

-- Soyez tranquille, Monseigneur, il y aura quelqu'un pour la
ramasser.

-- Un jardinier? demanda le duc.

Grimaud fit signe que oui.

-- Le meme qu'hier?

Grimaud repeta son signe.

-- Le comte de Rochefort, alors?

Grimaud fit trois fois signe que oui.

-- Mais, voyons, dit le duc, donne-moi au moins quelques details
sur la maniere dont nous devons fuir.

-- Cela m'est defendu, dit Grimaud, avant le moment meme de
l'execution.

-- Quels sont ceux qui m'attendront de l'autre cote du fosse?

-- Je n'en sais rien, Monseigneur.

-- Mais, au moins, dis-moi ce que contiendra ce fameux pate, si tu
ne veux pas que je devienne fou.

-- Monseigneur, dit Grimaud, il contiendra deux poignards, une
corde a noeud et une poire d'angoisse.

-- Bien, je comprends.

-- Monseigneur voit qu'il y en aura pour tout le monde.

-- Nous prendrons pour nous les poignards et la corde, dit le duc.

-- Et nous ferons manger la poire a La Ramee, repondit Grimaud.

-- Mon cher Grimaud, dit le duc, tu ne parles pas souvent, mais
quand tu parles, c'est une justice a te rendre, tu parles d'or.


XXII. Une aventure de Marie Michon

Vers la meme epoque ou ces projets d'evasion se tramaient entre le
duc de Beaufort et Grimaud, deux hommes a cheval, suivis a
quelques pas par un laquais, entraient dans Paris par la rue du
faubourg Saint-Marcel. Ces deux hommes, c'etaient le comte de La
Fere et le vicomte de Bragelonne.

C'etait la premiere fois que le jeune homme venait a Paris, et
Athos n'avait pas mis grande coquetterie en faveur de la capitale,
son ancienne amie, en la lui montrant de ce cote. Certes, le
dernier village de la Touraine etait plus agreable a la vue que
Paris vu sous la face avec laquelle il regarde Blois. Aussi faut-
il le dire a la honte de cette ville tant vantee, elle produisit
un mediocre effet sur le jeune homme.

Athos avait toujours son air insoucieux et serein.

Arrive a Saint-medard, Athos, qui servait dans ce grand labyrinthe
de guide a son compagnon de voyage, prit la rue des Postes, puis
celle de l'estrapade, puis celle des Fosses Saint-Michel, puis
celle de Vaugirard. Parvenus a la rue Ferou, les voyageurs s'y
engagerent. Vers la moitie de cette rue, Athos leva les yeux en
souriant, et, montrant une maison de bourgeoise apparence au jeune
homme:

-- Tenez, Raoul, lui dit-il, voici une maison ou j'ai passe sept
des plus douces et des plus cruelles annees de ma vie.

Le jeune homme sourit a son tour et salua la maison. La piete de
Raoul pour son protecteur se manifestait dans tous les actes de sa
vie.

Quant a Athos, nous l'avons dit, Raoul etait non seulement pour
lui le centre, mais encore, moins ses anciens souvenirs de
regiment, le seul objet de ses affections, et l'on comprend de
quelle facon tendre et profonde cette fois pouvait aimer le coeur
d'Athos.

Les deux voyageurs s'arreterent rue du Vieux-Colombier, a
l'enseigne du _Renard-Vert_. Athos connaissait la taverne de
longue date, cent fois il y etait venu avec ses amis; mais depuis
vingt ans il s'etait fait force changements dans l'hotel, a
commencer par les maitres.

Les voyageurs remirent leurs chevaux aux mains des garcons, et
comme c'etaient des animaux de noble race, ils recommanderent
qu'on en eut le plus grand soin, qu'on ne leur donnat que de la
paille et de l'avoine, et qu'on leur lavat le poitrail et les
jambes avec du vin tiede. Ils avaient fait vingt lieues dans la
journee. Puis, s'etant occupes d'abord de leurs chevaux, comme
doivent faire de vrais cavaliers, ils demanderent ensuite deux
chambres pour eux.

-- Vous allez faire toilette, Raoul, dit Athos, je vous presente a
quelqu'un.

-- Aujourd'hui, monsieur? demanda le jeune homme.

-- Dans une demi-heure.

Le jeune homme salua.

Peut-etre, moins infatigable qu'Athos, qui semblait de fer, eut-il
prefere un bain dans cette riviere de Seine dont il avait tant
entendu parler, et qu'il se promettait bien de trouver inferieure
a la Loire, et son lit apres; mais le comte de La Fere avait
parle, il ne songea qu'a obeir.

-- A propos, dit Athos, soignez-vous, Raoul; je veux qu'on vous
trouve beau.

-- J'espere, monsieur, dit le jeune homme en souriant, qu'il ne
s'agit point de mariage. Vous savez mes engagements avec Louise.

Athos sourit a son tour.

-- Non, soyez tranquille, dit-il, quoique ce soit a une femme que
je vais vous presenter.

-- Une femme? demanda Raoul.

-- Oui, et je desire meme que vous l'aimiez.

Le jeune homme regarda le comte avec une certaine inquietude; mais
au sourire d'Athos, il fut bien vite rassure.

-- Et quel age a-t-elle? demanda le vicomte de Bragelonne.

-- Mon cher Raoul, apprenez une fois pour toutes, dit Athos, que
voila une question qui ne se fait jamais. Quand vous pouvez lire
son age sur le visage d'une femme, il est inutile de le lui
demander; quand vous ne le pouvez plus, c'est indiscret.

-- Et est-elle belle?

-- Il y a seize ans, elle passait non seulement pour la plus
jolie, mais encore pour la plus gracieuse femme de France.

Cette reponse rassura completement le vicomte. Athos ne pouvait
avoir aucun projet sur lui et sur une femme qui passait pour la
plus jolie et la plus gracieuse de France un an avant qu'il vint
au monde.

Il se retira donc dans sa chambre, et avec cette coquetterie qui
va si bien a la jeunesse, il s'appliqua a suivre les instructions
d'Athos, c'est-a-dire a se faire le plus beau qu'il lui etait
possible. Or c'etait chose facile avec ce que la nature avait fait
pour cela.

Lorsqu'il reparut, Athos le recut avec ce sourire paternel dont
autrefois il accueillait d'Artagnan, mais qui s'etait empreint
d'une plus profonde tendresse encore pour Raoul.

Athos jeta un regard sur ses pieds, sur ses mains et sur ses
cheveux, ces trois signes de race. Ses cheveux noirs etaient
elegamment partages comme on les portait a cette epoque et
retombaient en boucles encadrant son visage au teint mat; des
gants de daim grisatres et qui s'harmonisaient avec son feutre
dessinaient une main fine et elegante, tandis que ses bottes, de
la meme couleur que ses gants et son feutre, pressaient un pied
qui semblait etre celui d'un enfant de dix ans.

-- Allons, murmura-t-il, si elle n'est pas fiere de lui, elle sera
bien difficile.

Il etait trois heures de l'apres-midi, c'est-a-dire l'heure
convenable aux visites. Les deux voyageurs s'acheminerent par la
rue de Grenelle, prirent la rue des Rosiers, entrerent dans la rue
Saint-Dominique, et s'arreterent devant un magnifique hotel situe
en face des Jacobins, et que surmontaient les armes de Luynes.

-- C'est ici, dit Athos.

Il entra dans l'hotel de ce pas ferme et assure qui indique au
suisse que celui qui entre a le droit d'en agir ainsi. Il monta le
perron, et, s'adressant a un laquais qui attendait en grande
livree, il demanda si madame la duchesse de Chevreuse etait
visible et si elle pouvait recevoir M. le comte de La Fere.

Un instant apres le laquais rentra, et dit que, quoique madame la
duchesse de Chevreuse n'eut pas l'honneur de connaitre monsieur le
comte de La Fere, elle le priait de vouloir bien entrer.

Athos suivit le laquais, qui lui fit traverser une longue file
d'appartements et s'arreta enfin devant une porte fermee. On etait
dans un salon. Athos fit signe au vicomte de Bragelonne de
s'arreter la ou il etait.

Le laquais ouvrit et annonca M. le comte de La Fere.

Madame de Chevreuse, dont nous avons si souvent parle dans notre
histoire des _Trois Mousquetaires_ sans avoir eu l'occasion de la
mettre en scene, passait encore pour une fort belle femme. En
effet, quoiqu'elle eut a cette epoque deja quarante-quatre ou
quarante-cinq ans, a peine en paraissait-elle trente-huit ou
trente-neuf; elle avait toujours ses beaux cheveux blonds, ses
grands yeux vifs et intelligents que l'intrigue avait si souvent
ouverts et l'amour si souvent fermes, et sa taille de nymphe, qui
faisait que lorsqu'on la voyait par-derriere elle semblait
toujours etre la jeune fille qui sautait avec Anne d'Autriche ce
fosse des Tuileries qui priva, en 1623, la couronne de France d'un
heritier.

Au reste, c'etait toujours la meme folle creature qui a jete sur
ses amours un tel cachet d'originalite, que ses amours sont
presque devenues une illustration pour sa famille.

Elle etait dans un petit boudoir dont la fenetre donnait sur le
jardin. Ce boudoir, selon la mode qu'en avait fait venir madame de
Rambouillet en batissant son hotel, etait tendu d'une espece de
damas bleu a fleurs roses et a feuillage d'or. Il y avait une
grande coquetterie a une femme de l'age de madame de Chevreuse a
rester dans un pareil boudoir, et surtout comme elle etait en ce
moment, c'est-a-dire couchee sur une chaise longue et la tete
appuyee a la tapisserie.

Elle tenait a la main un livre entr'ouvert et avait un coussin
pour soutenir le bras qui tenait ce livre.

A l'annonce du laquais, elle se souleva un peu et avanca
curieusement la tete.

Athos parut.

Il etait vetu de velours violet avec des passementeries pareilles;
les aiguillettes etaient d'argent bruni, son manteau n'avait
aucune broderie d'or, et une simple plume violette enveloppait son
feutre noir.

Il avait aux pieds des bottes de cuir noir, et a son ceinturon
verni pendait cette epee a la poignee magnifique que Porthos avait
si souvent admiree rue Ferou, mais qu'Athos n'avait jamais voulu
lui preter. De splendides dentelles formaient le col rabattu de sa
chemise; des dentelles retombaient aussi sur les revers de ses
bottes.

Il y avait dans toute la personne de celui qu'on venait d'annoncer
ainsi sous un nom completement inconnu a madame de Chevreuse un
tel air de gentilhomme de haut lieu, qu'elle se souleva a demi, et
lui fit gracieusement signe de prendre un siege aupres d'elle.

Athos salua et obeit. Le laquais allait se retirer, lorsque Athos
fit un signe qui le retint.

-- Madame, dit-il a la duchesse, j'ai eu cette audace de me
presenter a votre hotel sans etre connu de vous; elle m'a reussi,
puisque vous avez daigne me recevoir. J'ai maintenant celle de
vous demander une demi-heure d'entretien.

-- Je vous l'accorde, monsieur, repondit madame de Chevreuse avec
son plus gracieux sourire.

-- Mais ce n'est pas tout, madame. Oh! je suis un grand ambitieux,
je le sais! l'entretien que je vous demande est un entretien de
tete-a-tete, et dans lequel j'aurais un bien vif desir de ne pas
etre interrompu.

-- Je n'y suis pour personne, dit la duchesse de Chevreuse au
laquais. Allez.

Le laquais sortit.

Il se fit un instant de silence, pendant lequel ces deux
personnages, qui se reconnaissaient si bien a la premiere vue pour
etre de haute race, s'examinerent sans aucun embarras de part ni
d'autre.

La duchesse de Chevreuse rompit la premiere le silence.

-- Eh bien! monsieur, dit-elle en souriant, ne voyez-vous pas que
j'attends avec impatience?

-- Et moi, madame, repondit Athos, je regarde avec admiration.

-- Monsieur, dit madame de Chevreuse, il faut m'excuser, car j'ai
hate de savoir a qui je parle. Vous etes homme de cour, c'est
incontestable, et cependant je ne vous ai jamais vu a la cour.
Sortez-vous de la Bastille par hasard?

-- Non, madame, repondit en souriant Athos, mais peut-etre suis-je
sur le chemin qui y mene.

-- Ah! en ce cas, dites-moi vite qui vous etes et allez-vous-en,
repondit la duchesse de ce ton enjoue qui avait un si grand charme
chez elle, car je suis deja bien assez compromise comme cela, sans
me compromettre encore davantage.

-- Qui je suis, madame? On vous a dit mon nom, le comte de La
Fere. Ce nom, vous ne l'avez jamais su. Autrefois j'en portais un
autre que vous avez su peut-etre, mais que vous avez certainement
oublie.

-- Dites toujours, monsieur.

-- Autrefois, dit le comte de La Fere, je m'appelais Athos.

Madame de Chevreuse ouvrit de grands yeux etonnes. Il etait
evident, comme le lui avait dit le comte, que ce nom n'etait pas
tout a fait efface de sa memoire, quoiqu'il y fut fort confondu
parmi d'anciens souvenirs.

-- Athos? dit-elle, attendez donc!...

Et elle posa ses deux mains sur son front comme pour forcer les
mille idees fugitives qu'il contenait a se fixer un instant pour
lui laisser voir clair dans leur troupe brillante et diapree.

-- Voulez-vous que je vous aide, madame? dit en souriant Athos.

-- Mais oui, dit la duchesse, deja fatiguee de chercher, vous me
ferez plaisir.

-- Cet Athos etait lie avec trois jeunes mousquetaires qui se
nommaient d'Artagnan, Porthos, et...

Athos s'arreta.

-- Et Aramis, dit vivement la duchesse.

-- Et Aramis, c'est cela, reprit Athos; vous n'avez donc pas tout
a fait oublie ce nom?

-- Non, dit-elle, non; pauvre Aramis! c'etait un charmant
gentilhomme, elegant, discret et faisant de jolis vers; je crois
qu'il a mal tourne, ajouta-t-elle.

-- Au plus mal: il s'est fait abbe.

-- Ah! quel malheur! dit madame de Chevreuse jouant negligemment
avec son eventail. En verite, monsieur, je vous remercie.

-- De quoi, madame?

-- De m'avoir rappele ce souvenir, qui est un des souvenirs
agreables de ma jeunesse.

-- Me permettrez-vous alors, dit Athos, de vous en rappeler un
second?

-- Qui se rattache a celui-la?

-- Oui et non.

-- Ma foi, dit madame de Chevreuse, dites toujours; d'un homme
comme vous je risque tout.

Athos salua.

-- Aramis, continua-t-il, etait lie avec une jeune lingere de
Tours.

-- Une jeune lingere de Tours? dit madame de Chevreuse.

-- Oui une cousine a lui, qu'on appelait Marie Michon.

-- Ah! je la connais, s'ecria madame de Chevreuse, c'est celle a
laquelle il ecrivait du siege de La Rochelle pour la prevenir d'un
complot qui se tramait contre ce pauvre Buckingham.

-- Justement, dit Athos; voulez-vous bien me permettre de vous
parler d'elle?

Madame de Chevreuse regarda Athos.

-- Oui, dit-elle, pourvu que vous n'en disiez pas trop de mal.

-- Je serais un ingrat, dit Athos, et je regarde l'ingratitude,
non pas comme un defaut ou un crime, Mais comme un vice, ce qui
est bien pis.

-- Vous, ingrat envers Marie Michon, monsieur? dit madame de
Chevreuse essayant de lire dans les yeux d'Athos. Mais comment
cela pourrait-il etre? Vous ne l'avez jamais connue
personnellement.

-- Eh! madame, qui sait? reprit Athos. Il y a un proverbe
populaire qui dit qu'il n'y a que les montagnes qui ne se
rencontrent pas, et les proverbes populaires sont quelquefois
d'une justesse incroyable.

-- Oh! continuez, monsieur, continuez! dit vivement madame de
Chevreuse; car vous ne pouvez vous faire une idee combien cette
conversation m'amuse.

-- Vous m'encouragez, dit Athos; je vais donc poursuivre. Cette
cousine d'Aramis, cette Marie Michon, cette jeune lingere, enfin,
malgre sa condition vulgaire, avait les plus hautes connaissances;
elle appelait les plus grandes dames de la cour ses amies, et la
reine, toute fiere qu'elle est, en sa double qualite
d'Autrichienne et d'Espagnole, l'appelait sa soeur.

-- Helas, dit madame de Chevreuse avec un leger soupir et un petit
mouvement de sourcils qui n'appartenait qu'a elle, les choses sont
bien changees depuis ce temps-la.

-- Et la reine avait raison, continua Athos; car elle lui etait
fort devouee, devouee au point de lui servir d'intermediaire avec
son frere le roi d'Espagne.

-- Ce qui, reprit la duchesse, lui est impute aujourd'hui a grand
crime.

-- Si bien, continua Athos, que le cardinal, le vrai cardinal,
l'autre, resolut un beau matin de faire arreter la pauvre Marie
Michon et de la faire conduire au chateau de Loches.

Heureusement que la chose ne put se faire si secretement que la
chose ne transpirat; le cas etait prevu: si Marie Michon etait
menacee de quelque danger, la reine devait lui faire parvenir un
livre d'heures relie en velours vert.

-- C'est cela, monsieur! vous etes bien instruit.

-- Un matin le livre vert arriva apporte par le prince de
Marcillac. Il n'y avait pas de temps a perdre. Par bonheur, Marie
Michon et une suivante qu'elle avait, nommee Ketty, portaient
admirablement les habits d'hommes. Le prince leur procura, a Marie
Michon un habit de cavalier, a Ketty un habit de laquais, leur
remit deux excellents chevaux, et les deux fugitives quitterent
rapidement Tours, se dirigeant vers l'Espagne, tremblant au
moindre bruit, suivant les chemins detournes, parce qu'elles
n'osaient suivre les grandes routes, et demandant l'hospitalite
quand elles ne trouvaient pas d'auberge.

-- Mais, en verite, c'est que c'est cela tout a fait! s'ecria
madame de Chevreuse en frappant ses mains l'une dans l'autre. Il
serait vraiment curieux...

Elle s'arreta.

-- Que je suivisse les deux fugitives jusqu'au bout de leur
voyage? dit Athos. Non, madame, je n'abuserai pas ainsi de vos
moments, et nous ne les accompagnerons que jusqu'a un petit
village du Limousin situe entre Tulle et Angouleme, un petit
village que l'on nomme Roche-l'Abeille.

Madame de Chevreuse jeta un cri de surprise et regarda Athos avec
une expression d'etonnement qui fit sourire l'ancien mousquetaire.

-- Attendez, madame, continua Athos, car ce qu'il me reste a vous
dire est bien autrement etrange que ce que je vous ai dit.

-- Monsieur, dit madame de Chevreuse, je vous tiens pour sorcier,
je m'attends a tout; mais en verite...

n'importe, allez toujours.

-- Cette fois la journee avait ete longue et fatigante; il faisait
froid; c'etait le 11 octobre; ce village ne presentait ni auberge
ni chateau, les maisons des paysans etaient pauvres et sales.
Marie Michon etait une personne fort aristocrate; comme la reine
sa soeur, elle etait habituee aux bonnes odeurs et au linge fin
elle resolut donc de demander l'hospitalite au presbytere.

Athos fit une pause.

-- Oh! continuez, dit la duchesse, je vous ai prevenu que je
m'attendais a tout.

-- Les deux voyageuses frapperent a la porte; il etait tard; le
pretre, qui etait couche, leur cria d'entrer; elles entrerent, car
la porte n'etait point fermee. La confiance est grande dans les
villages. Une lampe brulait dans la chambre ou etait le pretre.
Marie Michon, qui faisait bien le plus charmant cavalier de la
terre, poussa la porte, passa la tete et demanda l'hospitalite.

"-- Volontiers, mon jeune cavalier, dit le pretre, si vous voulez
vous contenter des restes de mon souper et de la moitie de ma
chambre.

"Les deux voyageuses se consulterent un instant; le pretre les
entendit eclater de rire, puis le maitre ou plutot la maitresse
repondit:

"-- Merci, monsieur le cure, j'accepte.

"-- Alors, soupez et faites le moins de bruit possible, repondit
le pretre, car moi aussi j'ai couru toute la journee et ne serais
pas fache de dormir cette nuit.

Madame de Chevreuse marchait evidemment de surprise en etonnement
et d'etonnement en stupefaction; sa figure, en regardant Athos,
avait pris une expression impossible a rendre; on voyait qu'elle
eut voulu parler, et cependant elle se taisait, de peur de perdre
une des paroles de son interlocuteur.

-- Apres? dit-elle.

-- Apres? dit Athos. Ah! voila justement le plus difficile.

-- Dites, dites, dites! On peut tout me dire a moi. D'ailleurs
cela ne me regarde pas, et c'est l'affaire de mademoiselle Marie
Michon.

-- Ah! c'est juste, dit Athos. Eh bien! donc, Marie Michon soupa
avec sa suivante, et, apres avoir soupe, selon la permission qui
lui avait ete donnee, elle rentra dans la chambre ou reposait son
hote, tandis que Ketty s'accommodait sur un fauteuil dans la
premiere piece, c'est-a-dire dans celle ou l'on avait soupe.

-- En verite, monsieur, dit madame de Chevreuse, a moins que vous
ne soyez le demon en personne, je ne sais pas comment vous pouvez
connaitre tous ces details.

-- C'etait une charmante femme que cette Marie Michon, reprit
Athos, une de ces folles creatures a qui passent sans cesse dans
l'esprit les idees les plus etranges, un de ces etres nes pour
nous damner tous tant que nous sommes. Or, en pensant que son hote
etait pretre, il vint a l'esprit de la coquette que ce serait un
joyeux souvenir pour sa vieillesse, au milieu de tant de souvenirs
joyeux qu'elle avait deja, que celui d'avoir damne un abbe.

-- Comte, dit la duchesse, ma parole d'honneur, vous m'epouvantez!

-- Helas! reprit Athos, le pauvre abbe n'etait pas un saint
Ambroise, et, je le repete, Marie Michon etait une adorable
creature.

-- Monsieur, s'ecria la duchesse en saisissant les mains d'Athos,
dites-moi tout de suite comment vous savez tous ces details, ou je
fais venir un moine du couvent des Vieux-Augustins et je vous
exorcise.

Athos se mit a rire.

-- Rien de plus facile, madame. Un cavalier, qui lui-meme etait
charge d'une mission importante, etait venu demander une heure
avant vous l'hospitalite au presbytere et cela au moment meme ou
le cure, appele aupres d'un mourant, quittait non seulement sa
maison, mais le village pour toute la nuit. Alors l'homme de Dieu,
plein de confiance dans son hote, qui d'ailleurs etait
gentilhomme, lui avait abandonne maison, souper et chambre.
C'etait donc a l'hote du bon abbe, et non a l'abbe lui-meme, que
Marie Michon etait venue demander l'hospitalite.

-- Et ce cavalier, cet hote, ce gentilhomme arrive avant elle?

-- C'etait moi, le comte de La Fere, dit Athos en se levant et en
saluant respectueusement la duchesse de Chevreuse.

La duchesse resta un moment stupefaite, puis tout a coup eclatant
de rire:

-- Ah! ma foi! dit-elle, c'est fort drole, et cette folle de Marie
Michon a trouve mieux qu'elle n'esperait. Asseyez-vous, cher
comte, et reprenez votre recit.

-- Maintenant, il me reste a m'accuser, madame. Je vous l'ai dit,
moi-meme je voyageais pour une mission pressee; des le point du
jour, je sortis de la chambre, sans bruit, laissant dormir mon
charmant compagnon de gite. Dans la premiere piece dormait aussi,
la tete renversee sur un fauteuil, la suivante, en tout digne de
la maitresse. Sa jolie figure me frappa; je m'approchai et je
reconnus cette petite Ketty, que notre ami Aramis avait placee
aupres d'elle. Ce fut ainsi que je sus que la charmante voyageuse
etait...

-- Marie Michon! dit vivement madame de Chevreuse.

-- Marie Michon, reprit Athos. Alors je sortis de la maison,
j'allai a l'ecurie, je trouvai mon cheval selle et mon laquais
pret; nous partimes.

-- Et vous n'etes jamais repasse par ce village? demanda vivement
madame de Chevreuse.

-- Un an apres, madame.

-- Eh bien?

-- Eh bien! je voulus revoir le bon cure. Je le trouvai fort
preoccupe d'un evenement auquel il ne comprenait rien. Il avait,
huit jours auparavant, recu dans une barcelonnette un charmant
petit garcon de trois mois avec une bourse pleine d'or et un
billet contenant ces simples mots: "11 octobre 1633".

-- C'etait la date de cette etrange aventure, reprit madame de
Chevreuse.

-- Oui, mais il n'y comprenait rien, sinon qu'il avait passe cette
nuit-la pres d'un mourant, car Marie Michon avait quitte elle-meme
le presbytere avant qu'il y fut de retour.

-- Vous savez, monsieur, que Marie Michon, lorsqu'elle revint en
France, en 1643, fit redemander a l'instant meme des nouvelles de
cet enfant; car, fugitive, elle ne pouvait le garder; mais,
revenue a Paris, elle voulait le faire elever pres d'elle.

-- Et que lui dit l'abbe? demanda a son tour Athos.

-- Qu'un seigneur qu'il ne connaissait pas avait bien voulu s'en
charger, avait repondu de son avenir, et l'avait emporte avec lui.

-- C'etait la verite.

-- Ah! je comprends alors! Ce seigneur, c'etait vous, c'etait son
pere!

-- Chut! ne parlez pas si haut, madame; il est la.

-- Il est la! s'ecria madame de Chevreuse se levant vivement; il
est la, mon fils, le fils de Marie Michon est la! Mais je veux le
voir a l'instant!

-- Faites attention, madame, qu'il ne connait ni son pere ni sa
mere, interrompit Athos.

-- Vous avez garde le secret, et vous me l'amenez ainsi, pensant
que vous me rendrez bien heureuse. Oh! merci, merci, monsieur!
s'ecria madame de Chevreuse en saisissant sa main, qu'elle essaya
de porter a ses levres; merci! Vous etes un noble coeur.

-- Je vous l'amene, dit Athos en retirant sa main, pour qu'a votre
tour vous fassiez quelque chose pour lui, madame. Jusqu'a present
j'ai veille sur son education, et j'en ai fait, je le crois, un
gentilhomme accompli; mais le moment est venu ou je me trouve de
nouveau force de reprendre la vie errante et dangereuse d'homme de
parti. Des demain je me jette dans une affaire aventureuse ou je
puis etre tue; alors il n'aura plus que vous pour le pousser dans
le monde, ou il est appele a tenir une place.

-- Oh! soyez tranquille s'ecria la duchesse. Malheureusement j'ai
peu de credit a cette heure, mais ce qu'il m'en reste est a lui;
quant a sa fortune et a son titre...

-- De ceci, ne vous inquietez point, madame; je lui ai substitue
la terre de Bragelonne, que je tiens d'heritage, laquelle lui
donne le titre de vicomte et dix mille livres de rente.

-- Sur mon ame, monsieur, dit la duchesse, vous etes un vrai
gentilhomme! mais j'ai hate de voir notre jeune vicomte. Ou est-il
donc?

-- La, dans le salon; je vais le faire venir, si vous le voulez
bien.

Athos fit un mouvement vers la porte. Madame de Chevreuse
l'arreta.

-- Est-il beau? demanda-t-elle.

Athos sourit.

-- Il ressemble a sa mere, dit-il.

En meme temps il ouvrit la porte et fit signe au jeune homme, qui
apparut sur le seuil.

Madame de Chevreuse ne put s'empecher de jeter un cri de joie en
apercevant un si charmant cavalier, qui depassait toutes les
esperances que son orgueil avait pu concevoir.

-- Vicomte, approchez-vous, dit Athos, madame la duchesse de
Chevreuse permet que vous lui baisiez la main.

Le jeune homme s'approcha avec son charmant sourire et, la tete
decouverte, mit un genou en terre et baisa la main de madame de
Chevreuse.

-- Monsieur le comte, dit-il en se retournant vers Athos, n'est-ce
pas pour menager ma timidite que vous m'avez dit que madame etait
la duchesse de Chevreuse, et n'est-ce pas plutot la reine?

-- Non, vicomte, dit madame de Chevreuse en lui prenant la main a
son tour, en le faisant asseoir aupres d'elle et en le regardant
avec des yeux brillants de plaisir. Non, malheureusement, je ne
suis point la reine, car si je l'etais, je ferais a l'instant meme
pour vous tout ce que vous meritez; mais, voyons, telle que je
suis, ajouta-t-elle en se retenant a peine d'appuyer ses levres
sur son front si pur, voyons, quelle carriere desirez-vous
embrasser?

Athos, debout, les regardait tous deux avec une expression
d'indicible bonheur.

-- Mais, madame, dit le jeune homme avec sa voix douce et sonore a
la fois, il me semble qu'il n'y a qu'une carriere pour un
gentilhomme, c'est celle des armes. Monsieur le comte m'a eleve
avec l'intention, je crois, de faire de moi un soldat, et il m'a
laisse esperer qu'il me presenterait a Paris a quelqu'un qui
pourrait me recommander peut-etre a M. le Prince.

-- Oui, je comprends, il va bien a un jeune soldat comme vous de
servir sous un general comme lui; mais voyons, attendez...
personnellement je suis assez mal avec lui, a cause des querelles
de madame de Montbazon, ma belle-mere, avec madame de Longueville;
mais par le prince de Marcillac... Eh! vraiment, tenez, comte,
c'est cela! M. le prince de Marcillac est un ancien ami a moi; il
recommandera notre jeune ami a madame de Longueville, laquelle lui
donnera une lettre pour son frere, M. le Prince, qui l'aime trop
tendrement pour ne pas faire a l'instant meme pour lui tout ce
qu'elle lui demandera.

-- Eh bien! voila qui va a merveille, dit le comte. Seulement,
oserai-je maintenant vous recommander la plus grande diligence?
J'ai des raisons pour desirer que le vicomte ne soit plus demain
soir a Paris.

-- Desirez-vous que l'on sache que vous vous interessez a lui,
monsieur le comte?

-- Mieux vaudrait peut-etre pour son avenir que l'on ignorat qu'il
m'ait jamais connu.

-- Oh! monsieur! s'ecria le jeune homme.

-- Vous savez, Bragelonne, dit le comte, que je ne fais jamais
rien sans raison.

-- Oui, monsieur, repondit le jeune homme, je sais que la supreme
sagesse est en vous, et je vous obeirai comme j'ai l'habitude de
le faire.

-- Eh bien! comte, laissez-le-moi, dit la duchesse; je vais
envoyer chercher le prince de Marcillac, qui par bonheur est a
Paris en ce moment, et je ne le quitterai pas que l'affaire ne
soit terminee.

-- C'est bien, madame la duchesse, mille graces. J'ai moi-meme
plusieurs courses a faire aujourd'hui, et a mon retour, c'est-a-
dire vers les six heures du soir, j'attendrai le vicomte a
l'hotel.

-- Que faites-vous, ce soir?

-- Nous allons chez l'abbe Scarron, pour lequel j'ai une lettre,
et chez qui je dois rencontrer un de mes amis.

-- C'est bien, dit la duchesse de Chevreuse, j'y passerai moi-meme
un instant, ne quittez donc pas ce salon que vous ne m'ayez vue.

Athos salua madame de Chevreuse et s'appreta a sortir.

-- Eh bien, monsieur le comte, dit en riant la duchesse, quitte-t-
on si serieusement ses anciens amis?

-- Ah! murmura Athos en lui baisant la main, si j'avais su plus
tot que Marie Michon fut une si charmante creature!...

Et il se retira en soupirant.


XXIII. L'abbe Scarron

Il y avait, rue des Tournelles, un logis que connaissaient tous
les porteurs de chaises et tous les laquais de Paris, et cependant
ce logis n'etait ni celui d'un grand seigneur ni celui d'un
financier. On n'y mangeait pas, on n'y jouait jamais, on n'y
dansait guere.

Cependant, c'etait le rendez-vous du beau monde, et tout Paris y
allait.

Ce logis etait celui du petit Scarron.

On y riait tant, chez ce spirituel abbe; on y debitait tant de
nouvelles; ces nouvelles etaient si vite commentees, dechiquetees
et transformees, soit en contes, soit en epigrammes, que chacun
voulait aller passer une heure avec le petit Scarron, entendre ce
qu'il disait et reporter ailleurs ce qu'il avait dit. Beaucoup
brulaient aussi d'y placer leur mot; et, s'il etait drole, ils
etaient eux-memes les bienvenus.

Le petit abbe Scarron, qui n'etait au reste abbe que parce qu'il
possedait une abbaye, et non point du tout parce qu'il etait dans
les ordres, avait ete autrefois un des plus coquets prebendiers de
la ville du Mans, qu'il habitait. Or, un jour de carnaval, il
avait voulu rejouir outre mesure cette bonne ville dont il etait
l'ame; il s'etait donc fait frotter de miel par son valet; puis,
ayant ouvert un lit de plume, il s'etait roule dedans, de sorte
qu'il etait devenu le plus grotesque volatile qu'il fut possible
de voir. Il avait commence alors a faire des visites a ses amis et
amies dans cet etrange costume; on avait commence par le suivre
avec ebahissement, puis avec des huees, puis les crocheteurs
l'avaient insulte, puis les enfants lui avaient jete des pierres,
puis enfin il avait ete oblige de prendre la fuite pour echapper
aux projectiles. Du moment ou il avait fui, tout le monde l'avait
poursuivi; presse, traque, relance de tous cotes, Scarron n'avait
trouve d'autre moyen d'echapper a son escorte qu'en se jetant a la
riviere. Il nageait comme un poisson, mais l'eau etait glacee.
Scarron etait en sueur, le froid le saisit, et en atteignant
l'autre rive, il etait perclus.

On avait alors essaye, par tous les moyens connus, de lui rendre
l'usage de ses membres; on l'avait tant fait souffrir du
traitement, qu'il avait renvoye tous les medecins en declarant
qu'il preferait de beaucoup la maladie; puis il etait revenu a
Paris, ou deja sa reputation d'homme d'esprit etait etablie. La,
il s'etait fait confectionner une chaise de son invention; et
comme un jour, dans cette chaise, il faisait une visite a la reine
Anne d'Autriche, celle-ci, charmee de son esprit, lui avait
demande s'il ne desirait pas quelque titre.

-- Oui, Votre Majeste, il en est un que j'ambitionne fort, avait
repondu Scarron.

-- Et lequel? avait demande Anne d'Autriche.

-- Celui de votre malade, repondit l'abbe.

Et Scarron avait ete nomme _malade de la reine_ avec une pension
de quinze cents livres.

A partir de ce moment, n'ayant plus d'inquietude sur l'avenir,
Scarron avait mene joyeuse vie, mangeant le fonds et le revenu.

Un jour cependant un emissaire du cardinal lui avait donne a
entendre qu'il avait tort de recevoir M. le coadjuteur.

-- Et pourquoi cela? avait demande Scarron, n'est-ce donc point un
homme de naissance?

-- Si fait, pardieu!

-- Aimable?

-- Incontestablement.

-- Spirituel?

-- Il n'a malheureusement que trop d'esprit.

-- Eh bien! alors, avait repondu Scarron, pourquoi voulez-vous que
je cesse de voir un pareil homme?

-- Parce qu'il pense mal.

-- Vraiment? et de qui?

-- Du cardinal.

-- Comment! avait dit Scarron, je continue bien de voir M. Gilles
Despreaux, qui pense mal de moi, et vous voulez que je cesse de
voir M. le coadjuteur parce qu'il pense mal d'un autre?
impossible!

La conversation en etait restee la, et Scarron, par esprit de
contrariete, n'en avait vu que plus souvent M. de Gondy.

Or, le matin du jour ou nous sommes arrives, et qui etait le jour
d'echeance de son trimestre, Scarron, comme c'etait son habitude,
avait envoye son laquais avec son recu pour toucher son trimestre
a la caisse des pensions; mais il lui avait ete repondu:

"Que l'etat n'avait plus d'argent pour M. l'abbe Scarron."

Lorsque le laquais apporta cette reponse a Scarron, il avait pres
de lui M. le duc de Longueville, qui offrait de lui donner une
pension double de celle que le Mazarin lui supprimait; mais le
ruse goutteux n'avait garde d'accepter. Il fit si bien, qu'a
quatre heures de l'apres-midi toute la ville savait le refus du
cardinal. Justement c'etait jeudi, jour de reception chez l'abbe;
on y vint en foule, et l'on fronda d'une maniere enragee par toute
la ville.

Athos rencontra dans la rue Saint-Honore deux gentilshommes qu'il
ne connaissait pas, a cheval comme lui, suivis d'un laquais comme
lui, et faisant le meme chemin que lui. L'un des deux mit le
chapeau a la main et lui dit:

-- Croyez-vous bien, monsieur, que ce pleutre de Mazarin a
supprime la pension au pauvre Scarron!

-- Cela est extravagant, dit Athos en saluant a son tour les deux
cavaliers.

-- On voit que vous etes honnete homme, monsieur, repondit le meme
seigneur qui avait deja adresse la parole a Athos, et ce Mazarin
est un veritable fleau.

-- Helas, monsieur, repondit Athos, a qui le dites-vous! Et ils se
separerent avec force politesses.

-- Cela tombe bien que nous devions y aller ce soir, dit Athos au
vicomte, nous ferons notre compliment a ce pauvre homme.

-- Mais qu'est-ce donc que M. Scarron, qui met ainsi en emoi tout
Paris? demanda Raoul; est-ce quelque ministre disgracie?

-- Oh! mon Dieu, non, vicomte, repondit Athos, c'est tout
bonnement un petit gentilhomme de grand esprit qui sera tombe dans
la disgrace du cardinal pour avoir fait quelque quatrain contre
lui.

-- Est-ce que les gentilshommes font des vers? demanda naivement
Raoul, je croyais que c'etait deroger.

-- Oui, mon cher vicomte, repondit Athos en riant, quand on les
fait mauvais; mais quand on les fait bons, cela illustre encore.
Voyez M. de Rotrou. Cependant, continua Athos du ton dont on donne
un conseil salutaire, je crois qu'il vaut mieux ne pas en faire.

-- Et alors, demanda Raoul, ce monsieur Scarron est poete?

-- Oui, vous voila prevenu, vicomte; faites bien attention a vous
dans cette maison; ne parlez que par gestes, ou plutot, ecoutez
toujours.

-- Oui, monsieur, repondit Raoul.

-- Vous me verrez causant beaucoup avec un gentilhomme de mes
amis: ce sera l'abbe d'Herblay, vous m'avez souvent entendu
parler.

-- Je me rappelle, monsieur.

-- Approchez-vous quelquefois de nous comme pour nous parler, mais
ne nous parlez pas; n'ecoutez pas non plus. Ce jeu servira pour
que les importuns ne nous derangent pas.

-- Fort bien, monsieur, et je vous obeirai de point en point.

Athos alla faire deux visites dans Paris. Puis, a sept heures, ils
se dirigerent vers la rue des Tournelles. La rue etait obstruee
par les porteurs, les chevaux et les valets de pied. Athos se fit
faire passage et entra suivi du jeune homme. La premiere personne
qui le frappa en entrant fut Aramis, installe pres d'un fauteuil a
roulettes, fort large, recouvert d'un dais en tapisserie, sous
lequel s'agitait, enveloppee dans une couverture de brocart, une
petite figure assez jeune, assez rieuse, mais parfois palissante,
sans que ses yeux cessassent neanmoins d'exprimer un sentiment
vif, spirituel ou gracieux. C'etait l'abbe Scarron, toujours
riant, raillant, complimentant, souffrant et se grattant avec une
petite baguette.

Autour de cette espece de tente roulante, s'empressait une foule
de gentilshommes et de dames. La chambre etait fort propre et
convenablement meublee. De grandes pentes de soies brochees de
fleurs qui avaient ete autrefois de couleurs vives, et qui pour le
moment etaient un peu passees, tombaient de larges fenetres, la
tapisserie etait modeste, mais de bon gout. Deux laquais fort
polis et dresses aux bonnes manieres faisaient le service avec
distinction.

En apercevant Athos, Aramis s'avanca vers lui, le prit par la main
et le presenta a Scarron, qui temoigna autant de plaisir que de
respect pour le nouvel hote, et fit un compliment tres spirituel
pour le vicomte. Raoul resta interdit, car il ne s'etait pas
prepare a la majeste du bel esprit. Toutefois il salua avec
beaucoup de grace. Athos recut ensuite les compliments de deux ou
trois seigneurs auxquels le presenta Aramis; puis le tumulte de
son entree s'effaca peu a peu, et la conversation devint generale.

Au bout de quatre ou cinq minutes, que Raoul employa a se remettre
et a prendre topographiquement connaissance de l'assemblee, la
porte se rouvrit, et un laquais annonca mademoiselle Paulet.

Athos toucha de la main l'epaule du vicomte.

-- Regardez cette femme, Raoul, dit-il, car c'est un personnage
historique; c'est chez elle que se rendait le roi Henri IV
lorsqu'il fut assassine.

Raoul tressaillit; a chaque instant, depuis quelques jours, se
levait pour lui quelque rideau qui lui decouvrait un aspect
heroique: cette femme, encore jeune et encore belle, qui entrait,
avait connu Henri IV et lui avait parle.

Chacun s'empressa aupres de la nouvelle venue, car elle etait
toujours fort a la mode. C'etait une grande personne a taille fine
et onduleuse, avec une foret de cheveux dores, comme Raphael les
affectionnait et comme Titien en a mis a toutes ses Madeleines.
Cette couleur fauve, ou peut-etre aussi la royaute qu'elle avait
conquise sur les autres femmes, l'avait fait surnommer la Lionne.

Nos belles dames d'aujourd'hui qui visent a ce titre fashionable
sauront donc qu'il leur vient, non pas d'Angleterre, comme elles
le croyaient peut-etre, mais de leur belle et spirituelle
compatriote mademoiselle Paulet.

Mademoiselle Paulet alla droit a Scarron, au milieu du murmure qui
de toutes parts s'eleva a son arrivee.

-- Eh bien, mon cher abbe! dit-elle de sa voix tranquille, vous
voila donc pauvre? Nous avons appris cela cet apres-midi, chez
madame de Rambouillet, c'est M. de Grasse qui nous l'a dit.

-- Oui, mais Etat est riche maintenant, dit Scarron; il faut
savoir se sacrifier a son pays.

-- Monsieur le cardinal va s'acheter pour quinze cents livres de
plus de pommades et de parfums par an, dit un frondeur qu'Athos
reconnut pour le gentilhomme qu'il avait rencontre rue Saint-
Honore.

-- Mais la Muse, que dira-t-elle, repondit Aramis de sa voix
mielleuse; la Muse qui a besoin de la mediocrite doree? Car enfin:

_Si Virgilio puer aut tolerabile desit_
_Hospitium, caderent omnes a crinibus hydri._

-- Bon! dit Scarron en tendant la main a mademoiselle Paulet; mais
si je n'ai plus mon hydre, il me reste au moins ma lionne.

Tous les mots de Scarron paraissaient exquis ce soir-la. C'est le
privilege de la persecution. M. Menage en fit des bonds
d'enthousiasme.

Mademoiselle Paulet alla prendre sa place accoutumee; mais, avant
de s'asseoir, elle promena du haut de sa grandeur un regard de
reine sur toute l'assemblee, et ses yeux s'arreterent sur Raoul.

Athos sourit.

-- Vous avez ete remarque par mademoiselle Paulet, vicomte; allez
la saluer. Donnez-vous pour ce que vous etes, pour un franc
provincial; mais ne vous avisez pas de lui parler de Henri IV.

Le vicomte s'approcha en rougissant de la Lionne, et on le
confondit bientot avec tous les seigneurs qui entouraient la
chaise.

Cela faisait deja deux groupes bien distincts: celui qui entourait
M. Menage, et celui qui entourait mademoiselle Paulet; Scarron
courait de l'un a l'autre, manoeuvrant son fauteuil a roulettes au
milieu de tout ce monde avec autant d'adresse qu'un pilote
experimente ferait d'une barque au milieu d'une mer parsemee
d'ecueils.

-- Quand causerons-nous? dit Athos a Aramis.

-- Tout a l'heure, repondit celui-ci; il n'y a pas encore assez de
monde, et nous serions remarques.

En ce moment la porte s'ouvrit, et le laquais annonca M. le
coadjuteur.

A ce nom, tout le monde se retourna, car c'etait un nom qui
commencait deja a devenir fort celebre.

Athos fit comme les autres. Il ne connaissait l'abbe de Gondy que
de nom.

Il vit entrer un petit homme noir, mal fait, myope, maladroit de
ses mains a toutes choses, excepte a tirer l'epee et le pistolet,
qui alla tout d'abord donner contre une table qu'il faillit
renverser; mais ayant avec tout cela quelque chose de haut et de
fier dans le visage.

Scarron se retourna de son cote et vint au-devant de lui dans son
fauteuil, mademoiselle Paulet salua de sa place et de la main.

-- Eh bien! dit le coadjuteur en apercevant Scarron, ce qui ne fut
que lorsqu'il se trouva sur lui, vous voila donc en disgrace,
l'abbe?

C'etait la phrase sacramentelle; elle avait ete dite cent fois
dans la soiree, et Scarron en etait a son centieme bon mot sur le
meme sujet: aussi faillit-il rester court; mais un effort
desespere le sauva.

-- M. le cardinal Mazarin a bien voulu songer a moi, dit-il.

-- Prodigieux! s'ecria Menage.

-- Mais comment allez-vous faire pour continuer de nous recevoir?
continua le coadjuteur. Si vos revenus baissent je vais etre
oblige de vous faire nommer chanoine de Notre-Dame.

-- Oh! non pas, dit Scarron, je vous compromettrais trop.

-- Alors vous avez des ressources que nous ne connaissons pas?

-- J'emprunterai a la reine.

-- Mais Sa Majeste n'a rien a elle, dit Aramis; ne vit-elle pas
sous le regime de la communaute?

Le coadjuteur se retourna et sourit a Aramis, en lui faisant du
bout du doigt un signe d'amitie.

-- Pardon, mon cher abbe, lui dit-il, vous etes en retard, et il
faut que je vous fasse un cadeau.

-- De quoi? dit Aramis.

-- D'un cordon de chapeau.

Chacun se retourna du cote du coadjuteur, qui tira de sa poche un
cordon de soie d'une forme singuliere.

-- Ah! mais, dit Scarron, c'est une fronde, cela!

-- Justement, dit le, coadjuteur, on fait tout a la fronde.
Mademoiselle Paulet, j'ai un eventail pour vous a la fronde. Je
vous donnerai mon marchand de gants, d'Herblay, il fait des gants
a la fronde; et a vous, Scarron, mon boulanger avec un credit
illimite: il fait des pains a la fronde qui sont excellents.

Aramis prit le cordon et le noua autour de son chapeau.

En ce moment la porte s'ouvrit, et le laquais cria a haute voix:

-- Madame la duchesse de Chevreuse!

Au nom de madame de Chevreuse, tout le monde se leva.

Scarron dirigea vivement son fauteuil du cote de la porte. Raoul
rougit. Athos fit un signe a Aramis, qui alla se tapir dans
l'embrasure d'une fenetre.

Au milieu des compliments respectueux qui l'accueillirent a son
entree, la duchesse cherchait visiblement quelqu'un ou quelque
chose. Enfin elle distingua Raoul, et ses yeux devinrent
etincelants: elle apercut Athos, et devint reveuse; elle vit
Aramis dans l'embrasure de la fenetre, et fit un imperceptible
mouvement de surprise derriere son eventail.

-- A propos, dit-elle comme pour chasser les idees qui
l'envahissaient malgre elle, comment va ce pauvre Voiture? Savez-
vous, Scarron?

-- Comment! M. Voiture est malade? demanda le seigneur qui avait
parle a Athos dans la rue Saint-Honore, et qu'a-t-il donc encore?

-- Il a joue sans avoir eu le soin de faire prendre par son
laquais des chemises de rechange, dit le coadjuteur, de sorte
qu'il a attrape un froid et s'en va mourant.

-- Ou donc cela?

-- Eh! mon Dieu! chez moi. Imaginez donc que le pauvre Voiture
avait fait un voeu solennel de ne plus jouer. Au bout de trois
jours il n'y peut plus tenir, et s'achemine vers l'archeveche pour
que je le releve de son voeu. Malheureusement, en ce moment-la,
j'etais en affaires tres serieuses avec ce bon conseiller
Broussel, au plus profond de mon appartement, lorsque Voiture
apercoit le marquis de Luynes a une table et attendant un joueur.
Le marquis l'appelle, l'invite a se mettre a table. Voiture repond
qu'il ne peut pas jouer que je ne l'aie releve de son voeu. Luynes
s'engage en mon nom, prend le peche pour son compte; Voiture se
met a table, perd quatre cents ecus, prend froid en sortant et se
couche pour ne plus se relever.

-- Est-il donc si mal que cela, ce cher Voiture? demanda Aramis a
demi cache derriere son rideau de fenetre.

-- Helas! repondit M. Menage, il est fort mal, et ce grand homme
va peut-etre nous quitter, _deseret orbem._

-- Bon, dit avec aigreur mademoiselle Paulet, lui, mourir! il n'a
garde! il est entoure de sultanes comme un Turc. Madame de Saintot
est accourue et lui donne des bouillons. La Renaudot lui chauffe
ses draps, et il n'y a pas jusqu'a notre amie, la marquise de
Rambouillet, qui ne lui envoie des tisanes.

-- Vous ne l'aimez pas, ma chere Parthenie! dit en riant Scarron.

-- Oh! quelle injustice, mon cher malade! je le hais si peu que je
ferais dire avec plaisir des messes pour le repos de son ame.

-- Vous n'etes pas nommee Lionne pour rien, ma chere, dit madame
de Chevreuse de sa place, et vous mordez rudement.

-- Vous maltraitez fort un grand poete, ce me semble, madame,
hasarda Raoul.

-- Un grand poete, lui?... Allons, on voit bien, vicomte, que vous
arrivez de province, comme vous me le disiez tout a l'heure, et
que vous ne l'avez jamais vu. Lui! un grand poete? Eh! il a a
peine cinq pieds.

-- Bravo! bravo! dit un grand homme sec et noir avec une moustache
orgueilleuse et une enorme rapiere. Bravo, belle Paulet! il est
temps enfin de remettre ce petit Voiture a sa place. Je declare
hautement que je crois me connaitre en poesie, et que j'ai
toujours trouve la sienne fort detestable.

-- Quel est donc ce capitan, monsieur? demanda Raoul a Athos.

-- M. de Scudery.

-- L'auteur de la _Clelie_ et du _Grand Cyrus_?

-- Qu'il a composes de compte a demi avec sa soeur, qui cause en
ce moment avec cette jolie personne, la-bas, pres de M. Scarron.

Raoul se retourna et vit effectivement deux figures nouvelles qui
venaient d'entrer: l'une toute charmante, toute frele, toute
triste, encadree dans de beaux cheveux noirs, avec des yeux
veloutes comme ces belles fleurs violettes de la pensee sous
lesquelles etincelle un calice d'or; l'autre femme, semblant tenir
celle-ci sous sa tutelle, etait froide, seche et jaune, une
veritable figure de duegne ou de devote.

Raoul se promit bien de ne pas sortir du salon sans avoir parle a
la belle jeune fille aux yeux veloutes qui, par un etrange jeu de
la pensee, venait, quoiqu'elle n'eut aucune ressemblance avec
elle, de lui rappeler sa pauvre petite Louise qu'il avait laissee
souffrante au chateau de La Valliere, et qu'au milieu de tout ce
monde il avait oubliee un instant.

Pendant ce temps, Aramis s'etait approche du coadjuteur, qui, avec
une mine toute rieuse, lui avait glisse quelques mots a l'oreille.
Aramis, malgre sa puissance sur lui-meme, ne put s'empecher de
faire un leger mouvement.

-- Riez donc, lui dit M. de Retz; on nous regarde.

Et il le quitta pour aller causer avec madame de Chevreuse, qui
avait un grand cercle autour d'elle.

Aramis feignit de rire pour depister l'attention de quelques
auditeurs curieux, et, s'apercevant qu'a son tour Athos etait alle
se mettre dans l'embrasure de la fenetre ou il etait reste quelque
temps, il s'en fut, apres avoir jete quelques mots a droite et a
gauche, le rejoindre sans affectation.

Aussitot qu'ils se furent rejoints, ils entamerent une
conversation accompagnee de force gestes.

Raoul alors s'approcha d'eux, comme le lui avait recommande Athos.

-- C'est un rondeau de M. Voiture que me debite M. l'abbe, dit
Athos a haute voix, et que je trouve incomparable.

Raoul demeura quelques instants pres d'eux, puis il alla se
confondre au groupe de madame de Chevreuse, dont s'etaient
rapprochees mademoiselle Paulet d'un cote et mademoiselle de
Scudery de l'autre.

-- Eh bien! moi, dit le coadjuteur, je me permettrai de n'etre pas
tout a fait de l'avis de M. de Scudery; je trouve au contraire que
M. de Voiture est un poete, mais un pur poete. Les idees
politiques lui manquent completement.

-- Ainsi donc? demanda Athos.

-- C'est demain, dit precipitamment Aramis.

-- A quelle heure?

-- A six heures.

-- Ou cela?

-- A Saint-Mande.

-- Qui vous l'a dit?

-- Le comte de Rochefort.

Quelqu'un s'approchait.

-- Et les idees philosophiques? C'etaient celles-la qui lui
manquaient a ce pauvre Voiture. Moi je me range a l'avis de M. le
coadjuteur: pur poete.

-- Oui certainement, en poesie il etait prodigieux, dit Menage, et
toutefois la posterite, tout en l'admirant, lui reprochera une
chose, c'est d'avoir amene dans la facture du vers une trop grande
licence; il a tue la poesie sans le savoir.

-- Tue, c'est le mot, dit Scudery.

-- Mais quel chef-d'oeuvre que ses lettres, dit madame de
Chevreuse.

-- Oh! sous ce rapport, dit mademoiselle de Scudery, c'est un
illustre complet.

-- C'est vrai, repliqua mademoiselle Paulet, mais tant qu'il
plaisante, car dans le genre epistolaire serieux il est pitoyable,
et s'il ne dit les choses tres crument, vous conviendrez qu'il les
dit fort mal.

-- Mais vous conviendrez au moins que dans la plaisanterie il est
inimitable.

-- Oui, certainement, reprit Scudery en tordant sa moustache; je
trouve seulement que son comique est force et sa plaisanterie est
par trop familiere. Voyez sa _Lettre de la Carpe au Brochet._

-- Sans compter, reprit Menage, que ses meilleures inspirations
lui venaient de l'hotel Rambouillet. Voyez _Zelide et Alcidalis._

-- Quant a moi, dit Aramis en se rapprochant du cercle et en
saluant respectueusement madame de Chevreuse, qui lui repondit par
un gracieux sourire; quant a moi, je l'accuserai encore d'avoir
ete trop libre avec les grands. Il a manque souvent a madame la
Princesse, a M. le marechal d'Albert, a M. de Schomberg, a la
reine elle-meme.

-- Comment, a la reine? demanda Scudery en avancant la jambe
droite comme pour se mettre en garde. Morbleu! je ne savais pas
cela. Et comment donc a-t-il manque a Sa Majeste?

-- Ne connaissez-vous donc pas sa piece:_ Je pensais?_

-- Non, dit madame de Chevreuse.

-- Non, dit mademoiselle de Scudery.

-- Non, dit mademoiselle Paulet.

-- En effet, je crois que la reine l'a communiquee a peu de
personnes; mais moi je la tiens de mains sures.

-- Et vous la savez?

-- Je me la rappellerais, je crois.

-- Voyons! voyons! dirent toutes les voix.

-- Voici dans quelle occasion la chose a ete faite, dit Aramis.
M. de Voiture etait dans le carrosse de la reine, qui se promenait
en tete a tete avec lui dans la foret de Fontainebleau; il fit
semblant de penser pour que la reine lui demandat a quoi il
pensait, ce qui ne manqua point.

"-- A quoi pensez-vous donc, monsieur de Voiture? demanda Sa
Majeste.

"Voiture sourit, fit semblant de reflechir cinq secondes pour
qu'on crut qu'il improvisait, et repondit:

_Je pensais que la destinee,_
_Apres tant d'injustes malheurs,_
_Vous a justement couronnee_
_De gloire, d'eclat et d'honneurs;_

_Mais que vous etiez plus heureuse,_
_Lorsque vous etiez autrefois,_
_Je ne dirai pas amoureuse! ..._
_La rime le veut toutefois._

Scudery, Menage et mademoiselle Paulet hausserent les epaules.

-- Attendez, attendez, dit Aramis, il y a trois strophes.

-- Oh! dites trois couplets, dit mademoiselle de Scudery, c'est
tout au plus une chanson.

_Je pensais que ce pauvre Amour,_
_Qui toujours vous preta ses armes,_
_Est banni loin de votre cour,_
_Sans ses traits, son arc et ses charmes;_

_Et de quoi puis-je profiter,_
_En pensant pres de vous, Marie,_
_Si vous pouvez si maltraiter_
_Ceux qui vous ont si bien servie?_

-- Oh! quant a ce dernier trait, dit madame de Chevreuse, je ne
sais s'il est dans les regles poetiques, mais je demande grace
pour lui comme verite et madame de Hautefort et madame de Sennecey
se joindront a moi s'il le faut, sans compter M. de Beaufort.

-- Allez, allez, dit Scarron, cela ne me regarde plus: depuis ce
matin je ne suis plus son malade.

-- Et le dernier couplet? dit mademoiselle de Scudery, le dernier
couplet? voyons.

-- Le voici, dit Aramis; celui-ci a l'avantage de proceder par
noms propres, de sorte qu'il n'y a pas a s'y tromper.

_Je pensais, -- nous autres poetes,_
_Nous pensons extravagamment, -_
_Ce que, dans l'humeur ou vous etes,_
_Vous feriez, si dans ce moment_

_Vous avisiez en cette place_
_Venir le duc de Buckingham,_
_Et lequel serait en disgrace,_
_Du duc ou du pere Vincent._

A cette derniere strophe, il n'y eut qu'un cri sur l'impertinence
de Voiture.

-- Mais, dit a demi-voix la jeune fille aux yeux veloutes, mais
j'ai le malheur de les trouver charmants, moi, ces vers.

C'etait aussi l'avis de Raoul, qui s'approcha de Scarron et lui
dit en rougissant:

-- Monsieur Scarron, faites-moi donc l'honneur, je vous prie, de
me dire quelle est cette jeune dame qui est seule de son opinion
contre toute cette illustre assemblee.

-- Ah! ah! mon jeune vicomte, dit Scarron, je crois que vous avez
envie de lui proposer une alliance offensive et defensive?

Raoul rougit de nouveau.

-- J'avoue, dit-il, que je trouve ces vers fort jolis.

-- Et ils le sont en effet, dit Scarron; mais chut, entre poetes,
on ne dit pas de ces choses-la.

-- Mais moi, dit Raoul, je n'ai pas l'honneur d'etre poete, et je
vous demandais...

-- C'est vrai: quelle etait cette jeune dame, n'est-ce pas? C'est
la belle Indienne.

-- Veuillez m'excuser, monsieur, dit en rougissant Raoul, mais je
n'en sais pas plus qu'auparavant. Helas! je suis provincial.

-- Ce qui veut dire que vous ne connaissez pas grand'chose au
phebus qui ruisselle ici de toutes les bouches. Tant mieux, jeune
homme, tant mieux! Ne cherchez pas a comprendre, vous y perdriez
votre temps; et quand vous le comprendrez, il faut esperer qu'on
ne le parlera plus.

-- Ainsi, vous me pardonnez, monsieur, dit Raoul, et vous
daignerez me dire quelle est la personne que vous appelez la belle
Indienne?

-- Oui, certes, c'est une des plus charmantes personnes qui
existent, mademoiselle Francoise d'Aubigne.

-- Est-elle de la famille du fameux Agrippa, l'ami du roi Henri
IV?

-- C'est sa petite-fille. Elle arrive de la Martinique, voila
pourquoi je l'appelle la belle Indienne.

Raoul ouvrit des yeux excessifs; et ses yeux rencontrerent ceux de
la jeune dame qui sourit.

On continuait a parler de Voiture.

-- Monsieur, dit mademoiselle d'Aubigne en s'adressant a son tour
a Scarron comme pour entrer dans la conversation qu'il avait avec
le jeune vicomte, n'admirez-vous pas les amis du pauvre Voiture!
Mais ecoutez donc comme ils le plument tout en le louant! L'un lui
ote le bon sens, l'autre la poesie, l'autre l'originalite, l'autre
le comique, l'autre l'independance, l'autre... Eh mais, bon Dieu!
que vont-ils donc lui laisser, a cet illustre complet? comme a dit
mademoiselle de Scudery.

Scarron se mit a rire et Raoul aussi. La belle Indienne, etonnee
elle-meme de l'effet qu'elle avait produit, baissa les yeux et
reprit son air naif.

-- Voila une spirituelle personne, dit Raoul.

Athos, toujours dans l'embrasure de la fenetre planait sur toute
cette scene, le sourire du dedain sur les levres.

-- Appelez donc M. le comte de La Fere, dit madame de Chevreuse au
coadjuteur, j'ai besoin de lui parler.

-- Et moi, dit le coadjuteur, j'ai besoin qu'on croie que je ne
lui parle pas. Je l'aime et l'admire, car je connais ses anciennes
aventures, quelques-unes, du moins; mais je ne compte le saluer
qu'apres-demain matin.

-- Et pourquoi apres-demain matin? demanda madame de Chevreuse.

-- Vous saurez cela demain soir, dit le coadjuteur en riant.

-- En verite, mon cher Gondy, dit la duchesse, vous parlez comme
l'Apocalypse. Monsieur d'Herblay, ajouta-t-elle en se retournant
du cote d'Aramis, voulez-vous bien encore une fois etre mon
servant ce soir?

-- Comment donc, duchesse? dit Aramis, ce soir, demain, toujours,
ordonnez.

-- Eh bien! allez me chercher le comte de La Fere, je veux lui
parler.

Aramis s'approcha d'Athos et revint avec lui.

-- Monsieur le comte, dit la duchesse en remettant une lettre a
Athos, voici ce que je vous ai promis. Notre protege sera
parfaitement recu.

-- Madame, dit Athos, il est bien heureux de vous devoir quelque
chose.

-- Vous n'avez rien a lui envier sous ce rapport; car moi je vous
dois de l'avoir connu, repliqua la malicieuse femme avec un
sourire qui rappela Marie Michon a Aramis et a Athos.

Et a ce mot, elle se leva et demanda son carrosse. Mademoiselle
Paulet etait deja partie, mademoiselle de Scudery partait.

-- Vicomte, dit Athos en s'adressant a Raoul, suivez madame la
duchesse de Chevreuse; priez-la qu'elle vous fasse la grace de
prendre votre main pour descendre, et en descendant remerciez-la.

La belle indienne s'approcha de Scarron pour prendre conge de lui.

-- Vous vous en allez deja? dit-il.

-- Je m'en vais une des dernieres, comme vous le voyez. Si vous
avez des nouvelles de M. de Voiture, et qu'elles soient bonnes
surtout, faites-moi la grace de m'en envoyer demain.

-- Oh! maintenant, dit Scarron, il peut mourir.

-- Comment cela? dit la jeune fille aux yeux de velours.

-- Sans doute, son panegyrique est fait.

Et l'on se quitta en riant, la jeune fille se retournant pour
regarder le pauvre paralytique avec interet, le pauvre paralytique
la suivant des yeux avec amour.

Peu a peu les groupes s'eclaircirent. Scarron ne fit pas semblant
de voir que certains de ses hotes s'etaient parle mysterieusement,
que des lettres etaient venues pour plusieurs, et que sa soiree
semblait avoir eu un but mysterieux qui s'ecartait de la
litterature, dont on avait cependant tant fait de bruit. Mais
qu'importait a Scarron? on pouvait maintenant fronder chez lui
tout a l'aise: depuis le matin comme il l'avait dit, il n'etait
plus le malade de la reine.

Quant a Raoul, il avait en effet accompagne la duchesse jusqu'a
son carrosse, ou elle avait pris place en lui donnant sa main a
baiser; puis, par un de ses fous caprices qui la rendaient si
adorable et surtout si dangereuse, elle l'avait saisi tout a coup
par la tete et l'avait embrasse au front en lui disant:

-- Vicomte, que mes voeux et ce baiser vous portent bonheur!

Puis elle l'avait repousse et avait ordonne au cocher de toucher a
l'hotel de Luynes. Le carrosse etait parti; madame de Chevreuse
avait fait au jeune homme un dernier signe par la portiere, et
Raoul etait remonte tout interdit.

Athos comprit ce qui s'etait passe et sourit.

-- Venez, vicomte, dit-il, il est temps de vous retirer; vous
partez demain pour l'armee de M. le Prince; dormez bien votre
derniere nuit de citadin.

-- Je serai donc soldat? dit le jeune homme; oh! monsieur, merci
de tout mon coeur!

-- Adieu, comte, dit l'abbe d'Herblay; je rentre dans mon couvent.

-- Adieu, l'abbe, dit le coadjuteur, je preche demain, et j'ai
vingt textes a consulter ce soir.

-- Adieu, messieurs, dit le comte; moi je vais dormir vingt-quatre
heures de suite, je tombe de lassitude.

Les trois hommes se saluerent apres avoir echange un dernier
regard.

Scarron les suivait du coin de l'oeil a travers les portieres de
son salon.

-- Pas un d'eux ne fera ce qu'il dit, murmura-t-il avec son petit
sourire de singe; mais qu'ils aillent, les braves gentilshommes!
Qui sait s'ils ne travaillent pas a me faire rendre ma pension!...
Ils peuvent remuer les bras, eux, c'est beaucoup; helas! moi je
n'ai que la langue, mais je tacherai de prouver que c'est quelque
chose. Hola! Champenois, voila onze heures qui sonnent. Venez me
rouler vers mon lit... En verite, cette demoiselle d'Aubigne est
bien charmante!

Sur ce, le pauvre paralytique disparut dans sa chambre a coucher,
dont la porte se referma derriere lui, et les lumieres
s'eteignirent l'une apres l'autre dans le salon de la rue des
Tournelles.


XXIV. Saint-Denis

Le jour commencait a poindre lorsque Athos se leva et se fit
habiller; il etait facile de voir, a sa paleur, plus grande que
d'habitude, et a ces traces que l'insomnie laisse sur le visage,
qu'il avait du passer presque toute la nuit sans dormir. Contre
l'habitude de cet homme si ferme et si decide, il y avait ce matin
dans toute sa personne quelque chose de lent et d'irresolu.

C'est qu'il s'occupait des preparatifs de depart de Raoul et qu'il
cherchait a gagner du temps. D'abord, il fourbit lui-meme une epee
qu'il tira de son etui de cuir parfume, examina si la poignee
etait bien en garde, et si la lame tenait solidement a la poignee.

Puis il jeta au fond d'une valise destinee au jeune homme un petit
sac plein de louis, appela Olivain, c'etait le nom du laquais qui
l'avait suivi de Blois, lui fit faire le portemanteau! devant lui,
veillant a ce que toutes les choses necessaires a un jeune homme
qui se met en campagne y fussent renfermees.

Enfin, apres avoir employe a peu pres une heure a tous ces soins,
il ouvrit la porte qui conduisait dans la chambre du vicomte et
entra legerement.

Le soleil, deja radieux, penetrait dans la chambre par la fenetre
a larges panneaux, dont Raoul, rentre tard, avait neglige de
fermer les rideaux la veille. Il dormait encore, la tete
gracieusement appuyee sur son bras. Ses longs cheveux noirs
couvraient a demi son front charmant et tout humide de cette
vapeur qui roule en perles le long des joues de l'enfant fatigue.

Athos s'approcha, et le corps incline dans une attitude pleine de
tendre melancolie, il regarda longtemps ce jeune homme a la bouche
souriante, aux paupieres mi-closes, dont les reves devaient etre
doux et le sommeil leger, tant son ange protecteur mettait dans sa
garde muette de sollicitude et d'affection. Peu a peu Athos se
laissa entrainer charmes de sa reverie en presence de cette
jeunesse si riche et si pure. Sa jeunesse a lui reparut, apportant
tous ces souvenirs suaves, qui sont plutot des parfums que des
pensees. De ce passe au present il y avait un abime. Mais
l'imagination a le vol de l'ange et de l'eclair; elle franchit les
mers ou nous avons failli faire naufrage, les tenebres ou nos
illusions se sont perdues, le precipice ou notre bonheur s'est
englouti. Il songea que toute la premiere partie de sa vie a lui
avait ete brisee par une femme; il pensa avec terreur quelle
influence pouvait avoir l'amour sur une organisation si fine et si
vigoureuse a la fois.

En se rappelant tout ce qu'il avait souffert, il previt tout ce
que Raoul pouvait souffrir, et l'expression de la tendre et
profonde pitie qui passa dans son coeur se repandit dans le regard
humide dont il couvrit le jeune homme.

A ce moment Raoul s'eveilla de ce reveil sans nuages, sans
tenebres et sans fatigues qui caracterise certaines organisations
delicates comme celle de l'oiseau. Ses yeux s'arreterent sur ceux
d'Athos, et il comprit sans doute tout ce qui se passait dans le
coeur de cet homme qui attendait son reveil comme un amant attend
le reveil de sa maitresse, car son regard a son tour prit
l'expression d'un amour infini.

-- Vous etiez la, monsieur? dit-il avec respect.

-- Oui, Raoul, j'etais la, dit le comte.

-- Et vous ne m'eveilliez point?

-- Je voulais vous laisser encore quelques moments de ce bon
sommeil, mon ami; vous devez etre fatigue de la journee d'hier,
qui s'est prolongee si avant dans la nuit.

-- Oh! monsieur, que vous etes bon! dit Raoul.

Athos sourit.

-- Comment vous trouvez-vous? lui dit-il.

-- Mais parfaitement bien, monsieur, et tout a fait remis et
dispos.

-- C'est que vous grandissez encore, continua Athos avec un
interet paternel et charmant d'homme mur pour le jeune homme, et
que les fatigues sont doubles a votre age.

-- Oh! monsieur, je vous demande bien pardon, dit Raoul honteux de
tant de prevenances, mais dans un instant je vais etre habille.

Athos appela Olivain, et en effet au bout de dix minutes, avec
cette ponctualite qu'Athos, rompu au service militaire, avait
transmise a son pupille, le jeune homme fut pret.

-- Maintenant, dit le jeune homme au laquais, occupez-vous de mon
bagage.

-- Vos bagages vous attendent, Raoul, dit Athos. J'ai fait faire
la valise sous mes yeux, et rien ne vous manquera. Elle doit deja,
ainsi que le portemanteau du laquais, etre placee sur les chevaux,
si toutefois on a suivi les ordres que j'ai donnes.

-- Tout a ete fait selon la volonte de monsieur le comte, dit
Olivain, et les chevaux attendent.

-- Et moi qui dormais, s'ecria Raoul, tandis que vous, monsieur,
vous aviez la bonte de vous occuper de tous ces details! Oh! mais,
en verite, monsieur, vous me comblez de bontes.

-- Ainsi vous m'aimez un peu, je l'espere du moins? repliqua Athos
d'un ton presque attendri.

-- Oh! monsieur, s'ecria Raoul, qui, pour ne pas manifester son
emotion par un elan de tendresse, se domptait presque a suffoquer,
oh! Dieu m'est temoin que je vous aime et que je vous venere.

-- Voyez si vous n'oubliez rien, dit Athos en faisant semblant de
chercher autour de lui pour cacher son emotion.

-- Mais non, monsieur, dit Raoul.

Le laquais s'approcha alors d'Athos avec une certaine hesitation,
et lui dit tout bas:

-- M. le vicomte n'a pas d'epee, car monsieur le comte m'a fait
enlever hier soir celle qu'il a quittee.

-- C'est bien, dit Athos, cela me regarde.

Raoul ne parut pas s'apercevoir du colloque. Il descendit,
regardant le comte a chaque instant pour voir si le moment des
adieux etait arrive; mais Athos ne sourcillait pas.

Arrive sur le perron, Raoul vit trois chevaux.

-- Oh! monsieur, s'ecria-t-il tout radieux, vous m'accompagnez
donc?

-- Je veux vous conduire quelque peu, dit Athos.

La joie brilla dans les yeux de Raoul, et il s'elanca legerement
sur son cheval.

Athos monta lentement sur le sien apres avoir dit un mot tout bas
au laquais, qui, au lieu de suivre immediatement, remonta au
logis. Raoul, enchante d'etre en la compagnie du comte, ne
s'apercut ou feignit de ne s'apercevoir de rien.

Les deux gentilshommes prirent par le Pont-Neuf, suivirent les
quais ou plutot ce qu'on appelait alors l'abreuvoir Pepin, et
longerent les murs du Grand-Chatelet. Ils entraient dans la rue
Saint-Denis lorsqu'ils furent rejoints par le laquais.

La route se fit silencieusement. Raoul sentait bien que le moment
de la separation approchait; le comte avait donne la veille
differents ordres pour des choses qui le regardaient, dans le
courant de la journee. D'ailleurs ses regards redoublaient de
tendresse, et les quelques paroles qu'il laissait echapper
redoublaient d'affection. De temps en temps une reflexion ou un
conseil lui echappait, et ses paroles etaient pleines de
sollicitude.

Apres avoir passe la porte Saint-Denis, et comme les deux
cavaliers etaient arrives a la hauteur des Recollets, Athos jeta
les yeux sur la monture du vicomte.

-- Prenez-y garde, Raoul, lui dit-il, je vous l'ai deja dit
souvent; il faudrait ne point oublier cela, car c'est un grand
defaut dans un ecuyer. Voyez! votre cheval est deja fatigue; il
ecume, tandis que le mien semble sortir de l'ecurie. Vous lui
endurcissez la bouche en lui serrant ainsi le mors; et, faites-y
attention, vous ne pouvez plus le faire manoeuvrer avec la
promptitude necessaire. Le salut d'un cavalier est parfois dans la
prompte obeissance de son cheval. Dans huit jours, songez-y, vous
ne manoeuvrerez plus dans un manege, mais sur un champ de
bataille.

Puis tout a coup, pour ne point donner une trop triste importance
a cette observation:

-- Voyez donc, Raoul, continua Athos, la belle plaine pour voler
la perdrix.

Le jeune homme profitait de la lecon, et admirait surtout avec
quelle tendre delicatesse elle etait donnee.

-- J'ai encore remarque l'autre jour une chose, disait Athos,
c'est qu'en tirant le pistolet vous teniez le bras trop tendu.
Cette tension fait perdre la justesse du coup. Aussi, sur douze
fois manquates-vous trois fois le but.

-- Que vous atteignites douze fois, vous, monsieur, repondit en
souriant Raoul.

-- Parce que je pliais la saignee et que je reposais ainsi ma main
sur mon coude. Comprenez-vous bien ce que je veux vous dire,
Raoul?

-- Oui, monsieur; j'ai tire seul depuis en suivant ce conseil, et
j'ai obtenu un succes entier.

-- Tenez, reprit Athos, c'est comme en faisant des armes, vous
chargez trop votre adversaire. C'est un defaut de votre age, je le
sais bien; mais le mouvement du corps en chargeant derange
toujours l'epee de la ligne; et si vous aviez affaire a un homme
de sang-froid, il vous arreterait au premier pas que vous feriez
ainsi par un simple degagement, ou meme par un coup droit.

-- Oui, monsieur, comme vous l'avez fait bien souvent, mais tout
le monde n'a pas votre adresse et votre courage.

-- Que voila un vent frais! reprit Athos, c'est un souvenir de
l'hiver. A propos, dites-moi, si vous allez au feu, et vous irez,
car vous etes recommande a un jeune general qui aime fort la
poudre, souvenez-vous bien dans une lutte particuliere, comme cela
arrive souvent a nous autres cavaliers surtout, souvenez-vous bien
de ne tirer jamais le premier: qui tire le premier touche rarement
son homme, car il tire avec la crainte de rester desarme devant un
ennemi arme; puis, lorsqu'il tirera, faites cabrer votre cheval;
cette manoeuvre m'a sauve deux ou trois fois la vie.

-- Je l'emploierai, ne fut-ce que par reconnaissance.

-- Eh! dit Athos, ne sont-ce pas des braconniers qu'on arrete la-
bas? Oui, vraiment... Puis encore une chose importante, Raoul: si
vous etes blesse dans une charge, si vous tombez de votre cheval
et s'il vous reste encore quelque force, derangez-vous de la ligne
qu'a suivie votre regiment; autrement, il peut etre ramene, et
vous seriez foule aux pieds des chevaux. En tout cas, si vous
etiez blesse, ecrivez-moi a l'instant meme, ou faites-moi ecrire;
nous nous connaissons en blessures, nous autres, ajouta Athos en
souriant.

-- Merci, monsieur, repondit le jeune homme tout emu.

-- Ah! nous voici a Saint-Denis, murmura Athos.

Ils arrivaient effectivement en ce moment a la porte de la ville,
gardee par deux sentinelles. L'une dit a l'autre:

-- Voici encore un jeune gentilhomme qui m'a l'air de se rendre a
l'armee.

Athos se retourna: tout ce qui s'occupait, d'une facon meme
indirecte, de Raoul prenait aussitot un interet a ses yeux.

-- A quoi voyez-vous cela? demanda-t-il.

-- A son air, monsieur, dit la sentinelle. D'ailleurs il a l'age.
C'est le second d'aujourd'hui.

-- Il est deja passe ce matin un jeune homme comme moi? demanda
Raoul.

-- Oui, ma foi, de haute mine et dans un bel equipage, cela m'a eu
l'air de quelque fils de bonne maison.

-- Ce me sera un compagnon de route, monsieur, reprit Raoul en
continuant son chemin; mais, helas! il ne me fera pas oublier
celui que je perds.

-- Je ne crois pas que vous le rejoigniez, Raoul, car j'ai a vous
parler ici, et ce que j'ai a vous dire durera peut-etre assez de
temps pour que ce gentilhomme prenne de l'avance sur vous.

-- Comme il vous plaira, monsieur.

Tout en causant ainsi on traversait les rues qui etaient pleines
de monde a cause de la solennite de la fete, et l'on arrivait en
face de la vieille basilique, dans laquelle on disait une premiere
messe.

-- Mettons pied a terre, Raoul, dit Athos. Vous, Olivain, gardez
nos chevaux et me donnez l'epee.

Athos prit a la main l'epee que lui tendait le laquais, et les
deux gentilshommes entrerent dans l'eglise.

Athos presenta de l'eau benite a Raoul. Il y a dans certains
coeurs de pere un peu de cet amour prevenant qu'un amant a pour sa
maitresse.

Le jeune homme toucha la main d'Athos, salua et se signa. Athos
dit un mot a l'un des gardiens, qui s'inclina et marcha dans la
direction des caveaux.

-- Venez, Raoul, dit Athos, et suivons cet homme.

Le gardien ouvrit la grille des tombes royales et se tint sur la
haute marche, tandis qu'Athos et Raoul descendaient. Les
profondeurs de l'escalier sepulcral etaient eclairees par une
lampe d'argent brulant sur la derniere marche, et juste au-dessous
de cette lampe reposait, enveloppe d'un large manteau de velours
violet seme de fleurs de lis d'or, un catafalque soutenu par des
chevalets de chene.

Le jeune homme, prepare a cette situation par l'etat de son propre
coeur plein de tristesse, par la majeste de l'eglise qu'il avait
traversee, etait descendu d'un pas lent et solennel, et se tenait
debout et la tete decouverte devant cette depouille mortelle du
dernier roi, qui ne devait aller rejoindre ses aieux que lorsque
son successeur viendrait le rejoindre lui-meme, et qui semblait
demeurer la pour dire a l'orgueil humain, parfois si facile a
s'exalter sur le trone:

-- Poussiere terrestre, je t'attends!

Il se fit un instant de silence.

Puis Athos leva la main, et designant du doigt le cercueil:

-- Cette sepulture incertaine, dit-il, est celle d'un homme faible
et sans grandeur, et qui eut cependant un regne plein d'immenses
evenements; c'est qu'au-dessus de ce roi veillait l'esprit d'un
autre homme, comme cette lampe veille au-dessus de ce cercueil et
l'eclaire. Celui-la, c'etait le roi reel, Raoul; l'autre n'etait
qu'un fantome dans lequel il mettait son ame. Et cependant, tant
est puissante la majeste monarchique chez nous, cet homme n'a pas
meme l'honneur d'une tombe aux pieds de celui pour la gloire
duquel il a use sa vie, car cet homme, Raoul, souvenez-vous de
cette chose, s'il a fait ce roi petit, il a fait la royaute
grande, et il y a deux choses enfermees au palais du Louvre: le
roi, qui meurt, et la royaute qui ne meurt pas. Ce regne est
passe, Raoul; ce ministre tant redoute, tant craint, tant hai de
son maitre, est descendu dans la tombe, tirant apres lui le roi
qu'il ne voulait pas laisser vivre seul, de peur sans doute qu'il
ne detruisit son oeuvre, car un roi n'edifie que lorsqu'il a pres
de lui soit Dieu, soit l'esprit de Dieu. Alors, cependant, tout le
monde regarda la mort du cardinal comme une delivrance, et moi-
meme, tant sont aveugles les contemporains, j'ai quelquefois
traverse en face les desseins de ce grand homme qui tenait la
France dans ses mains, et qui, selon qu'il les serrait ou les
ouvrait, l'etouffait ou lui donnait de l'air a son gre. S'il ne
m'a pas broye, moi et mes amis, dans sa terrible colere, c'etait
sans doute pour que je puisse aujourd'hui vous dire: Raoul, sachez
distinguer toujours le roi de la royaute; le roi n'est qu'un
homme, la royaute, c'est l'esprit de Dieu; quand vous serez dans
le doute de savoir qui vous devez servir, abandonnez l'apparence
materielle pour le principe invisible, car le principe invisible
est tout. Seulement, Dieu a voulu rendre ce principe palpable en
l'incarnant dans un homme. Raoul, il me semble que je vois votre
avenir comme a travers un nuage. Il est meilleur que le notre, je
le crois. Tout au contraire de nous, qui avons eu un ministre sans
roi, vous aurez, vous, un roi sans ministre. Vous pourrez donc
servir, aimer et respecter le roi. Si ce roi est un tyran, car la
toute-puissance a son vertige qui la pousse a la tyrannie, servez,
aimez et respectez la royaute, c'est-a-dire la chose infaillible,
c'est-a-dire l'esprit de Dieu sur la terre, c'est-a-dire cette
etincelle celeste qui fait la poussiere si grande et si sainte
que, nous autres gentilshommes de haut lieu cependant, nous sommes
aussi peu de chose devant ce corps etendu sur la derniere marche
de cet escalier que ce corps lui-meme devant le trone du Seigneur.

-- J'adorerai Dieu, monsieur, dit Raoul, je respecterai la
royaute; je servirai le roi, et tacherai, si je meurs, que ce soit
pour le roi, pour la royaute ou pour Dieu. Vous ai-je bien
compris?

Athos sourit.

-- Vous etes une noble nature, dit-il, voici votre epee.

Raoul mit un genou en terre.

-- Elle a ete portee par mon pere, un loyal gentilhomme. Je l'ai
portee a mon tour, et lui ai fait honneur quelquefois quand la
poignee etait dans ma main et que son fourreau pendait a mon cote.
Si votre main est faible encore pour manier cette epee, Raoul,
tant mieux, vous aurez plus de temps a apprendre a ne la tirer que
lorsqu'elle devra voir le jour.

-- Monsieur, dit Raoul en recevant l'epee de la main du comte, je
vous dois tout; cependant, cette epee est le plus precieux present
que vous m'ayez fait. Je la porterai, je vous jure, en homme
reconnaissant.

Et il approcha ses levres de la poignee, qu'il baisa avec respect.

-- C'est bien, dit Athos. Relevez-vous, vicomte, et embrassons-
nous.

Raoul se releva et se jeta avec effusion dans les bras d'Athos.

-- Adieu, murmura le comte, qui sentait son coeur se fondre,
adieu, et pensez a moi.

-- Oh! eternellement! eternellement! s'ecria le jeune homme. Oh!
je le jure, monsieur, et s'il m'arrive malheur, votre nom sera le
dernier nom que je prononcerai, votre souvenir ma derniere pensee.

Athos remonta precipitamment pour cacher son emotion, donna une
piece d'or au gardien des tombeaux, s'inclina devant l'autel et
gagna a grands pas le porche de l'eglise, au bas duquel Olivain
attendait avec les deux autres chevaux.

-- Olivain, dit-il en montrant le baudrier de Raoul, resserrez la
boucle de cette epee qui tombe un peu bas. Bien. Maintenant, vous
accompagnerez M. le vicomte jusqu'a ce que Grimaud vous ait
rejoints; lui venu, vous quitterez le vicomte. Vous entendez,
Raoul? Grimaud est un vieux serviteur plein de courage et de
prudence, Grimaud vous suivra.

-- Oui, monsieur, dit Raoul.

-- Allons, a cheval, que je vous voie partir.

Raoul obeit.

-- Adieu! Raoul, dit le comte, adieu, mon cher enfant.

-- Adieu, monsieur, dit Raoul, adieu, mon bien-aime protecteur!

Athos fit signe de la main, car il n'osait parler, et Raoul
s'eloigna, la tete decouverte.

Athos resta immobile et le regardant aller jusqu'au moment ou il
disparut au tournant d'une rue.

Alors le comte jeta la bride de son cheval aux mains d'un paysan,
remonta lentement les degres, rentra dans l'eglise, alla
s'agenouiller dans le coin le plus obscur et pria.


XXV. Un des quarante moyens d'evasion de Monsieur de Beaufort

Cependant le temps s'ecoulait pour le prisonnier comme pour ceux
qui s'occupaient de sa fuite: seulement, il s'ecoulait plus
lentement. Tout au contraire des autres hommes qui prennent avec
ardeur une resolution perilleuse et qui se refroidissent a mesure
que le moment de l'executer se rapproche, le duc de Beaufort, dont
le courage bouillant etait passe en proverbe, et qu'avait enchaine
une inaction de cinq annees, le duc de Beaufort semblait pousser
le temps devant lui et appelait de tous ses voeux l'heure de
l'action. Il y avait dans son evasion seule, a part les projets
qu'il nourrissait pour l'avenir, projets, il faut l'avouer, encore
fort vagues et fort incertains, un commencement de vengeance qui
lui dilatait le coeur. D'abord sa fuite etait une mauvaise affaire
pour M. de Chavigny, qu'il avait pris en haine a cause des petites
persecutions auxquelles il l'avait soumis; puis, une plus mauvaise
affaire contre le Mazarin, que avait pris en execration a cause
des grands reproches qu'il avait a lui faire. On voit que toute
proportion etait gardee entre les sentiments que M. de Beaufort
avait voues au gouverneur et au ministre, au subordonne et au
maitre.

Puis M. de Beaufort, qui connaissait si bien l'interieur du
Palais-Royal, qui n'ignorait pas les relations de la reine et du
cardinal, mettait en scene, de sa prison, tout ce mouvement
dramatique qui allait s'operer, quand ce bruit retentirait du
cabinet du ministre a la chambre d'Anne d'Autriche: M. de Beaufort
est sauve! En se disant tout cela a lui-meme, M. de Beaufort
souriait doucement, se croyait deja dehors, respirant l'air des
plaines et des forets, pressant un cheval vigoureux entre ses
jambes et criant a haute voix: "Je suis libre!"

Il est vrai qu'en revenant a lui, il se trouvait entre ses quatre
murailles, voyait a dix pas de lui La Ramee qui tournait ses
pouces l'un autour de l'autre, et dans l'antichambre, ses gardes
qui riaient ou qui buvaient.

La seule chose qui le reposait de cet odieux tableau, tant est
grande l'instabilite de l'esprit humain, c'etait la figure
refrognee de Grimaud, cette figure qu'il avait prise d'abord en
haine, et qui depuis etait devenue toute son esperance. Grimaud
lui semblait un Antinoues.

Il est inutile de dire que tout cela etait un jeu de l'imagination
fievreuse du prisonnier. Grimaud etait toujours le meme. Aussi
avait-il conserve la confiance entiere de son superieur La Ramee,
qui maintenant se serait fie a lui mieux qu'a lui-meme: car, nous
l'avons dit, La Ramee se sentait au fond du coeur un certain
faible pour M. de Beaufort.

Aussi ce bon La Ramee se faisait-il une fete de ce petit souper en
tete a tete avec son prisonnier. La Ramee n'avait qu'un defaut, il
etait gourmand; il avait trouve les pates bons, le vin excellent.
Or, le successeur du pere Marteau lui avait promis un pate de
faisan au lieu d'un pate de volaille, et du vin de Chambertin au
lieu du vin de Macon. Tout cela, rehausse de la presence de cet
excellent prince qui etait si bon au fond, qui inventait de si
droles de tours contre M. de Chavigny, et de, si bonnes
plaisanteries contre le Mazarin, faisait pour La Ramee, de cette
belle Pentecote qui allait venir, une des quatre grandes fetes de
l'annee.

La Ramee attendait donc six heures du soir avec autant
d'impatience que le duc.

Des le matin il s'etait preoccupe de tous les details, et, ne se
fiant qu'a lui-meme, il avait fait en personne une visite au
successeur du pere Marteau. Celui-ci s'etait surpasse: il lui
montra un veritable pate monstre, orne sur sa couverture des armes
de M. de Beaufort: le pate etait vide encore, mais pres de lui
etaient un faisan et deux perdrix, piques si menu, qu'ils avaient
l'air chacun d'une pelote d'epingles. L'eau en etait venue a la
bouche de La Ramee, et il etait rentre dans la chambre du duc en
se frottant les mains.

Pour comble de bonheur, comme nous l'avons dit, M. de Chavigny, se
reposant sur La Ramee, etait alle faire lui-meme un petit voyage,
et etait parti le matin meme, ce qui faisait de La Ramee le sous-
gouverneur du chateau.

Quant a Grimaud, il paraissait plus refrogne que jamais.

Dans la matinee, M. de Beaufort avait fait avec La Ramee une
partie de paume; un signe de Grimaud lui avait fait comprendre de
faire attention a tout.

Grimaud, marchant devant, tracait le chemin qu'on avait a suivre
le soir. Le jeu de paume etait dans ce qu'on appelait l'enclos de
la petite cour du chateau. C'etait un endroit assez desert, ou
l'on ne mettait de sentinelles qu'au moment ou M. de Beaufort
faisait sa partie; encore, a cause de la hauteur de la muraille,
cette precaution paraissait-elle superflue.

Il y avait trois portes a ouvrir avant d'arriver a cet enclos.
Chacune s'ouvrait avec une clef differente.

En arrivant a l'enclos, Grimaud alla machinalement s'asseoir pres
d'une meurtriere, les jambes pendantes en dehors de la muraille.
Il devenait evident que c'etait a cet endroit qu'on attacherait
l'echelle de corde.

Toute cette manoeuvre, comprehensible pour le duc de Beaufort,
etait, on en conviendra, inintelligible pour La Ramee.

La partie commenca. Cette fois, M. de Beaufort etait en veine, et
l'on eut dit qu'il posait avec la main les balles ou il voulait
qu'elles allassent. La Ramee fut completement battu.

Quatre des gardes de M. de Beaufort l'avaient suivi et ramassaient
les balles: le jeu termine, M. de Beaufort, tout en raillant a son
aise La Ramee sur sa maladresse, offrit aux gardes deux louis pour
aller boire a sa sante avec leurs quatre autres camarades.

Les gardes demanderent l'autorisation de La Ramee, qui la leur
donna, mais pour le soir seulement. Jusque-la, La Ramee avait a
s'occuper de details importants; il desirait, comme il avait des
courses a faire, que le prisonnier ne fut pas perdu de vue.

M. de Beaufort aurait arrange les choses lui-meme que, selon toute
probabilite, il les eut faites moins a sa convenance que ne le
faisait son gardien.

Enfin six heures sonnerent; quoiqu'on ne dut se mettre a table
qu'a sept heures, le diner se trouvait pret et servi. Sur un
buffet etait le pate colossal aux armes du duc et paraissant cuit
a point, autant qu'on en pouvait juger par la couleur doree qui
enluminait sa croute.

Le reste du diner etait a l'avenant.

Tout le monde etait impatient, les gardes d'aller boire, La Ramee
de se mettre a table, et M. de Beaufort de se sauver.

Grimaud seul etait impassible. On eut dit qu'Athos avait fait son
education dans la prevision de cette grande circonstance.

Il y avait des moments ou, en le regardant, le duc de Beaufort se
demandait s'il ne faisait point un reve, et si cette figure de
marbre etait bien reellement a son service et s'animerait au
moment venu.

La Ramee renvoya les gardes en leur recommandant de boire a la
sante du prince; puis, lorsqu'ils furent partis, il ferma les
portes, mit les clefs dans sa poche, et montra la table au prince
d'un air qui voulait dire:

-- Quand Monseigneur voudra.

Le prince regarda Grimaud, Grimaud regarda la pendule: il etait
six heures un quart a peine, l'evasion etait fixee a sept heures,
il y avait donc trois quarts d'heure a attendre.

Le prince, pour gagner un quart d'heure, pretexta une lecture qui
l'interessait et demanda a finir son chapitre. La Ramee
s'approcha, regarda par-dessus son epaule quel etait ce livre qui
avait sur le prince cette influence de l'empecher de se mettre a
table quand le diner etait servi.

C'etaient les _Commentaires de Cesar_, que lui-meme, contre les
ordonnances de M. de Chavigny, lui avait procures trois jours
auparavant.

La Ramee se promit bien de ne plus se mettre en contravention avec
les reglements du donjon.

En attendant, il deboucha les bouteilles et alla flairer le pate.

A six heures et demie, le duc se leva en disant avec gravite:

-- Decidement, Cesar etait le plus grand homme de l'antiquite.

-- Vous trouvez, Monseigneur, dit La Ramee.

-- Oui.

-- Eh bien! moi, reprit La Ramee, j'aime mieux Annibal.

-- Et pourquoi cela, maitre La Ramee? demanda le duc.

-- Parce qu'il n'a pas laisse de Commentaires, dit La Ramee avec
son gros sourire.

Le duc comprit l'allusion et se mit a table en faisant signe a La
Ramee de se placer en face de lui.

L'exempt ne se le fit pas repeter deux fois.

Il n'y a pas de figure aussi expressive que celle d'un veritable
gourmand qui se trouve en face d'une bonne table; aussi, en
recevant son assiette de potage des mains de Grimaud, la figure de
La Ramee presentait-elle le sentiment de la parfaite beatitude.

Le duc le regarda avec un sourire.

-- Ventre-saint-gris! La Ramee, s'ecria-t-il, savez-vous que si on
me disait qu'il y a en ce moment en France un homme plus heureux
que vous, je ne le croirais pas!

-- Et vous auriez, ma foi, raison, Monseigneur, dit La Ramee.
Quant a moi, j'avoue que lorsque j'ai faim, je ne connais pas de
vue plus agreable qu'une table bien servie, et si vous ajoutez,
continua La Ramee, que celui qui fait les honneurs de cette table
est le petit-fils de Henri le Grand, alors vous comprendrez,
Monseigneur, que l'honneur qu'on recoit double le plaisir qu'on
goute.

Le prince s'inclina a son tour, et un imperceptible sourire parut
sur le visage de Grimaud, qui se tenait derriere La Ramee.

-- Mon cher La Ramee, dit le duc, il n'y a en verite que vous pour
tourner un compliment.

-- Non, Monseigneur, dit La Ramee dans l'effusion de son ame; non,
en verite, je dis ce que je pense, il n'y a pas de compliment dans
ce que je vous dis la.

-- Alors, vous m'etes attache? demanda le prince.

-- C'est-a-dire, reprit La Ramee, que je ne me consolerais pas si
Votre Altesse sortait de Vincennes.

-- Une drole de maniere de temoigner votre affliction. (Le prince
voulait dire affection.)

-- Mais, Monseigneur, dit La Ramee, que feriez-vous dehors?
Quelque folie qui vous brouillerait avec la cour et vous ferait
mettre a la Bastille au lieu d'etre a Vincennes. M. de Chavigny
n'est pas aimable, j'en conviens, continua La Ramee en savourant
un verre de madere, mais M. du Tremblay, c'est bien pis.

-- Vraiment! dit le duc, qui s'amusait du tour que prenait la
conversation et qui de temps en temps regardait la pendule, dont
l'aiguille marchait avec une lenteur desesperante.

-- Que voulez-vous attendre du frere d'un capucin nourri a l'ecole
du cardinal de Richelieu! Ah! Monseigneur, croyez-moi, c'est un
grand bonheur que la reine, qui vous a toujours voulu du bien, a
ce que j'ai entendu dire du moins, ait eu l'idee de vous envoyer
ici, ou il y a promenade, jeu de paume, bonne table, bon air.

-- En verite, dit le duc, a vous entendre, La Ramee, je suis donc
bien ingrat d'avoir eu un instant l'idee de sortir d'ici?

-- Oh! Monseigneur, c'est le comble de l'ingratitude, reprit La
Ramee; mais Votre Altesse n'y a jamais songe serieusement.

-- Si fait, reprit le duc, et, je dois vous l'avouer, c'est peut-
etre une folie, je ne dis pas non, mais de temps en temps j'y
songe encore.

-- Toujours par un de vos quarante moyens, Monseigneur?

-- Eh! mais, oui, reprit le duc.

-- Monseigneur, dit La Ramee, puisque nous sommes aux
epanchements, dites-moi un de ces quarante moyens inventes par
Votre Altesse.

-- Volontiers, dit le duc. Grimaud, donnez-moi le pate.

-- J'ecoute, dit La Ramee en se renversant sur son fauteuil, en
soulevant son verre et en clignant de l'oeil, pour regarder le
soleil a travers le rubis liquide qu'il contenait.

Le duc jeta un regard sur la pendule. Dix minutes encore et elle
allait sonner sept heures.

Grimaud apporta le pate devant le prince, qui prit son couteau a
lame d'argent pour enlever le couvercle; mais La Ramee, qui
craignait qu'il n'arrivat malheur a cette belle piece, passa au
duc son couteau, qui avait une lame de fer.

-- Merci, La Ramee, dit le duc en prenant le couteau.

-- Eh bien Monseigneur, dit l'exempt, ce fameux moyen?

-- Faut-il que je vous dise, reprit le duc, celui sur lequel je
comptais le plus, celui que j'avais resolu d'employer le premier?

-- Oui, celui-la, dit La Ramee.

-- Eh bien! dit le duc, en creusant le pate d'une main et en
decrivant de l'autre un cercle avec son couteau, j'esperais
d'abord avoir pour gardien un brave garcon comme vous, monsieur La
Ramee.

-- Bien! dit La Ramee; vous l'avez, Monseigneur. Apres?

-- Et je m'en felicite.

La Ramee salua.

-- Je me disais, continua le prince, si une fois j'ai pres de moi
un bon garcon comme La Ramee, je tacherai de lui faire recommander
par quelque ami a moi, avec lequel il ignorera mes relations, un
homme qui me soit devoue, et avec lequel je puisse m'entendre pour
preparer ma fuite.

-- Allons! allons! dit La Ramee, pas mal imagine.

-- N'est-ce pas? reprit le prince; par exemple, le serviteur de
quelque brave gentilhomme, ennemi lui-meme du Mazarin, comme doit
l'etre tout gentilhomme.

-- Chut! Monseigneur, dit La Ramee, ne parlons pas politique.

-- Quand j'aurai cet homme pres de moi, continua le duc, pour peu
que cet homme soit adroit et ait su inspirer de la confiance a mon
gardien, celui-ci se reposera sur lui, et alors j'aurai des
nouvelles du dehors.

-- Ah! oui, dit La Ramee, mais comment cela, des nouvelles du
dehors?

-- Oh! rien de plus facile, dit le duc de Beaufort, en jouant a la
paume, par exemple.

-- En jouant a la paume? demanda La Ramee, commencant a preter la
plus grande attention au recit du duc.

-- Oui, tenez, j'envoie une balle dans le fosse, un homme est la
qui la ramasse. La balle renferme une lettre; au lieu de renvoyer
cette balle que je lui ai demandee du haut des remparts, il m'en
envoie une autre. Cette autre balle contient une lettre. Ainsi,
nous avons echange nos idees, et personne n'y a rien vu.

-- Diable! diable! dit La Ramee en se grattant l'oreille, vous
faites bien de me dire cela, Monseigneur, je surveillerai les
ramasseurs des balles.

Le duc sourit.

-- Mais, continua La Ramee, tout cela, au bout du compte, n'est
qu'un moyen de correspondre.

-- C'est deja beaucoup, ce me semble.

-- Ce n'est pas assez.

-- Je vous demande pardon. Par exemple, je dis a mes amis:
"Trouvez-vous tel jour, a telle heure, de l'autre cote du fosse
avec deux chevaux de main."

-- Eh bien! apres? dit La Ramee avec une certaine inquietude; a
moins que ces chevaux n'aient des ailes pour monter sur le rempart
et venir vous y chercher.

-- Eh! mon Dieu, dit negligemment le prince, il ne s'agit pas que
les chevaux aient des ailes pour monter sur les remparts, mais que
j'aie, moi, un moyen d'en descendre.

-- Lequel?

-- Une echelle de corde.

-- Oui, mais, dit La Ramee en essayant de rire, une echelle de
corde ne s'envoie pas comme une lettre, dans une balle de paume.

-- Non, mais elle s'envoie dans autre chose.

-- Dans autre chose, dans autre chose! dans quoi?

-- Dans un pate, par exemple.

-- Dans un pate? dit La Ramee.

-- Oui. Supposez une chose, reprit le duc; supposez, par exemple,
que mon maitre d'hotel, Noirmont, ait traite du fonds de boutique
du pere Marteau...

-- Eh bien? demanda La Ramee tout frissonnant.

-- Eh bien! La Ramee, qui est un gourmand, voit ces pates, trouve
qu'ils ont meilleure mine que ceux de ses predecesseurs, vient
m'offrir de m'en faire gouter. J'accepte, a la condition que La
Ramee en goutera avec moi. Pour etre plus a l'aise, La Ramee
ecarte les gardes et ne conserve que Grimaud pour nous servir.
Grimaud est l'homme qui m'a ete donne par un ami, ce serviteur
avec lequel je m'entends, pret a me seconder en toutes choses. Le
moment de ma fuite est marque a sept heures. Eh bien! a sept
heures moins quelques minutes...

-- A sept heures moins quelques minutes?... reprit La Ramee,
auquel la sueur commencait a perler sur le front.

-- A sept heures moins quelques minutes, reprit le duc en joignant
l'action aux paroles, j'enleve la croute du pate. J'y trouve deux
poignards, une echelle de corde et un baillon. Je mets un des
poignards sur la poitrine de La Ramee et je lui dis: "Mon ami,
j'en suis desole, mais si tu fais un geste, si tu pousses un cri,
tu es mort!"

Nous l'avons dit, en prononcant ces derniers mots, le duc avait
joint l'action aux paroles. Le duc etait debout pres de lui et lui
appuyait la pointe d'un poignard sur la poitrine avec un accent
qui ne permettait pas a celui auquel il s'adressait de conserver
de doute sur sa resolution.

Pendant ce temps Grimaud, toujours silencieux, tirait du pate le
second poignard, l'echelle de corde et la poire d'angoisse.

La Ramee suivait des yeux chacun de ces objets avec une terreur
croissante.

-- Oh! Monseigneur, s'ecria-t-il en regardant le duc avec une
expression de stupefaction qui eut fait eclater de rire le prince
dans un autre moment, vous n'aurez pas le coeur de me tuer!

-- Non, si tu ne t'opposes pas a ma fuite.

-- Mais, Monseigneur, si je vous laisse fuir, je suis un homme
ruine.

-- Je te rembourserai le prix de ta charge.

-- Et vous etes bien decide a quitter le chateau?

-- Pardieu!

-- Tout ce que je pourrais vous dire ne vous fera pas changer de
resolution?

-- Ce soir, je veux etre libre.

-- Et si je me defends, si j'appelle, si je crie?

-- Foi de gentilhomme, je te tue.

En ce moment la pendule sonna.

-- Sept heures, dit Grimaud, qui n'avait pas encore prononce une
parole.

-- Sept heures, dit le duc, tu vois, je suis en retard.

La Ramee fit un mouvement comme pour l'acquit de sa conscience.

Le duc fronca le sourcil, et l'exempt sentit la pointe du poignard
qui, apres avoir traverse ses habits, s'appretait a lui traverser
la poitrine.

-- Bien, Monseigneur, dit-il, cela suffit. Je ne bougerai pas.

-- Hatons-nous, dit le duc.

-- Monseigneur, une derniere grace.

-- Laquelle? Parle, depeche-toi.

-- Liez-moi bien, Monseigneur.

-- Pourquoi cela, te lier?

-- Pour qu'on ne croie pas que je suis votre complice.

-- Les mains! dit Grimaud.

-- Non pas par devant, par derriere donc, par derriere!

-- Mais avec quoi? dit le duc.

-- Avec votre ceinture, Monseigneur, reprit La Ramee.

Le duc detacha sa ceinture et la donna a Grimaud, qui lia les
mains de La Ramee de maniere a le satisfaire.

-- Les pieds, dit Grimaud.

La Ramee tendit les jambes, Grimaud prit une serviette, la dechira
par bandes et ficela La Ramee.

-- Maintenant mon epee, dit La Ramee; liez-moi donc la garde de
mon epee.

Le duc arracha un des rubans de son haut-de-chausses, et accomplit
le desir de son gardien.

-- Maintenant, dit le pauvre La Ramee, la poire d'angoisse, je la
demande; sans cela on me ferait mon proces parce que je n'ai pas
crie. Enfoncez, Monseigneur, enfoncez.

Grimaud s'appreta a remplir le desir de l'exempt, qui fit un
mouvement en signe qu'il avait quelque chose a dire.

-- Parle, dit le duc.

-- Maintenant, Monseigneur, dit La Ramee, n'oubliez pas, s'il
m'arrive malheur a cause de vous, que j'ai une femme et quatre
enfants.

-- Sois tranquille. Enfonce, Grimaud.

En une seconde La Ramee fut baillonne et couche a terre, deux ou
trois chaises furent renversees en signe de lutte. Grimaud prit
dans les poches de l'exempt toutes les clefs qu'elles contenaient,
ouvrit d'abord la porte de la chambre ou ils se trouvaient, la
referma a double tour quand ils furent sortis, puis tous deux
prirent rapidement le chemin de la galerie qui conduisait au petit
enclos. Les trois portes furent successivement ouvertes et fermees
avec une promptitude qui faisait honneur a la dexterite de
Grimaud. Enfin l'on arriva au jeu de paume. Il etait parfaitement
desert, pas de sentinelles, personne aux fenetres.

Le duc courut au rempart et apercut de l'autre cote des fosses
trois cavaliers avec deux chevaux en main. Le duc echangea un
signe avec eux, c'etait bien pour lui qu'ils etaient la.

Pendant ce temps, Grimaud attachait le fil conducteur.

Ce n'etait pas une echelle de corde, mais un peloton de soie, avec
un baton qui devait se passer entre les jambes et se devider de
lui-meme par le poids de celui qui se tenait dessus a
califourchon.

-- Va, dit le duc.

-- Le premier, Monseigneur? demanda Grimaud.

Sans doute, dit le duc; si on me rattrape, je ne risque que la
prison; si on t'attrape, toi, tu es pendu.

-- C'est juste, dit Grimaud.

Et aussitot Grimaud, se mettant a cheval sur le baton, commenca sa
perilleuse descente; le duc le suivit des yeux avec une terreur
involontaire; il etait deja arrive aux trois quarts de la
muraille, lorsque tout a coup la corde cassa. Grimaud tomba
precipite dans le fosse.

Le duc jeta un cri, mais Grimaud ne poussa pas une plainte; et
cependant il devait etre blesse grievement, car il etait reste
etendu a l'endroit ou il etait tombe.

Aussitot un des hommes qui attendaient se laissa glisser dans le
fosse, attacha sous les epaules de Grimaud l'extremite d'une
corde, et les deux autres, qui en tenaient le bout oppose,
tirerent Grimaud a eux.

-- Descendez, Monseigneur, dit l'homme qui etait dans la fosse; il
n'y a qu'une quinzaine de pieds de distance et le gazon est
moelleux.

Le duc etait deja a l'oeuvre. Sa besogne a lui etait plus
difficile, car il n'avait plus de baton pour se soutenir; il
fallait qu'il descendit a la force des poignets, et cela d'une
hauteur d'une cinquantaine de pieds. Mais, nous l'avons dit, le
duc etait adroit, vigoureux et plein de sang-froid; en moins de
cinq minutes, il se trouva a l'extremite de la corde; comme le lui
avait dit le gentilhomme, il n'etait plus qu'a quinze pieds de
terre. Il lacha l'appui qui le soutenait et tomba sur ses pieds
sans se faire aucun mal.

Aussitot il se mit a gravir le talus du fosse, au haut duquel il
trouva Rochefort. Les deux autres gentilshommes lui etaient
inconnus. Grimaud, evanoui, etait attache sur un cheval.

-- Messieurs, dit le prince, je vous remercierai plus tard; mais a
cette heure, il n'y a pas un instant a perdre, en route donc, en
route! qui m'aime, me suive!

Et il s'elanca sur son cheval, partit au grand galop, respirant a
pleine poitrine, et criant avec une expression de joie impossible
a rendre:

-- Libre!... Libre!... Libre!...


XXVI. D'Artagnan arrive a propos

D'Artagnan toucha a Blois la somme que Mazarin, dans son desir de
le revoir pres de lui, s'etait decide a lui donner pour ses
services futurs.

De Blois a Paris il y avait quatre journees pour un cavalier
ordinaire. D'Artagnan arriva vers les quatre heures de l'apres-
midi du troisieme jour a la barriere Saint-Denis. Autrefois il
n'en eut mis que deux. Nous avons vu qu'Athos, parti trois heures
apres lui, etait arrive vingt-quatre heures auparavant.

Planchet avait perdu l'usage de ces promenades forcees; d'Artagnan
lui reprocha sa mollesse.

-- Eh! monsieur, quarante lieues en trois jours! je trouve cela
fort joli pour un marchand de pralines.

-- Es-tu reellement devenu marchand, Planchet, et comptes-tu
serieusement, maintenant que nous nous sommes retrouves, vegeter
dans ta boutique?

-- Heu! reprit Planchet, vous seul en verite etes fait pour
l'existence active. Voyez M. Athos, qui dirait que c'est cet
intrepide chercheur d'aventures que nous avons connu? Il vit
maintenant en veritable gentilhomme fermier, en vrai seigneur
campagnard. Tenez, monsieur, il n'y a en verite de desirable
qu'une existence tranquille.

-- Hypocrite! dit d'Artagnan, que l'on voit bien que tu te
rapproches de Paris, et qu'il y a a Paris une corde et une potence
qui t'attendent!

En effet, comme ils en etaient la de leur conversation, les deux
voyageurs arriverent a la barriere. Planchet baissait son feutre
en songeant qu'il allait passer dans des rues ou il etait fort
connu, et d'Artagnan relevait sa moustache en se rappelant Porthos
qui devait l'attendre rue Tiquetonne. Il pensait aux moyens de lui
faire oublier sa seigneurie de Bracieux et les cuisines homeriques
de Pierrefonds.

En tournant le coin de la rue Montmartre, il apercut, a l'une des
fenetres de l'hotel de la Chevrette, Porthos vetu d'un splendide
justaucorps bleu de ciel tout brode d'argent, et baillant a se
demonter la machoire, de sorte que les passants contemplaient avec
une certaine admiration respectueuse ce gentilhomme si beau et si
riche, qui semblait si fort ennuye de sa richesse et de sa
grandeur.

A peine d'ailleurs, de leur cote, d'Artagnan et Planchet avaient-
ils tourne l'angle de la rue, que Porthos les avait reconnus.

-- Eh! d'Artagnan, s'ecria-t-il, Dieu soit loue! c'est vous!

-- Eh! bonjour, cher ami! repondit d'Artagnan.

Une petite foule de badauds se forma bientot autour des chevaux
que les valets de l'hotel tenaient deja par la bride, et des
cavaliers qui causaient ainsi le nez en l'air; mais un froncement
de sourcils de d'Artagnan et deux ou trois gestes mal intentionnes
de Planchet et bien compris des assistants, dissiperent la foule,
qui commencait a devenir d'autant plus compacte qu'elle ignorait
pourquoi elle etait rassemblee.

Porthos etait deja descendu sur le seuil de l'hotel.

-- Ah! mon cher ami, dit-il, que mes chevaux sont mal ici.

-- En verite! dit d'Artagnan, j'en suis au desespoir pour ces
nobles animaux.

-- Et moi aussi, j'etais assez mal, dit Porthos, et n'etait
l'hotesse continua-t-il en se balancant sur ses jambes avec son
gros air content de lui-meme, qui est assez avenante et qui entend
la plaisanterie, j'aurais ete chercher gite ailleurs.

La belle Madeleine, qui s'etait approchee pendant ce colloque, fit
un pas en arriere et devint pale comme la mort en entendant les
paroles de Porthos, car elle crut que la scene du Suisse allait se
renouveler; mais a sa grande stupefaction d'Artagnan ne sourcilla
point, et, au lieu de se facher, il dit en riant a Porthos:

-- Oui, je comprends, cher ami, l'air de la rue Tiquetonne ne vaut
pas celui de la vallee de Pierrefonds; mais, soyez tranquille, je
vais vous en faire prendre un meilleur.

-- Quand cela?

-- Ma foi, bientot, je l'espere.

-- Ah! tant mieux!

A cette exclamation de Porthos succeda un gemissement bas et
profond qui partait de l'angle d'une porte. D'Artagnan, qui venait
de mettre pied a terre, vit alors se dessiner en relief sur le mur
l'enorme ventre de Mousqueton, dont la bouche attristee laissait
echapper de sourdes plaintes.

-- Et vous aussi, mon pauvre monsieur Mouston, etes deplace dans
ce chetif hotel, n'est-ce pas? demanda d'Artagnan de ce ton
railleur qui pouvait etre aussi bien de la compassion que de la
moquerie.

-- Il trouve la cuisine detestable, repondit Porthos.

-- Eh bien, mais, dit d'Artagnan, que ne la faisait-il lui-meme
comme a Chantilly?

-- Ah! monsieur, je n'avais plus ici, comme la-bas, les etangs de
M. le Prince, pour y pecher ces belles carpes, et les forets de
Son Altesse pour y prendre au collet ces fines perdrix. Quant a la
cave, je l'ai visitee en detail, et en verite c'est bien peu de
chose.

-- Monsieur Mouston, dit d'Artagnan, en verite je vous plaindrais,
si je n'avais pour le moment quelque chose de bien autrement
presse a faire.

Alors, prenant Porthos a part:

-- Mon cher du Vallon, continua-t-il, vous voila tout habille, et
c'est heureux, car je vous mene de ce pas chez le cardinal.

-- Bah! vraiment? dit Porthos en ouvrant de grands yeux ebahis.

-- Oui, mon ami.

-- Une presentation?

-- Cela vous effraie?

-- Non, mais cela m'emeut.

-- Oh! soyez tranquille; vous n'avez plus affaire a l'autre
cardinal, et celui-ci ne vous terrassera pas sous sa majeste.

-- C'est egal, vous comprenez, d'Artagnan, la cour!

-- Eh! mon ami, il n'y a plus de cour.

-- La reine!

-- J'allais dire: il n'y a plus de reine. La reine? rassurez-vous,
nous ne la verrons pas.

-- Et vous dites que nous allons de ce pas au Palais-Royal?

-- De ce pas. Seulement, pour ne point faire de retard, je vous
emprunterai un de vos chevaux.

-- A votre aise: ils sont tous les quatre a votre service.

-- Oh! je n'en ai besoin que d'un pour le moment.

-- N'emmenons-nous pas nos valets?

-- Oui, prenez Mousqueton, cela ne fera pas mal. Quant a Planchet,
il a ses raisons pour ne pas venir a la cour.

-- Et pourquoi cela?

-- Heu! il est mal avec Son Eminence.

-- Mouston, dit Porthos, sellez Vulcain et Bayard.

-- Et moi, monsieur, prendrai-je Rustaud?

-- Non, prenez un cheval de luxe, prenez Phebus ou Superbe, nous
allons en ceremonie.

-- Ah! dit Mousqueton respirant, il ne s'agit donc que de faire
une visite?

-- Eh! mon Dieu, oui, Mouston, pas d'autre chose. Seulement, a
tout hasard, mettez des pistolets dans les fontes; vous trouverez
a ma selle les miens tout charges.

Mouston poussa un soupir, il comprenait peu ces visites de
ceremonie qui se faisaient arme jusqu'aux dents.

-- Au fait, dit Porthos en regardant s'eloigner complaisamment son
ancien laquais, vous avez raison, d'Artagnan, Mouston suffira,
Mouston a fort belle apparence.

D'Artagnan sourit.

Et vous, dit Porthos, ne vous habillez-vous point de frais?

-- Non pas, je reste comme je suis.

-- Mais vous etes tout mouille de sueur et de poussiere, vos
bottes sont fort crottees?

-- Ce neglige de voyage temoignera de mon empressement a me rendre
aux ordres du cardinal.

En ce moment Mousqueton revint avec les trois chevaux tout
accommodes. D'Artagnan se remit en selle comme s'il se reposait
depuis huit jours.

-- Oh! dit-il a Planchet, ma longue epee...

-- Moi, dit Porthos montrant une petite epee de parade a la garde
toute doree, j'ai mon epee de cour.

-- Prenez votre rapiere, mon ami.

-- Et pourquoi?

-- Je n'en sais rien, mais prenez toujours, croyez-moi.

-- Ma rapiere, Mouston, dit Porthos.

-- Mais c'est tout un attirail de guerre, monsieur! dit celui-ci;
nous allons donc faire campagne? Alors dites-le moi tout de suite,
je prendrai mes precautions en consequence.

-- Avec nous, Mouston, vous le savez, reprit d'Artagnan, les
precautions sont toujours bonnes a prendre. Ou vous n'avez pas
grande memoire, ou vous avez oublie que nous n'avons pas
l'habitude de passer nos nuits en bals et en serenades.

-- Helas! c'est vrai, dit Mousqueton en s'armant de pied en cap,
mais je l'avais oublie.

Ils partirent d'un trait assez rapide et arriverent au Palais-
Cardinal vers les sept heures un quart. Il y avait foule dans les
rues, car c'etait le jour de la Pentecote, et cette foule
regardait passer avec etonnement ces deux cavaliers, dont l'un
etait si frais qu'il semblait sortir d'une boite, et l'autre si
poudreux qu'on eut dit qu'il quittait un champ de bataille.

Mousqueton attirait aussi les regards des badauds, et comme le
roman de Don Quichotte etait alors dans toute sa vogue, quelques-
uns disaient que c'etait Sancho qui, apres avoir perdu un maitre,
en avait trouve deux.

En arrivant a l'antichambre, d'Artagnan se trouva en pays de
connaissance. C'etaient des mousquetaires de sa compagnie qui
justement etaient de garde. Il fit appeler l'huissier et montra la
lettre du cardinal qui lui enjoignait de revenir sans perdre une
seconde. L'huissier s'inclina et entra chez Son Eminence.

D'Artagnan se tourna vers Porthos, et crut remarquer qu'il etait
agite d'un leger tremblement. Il sourit, et s'approchant de son
oreille, il lui dit:

-- Bon courage, mon brave ami! ne soyez pas intimide; croyez-moi,
l'oeil de l'aigle est ferme, et nous n'avons plus affaire qu'au
simple vautour. Tenez-vous raide comme au jour du bastion Saint-
Gervais, et ne saluez pas trop bas cet Italien, cela lui donnerait
une pauvre idee de vous.

-- Bien, bien, repondit Porthos.

L'huissier reparut.

-- Entrez, messieurs dit-il, Son Eminence vous attend.

En effet, Mazarin etait assis dans son cabinet, travaillant a
raturer le plus de noms possible sur une liste de pensions et de
benefices. Il vit du coin de l'oeil entrer d'Artagnan et Porthos
et quoique son regard eut petille de joie a l'annonce de
l'huissier, il ne parut pas s'emouvoir.

-- Ah! c'est vous, monsieur le lieutenant? dit-il, vous avez fait
diligence, c'est bien; soyez le bienvenu.

-- Merci, Monseigneur. Me voila aux ordres de Votre Eminence,
ainsi que M. du Vallon, celui de mes anciens amis, celui qui
deguisait sa noblesse sous le nom de Porthos.

Porthos salua le cardinal.

-- Un cavalier magnifique, dit Mazarin.

Porthos tourna la tete a droite et a gauche, et fit des mouvements
d'epaule pleins de dignite.

-- La meilleure epee du royaume, Monseigneur, dit d'Artagnan, et
bien des gens le savent qui ne le disent pas et qui ne peuvent pas
le dire.

Porthos salua d'Artagnan.

Mazarin aimait presque autant les beaux soldats que Frederic de
Prusse les aima plus tard. Il se mit a admirer les mains
nerveuses, les vastes epaules et l'oeil fixe de Porthos. Il lui
sembla qu'il avait devant lui le salut de son ministere et du
royaume, taille en chair et en os. Cela lui rappela que l'ancienne
association des mousquetaires etait formee de quatre personnes.

-- Et vos deux autres amis? demanda Mazarin.

Porthos ouvrait la bouche, croyant que c'etait l'occasion de
placer un mot a son tour. D'Artagnan lui fit un signe du coin de
l'oeil.

-- Nos autres amis sont empeches en ce moment, ils nous
rejoindront plus tard.

Mazarin toussa legerement.

-- Et monsieur, plus libre qu'eux, reprendra volontiers du
service? demanda Mazarin.

-- Oui, Monseigneur, et cela par un devouement, car M. de Bracieux
est riche.

-- Riche? dit Mazarin, a qui ce seul mot avait toujours le
privilege d'inspirer une grande consideration.

-- Cinquante mille livres de rente, dit Porthos.

C'etait la premiere parole qu'il avait prononcee.

-- Par pur devouement, reprit Mazarin avec son fin sourire, par
pur devouement alors?

-- Monseigneur ne croit peut-etre pas beaucoup a ce mot-la?
demanda d'Artagnan.

-- Et vous, monsieur le Gascon? dit Mazarin en appuyant ses deux
coudes sur son bureau et son menton dans ses deux mains.

-- Moi, dit d'Artagnan, je crois au devouement comme a un nom de
bapteme, par exemple, qui doit etre naturellement suivi d'un nom
de terre. On est d'un naturel plus ou moins devoue, certainement;
mais il faut toujours qu'au bout d'un devouement il y ait quelque
chose.

-- Et votre ami, par exemple, quelle chose desirerait-il avoir au
bout de son devouement?

-- Eh bien! Monseigneur, mon ami a trois terres magnifiques: celle
du Vallon, a Corbeil; celle de Bracieux, dans le Soissonnais, et
celle de Pierrefonds dans le Valois; or, Monseigneur, il
desirerait que l'une de ses trois terres fut erigee en baronnie.

-- N'est-ce que cela? dit Mazarin, dont les yeux petillerent de
joie en voyant qu'il pouvait recompenser le devouement de Porthos
sans bourse delier; n'est-ce que cela? la chose pourra s'arranger.

-- Je serai baron! s'ecria Porthos en faisant un pas en avant.

-- Je vous l'avais dit, reprit d'Artagnan en l'arretant de la
main, et Monseigneur vous le repete.

-- Et vous, monsieur d'Artagnan, que desirez-vous?

Monseigneur, dit d'Artagnan, il y aura vingt ans au mois de
septembre prochain que M. le cardinal de Richelieu m'a fait
lieutenant.

-- Oui, et vous voudriez que le cardinal Mazarin vous fit
capitaine.

D'Artagnan salua.

-- Eh bien! tout cela n'est pas chose impossible. On verra,
messieurs, on verra. Maintenant, monsieur du Vallon, dit Mazarin,
quel service preferez-vous? celui de la ville? celui de la
campagne?

Porthos ouvrit la bouche pour repondre.

-- Monseigneur, dit d'Artagnan, M. du Vallon est comme moi, il
aime le service extraordinaire, c'est-a-dire des entreprises qui
sont reputees comme folles et impossibles.

Cette gasconnade ne deplut pas a Mazarin, qui se mit a rever.

-- Cependant, je vous avoue que je vous avais fait venir pour vous
donner un poste sedentaire. J'ai certaines inquietudes. Eh bien!
qu'est-ce que cela? dit Mazarin.

En effet, un grand bruit se faisait entendre dans l'antichambre,
et presque en meme temps la porte du cabinet s'ouvrit; un homme
couvert de poussiere se precipita dans la chambre en criant:

-- Monsieur le cardinal? ou est monsieur le cardinal?

Mazarin crut qu'on voulait l'assassiner, et se recula en faisant
rouler son fauteuil. D'Artagnan et Porthos firent un mouvement qui
les placa entre le nouveau venu et le cardinal.

-- Eh! monsieur, dit Mazarin, qu'y a-t-il donc, que vous entrez
ici comme dans les halles?

-- Monseigneur, dit l'officier a qui s'adressait ce reproche, deux
mots, je voudrais vous parler vite et en secret. Je suis
M. de Poins, officier aux gardes, en service au donjon de
Vincennes.

L'officier etait si pale et si defait, que Mazarin, persuade qu'il
etait porteur d'une nouvelle d'importance, fit signe a d'Artagnan
et a Porthos de faire place au messager.

D'Artagnan et Porthos se retirerent dans un coin du cabinet.

-- Parlez, monsieur, parlez vite, dit Mazarin, qu'y a-t-il donc?

-- Il y a, Monseigneur, dit le messager, que M. de Beaufort vient
de s'evader du chateau de Vincennes.

Mazarin poussa un cri et devint a son tour plus pale que celui qui
lui annoncait cette nouvelle; il retomba sur son fauteuil presque
aneanti.

-- Evade! dit-il, M. de Beaufort evade?

-- Monseigneur, je l'ai vu fuir du haut de la terrasse.

-- Et vous n'avez pas tire dessus?

-- Il etait hors de portee.

-- Mais M. de Chavigny, que faisait-il donc?

-- Il etait absent.

-- Mais La Ramee?

-- On l'a trouve garrotte dans la chambre du prisonnier, un
baillon dans la bouche et un poignard pres de lui.

-- Mais cet homme qu'il s'etait adjoint?

-- Il etait complice du duc et s'est evade avec lui.

Mazarin poussa un gemissement.

-- Monseigneur, dit d'Artagnan faisant un pas vers le cardinal.

-- Quoi? dit Mazarin.

-- Il me semble que Votre Eminence perd un temps precieux.

-- Comment cela?

-- Si Votre Eminence ordonnait qu'on courut apres le prisonnier,
peut-etre le rejoindrait-on encore. La France est grande, et la
plus proche frontiere est a soixante lieues.

-- Et qui courrait apres lui? s'ecria Mazarin.

-- Moi, pardieu!

-- Et vous l'arreteriez?

-- Pourquoi pas?

-- Vous arreteriez le duc de Beaufort, arme, en campagne?

-- Si Monseigneur m'ordonnait d'arreter le diable, je
l'empoignerais par les cornes et je le lui amenerais.

-- Moi aussi, dit Porthos.

-- Vous aussi? dit Mazarin en regardant ces deux hommes avec
etonnement. Mais le duc ne se rendra pas sans un combat acharne.

-- Eh bien! dit d'Artagnan dont les yeux s'enflammaient, bataille!
il y a longtemps que nous ne nous sommes battus, n'est-ce pas,
Porthos?

-- Bataille! dit Porthos.

-- Et vous croyez le rattraper?

-- Oui, si nous sommes mieux montes que lui.

-- Alors, prenez ce que vous trouverez de gardes ici et courez.

-- Vous l'ordonnez, Monseigneur.

-- Je le signe, dit Mazarin en prenant un papier et en ecrivant
quelques lignes.

-- Ajoutez, Monseigneur, que nous pourrons prendre tous les
chevaux que nous rencontrerons sur notre route.

-- Oui, oui, dit Mazarin, service du roi! Prenez et courez!

-- Bon, Monseigneur.

-- Monsieur du Vallon, dit Mazarin, votre baronnie est en croupe
du duc de Beaufort; il ne s'agit que de le rattraper. Quant a
vous, mon cher monsieur d'Artagnan, je ne vous promets rien, mais
si vous le ramenez, mort ou vif, vous demanderez ce que vous
voudrez.

-- A cheval, Porthos! dit d'Artagnan en prenant la main de son
ami.

-- Me voici, repondit Porthos avec son sublime sang-froid.

Et ils descendirent le grand escalier, prenant avec eux les gardes
qu'ils rencontraient sur leur route en criant: "A cheval! a
cheval!"

Une dizaine d'hommes se trouverent reunis.

D'Artagnan et Porthos sauterent l'un sur Vulcain, l'autre sur
Bayard, Mousqueton enfourcha Phebus.

-- Suivez-moi! cria d'Artagnan.

-- En route, dit Porthos.

Et ils enfoncerent l'eperon dans les flancs de leurs nobles
coursiers, qui partirent par la rue Saint-Honore comme une tempete
furieuse.

-- Eh bien! monsieur le baron! je vous avais promis de l'exercice,
vous voyez que je vous tiens parole.

-- Oui, mon capitaine, repondit Porthos.

Ils se retournerent, Mousqueton, plus suant que son cheval, se
tenait a la distance obligee. Derriere Mousqueton galopaient les
dix gardes.

Les bourgeois ebahis sortaient sur le seuil de leur porte, et les
chiens effarouches suivaient les cavaliers en aboyant.

Au coin du cimetiere Saint-Jean, d'Artagnan renversa un homme;
mais c'etait un trop petit evenement pour arreter des gens si
presses. La troupe galopante continua donc son chemin comme si les
chevaux eussent eu des ailes.

Helas! Il n'y a pas de petits evenements dans ce monde, et nous
verrons que celui-ci pensa perdre la monarchie!


XXVII. La grande route

Ils coururent ainsi pendant toute la longueur du faubourg Saint-
Antoine et la route de Vincennes; bientot ils se trouverent hors
de la ville, bientot dans la foret, bientot en vue du village.

Les chevaux semblaient s'animer de plus en plus a chaque pas, et
leurs naseaux commencaient a rougir comme des fournaises ardentes.
D'Artagnan, les eperons dans le ventre de son cheval, devancait
Porthos de deux pieds au plus. Mousqueton suivait a deux
longueurs. Les gardes venaient distances selon la valeur de leurs
montures.

Du haut d'une eminence d'Artagnan vit un groupe de personnes
arretees de l'autre cote du fosse, en face de la partie du donjon
qui regarde Saint-Maur. Il comprit que c'etait par la que le
prisonnier avait fui, et que c'etait de ce cote qu'il aurait des
renseignements. En cinq minutes il etait arrive a ce but, ou le
rejoignirent successivement les gardes.

Tous les gens qui composaient ce groupe etaient fort occupes; ils
regardaient la corde encore pendante a la meurtriere et rompue a
vingt pieds du sol. Leurs yeux mesuraient la hauteur, et ils
echangeaient force conjectures. Sur le haut du rempart allaient et
venaient des sentinelles a l'air effare.

Un poste de soldats, commande par un sergent, eloignait les
bourgeois de l'endroit ou le duc etait monte a cheval.

D'Artagnan piqua droit au sergent.

-- Mon officier, dit le sergent, on ne s'arrete pas ici.

-- Cette consigne n'est pas pour moi, dit d'Artagnan. A-t-on
poursuivi les fuyards?

-- Oui, mon officier; malheureusement ils sont bien montes.

-- Et combien sont-ils?

-- Quatre valides, et un cinquieme qu'ils ont emporte blesse.

-- Quatre! dit d'Artagnan en regardant Porthos; entends-tu, baron?
ils ne sont que quatre!

Un joyeux sourire illumina la figure de Porthos.

-- Et combien d'avance ont-ils?

-- Deux heures un quart, mon officier.

-- Deux heures un quart, ce n'est rien, nous sommes bien montes,
n'est-ce pas, Porthos?

Porthos poussa un soupir; il pensa a ce qui attendait ses pauvres
chevaux.

-- Fort bien, dit d'Artagnan, et maintenant de quel cote sont-ils
partis?

-- Quant a ceci, mon officier, defense de le dire.

D'Artagnan tira de sa poche un papier.

-- Ordre du roi, dit-il.

-- Parlez au gouverneur alors.

-- Et ou est le gouverneur?

-- A la campagne.

La colere monta au visage de d'Artagnan, son front se plissa, ses
tempes se colorerent.

-- Ah! miserable! dit-il au sergent, je crois que tu te moques de
moi. Attends!

Il deplia le papier, le presenta d'une main au sergent et de
l'autre prit dans ses fontes un pistolet qu'il arma.

-- Ordre du roi, te dis-je. Lis et reponds, ou je te fais sauter
la cervelle! quelle route ont-ils prise?

Le sergent vit que d'Artagnan parlait serieusement.

-- Route du Vendomois, repondit-il.

-- Et par quelle porte sont-ils sortis?

-- Par la porte de Saint-Maur.

-- Si tu me trompes, miserable, dit d'Artagnan, tu seras pendu
demain!

-- Et vous, si vous les rejoignez, vous ne reviendrez pas me faire
pendre, murmura le sergent.

D'Artagnan haussa les epaules, fit un signe a son escorte et
piqua.

-- Par ici, messieurs, par ici! cria-t-il en se dirigeant vers la
porte du parc indiquee.

Mais maintenant que le duc s'etait sauve, le concierge avait juge
a propos de fermer la porte a double tour. Il fallut le forcer de
l'ouvrir comme on avait force le sergent, et cela fit perdre
encore dix minutes.

Le dernier obstacle franchi, la troupe reprit sa course avec la
meme velocite.

Mais tous les chevaux ne continuerent pas avec la meme ardeur;
quelques-uns ne purent soutenir longtemps cette course effrenee;
trois s'arreterent apres une heure de marche; un tomba.

D'Artagnan, qui ne tournait pas la tete, ne s'en apercut meme pas.
Porthos le lui dit avec son air tranquille.

-- Pourvu que nous arrivions a deux, dit d'Artagnan, c'est tout ce
qu'il faut, puisqu'ils ne sont que quatre.

-- C'est vrai, dit Porthos.

Et il mit les eperons dans le ventre de son cheval.

Au bout de deux heures, les chevaux avaient fait douze lieues sans
s'arreter; leurs jambes commencaient a trembler et l'ecume qu'ils
soufflaient mouchetait les pourpoints des cavaliers, tandis que la
sueur penetrait sous leurs hauts-de-chausses.

-- Reposons-nous un instant pour faire souffler ces malheureuses
betes, dit Porthos.

-- Tuons-les, au contraire, tuons-les! dit d'Artagnan, et
arrivons. Je vois des traces fraiches, il n'y a pas plus d'un
quart d'heure qu'ils sont passes ici.

Effectivement, le revers de la route etait laboure par les pieds
des chevaux. On voyait les traces aux derniers rayons du jour.

Ils repartirent; mais apres deux lieues, le cheval de Mousqueton
s'abattit.

-- Bon! dit Porthos, voila Phebus flambe!

-- Le cardinal vous le paiera mille pistoles.

-- Oh! dit Porthos, je suis au-dessus de cela.

-- Repartons donc, et au galop!

-- Oui, si nous pouvons.

En effet, le cheval de d'Artagnan refusa d'aller plus loin, il ne
respirait plus; un dernier coup d'eperon, au lieu de le faire
avancer, le fit tomber.

-- Ah! diable! dit Porthos, voila Vulcain fourbu!

-- Mordieu! s'ecria d'Artagnan en saisissant ses cheveux a pleine
poignee, il faut donc s'arreter! Donnez-moi votre cheval, Porthos.
Eh bien! mais, que diable faites-vous?

-- Eh! pardieu! je tombe, dit Porthos, ou plutot c'est Bayard qui
s'abat.

D'Artagnan voulut le faire relever pendant que Porthos se tirait
comme il pouvait des etriers, mais il s'apercut que le sang lui
sortait par les naseaux.

-- Et de trois! dit-il. Maintenant tout est fini!

En ce moment un hennissement se fit entendre.

-- Chut! dit d'Artagnan.

-- Qu'y a-t-il?

-- J'entends un cheval.

-- C'est celui de quelqu'un de nos compagnons qui nous rejoint.

-- Non, dit d'Artagnan, c'est en avant.

-- Alors, c'est autre chose, dit Porthos.

Et il ecouta a son tour en tendant l'oreille du cote qu'avait
indique d'Artagnan.

-- Monsieur, dit Mousqueton, qui, apres avoir abandonne son cheval
sur la grande route, venait de rejoindre son maitre a pied;
monsieur, Phebus n'a pu resister, et...

-- Silence donc! dit Porthos.

En effet, en ce moment un second hennissement passait emporte par
la brise de la nuit.

-- C'est a cinq cents pas d'ici, en avant de nous, dit d'Artagnan.

-- En effet, monsieur, dit Mousqueton, et a cinq cents pas de nous
il y a une petite maison de chasse.

-- Mousqueton, tes pistolets, dit d'Artagnan.

-- Je les ai a la main, monsieur.

-- Porthos, prenez les votres dans vos fontes.

-- Je les tiens.

-- Bien! dit d'Artagnan en s'emparant a son tour des siens;
maintenant vous comprenez, Porthos?

-- Pas trop.

-- Nous courons pour le service du roi.

-- Eh bien?

-- Pour le service du roi nous requerons ces chevaux.

-- C'est cela, dit Porthos.

-- Alors, pas un mot et a l'oeuvre!

Tous trois s'avancerent dans la nuit, silencieux comme des
fantomes. A un detour de la route, ils virent briller une lumiere
au milieu des arbres.

-- Voila la maison, dit d'Artagnan tout bas. Laissez-moi faire,
Porthos, et faites comme je ferai.

Ils se glisserent d'arbre en arbre, et arriverent jusqu'a vingt
pas de la maison sans avoir ete vus. Parvenus a cette distance,
ils apercurent, a la faveur dune lanterne suspendue sous un
hangar, quatre chevaux d'une belle mine. Un valet les pansait.
Pres deux etaient les selles et les brides.

D'Artagnan s'approcha vivement, faisant signe a ses deux
compagnons de se tenir quelques pas en arriere.

-- J'achete ces chevaux, dit-il au valet.

Celui-ci se retourna etonne, mais sans rien dire.

-- N'as-tu pas entendu, drole? reprit d'Artagnan.

-- Si fait, dit celui-ci.

-- Pourquoi ne reponds-tu pas?

-- Parce que ces chevaux ne sont pas a vendre.

-- Je les prends alors, dit d'Artagnan.

Et il mit la main sur celui qui etait a sa portee. Ses deux
compagnons apparurent au meme moment et en firent autant.

-- Mais, messieurs! s'ecria le laquais, ils viennent de faire une
traite de six lieues, et il y a a peine une demi-heure qu'ils sont
desselles.

-- Une demi-heure de repos suffit, dit d'Artagnan, et ils n'en
seront que mieux en haleine.

Le palefrenier appela a son aide. Une espece d'intendant sortit
juste au moment ou d'Artagnan et ses compagnons mettaient la selle
sur le dos des chevaux.

L'intendant voulut faire la grosse voix.

-- Mon cher ami, dit d'Artagnan, si vous dites un mot je vous
brule la cervelle.

Et il lui montra le canon d'un pistolet qu'il remit aussitot sous
son bras pour continuer sa besogne.

-- Mais, monsieur, dit l'intendant, savez-vous que ces chevaux
appartiennent a M. de Montbazon?

-- Tant mieux, dit d'Artagnan, ce doivent etre de bonnes betes.

-- Monsieur, dit l'intendant en reculant pas a pas et en essayant
de regagner la porte, je vous previens que je vais appeler mes
gens.

-- Et moi les miens, dit d'Artagnan. Je suis lieutenant aux
mousquetaires du roi, j'ai dix gardes qui me suivent, et, tenez,
les entendez-vous galoper? Nous allons voir.

On n'entendait rien, mais l'intendant eut peur d'entendre.

-- Y etes-vous, Porthos? dit d'Artagnan.

-- J'ai fini.

-- Et vous, Mouston?

-- Moi aussi.

-- Alors en selle, et partons.

Tous trois s'elancerent sur leurs chevaux.

-- A moi! dit l'intendant, a moi, les laquais et les carabines!

-- En route! dit d'Artagnan, il va y avoir de la mousquetade.

Et tous trois partirent comme le vent.

-- A moi! hurla l'intendant, tandis que le palefrenier courait
vers le batiment voisin.

-- Prenez garde de tuer vos chevaux! cria d'Artagnan en eclatant
de rire.

-- Feu! repondit l'intendant.

Une lueur pareille a celle d'un eclair illumina le chemin; puis en
meme temps que la detonation, les trois cavaliers entendirent
siffler les balles, qui se perdirent dans l'air.

-- Ils tirent comme des laquais, dit Porthos. On tirait mieux que
cela du temps de M. de Richelieu. Vous rappelez-vous la route de
Crevecoeur, Mousqueton?

-- Ah! monsieur, la fesse droite m'en fait encore mal.

-- Etes-vous sur que nous sommes sur la piste, d'Artagnan? demanda
Porthos.

-- Pardieu! n'avez-vous donc pas entendu?

-- Quoi?

-- Que ces chevaux appartiennent a M. de Montbazon.

-- Eh bien?

-- Eh bien! M. de Montbazon est le mari de madame de Montbazon.

-- Apres?

-- Et madame de Montbazon est la maitresse de M. de Beaufort.

-- Ah! je comprends, dit Porthos. Elle avait dispose des relais.

-- Justement.

-- Et nous courons apres le duc avec les chevaux qu'il vient de
quitter.

-- Mon cher Porthos, vous etes vraiment d'une intelligence
superieure, dit d'Artagnan de son air moitie figue, moitie raisin.

-- Peuh! fit Porthos, voila comme je suis, moi!

On courut ainsi une heure, les chevaux etaient blancs d'ecume et
le sang leur coulait du ventre.

-- Hein! qu'ai-je vu la-bas? dit d'Artagnan.

-- Vous etes bien heureux si vous y voyez quelque chose par une
pareille nuit, dit Porthos.

-- Des etincelles.

-- Moi aussi, dit Mousqueton, je les ai vues.

-- Ah! ah! les aurions-nous rejoints?

-- Bon! un cheval mort! dit d'Artagnan en ramenant sa monture d'un
ecart qu'elle venait de faire, il parait qu'eux aussi sont au bout
de leur haleine.

-- Il semble qu'on entend le bruit d'une troupe de cavaliers, dit
Porthos penche sur la criniere de son cheval.

-- Impossible.

-- Ils sont nombreux.

-- Alors, c'est autre chose.

-- Encore un cheval! dit Porthos.

-- Mort?

-- Non, expirant.

-- Selle ou desselle?

-- Selle.

-- Ce sont eux, alors.

-- Courage! nous les tenons.

-- Mais s'ils sont nombreux, dit Mousqueton, ce n'est pas nous qui
les tenons, ce sont eux qui nous tiennent.

-- Bah! dit d'Artagnan, ils nous croiront plus forts qu'eux,
puisque nous les poursuivons; alors ils prendront peur et se
disperseront.

-- C'est sur, dit Porthos.

-- Ah! voyez-vous, s'ecria d'Artagnan.

-- Oui, encore des etincelles; cette fois je les ai vues a mon
tour, dit Porthos.

-- En avant, en avant! dit d'Artagnan de sa voix stridente et dans
cinq minutes nous allons rire.

Et ils s'elancerent de nouveau. Les chevaux, furieux de douleur et
d'emulation, volaient sur la route sombre, au milieu de laquelle
on commencait d'apercevoir une masse plus compacte et plus obscure
que le reste de l'horizon.


XXVIII. Rencontre

On courut dix minutes encore ainsi.

Soudain, deux points noirs se detacherent de la masse, avancerent,
grossirent, et, a mesure qu'ils grossissaient, prirent la forme de
deux cavaliers.

-- Oh! oh! dit d'Artagnan, on vient a nous.

-- Tant pis pour ceux qui viennent, dit Porthos.

-- Qui va la? cria une voix rauque.

Les trois cavaliers lances ne s'arreterent ni ne repondirent,
seulement on entendit le bruit des epees qui sortaient du fourreau
et le cliquetis des chiens de pistolet qu'armaient les deux
fantomes noirs.

-- Bride aux dents! dit d'Artagnan.

Porthos comprit, et d'Artagnan et lui tirerent chacun de la main
gauche un pistolet de leurs fontes et l'armerent a leur tour.

-- Qui va la? s'ecria-t-on une seconde fois. Pas un pas de plus ou
vous etes morts!

-- Bah! repondit Porthos presque etrangle par la poussiere et
machant sa bride comme son cheval machait son mors, bah! nous en
avons vu bien d'autres!

A ces mots les deux ombres barrerent le chemin, et l'on vit, a la
clarte des etoiles, reluire les canons des pistolets abaisses.

-- Arriere! cria d'Artagnan, ou c'est vous qui etes morts!

Deux coups de pistolet repondirent a cette menace, mais les deux
assaillants venaient avec une telle rapidite qu'au meme instant
ils furent sur leurs adversaires. Un troisieme coup de pistolet
retentit, tire a bout portant par d'Artagnan, et son ennemi tomba.
Quant a Porthos il heurta le sien avec tant de violence que,
quoique son epee eut ete detournee, il l'envoya du choc rouler a
dix pas de son cheval.

-- Acheve, Mousqueton, acheve! dit Porthos.

Et il s'elanca en avant aux cotes de son ami, qui avait deja
repris sa poursuite.

-- Eh bien? dit Porthos.

-- Je lui ai casse la tete, dit d'Artagnan; et vous?

-- Je l'ai renverse seulement; mais tenez...

On entendit un coup de carabine: c'etait Mousqueton qui, en
passant, executait l'ordre de son maitre.

-- Sus! sus! dit d'Artagnan; cela va bien et nous avons la
premiere manche!

-- Ah! ah! dit Porthos, voila d'autres joueurs.

En effet, deux autres cavaliers apparaissaient detaches du groupe
principal, et s'avancaient rapidement pour barrer de nouveau la
route.

Cette fois, d'Artagnan n'attendit pas meme qu'on lui adressat la
parole.

-- Place! cria-t-il le premier, place!

-- Que voulez-vous? dit une voix.

-- Le duc! hurlerent a la fois Porthos et d'Artagnan.

Un eclat de rire repondit, mais il s'acheva dans un gemissement;
d'Artagnan avait perce le rieur de part en part avec son epee.

En meme temps deux detonations ne faisaient qu'un seul coup:
c'etaient Porthos et son adversaire qui tiraient l'un sur l'autre.

D'Artagnan se retourna et vit Porthos pres de lui.

-- Bravo! Porthos, dit-il, vous l'avez tue, ce me semble?

-- Je crois que je n'ai touche que le cheval, dit Porthos.

-- Que voulez-vous, mon cher? on ne fait pas mouche a tous coups,
et il ne faut pas se plaindre quand on met dans la carte. He!
parbleu! qu'a donc mon cheval?

-- Votre cheval a qu'il s'abat, dit Porthos en arretant le sien.

En effet, le cheval de d'Artagnan butait et tombait sur les
genoux, puis il poussa un rale et se coucha.

Il avait recu dans le poitrail la balle du premier adversaire de
d'Artagnan.

D'Artagnan poussa un juron a faire eclater le ciel.

-- Monsieur veut-il un cheval? dit Mousqueton.

-- Pardieu! si j'en veux un, cria d'Artagnan.

-- Voici, dit Mousqueton.

-- Comment diable as-tu deux chevaux de main? dit d'Artagnan en
sautant sur l'un d'eux.

-- Leurs maitres sont morts: j'ai pense qu'ils pouvaient nous etre
utiles, et je les ai pris.

Pendant ce temps Porthos avait recharge son pistolet.

-- Alerte! dit d'Artagnan, en voila deux autres.

-- Ah ca, mais! il y en aura donc jusqu'a demain! dit Porthos.

En effet, deux autres cavaliers s'avancaient rapidement.

-- Eh! monsieur, dit Mousqueton, celui que vous avez renverse se
releve.

-- Pourquoi n'en as-tu pas fait autant que du premier?

-- J'etais embarrasse, monsieur, je tenais les chevaux.

Un coup de feu partit, Mousqueton jeta un cri de douleur.

-- Ah! monsieur, cria-t-il, dans l'autre! juste dans l'autre! Ce
coup-la fera le pendant de celui de la route d'Amiens.

Porthos se retourna comme un lion, fondit sur le cavalier demonte,
qui essaya de tirer son epee, mais avant qu'elle fut hors du
fourreau, Porthos, du pommeau de la sienne, lui avait porte un si
terrible coup sur la tete qu'il etait tombe comme un boeuf sous la
masse du boucher.

Mousqueton, tout en gemissant, s'etait laisse glisser le long de
son cheval, la blessure qu'il avait recue ne lui permettait pas de
rester en selle.

En apercevant les cavaliers, d'Artagnan s'etait arrete et avait
recharge son pistolet; de plus, son nouveau cheval avait une
carabine a l'arcon de la selle.

-- Me voila! dit Porthos, attendons-nous ou chargeons-nous?

-- Chargeons, dit d'Artagnan.

-- Chargeons, dit Porthos.

Ils enfoncerent leurs eperons dans le ventre de leurs chevaux.

Les cavaliers n'etaient plus qu'a vingt pas d'eux.

-- De par le roi! cria d'Artagnan, laissez-nous passer.

-- Le roi n'a rien a faire ici! repliqua une voix sombre et
vibrante qui semblait sortir d'une nuee, car le cavalier arrivait
enveloppe d'un tourbillon de poussiere.

-- C'est bien, nous verrons si le roi ne passe pas partout, reprit
d'Artagnan.

-- Voyez, dit la meme voix.

Deux coups de pistolet partirent presque en meme temps, un tire
par d'Artagnan, l'autre par l'adversaire de Porthos. La balle de
d'Artagnan enleva le chapeau de son ennemi; la balle de
l'adversaire de Porthos traversa la gorge de son cheval, qui tomba
raide en poussant un gemissement.

-- Pour la derniere fois, ou allez-vous? dit la meme voix.

-- Au diable! repondit d'Artagnan.

-- Bon! soyez tranquille alors, vous arriverez.

D'Artagnan vit s'abaisser vers lui le canon d'un mousquet; il
n'avait pas le temps de fouiller a ses fontes; il se souvint d'un
conseil que lui avait donne autrefois Athos. Il fit cabrer son
cheval.

La balle frappa l'animal en plein ventre. D'Artagnan sentit qu'il
manquait sous lui, et avec son agilite merveilleuse se jeta de
cote.

-- Ah ca, mais! dit la meme voix vibrante et railleuse, c'est une
boucherie de chevaux et non un combat d'hommes que nous faisons
la. A l'epee! monsieur, a l'epee!

Et il sauta a bas de son cheval.

-- A l'epee, soit, dit d'Artagnan, c'est mon affaire.

En deux bonds d'Artagnan fut contre son adversaire, dont il sentit
le fer sur le sien. D'Artagnan, avec son adresse ordinaire, avait
engage l'epee en tierce, sa garde favorite.

Pendant ce temps, Porthos, agenouille derriere son cheval, qui
trepignait dans les convulsions de l'agonie, tenait un pistolet
dans chaque main.

Cependant le combat etait commence entre d'Artagnan et son
adversaire. D'Artagnan l'avait attaque rudement, selon sa coutume;
mais cette fois il avait rencontre un jeu et un poignet qui le
firent reflechir. Deux fois ramene en quatre, d'Artagnan fit un
pas en arriere; son adversaire ne bougea point; d'Artagnan revint
et engagea de nouveau l'epee en tierce.

Deux ou trois coups furent portes de part et d'autre sans
resultat, les etincelles jaillissaient par gerbes des epees.

Enfin, d'Artagnan pensa que c'etait le moment d'utiliser sa feinte
favorite; il l'amena fort habilement, l'executa avec la rapidite
de l'eclair, et porta le coup avec une vigueur qu'il croyait
irresistible.

Le coup fut pare.

-- Mordious! s'ecria-t-il avec son accent gascon.

A cette exclamation, son adversaire bondit en arriere, et,
penchant sa tete decouverte, il s'efforca de distinguer a travers
les tenebres le visage de d'Artagnan.

Quant a d'Artagnan, craignant une feinte, il se tenait sur la
defensive.

-- Prenez garde, dit Porthos a son adversaire, j'ai encore mes
deux pistolets charges.

-- Raison de plus pour que vous tiriez le premier, repondit celui-
ci.

Porthos tira: un eclair illumina le champ de bataille.

A cette lueur, les deux autres combattants jeterent chacun un cri.

-- Athos! dit d'Artagnan.

-- D'Artagnan! dit Athos.

Athos leva son epee, d'Artagnan baissa la sienne.

-- Aramis! cria Athos, ne tirez pas.

-- Ah! ah! c'est vous, Aramis? dit Porthos.

Et il jeta son pistolet.

Aramis repoussa le sien dans ses fontes et remit son epee au
fourreau.

-- Mon fils! dit Athos en tendant la main a d'Artagnan.

C'etait le nom qu'il lui donnait autrefois dans ses moments de
tendresse.

-- Athos, dit d'Artagnan en se tordant les mains, vous le defendez
donc? Et moi qui avais jure de le ramener mort ou vif! Ah! je suis
deshonore.

-- Tuez-moi, dit Athos en decouvrant sa poitrine, si votre honneur
a besoin de ma mort.

-- Oh! malheur a moi! malheur a moi! s'ecriait d'Artagnan, il n'y
avait qu'un homme au monde qui pouvait m'arreter, et il faut que
la fatalite mette cet homme sur mon chemin! Ah! que dirai-je au
cardinal?

-- Vous lui direz, monsieur, repondit une voix qui dominait le
champ de bataille, qu'il avait envoye contre moi les deux seuls
hommes capables de renverser quatre hommes, de lutter corps a
corps sans desavantage contre le comte de La Fere et le chevalier
d'Herblay, et de ne se rendre qu'a cinquante hommes.

-- Le prince! dirent en meme temps Athos et Aramis en faisant un
mouvement pour demasquer le duc de Beaufort, tandis que d'Artagnan
et Porthos faisaient de leur cote un pas en arriere.

-- Cinquante cavaliers! murmurerent d'Artagnan et Porthos.

-- Regardez autour de vous, messieurs, si vous en doutez, dit le
duc.

D'Artagnan et Porthos regarderent autour d'eux; ils etaient en
effet entierement enveloppes par une troupe d'hommes a cheval.

-- Au bruit de votre combat, dit le duc, j'ai cru que vous etiez
vingt hommes, et je suis revenu avec tous ceux qui m'entouraient,
las de toujours fuir, et desireux de tirer un peu l'epee a mon
tour, vous n'etiez que deux.

-- Oui, Monseigneur, dit Athos, mais vous l'avez dit, deux qui en
valent vingt.

-- Allons, messieurs, vos epees, dit le duc.

-- Nos epees! dit d'Artagnan relevant la tete et revenant a lui,
nos epees! jamais!

-- Jamais! dit Porthos.

Quelques hommes firent un mouvement.

-- Un instant, Monseigneur, dit Athos, deux mots.

Et il s'approcha du prince, qui se pencha vers lui et auquel il
dit quelques paroles tout bas.

-- Comme vous voudrez, comte, dit le prince. Je suis trop votre
oblige pour vous refuser votre premiere demande. Ecartez-vous,
messieurs, dit-il aux hommes de son escorte. Messieurs d'Artagnan
et du Vallon, vous etes libres.

L'ordre fut aussitot execute, et d'Artagnan et Porthos se
trouverent former le centre d'un vaste cercle.

-- Maintenant, d'Herblay, dit Athos, descendez de cheval et venez.

Aramis mit pied a terre et s'approcha de Porthos, tandis qu'Athos
s'approchait de d'Artagnan. Tous quatre alors se trouverent
reunis.

-- Amis, dit Athos, regrettez-vous encore de n'avoir pas verse
notre sang?

-- Non, dit d'Artagnan, je regrette de nous voir les uns contre
les autres, nous qui avions toujours ete si bien unis, je regrette
de nous rencontrer dans deux camps opposes. Ah! rien ne nous
reussira plus.

-- Oh! mon Dieu! non, c'est fini, dit Porthos.

-- Eh bien! soyez des notres alors, dit Aramis.

-- Silence, d'Herblay, dit Athos, on ne fait point de ces
propositions-la a des hommes comme ces messieurs. S'ils sont
entres dans le parti de Mazarin, c'est que leur conscience les a
pousses de ce cote, comme la notre nous a pousses du cote des
princes.

-- En attendant, nous voila ennemis, dit Porthos; sang-bleu! qui
aurait jamais cru cela?

D'Artagnan ne dit rien, mais poussa un soupir.

Athos les regarda et prit leurs mains dans les siennes.

-- Messieurs, dit-il, cette affaire est grave, et mon coeur
souffre comme si vous l'aviez perce d'outre en outre. Oui, nous
sommes separes, voila la grande, voila la triste verite, mais nous
ne nous sommes pas declare la guerre encore; peut-etre avons-nous
des conditions a faire, un entretien supreme est indispensable.

-- Quant a moi, je le reclame, dit Aramis.

-- Je l'accepte, dit d'Artagnan avec fierte.

Porthos inclina la tete en signe d'assentiment.

-- Prenons donc un lieu de rendez-vous, continua Athos, a la
portee de nous tous, et dans une derniere entrevue reglons
definitivement notre position reciproque et la conduite que nous
devons tenir les uns vis-a-vis des autres.

-- Bien! dirent les trois autres.

-- Vous etes donc de mon avis? demanda Athos.

-- Entierement.

-- Eh bien! le lieu?

-- La place Royale vous convient-elle? demanda d'Artagnan.

-- A Paris?

-- Oui.

Athos et Aramis se regarderent, Aramis fit un signe de tete
approbatif.

-- La place Royale, soit! dit Athos.

-- Et quand cela?

-- Demain soir, si vous voulez.

-- Serez-vous de retour?

-- Oui.

-- A quelle heure?

-- A dix heures de la nuit, cela vous convient-il?

-- A merveille.

-- De la, dit Athos, sortira la paix ou la guerre, mais notre
honneur du moins, amis, sera sauf.

-- Helas! murmura d'Artagnan, notre honneur de soldat est perdu, a
nous.

-- D'Artagnan, dit gravement Athos, je vous jure que vous me
faites mal de penser a ceci quand je ne pense, moi, qu'a une
chose, c'est que nous avons croise l'epee l'un contre l'autre.
Oui, continua-t-il en secouant douloureusement la tete, oui, vous
l'avez dit; le malheur est sur nous; venez, Aramis.

-- Et nous, Porthos, dit d'Artagnan, retournons porter notre honte
au cardinal.

-- Et dites-lui surtout, cria une voix, que je ne suis pas trop
vieux pour etre un homme d'action.

D'Artagnan reconnut la voix de Rochefort.

-- Puis-je quelque chose pour vous, messieurs? dit le prince.

-- Rendre temoignage que nous avons fait ce que nous avons pu,
Monseigneur.

-- Soyez tranquille, cela sera fait. Adieu, messieurs, dans
quelque temps nous nous reverrons, je l'espere, sous Paris, et
meme dans Paris peut-etre, et alors vous pourrez prendre votre
revanche.

A ces mots, le duc salua de la main, remit son cheval au galop et
disparut suivi de son escorte, dont la vue alla se perdre dans
l'obscurite et le bruit dans l'espace.

D'Artagnan et Porthos se trouverent seuls sur la grande route avec
un homme qui tenait deux chevaux de main.

Ils crurent que c'etait Mousqueton et s'approcherent.

-- Que vois-je! s'ecria d'Artagnan, c'est toi, Grimaud?

-- Grimaud! dit Porthos.

Grimaud fit signe aux deux amis qu'ils ne se trompaient pas.

-- Et a qui les chevaux? demanda d'Artagnan.

-- Qui nous les donne? demanda Porthos.

-- M. le comte de La Fere.

-- Athos, Athos, murmura d'Artagnan, vous pensez a tout et vous
etes vraiment un gentilhomme.

-- A la bonne heure! dit Porthos, j'avais peur d'etre oblige de
faire l'etape a pied.

Et il se mit en selle. D'Artagnan y etait deja.

-- Eh bien! ou vas-tu donc, Grimaud? demanda d'Artagnan; tu
quittes ton maitre?

-- Oui, dit Grimaud, je vais rejoindre le vicomte de Bragelonne a
l'armee de Flandre.

Ils firent alors silencieusement quelques pas sur le grand chemin
en venant vers Paris, mais tout a coup ils entendirent des
plaintes qui semblaient sortir d'un fosse.

-- Qu'est-ce que cela? demanda d'Artagnan.

-- Cela, dit Porthos, c'est Mousqueton.

-- Eh! oui, monsieur, c'est moi, dit une voix plaintive, tandis
qu'une espece d'ombre se dressait sur le revers de la route.

Porthos courut a son intendant, auquel il etait reellement
attache.

-- Serais-tu blesse dangereusement, mon cher Mouston? dit-il.

-- Mouston! reprit Grimaud en ouvrant des yeux ebahis.

-- Non, monsieur, je ne crois pas; mais je suis blesse d'une
maniere fort genante.

-- Alors, tu ne peux pas monter a cheval?

-- Ah! monsieur, que me proposez-vous la!

-- Peux-tu aller a pied?

-- Je tacherai, jusqu'a la premiere maison.

-- Comment faire? dit d'Artagnan, il faut cependant que nous
revenions a Paris.

-- Je me charge de Mousqueton, dit Grimaud.

-- Merci, mon bon Grimaud! dit Porthos.

Grimaud mit pied a terre et alla donner le bras a son ancien ami,
qui l'accueillit les larmes aux yeux, sans que Grimaud put
positivement savoir si ces larmes venaient du plaisir de le revoir
ou de la douleur que lui causait blessure.

Quant a d'Artagnan et a Porthos, ils continuerent silencieusement
leur route vers Paris.

Trois heures apres, ils furent depasses par une espece de courrier
couvert de poussiere: c'etait un homme envoye par le duc et qui
portait au cardinal une lettre dans laquelle, comme l'avait promis
le prince, il rendait temoignage de ce qu'avaient fait Porthos et
d'Artagnan.

Mazarin avait passe une fort mauvaise nuit lorsqu'il recut cette
lettre, dans laquelle le prince lui annoncait lui-meme qu'il etait
en liberte et qu'il allait lui faire une guerre mortelle.

Le cardinal la lut deux ou trois fois, puis la pliant et la
mettant dans sa poche:

-- Ce qui me console, dit-il, puisque d'Artagnan l'a manque, c'est
qu'au moins en courant apres lui il a ecrase Broussel. Decidement
le Gascon est un homme precieux, et il me sert jusque dans ses
maladresses.

Le cardinal faisait allusion a cet homme qu'avait renverse
d'Artagnan au coin du cimetiere Saint-Jean a Paris, et qui n'etait
autre que le conseiller Broussel.


XXIX. Le bonhomme Broussel

Mais malheureusement pour le cardinal Mazarin, qui etait en ce
moment-la en veine de guignon, le bonhomme Broussel n'etait pas
ecrase.

En effet, il traversait tranquillement la rue Saint-Honore quand
le cheval emporte de d'Artagnan l'atteignit a l'epaule et le
renversa dans la boue. Comme nous l'avons dit, d'Artagnan n'avait
pas fait attention a un si petit evenement. D'ailleurs d'Artagnan
partageait la profonde et dedaigneuse indifference que la
noblesse, et surtout la noblesse militaire, professait a cette
epoque pour la bourgeoisie. Il etait donc reste insensible au
malheur arrive au petit homme noir, bien qu'il fut cause de ce
malheur, et avant meme que le pauvre Broussel eut eu le temps de
jeter un cri, toute la tempete de ces coureurs armes etait passee.
Alors seulement le blesse put etre entendu et releve.

On accourut, on vit cet homme gemissant, on lui demanda son nom,
son adresse, son titre, et aussitot qu'il eut dit qu'il se nommait
Broussel, qu'il etait conseiller au Parlement et qu'il demeurait
rue Saint-Landry, un cri s'eleva dans cette foule, cri terrible et
menacant, et qui fit autant de peur au blesse que l'ouragan qui
venait de lui passer sur le corps.

-- Broussel! s'ecriait-on, Broussel, notre pere! celui qui defend
nos droits contre le Mazarin! Broussel, l'ami du peuple, tue,
foule aux pieds par ces scelerats de cardinalistes! Au secours!
aux armes! a mort!

En un moment la foule devint immense; on arreta un carrosse pour y
mettre le petit conseiller; mais un homme du peuple ayant fait
observer que, dans l'etat ou etait le blesse, le mouvement de la
voiture pouvait empirer son mal, des fanatiques proposerent de le
porter a bras, proposition qui fut accueillie avec enthousiasme et
acceptee a l'unanimite. Sitot dit, sitot fait. Le peuple le
souleva, menacant et doux a la fois, et l'emporta, pareil a ce
geant des contes fantastiques qui gronde tout en caressant et en
bercant un nain entre ses bras.

Broussel se doutait bien deja de cet attachement des Parisiens
pour sa personne; il n'avait pas seme l'opposition pendant trois
ans sans un secret espoir de recueillir un jour la popularite.
Cette demonstration, qui arrivait a point, lui fit donc plaisir et
l'enorgueillit, car elle lui donnait la mesure de son pouvoir;
mais d'un autre cote, ce triomphe etait trouble par certaines
inquietudes. Outre les contusions qui le faisaient fort souffrir,
il craignait a chaque coin de rue de voir deboucher quelque
escadron de gardes et de mousquetaires, pour charger cette
multitude, et alors que deviendrait le triomphateur dans cette
bagarre?

Il avait sans cesse devant les yeux ce tourbillon d'hommes, cet
orage au pied de fer qui d'un souffle l'avait culbute. Aussi
repetait-il d'une voix eteinte:

-- Hatons-nous, mes enfants, car en verite je souffre beaucoup.

Et a chacune de ces plaintes c'etait autour de lui une
recrudescence de gemissements et un redoublement de maledictions.

On arriva, non sans peine, a la maison de Broussel. La foule qui
bien avant lui avait deja envahi la rue avait attire aux croisees
et sur les seuils des portes tout le quartier. A la fenetre d'une
maison a laquelle donnait entree une porte etroite, on voyait se
demeler une vieille servante qui criait de toutes ses forces, et
une femme, deja agee aussi, qui pleurait. Ces deux personnes, avec
une inquietude visible quoique exprimee de facon differente,
interrogeaient le peuple, lequel leur envoyait pour toute reponse
des cris confus et inintelligibles.

Mais lorsque le conseiller, porte par huit hommes, apparut tout
pale et regardant d'un oeil mourant son logis, sa femme et sa
servante, la bonne dame Broussel s'evanouit, et la servante,
levant les bras au ciel, se precipita dans l'escalier pour aller
au-devant de son maitre en criant: "O mon Dieu! mon Dieu! si
Friquet etait la, au moins, pour aller chercher un chirurgien!"

Friquet etait la. Ou n'est pas le gamin de Paris?

Friquet avait naturellement profite du jour de la Pentecote pour
demander son conge au maitre de la taverne, conge qui ne pouvait
lui etre refuse, vu que son engagement portait qu'il serait libre
pendant les quatre grandes fetes de l'annee.

Friquet etait a la tete du cortege. L'idee lui etait bien venue
d'aller chercher un chirurgien, mais il trouvait plus amusant en
somme de crier a tue-tete: "Ils ont tue M. Broussel! M. Broussel
le pere du peuple! Vive M. Broussel!" que de s'en aller tout seul
par des rues detournees dire tout simplement a un homme noir:
"Venez, monsieur le chirurgien, le conseiller Broussel a besoin de
vous."

Malheureusement pour Friquet, qui jouait un role d'importance dans
le cortege, il eut l'imprudence de s'accrocher aux grilles de la
fenetre du rez-de-chaussee, afin de dominer la foule. Cette
ambition le perdit; sa mere l'apercut et l'envoya chercher le
medecin.

Puis elle prit le bonhomme dans ses bras et voulut le porter
jusqu'au premier; mais au bas de l'escalier le conseiller se remit
sur ses jambes et declara qu'il se sentait assez fort pour monter
seul. Il priait en outre Gervaise, c'etait le nom de sa servante,
de tacher d'obtenir du peuple qu'il se retirat, mais Gervaise ne
l'ecoutait pas.

-- Oh! mon pauvre maitre! mon cher maitre, s'ecriait-elle. -- Oui,
ma bonne, oui, Gervaise, murmurait Broussel pour la calmer,
tranquillise-toi, ce ne sera rien. -- Que je me tranquillise,
quand vous etes broye, ecrase, moulu! -- Mais non, mais non,
disait Broussel; ce n'est rien ou presque rien. -- Rien, et vous
etes couvert de boue! Rien, et vous avez du sang, vos cheveux! Ah!
mon Dieu, mon Dieu, mon pauvre maitre! -- Chut donc! disait
Broussel, chut! -- Du sang, mon Dieu, du sang! criait Gervaise. --
Un medecin! un chirurgien! un docteur, hurlait la foule; le
conseiller Broussel se meurt! Ce sont les Mazarin qui l'ont tue!

-- Mon Dieu, disait Broussel, se desesperant, les malheureux vont
faire bruler la maison! -- Mettez-vous a votre fenetre et montrez-
vous, notre maitre. -- Je m'en garderai bien, peste! disait
Broussel; c'est bon pour un roi de se montrer. Dis-leur que je
suis mieux, Gervaise; dis-leur que je vais me mettre, non pas a la
fenetre, mais au lit, et qu'ils se retirent. -- Mais pourquoi donc
voulez-vous qu'ils se retirent? Mais cela vous fait honneur,
qu'ils soient la. -- Oh! mais ne vois-tu pas, disait Broussel
desespere, qu'ils me, feront pendre! Allons! voila ma femme qui se
trouve mal!

-- Broussel! Broussel! criait la foule; vive Broussel! Un
chirurgien pour Broussel!

Ils firent tant de bruit que ce qu'avait prevu Broussel arriva. Un
peloton de gardes balaya avec la crosse des mousquets cette
multitude, assez inoffensive du reste; mais aux premiers cris de
"La garde! les soldats!" Broussel, qui tremblait qu'on ne le prit
pour l'instigateur de ce tumulte, se fourra tout habille dans son
lit.

Grace a cette balayade, la vieille Gervaise, sur l'ordre trois
fois reitere de Broussel, parvint a fermer la porte de la rue.
Mais a peine la porte fut-elle fermee et Gervaise remontee pres de
son maitre, que l'on heurta fortement a cette porte.

Mme Broussel, revenue a elle, dechaussait son mari par le pied de
son lit, tout en tremblant comme une feuille.

-- Regardez qui frappe, dit Broussel, et n'ouvrez qu'a bon
escient, Gervaise.

Gervaise regarda.

-- C'est M. le president Blancmesnil, dit-elle.

-- Alors, dit Broussel, il n'y a pas d'inconvenient, ouvrez.

-- Eh bien! dit le president en entrant, que vous ont-ils donc
fait, mon cher Broussel? J'entends dire que vous avez failli etre
assassine? -- Le fait est que, selon toute probabilite, quelque
chose a ete trame contre ma vie, repondit Broussel avec une
fermete qui parut stoique. -- Mon pauvre ami! Oui, ils ont voulu
commencer par vous; mais notre tour viendra a chacun, et ne
pouvant nous vaincre en masse, ils chercheront a nous detruire les
uns apres les autres. -- Si j'en rechappe, dit Broussel, je veux
les ecraser a leur tour sous le poids de ma parole. -- Vous en
reviendrez, dit Blancmesnil, et pour leur faire payer cher cette
agression.

Mme Broussel pleurait a chaudes larmes; Gervaise se desesperait.

-- Qu'y a-t-il donc? s'ecria un beau jeune homme aux formes
robustes en se precipitant dans la chambre. Mon pere blesse? --
Vous voyez une victime de la tyrannie, dit Blancmesnil en vrai
Spartiate. -- Oh! dit le jeune homme en se retournant vers la
porte, malheur a ceux qui vous ont touche, mon pere! -- Jacques,
dit le conseiller en le relevant, allez plutot chercher un
medecin, mon ami. -- J'entends les cris du peuple, dit la vieille;
c'est sans doute Friquet qui en amene un; mais non, c'est un
carrosse.

Blancmesnil regarda par la fenetre. -- Le coadjuteur! dit-il.

-- M. le coadjuteur! repeta Broussel. Eh! mon Dieu, attendez donc
que j'aille au-devant de lui!

Et le conseiller, oubliant sa blessure, allait s'elancer a la
rencontre de M. de Retz, si Blancmesnil ne l'eut arrete.

-- Eh bien! mon cher Broussel, dit le coadjuteur en entrant, qu'y
a-t-il donc? On parle de guet-apens, d'assassinat? Bonjour,
monsieur Blancmesnil. J'ai pris en passant mon medecin, et je vous
l'amene. -- Ah! monsieur, dit Broussel, que de graces je vous
dois! Il est vrai que j'ai ete cruellement renverse et foule aux
pieds par les mousquetaires du roi. -- Dites du cardinal, reprit
le coadjuteur, dites du Mazarin. Mais nous lui ferons payer tout
cela, soyez tranquille. N'est-ce pas, monsieur de Blancmesnil?

Blancmesnil s'inclinait lorsque la porte s'ouvrit tout a coup,
poussee par un coureur. Un laquais a grande livree le suivait, qui
annonca a haute voix:

-- M. le duc de Longueville.

-- Quoi! s'ecria Broussel, M. le duc ici? quel honneur a moi! Ah!
monseigneur! -- Je viens gemir, monsieur, dit le duc, sur le sort
de notre brave defenseur. Etes-vous donc blesse, mon cher
conseiller? -- Si je l'etais votre visite me guerirait,
monseigneur. -- Vous souffrez, cependant? -- Beaucoup, dit
Broussel. -- J'ai amene mon medecin, dit le duc, permettez-vous
qu'il entre? -- Comment donc! dit Broussel.

Le duc fit signe a son laquais qui introduisit un homme noir.

-- J'avais eu la meme idee que vous, mon prince, dit le
coadjuteur.

Les deux medecins se regarderent. -- Ah! c'est vous, monsieur le
coadjuteur? dit le duc. Les amis du peuple se rencontrent sur leur
veritable terrain. -- Ce bruit m'avait effraye et je suis accouru,
mais je crois que le plus presse serait que les medecins
visitassent notre brave conseiller. -- Devant vous, messieurs? dit
Broussel tout intimide. -- Pourquoi pas, mon cher? Nous avons
hate, je vous le jure, de savoir ce qu'il en est. -- Eh! mon Dieu,
dit Mme Broussel, qu'est-ce encore que ce nouveau tumulte? -- On
dirait des applaudissements, dit Blancmesnil en courant a la
fenetre. -- Quoi? s'ecria Broussel palissant, qu'y a-t-il encore?
-- La livree de M. le prince de Conti! s'ecria Blancmesnil. M. le
prince de Conti lui-meme!

Le coadjuteur et M. de Longueville avaient une enorme envie de
rire. Les medecins allaient lever la couverture de Broussel.
Broussel les arreta. En ce moment le prince de Conti entra.

-- Ah! messieurs, dit-il en voyant le coadjuteur, vous m'avez
prevenu! Mais il ne faut pas m'en vouloir, mon cher monsieur
Broussel. Quand j'ai appris votre accident, j'ai cru que vous
manqueriez peut-etre de medecin, et j'ai passe pour prendre le
mien. Comment allez-vous, et qu'est-ce que cet assassinat dont on
parle?

Broussel voulut parler, mais les paroles lui manquerent; il etait
ecrase sous le poids des honneurs qui lui arrivaient.

-- Eh bien! mon cher docteur, voyez, dit le prince de Conti a un
homme noir qui l'accompagnait. -- Messieurs, dit un des medecins,
c'est alors une consultation. -- C'est ce que vous voudrez, dit le
prince, mais rassurez-moi vite sur l'etat de ce cher conseiller.

Les trois medecins s'approcherent du lit. Broussel tirait la
couverture a lui de toutes ses forces; mais malgre sa resistance
il fut depouille et examine.

Il n'avait qu'une contusion au bras et l'autre a la cuisse.

Les trois medecins se regarderent, ne comprenant pas qu'on eut
reuni trois des hommes les plus savants de la faculte de Paris
pour une pareille misere.

-- Eh bien? dit le coadjuteur. -- Eh bien? dit le duc. -- Eh bien?
dit le prince.

-- Nous esperons que l'accident n'aura pas de suite, dit l'un des
trois medecins. Nous allons nous retirer dans la chambre voisine
pour faire l'ordonnance.

-- Broussel! des nouvelles de Broussel! criait le peuple. Comment
va Broussel?

Le coadjuteur courut a la fenetre. A sa vue le peuple fit silence.

-- Mes amis, dit-il, rassurez-vous, M. Broussel est hors de
danger. Cependant sa blessure est serieuse et le repos est
necessaire.

Les cris Vive Broussel! Vive le coadjuteur! retentirent aussitot
dans la rue.

M. de Longueville fut jaloux et alla a son tour a la fenetre.

-- Vive M. de Longueville! cria-t-on aussitot.

-- Mes amis, dit le duc en saluant de la main, retirez-vous en
paix, et ne donnez pas la joie du desordre a nos ennemis.

-- Bien! monsieur le duc, dit Broussel de son lit; voila qui est
parle en bon Francais. -- Oui, messieurs les Parisiens, dit le
prince de Conti allant a son tour a la fenetre pour avoir sa part
des applaudissements; oui, M. Broussel vous en prie. D'ailleurs il
a besoin de repos, et le bruit pourrait l'incommoder.

-- Vive M. le prince de Conti! cria la foule. Le prince salua.

Tous trois prirent alors conge du conseiller, et la foule qu'ils
avaient renvoyee au nom de Broussel leur fit escorte. Ils etaient
sur les quais que Broussel de son lit saluait encore.

La vieille servante, stupefaite, regardait son maitre avec
admiration. Le conseiller avait grandi d'un pied a ses yeux.

-- Voila ce que c'est que de servir son pays selon sa conscience,
dit Broussel avec satisfaction.

Les medecins sortirent apres une heure de deliberation et
ordonnerent de bassiner les contusions avec de l'eau et du sel.

Ce fut toute la journee une procession de carrosses. Toute la
Fronde se fit inscrire chez Broussel.

-- Quel beau triomphe, mon pere! dit le jeune homme, qui, ne
comprenant pas le veritable motif qui poussait tous ces gens-la
chez son pere, prenait au serieux cette demonstration des grands,
des princes et de leurs amis. -- Helas! mon cher Jacques, dit
Broussel, j'ai bien peur de payer ce triomphe-la un peu cher, et
je m'abuse fort, ou M. Mazarin, a cette heure, est en train de me
faire la carte des chagrins que je lui cause.

Friquet rentra a minuit, il n'avait pas pu trouver de medecin.


XXX. Quatre anciens amis s'appretent a se revoir

-- Eh bien! dit Porthos, assis dans la cour de l'hotel de _La
Chevrette_, a d'Artagnan, qui, la figure allongee et maussade,
rentrait du Palais-Cardinal; eh bien! il vous a mal recu, mon
brave d'Artagnan?

-- Ma foi, oui! Decidement, c'est une laide bete que cet homme!
Que mangez-vous la, Porthos?

-- Eh! vous voyez, je trempe un biscuit dans un verre de vin
d'Espagne. Faites-en autant.

-- Vous avez raison. Gimblou, un verre!

Le garcon apostrophe par ce nom harmonieux apporta le verre
demande, et d'Artagnan s'assit pres de son ami.

-- Comment cela s'est-il passe?

-- Dame! vous comprenez, il n'y avait pas deux moyens de dire la
chose. Je suis entre, il m'a regarde de travers; j'ai hausse les
epaules, et je lui ai dit:

"-- Eh bien! Monseigneur, nous n'avons pas ete les plus forts.

"-- Oui, je sais tout cela; mais racontez-moi les details.

"Vous comprenez, Porthos, je ne pouvais pas raconter les details
sans nommer nos amis, et les nommer, c'etait les perdre.

-- Pardieu!

-- Monseigneur, ai-je dit, ils etaient cinquante et nous etions
deux.

"-- Oui, mais cela n'empeche pas, a-t-il repondu, qu'il y a eu des
coups de pistolet echanges, a ce que j'ai entendu dire.

"-- Le fait est que de part et d'autre, il y a eu quelques charges
de poudre de brulees.

"-- Et les epees ont vu le jour? a-t-il ajoute.

"C'est-a-dire la nuit, Monseigneur, ai-je repondu.

"-- Ah ca! a continue le cardinal, je vous croyais Gascon, mon
cher?

"-- Je ne suis Gascon que quand je reussis, Monseigneur.

"La reponse lui a plu, car il s'est mis a rire.

"-- Cela m'apprendra, a-t-il dit, a faire donner de meilleurs
chevaux a mes gardes; car s'ils eussent pu vous suivre, et qu'ils
eussent fait chacun autant que vous et votre ami, vous eussiez
tenu votre parole et me l'eussiez ramene mort ou vif.

-- Eh bien! mais il me semble que ce n'est pas mal, cela, reprit
Porthos.

-- Eh! mon Dieu, non, mon cher, mais c'est la maniere dont c'est
dit. C'est incroyable, interrompit d'Artagnan, combien ces
biscuits tiennent de vin! Ce sont de veritables eponges! Gimblou,
une autre bouteille.

La bouteille fut apportee avec une promptitude qui prouvait le
degre de consideration dont d'Artagnan jouissait dans
l'etablissement. Il continua:

-- Aussi je me retirais, lorsqu'il m'a rappele.

"-- Vous avez eu trois chevaux tant tues que fourbus? m'a-t-il
demande.

"-- Oui, Monseigneur.

"-- Combien valaient-ils?

-- Mais, dit Porthos, c'est un assez bon mouvement, cela, il me
semble.

-- Mille pistoles, ai-je repondu.

-- Mille pistoles! dit Porthos; oh! oh! c'est beaucoup, et s'il se
connait en chevaux, il a du marchander.

-- Il en avait, ma foi, bien envie, le pleutre, car il a fait un
soubresaut terrible et m'a regarde. Je l'ai regarde aussi; alors
il a compris, et mettant la main dans une armoire, il en a tire
des billets sur la banque de Lyon.

-- Pour mille pistoles?

-- Pour mille pistoles! tout juste, le ladre! pas pour une de
plus.

-- Et vous les avez?

-- Les voici.

-- Ma foi! je trouve que c'est agir convenablement, dit Porthos.

-- Convenablement! avec des gens qui non seulement viennent de
risquer leur peau, mais encore de lui rendre un grand service?

-- Un grand service, et lequel? demanda Porthos.

-- Dame! il parait que je lui ai ecrase un conseiller au
parlement.

-- Comment! ce petit homme noir que vous avez renverse au coin du
cimetiere Saint-Jean.

-- Justement, mon cher. Eh bien! il le genait. Malheureusement, je
ne l'ai pas ecrase a plat. Il parait qu'il en reviendra et qu'il
le genera encore.

-- Tiens! dit Porthos, et moi qui ai derange mon cheval qui allait
donner en plein dessus! Ce sera pour une autre fois.

-- Il aurait du me payer le conseiller, le cuistre!

-- Dame! dit Porthos, s'il n'etait pas ecrase tout a fait...

-- Ah! M. de Richelieu eut dit: "Cinq cents ecus pour le
conseiller!" Enfin n'en parlons plus. Combien vous coutaient vos
betes, Porthos?

-- Ah! mon ami, si le pauvre Mousqueton etait la, il vous dirait
la chose a livre, sou et denier.

-- N'importe! dites toujours, a dix ecus pres.

-- Mais Vulcain et Bayard me coutaient chacun deux cents pistoles
a peu pres, et en mettant Phebus a cent cinquante, je crois que
nous approcherons du compte.

-- Alors, il reste donc quatre cent cinquante pistoles, dit
d'Artagnan assez satisfait.

-- Oui, dit Porthos, mais il y a les harnais.

-- C'est pardieu vrai. A combien les harnais?

-- Mais en mettant cent pistoles pour les trois...

-- Va pour cent pistoles, dit d'Artagnan. Il reste alors trois
cent cinquante pistoles.

Porthos inclina la tete en signe d'adhesion.

-- Donnons les cinquante pistoles a l'hotesse pour notre depense,
dit d'Artagnan, et partageons les trois cents autres.

-- Partageons, dit Porthos.

-- Pietre affaire! murmura d'Artagnan en serrant ses billets.

-- Heu! dit Porthos, c'est toujours cela. Mais dites donc?

-- Quoi?

-- N'a-t-il en aucune facon parle de moi?

-- Ah! si fait! s'ecria d'Artagnan, qui craignait de decourager
son ami en lui disant que le cardinal n'avait pas souffle un mot
de lui; si fait! il a dit...

-- Il a dit? reprit Porthos.

-- Attendez, je tiens a me rappeler ses propres paroles;

il a dit: "Quant a votre ami, annoncez-lui qu'il peut dormir sur
ses deux oreilles."

-- Bon, dit Porthos; cela signifie clair comme le jour qu'il
compte toujours me faire baron.

En ce moment neuf heures sonnerent a l'eglise voisine. D'Artagnan
tressaillit.

-- Ah! c'est vrai, dit Porthos, voila neuf heures qui sonnent, et
c'est a dix, vous vous le rappelez, que nous avons rendez-vous a
la place Royale.

-- Ah! tenez, Porthos, taisez-vous! s'ecria d'Artagnan avec un
mouvement d'impatience, ne me rappelez pas ce souvenir, c'est cela
qui m'a rendu maussade depuis hier. Je n'irai pas.

-- Et pourquoi? demanda Porthos.

-- Parce que ce m'est une chose douloureuse que de revoir ces deux
hommes qui ont fait echouer notre entreprise.

-- Cependant, reprit Porthos, ni l'un ni l'autre n'ont eu
l'avantage. J'avais encore un pistolet charge, et vous etiez en
face l'un de l'autre, l'epee a la main.

-- Oui, dit d'Artagnan; mais, si ce rendez-vous cache quelque
chose...

-- Oh! dit Porthos, vous ne le croyez pas, d'Artagnan.

C'etait vrai. D'Artagnan ne croyait pas Athos capable d'employer
la ruse, mais il cherchait un pretexte de ne point aller a ce
rendez-vous.

-- Il faut y aller, continua le superbe seigneur de Bracieux; ils
croiraient que nous avons eu peur. Eh! cher ami, nous avons bien
affronte cinquante ennemis sur la grande route; nous affronterons
bien deux amis sur la place Royale.

-- Oui, oui, dit d'Artagnan, je le sais; mais ils ont pris le
parti des princes sans nous en prevenir; mais Athos et Aramis ont
joue avec moi un jeu qui m'alarme. Nous avons decouvert la verite
hier. A quoi sert-il d'aller apprendre aujourd'hui autre chose?

-- Vous vous defiez donc reellement? dit Porthos.

-- D'Aramis, oui, depuis qu'il est devenu abbe. Vous ne pouvez pas
vous figurer, mon cher, ce qu'il est devenu. Il nous voit sur le
chemin qui doit le conduire a son eveche, et ne serait pas fache
de nous supprimer peut-etre.

-- Ah! de la part d'Aramis, c'est autre chose, dit Porthos, et
cela ne m'etonnerait pas.

-- M. de Beaufort peut essayer de nous faire saisir a son tour.

-- Bah! puisqu'il nous tenait et qu'il nous a laches. D'ailleurs,
mettons-nous sur nos gardes, armons-nous et emmenons Planchet avec
sa carabine.

-- Planchet est frondeur, dit d'Artagnan.

-- Au diable les guerres civiles! dit Porthos; on ne peut plus
compter ni sur ses amis, ni sur ses laquais. Ah! si le pauvre
Mousqueton etait la! En voila un qui ne me quittera jamais.

-- Oui, tant que vous serez riche. Eh! mon cher, ce ne sont pas
les guerres civiles qui nous desunissent; c'est que nous n'avons
plus vingt ans chacun, c'est que les loyaux elans de la jeunesse
ont disparu pour faire place au murmure des interets, au souffle
des ambitions, aux conseils de l'egoisme. Oui, vous avez raison,
allons-y, Porthos, mais allons-y bien armes. Si nous n'y allons
pas, ils diraient que nous avons peur.

-- Hola! Planchet! dit d'Artagnan.

Planchet apparut.

-- Faites seller les chevaux, et prenez votre carabine.

-- Mais, monsieur, contre qui allons-nous d'abord!

-- Nous n'allons contre personne, dit d'Artagnan; c'est une simple
mesure de precaution dans le cas ou nous serions attaques.

-- Vous savez, monsieur, qu'on a voulu tuer ce bon conseiller
Broussel, le pere du peuple?

-- Ah! vraiment? dit d'Artagnan.

-- Oui, mais il a ete bien venge, car il a ete reporte chez lui
dans les bras du peuple. Depuis hier sa maison ne desemplit pas.
Il a recu la visite du coadjuteur, de M. de Longueville et du
prince de Conti. Madame de Chevreuse et madame de Vendome se sont
fait inscrire chez lui, et quand il voudra maintenant...

-- Eh bien! quand il voudra?

Planchet se mit a chantonner:

_Un vent de Fronde_
_S'est leve ce matin;_
_Je crois qu'il gronde_
_Contre le Mazarin._
_Un vent de Fronde_
_S'est leve ce matin._

-- Cela ne m'etonne plus, dit tout bas d'Artagnan a Porthos, que
le Mazarin eut prefere de beaucoup que j'eusse ecrase tout a fait
son conseiller.

-- Vous comprenez donc, monsieur, reprit Planchet, que si c'etait
pour quelque entreprise pareille a celle qu'on a tramee contre
M. Broussel, que vous me priez de prendre ma carabine...

-- Non, sois tranquille; mais de qui tiens-tu tous ces details?

-- Oh! de bonne source, monsieur. Je les tiens de Friquet.

-- De Friquet? dit d'Artagnan. Je connais ce nom-la.

-- C'est le fils de la servante de M. Broussel, un gaillard qui,
je vous en reponds, dans une emeute ne donnerait pas sa part aux
chiens.

-- N'est-il pas enfant de choeur a Notre-Dame! demanda d'Artagnan.

-- Oui, c'est cela; Bazin le protege.

-- Ah! ah! je sais, dit d'Artagnan. Et garcon de comptoir au
cabaret de la rue de la Calandre?

-- Justement.

-- Que vous fait ce marmot? dit Porthos.

-- Heu! dit d'Artagnan, il m'a deja donne de bons renseignements,
et dans l'occasion il pourrait m'en donner encore.

-- A vous qui avez failli ecraser son maitre?

-- Et qui le lui dira?

-- C'est juste.

A ce meme moment, Athos et Aramis entraient dans Paris par le
faubourg Saint-Antoine. Ils s'etaient rafraichis en route et se
hataient pour ne pas manquer au rendez-vous. Bazin seul les
suivait. Grimaud, on se le rappelle, etait reste pour soigner
Mousqueton, et devait rejoindre directement le jeune vicomte de
Bragelonne, qui se rendait a l'armee de Flandre.

-- Maintenant, dit Athos, il nous faut entrer dans quelque auberge
pour prendre l'habit de ville, deposer nos pistolets et nos
rapieres, et desarmer notre valet.

-- Oh, point du tout, cher comte, et en ceci, vous me permettrez,
non seulement de n'etre point de votre avis, mais encore d'essayer
de vous ramener au mien.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce que c'est a un rendez-vous de guerre que nous allons.

-- Que voulez-vous dire, Aramis?

-- Que la place Royale est la suite de la grande route du
Vendomois, et pas autre chose.

-- Comment! nos amis...

-- Sont devenus nos plus dangereux ennemis, Athos; croyez-moi,
defions-nous, et surtout defiez-vous.

-- Oh! mon cher d'Herblay!

-- Qui vous dit que d'Artagnan n'a pas rejete sa defaite sur nous
et n'a pas prevenu le cardinal? Qui vous dit que le cardinal ne
profitera pas de ce rendez-vous pour nous faire saisir?

-- Eh quoi! Aramis, vous pensez que d'Artagnan, que Porthos
preteraient les mains a une pareille infamie?

-- Entre amis, mon cher Athos, vous avez raison, ce serait une
infamie; mais entre ennemis, c'est une ruse.

Athos croisa les bras et laissa tomber sa belle tete sur sa
poitrine.

-- Que voulez-vous, Athos! dit Aramis, les hommes sont ainsi
faits, et n'ont pas toujours vingt ans. Nous avons cruellement
blesse, vous le savez, cet amour-propre qui dirige aveuglement les
actions de d'Artagnan. Il a ete vaincu. Ne l'avez-vous pas entendu
se desesperer sur la route? Quant a Porthos, sa baronnie dependait
peut-etre de la reussite de cette affaire. Eh bien! il nous a
rencontres sur son chemin, et ne sera pas encore baron de cette
fois-ci. Qui vous dit que cette fameuse baronnie ne tient pas a
notre entrevue de ce soir? Prenons nos precautions, Athos.

-- Mais s'ils allaient venir sans armes, eux? Quelle honte pour
nous, Aramis!

-- Oh! soyez tranquille, mon cher, je vous reponds qu'il n'en sera
pas ainsi. D'ailleurs, nous avons une excuse, nous, nous arrivons
de voyage et nous sommes rebelles!

-- Une excuse a nous! Il nous faut prevoir le cas ou nous aurions
besoin dune excuse vis-a-vis de d'Artagnan, vis-a-vis de Porthos!
Oh! Aramis, Aramis continua Athos en secouant tristement la tete,
sur mon ame, vous me rendez le plus malheureux des hommes. Vous
desenchantez un coeur qui n'etait pas entierement mort a l'amitie!
Tenez, Aramis, j'aimerais presque autant, je vous le jure, qu'on
me l'arrachat de la poitrine. Allez-y comme vous voudrez, Aramis.
Quant a moi, j'irai desarme.

-- Non pas, car je ne vous laisserai pas aller ainsi. Ce n'est
plus un homme, ce n'est plus Athos, ce n'est plus meme le comte de
La Fere que vous trahirez par cette faiblesse; c'est un parti tout
entier auquel vous appartenez et qui compte sur vous.

-- Qu'il soit fait comme vous dites, repondit tristement Athos.

Et ils continuerent leur chemin.

A peine arrivaient-ils par la rue du Pas-de-la-Mule, aux grilles
de la place deserte, qu'ils apercurent sous l'arcade, au debouche
de la rue Sainte-Catherine, trois cavaliers.

C'etaient d'Artagnan et Porthos marchant enveloppes de leurs
manteaux que relevaient les epees. Derriere eux venait Planchet,
le mousquet a la cuisse.

Athos et Aramis descendirent de cheval en apercevant d'Artagnan et
Porthos.

Ceux-ci en firent autant. D'Artagnan remarqua que les trois
chevaux, au lieu d'etre tenus par Bazin, etaient attaches aux
anneaux des arcades. Il ordonna a Planchet de faire comme faisait
Bazin.

Alors ils s'avancerent, deux contre deux, suivis des valets, a la
rencontre les uns des autres, et se saluerent poliment.

-- Ou vous plait-il que nous causions, messieurs? dit Athos, qui
s'apercut que plusieurs personnes s'arretaient et les regardaient,
comme s'il s'agissait d'un de ces fameux duels, encore vivants
dans la memoire des Parisiens, et surtout de ceux qui habitaient
la place Royale.

-- La grille est fermee, dit Aramis, mais si ces messieurs aiment
le frais sous les arbres et une solitude inviolable, je prendrai
la clef a l'hotel de Rohan, et nous serons a merveille.

D'Artagnan plongea son regard dans l'obscurite de la place, et
Porthos hasarda sa tete entre deux barreaux pour sonder les
tenebres.

-- Si vous preferez un autre endroit, messieurs, dit Athos de sa
voix noble et persuasive, choisissez vous-memes.

-- Cette place, si M. d'Herblay peut s'en procurer la clef, sera,
je le crois, le meilleur terrain possible.

Aramis s'ecarta aussitot, en prevenant Athos de ne pas rester seul
ainsi a portee de d'Artagnan et de Porthos; mais celui auquel il
donnait ce conseil ne fit que sourire dedaigneusement, et fit un
pas vers ses anciens amis qui demeurerent tous deux a leur place.

Aramis avait effectivement ete frapper a l'hotel de Rohan, il
parut bientot avec un homme qui disait:

-- Vous me le jurez, monsieur?

-- Tenez, dit Aramis en lui donnant un louis.

-- Ah! vous ne voulez pas jurer, mon gentilhomme! disait le
concierge en secouant la tete.

-- Eh! peut-on jurer de rien, dit Aramis. Je vous affirme
seulement qu'a cette heure ces messieurs sont nos amis.

-- Oui, certes, dirent froidement Athos, d'Artagnan et Porthos.

D'Artagnan avait entendu le colloque et avait compris.

-- Vous voyez? dit-il a Porthos.

-- Qu'est-ce que je vois?

-- Qu'il n'a pas voulu jurer.

-- Jurer, quoi?

-- Cet homme voulait qu'Aramis lui jurat que nous n'allions pas
sur la place Royale pour nous battre.

-- Et Aramis n'a pas voulu jurer?

-- Non.

-- Attention, alors.

Athos ne perdait pas de vue les deux discoureurs. Aramis ouvrit la
porte et s'effaca pour que d'Artagnan et Porthos pussent entrer.
En entrant, d'Artagnan engagea la poignee de son epee dans la
grille et fut force d'ecarter son manteau. En ecartant son manteau
il decouvrit la crosse luisante de ses pistolets, sur lesquels se
refleta un rayon de la lune.

-- Voyez-vous, dit Aramis en touchant l'epaule d'Athos d'une main
et en lui montrant de l'autre l'arsenal que d'Artagnan portait a
sa ceinture.

-- Helas! oui, dit Athos avec un profond soupir.

Et il entra le troisieme. Aramis entra le dernier et ferma la
grille derriere lui. Les deux valets resterent dehors; mais comme
si eux aussi se mefiaient l'un de l'autre, ils resterent a
distance.


XXXI. La place Royale

On marcha silencieusement jusqu'au centre de la place; mais comme
en ce moment la lune venait de sortir d'un nuage, on reflechit
qu'a cette place decouverte on serait facilement vu, et l'on gagna
les tilleuls, ou l'ombre etait plus epaisse.

Des bancs etaient disposes de place en place; les quatre
promeneurs s'arreterent devant l'un d'eux. Athos fit un signe,
d'Artagnan et Porthos s'assirent. Athos et Aramis resterent debout
devant eux.

Au bout d'un moment de silence dans lequel chacun sentait
l'embarras qu'il y avait a commencer l'explication:

-- Messieurs, dit Athos, une preuve de la puissance de notre
ancienne amitie, c'est notre presence a ce rendez-vous; pas un n'a
manque, pas un n'avait donc de reproches a se faire.

-- Ecoutez, monsieur le comte, dit d'Artagnan, au lieu de nous
faire des compliments que nous ne meritons peut-etre ni les uns ni
les autres, expliquons-nous en gens de coeur.

-- Je ne demande pas mieux, repondit Athos. Je suis franc; parlez
avec toute franchise: avez-vous quelque chose a me reprocher, a
moi ou a M. l'abbe d'Herblay?

-- Oui, dit d'Artagnan; lorsque j'eus l'honneur de vous voir au
chateau de Bragelonne, je vous portais des propositions que vous
avez comprises; au lieu de me repondre comme a un ami, vous m'avez
joue comme un enfant, et cette amitie que vous vantez ne s'est pas
rompue hier par le choc de nos epees, mais par votre dissimulation
a votre chateau.

-- D'Artagnan! dit Athos d'un ton de doux reproche.

-- Vous m'avez demande de la franchise, dit d'Artagnan, en voila;
vous demandez ce que je pense, je vous le dis. Et maintenant j'en
ai autant a votre service, monsieur l'abbe d'Herblay. J'ai agi de
meme avec vous et vous m'avez abuse aussi.

-- En verite, monsieur, vous etes etrange, dit Aramis; vous etes
venu me trouver pour me faire des propositions, mais me les avez-
vous faites? Non, vous m'avez sonde, voila tout. Eh bien! que vous
ai-je dit? que Mazarin etait un cuistre et que je ne servirais pas
Mazarin. Mais voila tout. Vous ai-je dit que je ne servirais pas
un autre? Au contraire, je vous ai fait entendre, ce me semble,
que j'etais aux princes. Nous avons meme, si je ne m'abuse, fort
agreablement plaisante sur le cas tres probable ou vous recevriez
du cardinal mission de m'arreter. Etiez-vous homme de parti? Oui,
sans doute. Eh bien! pourquoi ne serions-nous pas a notre tour
gens de parti? Vous aviez votre secret comme nous avions le notre;
nous ne les avons pas echanges, tant mieux: cela prouve que nous
savons garder nos secrets.

-- Je ne vous reproche rien, monsieur, dit d'Artagnan, c'est
seulement parce que M. le comte de La Fere a parle d'amitie que
j'examine vos procedes.

-- Et qu'y trouvez-vous? demanda Aramis avec hauteur.

Le sang monta aussitot aux tempes de d'Artagnan, qui se leva et
repondit:

-- Je trouve que ce sont bien ceux d'un eleve des jesuites.

En voyant d'Artagnan se lever, Porthos s'etait leve aussi. Les
quatre hommes se retrouvaient donc debout et menacants en face les
uns des autres.

A la reponse de d'Artagnan, Aramis fit un mouvement comme pour
porter la main a son epee.

Athos l'arreta.

-- D'Artagnan, dit-il, vous venez ce soir ici encore tout furieux
de notre aventure d'hier. D'Artagnan, je vous croyais assez grand
coeur pour qu'une amitie de vingt ans resistat chez vous a une
defaite d'amour-propre d'un quart d'heure. Voyons, dites cela a
moi. Croyez-vous avoir quelque chose a me reprocher? Si je suis en
faute, d'Artagnan, j'avouerai ma faute.

Cette voix grave et harmonieuse d'Athos avait toujours sur
d'Artagnan son ancienne influence, tandis que celle d'Aramis,
devenue aigre et criarde dans ses moments de mauvaise humeur,
l'irritait. Aussi repondit-il a Athos:

-- Je crois, monsieur le comte, que vous aviez une confidence a me
faire au chateau de Bragelonne, et que monsieur, continua-t-il en
designant Aramis, en avait une a me faire a son couvent; je ne me
fusse point jete alors dans une aventure ou vous deviez me barrer
le chemin; cependant, parce que j'ai ete discret, il ne faut pas
tout a fait me prendre pour un sot. Si j'avais voulu approfondir
la difference des gens que M. d'Herblay recoit par une echelle de
corde avec celle des gens qu'il recoit par une echelle de bois, je
l'aurais bien force de me parler.

-- De quoi vous melez-vous? s'ecria Aramis, pale de colere au
doute qui lui vint dans le coeur qu'epie par d'Artagnan, il avait
ete vu avec madame de Longueville.

-- Je me mele de ce qui me regarde, et je sais faire semblant de
ne pas avoir vu ce qui ne me regarde pas, mais je hais les
hypocrites, et, dans cette categorie, je range les mousquetaires
qui font les abbes et les abbes qui font les mousquetaires, et,
ajouta-t-il en se tournant vers Porthos, voici monsieur qui est de
mon avis.

Porthos, qui n'avait pas encore parle, ne repondit que par un mot
et un geste.

Il dit "Oui", et mit l'epee a la main.

Aramis fit un bond en arriere et tira la sienne. D'Artagnan se
courba, pret a attaquer ou a se defendre.

Alors Athos etendit la main avec le geste de commandement supreme
qui n'appartenait qu'a lui, tira lentement epee et fourreau tout a
la fois, brisa le fer dans sa gaine en le frappant sur son genou,
et jeta les deux morceaux a sa droite.

Puis se retournant vers Aramis:

-- Aramis, dit-il, brisez votre epee.

Aramis hesita.

-- Il le faut, dit Athos. Puis d'une voix plus basse et plus
douce: Je le veux.

Alors Aramis, plus pale encore, mais subjugue par ce geste, vaincu
par cette voix, rompit dans ses mains la lame flexible, puis se
croisa les bras et attendit fremissant de rage.

Ce mouvement fit reculer d'Artagnan et Porthos; d'Artagnan ne tira
point son epee, Porthos remit la sienne au fourreau.

-- Jamais, dit Athos en levant lentement la main droite au ciel,
jamais, je le jure devant Dieu qui nous voit et nous ecoute
pendant la solennite de cette nuit, jamais mon epee ne touchera
les votres, jamais mon oeil n'aura pour vous un regard de colere,
jamais mon coeur un battement de haine. Nous avons vecu ensemble,
hai et aime ensemble; nous avons verse et confondu notre sang; et
peut-etre, ajouterai-je encore, y a-t-il entre nous un lien plus
puissant que celui de l'amitie, peut-etre y a-t-il le pacte du
crime; car, tous quatre, nous avons condamne, juge, execute un
etre humain que nous n'avions peut-etre pas le droit de retrancher
de ce monde, quoique plutot qu'a ce monde il parut appartenir a
l'enfer. D'Artagnan, je vous ai toujours aime comme mon fils.
Porthos, nous avons dormi dix ans cote a cote; Aramis est votre
frere comme il est le mien, car Aramis vous a aimes comme je vous
aime encore, comme je vous aimerai toujours. Qu'est-ce que le
cardinal de Mazarin peut etre pour nous, qui avons force la main
et le coeur d'un homme comme Richelieu? Qu'est-ce que tel ou tel
prince pour nous qui avons consolide la couronne sur la tete d'une
reine? D'Artagnan, je vous demande pardon d'avoir hier croise le
fer avec vous; Aramis en fait autant pour Porthos. Et maintenant,
haissez-moi si vous pouvez, mais, moi, je vous jure que, malgre
votre haine, je n'aurai que de l'estime et de l'amitie pour vous.
Maintenant repetez mes paroles, Aramis, et apres, s'ils le
veulent, et si vous le voulez, quittons nos anciens amis pour
toujours.

Il se fit un instant de silence solennel qui fut rompu par Aramis.

-- Je le jure, dit-il avec un front calme et un regard loyal, mais
d'une voix dans laquelle vibrait un dernier tremblement d'emotion,
je jure que je n'ai plus de haine contre ceux qui furent mes amis;
je regrette d'avoir touche votre epee, Porthos. Je jure enfin que
non seulement la mienne ne se dirigera plus sur votre poitrine,
mais encore qu'au fond de ma pensee la plus secrete, il ne restera
pas dans l'avenir l'apparence de sentiments hostiles contre vous.
Venez, Athos.

Athos fit un mouvement pour se retirer.

-- Oh! non, non! ne vous en allez pas! s'ecria d'Artagnan,
entraine par un de ces elans irresistibles qui trahissaient la
chaleur de son sang et la droiture native de son ame, ne vous en
allez pas; car, moi aussi, j'ai un serment a faire, je jure que je
donnerais jusqu'a la derniere goutte de mon sang, jusqu'au dernier
lambeau de ma chair pour conserver l'estime d'un homme comme vous,
Athos, l'amitie d'un homme comme vous, Aramis.

Et il se precipita dans les bras d'Athos.

-- Mon fils! dit Athos en le pressant sur son coeur.

-- Et moi, dit Porthos, je ne jure rien, mais j'etouffe,
sacrebleu! S'il me fallait me battre contre vous, je crois que je
me laisserais percer d'outre en outre, car je n'ai jamais aime que
vous au monde.

Et l'honnete Porthos se mit a fondre en larmes en se jetant dans
les bras d'Aramis.

-- Mes amis, dit Athos, voila ce que j'esperais, voila ce que
j'attendais de deux coeurs comme les votres; oui, je l'ai dit et
je le repete, nos destinees sont liees irrevocablement, quoique
nous suivions une route differente. Je respecte votre opinion,
d'Artagnan; je respecte votre conviction, Porthos; mais quoique
nous combattions pour des causes opposees, gardons-nous amis; les
ministres, les princes, les rois passeront comme un torrent, la
guerre civile comme une flamme, mais nous, resterons-nous? j'en ai
le pressentiment.

-- Oui, dit d'Artagnan, soyons toujours mousquetaires, et gardons
pour unique drapeau cette fameuse serviette du bastion de Saint-
Gervais, ou le grand cardinal avait fait broder trois fleurs de
lis.

-- Oui, dit Aramis, cardinalistes ou frondeurs, que nous importe!
Retrouvons nos bons seconds pour les duels, nos amis devoues dans
les affaires graves, nos joyeux compagnons pour le plaisir!

-- Et chaque fois, dit Athos, que nous nous rencontrerons dans la
melee, a ce seul mot: Place Royale! passons nos epees dans la main
gauche et tendons-nous la main droite, fut-ce au milieu du
carnage!

-- Vous parlez a ravir, dit Porthos.

-- Vous etes le plus grand des hommes, dit d'Artagnan, et, quant a
nous, vous nous depassez de dix coudees.

Athos sourit d'un sourire d'ineffable joie.

-- C'est donc conclu, dit-il. Allons, messieurs, votre main. Etes-
vous quelque peu chretiens?

-- Pardieu! dit d'Artagnan.

-- Nous le serons dans cette occasion, pour rester fideles a notre
serment, dit Aramis.

-- Ah! je suis pret a jurer par ce qu'on voudra, dit Porthos, meme
par Mahomet! Le diable m'emporte si j'ai jamais ete si heureux
qu'en ce moment.

Et le bon Porthos essuyait ses yeux encore humides.

-- L'un de vous a-t-il une croix? demanda Athos.

Porthos et d'Artagnan se regarderent en secouant la tete comme des
hommes pris au depourvu.

Aramis sourit et tira de sa poitrine une croix de diamants
suspendue a son cou par un fil de perles.

-- En voila une, dit-il.

-- Eh bien! reprit Athos, jurons sur cette croix, qui malgre sa
matiere est toujours une croix, jurons d'etre unis malgre tout et
toujours; et puisse ce serment non seulement nous lier nous-memes,
mais encore lier nos descendants! Ce serment vous convient-il?

-- Oui, dirent-ils tout d'une voix.

-- Ah! traitre! dit tout bas d'Artagnan en se penchant a l'oreille
d'Aramis, vous nous avez fait jurer sur le crucifix d'une
frondeuse.


XXXII. Le bac de l'Oise

Nous esperons que le lecteur n'a point tout a fait oublie le jeune
voyageur que nous avons laisse sur la route de Flandre.

Raoul, en perdant de vue son protecteur, qu'il avait laisse le
suivant des yeux en face de la basilique royale, avait pique son
cheval pour echapper d'abord a ses douloureuses pensees, et
ensuite pour derober a Olivain l'emotion qui alterait ses traits.

Une heure de marche rapide dissipa bientot cependant toutes ces
sombres vapeurs qui avaient attriste l'imagination si riche du
jeune homme. Ce plaisir inconnu d'etre libre, plaisir qui a sa
douceur, meme pour ceux qui n'ont jamais souffert de leur
dependance, dora pour Raoul le ciel et la terre, et surtout cet
horizon lointain et azure de la vie qu'on appelle l'avenir.

Cependant il s'apercut, apres plusieurs essais de conversation
avec Olivain, que de longues journees passees ainsi seraient bien
tristes, et la parole du comte, si douce, si persuasive et si
interessante, lui revint en memoire a propos des villes que l'on
traversait, et sur lesquelles personne ne pouvait plus lui donner
ces renseignements precieux qu'il eut tires d'Athos, le plus
savant et le plus amusant de tous les guides.

Un autre souvenir attristait encore Raoul: on arrivait a Louvres,
il avait vu, perdu derriere un rideau de peupliers, un petit
chateau qui lui avait si fort rappele celui de La Valliere, qu'il
s'etait arrete a le regarder pres de dix minutes, et avait repris
sa route en soupirant, sans meme repondre a Olivain, qui l'avait
interroge respectueusement sur la cause de cette attention.
L'aspect des objets exterieurs est un mysterieux conducteur, qui
correspond aux fibres de la memoire et va les reveiller
quelquefois malgre nous; une fois ce fil eveille, comme celui
d'Ariane, il conduit dans un labyrinthe de pensees ou l'on s'egare
en suivant cette ombre du passe qu'on appelle le souvenir. Or, la
vue de ce chateau avait rejete Raoul a cinquante lieues du cote de
l'occident, et lui avait fait remonter sa vie depuis le moment ou
il avait pris conge de la petite Louise jusqu'a celui ou il
l'avait vue pour la premiere fois, et chaque touffe de chene,
chaque girouette entrevue au haut d'un toit d'ardoises, lui
rappelaient qu'au lieu de retourner vers ses amis d'enfance, il
s'en eloignait chaque instant davantage, et que peut-etre meme il
les avait quittes pour jamais.

Le coeur gonfle, la tete lourde, il commanda a Olivain de conduire
les chevaux a une petite auberge qu'il apercevait sur la route a
une demi-portee de mousquet a peu pres en avant de l'endroit ou
l'on etait parvenu. Quant a lui, il mit pied a terre, s'arreta
sous un beau groupe de marronniers en fleurs, autour desquels
murmuraient des multitudes d'abeilles, et dit a Olivain de lui
faire apporter par l'hote du papier a lettres et de l'encre sur
une table qui paraissait la toute disposee pour ecrire.

Olivain obeit et continua sa route, tandis que Raoul s'asseyait le
coude appuye sur cette table, les regards vaguement perdus sur ce
charmant paysage tout parseme de champs verts et de bouquets
d'arbres, et faisant de temps en temps tomber de ses cheveux ces
fleurs qui descendaient sur lui comme une neige.

Raoul etait la depuis dix minutes a peu pres, et il y en avait
cinq qu'il etait perdu dans ses reveries, lorsque dans le cercle
embrasse par ses regards distraits il vit se mouvoir une figure
rubiconde qui, une serviette autour du corps, une serviette sur le
bras, un bonnet blanc sur la tete, s'approchait de lui, tenant
papier, encore et plume.

-- Ah! ah! dit l'apparition, on voit que tous les gentilshommes
ont des idees pareilles, car il n'y a qu'un quart d'heure qu'un
jeune seigneur, bien monte comme vous, de haute mine comme vous,
et de votre age a peu pres, a fait halte devant ce bouquet
d'arbres, y a fait apporter cette table et cette chaise, et y a
dine, avec un vieux monsieur qui avait l'air d'etre son
gouverneur, d'un pate dont ils n'ont pas laisse un morceau, et
d'une bouteille de vieux vin de Macon dont ils n'ont pas laisse
une goutte; mais heureusement nous avons encore du meme vin et des
pates pareils, et si monsieur veut donner ses ordres...

-- Non, mon ami, dit Raoul en souriant, et je vous remercie, je
n'ai besoin pour le moment que des choses que j'ai fait demander;
seulement je serais bien heureux que l'encre fut noire et que la
plume fut bonne; a ces conditions je paierai la plume au prix de
la bouteille, et l'encre au prix du pate.

-- Eh bien! monsieur, dit l'hote, je vais donner le pate et la
bouteille a votre domestique, de cette facon-la vous aurez la
plume et l'encre par-dessus le marche.

-- Faites comme vous voudrez, dit Raoul, qui commencait son
apprentissage avec cette classe toute particuliere de la societe
qui, lorsqu'il y avait des voleurs sur les grandes routes, etait
associee avec eux, et qui, depuis qu'il n'y en a plus, les a
avantageusement remplaces.

L'hote, tranquillise sur sa recette, deposa sur la table papier,
encre et plume. Par hasard, la plume etait passable, et Raoul se
mit a ecrire.

L'hote etait reste devant lui et considerait avec une espece
d'admiration involontaire cette charmante figure si serieuse et si
douce a la fois. La beaute a toujours ete et sera toujours une
reine.

-- Ce n'est pas un convive comme celui de tout a l'heure, dit
l'hote a Olivain, qui venait rejoindre Raoul pour voir s'il
n'avait besoin de rien, et votre jeune maitre n'a pas d'appetit.

-- Monsieur en avait encore il y a trois jours, de l'appetit, mais
que voulez-vous! il l'a perdu depuis avant-hier.

Et Olivain et l'hote s'acheminerent vers l'auberge. Olivain, selon
la coutume des laquais heureux de leur condition, racontant au
tavernier tout ce qu'il crut pouvoir dire sur le compte du jeune
gentilhomme.

Cependant Raoul ecrivait:

Monsieur,

"Apres quatre heures de marche, je m'arrete pour vous ecrire, car
vous me faites faute a chaque instant, et je suis toujours pret a
tourner la tete, comme pour repondre lorsque vous me parliez. J'ai
ete si etourdi de votre depart, et si affecte du chagrin de notre
separation, que je ne vous ai que bien faiblement exprime tout ce
que je ressentais de tendresse et de reconnaissance pour vous.
Vous m'excuserez, monsieur, car votre coeur est si genereux, que
vous avez compris tout ce qui se passait dans le mien. Ecrivez-
moi, monsieur, je vous en prie, car vos conseils sont une partie
de mon existence; et puis, si j'ose vous le dire, je suis inquiet,
il m'a semble que vous vous prepariez vous-meme a quelque
expedition perilleuse, sur laquelle je n'ai point ose vous
interroger, car vous ne m'en avez rien dit. J'ai donc, vous le
voyez, grand besoin d'avoir de vos nouvelles. Depuis que je ne
vous ai plus la, pres de moi, j'ai peur a tout moment de manquer.
Vous me souteniez puissamment, monsieur, et aujourd'hui, je le
jure, je me trouve bien seul.

"Aurez-vous l'obligeance, monsieur, si vous recevez des nouvelles
de Blois, de me toucher quelques mots de ma petite amie Mlle de La
Valliere, dont, vous le savez, la sante, lors de notre depart,
pouvait donner quelque inquietude? Vous comprenez, monsieur et
cher protecteur, combien les souvenirs du temps que j'ai passe
pres de vous me sont precieux et indispensables. J'espere que
parfois vous penserez aussi a moi, et si je vous manque a de
certaines heures, si vous ressentez comme un petit regret de mon
absence, je serais comble de joie en songeant que vous avez senti
mon affection et mon devouement pour vous, et que j'ai su vous les
faire comprendre pendant que j'avais le bonheur de vivre aupres de
vous."

Cette lettre achevee, Raoul se sentit plus calme; il regarda bien
si Olivain et l'hote ne le guettaient pas, et il deposa un baiser
sur ce papier, muette et touchante caresse que le coeur d'Athos
etait capable de deviner en ouvrant la lettre.

Pendant ce temps, Olivain avait bu sa bouteille et mange son pate;
les chevaux aussi s'etaient rafraichis. Raoul fit signe a l'hote
de venir, jeta un ecu sur la table, remonta a cheval, et a Senlis,
jeta la lettre a la poste.

Le repos qu'avaient pris cavaliers et chevaux leur permettait de
continuer leur route sans s'arreter. A Verberie, Raoul ordonna a
Olivain de s'informer de ce jeune gentilhomme qui les precedait;
on l'avait vu passer il n'y avait pas trois quarts d'heure, mais
il etait bien monte, comme l'avait deja dit le tavernier, et
allait bon train.

-- Tachons de rattraper ce gentilhomme, dit Raoul a Olivain, il va
comme nous a l'armee, et ce nous sera une compagnie agreable.

Il etait quatre heures de l'apres-midi lorsque Raoul arriva a
Compiegne; il y dina de bon appetit et s'informa de nouveau du
jeune gentilhomme qui le precedait: il s'etait arrete comme Raoul
a l'_Hotel_ _de la Cloche et de la Bouteille_, qui etait le
meilleur de Compiegne, et avait continue sa route en disant qu'il
voulait aller coucher a Noyon.

-- Allons coucher a Noyon, dit Raoul.

-- Monsieur, repondit respectueusement Olivain, permettez-moi de
vous faire observer que nous avons deja fort fatigue les chevaux
ce matin. Il sera bon, je crois, de coucher ici et de repartir
demain de bon matin. Dix-huit lieues suffisent pour une premiere
etape.

-- M. le comte de La Fere desire que je me hate, repondit Raoul,
et que j'aie rejoint M. le Prince dans la matinee du quatrieme
jour: poussons donc jusqu'a Noyon, ce sera une etape pareille a
celles que nous avons faites en allant de Blois a Paris. Nous
arriverons a huit heures. Les chevaux auront toute la nuit pour se
reposer, et demain, a cinq heures du matin, nous nous remettrons
en route.

Olivain n'osa s'opposer a cette determination; mais il suivit en
murmurant.

-- Allez, allez, disait-il entre ses dents, jetez votre feu le
premier jour; demain, en place d'une journee de vingt lieues, vous
en ferez une de dix, apres-demain, une de cinq, et dans trois
jours vous serez au lit. La, il faudra bien que vous vous
reposiez. Tous ces jeunes gens sont de vrais fanfarons.

On voit qu'Olivain n'avait pas ete eleve a l'ecole des Planchet et
des Grimaud.

Raoul se sentait las en effet; mais il desirait essayer ses
forces, et nourri des principes d'Athos, sur de l'avoir entendu
mille fois parler d'etapes de vingt-cinq lieues, il ne voulait pas
rester au-dessous de son modele. D'Artagnan, cet homme de fer qui
semblait tout bati de nerfs et de muscles, l'avait frappe
d'admiration.

Il allait donc toujours pressant de plus en plus le pas de son
cheval, malgre les observations d'Olivain, et suivant un charmant
petit chemin qui conduisait a un bac et qui raccourcissait d'une
lieue la route, a ce qu'on lui avait assure, lorsque, en arrivant
au sommet d'une colline, il apercut devant lui la riviere. Une
petite troupe d'hommes a cheval se tenait sur le bord et etait
prete a s'embarquer. Raoul ne douta point que ce ne fut le
gentilhomme et son escorte; il poussa un cri d'appel, mais il
etait encore trop loin pour etre entendu; alors, tout fatigue
qu'etait son cheval, Raoul le mit au galop; mais une ondulation de
terrain lui deroba bientot la vue des voyageurs, et lorsqu'il
parvint sur une nouvelle hauteur, le bac avait quitte le bord et
voguait vers l'autre rive.

Raoul, voyant qu'il ne pouvait arriver a temps pour passer le bac
en meme temps que les voyageurs, s'arreta pour attendre Olivain.

En ce moment on entendit un cri qui semblait venir de la riviere.
Raoul se retourna du cote d'ou venait le cri, et mettant la main
sur ses yeux qu'eblouissait le soleil couchant:

-- Olivain! s'ecria-t-il, que vois-je donc la-bas?

Un second cri retentit plus percant que le premier.

-- Eh! monsieur, dit Olivain, la corde du bac a casse et le bateau
derive. Mais que vois-je donc dans l'eau? cela se debat.

-- Eh! sans doute, s'ecria Raoul, fixant ses regards vers un point
de la riviere que les rayons du soleil illuminaient splendidement,
un cheval, un cavalier.

-- Ils enfoncent, cria a son tour Olivain.

C'etait vrai, et Raoul aussi venait d'acquerir la certitude qu'un
accident etait arrive et qu'un homme se noyait. Il rendit la main
a son cheval, lui enfonca les eperons dans le ventre, et l'animal,
presse par la douleur et sentant qu'on lui livrait l'espace,
bondit par-dessus une espece de garde-fou qui entourait le
debarcadere, et tomba dans la riviere en faisant jaillir au loin
des flots d'ecume.

-- Ah! monsieur, s'ecria Olivain, que faites-vous donc, Seigneur
Dieu!

Raoul dirigeait son cheval vers le malheureux en danger. C'etait,
au reste, un exercice qui lui etait familier. Eleve sur les bords
de la Loire, il avait pour ainsi dire ete berce dans ses flots;
cent fois, il l'avait traversee a cheval, mille fois en nageant.
Athos, dans la prevoyance du temps ou il ferait du vicomte un
soldat, l'avait aguerri dans toutes ces entreprises.

-- Oh! mon Dieu! continuait Olivain desespere, que dirait M. le
comte s'il vous voyait?

-- M. le comte eut fait comme moi, repondit Raoul en poussant
vigoureusement son cheval.

-- Mais moi! mais moi! s'ecriait Olivain pale et desespere en
s'agitant sur la rive, comment passerai-je, moi?

-- Saute, poltron! cria Raoul nageant toujours.

Puis s'adressant au voyageur qui se debattait a vingt pas de lui:

-- Courage, monsieur, dit-il, courage, on vient a votre aide.

Olivain avanca, recula, fit cabrer son cheval, le fit tourner, et
enfin, mordu au coeur par la honte, s'elanca comme avait fait
Raoul, mais en repetant: "Je suis mort, nous sommes perdus!"

Cependant le bac descendait rapidement, emporte par le fil de
l'eau, et on entendait crier ceux qu'il emportait.

Un homme a cheveux gris s'etait jete du bac a la riviere et
nageait vigoureusement vers la personne qui se noyait; mais il
avancait lentement, car il lui fallait remonter le cours de l'eau.

Raoul continuait sa route et gagnait visiblement du terrain; mais
le cheval et le cavalier, qu'il ne quittait pas du regard,
s'enfoncaient visiblement: le cheval n'avait plus que les naseaux
hors de l'eau, et le cavalier, qui avait quitte les renes en se
debattant, tendait les bras et laissait aller sa tete en arriere.
Encore une minute, et tout disparaissait.

-- Courage, cria Raoul, courage!

-- Trop tard, murmura le jeune homme, trop tard!

L'eau passa par-dessus sa tete et eteignit sa voix dans sa bouche.

Raoul s'elanca de son cheval, auquel il laissa le soin de sa
propre conservation, et en trois ou quatre brassees fut pres du
gentilhomme. Il saisit aussitot le cheval par la gourmette, et lui
souleva la tete hors de l'eau; l'animal alors respira plus
librement, et comme s'il eut compris que l'on venait a son aide,
il redoubla d'efforts; Raoul en meme temps saisissait une des
mains du jeune homme et la ramenait a la criniere, a laquelle elle
se cramponna avec cette tenacite de l'homme qui se noie. Sur alors
que le cavalier ne lacherait plus prise, Raoul ne s'occupa que du
cheval, qu'il dirigea vers la rive opposee en l'aidant a couper
l'eau et en l'encourageant de la langue.

Tout a coup l'animal buta contre un bas-fond et prit pied sur le
sable.

-- Sauve! s'ecria l'homme aux cheveux gris en prenant pied a son
tour.

-- Sauve! murmura machinalement le gentilhomme en lachant la
criniere et en se laissant glisser de dessus la selle aux bras de
Raoul.

Raoul n'etait qu'a dix pas de la rive; il y porta le gentilhomme
evanoui, le coucha sur l'herbe, desserra les cordons de son col et
deboutonna les agrafes de son pourpoint.

Une minute apres, l'homme aux cheveux gris etait pres de lui.

Olivain avait fini par aborder a son tour apres force signes de
croix, et les gens du bac se dirigeaient du mieux qu'ils pouvaient
vers le bord, a l'aide d'une perche qui se trouvait par hasard
dans le bateau.

Peu a peu, grace aux soins de Raoul et de l'homme qui accompagnait
le jeune cavalier, la vie revint sur les joues pales du moribond,
qui ouvrit d'abord deux yeux egares, mais qui bientot se fixerent
sur celui qui l'avait sauve.

-- Ah! monsieur, s'ecria-t-il, c'est vous que je cherchais: sans
vous j'etais mort, trois fois mort.

-- Mais on ressuscite, monsieur, comme vous voyez, dit Raoul, et
nous en serons quittes pour un bain.

-- Ah! monsieur, que de reconnaissance! s'ecria l'homme aux
cheveux gris.

-- Ah! vous voila, mon bon d'Arminges! je vous ai fait grand'peur,
n'est-ce pas? mais c'est votre faute: vous etiez mon precepteur,
pourquoi ne m'avez-vous pas fait apprendre a mieux nager?

-- Ah! monsieur le comte, dit le vieillard, s'il vous etait arrive
malheur, je n'aurais jamais ose me representer devant le marechal.

-- Mais comment la chose est-elle donc arrivee? demanda Raoul.

-- Ah! monsieur, de la maniere la plus simple, repondit celui a
qui l'on avait donne le titre de comte. Nous etions au tiers de la
riviere a peu pres quand la corde du bac a casse. Aux cris et aux
mouvements qu'ont faits les bateliers, mon cheval s'est effraye et
a saute a l'eau. Je nage mal et n'ai pas ose me lancer a la
riviere. Au lieu d'aider les mouvements de mon cheval, je les
paralysais, et j'etais en train de me noyer le plus galamment du
monde lorsque vous etes arrive la tout juste pour me tirer de
l'eau. Aussi, monsieur, si vous le voulez bien, c'est desormais
entre nous a la vie et a la mort.

-- Monsieur, dit Raoul en s'inclinant, je suis tout a fait votre
serviteur, je vous l'assure.

-- Je me nomme le comte de Guiche, continua le cavalier; mon pere
est le marechal de Grammont. Et maintenant que vous savez qui je
suis, me ferez-vous l'honneur de me dire qui vous etes?

-- Je suis le vicomte de Bragelonne, dit Raoul en rougissant de ne
pouvoir nommer son pere comme avait fait le comte de Guiche.

-- Vicomte, votre visage, votre bonte et votre courage m'attirent
a vous; vous avez deja toute ma reconnaissance. Embrassons-nous,
je vous demande votre amitie.

-- Monsieur, dit Raoul en rendant au comte son accolade, je vous
aime aussi deja de tout mon coeur, faites donc etat de moi, je
vous prie, comme d'un ami devoue.

-- Maintenant, ou allez-vous, vicomte? demanda de Guiche.

-- A l'armee de M. le Prince, comte.

-- Et moi aussi, s'ecria le jeune homme avec un transport de joie.
Ah! tant mieux, nous allons faire ensemble le premier coup de
pistolet.

-- C'est bien, aimez-vous, dit le gouverneur; jeunes tous deux,
vous n'avez sans doute qu'une meme etoile, et vous deviez vous
rencontrer.

Les deux jeunes gens sourirent avec la confiance de la jeunesse.

-- Et maintenant, dit le gouverneur, il vous faut changer
d'habits; vos laquais, a qui j'ai donne des ordres au moment ou
ils sont sortis du bac, doivent etre arrives deja a l'hotellerie.
Le linge et le vin chauffent, venez.

Les jeunes gens n'avaient aucune objection a faire a cette
proposition; au contraire, la trouverent-ils excellente; ils
remonterent donc aussitot a cheval, en se regardant et en
s'admirant tous deux: c'etaient en effet deux elegants cavaliers a
la tournure svelte et elancee, deux nobles visages au front
degage, au regard doux et fier, au sourire loyal et fin.

De Guiche pouvait avoir dix-huit ans, mais il n'etait guere plus
grand que Raoul, qui n'en avait que quinze.

Ils se tendirent la main par un mouvement spontane, et piquant
leurs chevaux, firent cote a cote le trajet de la riviere a
l'hotellerie, l'un trouvant bonne et riante cette vie qu'il avait
failli perdre, l'autre remerciant Dieu d'avoir deja assez vecu
pour avoir fait quelque chose qui serait agreable a son
protecteur.

Quant a Olivain, il etait le seul que cette belle action de son
maitre ne satisfit pas entierement. Il tordait les manches et les
basques de son justaucorps en songeant qu'une halte a Compiegne
lui eut sauve non seulement l'accident auquel il venait
d'echapper, mais encore les fluxions de poitrine et les
rhumatismes qui devaient naturellement en etre le resultat.


XXXIII. Escarmouche

Le sejour a Noyon fut court, chacun y dormait d'un profond
sommeil. Raoul avait recommande de le reveiller si Grimaud
arrivait, mais Grimaud n'arriva point.

Les chevaux apprecierent de leur cote, sans doute, les huit heures
de repos absolu et d'abondante litiere qui leur furent accordees.
Le comte de Guiche fut reveille a cinq heures du matin par Raoul,
qui lui vint souhaiter le bonjour. On dejeuna a la hate, et a six
heures on avait deja fait deux lieues.

La conversation du jeune comte etait des plus interessantes pour
Raoul. Aussi Raoul ecoutait-il beaucoup, et le jeune comte
racontait-il toujours. Eleve a Paris, ou Raoul n'etait venu qu'une
fois; a la cour que Raoul n'avait jamais vue, ses folies de page,
deux duels qu'il avait deja trouve moyen d'avoir malgre les edits
et surtout malgre son gouverneur, etaient des choses de la plus
haute curiosite pour Raoul. Raoul n'avait ete que chez M. Scarron;
il nomma a Guiche les personnes qu'il y avait vues. Guiche
connaissait tout le monde: madame de Neuillan, mademoiselle
d'Aubigne, mademoiselle de Scudery, mademoiselle Paulet, madame de
Chevreuse. Il railla tout le monde avec esprit; Raoul tremblait
qu'il ne raillat aussi madame de Chevreuse, pour laquelle il se
sentait une reelle et profonde sympathie; mais soit instinct, soit
affection pour la duchesse de Chevreuse, il en dit le plus grand
bien possible. L'amitie de Raoul pour le comte redoubla de ces
eloges.

Puis vint l'article des galanteries et des amours. Sous ce rapport
aussi, Bragelonne avait beaucoup plus a ecouter qu'a dire. Il
ecouta donc et il lui sembla voir a travers trois ou quatre
aventures assez diaphanes que, comme lui, le comte cachait un
secret au fond du coeur.

De Guiche, comme nous l'avons dit, avait ete eleve a la cour, et
les intrigues de toute cette cour lui etaient connues. C'etait la
cour dont Raoul avait tant entendu parler au comte de La Fere;
seulement elle avait fort change de face depuis l'epoque ou Athos
lui-meme l'avait vue. Tout le recit du comte de Guiche fut donc
nouveau pour son compagnon de voyage. Le jeune comte, medisant et
spirituel, passa tout le monde en revue; il raconta les anciennes
amours de madame de Longueville avec Coligny, et le duel de celui-
ci a la place Royale, duel qui lui fut si fatal, et que madame de
Longueville vit a travers une jalousie; ses amours nouvelles avec
le prince de Marcillac, qui en etait jaloux, disait-on, a vouloir
faire tuer tout le monde, et meme l'abbe d'Herblay, son directeur;
les amours de M. le prince de Galles avec Mademoiselle, qu'on
appela plus tard la grande Mademoiselle, si celebre depuis par son
mariage secret avec Lauzun. La reine elle-meme ne fut pas
epargnee, et le cardinal Mazarin eut sa part de raillerie aussi.

La journee passa rapide comme une heure. Le gouverneur du comte,
bon vivant, homme du monde, savant jusqu'aux dents, comme le
disait son eleve, rappela plusieurs fois a Raoul la profonde
erudition et la raillerie spirituelle et mordante d'Athos; mais
quant a la grace, a la delicatesse et a la noblesse des
apparences, personne, sur ce point, ne pouvait etre compare au
comte de La Fere.

Les chevaux, plus menages que la veille, s'arreterent vers quatre
heures du soir a Arras. On s'approchait du theatre de la guerre,
et l'on resolut de s'arreter dans cette ville jusqu'au lendemain,
des partis d'Espagnols profitant quelquefois de la nuit pour faire
des expeditions jusque dans les environs d'Arras.

L'armee francaise tenait depuis Pont-a-Marc jusqu'a Valenciennes,
en revenant sur Douai. On disait M. le Prince de sa personne a
Bethune.

L'armee ennemie s'etendait de Cassel a Courtray, et, comme il
n'etait sorte de pillages et de violences qu'elle ne commit, les
pauvres gens de la frontiere quittaient leurs habitations isolees
et venaient se refugier dans les villes fortes qui leur
promettaient un abri. Arras etait encombree de fuyards.

On parlait d'une prochaine bataille qui devait etre decisive,
M. le Prince n'ayant manoeuvre jusque-la que dans l'attente de
renforts, qui venaient enfin d'arriver. Les jeunes gens se
felicitaient de tomber si a propos.

Ils souperent ensemble et coucherent dans la meme chambre. Ils
etaient a l'age des promptes amities, il leur semblait qu'ils se
connaissaient depuis leur naissance et qu'il leur serait
impossible de jamais plus se quitter.

La soiree fut employee a parler guerre; les laquais fourbirent les
armes; les jeunes gens chargerent des pistolets en cas
d'escarmouche; et ils se reveillerent desesperes, ayant reve tous
deux qu'ils arrivaient trop tard pour prendre part a la bataille.

Le matin, le bruit se repandit que le prince de Conde avait evacue
Bethune pour se retirer sur Carvin, en laissant cependant garnison
dans cette premiere ville. Mais comme cette nouvelle ne presentait
rien de positif, les jeunes gens deciderent qu'ils continueraient
leur chemin vers Bethune, quittes, en route, a obliquer a droite
et a marcher sur Carvin.

Le gouverneur du comte de Guiche connaissait parfaitement le pays;
il proposa en consequence de prendre un chemin de traverse qui
tenait le milieu entre la route de Lens et celle de Bethune. A
Ablain, on prendrait des informations. Un itineraire fut laisse
pour Grimaud.

On se mit en route vers les sept heures du matin.

De Guiche, qui etait jeune et emporte, disait a Raoul:

-- Nous voici trois maitres et trois valets; nos valets sont bien
armes, et le votre me parait assez tetu.

-- Je ne l'ai jamais vu a l'oeuvre, repondit Raoul, mais il est
Breton, cela promet.

-- Oui, oui, reprit de Guiche, et je suis certain qu'il ferait le
coup de mousquet a l'occasion; quant a moi, j'ai deux hommes surs,
qui ont fait la guerre avec mon pere; c'est donc six combattants
que nous representons; si nous trouvions une petite troupe de
partisans egale en nombre a la notre, et meme superieure, est-ce
que nous ne chargerions pas, Raoul?

-- Si fait, monsieur, repondit le vicomte.

-- Hola! jeunes gens, hola! dit le gouverneur se melant a la
conversation, comme vous y allez, vertudieu! et mes instructions,
a moi, monsieur le comte? oubliez-vous que j'ai ordre de vous
conduire sain et sauf a M. le Prince? Une fois a l'armee, faites-
vous tuer si c'est votre bon plaisir; mais d'ici la je vous
previens qu'en ma qualite de general d'armee j'ordonne la
retraite, et tourne le dos au premier plumet que j'apercois.

De Guiche et Raoul se regarderent du coin de l'oeil en souriant.
Le pays devenait assez couvert, et de temps en temps on
rencontrait de petites troupes de paysans qui se retiraient,
chassant devant eux leurs bestiaux et trainant dans des charrettes
ou portant a bras leurs objets les plus precieux.

On arriva jusqu'a Ablain sans accident. La on prit langue, et on
apprit que M. le Prince avait quitte effectivement Bethune et se
tenait entre Cambrin et La Venthie. On reprit alors, en laissant
toujours la carte a Grimaud, un chemin de traverse qui conduisit
en une demi-heure la petite troupe sur la rive d'un petit ruisseau
qui va se jeter dans la Lys.

Le pays etait charmant, coupe de vallees vertes comme de
l'emeraude. De temps en temps on trouvait de petits bois, que
traversait le sentier que l'on suivait. A chacun de ces bois, dans
la prevoyance d'une embuscade, le gouverneur faisait prendre la
tete aux deux laquais du comte, qui formaient ainsi l'avant-garde.
Le gouverneur et les deux jeunes gens representaient le corps
d'armee, et Olivain, la carabine sur le genou et l'oeil au guet,
veillait sur les derrieres.

Depuis quelque temps, un bois assez epais se presentait a
l'horizon; arrive a cent pas de ce bois, M. d'Arminges prit ses
precautions habituelles et envoya en avant les deux laquais du
comte.

Les laquais venaient de disparaitre sous les arbres; les jeunes
gens et le gouverneur riant et causant suivaient a cent pas a peu
pres. Olivain se tenait en arriere a pareille distance, lorsque
tout a coup cinq ou six coups de mousquet retentirent. Le
gouverneur cria halte, les jeunes gens obeirent et retinrent leurs
chevaux. Au meme instant on vit revenir au galop les deux laquais.

Les deux jeunes gens impatients de connaitre la cause de cette
mousqueterie, piquerent vers les laquais. Le gouverneur les suivit
par derriere.

-- Avez-vous ete arretes? demanderent vivement les deux jeunes
gens.

-- Non, repondirent les laquais; il est meme probable que nous
n'avons pas ete vus: les coups de fusil ont eclate a cent pas en
avant de nous, a peu pres dans l'endroit le plus epais du bois, et
nous sommes revenus pour demander avis.

-- Mon avis, dit M. d'Arminges, et au besoin meme ma volonte est
que nous fassions retraite: ce bois peut cacher une embuscade.

-- N'avez-vous donc rien vu? demanda le comte aux laquais.

-- Il m'a semble voir, dit l'un d'eux, des cavaliers vetus de
jaune qui se glissaient dans le lit du ruisseau.

-- C'est cela, dit le gouverneur, nous sommes tombes dans un parti
d'Espagnols. Arriere, messieurs, arriere!

Les deux jeunes gens se consulterent du coin de l'oeil, et en ce
moment on entendit un coup de pistolet suivi de deux ou trois cris
qui appelaient au secours.

Les deux jeunes gens s'assurerent par un dernier regard que chacun
d'eux etait dans la disposition de ne pas reculer, et, comme le
gouverneur avait deja fait retourner son cheval, tous deux
piquerent en avant, Raoul criant: A moi, Olivain! et le comte de
Guiche criant: A moi, Urbain et Blanchet!

Et avant que le gouverneur fut revenu de sa surprise, ils etaient
deja disparus dans la foret.

En meme temps qu'ils piquaient leurs chevaux, les deux jeunes gens
avaient mis le pistolet au poing.

Cinq minutes apres, ils etaient arrives a l'endroit d'ou le bruit
semblait etre venu. Alors ils ralentirent leurs chevaux,
s'avancant avec precaution.

-- Chut! dit de Guiche, des cavaliers.

-- Oui, trois a cheval, et trois qui ont mis pied a terre.

-- Que font-ils? Voyez-vous?

-- Oui, il me semble qu'ils fouillent un homme blesse ou mort.

-- C'est quelque lache assassinat, dit de Guiche.

-- Ce sont des soldats cependant, reprit Bragelonne.

-- Oui, mais des partisans, c'est-a-dire des voleurs de grand
chemin.

-- Donnons! dit Raoul.

-- Donnons! dit de Guiche.

-- Messieurs! s'ecria le pauvre gouverneur; messieurs, au nom du
ciel...

Mais les jeunes gens n'ecoutaient point. Ils etaient partis a
l'envi l'un de l'autre, et les cris du gouverneur n'eurent d'autre
resultat que de donner l'eveil aux Espagnols.

Aussitot les trois partisans qui etaient a cheval s'elancerent a
la rencontre des jeunes gens, tandis que les trois autres
achevaient de devaliser les deux voyageurs; car, en approchant,
les deux jeunes gens, au lieu d'un corps etendu, en apercurent
deux.

A dix pas, de Guiche tira le premier et manqua son homme;
l'Espagnol qui venait au-devant de Raoul tira a son tour, et Raoul
sentit au bras gauche une douleur pareille a un coup de fouet. A
quatre pas, il lacha son coup, et l'Espagnol, frappe au milieu de
la poitrine, etendit les bras et tomba a la renverse sur la croupe
de son cheval, qui tourna bride et l'emporta.

En ce moment, Raoul vit comme a travers un nuage le canon d'un
mousquet se diriger sur lui. La recommandation d'Athos lui revint
a l'esprit: par un mouvement rapide comme l'eclair, il fit cabrer
sa monture, le coup partit.

Le cheval fit un bond de cote, manqua des quatre pieds, et tomba
engageant la jambe de Raoul sous lui.

L'Espagnol s'elanca, saisissant son mousquet par le canon pour
briser la tete de Raoul avec sa crosse.

Malheureusement, dans la position ou etait Raoul, il ne pouvait ni
tirer l'epee de son fourreau, ni tirer le pistolet de ses fontes:
il vit la crosse tournoyer au-dessus de sa tete, et, malgre lui,
il allait fermer les yeux, lorsque d'un bond Guiche arriva sur
l'Espagnol et lui mit le pistolet sur la gorge.

-- Rendez-vous! lui dit-il, ou vous etes mort!

Le mousquet tomba des mains du soldat, qui se rendit a l'instant
meme.

Guiche appela un de ses laquais, lui remit le prisonnier en garde
avec ordre de lui bruler la cervelle s'il faisait un mouvement
pour s'echapper, sauta a bas de son cheval, et s'approcha de
Raoul.

-- Ma foi! monsieur, dit Raoul en riant, quoique sa paleur trahit
l'emotion inevitable d'une premiere affaire, vous payez vite vos
dettes et n'avez pas voulu m'avoir longue obligation. Sans vous,
ajouta-t-il en repetant les paroles du comte, j'etais mort, trois
fois mort.

-- Mon ennemi en prenant la fuite, dit de Guiche, m'a laisse toute
facilite de venir a votre secours; mais etes-vous blesse
gravement, je vous vois tout ensanglante?

-- Je crois, dit Raoul, que j'ai quelque chose comme une
egratignure au bras. Aidez-moi donc a me tirer de dessous mon
cheval, et rien, je l'espere, ne s'opposera a ce que nous
continuions notre route.

M. d'Arminges et Olivain etaient deja a terre et soulevaient le
cheval, qui se debattait dans l'agonie. Raoul parvint a tirer son
pied de l'etrier, et sa jambe de dessous le cheval, et en un
instant il se trouva debout.

-- Rien de casse? dit de Guiche.

-- Ma foi, non, grace au ciel, repondit Raoul. Mais que sont
devenus les malheureux que les miserables assassinaient?

-- Nous sommes arrives trop tard, ils les ont tues, je crois, et
ont pris la fuite en emportant leur butin; mes deux laquais sont
pres des cadavres.

-- Allons voir s'ils ne sont point tout a fait morts et si on peut
leur porter secours, dit Raoul. Olivain, nous avons herite de deux
chevaux, mais j'ai perdu le mien: prenez le meilleur des deux pour
vous et vous me donnerez le votre.

Et ils s'approcherent de l'endroit ou gisaient les victimes.


XXXIV. Le moine

Deux hommes etaient etendus: l'un immobile; la face contre terre,
perce de trois balles et nageant dans son sang... celui-la etait
mort.

L'autre, adosse a un arbre par les deux laquais, les yeux au ciel
et les mains jointes, faisait une ardente priere... il avait recu
une balle qui lui avait brise le haut de la cuisse.

Les jeunes gens allerent d'abord au mort et se regarderent avec
etonnement.

-- C'est un pretre, dit Bragelonne, il est tonsure. Oh! les
maudits! qui portent la main sur les ministres de Dieu!

-- Venez ici, monsieur, dit Urbain, vieux soldat qui avait fait
toutes les campagnes avec le cardinal-duc; venez ici... il n'y a
plus rien a faire avec l'autre, tandis que celui-ci, peut-etre
peut-on encore le sauver.

Le blesse sourit tristement.

-- Me sauver! non, dit-il; mais m'aider a mourir, oui.

-- Etes-vous pretre? demanda Raoul.

-- Non, monsieur.

-- C'est que votre malheureux compagnon m'a paru appartenir a
Eglise, reprit Raoul.

-- C'est le cure de Bethune, monsieur; il portait en lieu sur les
vases sacres de son eglise et le tresor du chapitre; car M. le
Prince a abandonne notre ville hier, et peut-etre l'Espagnol y
sera-t-il demain; or, comme on savait que des partis ennemis
couraient la campagne, et que la mission etait perilleuse,
personne n'a ose l'accompagner, alors je me suis offert.

-- Et ces miserables vous ont attaques, ces miserables ont tire
sur un pretre!

-- Messieurs, dit le blesse en regardant autour de lui, je souffre
bien, et cependant je voudrais etre transporte dans quelque
maison.

-- Ou vous puissiez etre secouru? dit de Guiche.

-- Non, ou je puisse me confesser.

-- Mais peut-etre, dit Raoul, n'etes-vous point blesse si
dangereusement que vous croyez.

-- Monsieur, dit le blesse, croyez-moi, il n'y a pas de temps a
perdre, la balle a brise le col du femur et a penetre jusqu'aux
intestins.

-- Etes-vous medecin? demanda de Guiche.

-- Non, dit le moribond, mais je me connais un peu aux blessures,
et la mienne est mortelle. Tachez donc de me transporter quelque
part ou je puisse trouver un pretre, ou prenez cette peine de m'en
amener un ici, et Dieu recompensera cette sainte action; c'est mon
ame qu'il faut sauver car, pour mon corps, il est perdu.

-- Mourir en faisant une bonne oeuvre, c'est impossible! et Dieu
vous assistera.

-- Messieurs, au nom du ciel! dit le blesse rassemblant toutes ses
forces comme pour se lever, ne perdons point le temps en paroles
inutiles: ou aidez-moi a gagner le prochain village, ou jurez-moi
sur votre salut que vous m'enverrez ici le premier moine, le
premier cure, le premier pretre que vous rencontrerez. Mais,
ajouta-t-il avec l'accent du desespoir, peut-etre nul n'osera
venir, car on sait que les Espagnols courent la campagne, et je
mourrai sans absolution. Mon Dieu! mon Dieu! ajouta le blesse avec
un accent de terreur qui fit frissonner les jeunes gens, vous ne
permettrez point cela, n'est-ce pas? ce serait trop terrible!

-- Monsieur, tranquillisez-vous, dit de Guiche, je vous jure que
vous allez avoir la consolation que vous demandez. Dites-nous
seulement ou il y a une maison ou nous puissions demander du
secours, et un village ou nous puissions aller querir un pretre.

-- Merci, et que Dieu vous recompense! Il y a une auberge a une
demi-lieue d'ici en suivant cette route et a une lieue a peu pres
au-dela de l'auberge vous trouverez le village de Greney. Allez
trouver le cure; si le cure n'est pas chez lui, entrez dans le
couvent des Augustins, qui est la derniere maison du bourg a
droite, et amenez-moi un frere, qu'importe! moine ou cure, pourvu
qu'il ait recu de notre sainte Eglise la faculte d'absoudre _in
articulo mortis._

-- Monsieur d'Arminges, dit de Guiche, restez pres de ce
malheureux, et veillez a ce qu'il soit transporte le plus
doucement possible. Faites un brancard avec des branches d'arbre,
mettez-y tous nos manteaux; deux de nos laquais le porteront,
tandis que le troisieme se tiendra pret a prendre la place de
celui qui sera las. Nous allons, le vicomte et moi, chercher un
pretre.

-- Allez, monsieur le comte, dit le gouverneur; mais au nom du
ciel! ne vous exposez pas.

-- Soyez tranquille. D'ailleurs, nous sommes sauves pour
aujourd'hui; vous connaissez l'axiome:_ Non bis in idem._

-- Bon courage, monsieur! dit Raoul au blesse, nous allons
executer votre desir.

-- Dieu vous benisse, messieurs! repondit le, moribond avec un
accent de reconnaissance impossible a decrire.

Et les deux jeunes gens partirent au galop dans la direction
indiquee, tandis que le gouverneur du comte de Guiche presidait a
la confection du brancard.

Au bout de dix minutes de marche les deux jeunes gens apercurent
l'auberge.

Raoul, sans descendre de cheval, appela l'hote, le prevint qu'on
allait lui amener un blesse et le pria de preparer, en attendant,
tout ce qui serait necessaire a son pansement, c'est-a-dire un
lit, des bandes, de la charpie, l'invitant en outre, s'il
connaissait dans les environs quelque medecin, chirurgien ou
operateur, a renvoyer chercher, se chargeant, lui, de recompenser
le messager.

L'hote, qui vit deux jeunes seigneurs richement vetus, promit tout
ce qu'ils lui demanderent, et nos deux cavaliers, apres avoir vu
commencer les preparatifs de la reception, partirent de nouveau et
piquerent vivement vers Greney.

Ils avaient fait plus d'une lieue et distinguaient deja les
premieres maisons du village dont les toits couverts de tuiles
rougeatres se detachaient vigoureusement sur les arbres verts qui
les environnaient, lorsqu'ils apercurent, venant a leur rencontre,
monte sur une mule, un pauvre moine qu'a son large chapeau et a sa
robe de laine grise ils prirent pour un frere augustin. Cette fois
le hasard semblait leur envoyer ce qu'ils cherchaient.

Ils s'approcherent du moine.

C'etait un homme de vingt-deux a vingt-trois ans, mais que les
pratiques ascetiques avaient vieilli en apparence. Il etait pale,
non de cette paleur mate qui est une beaute, mais d'un jaune
bilieux; ses cheveux courts, qui depassaient a peine le cercle que
son chapeau tracait autour de son front, etaient d'un blond pale,
et ses yeux, d'un bleu clair, semblaient denues de regard.

-- Monsieur, dit Raoul avec sa politesse ordinaire, etes-vous
ecclesiastique?

-- Pourquoi me demandez-vous cela? dit l'etranger avec une
impassibilite presque incivile.

-- Pour le savoir, dit le comte de Guiche avec hauteur.

L'etranger toucha sa mule du talon et continua son chemin.

De Guiche sauta d'un bond en avant de lui, et lui barra la route.

-- Repondez, monsieur! dit-il, on vous a interroge poliment, et
toute question vaut une reponse.

-- Je suis libre, je suppose, de dire ou de ne pas dire qui je
suis aux deux premieres personnes venues a qui il prend le caprice
de m'interroger.

De Guiche reprima a grand-peine la furieuse envie qu'il avait de
casser les os au moine.

-- D'abord, dit-il en faisant un effort sur lui-meme, nous ne
sommes pas les deux premieres personnes venues; mon ami que voila
est le vicomte de Bragelonne, et moi je suis le comte de Guiche.
Enfin, ce n'est point par caprice que nous vous faisons cette
question; car un homme est la, blesse et mourant, qui reclame les
secours de Eglise Etes-vous pretre, je vous somme, au nom de
l'humanite, de me suivre pour secourir cet homme; ne l'etes-vous
pas, c'est autre chose. Je vous previens, au nom de la courtoisie,
que vous paraissez si completement ignorer, que je vais vous
chatier de votre insolence.

La paleur du moine devint de la lividite, et il sourit d'une si
etrange facon que Raoul, qui ne le quittait pas des yeux, sentit
ce sourire lui serrer le coeur comme une insulte.

-- C'est quelque espion espagnol ou flamand, dit-il en mettant la
main sur la crosse de ses pistolets.

Un regard menacant et pareil a un eclair repondit a Raoul.

-- Eh bien! monsieur, dit de Guiche, repondez-vous?

-- Je suis pretre, messieurs, dit le jeune homme.

Et sa figure reprit son impassibilite ordinaire.

-- Alors, mon pere, dit Raoul laissant retomber ses pistolets dans
ses fontes et imposant a ses paroles un accent respectueux qui ne
sortait pas de son coeur, alors, si vous etes pretre, vous allez
trouver, comme vous l'a dit mon ami, une occasion d'exercer votre
etat: un malheureux blesse vient a notre rencontre et doit
s'arreter au prochain hotel; il demande l'assistance d'un ministre
de Dieu; nos gens l'accompagnent.

-- J'y vais, dit le moine.

Et il donna du talon a sa mule.

-- Si vous n'y allez pas, monsieur, dit de Guiche, croyez que nous
avons des chevaux capables de rattraper votre mule, un credit
capable de vous faire saisir partout ou vous serez; et alors, je
vous le jure, votre proces sera bientot fait: on trouve partout un
arbre et une corde.

L'oeil du moine etincela de nouveau, mais ce fut tout; il repeta
sa phrase: "J'y vais", et il partit.

-- Suivons-le, dit de Guiche, ce sera plus sur.

-- J'allais vous le proposer, dit de Bragelonne.

Et les deux jeunes gens se remirent en route, reglant leur pas sur
celui du moine, qu'ils suivaient ainsi a une portee de pistolet.

Au bout de cinq minutes, le moine se retourna pour s'assurer s'il
etait suivi ou non.

-- Voyez-vous, dit Raoul, que nous avons bien fait!

-- L'horrible figure que celle de ce moine! dit le comte de
Guiche.

-- Horrible, repondit Raoul, et d'expression surtout; ces cheveux
jaunes, ces yeux ternes, ces levres qui disparaissent au moindre
mot qu'il prononce...

-- Oui, oui, dit de Guiche, qui avait ete moins frappe que Raoul
de tous ces details, attendu que Raoul examinait tandis que de
Guiche parlait; oui, figure etrange; mais ces moines sont
assujettis a des pratiques si degradantes: les jeunes les font
palir, les coups de discipline les font hypocrites, et c'est a
force de pleurer les biens de la vie, qu'ils ont perdus et dont
nous jouissons, que leurs yeux deviennent ternes.

-- Enfin, dit Raoul, ce pauvre homme va avoir son pretre; mais, de
par Dieu! le penitent a la mine de posseder une conscience
meilleure que celle du confesseur. Quant a moi, je l'avoue, je
suis accoutume a voir des pretres d'un tout autre aspect.

-- Ah! dit de Guiche, comprenez-vous? Celui-ci est un de ces
freres errants qui s'en vont mendiant sur les grandes routes
jusqu'au jour ou un benefice leur tombe du ciel; ce sont des
etrangers pour la plupart: Ecossais, Irlandais, Danois. On m'en a
quelquefois montre de pareils.

-- Aussi laids?

-- Non, mais raisonnablement hideux, cependant.

-- Quel malheur pour ce pauvre blesse de mourir entre les mains
d'un pareil frocard!

-- Bah! dit de Guiche, l'absolution vient, non de celui qui la
donne, mais de Dieu. Cependant, voulez-vous que je vous dise, eh
bien! j'aimerais mieux mourir impenitent que d'avoir affaire a un
pareil confesseur. Vous etes de mon avis, n'est-ce pas, vicomte?
et je vous voyais caresser le pommeau de votre pistolet comme si
vous aviez quelque intention de lui casser la tete.

-- Oui, comte, c'est une chose etrange, et qui va vous surprendre,
j'ai eprouve a l'aspect de cet homme une horreur indefinissable.
Avez-vous quelquefois fait lever un serpent sur votre chemin?

-- Jamais, dit de Guiche.

-- Eh bien! a moi cela m'est arrive dans nos forets du Blaisois,
et je me rappelle qu'a la vue du premier qui me regarda de ses
yeux ternes, replie sur lui-meme, branlant la tete et agitant la
langue, je demeurai fixe, pale et comme fascine jusqu'au moment ou
le comte de La Fere...

-- Votre pere? demanda de Guiche.

-- Non, mon tuteur, repondit Raoul en rougissant.

-- Fort bien.

-- Jusqu'au moment, reprit Raoul, ou le comte de La Fere me dit:
Allons, Bragelonne, degainez. Alors seulement je courus au reptile
et le tranchai en deux, au moment ou il se dressait sur sa queue
en sifflant pour venir lui-meme au-devant de moi. Eh bien! je vous
jure que j'ai ressenti exactement la meme sensation a la vue de
cet homme lorsqu'il a dit: _"Pourquoi me demandez-vous cela?"_ et
qu'il m'a regarde.

-- Alors, vous vous reprochez de ne l'avoir pas coupe en deux
comme votre serpent?

-- Ma foi, oui, presque, dit Raoul.

En ce moment, on arrivait en vue de la petite auberge, et l'on
apercevait de l'autre cote le cortege du blesse qui s'avancait
guide par M. d'Arminges. Deux hommes portaient le moribond, le
troisieme tenait les chevaux en main.

Les jeunes gens donnerent de l'eperon.

-- Voici le blesse, dit de Guiche en passant pres du frere
augustin; ayez la bonte de vous presser un peu, sire moine.

Quant a Raoul, il s'eloigna du frere de toute la largeur de la
route, et passa en detournant la tete avec degout.

C'etaient alors les jeunes gens qui precedaient le confesseur au
lieu de le suivre. Ils allerent au-devant du blesse et lui
annoncerent cette bonne nouvelle. Celui-ci se souleva pour
regarder dans la direction indiquee, vit le moine qui s'approchait
en hatant le pas de sa mule, et retomba sur sa litiere le visage
eclaire d'un rayon de joie.

-- Maintenant, dirent les jeunes gens, nous avons fait pour vous
tout ce que nous avons pu faire, et comme nous sommes presses de
rejoindre l'armee de M. le Prince, nous allons continuer notre
route; vous nous excusez, n'est-ce pas, monsieur? Mais on dit
qu'il va y avoir une bataille, et nous ne voudrions pas arriver le
lendemain.

-- Allez, mes jeunes seigneurs, dit le blesse, et soyez benis tous
deux pour votre piete. Vous avez en effet, et comme vous l'avez
dit, fait pour moi tout ce que vous pouviez faire; moi, je ne puis
que vous dire encore une fois: Dieu vous garde, vous et ceux qui
vous sont chers!

-- Monsieur, dit de Guiche a son gouverneur, nous allons devant
vous nous rejoindrez sur la route de Cambrin.

L'hote etait sur sa porte et avait tout prepare, lit, bandes et
charpie, et un palefrenier etait alle chercher un medecin a Lens,
qui etait la ville la plus proche.

-- Bien, dit l'aubergiste, il sera fait comme vous le desirez;
mais ne vous arretez-vous pas, monsieur, pour panser votre
blessure? continua-t-il en s'adressant a Bragelonne.

-- Oh! ma blessure, a moi, n'est rien, dit le vicomte, et il sera
temps que je m'en occupe a la prochaine halte; seulement ayez la
bonte, si vous voyez passer un cavalier, et si ce cavalier vous
demande des nouvelles d'un jeune homme monte sur un alezan et
suivi d'un laquais, de lui dire qu'effectivement vous m'avez vu,
mais que j'ai continue ma route et que je compte diner a
Mazingarbe et coucher a Cambrin. Ce cavalier est mon serviteur.

-- Ne serait-il pas mieux, et pour plus grande surete, que je lui
demandasse son nom et que je lui dise le votre? repondit l'hote.

-- Il n'y a pas de mal au surcroit de precaution, dit Raoul, je me
nomme le vicomte de Bragelonne et lui Grimaud.

En ce moment le blesse arrivait d'un cote et le moine de l'autre;
les deux jeunes gens se reculerent pour laisser passer le
brancard; de son cote le moine descendait de sa mule, et ordonnait
qu'on la conduisit a l'ecurie sans la desseller.

-- Sire moine, dit de Guiche, confessez bien ce brave homme, et ne
vous inquietez pas de votre depense ni de celle de votre mule:
tout est paye.

-- Merci, monsieur! dit le moine avec un de ces sourires qui
avaient fait frissonner Bragelonne.

-- Venez, comte, dit Raoul, qui semblait instinctivement ne
pouvoir supporter la presence de l'augustin, venez, je me sens mal
ici.

-- Merci, encore une fois, mes beaux jeunes seigneurs, dit le
blesse, et ne m'oubliez pas dans vos prieres!

-- Soyez tranquille! dit de Guiche en piquant pour rejoindre
Bragelonne, qui etait deja de vingt pas en avant.

En ce moment le brancard, porte par les deux laquais, entrait dans
la maison. L'hote et sa femme, qui etait accourue, se tenaient
debout sur les marches de l'escalier. Le malheureux blesse
paraissait souffrir des douleurs atroces; et cependant il n'etait
preoccupe que de savoir si le moine le suivait.

A la vue de cet homme pale et ensanglante, la femme saisit
fortement le bras de son mari.

-- Eh bien! qu'y a-t-il? demanda celui-ci. Est-ce que par hasard
tu te trouverais mal?

-- Non, mais regarde! dit l'hotesse en montrant a son mari le
blesse.

-- Dame! repondit celui-ci, il me parait bien malade.

-- Ce n'est pas cela que je veux dire, continua la femme toute
tremblante, je te demande si tu le reconnais?

-- Cet homme? attends donc...

-- Ah! je vois que tu le reconnais, dit la femme, car tu palis a
ton tour.

-- En verite! s'ecria l'hote. Malheur a notre maison, c'est
l'ancien bourreau de Bethune.

-- L'ancien bourreau de Bethune! murmura le jeune moine en faisant
un mouvement d'arret et en laissant voir sur son visage le
sentiment de repugnance que lui inspirait son penitent.

M. d'Arminges, qui se tenait a la porte, s'apercut de son
hesitation.

-- Sire moine, dit-il, pour etre ou pour avoir ete bourreau, ce
malheureux n'en est pas moins un homme. Rendez-lui donc le dernier
service qu'il reclame de vous, et votre oeuvre n'en sera que plus
meritoire.

Le moine ne repondit rien, mais il continua silencieusement son
chemin vers la chambre basse ou les deux valets avaient deja
depose le mourant sur un lit.

En voyant l'homme de Dieu s'approcher du chevet du blesse, les
deux laquais sortirent en fermant la porte sur le moine et sur le
moribond.

D'Arminges et Olivain les attendaient; ils remonterent a cheval,
et tous quatre partirent au trot, suivant le chemin a l'extremite
duquel avaient deja disparu Raoul et son compagnon.

Au moment ou le gouverneur et son escorte disparaissaient a leur
tour, un nouveau voyageur s'arretait devant le seuil de l'auberge.

-- Que desire monsieur? dit l'hote, encore pale et tremblant de la
decouverte qu'il venait de faire.

Le voyageur fit le signe d'un homme qui boit, et, mettant pied a
terre, montra son cheval et fit le signe d'un homme qui frotte.

-- Ah diable! se dit l'hote, il parait que celui-ci est muet.

-- Et ou voulez-vous boire? demanda-t-il.

-- Ici, dit le voyageur en montrant une table.

-- Je me trompais, dit l'hote, il n'est pas tout a fait muet.

Et il s'inclina, alla chercher une bouteille de vin et des
biscuits, qu'il posa devant son taciturne convive.

-- Monsieur ne desire pas autre chose? demanda-t-il.

-- Si fait, dit le voyageur.

-- Que desire monsieur?

-- Savoir si vous avez vu passer un jeune gentilhomme de quinze
ans, monte sur un cheval alezan et suivi d'un laquais.

-- Le vicomte de Bragelonne? dit l'hote.

-- Justement.

-- Alors c'est vous qui vous appelez M. Grimaud?

Le voyageur fit signe que oui.

-- Eh bien! dit l'hote, votre jeune maitre etait ici il n'y a
qu'un quart d'heure; il dinera a Mazingarbe et couchera a Cambrin.

-- Combien d'ici a Mazingarbe?

-- Deux lieues et demie.

-- Merci.

Grimaud, assure de rencontrer son jeune maitre avant la fin du
jour, parut plus calme, s'essuya le front et se versa un verre de
vin, qu'il but silencieusement.

Il venait de poser son verre sur la table et se disposait a le
remplir une seconde fois, lorsqu'un cri terrible partit de la
chambre ou etaient le moine et le mourant.

Grimaud se leva tout debout.

-- Qu'est-ce que cela, dit-il, et d'ou vient ce cri?

-- De la chambre du blesse, dit l'hote.

-- Quel blesse? demanda Grimaud.

-- L'ancien bourreau de Bethune, qui vient d'etre assassine par
les partisans espagnols, qu'on a apporte ici, et qui se confesse
en ce moment a un frere augustin: il parait qu'il souffre bien.

-- L'ancien bourreau de Bethune? murmura Grimaud rappelant ses
souvenirs... un homme de cinquante-cinq a soixante ans, grand,
vigoureux, basane, cheveux et barbe noirs?

-- C'est cela, excepte que sa barbe a grisonne et que ses cheveux
ont blanchi. Le connaissez-vous? demanda l'hote.

-- Je l'ai vu une fois, dit Grimaud, dont le front s'assombrit au
tableau que lui presentait ce souvenir.

La femme etait accourue toute tremblante.

-- As-tu entendu? dit-elle a son mari.

-- Oui, repondit l'hote en regardant avec inquietude du cote de la
porte.

En ce moment, un cri moins fort que le premier, mais suivi d'un
gemissement long et prolonge, se fit entendre.

Les trois personnages se regarderent en frissonnant.

-- Il faut voir ce que c'est, dit Grimaud.

-- On dirait le cri d'un homme qu'on egorge, murmura l'hote.

-- Jesus! dit la femme en se signant.

Si Grimaud parlait peu, on sait qu'il agissait beaucoup. Il
s'elanca vers la porte et la secoua vigoureusement, mais elle
etait fermee par un verrou interieur.

-- Ouvrez! cria l'hote, ouvrez; sire moine, ouvrez a l'instant!

Personne ne repondit.

-- Ouvrez, ou j'enfonce la porte! dit Grimaud.

Meme silence.

Grimaud jeta les yeux autour de lui et avisa une pince qui
d'aventure se trouvait dans un coin; il s'elanca dessus, et, avant
que l'hote eut pu s'opposer a son dessein, il avait mis la porte
en dedans.

La chambre etait inondee du sang qui filtrait a travers les
matelas, le blesse ne parlait plus et ralait; le moine avait
disparu.

-- Le moine? cria l'hote; ou est le moine?

Grimaud s'elanca vers une fenetre ouverte qui donnait sur la cour.

-- Il aura fui par la, s'ecria-t-il.

-- Vous croyez? dit l'hote effare. Garcon, voyez si la mule du
moine est a l'ecurie.

-- Plus de mule! cria celui a qui cette question etait adressee.

Grimaud fronca le sourcil, l'hote joignit les mains et regarda
autour de lui avec defiance. Quant a la femme, elle n'avait pas
ose entrer dans la chambre et se tenait debout, epouvantee, a la
porte.

Grimaud s'approcha du blesse, regardant ses traits rudes et
marques qui lui rappelaient un souvenir si terrible.

Enfin, apres un moment de morne et muette contemplation:

-- Il n'y a plus de doute, dit-il, c'est bien lui.

-- Vit-il encore? demanda l'hote.

Grimaud, sans repondre, ouvrit son justaucorps pour lui tater le
coeur, tandis que l'hote s'approchait a son tour; mais tout a coup
tous deux reculerent, l'hote en poussant un cri d'effroi, Grimaud
en palissant.

La lame d'un poignard etait enfoncee jusqu'a la garde du cote
gauche de la poitrine du bourreau.

-- Courez chercher du secours, dit Grimaud, moi je resterai pres
de lui.

L'hote sortit de la chambre tout egare; quant a la femme, elle
s'etait enfuie au cri qu'avait pousse son mari.


XXXV. L'absolution

Voici ce qui s'etait passe.

Nous avons vu que ce n'etait point par un effet de sa propre
volonte, mais au contraire assez a contrecoeur que le moine
escortait le blesse qui lui avait ete recommande d'une si etrange
maniere. Peut-etre eut-il cherche a fuir, s'il en avait vu la
possibilite; mais les menaces des deux gentilshommes, leur suite
qui etait restee apres eux et qui sans doute avait recu leurs
instructions, et pour tout dire enfin, la reflexion meme avait
engage le moine, sans laisser paraitre trop de mauvais vouloir, a
jouer jusqu'au bout son role de confesseur, et, une fois entre
dans la chambre, il s'etait approche du chevet du blesse.

Le bourreau examina de ce regard rapide, particulier a ceux qui
vont mourir et qui, par consequent, n'ont pas de temps a perdre,
la figure de celui qui devait etre son consolateur; il fit un
mouvement de surprise et dit:

-- Vous etes bien jeune, mon pere?

-- Les gens qui portent ma robe n'ont point d'age, repondit
sechement le moine.

-- Helas! parlez-moi plus doucement, mon pere, dit le blesse, j'ai
besoin d'un ami a mes derniers moments.

-- Vous souffrez beaucoup? demanda le moine.

-- Oui; mais de l'ame bien plus que du corps.

-- Nous sauverons votre ame, dit le jeune homme; mais etes-vous
reellement le bourreau de Bethune, comme le disaient ces gens?

-- C'est-a-dire, reprit vivement le blesse, qui craignait sans
doute que ce nom de bourreau n'eloignat de lui les derniers
secours qu'il reclamait, c'est-a-dire que je l'ai ete, mais je ne
le suis plus; il y a quinze ans que j'ai cede ma charge. Je figure
encore aux executions, mais je ne frappe plus moi-meme, oh non!

-- Vous avez donc horreur de votre etat?

Le bourreau poussa un profond soupir.

-- Tant que je n'ai frappe qu'au nom de la loi et de la justice,
dit-il, mon etat m'a laisse dormir tranquille, abrite que j'etais
sous la justice et sous la loi; mais depuis cette nuit terrible ou
j'ai servi d'instrument a une vengeance particuliere et ou j'ai
leve avec haine le glaive sur une creature de Dieu, depuis ce
jour...

Le bourreau s'arreta en secouant la tete d'un air desespere.

-- Parlez, dit le moine, qui s'etait assis au pied du lit du
blesse et qui commencait a prendre interet a un recit qui
s'annoncait d'une facon si etrange.

-- Ah! s'ecria le moribond avec tout l'elan d'une douleur
longtemps comprimee et qui finit enfin par se faire jour, ah! j'ai
pourtant essaye d'etouffer ce remords par vingt ans de bonnes
oeuvres; j'ai depouille la ferocite naturelle a ceux qui versent
le sang; a toutes les occasions j'ai expose ma vie pour sauver la
vie de ceux qui etaient en peril, et j'ai conserve a la terre des
existences humaines, en echange de celle que je lui avais enlevee.
Ce n'est pas tout: le bien acquis dans l'exercice de ma
profession, je l'ai distribue aux pauvres, je suis devenu assidu
aux eglises, les gens qui me fuyaient se sont habitues a me voir.
Tous m'ont pardonne, quelques-uns meme m'ont aime; mais je crois
que Dieu ne m'a pas pardonne, lui, car le souvenir de cette
execution me poursuit sans cesse, et il me semble chaque nuit voir
se dresser devant moi le spectre de cette femme.

-- Une femme! C'est donc une femme que vous avez assassinee?
s'ecria le moine.

-- Et vous aussi! s'ecria le bourreau, vous vous servez donc de ce
mot qui retentit a mon oreille: assassinee! Je l'ai donc
assassinee et non pas executee! je suis donc un assassin et non
pas un justicier!

Et il ferma les yeux en poussant un gemissement.

Le moine craignit sans doute qu'il ne mourut sans en dire
davantage, car il reprit vivement:

-- Continuez, je ne sais rien, et quand vous aurez acheve votre
recit, Dieu et moi jugerons.

-- Oh! mon pere! continua le bourreau sans rouvrir les yeux, comme
s'il craignait, en les rouvrant, de revoir quelque objet
effrayant, c'est surtout lorsqu'il fait nuit et que je traverse
quelque riviere, que cette terreur que je n'ai pu vaincre
redouble: il me semble alors que ma main s'alourdit, comme si mon
coutelas y pesait encore; que l'eau devient couleur de sang, et
que toutes les voix de la nature, le bruissement des arbres, le
murmure du vent, le clapotement du flot, se reunissent pour former
une voix pleurante, desesperee, terrible, qui me crie: "Laissez
passer la justice de Dieu!"

-- Delire! murmura le moine en secouant la tete a son tour.

Le bourreau rouvrit les yeux, fit un mouvement pour se retourner
du cote du jeune homme et lui saisit le bras.

-- Delire, repeta-t-il, delire, dites-vous? Oh! non pas, car
c'etait le soir, car j'ai jete son corps dans la riviere, car les
paroles que mes remords me repetent, ces paroles, c'est moi qui
dans mon orgueil les ai prononcees: apres avoir ete l'instrument
de la justice humaine, je croyais etre devenu celui de la justice
de Dieu.

-- Mais, voyons, comment cela s'est-il fait? parlez, dit le moine.

-- C'etait un soir, un homme me vint chercher, me montra un ordre,
je le suivis. Quatre autres seigneurs m'attendaient. Ils
m'emmenerent masque. Je me reservais toujours de resister si
l'office qu'on reclamait de moi me paraissait injuste. Nous fimes
cinq ou six lieues, sombres, silencieux et presque sans echanger
une parole; enfin, a travers les fenetres d'une petite chaumiere,
ils me montrerent une femme accoudee sur une table et me dirent:
"Voici celle qu'il faut executer."

-- Horreur! dit le moine. Et vous avez obei?

-- Mon pere, cette femme etait un monstre: elle avait empoisonne,
disait-on, son second mari, tente d'assassiner son beau-frere, qui
se trouvait parmi ces hommes; elle venait d'empoisonner une jeune
femme qui etait sa rivale, et avant de quitter l'Angleterre elle
avait, disait-on, fait poignarder le favori du roi.

-- Buckingham? s'ecria le moine.

-- Oui, Buckingham, c'est cela.

-- Elle etait donc Anglaise, cette femme?

-- Non, elle etait Francaise, mais elle s'etait mariee en
Angleterre.

Le moine palit, s'essuya le front et alla fermer la porte au
verrou. Le bourreau crut qu'il l'abandonnait et retomba en
gemissant sur son lit.

-- Non, non, me voila, reprit le moine en revenant vivement pres
de lui; continuez: quels etaient ces hommes?

-- L'un etait etranger, Anglais, je crois. Les quatre autres
etaient Francais et portaient le costume de mousquetaires.

-- Leurs noms? demanda le moine.

-- Je ne les connais pas. Seulement les quatre autres seigneurs
appelaient l'Anglais milord.

-- Et cette femme etait-elle belle?

-- Jeune et belle! Oh! oui, belle surtout. Je la vois encore,
lorsque, a genoux a mes pieds, elle priait, la tete renversee en
arriere. Je n'ai jamais compris depuis, comment j'avais abattu
cette tete si belle et si pale.

Le moine semblait agite d'une emotion etrange. Tous ses membres
tremblaient; on voyait qu'il voulait faire une question, mais il
n'osait pas.

Enfin, apres un violent effort sur lui-meme:

-- Le nom de cette femme? dit-il.

-- Je l'ignore. Comme je vous le dis, elle s'etait mariee deux
fois, a ce qu'il parait: une fois en France, et l'autre en
Angleterre.

-- Et elle etait jeune, dites-vous?

-- Vingt-cinq ans.

-- Belle?

-- A ravir.

-- Blonde?

-- Oui.

-- De grands cheveux, n'est-ce pas? qui tombaient jusque sur ses
epaules.

-- Oui.

-- Des yeux d'une expression admirable?

-- Quand elle voulait. Oh! oui, c'est bien cela.

-- Une voix d'une douceur etrange?

-- Comment le savez-vous?

Le bourreau s'accouda sur son lit et fixa son regard epouvante sur
le moine, qui devint livide.

-- Et vous l'avez tuee! dit le moine; vous avez servi d'instrument
a ces laches, qui n'osaient la tuer eux-memes! vous n'avez pas eu
pitie de cette jeunesse, de cette beaute, de cette faiblesse! vous
avez tue cette femme?

-- Helas! reprit le bourreau, je vous l'ai dit, mon pere, cette
femme, sous cette enveloppe celeste, cachait un esprit infernal,
et quand je la vis, quand je me rappelai tout le mal qu'elle
m'avait fait a moi-meme...

-- A vous? et qu'avait-elle pu vous faire a vous? Voyons.

-- Elle avait seduit et perdu mon frere, qui etait pretre; elle
s'etait sauvee avec lui de son couvent.

-- Avec ton frere?

-- Oui. Mon frere avait ete son premier amant: elle avait ete la
cause de la mort de mon frere. Oh! mon pere! mon pere! ne me
regardez donc pas ainsi. Oh! je suis donc coupable? Oh! vous ne me
pardonnerez donc pas?

Le moine composa son visage.

-- Si fait, si fait, dit-il, je vous pardonnerai si vous me dites
tout!

-- Oh! s'ecria le bourreau, tout! tout! tout!

-- Alors, repondez. Si elle a seduit votre frere... vous dites
qu'elle l'a seduit, n'est-ce pas?

-- Oui.

-- Si elle a cause sa mort... vous avez dit qu'elle avait cause sa
mort?

-- Oui, repeta le bourreau.

-- Alors, vous devez savoir son nom de jeune fille?

-- O mon Dieu! dit le bourreau, mon Dieu! il me semble que je vais
mourir. L'absolution, mon pere! l'absolution!

-- Dis son nom! s'ecria le moine, et je te la donnerai.

-- Elle s'appelait... mon Dieu, ayez pitie de moi! murmura le
bourreau.

Et il se laissa aller sur son lit, pale, frissonnant et pareil a
un homme qui va mourir.

-- Son nom! repeta le moine se courbant sur lui comme pour lui
arracher ce nom s'il ne voulait pas le lui dire; son nom!...
parle, ou pas d'absolution!

Le mourant parut rassembler toutes ses forces. Les yeux du moine
etincelaient.

-- Anne de Bueil, murmura le blesse.

-- Anne de Bueil! s'ecria le moine en se redressant et en levant
les deux mains au ciel; Anne de Bueil! tu as bien dit Anne de
Bueil, n'est-ce pas?

-- Oui, oui, c'etait son nom, et maintenant absolvez-moi, car je
me meurs.

-- Moi, t'absoudre! s'ecria le pretre avec un rire qui fit dresser
les cheveux sur la tete du mourant, moi, t'absoudre? je ne suis
pas pretre!

-- Vous n'etes pas pretre! s'ecria le bourreau, mais qu'etes-vous
donc alors?

-- Je vais te le dire a mon tour, miserable!

-- Ah! Seigneur! mon Dieu!

-- Je suis John Francis de Winter!

-- Je ne vous connais pas! s'ecria le bourreau.

-- Attends, attends, tu vas me connaitre: je suis John Francis de
Winter, repeta-t-il, et cette femme...

-- Eh bien! cette femme?

-- C'etait ma mere!

Le bourreau poussa le premier cri, ce cri si terrible qu'on avait
entendu d'abord.

-- Oh! pardonnez-moi, pardonnez-moi, murmura-t-il, sinon au nom de
Dieu, du moins en votre nom; sinon comme pretre, du moins comme
fils.

-- Te pardonner! s'ecria le faux moine, te pardonner! Dieu le fera
peut-etre, mais moi, jamais!

-- Par pitie, dit le bourreau en tendant ses bras vers lui.

-- Pas de pitie pour qui n'a pas eu de pitie; meurs impenitent,
meurs desespere, meurs et sois damne!

Et tirant de sa robe un poignard et le lui enfoncant dans la
poitrine:

-- Tiens, dit-il, voila mon absolution!

Ce fut alors que l'on entendit ce second cri plus faible que le
premier, qui avait ete suivi d'un long gemissement.

Le bourreau, qui s'etait souleve, retomba renverse sur son lit.
Quant au moine, sans retirer le poignard de la plaie, il courut a
la fenetre, l'ouvrit, sauta sur les fleurs d'un petit jardin, se
glissa dans l'ecurie, prit sa mule, sortit par une porte de
derriere, courut jusqu'au prochain bouquet de bois, y jeta sa robe
de moine, tira de sa valise un habit complet de cavalier, s'en
revetit, gagna a pied la premiere poste, prit un cheval et
continua a franc etrier son chemin vers Paris.


XXXVI. Grimaud parle

Grimaud etait reste seul aupres du bourreau: l'hote etait alle
chercher du secours; la femme priait.

Au bout d'un instant, le blesse rouvrit les yeux.

-- Du secours! murmura-t-il; du secours! O mon Dieu, mon Dieu! ne
trouverai-je donc pas un ami dans ce monde qui m'aide a vivre ou a
mourir?

Et il porta avec effort sa main a sa poitrine; sa main rencontra
le manche du poignard.

-- Ah! dit-il comme un homme qui se souvient.

Et il laissa retomber son bras pres de lui.

-- Ayez courage, dit Grimaud, on est alle chercher du secours.

-- Qui etes-vous? demanda le blesse en fixant sur Grimaud des yeux
demesurement ouverts.

-- Une ancienne connaissance, dit Grimaud.

-- Vous?

Le blesse chercha a se rappeler les traits de celui qui lui
parlait ainsi.

-- Dans quelles circonstances nous sommes-nous donc rencontres?
demanda-t-il.

-- Il y a vingt ans, une nuit; mon maitre vous avait pris a
Bethune et vous conduisit a Armentieres.

-- Je vous reconnais bien, dit le bourreau, vous etes un des
quatre laquais.

-- C'est cela.

-- D'ou venez-vous?

-- Je passais sur la route; je me suis arrete dans cette auberge
pour faire rafraichir mon cheval. On me racontait que le bourreau
de Bethune etait la blesse, quand vous avez pousse deux cris. Au
premier nous sommes accourus, au second nous avons enfonce la
porte.

-- Et le moine? dit le bourreau; avez-vous vu le moine?

-- Quel moine?

-- Le moine qui etait enferme avec moi?

-- Non, il n'y etait deja plus; il parait qu'il a fui par cette
fenetre. Est-ce donc lui qui vous a frappe?

-- Oui, dit le bourreau.

Grimaud fit un mouvement pour sortir.

-- Qu'allez-vous faire? demanda le blesse.

-- Il faut courir apres lui.

-- Gardez-vous-en bien!

-- Et pourquoi?

-- Il s'est venge, et il a bien fait. Maintenant j'espere que Dieu
me pardonnera, car il y a expiation.

-- Expliquez-vous, dit Grimaud.

-- Cette femme que vous et vos maitres m'avez fait tuer...

-- Milady?

-- Oui, Milady, c'est vrai, vous l'appeliez ainsi...

-- Qu'a de commun Milady et le moine?

-- C'etait sa mere.

Grimaud chancela et regarda le mourant d'un oeil terne et presque
hebete.

-- Sa mere? repeta-t-il.

-- Oui, sa mere.

-- Mais il sait donc ce secret?

-- Je l'ai pris pour un moine, et je le lui ai revele en
confession.

-- Malheureux! s'ecria Grimaud, dont les cheveux se mouillerent de
sueur a la seule idee des suites que pouvait avoir une pareille
revelation; malheureux! vous n'avez nomme personne, j'espere?

-- Je n'ai prononce aucun nom, car je n'en connais aucun, excepte
le nom de fille de sa mere, et c'est a ce nom qu'il l'a reconnue;
mais il sait que son oncle etait au nombre des juges.

Et il retomba epuise, Grimaud voulut lui porter secours et avanca
sa main vers le manche du poignard.

-- Ne me touchez pas, dit le bourreau; si l'on retirait ce
poignard, je mourrais.

Grimaud resta la main etendue, puis tout a coup se frappant le
front du poing:

-- Ah! mais si jamais cet homme apprend qui sont les autres, mon
maitre est perdu alors.

-- Hatez-vous, hatez-vous! s'ecria le bourreau, prevenez-le, s'il
vit encore; prevenez ses amis; ma mort, croyez-le bien, ne sera
pas le denouement de cette terrible aventure.

-- Ou allait-il? demanda Grimaud.

-- Vers Paris.

-- Qui l'a arrete?

-- Deux jeunes gentilshommes qui se rendaient a l'armee, et dont
l'un d'eux, j'ai entendu son nom prononce par son camarade,
s'appelle le vicomte de Bragelonne.

-- Et c'est ce jeune homme qui vous a amene ce moine?

-- Oui.

Grimaud leva les yeux au ciel.

-- C'etait donc la volonte de Dieu? dit-il.

-- Sans doute, dit le blesse.

-- Alors voila qui est effrayant, murmura Grimaud; et cependant
cette femme, elle avait merite son sort. N'est-ce donc plus votre
avis?

-- Au moment de mourir, dit le bourreau, on voit les crimes des
autres bien petits en comparaison des siens.

Et il tomba epuise en fermant les yeux.

Grimaud etait retenu entre la pitie qui lui defendait de laisser
cet homme sans secours et la crainte qui lui commandait de partir
a l'instant meme pour aller porter cette nouvelle au comte de La
Fere, lorsqu'il entendit du bruit dans le corridor et vit l'hote
qui rentrait avec le chirurgien, qu'on avait enfin trouve.

Plusieurs curieux suivaient, attires par la curiosite; le bruit de
l'etrange evenement commencait a se repandre.

Le praticien, s'approcha du mourant, qui semblait evanoui.

-- Il faut d'abord extraire le fer de la poitrine, dit-il en
secouant la tete d'une facon significative.

Grimaud se rappela la prophetie que venait de faire le blesse et
detourna les yeux.

Le chirurgien ecarta le pourpoint, dechira la chemise et mit la
poitrine a nu.

Le fer, comme nous l'avons dit, etait enfonce jusqu'a la garde.

Le chirurgien le prit par l'extremite de la poignee; a mesure
qu'il l'attirait, le blesse ouvrait les yeux avec une fixite
effrayante. Lorsque la lame fut sortie entierement de la plaie,
une mousse rougeatre vint couronner la bouche du blesse, puis au
moment ou il respira, un flot de sang jaillit de l'orifice de sa
blessure; le mourant fixa son regard sur Grimaud avec une
expression singuliere, poussa un rale etouffe, et expira sur-le-
champ.

Alors, Grimaud ramassa le poignard inonde de sang qui gisait dans
la chambre et faisait horreur a tous, fit signe a l'hote de le
suivre, paya la depense avec une generosite digne de son maitre et
remonta a cheval.

Grimaud avait pense tout d'abord a retourner droit a Paris, mais
il songea a l'inquietude ou son absence prolongee tiendrait Raoul;
il se rappela que Raoul n'etait qu'a deux lieues de l'endroit ou
il se trouvait lui-meme, qu'en un quart d'heure il serait pres de
lui, et qu'allee, retour et explication ne lui prendraient pas une
heure: il mit son cheval au galop, et dix minutes apres il
descendait au_ Mulet-Couronne_, la seule auberge de Mazingarbe.

Aux premiers mots qu'il echangea avec l'hote, il acquit la
certitude qu'il avait rejoint celui qu'il cherchait.

Raoul etait a table avec le comte de Guiche et son gouverneur,
mais la sombre aventure de la matinee laissait sur les deux jeunes
fronts une tristesse que la gaiete de M. d'Arminges, plus
philosophe qu'eux par la grande habitude qu'il avait de ces sortes
de spectacles, ne pouvait parvenir a dissiper.

Tout a coup la porte s'ouvrit, et Grimaud se presenta pale,
poudreux et encore couvert du sang du malheureux blesse.

-- Grimaud, mon bon Grimaud, s'ecria Raoul, enfin te voici.
Excusez-moi, messieurs, ce n'est pas un serviteur, c'est un ami.

Et se levant et courant a lui:

-- Comment va M. le comte? continua-t-il; me regrette-t-il un peu?
L'as-tu vu depuis que nous nous sommes quittes? Reponds, mais j'ai
de mon cote bien des choses a te dire. Va, depuis trois jours, il
nous est arrive force aventures; mais qu'as-tu? comme tu es pale!
Du sang! pourquoi ce sang?

-- En effet, il y a du sang! dit le comte en se levant. Etes-vous
blesse, mon ami?

-- Non, monsieur, dit Grimaud, ce sang n'est pas a moi.

-- Mais a qui? demanda Raoul.

-- C'est le sang du malheureux que vous avez laisse a l'auberge,
et qui est mort entre mes bras.

-- Entre tes bras! cet homme! mais sais-tu qui il etait?

-- Oui, dit Grimaud.

-- Mais c'etait l'ancien bourreau de Bethune.

-- Je le sais.

-- Et tu le connaissais?

-- Je le connaissais.

-- Et il est mort?

-- Oui.

Les deux jeunes gens se regarderent.

-- Que voulez-vous, messieurs, dit d'Arminges, c'est la loi
commune, et pour avoir ete bourreau on n'en est pas exempt. Du
moment ou j'ai vu sa blessure, j'en ai eu mauvaise idee; et, vous
le savez, c'etait son opinion a lui-meme, puisqu'il demandait un
moine.

A ce mot de moine, Grimaud palit.

-- Allons, allons, a table! dit d'Arminges, qui, comme tous les
hommes de cette epoque et surtout de son age, n'admettait pas la
sensibilite entre deux services.

-- Oui, monsieur, vous avez raison, dit Raoul. Allons, Grimaud,
fais-toi servir; ordonne, commande, et apres que tu seras repose,
nous causerons.

-- Non, monsieur, non, dit Grimaud, je ne puis pas m'arreter un
instant, il faut que je reparte pour Paris.

-- Comment, que tu repartes pour Paris! tu te trompes, c'est
Olivain qui va partir; toi tu restes.

-- C'est Olivain qui reste, au contraire, et c'est moi qui pars.
Je suis venu tout expres pour vous l'apprendre.

-- Mais a quel propos ce changement?

-- Je ne puis vous le dire.

-- Explique-toi.

-- Je ne puis m'expliquer.

-- Allons, qu'est-ce que cette plaisanterie?

-- Monsieur le vicomte sait que je ne plaisante jamais.

-- Oui, mais je sais aussi que M. le comte de La Fere a dit que
vous resteriez pres de moi et qu'Olivain retournerait a paris. Je
suivrai les ordres de M. le comte.

-- Pas dans cette circonstance, monsieur.

-- Me desobeirez-vous, par hasard?

-- Oui, monsieur, car il le faut.

-- Ainsi, vous persistez?

-- Ainsi je pars; soyez heureux, monsieur le vicomte.

Et Grimaud salua et tourna vers la porte pour sortir.

Raoul, furieux et inquiet tout a la fois, courut apres lui et
l'arreta par le bras.

-- Grimaud! s'ecria Raoul, restez, je le veux!

-- Alors, dit Grimaud, vous voulez que je laisse tuer M. le comte.

Grimaud salua et s'appreta a sortir.

-- Grimaud, mon ami, dit le vicomte, vous ne partirez pas ainsi,
vous ne me laisserez pas dans une pareille inquietude. Grimaud,
parle, parle, au nom du ciel!

Et Raoul tout chancelant tomba sur un fauteuil.

-- Je ne puis vous dire qu'une chose, monsieur, car le secret que
vous me demandez n'est pas a moi. Vous avez rencontre un moine,
n'est-ce pas?

-- Oui.

Les deux jeunes gens se regarderent avec effroi.

-- Vous l'avez conduit pres du blesse?

-- Oui.

-- Vous avez eu le temps de le voir, alors?

-- Oui.

-- Et peut-etre le reconnaitriez-vous si jamais vous le
rencontriez?

-- Oh! oui, je le jure, dit Raoul.

-- Et moi aussi, dit de Guiche.

-- Eh bien! si vous le rencontrez jamais, dit Grimaud, quelque
part que ce soit, sur la grande route, dans la rue, dans une
eglise, partout ou il sera et ou vous serez, mettez le pied dessus
et ecrasez-le sans pitie, sans misericorde, comme vous feriez
d'une vipere, d'un serpent, d'un aspic; ecrasez-le et ne le
quittez que quand il sera mort; la vie de cinq hommes sera pour
moi en doute tant qu'il vivra.

Et sans ajouter une seule parole, Grimaud profita de l'etonnement
et de la terreur ou il avait jete ceux qui l'ecoutaient pour
s'elancer hors de l'appartement.

-- Eh bien! comte, dit Raoul en se retournant vers de Guiche, ne
l'avais-je pas bien dit que ce moine me faisait l'effet d'un
reptile!

Deux minutes apres on entendait sur la route le galop d'un cheval.
Raoul courut a la fenetre.

C'etait Grimaud qui reprenait la route de Paris. Il salua le
vicomte en agitant son chapeau et disparut bientot a l'angle du
chemin.

En route Grimaud reflechit a deux choses: la premiere, c'est qu'au
train dont il allait son cheval ne le menerait pas dix lieues.

La seconde, c'est qu'il n'avait pas d'argent.

Mais Grimaud avait l'imagination d'autant plus feconde qu'il
parlait moins.

Au premier relais qu'il rencontra il vendit son cheval, et avec
l'argent de son cheval il prit la poste.


XXXVII. La veille de la bataille

Raoul fut tire de ces sombres reflexions par l'hote, qui entra
precipitamment dans la chambre ou venait de se passer la scene que
nous avons racontee, en criant:

-- Les Espagnols! les Espagnols!

Ce cri etait assez grave pour que toute preoccupation fit place a
celle qu'il devait causer. Les jeunes gens demanderent quelques
informations et apprirent que l'ennemi s'avancait effectivement
par Houdin et Bethune.

Tandis que M. d'Arminges donnait les ordres pour que les chevaux,
qui se rafraichissaient, fussent mis en etat de partir, les deux
jeunes gens monterent aux plus hautes fenetres de la maison qui
dominaient les environs, et virent effectivement poindre du cote
de Hersin et de Lens un corps nombreux d'infanterie et de
cavalerie. Cette fois, ce n'etait plus une troupe nomade de
partisans, c'etait toute une armee.

Il n'y avait donc d'autre parti a prendre qu'a suivre les sages
instructions de M. d'Arminges et a battre en retraite.

Les jeunes gens descendirent rapidement. M. d'Arminges etait deja
a cheval. Olivain tenait en main les deux montures des jeunes
gens, et les laquais du comte de Guiche gardaient soigneusement
entre eux le prisonnier espagnol, monte sur un bidet qu'on venait
d'acheter a son intention. Pour surcroit de precaution, il avait
les mains liees.

La petite troupe prit au trot le chemin de Cambrin, ou l'on
croyait trouver le prince; mais il n'y etait plus depuis la veille
et s'etait retire a La Bassee, une fausse nouvelle lui ayant
appris que l'ennemi devait passer la Lys a Estaire.

En effet, trompe par ces renseignements, le prince avait retire
ses troupes de Bethune, concentre toutes ses forces entre Vieille-
Chapelle et La Venthie, et lui-meme, apres la reconnaissance sur
toute la ligne avec le marechal de Grammont, venait de rentrer et
de se mettre a table, interrogeant les officiers, qui etaient
assis a ses cotes, sur les renseignements qu'il avait charge
chacun d'eux de prendre; mais nul n'avait de nouvelles positives.
L'armee ennemie avait disparu depuis quarante-huit heures et
semblait s'etre evanouie.

Or, jamais une armee ennemie n'est si proche et par consequent si
menacante que lorsqu'elle a disparu completement. Le prince etait
donc maussade et soucieux contre son habitude, lorsqu'un officier
de service entra et annonca au marechal de Grammont que quelqu'un
demandait a lui parler.

Le duc de Grammont prit du regard la permission du prince et
sortit.

Le prince le suivit des yeux, et ses regards resterent fixes sur
la porte, personne n'osant parler, de peur de le distraire de sa
preoccupation.

Tout a coup un bruit sourd retentit; le prince se leva vivement en
etendant la main du cote d'ou venait le bruit. Ce bruit lui etait
bien connu, c'etait celui du canon.

Chacun s'etait leve comme lui.

En ce moment la porte s'ouvrit.

-- Monseigneur, dit le marechal de Grammont radieux, Votre Altesse
veut-elle permettre que mon fils, le comte de Guiche, et son
compagnon de voyage, le vicomte de Bragelonne, viennent lui donner
des nouvelles de l'ennemi que nous cherchons, nous, et qu'ils ont
trouve, eux?

-- Comment donc! dit vivement le prince, si je le permets! non
seulement je le permets, mais je le desire. Qu'ils entrent.

Le marechal poussa les deux jeunes gens, qui se trouverent en face
du prince.

-- Parlez, messieurs, dit le prince en les saluant, parlez
d'abord; ensuite nous nous ferons les compliments d'usage. Le plus
presse pour nous tous maintenant est de savoir ou est l'ennemi et
ce qu'il fait.

C'etait au comte de Guiche que revenait naturellement la parole;
non seulement il etait le plus age des deux jeunes gens, mais
encore il etait presente au prince par son pere. D'ailleurs, il
connaissait depuis longtemps le prince, que Raoul voyait pour la
premiere fois.

Il raconta donc au prince ce qu'ils avaient vu de l'auberge de
Mazingarbe.

Pendant ce temps, Raoul regardait ce jeune general deja si fameux
par les batailles de Rocroy, de Fribourg et de Nordlingen.

Louis de Bourbon, prince de Conde, que, depuis la mort de Henri de
Bourbon, son pere, on appelait, par abreviation et selon
l'habitude du temps, Monsieur le Prince, etait un jeune homme de
vingt-six a vingt-sept ans a peine, au regard d'aigle, _agl'occhi
grifani_, comme dit Dante, au nez recourbe, aux longs cheveux
flottant par boucles, a la taille mediocre mais bien prise, ayant
toutes les qualites d'un grand homme de guerre, c'est-a-dire coup
d'oeil, decision rapide, courage fabuleux; ce qui ne l'empechait
pas d'etre en meme temps homme d'elegance et d'esprit, si bien
qu'outre la revolution qu'il faisait dans la guerre par les
nouveaux apercus qu'il y portait, il avait aussi fait revolution a
Paris parmi les jeunes seigneurs de la cour, dont il etait le chef
naturel, et qu'en opposition aux elegants de l'ancienne cour, dont
Bassompierre, Bellegarde et le duc d'Angouleme avaient ete les
modeles, on appelait les petits-maitres.

Aux premiers mots du comte de Guiche et a la direction de laquelle
venait le bruit du canon, le prince avait tout compris. L'ennemi
avait du passer la Lys a Saint-Venant et marchait sur Lens, dans
l'intention sans doute de s'emparer de cette ville et de separer
l'armee francaise de la France. Ce canon qu'on entendait, dont les
detonations dominaient de temps en temps les autres, c'etaient des
pieces de gros calibre qui repondaient au canon espagnol et
lorrain.

Mais de quelle force etait cette troupe? Etait-ce un corps destine
a produire une simple diversion? etait-ce l'armee tout entiere?

C'etait la derniere question du prince, a laquelle il etait
impossible a de Guiche de repondre.

Or, comme c'etait la plus importante, c'etait aussi celle a
laquelle surtout le prince eut desire une reponse exacte, precise,
positive.

Raoul alors surmonta le sentiment bien naturel de timidite qu'il
sentait, malgre lui, s'emparer de sa personne en face du prince,
et se rapprochant de lui:

-- Monseigneur me permettra-t-il de hasarder sur ce sujet quelques
paroles qui peut-etre le tireront d'embarras? dit-il.

Le prince se retourna et sembla envelopper tout entier le jeune
homme dans un seul regard; il sourit en reconnaissant en lui un
enfant de quinze ans a peine.

-- Sans doute, monsieur, parlez, dit-il en adoucissant sa voix
breve et accentuee, comme s'il eut cette fois adresse la parole a
une femme.

-- Monseigneur, repondit Raoul en rougissant, pourrait interroger
le prisonnier espagnol.

-- Vous avez fait un prisonnier espagnol? s'ecria le prince.

-- Oui, Monseigneur.

-- Ah! c'est vrai, repondit de Guiche, je l'avais oublie.

-- C'est tout simple, c'est vous qui l'avez fait, comte, dit Raoul
en souriant.

Le vieux marechal se retourna vers le vicomte reconnaissant de cet
eloge donne a son fils, tandis que le prince s'ecriait:

-- Le jeune homme a raison, qu'on amene le prisonnier.

Pendant ce temps, le prince prit de Guiche a part et l'interrogea
sur la maniere dont ce prisonnier avait ete fait, et lui demanda
quel etait ce jeune homme.

-- Monsieur, dit le prince en revenant vers Raoul, je sais que
vous avez une lettre de ma soeur, madame de Longueville, mais je
vois que vous avez prefere vous recommander vous-meme en me
donnant un bon avis.

-- Monseigneur, dit Raoul en rougissant, je n'ai point voulu
interrompre Votre Altesse dans une conversation aussi importante
que celle qu'elle avait entamee avec M. le comte. Mais voici la
lettre.

-- C'est bien, dit le prince, vous me la donnerez plus tard. Voici
le prisonnier, pensons au plus presse.

En effet, on amenait le partisan. C'etait un de ces condottieri
comme il en restait encore a cette epoque, vendant leur sang a qui
voulait l'acheter et vieillis dans la ruse et le pillage. Depuis
qu'il avait ete pris, il n'avait pas prononce une seule parole; de
sorte que ceux qui l'avaient pris ne savaient pas eux-memes a
quelle nation il appartenait.

Le prince le regarda d'un air d'indicible defiance.

-- De quelle nation es-tu? demanda le prince.

Le prisonnier repondit quelques mots en langue etrangere.

-- Ah! ah! il parait qu'il est Espagnol. Parlez-vous espagnol,
Grammont?

-- Ma foi, Monseigneur, fort peu.

-- Et moi, pas du tout, dit le prince en riant; messieurs, ajouta-
t-il en se retournant vers ceux qui l'environnaient, y a-t-il
parmi vous quelqu'un qui parle espagnol et qui veuille me servir
d'interprete?

-- Moi, Monseigneur, dit Raoul.

-- Ah! vous parlez espagnol?

-- Assez, je crois, pour executer les ordres de Votre Altesse en
cette occasion.

Pendant tout ce temps, le prisonnier etait reste impassible et
comme s'il n'eut pas compris le moins du monde de quelle chose il
s'agissait.

-- Monseigneur vous a fait demander de quelle nation vous etes,
dit le jeune homme dans le plus pur castillan.

--_ Ich bin ein Deutscher_, repondit le prisonnier.

-- Que diable dit-il? demanda le prince, et quel nouveau baragouin
est celui-la?

-- Il dit qu'il est Allemand, Monseigneur, reprit Raoul; cependant
j'en doute, car son accent est mauvais et sa prononciation
defectueuse.

-- Vous parlez donc allemand aussi? demanda le prince.

-- Oui, Monseigneur, repondit Raoul.

-- Assez pour l'interroger dans cette langue?

-- Oui, Monseigneur.

-- Interrogez-le donc, alors.

Raoul commenca l'interrogatoire, mais les faits vinrent a l'appui
de son opinion. Le prisonnier n'entendait pas ou faisait semblant
de ne pas entendre ce que Raoul lui disait, et Raoul, de son cote,
comprenait mal ses reponses melangees de flamand et d'alsacien.
Cependant, au milieu de tous les efforts du prisonnier pour eluder
un interrogatoire en regle, Raoul avait reconnu l'accent naturel a
cet homme.

-- _Non siete Spagnuolo_, dit-il, _non siete Tedesco, siete
Italiano._

Le prisonnier fit un mouvement et se mordit les levres.

-- Ah! ceci, je l'entends a merveille, dit le prince de Conde, et
puisqu'il est Italien, je vais continuer l'interrogatoire. Merci,
vicomte, continua le prince en riant, je vous nomme, a partir de
ce moment, mon interprete.

Mais le prisonnier n'etait pas plus dispose a repondre en italien
que dans les autres langues; ce qu'il voulait, c'etait eluder les
questions. Aussi ne savait-il rien, ni le nombre de l'ennemi, ni
le nom de ceux qui le commandaient, ni l'intention de la marche de
l'armee.

-- C'est bien, dit le prince, qui comprit les causes de cette
ignorance; cet homme a ete pris pillant et assassinant; il aurait
pu racheter sa vie en parlant, il ne veut pas parler, emmenez-le
et passez-le par les armes.

Le prisonnier palit, les deux soldats qui l'avaient emmene le
prirent chacun par un bras et le conduisirent vers la porte,
tandis que le prince, se retournant vers le marechal de Grammont,
paraissait deja avoir oublie l'ordre qu'il avait donne.

Arrive au seuil de la porte, le prisonnier s'arreta; les soldats,
qui ne connaissaient que leur consigne, voulurent le forcer a
continuer son chemin.

-- Un instant, dit le prisonnier en francais: je suis pret a
parler, Monseigneur.

-- Ah! ah! dit le prince en riant, je savais bien que nous
finirions par la. J'ai un merveilleux secret pour defier les
langues; jeunes gens, faites-en votre profit pour le temps ou vous
commanderez a votre tour.

-- Mais a la condition, continua le prisonnier, que Votre Altesse
me jurera la vie sauve.

-- Sur ma foi de gentilhomme, dit le prince.

-- Alors, interrogez, Monseigneur.

-- Ou l'armee a-t-elle passe la Lys?

-- Entre Saint-Venant et Aire.

-- Par qui est-elle commandee?

-- Par le comte de Fuensaldagna, par le general Beck et par
l'archiduc en personne.

-- De combien d'hommes se compose-t-elle?

-- De dix-huit mille hommes et de trente-six pieces de canon.

-- Et elle marche?

-- Sur Lens.

-- Voyez-vous, messieurs! dit le prince en se retournant d'un air
de triomphe vers le marechal de Grammont et les autres officiers.

-- Oui, Monseigneur, dit le marechal, vous avez devine tout ce
qu'il etait possible au genie humain de deviner.

-- Rappelez Le Plessis-Bellievre, Villequier et d'Erlac dit le
prince, rappelez toutes les troupes qui sont en deca de la Lys,
qu'elles se tiennent pretes a marcher cette nuit: demain, selon
toute probabilite, nous attaquons l'ennemi.

-- Mais, Monseigneur, dit le marechal de Grammont, songez qu'en
reunissant tout ce que nous avons d'hommes disponibles, nous
atteindrons a peine le chiffre de 13.000 hommes.

-- Monsieur le marechal, dit le prince avec cet admirable regard
qui n'appartenait qu'a lui, c'est avec les petites armees qu'on
gagne les grandes batailles.

Puis se retournant vers le prisonnier:

-- Que l'on emmene cet homme, et qu'on le garde soigneusement a
vue. Sa vie repose sur les renseignements qu'il nous a donnes:
s'ils sont faux, qu'on le fusille.

On emmena le prisonnier.

-- Comte de Guiche, reprit le prince, il y a longtemps que vous
n'avez vu votre pere, restez pres de lui. Monsieur, continua-t-il
en s'adressant a Raoul, si vous n'etes pas trop fatigue, suivez-
moi.

-- Au bout du monde! Monseigneur, s'ecria Raoul, eprouvant pour ce
jeune general, qui lui paraissait si digne de sa renommee, un
enthousiasme inconnu.

Le prince sourit; il meprisait les flatteurs, mais estimait fort
les enthousiastes.

-- Allons, monsieur, dit-il, vous etes bon au conseil, nous venons
de l'eprouver; demain nous verrons comment vous etes a l'action.

-- Et moi, Monseigneur, dit le marechal, que ferai-je?

-- Restez pour recevoir les troupes; ou je reviendrai les chercher
moi-meme, ou je vous enverrai un courrier pour que vous me les
ameniez. Vingt gardes des mieux montes c'est tout ce dont j'ai
besoin pour mon escorte.

-- C'est bien peu, dit le marechal.

-- C'est assez, dit le prince. Avez-vous un bon cheval, monsieur
de Bragelonne?

-- Le mien a ete tue ce matin, Monseigneur, et je monte
provisoirement celui de mon laquais.

-- Demandez et choisissez vous-meme dans mes ecuries celui qui
vous conviendra. Pas de fausse honte, prenez le cheval qui vous
semblera le meilleur. Vous en aurez besoin ce soir peut-etre, et
demain certainement.

Raoul ne se le fit pas dire deux fois; il savait qu'avec les
superieurs, et surtout quand ces superieurs sont princes, la
politesse supreme est d'obeir sans retard et sans raisonnements;
il descendit aux ecuries, choisit un cheval andalou de couleur
isabelle, le sella, le brida lui-meme, -- car Athos lui avait
recommande, au moment du danger, de ne confier ces soins
importants a personne, -- et il vint rejoindre le prince qui, en
ce moment, montait a cheval.

-- Maintenant, monsieur, dit-il a Raoul, voulez-vous me remettre
la lettre dont vous etes porteur?

Raoul tendit la lettre au prince.

-- Tenez-vous pres de moi, monsieur, dit celui-ci.

Le prince piqua des deux, accrocha sa bride au pommeau de sa selle
comme il avait l'habitude de le faire quand il voulait avoir les
mains libres, decacheta la lettre de Mme de Longueville et partit
au galop sur la route de Lens, accompagne de Raoul, et suivi de sa
petite escorte; tandis que les messagers qui devaient rappeler les
troupes partaient de leur cote a franc etrier dans des directions
opposees.

Le prince lisait tout en courant.

-- Monsieur, dit-il apres un instant, on me dit le plus grand bien
de vous; je n'ai qu'une chose a vous apprendre, c'est que, d'apres
le peu que j'ai vu et entendu, j'en pense encore plus qu'on ne
m'en dit.

Raoul s'inclina.

Cependant, a chaque pas qui conduisait la petite troupe vers Lens,
les coups de canon retentissaient plus rapproches. Le regard du
prince etait tendu vers ce bruit avec la fixite de celui d'un
oiseau de proie. On eut dit qu'il avait la puissance de percer les
rideaux d'arbres qui s'etendaient devant lui et qui bornaient
l'horizon.

De temps en temps les narines du prince se dilataient, comme s'il
avait eu hate de respirer l'odeur de la poudre, et il soufflait
comme son cheval.

Enfin on entendit le canon de si pres qu'il etait evident qu'on
n'etait plus guere qu'a une lieue du champ de bataille. En effet,
au detour du chemin, on apercut le petit village d'Annay.

Les paysans etaient en grande confusion; le bruit des cruautes des
Espagnols s'etait repandu et effrayait chacun; les femmes avaient
deja fui, se retirant vers Vitry; quelques hommes restaient seuls.

A la vue du prince, ils accoururent; un d'eux le reconnut.

-- Ah! Monseigneur, dit-il, venez-vous chasser tous ces gueux
d'Espagnols et tous ces pillards de Lorrains?

-- Oui, dit le prince, si tu veux me servir de guide.

-- Volontiers, Monseigneur; ou Votre Altesse veut-elle que je la
conduise?

-- Dans quelque endroit eleve, d'ou je puisse decouvrir Lens et
ses environs.

-- J'ai votre affaire, en ce cas.

-- Je puis me fier a toi, tu es bon Francais?

-- Je suis un vieux soldat de Rocroy, Monseigneur.

-- Tiens, dit le prince en lui donnant sa bourse, voila pour
Rocroy. Maintenant, veux-tu un cheval ou preferes-tu aller a pied?

-- A pied, Monseigneur, a pied, j'ai toujours servi dans
l'infanterie. D'ailleurs, je compte faire passer Votre Altesse par
des chemins ou il faudra bien qu'elle mette pied a terre.

-- Viens donc, dit le prince, et ne perdons pas de temps.

Le paysan partit, courant devant le cheval du prince; puis, a cent
pas du village, il prit par un petit chemin perdu au fond d'un
joli vallon. Pendant une demi-lieue, on marcha ainsi sous un
couvert d'arbres, les coups de canon retentissant si pres qu'on
eut dit a chaque detonation qu'on allait entendre siffler le
boulet. Enfin, on trouva un sentier qui quittait le chemin pour
s'escarper au flanc de la montagne. Le paysan prit le sentier en
invitant le prince a le suivre. Celui-ci mit pied a terre, ordonna
a un de ses aides de camp et a Raoul d'en faire autant, aux autres
d'attendre ses ordres en se gardant et se tenant sur le qui-vive,
et il commenca de gravir le sentier.

Au bout de dix minutes, on etait arrive aux ruines d'un vieux
chateau; ces ruines couronnaient le sommet d'une colline du haut
de laquelle on dominait tous les environs. A un quart de lieue a
peine, on decouvrait Lens aux abois, et, devant Lens, toute
l'armee ennemie.

D'un seul coup d'oeil, le prince embrassa l'etendue qui se
decouvrait a ses yeux depuis Lens jusqu'a Vimy. En un instant,
tout le plan de la bataille qui devait le lendemain sauver la
France pour la seconde fois d'une invasion se deroula dans son
esprit. Il prit un crayon, dechira une page de ses tablettes et
ecrivit:

"Mon cher marechal,

"Dans une heure Lens sera au pouvoir de l'ennemi. Venez me
rejoindre; amenez avec vous toute l'armee. Je serai a Vendin pour
lui faire prendre sa position. Demain nous aurons repris Lens et
battu l'ennemi."

Puis, se retournant vers Raoul:

-- Allez, monsieur, dit-il, partez a franc etrier et remettez
cette lettre a M. de Grammont.

Raoul s'inclina, prit le papier, descendit rapidement la montagne,
s'elanca sur son cheval et partit au galop.

Un quart d'heure apres il etait pres du marechal.

Une partie des troupes etait deja arrivee, on attendait le reste
d'instant en instant.

Le marechal de Grammont se mit a la tete de tout ce qu'il avait
d'infanterie et de cavalerie disponible, et prit la route de
Vendin, laissant le duc de Chatillon pour attendre et amener le
reste.

Toute l'artillerie etait en mesure de partir a l'instant meme et
se mit en marche.

Il etait sept heures du soir lorsque le marechal arriva au rendez-
vous. Le prince l'y attendait. Comme il l'avait prevu, Lens etait
tombe au pouvoir de l'ennemi presque aussitot apres le depart de
Raoul. La cessation de la canonnade avait annonce d'ailleurs cet
evenement.

On attendit la nuit. A mesure que les tenebres s'avancaient, les
troupes mandees par le prince arrivaient successivement. On avait
ordonne qu'aucune d'elles ne battit le tambour ni ne sonnat de la
trompette.

A neuf heures, la nuit etait tout a fait venue. Cependant un
dernier crepuscule eclairait encore la plaine. On se mit en marche
silencieusement, le prince conduisant la colonne.

Arrivee au-dela d'Annay, l'armee apercut Lens; deux ou trois
maisons etaient en flammes, et une sourde rumeur qui indiquait
l'agonie d'une ville prise d'assaut arrivait jusqu'aux soldats.

Le prince indiqua a chacun son poste: le marechal de Grammont
devait tenir l'extreme gauche et devait s'appuyer a Mericourt; le
duc de Chatillon formait le centre; enfin le prince, qui formait
l'aile droite, resterait en avant d'Annay.

L'ordre de bataille du lendemain devait etre le meme que celui des
positions prises la veille. Chacun en se reveillant se trouverait
sur le terrain ou il devait manoeuvrer.

Le mouvement s'executa dans le plus profond silence et avec la
plus grande precision. A dix heures, chacun tenait sa position, a
dix heures et demie, le prince parcourut les postes et donna
l'ordre du lendemain.

Trois choses etaient recommandees par-dessus toutes aux chefs, qui
devaient veiller a ce que les soldats les observassent
scrupuleusement. La premiere, que les differents corps se
regarderaient bien marcher, afin que la cavalerie et l'infanterie
fussent bien sur la meme ligne et que chacun gardat ses
intervalles.

La seconde, de n'aller a la charge qu'au pas.

La troisieme, de laisser tirer l'ennemi le premier.

Le prince donna le comte de Guiche a son pere et retint pour lui
Bragelonne; mais les deux jeunes gens demanderent a passer cette
nuit ensemble, ce qui leur fut accorde.

Une tente fut posee pour eux pres de celle du marechal. Quoique la
journee eut ete fatigante, ni l'un ni l'autre n'avaient besoin de
dormir.

D'ailleurs c'est une chose grave et imposante, meme pour les vieux
soldats, que la veille d'une bataille; a plus forte raison pour
deux jeunes gens qui allaient voir ce terrible spectacle pour la
premiere fois.

La veille d'une bataille, on pense a mille choses qu'on avait
oubliees jusque-la et qui vous reviennent alors a l'esprit. La
veille d'une bataille, les indifferents deviennent des amis, les
amis deviennent des freres.

Il va sans dire que si on a au fond du coeur quelque sentiment
plus tendre, ce sentiment atteint tout naturellement le plus haut
degre d'exaltation auquel il puisse atteindre.

Il faut croire que chacun des deux jeunes gens eprouvait quelque
sentiment car au bout d'un instant, chacun d'eux s'assit a une
extremite de la tente et se mit a ecrire sur ses genoux.

Les epitres furent longues, les quatre pages se couvrirent
successivement de lettres fines et rapprochees. De temps en temps
les deux jeunes gens se regardaient en souriant. Ils se
comprenaient sans rien dire; ces deux organisations elegantes et
sympathiques etaient faites pour s'entendre sans se parler.

Les lettres finies, chacun mit la sienne dans deux enveloppes, ou
nul ne pouvait lire le nom de la personne a laquelle elle etait
adressee qu'en dechirant la premiere enveloppe; puis tous deux
s'approcherent l'un de l'autre et echangerent leurs lettres en
souriant.

-- S'il m'arrivait malheur, dit Bragelonne.

-- Si j'etais tue, dit de Guiche.

-- Soyez tranquille, dirent-ils tous deux.

Puis ils s'embrasserent comme deux freres, s'envelopperent chacun
dans son manteau et s'endormirent de ce sommeil jeune et gracieux
dont dorment les oiseaux, les fleurs et les enfants.


XXXVIII. Un diner d'autrefois

La seconde entrevue des anciens mousquetaires n'avait pas ete
pompeuse et menacante comme la premiere. Athos avait juge, avec sa
raison toujours superieure, que la table serait le centre le plus
rapide et le plus complet de la reunion; et au moment ou ses amis,
redoutant sa distinction et sa sobriete, n'osaient parler d'un de
ces bons diners d'autrefois manges soit a la _Pomme-de-Pin_, soit
au _Parpaillot_, il proposa le premier de se trouver autour de
quelque table bien servie, et de s'abandonner sans reserve chacun
a son caractere et a ses manieres, abandon qui avait entretenu
cette bonne intelligence qui les avait fait nommer autrefois les
inseparables.

La proposition fut agreable a tous et surtout a d'Artagnan, lequel
etait avide de retrouver le bon gout et la gaiete des entretiens
de sa jeunesse; car depuis longtemps son esprit fin et enjoue
n'avait rencontre que des satisfactions insuffisantes, une vile
pature, comme il le disait lui-meme. Porthos, au moment d'etre
baron, etait enchante de trouver cette occasion d'etudier dans
Athos et dans Aramis le ton et les manieres des gens de qualite.
Aramis voulait savoir les nouvelles du Palais-Royal par d'Artagnan
et par Porthos, et se menager pour toutes les occasions des amis
si devoues, qui autrefois soutenaient ses querelles avec des epees
si promptes et si invincibles.

Quant a Athos, il etait le seul qui n'eut rien a attendre ni a
recevoir des autres et qui ne fut mu que par un sentiment de
grandeur simple et d'amitie pure.

On convint donc que chacun donnerait son adresse tres positive, et
que sur le besoin de l'un des associes la reunion serait convoquee
chez un fameux traiteur de la rue de la Monnaie, a l'enseigne de
l'_Ermitage_. Le premier rendez-vous fut fixe au mercredi suivant
et a huit heures precises du soir.

En effet, ce jour-la, les quatre amis arriverent ponctuellement a
l'heure dite, et chacun de son cote. Porthos avait eu a essayer un
nouveau cheval, d'Artagnan descendait sa garde du Louvre, Aramis
avait eu a visiter une de ses penitentes dans le quartier, et
Athos, qui avait etabli son domicile rue Guenegaud, se trouvait
presque tout porte. Ils furent donc surpris de se rencontrer a la
porte de l'_Ermitage_, Athos debouchant par le Pont-Neuf, Porthos
par la rue du Roule, d'Artagnan par la rue des Fosses-Saint-
Germain-l'Auxerrois, Aramis par la rue de Bethisy.

Les premieres paroles echangees entre les quatre amis, justement
par l'affectation que chacun mit dans ses demonstrations, furent
donc un peu forcees et le repas lui-meme commenca avec une espece
de raideur. On voyait que d'Artagnan se forcait pour rire, Athos
pour boire, Aramis pour conter, Porthos pour se taire. Athos
s'apercut de cet embarras, et ordonna, pour y porter un prompt
remede, d'apporter quatre bouteilles de vin de Champagne.

A cet ordre donne avec le calme habituel d'Athos, on vit se
decider la figure du Gascon et s'epanouir le front de Porthos.

Aramis fut etonne. Il savait non seulement qu'Athos ne buvait
plus, mais encore qu'il eprouvait une certaine repugnance pour le
vin.

Cet etonnement redoubla quand Aramis vit Athos se verser rasade et
boire avec son enthousiasme d'autrefois. D'Artagnan remplit et
vida aussitot son verre; Porthos et Aramis choquerent les leurs.
En un instant les quatre bouteilles furent vides. On eut dit que
les convives avaient hate de divorcer avec leurs arriere-pensees.

En un instant cet excellent specifique eut dissipe jusqu'au
moindre nuage qui pouvait rester au fond de leur coeur. Les quatre
amis se mirent a parler plus haut sans attendre que l'un eut fini
pour que l'autre commencat, et a prendre sur la table chacun sa
posture favorite. Bientot, chose enorme, Aramis defit deux
aiguillettes de son pourpoint; ce que voyant, Porthos denoua
toutes les siennes.

Les batailles, les longs chemins, les coups recus et donnes firent
les premiers frais de la conversation. Puis on passa aux luttes
sourdes soutenues contre celui qu'on appelait maintenant le grand
cardinal.

-- Ma foi, dit Aramis en riant, voici assez d'eloges donnes aux
morts, medisons un peu des vivants. Je voudrais bien un peu medire
du Mazarin. Est-ce permis?

-- Toujours, dit d'Artagnan en eclatant de rire, toujours; contez
votre histoire, et je vous applaudirai si elle est bonne.

-- Un grand prince, dit Aramis, dont le Mazarin recherchait
l'alliance, fut invite par celui-ci a lui envoyer la liste des
conditions moyennant lesquelles il voulait bien lui faire
l'honneur de frayer avec lui. Le prince, qui avait quelque
repugnance a traiter avec un pareil cuistre, fit sa liste a
contrecoeur et la lui envoya. Sur cette liste il y avait trois
conditions qui deplaisaient a Mazarin; il fit offrir au prince d'y
renoncer pour dix mille ecus.

-- Ah! ah! ah! s'ecrierent les trois amis, ce n'etait pas cher, et
il n'avait pas a craindre d'etre pris au mot. Que fit le prince?

-- Le prince envoya aussitot cinquante mille livres a Mazarin en
le priant de ne plus jamais lui ecrire, et en lui offrant vingt
mille livres de plus s'il engageait a ne plus jamais lui parler.

-- Que fit Mazarin?

-- Il se facha? dit Athos.

-- Il fit batonner le messager? dit Porthos.

-- Il accepta la somme? dit d'Artagnan.

-- Vous avez devine, d'Artagnan, dit Aramis.

Et tous d'eclater de rire si bruyamment que l'hote monta en
demandant si ces messieurs n'avaient pas besoin de quelque chose.

Il avait cru que l'on se battait.

L'hilarite se calma enfin.

-- Peut-on crosser M. de Beaufort? demanda d'Artagnan, j'en ai
bien envie.

-- Faites, dit Aramis, qui connaissait a fond cet esprit gascon si
fin et si brave qui ne reculait jamais d'un seul pas sur aucun
terrain.

-- Et vous, Athos? demanda d'Artagnan.

-- Je vous jure, foi de gentilhomme, que nous rirons si vous etes
drole, dit Athos.

-- Je commence, dit d'Artagnan. M. de Beaufort, causant un jour
avec un des amis de M. le Prince, lui dit que sur les premieres
querelles du Mazarin et du parlement, il s'etait trouve un jour en
differend avec M. de Chavigny, et que le voyant attache au nouveau
cardinal, lui qui tenait a l'ancien par tant de manieres, il
l'avait _gourme_ de bonne facon.

"Cet ami, qui connaissait M. de Beaufort pour avoir la main fort
legere, ne fut pas autrement etonne du fait, et l'alla tout
courant conter a M. le Prince. La chose se repand, et voila que
chacun tourne le dos a Chavigny. Celui-ci cherche l'explication de
cette froideur generale: on hesite a la lui faire connaitre; enfin
quelqu'un se hasarde a lui dire que chacun s'etonne qu'il se soit
laisse _gourmer_ par M. de Beaufort, tout prince qu'il est.

"-- Et qui a dit que le prince m'avait gourme? demanda Chavigny.

"-- Le prince lui-meme, repond l'ami.

"On remonte a la source et l'on trouve la personne a laquelle le
prince a tenu ce propos, laquelle, adjuree sur l'honneur de dire
la verite, le repete et l'affirme.

"Chavigny, au desespoir d'une pareille calomnie, a laquelle il ne
comprend rien, declare a ses amis qu'il mourra plutot que de
supporter une pareille injure. En consequence, il envoie deux
temoins au prince, avec mission de lui demander s'il est vrai
qu'il ait dit qu'il avait gourme M. de Chavigny.

"-- Je l'ai dit et je le repete, repondit le prince, car c'est la
verite.

"-- Monseigneur, dit alors l'un des parrains de Chavigny,
permettez-moi de dire a Votre Altesse que des coups a un
gentilhomme degradent autant celui qui les donne que celui qui les
recoit. Le roi Louis XIII ne voulait pas avoir de valets de
chambre gentilshommes, pour avoir le droit de battre ses valets de
chambre.

"-- Eh bien mais, demanda M. de Beaufort etonne, qui a recu des
coups et qui parle de battre?

"-- Mais vous, Monseigneur, qui pretendez avoir battu....

"-- Qui?

"-- M. de Chavigny.

"-- Moi?

"-- N'avez-vous pas gourme M. de Chavigny, a ce que vous dites au
moins, Monseigneur?

"-- Oui.

"-- Eh bien! lui dement.

"-- Ah! par exemple, dit le prince, je l'ai si bien gourme que
voila mes propres paroles, dit M. de Beaufort avec toute la
majeste que vous lui connaissez:

"Mon cher Chavigny, vous etes blamable de preter secours a un
drole comme ce Mazarin.

"-- Ah! Monseigneur, s'ecria le second, je comprends, c'est
gourmander que vous avez voulu dire.

"-- Gourmander, gourmer, que fait cela? dit le prince; n'est-ce
pas la meme chose? En verite, vos faiseurs de morts sont bien
pedants!

On rit beaucoup de cette erreur philologique de M. de Beaufort,
dont les bevues en ce genre commencaient a devenir proverbiales,
et il fut convenu que, l'esprit de parti etant exile a tout jamais
de ces reunions amicales, d'Artagnan et Porthos pourraient railler
les princes, a la condition qu'Athos et Aramis pourraient
_gourmer_ le Mazarin.

-- Ma foi, dit d'Artagnan a ses deux amis, vous avez raison de lui
vouloir du mal, a ce Mazarin, car de son cote, je vous le jure, il
ne vous veut pas de bien.

-- Bah! vraiment? dit Athos. Si je croyais que ce drole me connut
par mon nom, je me ferais debaptiser, de peur qu'on ne crut que je
le connais, moi.

-- Il ne vous connait point par votre nom, mais par vos faits; il
sait qu'il y a deux gentilshommes qui ont plus particulierement
contribue a l'evasion de M. de Beaufort, et il les fait chercher
activement, je vous en reponds.

-- Par qui?

-- Par moi.

-- Comment, par vous?

-- Oui, il m'a encore envoye chercher ce matin pour me demander si
j'avais quelque renseignement.

-- Sur ces deux gentilshommes?

-- Oui.

-- Et que lui avez-vous repondu?

-- Que je n'en avais pas encore, mais que je dinais avec deux
personnes qui pourraient m'en donner.

-- Vous lui avez dit cela! dit Porthos avec son gros rire epanoui
sur sa large figure. Bravo! Et cela ne vous fait pas peur, Athos?

-- Non, dit Athos, ce n'est pas la recherche du Mazarin que je
redoute.

-- Vous, reprit Aramis, dites-moi un peu ce que vous redoutez?

-- Rien, dans le present du moins, c'est vrai.

-- Et dans le passe? dit Porthos.

-- Ah! dans le passe, c'est autre chose, dit Athos avec un soupir;
dans le passe et dans l'avenir...

-- Est-ce que vous craignez pour votre jeune Raoul? demanda
Aramis.

-- Bon! dit d'Artagnan, on n'est jamais tue a la premiere affaire.

-- Ni a la seconde, dit Aramis.

-- Ni a la troisieme, dit Porthos. D'ailleurs, quand on est tue,
on en revient, et la preuve c'est que nous voila.

-- Non, dit Athos, ce n'est pas Raoul non plus qui m'inquiete, car
il se conduira, je l'espere, en gentilhomme, et s'il est tue, eh
bien! ce sera bravement; mais tenez, si ce malheur lui arrivait,
eh bien...

Athos passa la main sur son front pale.

-- Eh bien? demanda Aramis.

-- Eh bien! je regarderais ce malheur comme une expiation.

-- Ah! ah! dit d'Artagnan, je sais ce que vous voulez dire.

-- Et moi aussi, dit Aramis; mais il ne faut pas songer a cela,
Athos: le passe est le passe.

-- Je ne comprends pas, dit Porthos.

-- L'affaire d'Armentieres, dit tout bas d'Artagnan.

-- L'affaire d'Armentieres? demanda celui-ci.

-- Milady...

-- Ah.! oui, dit Porthos, je l'avais oubliee, moi.

Athos le regarda de son oeil profond.

-- Vous l'avez oubliee, vous, Porthos? dit-il.

-- Ma foi, oui, dit Porthos, il y a longtemps de cela.

-- La chose ne pese donc point a votre conscience?

-- Ma foi, non! dit Porthos.

-- Et a vous, Aramis?

-- Mais, j'y pense parfois, dit Aramis, comme a un des cas de
conscience qui pretent le plus a la discussion.

-- Et a vous, d'Artagnan?

-- Moi, j'avoue que lorsque mon esprit s'arrete sur cette epoque
terrible, je n'ai de souvenirs que pour le corps glace de cette
pauvre Mme Bonacieux. Oui, Oui, murmura-t-il, j'ai eu bien des
fois des regrets pour la victime, jamais de remords pour son
assassin.

Athos secoua la tete d'un air de doute.

-- Songez, dit Aramis, que si vous admettez la justice divine et
sa participation aux choses de ce monde, cette femme a ete punie
de par la volonte de Dieu. Nous avons ete les instruments, voila
tout.

-- Mais le libre arbitre, Aramis?

-- Que fait le juge? il a son libre arbitre et il condamne sans
crainte. Que fait le bourreau? Il est maitre de son bras, et
cependant il frappe sans remords.

-- Le bourreau... murmura Athos.

Et l'on vit qu'il s'arretait a un souvenir.

-- Je sais que c'est effrayant, dit d'Artagnan, mais quand on
pense que nous avons tue des Anglais, des Rochelois, des
Espagnols, des Francais meme, qui n'avaient jamais fait d'autre
mal que de nous coucher en joue et de nous manquer, qui n'avaient
jamais eu d'autre tort que de croiser le fer avec nous et de ne
pas arriver a la parade assez vite, je m'excuse pour ma part dans
le meurtre de cette femme, parole d'honneur!

-- Moi, dit Porthos, maintenant que vous m'en avez fait souvenir,
Athos, je revois encore la scene comme si j'y etais: Milady etait
la, ou vous etes (Athos palit); moi j'etais a la place ou se
trouve d'Artagnan. J'avais au cote une epee qui coupait comme un
damas... Vous vous la rappelez, Aramis, car vous l'appeliez
toujours Balizarde? Eh bien! je vous jure a tous trois que s'il
n'y avait pas eu la le bourreau de Bethune... Est-ce de
Bethune?... Oui, ma foi, de Bethune... j'eusse coupe le cou a
cette scelerate, sans m'y reprendre, et meme en m'y reprenant.
C'etait une mechante femme.

-- Et puis, dit Aramis, avec ce ton d'insoucieuse philosophie
qu'il avait pris depuis qu'il etait Eglise, et dans lequel il y
avait bien plus d'atheisme que de confiance en Dieu, a quoi bon
songer a tout cela! ce qui est fait est fait. Nous nous
confesserons de cette action a l'heure supreme et Dieu saura bien
mieux que nous si c'est un crime, une faute ou une action
meritoire. M'en repentir? me direz-vous; ma foi, non. Sur
l'honneur et sur la croix, je ne me repens que parce qu'elle etait
femme.

-- Le plus tranquillisant dans tout cela, dit d'Artagnan, c'est
que de tout cela il ne reste aucune trace.

-- Elle avait un fils, dit Athos.

-- Ah! oui, je le sais bien, dit d'Artagnan, et vous m'en avez
parle; mais qui sait ce qu'il est devenu? Mort le serpent, morte
la couvee? Croyez-vous que de Winter, son oncle, aura eleve ce
serpenteau-la? De Winter aura condamne le fils comme il a condamne
la mere.

-- Alors, dit Athos, malheur a de Winter, car l'enfant n'avait
rien fait, lui.

-- L'enfant est mort, ou le diable m'emporte! dit Porthos. Il fait
tant de brouillard dans cet affreux pays, a ce que dit d'Artagnan,
du moins...

Au moment ou cette conclusion de Porthos allait peut-etre ramener
la gaiete sur tous ces fronts plus ou moins assombris, un bruit de
pas se fit entendre dans l'escalier, et l'on frappa a la porte.

-- Entrez, dit Athos.

-- Messieurs, dit l'hote, il y a un garcon tres presse qui demande
a parler a l'un de vous.

-- Auquel? demanderent les quatre amis.

-- A celui qui se nomme le comte de La Fere.

-- C'est moi, dit Athos. Et comment s'appelle ce garcon?

-- Grimaud.

-- Ah! fit Athos palissant, deja de retour? Qu'est-il donc arrive
a Bragelonne?

-- Qu'il entre! dit d'Artagnan, qu'il entre!

Mais deja Grimaud avait franchi l'escalier et attendait sur le
degre; il s'elanca dans la chambre et congedia l'hote d'un geste.

L'hote referma la porte: les quatre amis resterent dans l'attente.
L'agitation de Grimaud, sa paleur, la sueur qui mouillait son
visage, la poussiere qui souillait ses vetements, tout annoncait
qu'il s'etait fait le messager de quelque importante et terrible
nouvelle.

-- Messieurs, dit-il, cette femme avait un enfant, l'enfant est
devenu un homme; la tigresse avait un petit, le tigre est lance,
il vient a vous, prenez garde!

Athos regarda ses amis avec un sourire melancolique. Porthos
chercha a son cote son epee, qui etait pendue a la muraille;
Aramis saisit son couteau, d'Artagnan se leva.

-- Que veux-tu dire, Grimaud? s'ecria ce dernier.

-- Que le fils de Milady a quitte l'Angleterre, qu'il est en
France, qu'il vient a Paris, s'il n'y est deja.

-- Diable! dit Porthos, tu es sur?

-- Sur, dit Grimaud.

Un long silence accueillit cette declaration. Grimaud etait si
haletant, si fatigue, qu'il tomba sur une chaise.

Athos remplit un verre de Champagne et le lui porta.

-- Eh bien! apres tout, dit d'Artagnan, quand il vivrait, quand il
viendrait a Paris, nous en avons vu bien d'autres! Qu'il vienne!

-- Oui, dit Porthos, caressant du regard son epee pendue a la
muraille, nous l'attendons: qu'il vienne!

-- D'ailleurs ce n'est qu'un enfant, dit Aramis.

Grimaud se leva.

-- Un enfant! dit-il. Savez-vous ce qu'il a fait, cet enfant?
Deguise en moine, il a decouvert toute l'histoire en confessant le
bourreau de Bethune, et apres l'avoir confesse, apres avoir tout
appris de lui, il lui a, pour absolution, plante dans le coeur le
poignard que voila. Tenez, il est encore rouge et humide, car il
n'y a pas plus de trente heures qu'il est sorti de la plaie.

Et Grimaud jeta sur la table le poignard oublie par le moine dans
la blessure du bourreau.

D'Artagnan, Porthos et Aramis se leverent, et d'un mouvement
spontane coururent a leurs epees.

Athos seul demeura sur sa chaise calme et reveur.

-- Et tu dis qu'il est vetu en moine, Grimaud?

-- Oui, en moine augustin.

-- Quel homme est-ce?

-- De ma taille, a ce que m'a dit l'hote, maigre, pale, avec des
yeux bleu clair, et des cheveux blonds!

-- Et... il n'a pas vu Raoul? dit Athos.

-- Au contraire, ils se sont rencontres, et c'est le vicomte lui-
meme qui l'a conduit au lit du mourant.

Athos se leva sans dire une parole et alla a son tour decrocher
son epee.

-- Ah ca, messieurs, dit d'Artagnan essayant de rire, savez-vous
que nous avons l'air de femmelettes! Comment, nous, quatre hommes,
qui avons sans sourciller tenu tete a des armees, voila que nous
tremblons devant un enfant!

-- Oui, dit Athos, mais cet enfant vient au nom de Dieu.

Et ils sortirent empresses de l'hotellerie.


XXXIX. La lettre de Charles Ier

Maintenant, il faut que le lecteur franchisse avec nous la Seine,
et nous suive jusqu'a la porte du couvent des Carmelites de la rue
Saint-Jacques.

Il est onze heures du matin, et les pieuses soeurs viennent de
dire une messe pour le succes des armes de Charles Ier. En sortant
de l'eglise, une femme et une jeune fille vetues de noir, l'une
comme une veuve, l'autre comme une orpheline, sont rentrees dans
leur cellule.

La femme s'est agenouillee sur un prie-Dieu de bois peint, et a
quelques pas d'elle la jeune fille, appuyee sur une chaise, se
tient debout et pleure.

La femme a du etre belle, mais on voit que ses larmes l'ont
vieillie. La jeune fille est charmante, et ses pleurs
l'embellissent encore. La femme parait avoir quarante ans, la
jeune fille en a quatorze.

-- Mon Dieu! disait la suppliante agenouillee, conservez mon
epoux, conservez mon fils, et prenez ma vie si triste et si
miserable.

-- Mon Dieu! disait la jeune fille, conservez-moi ma mere!

-- Votre mere ne peut plus rien pour vous en ce monde, Henriette,
dit en se retournant la femme affligee qui priait. Votre mere n'a
plus ni trone, ni epoux, ni fils, ni argent, ni amis; votre mere,
ma pauvre enfant, est abandonnee de tout l'univers.

Et la femme, se renversant aux bras de sa fille qui se precipitait
pour la soutenir, se laissa aller elle-meme aux sanglots.

-- Ma mere, prenez courage! dit la jeune fille.

-- Ah! les rois sont malheureux cette annee, dit la mere en posant
sa tete sur l'epaule de l'enfant; et personne ne songe a nous dans
ce pays, car chacun songe a ses propres affaires. Tant que votre
frere a ete avec nous, il m'a soutenue; mais votre frere est
parti: il est a present sans pouvoir donner de ses nouvelles a moi
ni a son pere. J'ai engage mes derniers bijoux, vendu toutes mes
hardes et les votres pour payer les gages de ses serviteurs, qui
refusaient de l'accompagner si je n'eusse fait ce sacrifice.
Maintenant nous en sommes reduites de vivre aux depens des filles
du Seigneur. Nous sommes des pauvres secourues par Dieu.

-- Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas a la reine votre soeur?
demanda la jeune fille.

-- Helas! dit l'affligee, la reine ma soeur n'est plus reine, mon
enfant, et c'est un autre qui regne en son nom. Un jour vous
pourrez comprendre cela.

-- Eh bien, alors, au roi votre neveu. Voulez-vous que je lui
parle? Vous savez comme il m'aime, ma mere.

-- Helas! le roi, mon neveu, n'est pas encore roi, et lui-meme,
vous le savez bien, Laporte nous l'a dit vingt fois, lui-meme
manque de tout.

-- Alors adressons-nous a Dieu, dit la jeune fille.

Et elle s'agenouilla pres de sa mere.

Ces deux femmes qui priaient ainsi au meme prie-Dieu, c'etaient la
fille et la petite-fille de Henri IV, la femme et la fille de
Charles Ier.

Elles achevaient leur double priere lorsqu'une religieuse gratta
doucement a la porte de la cellule.

-- Entrez, ma soeur, dit la plus agee des deux femmes en essuyant
ses pleurs et en se relevant.

La religieuse entrouvrit respectueusement la porte.

-- Que Votre Majeste veuille bien m'excuser si je trouble ses
meditations, dit-elle; mais il y a au parloir un seigneur etranger
qui arrive d'Angleterre, et qui demande l'honneur de presenter une
lettre a Votre Majeste.

-- Oh! une lettre! une lettre du roi peut-etre! des nouvelles de
votre pere, sans doute! Entendez-vous, Henriette?

-- Oui, Madame, j'entends et j'espere.

-- Et quel est ce seigneur, dites?

-- Un gentilhomme de quarante-cinq a cinquante ans.

-- Son nom? a-t-il dit son nom?

-- Milord de Winter.

-- Milord de Winter! s'ecria la reine; l'ami de mon epoux! Eh!
faites entrer, faites entrer!

Et la reine courut au-devant du messager, dont elle saisit la main
avec empressement.

Lord de Winter, en entrant dans la cellule, s'agenouilla et
presenta a la reine une lettre roulee dans un etui d'or.

-- Ah! milord, dit la reine, vous nous apportez trois choses que
nous n'avions pas vues depuis bien longtemps: de l'or, un ami
devoue et une lettre du roi notre epoux et maitre.

De Winter salua de nouveau; mais il ne put repondre, tant il etait
profondement emu.

-- Milord, dit la reine montrant la lettre, vous comprenez que je
suis pressee de savoir ce que contient ce papier.

-- Je me retire, madame, dit de Winter.

-- Non, restez, dit la reine, nous lirons devant vous. Ne
comprenez-vous pas que j'ai mille questions a vous faire?

De Winter recula de quelques pas, et demeura debout en silence.

La mere et la fille, de leur cote, s'etaient retirees dans
l'embrasure d'une fenetre, et lisaient avidement, la fille appuyee
au bras de la mere, la lettre suivante:

"Madame et chere epouse,

"Nous voici arrives au terme. Toutes les ressources que Dieu m'a
laissees sont concentrees en ce camp de Naseby, d'ou je vous ecris
a la hate. La j'attends l'armee de mes sujets rebelles, et je vais
lutter une derniere fois contre eux. Vainqueur, j'eternise la
lutte; vaincu, je suis perdu completement. Je veux, dans ce
dernier cas (helas! quand on en est ou nous en sommes, il faut
tout prevoir), je veux essayer de gagner les cotes de France. Mais
pourra-t-on, voudra-t-on y recevoir un roi malheureux, qui
apportera un si funeste exemple dans un pays deja souleve par les
discordes civiles? Votre sagesse et votre affection me serviront
de guide. Le porteur de cette lettre vous dira, Madame, ce que je
ne puis confier au risque d'un accident. Il vous expliquera quelle
demarche j'attends de vous. Je le charge aussi de ma benediction
pour mes enfants et de tous les sentiments de mon coeur pour vous,
Madame et chere epouse."

La lettre etait signee, au lieu de "Charles, roi", "Charles,
encore roi."

Cette triste lecture, dont de Winter suivait les impressions sur
le visage de la reine, amena cependant dans ses yeux un eclair
d'esperance.

-- Qu'il ne soit plus roi! s'ecria-t-elle, qu'il soit vaincu,
exile, proscrit, mais qu'il vive! Helas! le trone est un poste
trop perilleux aujourd'hui pour que je desire qu'il y reste. Mais,
dites-moi, milord, continua la reine, ne me cachez rien, ou en est
le roi? Sa position est-elle donc aussi desesperee qu'il le pense?

-- Helas! Madame, plus desesperee qu'il ne le pense lui-meme. Sa
Majeste a le coeur si bon, qu'elle ne comprend pas la haine; si
loyal, qu'elle ne devine pas la trahison. L'Angleterre est
atteinte d'un esprit de vertige qui, j'en ai bien peur, ne
s'eteindra que dans le sang.

-- Mais lord Montrose? repondit la reine. J'avais entendu parler
de grands et rapides succes, de batailles gagnees a Inverlochy, a
Auldearn, a Alford et a Kilsyth. J'avais entendu dire qu'il
marchait a la frontiere pour se joindre a son roi.

-- Oui, Madame; mais a la frontiere il a rencontre Lesley. Il
avait lasse la victoire a force d'entreprises surhumaines: la
victoire l'a abandonne. Montrose, battu a Philiphaugh, a ete force
de congedier les restes de son armee et de fuir deguise en
laquais. Il est a Bergen en Norvege.

-- Dieu le garde! dit la reine. C'est au moins une consolation de
savoir que ceux qui ont tant de fois risque leur vie pour nous
sont en surete. Et maintenant, milord, que je vois la position du
roi telle qu'elle est, c'est-a-dire desesperee, dites-moi ce que
vous avez a me dire de la part de mon royal epoux.

-- Eh bien! Madame, dit de Winter, le roi desire que vous tachiez
de penetrer les dispositions du roi et de la reine a son egard.

-- Helas! vous le savez, repondit la reine, le roi n'est encore
qu'un enfant, et la reine est une femme, bien faible meme: c'est
M. de Mazarin qui est tout.

-- Voudrait-il donc jouer en France le role que Cromwell joue en
Angleterre?

-- Oh! non. C'est un Italien souple et ruse, qui peut-etre reve le
crime mais n'osera jamais le commettre; et, tout au contraire de
Cromwell, qui dispose des deux chambres, Mazarin n'a pour appui
que la reine dans sa lutte avec le parlement.

-- Raison de plus alors pour qu'il protege un roi que les
parlements poursuivent.

La reine hocha la tete avec amertume.

-- Si j'en juge par moi-meme, milord, dit-elle, le cardinal ne
fera rien, ou peut-etre meme sera contre nous. Ma presence et
celle de ma fille en France lui pesent deja: a plus forte raison,
celle du roi. Milord, ajouta Henriette en souriant avec
melancolie, c'est triste et presque honteux a dire, mais nous
avons passe l'hiver au Louvre sans argent, sans linge, presque
sans pain, et souvent ne nous levant pas faute de feu.

-- Horreur! s'ecria de Winter. La fille de Henri IV, la femme du
roi Charles! Que ne vous adressiez-vous donc, Madame, au premier
venu de nous?

-- Voila l'hospitalite que donne a une reine le ministre auquel un
roi veut la demander.

-- Mais j'avais entendu parler d'un mariage entre monseigneur le
prince de Galles et mademoiselle d'Orleans dit de Winter.

, -- Oui, j'en ai eu un instant l'espoir. Les enfants s'aimaient;
mais la reine, qui avait d'abord donne les mains a cet amour, a
change d'avis; mais M. le duc d'Orleans, qui avait encourage le
commencement de leur familiarite, a defendu a sa fille de songer
davantage a cette union. Ah! milord, continua la reine sans songer
meme a essuyer ses larmes, mieux vaut combattre comme a fait le
roi, et mourir comme il va faire peut-etre, que de vivre en
mendiant comme je le fais.

-- Du courage, Madame, dit de Winter, du courage. Ne desesperez
pas. Les interets de la couronne de France, si ebranlee en ce
moment, sont de combattre la rebellion chez le peuple le plus
voisin. Mazarin est homme d'etat et il comprendra cette necessite.

-- Mais etes-vous sur, dit la reine d'un air de doute, que vous ne
soyez pas prevenu?

-- Par qui? demanda de Winter.

-- Mais par les Joyce, par les Pride, par les Cromwell.

-- Par un tailleur! par un charretier par un brasseur! Ah! je
l'espere, Madame, le cardinal n'entrerait pas en alliance avec de
pareils hommes.

-- Eh! qu'est-il lui-meme? demanda Madame Henriette.

-- Mais, pour l'honneur du roi, pour celui de la reine...

-- Allons, esperons qu'il fera quelque chose pour cet honneur, dit
Madame Henriette. Un ami possede une si bonne eloquence, milord,
que vous me rassurez. Donnez-moi donc la main et allons chez le
ministre.

-- Madame, dit de Winter en s'inclinant, je suis confus de cet
honneur.

-- Mais enfin, s'il refusait, dit Madame Henriette s'arretant, et
que le roi perdit la bataille?

-- Sa Majeste alors se refugierait en Hollande, ou j'ai entendu
dire qu'etait monseigneur le prince de Galles.

-- Et Sa Majeste pourrait-elle compter pour sa fuite sur beaucoup
de serviteurs comme vous?

-- Helas! non, madame, dit de Winter; mais le cas est prevu, et je
viens chercher des allies en France.

-- Des allies! dit la reine en secouant la tete.

-- Madame, repondit de Winter, que je retrouve d'anciens amis que
j'ai eus autrefois, et je reponds de tout.

-- Allons donc, milord, dit la reine avec ce doute poignant des
gens qui ont ete longtemps malheureux, allons donc, et que Dieu
vous entende!

La reine monta dans sa voiture, et de Winter, a cheval, suivi de
deux laquais, l'accompagna a la portiere.


XL. La lettre de Cromwell

Au moment ou Madame Henriette quittait les Carmelites pour se
rendre au Palais-Royal, un cavalier descendait de cheval a la
porte de cette demeure royale, et annoncait aux gardes qu'il avait
quelque chose de consequence a dire au cardinal Mazarin.

Bien que le cardinal eut souvent peur, comme il avait encore plus
souvent besoin d'avis et de renseignements, il etait assez
accessible. Ce n'etait point a la premiere porte qu'on trouvait la
difficulte veritable, la seconde meme se franchissait assez
facilement, mais a la troisieme veillait, outre le garde et les
huissiers, le fidele Bernouin, cerbere qu'aucune parole ne pouvait
flechir, qu'aucun rameau, fut-il d'or, ne pouvait charmer.

C'etait donc a la troisieme porte que celui qui sollicitait ou
reclamait une audience devait subir un interrogatoire formel.

Le cavalier, ayant laisse son cheval attache aux grilles de la
cour, monta le grand escalier, et s'adressant aux gardes dans la
premiere salle:

-- M. le cardinal Mazarin? dit-il.

-- Passez, repondirent les gardes sans lever le nez, les uns de
dessus leurs cartes et les autres de dessus leurs des, enchantes
d'ailleurs de faire comprendre que ce n'etait pas a eux de remplir
l'office de laquais.

Le cavalier entra dans la seconde salle. Celle-ci etait gardee par
les mousquetaires et les huissiers.

Le cavalier repeta sa demande.

-- Avez-vous une lettre d'audience? demanda un huissier s'avancant
au-devant du solliciteur.

-- J'en ai une, mais pas du cardinal Mazarin.

-- Entrez et demandez M. Bernouin, dit l'huissier. Et il ouvrit la
porte de la troisieme chambre. Soit par hasard, soit qu'il se tint
a son poste habituel, Bernouin etait debout derriere cette porte
et avait tout entendu.

-- C'est moi, monsieur, que vous cherchez, dit-il. De qui est la
lettre que vous apportez a Son Eminence?

-- Du general Olivier Cromwell, dit le nouveau venu; veuillez dire
ce nom a Son Eminence, et venir rapporter s'il peut me recevoir
oui ou non.

Et il se tint debout dans l'attitude sombre et fiere qui etait
particuliere aux puritains.

Bernouin, apres avoir promene sur toute la personne du jeune homme
un regard inquisiteur, rentra dans le cabinet du cardinal, auquel
il transmet les paroles du messager.

-- Un homme porteur d'une lettre d'Olivier Cromwell? dit Mazarin;
et quelle espece d'homme?

-- Un vrai Anglais, monseigneur; cheveux blond roux, plutot roux
que blonds; oeil gris bleu, plutot gris que bleu; pour le reste,
orgueil et raideur.

-- Qu'il donne sa lettre.

-- Monseigneur demande la lettre, dit Bernouin en repassant du
cabinet dans l'antichambre.

-- Monseigneur ne verra pas la lettre sans le porteur, repondit le
jeune homme; mais pour vous convaincre que je suis reellement
porteur d'une lettre, regardez, la voici.

Bernouin regarda le cachet; et, voyant que la lettre venait
veritablement du general Olivier Cromwell, il s'appreta a
retourner pres de Mazarin.

-- Ajoutez, dit le jeune homme, que je suis non pas un simple
messager, mais un envoye extraordinaire.

Bernouin rentrant dans le cabinet, et sortant apres quelques
secondes:

-- Entrez, monsieur, dit-il en tenant la porte ouverte.

Mazarin avait eu besoin de toutes ces allees et venues pour se
remettre de l'emotion que lui avait causee l'annonce de cette
lettre, mais quelque perspicace que fut son esprit, il cherchait
en vain quel motif avait pu porter Cromwell a entrer avec lui en
communication.

Le jeune homme parut sur le seuil de son cabinet; il tenait son
chapeau d'une main et la lettre de l'autre.

Mazarin se leva.

-- Vous avez, monsieur, dit-il, une lettre de creance pour moi?

-- La voici, Monseigneur, dit le jeune homme.

Mazarin prit la lettre, la decacheta et lut:

"M. Mordaunt, un de mes secretaires, remettra cette lettre
d'introduction a Son Eminence le cardinal Mazarini, a Paris; il
est porteur, en outre, pour Son Eminence, d'une seconde lettre
confidentielle.

"OLIVIER CROMWELL."

-- Fort bien, monsieur Mordaunt, dit Mazarin, donnez-moi cette
seconde lettre et asseyez-vous.

Le jeune homme tira de sa poche une seconde lettre, la donna au
cardinal et s'assit.

Cependant, tout a ses reflexions, le cardinal avait pris la
lettre, et, sans la decacheter, la tournait et la retournait dans
sa main; mais pour donner le change au messager, il se mit a
l'interroger selon son habitude, et convaincu qu'il etait, par
l'experience, que peu d'hommes parvenaient a lui cacher quelque
chose lorsqu'il interrogeait et regardait a la fois:

-- Vous etes bien jeune, monsieur Mordaunt, pour ce rude metier
d'ambassadeur ou echouent parfois les plus vieux diplomates.

-- Monseigneur, j'ai vingt-trois ans; mais Votre Eminence se
trompe en me disant que je suis jeune. J'ai plus d'age qu'elle,
quoique je n'aie point sa sagesse.

-- Comment cela, monsieur? dit Mazarin, je ne vous comprends pas.

-- Je dis, Monseigneur, que les annees de souffrance comptent
double, et que depuis vingt ans je souffre.

-- Ah! oui, je comprends, dit Mazarin, defaut de fortune; vous
etes pauvre, n'est-ce pas?

Puis il ajouta en lui-meme:

-- Ces revolutionnaires anglais sont tous des gueux et des
manants.

-- Monseigneur, je devais avoir un jour une fortune de six
millions; mais on me l'a prise.

-- Vous n'etes donc pas un homme du peuple? dit Mazarin etonne.

-- Si je portais mon titre je serais lord; si je portais mon nom,
vous eussiez entendu un des noms les plus illustres de
l'Angleterre.

-- Comment vous appelez-vous donc? demanda Mazarin.

-- Je m'appelle M. Mordaunt, dit le jeune homme en s'inclinant.

Mazarin comprit que l'envoye de Cromwell desirait garder son
incognito.

Il se tut un instant, mais pendant cet instant, il le regarda avec
une attention plus grande encore qu'il n'avait fait la premiere
fois.

Le jeune homme etait impassible.

-- Au diable ces puritains! dit tout bas Mazarin, ils sont tailles
dans le marbre.

Et tout haut:

-- Mais il vous reste des parents? dit-il.

-- Il m'en reste un, oui, Monseigneur.

-- Alors il vous aide?

-- Je me suis presente trois fois pour implorer son appui, et
trois fois il m'a fait chasser par ses valets.

-- Oh! mon Dieu! mon cher monsieur Mordaunt, dit Mazarin, esperant
faire tomber le jeune homme dans quelque piege par sa fausse
pitie, mon Dieu! que votre recit m'interesse donc! Vous ne
connaissez donc pas votre naissance?

-- Je ne la connais que depuis peu de temps.

-- Et jusqu'au moment ou vous l'avez connue?...

-- Je me considerais comme un enfant abandonne.

-- Alors vous n'avez jamais vu votre mere?

-- Si fait, Monseigneur; quand j'etais enfant, elle vint trois
fois chez ma nourrice; je me rappelle la derniere fois qu'elle
vint comme si c'etait aujourd'hui.

-- Vous avez bonne memoire, dit Mazarin.

-- Oh, oui, Monseigneur, dit le jeune homme, avec un si singulier
accent, que le cardinal sentit un frisson lui courir par les
veines.

-- Et qui vous elevait? demanda Mazarin.

-- Une nourrice francaise, qui me renvoya quand j'eus cinq ans,
parce que personne ne la payait plus, en me nommant ce parent dont
souvent ma mere lui avait parle.

-- Que devintes-vous?

-- Comme je pleurais et mendiais sur les grands chemins, un
ministre de Kingston me recueillit, m'instruisit dans la religion
calviniste, me donna toute la science qu'il avait lui-meme, et
m'aida dans les recherches que je fis de ma famille.

-- Et ces recherches?

-- Furent infructueuses; le hasard fit tout.

-- Vous decouvrites ce qu'etait devenue votre mere?

-- J'appris qu'elle avait ete assassinee par ce parent aide de
quatre de ses amis, mais je savais deja que j'avais ete degrade de
la noblesse et depouille de tous mes biens par le roi Charles Ier.

-- Ah! je comprends maintenant pourquoi vous servez M. Cromwell.
Vous haissez le roi.

-- Oui, Monseigneur, je le hais! dit le jeune homme.

Mazarin vit avec etonnement l'expression diabolique avec laquelle
le jeune homme prononca ces paroles: comme les visages ordinaires
se colorent de sang, son visage, a lui, se colora de fiel et
devint livide.

-- Votre histoire est terrible, monsieur Mordaunt, et me touche
vivement; mais, par bonheur pour vous, vous servez un maitre tout-
puissant. Il doit vous aider dans vos recherches. Nous avons tant
de renseignements, nous autres.

-- Monseigneur, a un bon chien de race il ne faut montrer que le
bout d'une piste pour qu'il arrive surement a l'autre bout.

-- Mais ce parent dont vous m'avez entretenu, voulez-vous que je
lui parle? dit Mazarin qui tenait a se faire un ami pres de
Cromwell.

-- Merci, Monseigneur, je lui parlerai moi-meme.

-- Mais ne m'avez-vous pas dit qu'il vous maltraitait?

-- Il me traitera mieux la premiere fois que je le verrai.

-- Vous avez donc un moyen de l'attendrir?

-- J'ai un moyen de me faire craindre.

Mazarin regardait le jeune homme, mais a l'eclair qui jaillit de
ses yeux il baissa la tete, et embarrasse de continuer une
semblable conversation, il ouvrit la lettre de Cromwell.

Peu a peu les yeux du jeune homme redevinrent ternes et vitreux
comme d'habitude, et il tomba dans une reverie profonde. Apres
avoir lu les premieres lignes, Mazarin se hasarda a regarder en
dessous si Mordaunt n'epiait pas sa physionomie; et remarquant son
indifference:

-- Faites donc faire vos affaires, dit-il en haussant
imperceptiblement les epaules, par des gens qui font en meme temps
les leurs! Voyons ce que veut cette lettre.

Nous la reproduisons textuellement:

"A Son Eminence

"Monseigneur le cardinal Mazarini.

"J'ai voulu, Monseigneur, connaitre vos intentions au sujet des
affaires presentes de l'Angleterre. Les deux royaumes sont trop
voisins pour que la France ne s'occupe pas de notre situation,
comme nous nous occupons de celle de la France. Les Anglais sont
presque tous unanimes pour combattre la tyrannie du roi Charles et
de ses partisans. Place a la tete de ce mouvement par la confiance
publique, j'en apprecie mieux que personne la nature et les
consequences. Aujourd'hui je fais la guerre et je vais livrer au
roi Charles une bataille decisive. Je la gagnerai, car l'espoir de
la nation et l'esprit du Seigneur sont avec moi. Cette bataille
gagnee, le roi n'a plus de ressources en Angleterre ni en Ecosse;
et s'il n'est pas pris ou tue, il va essayer de passer en France
pour recruter des soldats et se refaire des armes et de l'argent.
Deja la France a recu la reine Henriette, et, involontairement
sans doute, a entretenu un foyer de guerre civile inextinguible
dans mon pays; mais Madame Henriette est fille de France et
l'hospitalite de la France lui etait due. Quant au roi Charles, la
question change de face: en le recevant et en le secourant, la
France improuverait les actes du peuple anglais et nuirait si
essentiellement a l'Angleterre et surtout a la marche du
gouvernement qu'elle compte se donner, qu'un pareil etat
equivaudrait a des hostilites flagrantes..."

A ce moment, Mazarin, fort inquiet de la tournure que prenait la
lettre, cessa de lire de nouveau et regarda le jeune homme en
dessous.

Il revait toujours.

Mazarin continua:

"Il est donc urgent, Monseigneur, que je sache a quoi m'en tenir
sur les vues de la France: les interets de ce royaume et ceux de
l'Angleterre, quoique diriges en sens inverse, se rapprochent
cependant plus qu'on ne saurait le croire. L'Angleterre a besoin
de tranquillite interieure pour consommer l'expulsion de son roi,
la France a besoin de cette tranquillite pour consolider le trone
de son jeune monarque; vous avez autant que nous besoin de cette
paix interieure, a laquelle nous touchons, nous, grace a l'energie
de notre gouvernement.

"Vos querelles avec le parlement, vos dissensions bruyantes avec
les princes qui aujourd'hui combattent pour vous et demain
combattront contre vous, la tenacite populaire dirigee par le
coadjuteur, le president Blancmesnil et le conseiller Broussel;
tout ce desordre enfin qui parcourt les differents degres de Etat
doit vous faire envisager avec inquietude l'eventualite d'une
guerre etrangere: car alors l'Angleterre, surexcitee par
l'enthousiasme des idees nouvelles, s'allierait avec l'Espagne qui
deja convoite cette alliance. J'ai donc pense, Monseigneur,
connaissant votre prudence et la position toute personnelle que
les evenements vous font aujourd'hui, j'ai pense que vous aimeriez
mieux concentrer vos forces dans l'interieur du royaume de France
et abandonner aux siennes le gouvernement nouveau de l'Angleterre.
Cette neutralite consiste seulement a eloigner le roi Charles du
territoire de France, et a ne secourir ni par armes, ni par
argent, ni par troupes, ce roi entierement etranger a votre pays.

"Ma lettre est donc toute confidentielle, et c'est pour cela que
je vous l'envoie par un homme de mon intime confiance; elle
precedera, par un sentiment que Votre Eminence appreciera, les
mesures que je prendrai d'apres les evenements. Olivier Cromwell a
pense qu'il ferait mieux entendre la raison a un esprit
intelligent comme celui de Mazarini, qu'a une reine admirable de
fermete sans doute, mais trop soumise aux vains prejuges de la
naissance et du pouvoir divin.

"Adieu, Monseigneur, si je n'ai pas de reponse dans quinze jours,
je regarderai ma lettre comme non avenue.

"OLIVIER CROMWELL"

-- Monsieur Mordaunt, dit le cardinal en elevant la voix comme
pour eveiller le songeur, ma reponse a cette lettre sera d'autant
plus satisfaisante pour le general Cromwell, que je serai plus sur
qu'on ignorera que je la lui aurai faite. Allez donc l'attendre a
Boulogne-sur-Mer, et promettez-moi de partir demain matin.

-- Je vous le promets, Monseigneur, repondit Mordaunt, mais
combien de jours Votre Eminence me fera-t-elle attendre cette
reponse?

-- Si vous ne l'avez pas recue dans dix jours, vous pouvez partir.

Mordaunt s'inclina.

-- Ce n'est pas tout, monsieur, continua Mazarin, vos aventures
particulieres m'ont vivement touche; en outre, la lettre de
M. Cromwell vous rend important a mes yeux comme ambassadeur.
Voyons, je vous le repete, dites-moi, que puis-je faire pour vous?

Mordaunt reflechit un instant, et, apres une visible hesitation,
il allait ouvrir la bouche pour parler, quand Bernouin entra
precipitamment, se pencha vers l'oreille du cardinal et lui parla
tout bas.

-- Monseigneur, lui dit-il, la reine Henriette accompagnee d'un
gentilhomme anglais entre en ce moment au Palais-Royal.

Mazarin fit sur sa chaise un bond qui n'echappa point au jeune
homme et reprima la confidence qu'il allait sans doute faire.

-- Monsieur, dit le cardinal, vous avez entendu, n'est-ce pas? Je
vous fixe Boulogne parce que je pense que toute ville de France
vous est indifferente; si vous en preferez une autre, nommez-la;
mais vous concevez facilement qu'entoure comme je le suis
d'influences auxquelles je n'echappe qu'a force de discretion, je
desire qu'on ignore votre presence a Paris.

-- Je partirai, monsieur, dit Mordaunt en faisant quelques pas
vers la porte par laquelle il etait entre.

-- Non, point par la, monsieur, je vous prie! s'ecria vivement le
cardinal: veuillez passer par cette galerie d'ou vous gagnerez le
vestibule. Je desire qu'on ne vous voie pas sortir, notre entrevue
doit etre secrete.

Mordaunt suivit Bernouin, qui le fit passer dans une salle voisine
et le remit a un huissier en lui indiquant une porte de sortie.

Puis il revint a la hate vers son maitre pour introduire pres de
lui la reine Henriette, qui traversait deja la galerie vitree.


XLI. Mazarin et Madame Henriette

Le cardinal se leva et alla recevoir en hate la reine
d'Angleterre. Il la joignit au milieu de la galerie qui precedait
son cabinet.

Il temoignait d'autant plus de respect a cette reine sans suite et
sans parure, qu'il sentait lui-meme qu'il avait bien quelque
reproche a se faire sur son avarice et son manque de coeur.

Mais les suppliants savent contraindre leur visage a prendre
toutes les expressions, et la fille de Henri IV souriait en venant
au-devant de celui qu'elle haissait et meprisait.

-- Ah! se dit a lui-meme Mazarin, quel doux visage! Viendrait-elle
pour m'emprunter de l'argent?

Et il jeta un regard inquiet sur le panneau de son coffre-fort; il
tourna meme en dedans le chaton du diamant magnifique dont l'eclat
attirait les yeux sur sa main, qu'il avait d'ailleurs blanche et
belle. Malheureusement cette bague n'avait pas la vertu de celle
de Gyges, qui rendait son maitre invisible lorsqu'il faisait ce
que venait de faire Mazarin.

Or, Mazarin eut bien desire etre invisible en ce moment, car il
devinait que Madame Henriette venait lui demander quelque chose;
du moment ou une reine qu'il avait traitee ainsi apparaissait avec
le sourire sur les levres, au lieu d'avoir la menace sur la
bouche, elle venait en suppliante.

-- Monsieur le cardinal, dit l'auguste visiteuse, j'avais d'abord
eu l'idee de parler de l'affaire qui m'amene avec la reine ma
soeur, mais j'ai reflechi que les choses politiques regardent
avant tout les hommes.

-- Madame, dit Mazarin, croyez que Votre Majeste me confond avec
cette distinction flatteuse.

-- Il est bien gracieux, pensa la reine, m'aurait-il donc devinee?

On etait arrive au cabinet du cardinal. Il fit asseoir la reine,
et lorsqu'elle fut accommodee dans son fauteuil:

-- Donnez, dit-il, vos ordres au plus respectueux de vos
serviteurs.

-- Helas! monsieur, repondit la reine, j'ai perdu l'habitude de
donner des ordres, et pris celle de faire des prieres. Je viens
vous prier, trop heureuse si ma priere est exaucee par vous.

-- Je vous ecoute, Madame, dit Mazarin.

-- Monsieur le cardinal, il s'agit de la guerre que le roi mon
mari soutient contre ses sujets rebelles. Vous ignorez peut-etre
qu'on se bat en Angleterre, dit la reine avec un sourire triste,
et que dans peu l'on se battra d'une facon bien plus decisive
encore qu'on ne l'a fait jusqu'a present.

-- Je l'ignore completement, madame, dit le cardinal en
accompagnant ces paroles d'un leger mouvement d'epaule. Helas! nos
guerres a nous absorbent le temps et l'esprit d'un pauvre ministre
incapable et infirme comme je le suis.

-- Eh bien! monsieur le cardinal, dit la reine, je vous apprendrai
donc que Charles Ier, mon epoux, est a la veille d'engager une
action decisive. En cas d'echec... Mazarin fit un mouvement... Il
faut tout prevoir, continua la reine; en cas d'echec, il desire se
retirer en France et y vivre comme un simple particulier. Que
dites-vous de ce projet?

Le cardinal avait ecoute sans qu'une fibre de son visage trahit
l'impression qu'il eprouvait; en ecoutant, son sourire resta ce
qu'il etait toujours, faux et calin, et quand la reine eut fini:

-- Croyez-vous, Madame, dit-il de sa voix la plus soyeuse, que la
France, tout agitee et toute bouillante comme elle est elle-meme,
soit un port bien salutaire pour un roi detrone? La couronne est
deja peu solide sur la tete du roi Louis XIV, comment
supporterait-il un double poids?

-- Ce poids n'a pas ete bien lourd, quant a ce qui me regarde,
interrompit la reine avec un douloureux sourire, et je ne demande
pas qu'on fasse plus pour mon epoux qu'on n'a fait pour moi. Vous
voyez que nous sommes des rois bien modestes, monsieur.

-- Oh! vous, Madame, vous, se hata de dire le cardinal pour couper
court aux explications qu'il voyait arriver, vous, c'est autre
chose, une fille de Henri IV, de ce grand, de ce sublime roi...

-- Ce qui ne vous empeche pas de refuser l'hospitalite a son
gendre, n'est-ce pas, monsieur? Vous devriez pourtant vous
souvenir que ce grand, ce sublime roi, proscrit un jour comme va
l'etre mon mari, a ete demander du secours a l'Angleterre, et que
l'Angleterre lui en a donne; il est vrai de dire que la reine
Elisabeth n'etait pas sa niece.

-- _Peccato!_ dit Mazarin se debattant sous cette logique si
simple, Votre Majeste ne me comprend pas; elle juge mal mes
intentions, et cela sans doute parce que je m'explique mal en
francais.

-- Parlez italien, monsieur; la reine Marie de Medicis, notre
mere, nous a appris cette langue avant que le cardinal votre
predecesseur l'ait envoyee mourir en exil. S'il est reste quelque
chose de ce grand, de ce sublime roi Henri dont vous parliez tout
a l'heure, il doit bien s'etonner de cette profonde admiration
pour lui jointe a si peu de pitie pour sa famille.

La sueur coulait a grosses gouttes sur le front de Mazarin.

-- Cette admiration est, au contraire, si grande et si reelle,
Madame, dit Mazarin sans accepter l'offre que lui faisait la reine
de changer d'idiome, que, si le roi Charles Ier -- que Dieu le
garde de tout malheur! -- venait en France, je lui offrirais ma
maison, ma propre maison; mais, helas! ce serait une retraite peu
sure. Quelque jour le peuple brulera cette maison comme il a brule
celle du marechal d'Ancre. Pauvre Concino Concini! il ne voulait
cependant que le bien de la France.

-- Oui, Monseigneur, comme vous, dit ironiquement la reine.

Mazarin fit semblant de ne pas comprendre le double sens de la
phrase qu'il avait dite lui-meme, et continua de s'apitoyer sur le
sort de Concino Concini.

-- Mais enfin, monseigneur le cardinal, dit la reine impatientee,
que me repondez-vous?

-- Madame, s'ecria Mazarin de plus en plus attendri, Madame, Votre
Majeste me permettrait-elle de lui donner un conseil? Bien entendu
qu'avant de prendre cette hardiesse, je commence a me mettre aux
pieds de Votre Majeste pour tout ce qui lui fera plaisir.

-- Dites, monsieur, repondit la reine. Le conseil d'un homme aussi
prudent que vous doit etre assurement bon.

-- Madame, croyez-moi, le roi doit se defendre jusqu'au bout.

-- Il l'a fait, monsieur, et cette derniere bataille, qu'il va
livrer avec des ressources bien inferieures a celles de ses
ennemis, prouve qu'il ne compte pas se rendre sans combattre; mais
enfin, dans le cas ou il serait vaincu?

-- Eh bien, Madame, dans ce cas, mon avis, je sais que je suis
bien hardi de donner un avis a Votre Majeste, mais mon avis est
que le roi ne doit pas quitter son royaume. On oublie vite les
rois absents: s'il passe en France, sa cause est perdue.

-- Mais alors, dit la reine, si c'est votre avis et que vous lui
portiez vraiment interet, envoyez-lui quelque secours d'hommes et
d'argent; car, moi, je ne puis plus rien pour lui, j'ai vendu pour
l'aider jusqu'a mon dernier diamant. Il ne me reste rien, vous le
savez, vous le savez mieux que personne, monsieur. S'il m'etait
reste quelque bijou, j'en aurais achete du bois pour me chauffer,
moi et ma fille, cet hiver.

-- Ah! Madame, dit Mazarin, Votre Majeste ne sait guere ce qu'elle
me demande. Du jour ou un secours d'etrangers entre a la suite
d'un roi pour le replacer sur le trone, c'est avouer qu'il n'a
plus d'aide dans l'amour de ses sujets.

-- Au fait, monsieur le cardinal, dit la reine impatientee de
suivre cet esprit subtil dans le labyrinthe de mots ou il
s'egarait, au fait, et repondez-moi oui ou non: si le roi persiste
a rester en Angleterre, lui enverrez-vous des secours? S'il vient
en France, lui donnerez-vous l'hospitalite?

-- Madame, dit le cardinal en affectant la plus grande franchise,
je vais montrer a Votre Majeste, je l'espere, combien je lui suis
devoue et le desir que j'ai de terminer une affaire qu'elle a tant
a coeur. Apres quoi Votre Majeste, je pense, ne doutera plus de
mon zele a la servir.

La reine se mordait les levres et s'agitait d'impatience sur son
fauteuil.

-- Eh bien! qu'allez-vous faire? dit-elle enfin; voyons, parlez.

-- Je vais a l'instant meme aller consulter la reine, et nous
defererons de suite la chose au parlement.

-- Avec lequel vous etes en guerre, n'est-ce pas? Vous chargerez
Broussel d'en etre rapporteur. Assez, monsieur le cardinal, assez.
Je vous comprends, ou plutot j'ai tort. Allez en effet au
parlement; car c'est de ce parlement, ennemi des rois, que sont
venus a la fille de ce grand, de ce sublime Henri IV, que vous
admirez tant, les seuls secours qui l'aient empechee de mourir de
faim et de froid cet hiver.

Et, sur ces paroles, la reine se leva avec une majestueuse
indignation.

Le cardinal etendit vers elle ses mains jointes.

-- Ah! Madame, Madame, que vous me connaissez mal, mon Dieu!

Mais la reine Henriette, sans meme se retourner du cote de celui
qui versait ces hypocrites larmes, traversa le cabinet, ouvrit la
porte elle-meme, et, au milieu des gardes nombreuses de Eminence,
des courtisans empresses a lui faire leur cour, du luxe d'une
royaute rivale, elle alla prendre la main de Winter, seul, isole
et debout. Pauvre reine deja dechue, devant laquelle tous
s'inclinaient encore par etiquette, mais qui n'avait plus, de
fait, qu'un seul bras sur lequel elle put s'appuyer.

-- C'est egal, dit Mazarin quand il fut seul, cela m'a donne de la
peine, et c'est un rude role a jouer. Mais je n'ai rien dit ni a
l'un ni a l'autre. Hum! le Cromwell est un rude chasseur de rois,
je plains ses ministres, s'il en prend jamais. Bernouin!

Bernouin entra.

-- Qu'on voie si le jeune homme au pourpoint noir et aux cheveux
courts, que vous avez tantot introduit pres de moi, est encore au
palais.

Bernouin sortit. Le cardinal occupa le temps de son absence a
retourner en dehors le chaton de sa bague, a en frotter le
diamant, a en admirer l'eau, et comme une larme roulait encore
dans ses yeux et lui rendait la vue trouble, il secoua la tete
pour la faire tomber.

Bernouin rentra avec Comminges, qui etait de garde.

-- Monseigneur, dit Comminges, comme je reconduisais le jeune
homme que Votre Eminence demande, il s'est approche de la porte
vitree de la galerie et a regarde quelque chose avec etonnement,
sans doute le tableau de Raphael, qui est vis-a-vis cette porte.
Ensuite il a reve un instant, et a descendu l'escalier. Je crois
l'avoir vu monter sur un cheval gris et sortir de la cour du
palais. Mais Monseigneur ne va-t-il point chez la reine?

-- Pourquoi faire?

-- M. de Guitaut, mon oncle, vient de me dire que Sa Majeste avait
recu des nouvelles de l'armee.

-- C'est bien, j'y cours.

En ce moment, M. de Villequier apparut. Il venait en effet
chercher le cardinal de la part de la reine.

Comminges avait bien vu, et Mordaunt avait reellement agi comme il
l'avait raconte. En traversant la galerie parallele a la grande
galerie vitree, il apercut de Winter qui attendait que la reine
eut termine sa negociation.

A cette vue, le jeune homme s'arreta court, non point en
admiration devant le tableau de Raphael, mais comme fascine par la
vue d'un objet terrible. Ses yeux se dilaterent; un frisson courut
par tout son corps. On eut dit qu'il voulait franchir le rempart
de verre qui le separait de son ennemi; car si Comminges avait vu
avec quelle expression de haine les yeux de ce jeune homme
s'etaient fixes sur de Winter, il n'eut point doute un instant que
ce seigneur anglais ne fut son ennemi mortel.

Mais il s'arreta.

Ce fut pour reflechir sans doute; car au lieu de se laisser
entrainer a son premier mouvement, qui avait ete d'aller droit a
milord de Winter, il descendit lentement l'escalier, sortit du
palais la tete baissee, se mit en selle, fit ranger son cheval a
l'angle de la rue Richelieu et, les yeux fixes sur la grille, il
attendit que le carrosse de la reine sortit de la cour.

Il ne fut pas longtemps a attendre, car a peine la reine etait-
elle restee un quart d'heure chez Mazarin; mais ce quart d'heure
d'attente parut un siecle a celui qui attendait.

Enfin la lourde machine qu'on appelait alors un carrosse sortit,
en grondant, des grilles, et de Winter, toujours a cheval, se
pencha de nouveau a la portiere pour causer avec Sa Majeste.

Les chevaux partirent au trot et prirent le chemin du Louvre, ou
ils entrerent. Avant de partir du couvent des Carmelites, Madame
Henriette avait dit a sa fille de venir l'attendre au Palais
qu'elle avait habite longtemps et qu'elle n'avait quitte que parce
que leur misere leur semblait plus lourde encore dans les salles
dorees.

Mordaunt suivit la voiture, et lorsqu'il l'eut vue entrer sous
l'arcade sombre, il alla, lui et son cheval, s'appliquer contre
une muraille sur laquelle l'ombre s'etendait, et demeura immobile
au milieu des moulures de Jean Goujon, pareil a un bas-relief
representant une statue equestre.

Il attendait comme il avait deja fait au Palais-Royal.


XLII. Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la
providence

-- Eh bien! Madame? dit de Winter quand la reine eut eloigne ses
serviteurs.

-- Eh bien, ce que j'avais prevu arrive, milord.

-- Il refuse?

-- Ne vous l'avais-je pas dit d'avance?

-- Le cardinal refuse de recevoir le roi, la France refuse
l'hospitalite a un prince malheureux? mais c'est la premiere fois,
Madame!

-- Je n'ai pas dit la France, milord, j'ai dit le cardinal, et le
cardinal n'est pas meme francais.

-- Mais la reine, l'avez-vous vue?

-- Inutile, dit Madame Henriette en secouant la tete tristement;
ce n'est pas la reine qui dira jamais oui quand le cardinal a dit
non. Ignorez-vous que cet Italien mene tout, au-dedans comme au-
dehors? Il y a plus, et j'en reviens a ce que je vous ai dit, je
ne serais pas etonnee que nous eussions ete prevenus par Cromwell;
il etait embarrasse en me parlant, et cependant ferme dans sa
volonte de refuser. Puis, avez-vous remarque cette agitation au
Palais-Royal, ces allees, ces venues de gens affaires! Auraient-
ils recu quelques nouvelles, milord?

-- Ce n'est point d'Angleterre, Madame; j'ai fait si grande
diligence que je suis sur de n'avoir point ete prevenu: je suis
parti il y a trois jours, j'ai passe par miracle au milieu de
l'armee puritaine, j'ai pris la poste avec mon laquais Tony, et
les chevaux que nous montons, nous les avons achetes a Paris.
D'ailleurs, avant de rien risquer, le roi, j'en suis sur, attendra
la reponse de Votre Majeste.

-- Vous lui rapporterez, milord, reprit la reine au desespoir, que
je ne puis rien, que j'ai souffert autant que lui, plus que lui,
obligee que je suis de manger le pain de l'exil, et de demander
l'hospitalite a de faux amis qui rient de mes larmes, et que,
quant a sa personne royale, il faut qu'il se sacrifie
genereusement et meure en roi. J'irai mourir a ses cotes.

-- Madame! Madame! s'ecria de Winter, Votre Majeste s'abandonne au
decouragement, et peut-etre nous reste-t-il encore quelque espoir.

-- Plus d'amis, milord! plus d'amis dans le monde entier que vous!
O mon Dieu! mon Dieu! s'ecria Madame Henriette en levant les bras
au ciel, avez-vous donc repris tous les coeurs genereux qui
existaient sur la terre!

-- J'espere que non, Madame, repondit de Winter reveur; je vous ai
parle de quatre hommes.

-- Que voulez-vous faire avec quatre hommes?

-- Quatre hommes devoues, quatre hommes resolus a mourir peuvent
beaucoup, croyez-moi, Madame, et ceux dont je vous parle ont
beaucoup fait dans un temps.

-- Et ces quatre hommes, ou sont-ils?

-- Ah! voila ce que j'ignore. Depuis pres de vingt ans je les ai
perdus de vue, et cependant dans toutes les occasions ou j'ai vu
le roi en peril j'ai songe a eux.

-- Et ces hommes etaient vos amis?

-- L'un d'eux a tenu ma vie entre ses mains et me l'a rendue; je
ne sais pas s'il est reste mon ami, mais depuis ce temps au moins,
moi, je suis demeure le sien.

-- Et ces hommes sont en France, milord?

-- Je le crois.

-- Dites leurs noms; peut-etre les ai-je entendu nommer et
pourrais-je vous aider dans votre recherche.

-- L'un d'eux se nommait le chevalier d'Artagnan.

-- Oh! milord! si je ne me trompe, ce chevalier d'Artagnan est
lieutenant aux gardes, j'ai entendu prononcer son nom; mais,
faites-y attention, cet homme, j'en ai peur, est tout au cardinal.

-- En ce cas, ce serait un dernier malheur, dit de Winter, et je
commencerais a croire que nous sommes veritablement maudits.

-- Mais les autres, dit la reine, qui s'accrochait a ce dernier
espoir comme un naufrage aux debris de son vaisseau, les autres,
milord!

-- Le second, j'ai entendu son nom par hasard, car avant de se
battre contre nous ces quatre gentilshommes nous avaient dit leurs
noms, le second s'appelait le comte de La Fere. Quant aux deux
autres, l'habitude que j'avais de les appeler de noms empruntes
m'a fait oublier leurs noms veritables.

-- Oh! mon Dieu, il serait pourtant bien urgent de les retrouver,
dit la reine, puisque vous pensez que ces dignes gentilshommes
pourraient etre si utiles au roi.

-- Oh! oui, dit de Winter, car ce sont les memes; ecoutez bien
ceci, Madame, et rappelez tous vos souvenirs: n'avez-vous pas
entendu raconter que la reine Anne d'Autriche avait ete autrefois
sauvee du plus grand danger que jamais reine ait couru?

-- Oui, lors de ses amours avec M. de Buckingham, et je ne sais a
propos de quels ferrets de diamants.

-- Eh bien! c'est cela, Madame; ces hommes, ce sont ceux qui la
sauverent, et je souris de pitie en songeant que si les noms de
ces gentilshommes ne vous sont pas connus, c'est que la reine les
a oublies, tandis qu'elle aurait du les faire les premiers
seigneurs du royaume.

-- Eh bien! milord, il faut les chercher; mais que pourront faire
quatre hommes, ou plutot trois hommes? car, je vous le dis, il ne
faut pas compter sur M. d'Artagnan.

-- Ce serait une vaillante epee de moins, Madame, mais il en
resterait toujours trois autres sans compter la mienne; or, quatre
hommes devoues autour du roi pour le garder de ses ennemis,
l'entourer dans la bataille, l'aider dans le conseil l'escorter
dans sa fuite, ce serait assez, non pas pour faire le roi
vainqueur, mais pour le sauver s'il etait vaincu, pour l'aider a
traverser la mer, et quoi qu'en dise Mazarin, une fois sur les
cotes de France, votre royal epoux y trouverait autant de
retraites et d'asiles que l'oiseau de mer en trouve dans les
tempetes.

-- Cherchez, milord, cherchez ces gentilshommes, et si vous les
retrouvez, s'ils consentent a passer avec vous en Angleterre, je
leur donnerai a chacun un duche le jour ou nous remonterons sur le
trone, et en outre autant d'or qu'il en faudrait pour paver le
palais de White-Hall. Cherchez donc, milord, cherchez, je vous en
conjure.

-- Je chercherais bien, Madame, dit de Winter, et je les
trouverais sans doute, mais le temps me manque: Votre Majeste
oublie-t-elle que le roi attend sa reponse et l'attend avec
angoisse?

-- Alors nous sommes donc perdus! s'ecria la reine avec
l'expansion d'un coeur brise.

En ce moment la porte s'ouvrit, la jeune Henriette parut, et la
reine, avec cette sublime force qui est l'heroisme des meres,
renfonca ses larmes au fond de son coeur en faisant signe a de
Winter de changer de conversation.

Mais cette reaction, si puissante qu'elle fut, n'echappa point aux
yeux de la jeune princesse; elle s'arreta sur le seuil, poussa un
soupir, et s'adressant a la reine:

-- Pourquoi donc pleurez-vous toujours sans moi, ma mere? lui dit-
elle.

La reine sourit, et au lieu de lui repondre:

-- Tenez, de Winter, lui dit-elle, j'ai au moins gagne une chose a
n'etre plus qu'a moitie reine, c'est que mes enfants m'appellent
ma mere au lieu de m'appeler Madame.

Puis se tournant vers sa fille:

-- Que voulez-vous, Henriette? continua-t-elle.

-- Ma mere, dit la jeune princesse, un cavalier vient d'entrer au
Louvre et demande a presenter ses respects a Votre Majeste; il
arrive de l'armee, et a, dit-il, une lettre a vous remettre de la
part du marechal de Grammont, je crois.

-- Ah! dit la reine a de Winter, c'est un de mes fideles; mais ne
remarquez-vous pas, mon cher lord, que nous sommes si pauvrement
servis, que c'est ma fille qui fait les fonctions d'introductrice?

-- Madame, ayez pitie de moi, dit de Winter, vous me brisez l'ame.

-- Et quel est ce cavalier, Henriette? demanda la reine.

-- Je l'ai vu par la fenetre, Madame; c'est un jeune homme qui
parait a peine seize ans et qu'on nomme le vicomte de Bragelonne.

La reine fit en souriant un signe de la tete, la jeune princesse
rouvrit la porte et Raoul apparut sur le seuil.

Il fit trois pas vers la reine et s'agenouilla.

-- Madame, dit-il, j'apporte a Votre Majeste une lettre de mon
ami, M. le comte de Guiche, qui m'a dit avoir l'honneur d'etre de
vos serviteurs; cette lettre contient une nouvelle importante et
l'expression de ses respects.

Au nom du comte de Guiche, une rougeur se repandit sur les joues
de la jeune princesse; la reine la regarda avec une certaine
severite.

-- Mais vous m'aviez dit que la lettre etait du marechal de
Grammont, Henriette! dit la reine.

-- Je le croyais, Madame... balbutia la jeune fille.

-- C'est ma faute, Madame, dit Raoul, je me suis annonce
effectivement comme venant de la part du marechal de Grammont;
mais blesse au bras droit, il n'a pu ecrire, et c'est le comte de
Guiche qui lui a servi de secretaire.

-- On s'est donc battu? dit la reine faisant signe a Raoul de se
relever.

-- Oui, Madame, dit le jeune homme remettant la lettre a de
Winter, qui s'etait avance pour la recevoir et qui la transmit a
la reine.

A cette nouvelle d'une bataille livree, la jeune princesse ouvrit
la bouche pour faire une question qui l'interessait sans doute;
mais sa bouche se referma sans avoir prononce une parole, tandis
que les roses de ses joues disparaissaient graduellement.

La reine vit tous ces mouvements, et sans doute son coeur maternel
les traduisit; car s'adressant de nouveau a Raoul:

-- Et il n'est rien arrive de mal au jeune comte de Guiche?
demanda-t-elle; car non seulement il est de nos serviteurs, comme
il vous l'a dit, monsieur, mais encore de nos amis.

-- Non, Madame, repondit Raoul; mais au contraire, il a gagne dans
cette journee une grande gloire, et il a eu l'honneur d'etre
embrasse par M. le Prince sur le champ de bataille.

La jeune princesse frappa ses mains l'une contre l'autre, mais
toute honteuse de s'etre laisse entrainer a une pareille
demonstration de joie, elle se tourna a demi et se pencha vers un
vase plein de roses comme pour en respirer l'odeur.

-- Voyons ce que nous dit le comte, dit la reine.

-- J'ai eu l'honneur de dire a Votre Majeste qu'il ecrivait au nom
de son pere.

-- Oui, monsieur.

La reine decacheta la lettre et lut:

"Madame et reine,

"Ne pouvant avoir l'honneur de vous ecrire moi-meme pour cause
d'une blessure que j'ai recue dans la main droite, je vous fais
ecrire par mon fils, M. le comte de Guiche, que vous savez etre
votre serviteur a l'egal de son pere, pour vous dire que nous
venons de gagner la bataille de Lens, et que cette victoire ne
peut manquer de donner grand pouvoir au cardinal Mazarin et a la
reine sur les affaires de l'Europe. Que Votre Majeste, si elle
veut bien en croire mon conseil, profite donc de ce moment pour
insister en faveur de son auguste epoux aupres du gouvernement du
roi. M. le vicomte de Bragelonne, qui aura l'honneur de vous
remettre cette lettre, est l'ami de mon fils, auquel il a, selon
toute probabilite, sauve la vie; c'est un gentilhomme auquel Votre
Majeste peut entierement se confier, dans le cas ou elle aurait
quelque ordre verbal ou ecrit a me faire parvenir.

"J'ai l'honneur d'etre avec respect...

"Marechal DE GRAMMONT."

Au moment ou il avait ete question du service qu'il avait rendu au
comte, Raoul n'avait pu s'empecher de tourner la tete vers la
jeune princesse, et alors il avait vu passer dans ses yeux une
expression de reconnaissance infinie pour Raoul; il n'y avait plus
de doute, la fille du roi Charles Ier aimait son ami.

-- La bataille de Lens est gagnee! dit la reine. Ils sont heureux
ici, ils gagnent des batailles! Oui, le marechal de Grammont a
raison, cela va changer la face de leurs affaires; mais j'ai bien
peur qu'elle ne fasse rien aux notres, si toutefois elle ne leur
nuit pas. Cette nouvelle est recente, monsieur, continua la reine,
je vous sais gre d'avoir mis cette diligence a me l'apporter; sans
vous, sans cette lettre, je ne l'eusse apprise que demain, apres-
demain peut-etre, la derniere de tout Paris.

-- Madame, dit Raoul, le Louvre est le second palais ou cette
nouvelle soit arrivee; personne encore ne la connait; et j'avais
jure a M. le comte de Guiche de remettre cette lettre a Votre
Majeste avant meme d'avoir embrasse mon tuteur.

-- Votre tuteur est-il un Bragelonne comme vous? demanda lord de
Winter. J'ai connu autrefois un Bragelonne, vit-il toujours?

-- Non, monsieur, il est mort, et c'est de lui que mon tuteur,
dont il etait parent assez proche, je crois, a herite cette terre
dont il porte le nom.

-- Et votre tuteur, monsieur, demanda la reine, qui ne pouvait
s'empecher de prendre interet a ce beau jeune homme, comment se
nomme-t-il?

-- M. le comte de La Fere, Madame, repondit le jeune homme en
s'inclinant.

De Winter fit un mouvement de surprise, la reine le regarda en
eclatant de joie.

-- Le comte de La Fere! s'ecria-t-elle; n'est-ce point ce nom que
vous m'avez dit?

Quant a de Winter, il ne pouvait en croire ce qu'il avait entendu.

-- M. le comte de La Fere! s'ecria-t-il a son tour. Oh! monsieur,
repondez-moi, je vous en supplie: le comte de La Fere n'est-il
point un seigneur que j'ai connu beau et brave, qui fut
mousquetaire de Louis XIII, et qui peut avoir maintenant quarante-
sept a quarante-huit ans?

-- Oui, monsieur, c'est cela en tous points.

-- Et qui servait sous un nom d'emprunt?

-- Sous le nom d'Athos. Dernierement encore j'ai, entendu son ami,
M. d'Artagnan, lui donner ce nom.

-- C'est cela, Madame, c'est cela. Dieu soit loue! Et il est a
Paris? continua le comte en s'adressant a Raoul.

Puis revenant a la reine:

-- Esperez encore, esperez, lui dit-il, la Providence se declare
pour nous, puisqu'elle fait que je retrouve ce brave gentilhomme
d'une facon si miraculeuse. Et ou loge-t-il, monsieur, je vous
prie?

-- M. le comte de La Fere loge rue Guenegaud, hotel du Grand-Roi-
Charlemagne.

-- Merci, monsieur. Prevenez ce digne ami afin qu'il reste chez
lui, je vais aller l'embrasser tout a l'heure.

-- Monsieur, j'obeis avec grand plaisir, si Sa Majeste veut me
donner mon conge.

-- Allez, monsieur le vicomte de Bragelonne, dit la reine, allez,
et soyez assure de notre affection.

Raoul s'inclina respectueusement devant les deux princesses, salua
de Winter et partit.

De Winter et la reine continuerent a s'entretenir quelque temps a
voix basse pour que la jeune princesse ne les entendit pas; mais
cette precaution etait inutile, celle-ci s'entretenait avec ses
pensees.

Puis comme de Winter allait prendre conge:

-- Ecoutez, milord, dit la reine, j'avais conserve cette croix de
diamants, qui vient de ma mere, et cette plaque de saint Michel,
qui vient de mon epoux; ils valent a peu pres cinquante mille
livres. J'avais jure de mourir de faim pres de ces gages precieux
plutot que de m'en defaire; mais aujourd'hui que ces deux bijoux
peuvent etre utiles a lui ou a ses defenseurs, il faut sacrifier
tout a cette esperance. Prenez-les; et s'il est besoin d'argent
pour votre expedition, vendez sans crainte, milord, vendez. Mais
si vous trouvez moyen de les conserver, songez, milord, que je
vous tiens comme m'ayant rendu le plus grand service qu'un
gentilhomme puisse rendre a une reine, et qu'au jour de ma
prosperite celui qui me rapportera cette plaque et cette croix
sera beni par moi et mes enfants.

-- Madame, dit le Winter, Votre Majeste sera servie par un homme
devoue. Je cours deposer en lieu sur ces deux objets, que je
n'accepterais pas s'il nous restait les ressources de notre
ancienne fortune; mais nos biens sont confisques, notre argent
comptant est tari, et nous sommes arrives aussi a faire ressources
de tout ce que nous possedons. Dans une heure je me rends chez le
comte de La Fere, et demain Votre Majeste aura une reponse
definitive.

La reine tendit la main a lord de Winter, qui la baisa
respectueusement; et se tournant vers sa fille:

-- Milord, dit-elle, vous etiez charge de remettre a cette enfant
quelque chose de la part de son pere.

De Winter demeura etonne; il ne savait pas ce que la reine voulait
dire.

La jeune Henriette s'avanca alors souriant et rougissant, et
tendit son front au gentilhomme.

-- Dites a mon pere que, roi ou fugitif, vainqueur ou vaincu,
puissant ou pauvre, dit la jeune princesse, il a en moi la fille
la plus soumise et la plus affectionnee.

-- Je le sais, Madame, repondit de Winter, en touchant de ses
levres le front d'Henriette.

Puis il partit, traversant, sans etre reconduit, ces grands
appartements deserts et obscurs, essuyant les larmes que, tout
blase qu'il etait par cinquante annees de vie de cour, il ne
pouvait s'empecher de verser a la vue de cette royale infortune,
si digne et si profonde a la fois.


XLIII. L'oncle et le neveu

Le cheval et le laquais de Winter l'attendaient a la porte. Il
s'achemina alors vers son logis tout pensif et regardant derriere
lui de temps en temps pour contempler la facade silencieuse et
noire du Louvre. Ce fut alors qu'il vit un cavalier se detacher
pour ainsi dire de la muraille et le suivre a quelque distance; il
se rappela avoir vu, en sortant du Palais-Royal, une ombre a peu
pres pareille.

Le laquais de lord de Winter, qui le suivait a quelques pas,
suivait aussi de l'oeil ce cavalier avec inquietude.

-- Tony, dit le gentilhomme en faisant signe au valet de
s'approcher.

-- Me voici, Monseigneur.

Et le valet se placa cote a cote avec mon maitre.

-- Avez-vous remarque cet homme qui nous suit?

-- Oui, milord.

-- Qui est-il?

-- Je n'en sais rien; seulement il suit Votre Grace depuis le
Palais-Royal, s'est arrete au Louvre pour attendre sa sortie, et
repart du Louvre avec elle.

-- Quelque espion du cardinal, dit de Winter a part lui; feignons
de ne pas nous apercevoir de sa surveillance.

Et, piquant des deux, il s'enfonca dans le dedale des rues qui
conduisaient a son hotel situe du cote du Marais: ayant habite
longtemps la place Royale, lord de Winter etait revenu tout
naturellement se loger pres de son ancienne demeure.

L'inconnu mit son cheval au galop.

De Winter descendit a son hotellerie et monta chez lui, se
promettant de faire observer l'espion; mais comme il deposait ses
gants et son chapeau sur une table, il vit dans une glace qui se
trouvait devant lui une figure qui se dessinait sur le seuil de la
chambre.

Il se retourna, Mordaunt etait devant lui.

De Winter palit et resta debout et immobile; quant a Mordaunt, il
se tenait sur la porte, froid, menacant, et pareil a la statue du
Commandeur.

Il y eut un instant de silence glace entre ces deux hommes.

-- Monsieur, dit de Winter, je croyais deja vous avoir fait
comprendre que cette persecution me fatiguait, retirez-vous donc
ou je vais appeler pour vous faire chasser comme a Londres. Je ne
suis pas votre oncle, je ne vous connais pas.

-- Mon oncle, repliqua Mordaunt de sa voix rauque et railleuse,
vous vous trompez; vous ne me ferez pas chasser cette fois comme
vous l'avez fait a Londres, vous n'oserez. Quant a nier que je
suis votre neveu, vous y songerez a deux fois, maintenant que j'ai
appris bien des choses que j'ignorais il y a un an.

-- Et que m'importe ce que vous avez appris! dit de Winter.

-- Oh! il vous importe beaucoup, mon oncle, j'en suis sur, et vous
allez etre de mon avis tout a l'heure, ajouta-t-il avec un sourire
qui fit passer un frisson dans les veines de celui auquel il
s'adressait. Quand je me suis presente chez vous la premiere fois,
a Londres, c'etait pour vous demander ce qu'etait devenu mon bien;
quand je me suis presente la seconde fois, c'etait pour vous
demander ce qui avait souille mon nom. Cette fois je me presente
devant vous pour vous faire une question bien autrement terrible
que toutes ces questions, pour vous dire, comme Dieu dit au
premier meurtrier: "Cain, qu'as-tu fait de ton frere Abel?"

-- Milord, qu'avez-vous fait de votre soeur, de votre soeur qui
etait ma mere?

De Winter recula sous le feu de ces yeux ardents.

-- De votre mere? dit-il.

-- Oui, de ma mere, milord, repondit le jeune homme en jetant la
tete de haut en bas.

De Winter fit un effort violent sur lui-meme, et, plongeant dans
ses souvenirs pour y chercher une haine nouvelle, il s'ecria:

-- Cherchez ce qu'elle est devenue, malheureux, et demandez-le a
l'enfer, peut-etre que l'enfer vous repondra.

Le jeune homme s'avanca alors dans la chambre jusqu'a ce qu'il se
trouvat face a face avec lord de Winter, et croisant les bras:

-- Je l'ai demande au bourreau de Bethune, dit Mordaunt d'une voix
sourde et le visage livide de douleur et de colere, et le bourreau
de Bethune m'a repondu.

De Winter tomba sur une chaise comme si la foudre l'avait frappe,
et tenta vainement de repondre.

-- Oui, n'est-ce pas? continua le jeune homme, avec ce mot tout
s'explique, avec cette clef l'abime s'ouvre. Ma mere avait herite
de son mari, et vous avez assassine ma mere! mon nom m'assurait le
bien paternel, et vous m'avez degrade de mon nom; puis, quand vous
m'avez eu degrade de mon nom, vous m'avez depouille de ma fortune.
Je ne m'etonne plus maintenant que vous ne me reconnaissiez pas;
je ne m'etonne plus que vous refusiez de me reconnaitre. Il est
malseant d'appeler son neveu, quand on est spoliateur, l'homme
qu'on a fait pauvre; quand on est meurtrier, l'homme qu'on a fait
orphelin!

Ces paroles produisirent l'effet contraire qu'en attendait
Mordaunt: de Winter se rappela quel monstre etait Milady; il se
releva calme et grave, contenant par son regard severe le regard
exalte du jeune homme.

-- Vous voulez penetrer dans cet horrible secret, monsieur? dit de
Winter. Eh bien, soit!... Sachez donc quelle etait cette femme
dont vous venez aujourd'hui me demander compte; cette femme avait,
selon toute probabilite, empoisonne mon frere, et, pour heriter de
moi, elle allait m'assassiner a mon tour; j'en ai la preuve. Que
direz-vous a cela?

-- Je dirai que c'etait ma mere!

-- Elle a fait poignarder, par un homme autrefois juste, bon et
pur, le malheureux duc de Buckingham. Que direz-vous a ce crime,
dont j'ai la preuve?

-- C'etait ma mere!

-- Revenue en France, elle a empoisonne dans le couvent des
Augustines de Bethune une jeune femme qu'aimait un de ses ennemis.
Ce crime vous persuadera-t-il de la justice du chatiment? Ce
crime, j'en ai la preuve!

-- C'etait ma mere! s'ecria le jeune homme, qui avait donne a ces
trois exclamations une force toujours progressive.

-- Enfin, chargee de meurtres, de debauches, odieuse a tous,
menacante encore comme une panthere alteree de sang, elle a
succombe sous les coups d'hommes qu'elle avait desesperes et qui
jamais ne lui avaient cause le moindre dommage; elle a trouve des
juges que ses attentats hideux ont evoques: et ce bourreau que
vous avez vu, ce bourreau qui vous a tout raconte, pretendez-vous,
ce bourreau, s'il vous a tout raconte, a du vous dire qu'il avait
tressailli de joie en vengeant sur elle la honte et le suicide de
son frere. Fille pervertie, epouse adultere, soeur denaturee,
homicide, empoisonneuse, execrable a tous les gens qui l'avaient
connue, a toutes les nations qui l'avaient recue dans leur sein,
elle est morte maudite du ciel et de la terre; voila ce qu'etait
cette femme.

Un sanglot plus fort que la volonte de Mordaunt lui dechira la
gorge et fit remonter le sang a son visage livide; il crispa ses
poings, et le visage ruisselant de sueur, les cheveux herisses sur
son front comme ceux d'Hamlet, il s'ecria devore de fureur:

-- Taisez-vous, monsieur! c'etait ma mere! Ses desordres, je ne
les connais pas; ses vices, je ne les connais pas; ses crimes, je
ne les connais pas! Mais ce que je sais, c'est que j'avais une
mere, c'est que cinq hommes, ligues contre une femme, l'ont tuee
clandestinement, nuitamment, silencieusement, comme des laches! Ce
que je sais, c'est que vous en etiez, monsieur; c'est que vous en
etiez, mon oncle, et que vous avez dit comme les autres, et plus
haut que les autres: _Il faut qu'elle meure!_ Donc, je vous en
previens, ecoutez bien ces paroles et qu'elles se gravent dans
votre memoire de maniere que vous ne les oubliez jamais: ce
meurtre qui m'a tout ravi, ce meurtre qui m'a fait sans nom, ce
meurtre qui m'a fait pauvre, ce meurtre qui m'a fait corrompu,
mechant, implacable, j'en demanderai compte a vous d'abord, puis a
ceux qui furent vos complices, quand je les connaitrai.

La haine dans les yeux, l'ecume a la bouche, le poing tendu,
Mordaunt avait fait un pas de plus, un pas terrible et menacant
vers de Winter.

Celui-ci porta la main a son epee, et dit avec le sourire de
l'homme qui depuis trente ans joue avec la mort:

-- Voulez-vous m'assassiner, monsieur? alors je vous reconnaitrai
pour mon neveu, car vous etes bien le fils de votre mere.

-- Non, repliqua Mordaunt en forcant toutes les fibres de son
visage, tous les muscles de son corps a reprendre leur place et a
s'effacer; non, je ne vous tuerai pas, en ce moment du moins: car
sans vous je ne decouvrirais pas les autres. Mais quand je les
connaitrai, tremblez, monsieur; j'ai poignarde le bourreau de
Bethune, je l'ai poignarde sans pitie, sans misericorde, et
c'etait le moins coupable de vous tous.

A ces mots, le jeune homme sortit, et descendit l'escalier avec
assez de calme pour n'etre pas remarque; puis sur le palier
inferieur il passa devant Tony, penche sur la rampe et n'attendant
qu'un cri de son maitre pour monter pres de lui.

Mais de Winter n'appela point: ecrase, defaillant, il resta debout
et l'oreille tendue; puis seulement lorsqu'il eut entendu le pas
du cheval qui s'eloignait, il tomba sur une chaise en disant:

-- Mon Dieu! je vous remercie qu'il ne connaisse que moi.


XLIV. Paternite

Pendant que cette scene terrible se passait chez lord de Winter,
Athos, assis pres de la fenetre de sa chambre, le coude appuye sur
une table, la tete inclinee sur sa main, ecoutait des yeux et des
oreilles a la fois Raoul qui lui racontait les aventures de son
voyage et les details de la bataille.

La belle et noble figure du gentilhomme exprimait un indicible
bonheur au recit de ces premieres emotions si fraiches et si
pures; il aspirait les sons de cette voix juvenile qui se
passionnait deja aux beaux sentiments, comme on fait d'une musique
harmonieuse. Il avait oublie ce qu'il y avait de sombre dans le
passe, de nuageux dans l'avenir. On eut dit que le retour de cet
enfant bien-aime avait fait de ces craintes memes des esperances.
Athos etait heureux, heureux comme jamais il ne l'avait ete.

-- Et vous avez assiste et pris part a cette grande bataille,
Bragelonne? disait l'ancien mousquetaire.

-- Oui, monsieur.

-- Et elle a ete rude, dites-vous?

-- M. le Prince a charge onze fois en personne.

-- C'est un grand homme de guerre, Bragelonne.

-- C'est un heros, monsieur; je ne l'ai pas perdu de vue un
instant. Oh! que c'est beau, monsieur, de s'appeler Conde... et de
porter ainsi son nom!

-- Calme et brillant, n'est-ce pas?

-- Calme comme a une parade, brillant comme dans une fete. Lorsque
nous abordames l'ennemi, c'etait au pas; on nous avait defendu de
tirer les premiers, et nous marchions aux Espagnols, qui se
tenaient sur une hauteur, le mousqueton a la cuisse. Arrive a
trente pas d'eux, le prince se retourna vers les soldats:
"Enfants, dit-il, vous allez avoir a souffrir une furieuse
decharge; mais, apres, soyez tranquilles, vous aurez bon marche de
tous ces gens." Il se faisait un tel silence, qu'amis et ennemis
entendirent ces paroles. Puis levant son epee: "Sonnez,
trompettes" dit-il.

-- Bien, bien!... Dans l'occasion, vous feriez ainsi, Raoul,
n'est-ce pas?

-- S'en doute, monsieur, car j'ai trouve cela bien beau et bien
grand. Lorsque nous fumes arrives a vingt pas, nous vimes tous ces
mousquetons s'abaisser comme une ligne brillante; car le soleil
resplendissait sur les canons."Au pas, enfants, au pas, dit le
prince, voici le moment."

-- Eutes-vous peur, Raoul? demanda le comte.

-- Oui, monsieur, repondit naivement le jeune homme, je me sentis
comme un grand froid au coeur, et au mot de: "Feu!" qui retentit
en espagnol dans les rangs ennemis, je fermai les yeux et je
pensai a vous.

-- Bien vrai, Raoul? dit Athos en lui serrant la main.

-- Oui, monsieur. Au meme instant il se fit une telle detonation,
qu'on eut dit que l'enfer s'ouvrait et ceux qui ne furent pas tues
sentirent la chaleur de la flamme. Je rouvris les yeux, etonne de
n'etre pas mort, ou tout au moins blesse; le tiers de l'escadron
etait couche a terre, mutile et sanglant. En ce moment je
rencontrai l'oeil du prince; je ne pensai plus qu'a une chose,
c'est qu'il me regardait. Je piquai des deux et je me trouvai au
milieu des rangs ennemis.

-- Et le prince fut content de vous?

-- Il me le dit du moins, monsieur, lorsqu'il me chargea
d'accompagner a Paris M. de Chatillon, qui est venu donner cette
nouvelle a la reine et apporter les drapeaux pris."Allez, me dit
le prince, l'ennemi ne sera pas rallie de quinze jours. D'ici la
je n'ai pas besoin de vous. Allez embrasser ceux que vous aimez et
qui vous aiment, et dites a ma soeur de Longueville que je la
remercie du cadeau qu'elle m'a fait en vous donnant a moi." Et je
suis venu, monsieur, ajouta Raoul en regardant le comte avec un
sourire de profond amour, car j'ai pense que vous seriez bien aise
de me revoir.

Athos attira le jeune homme a lui et l'embrassa au front comme il
eut fait a une jeune fille.

-- Ainsi, dit-il, vous voila lance, Raoul; vous avez des ducs pour
amis, un marechal de France pour parrain, un prince du sang pour
capitaine, et dans une meme journee de retour vous avez ete recu
par deux reines: c'est beau pour un novice.

-- Ah! monsieur, dit Raoul tout a coup, vous me rappelez une chose
que j'oubliais, dans mon empressement a vous raconter mes
exploits: c'est qu'il se trouvait chez Sa Majeste la reine
d'Angleterre un gentilhomme qui, lorsque j'ai prononce votre nom,
a pousse un cri de surprise et de joie; il s'est dit de vos amis,
m'a demande votre adresse et va venir vous voir.

-- Comment s'appelle-t-il?

-- Je n'ai pas ose le lui demander, monsieur; mais quoiqu'il
s'exprime elegamment, a son accent j'ai juge qu'il etait Anglais.

-- Ah! fit Athos.

Et sa tete se pencha comme pour chercher un souvenir. Puis,
lorsqu'il releva son front, ses yeux furent frappes de la presence
d'un homme qui se tenait debout devant la porte entrouverte et le
regardait d'un air attendri.

-- Lord de Winter! s'ecria le comte.

-- Athos, mon ami!

Et les deux gentilshommes se tinrent un instant embrasses; puis
Athos, lui prenant les deux mains, lui dit en le regardant:

-- Qu'avez-vous, milord? vous paraissez aussi triste que je suis
joyeux.

-- Oui, cher ami, c'est vrai; et je dirai meme plus, c'est que
votre vue redouble ma crainte.

Et de Winter regarda autour de lui comme pour chercher la
solitude. Raoul comprit que les deux amis avaient a causer, et
sortit sans affectation.

-- Voyons, maintenant que nous voila seuls, dit Athos, parlons de
vous.

-- Pendant que nous voila seuls, parlons de nous, repondit lord de
Winter. Il est ici.

-- Qui?

-- Le fils de Milady.

Athos, encore une fois frappe par ce nom qui semblait le
poursuivre comme un echo fatal, hesita un moment, fronca
legerement le sourcil, puis d'un ton calme:

-- Je le sais, dit-il.

-- Vous le savez?

-- Oui. Grimaud l'a rencontre entre Bethune et Arras, et est
revenu a franc etrier pour me prevenir de sa presence.

-- Grimaud le connaissait donc?

-- Non, mais il a assiste a son lit de mort un homme qui le
connaissait.

-- Le bourreau de Bethune! s'ecria de Winter.

-- Vous savez cela? dit Athos etonne.

-- Il me quitte a l'instant, repondit de Winter, il m'a tout dit.
Ah! mon ami, quelle horrible scene! que n'avons-nous etouffe
l'enfant avec la mere!

Athos, comme toutes les nobles natures, ne rendait pas a autrui
les impressions facheuses qu'il ressentait; mais, au contraire, il
les absorbait toujours en lui-meme et renvoyait en leur place des
esperances et des consolations. On eut dit que ses douleurs
personnelles sortaient de son ame transformees en joies pour les
autres.

-- Que craignez-vous? dit-il revenant par le raisonnement sur la
terreur instinctive qu'il avait eprouvee d'abord, ne sommes-nous
pas la pour nous defendre? Ce jeune homme s'est-il fait assassin
de profession, meurtrier de sang-froid? Il a pu tuer le bourreau
de Bethune dans un mouvement de rage, mais maintenant sa fureur
est assouvie.

De Winter sourit tristement et secoua la tete.

-- Vous ne connaissez donc plus ce sang? dit-il.

-- Bah! dit Athos en essayant de sourire a son tour, il aura perdu
de sa ferocite a la deuxieme generation. D'ailleurs, ami, la
Providence nous a prevenus que nous nous mettions sur nos gardes.
Nous ne pouvons rien autre chose qu'attendre. Attendons. Mais,
comme je le disais d'abord, parlons de vous. Qui vous amene a
Paris?

-- Quelques affaires d'importance que vous connaitrez plus tard.
Mais qu'ai-je oui dire chez Sa Majeste la reine d'Angleterre,
M. d'Artagnan est a Mazarin! Pardonnez-moi ma franchise, mon ami,
je ne hais ni ne blame le cardinal, et vos opinions me seront
toujours sacrees; seriez-vous par hasard a cet homme?

-- M. d'Artagnan est au service, dit Athos, il est soldat, il
obeit au pouvoir constitue. M. d'Artagnan n'est pas riche et a
besoin pour vivre de son grade de lieutenant. Les millionnaires
comme vous, milord, sont rares en France.

-- Helas! dit de Winter, je suis aujourd'hui aussi pauvre et plus
pauvre que lui. Mais revenons a vous.

-- Eh bien! vous voulez savoir si je suis mazarin? Non, mille fois
non. Pardonnez-moi aussi ma franchise, milord.

De Winter se leva et serra Athos dans ses bras.

-- Merci, comte, dit-il, merci de cette heureuse nouvelle. Vous me
voyez heureux et rajeuni. Ah! vous n'etes pas mazarin, vous! a la
bonne heure! d'ailleurs, ce ne pouvait pas etre. Mais, pardonnez
encore, etes-vous libre?

-- Qu'entendez-vous par libre?

-- Je vous demande si vous n'etes point marie.

-- Ah! pour cela, non, dit Athos en souriant.

-- C'est que ce jeune homme, si beau, si elegant, si gracieux...

-- C'est un enfant que j'eleve et qui ne connait pas meme son
pere.

-- Fort bien; vous etes toujours le meme, Athos, grand et
genereux.

-- Voyons, milord, que me demandez-vous?

-- Vous avez encore pour amis MM. Porthos et Aramis?

-- Et ajoutez d'Artagnan, milord. Nous sommes toujours quatre amis
devoues l'un a l'autre comme autrefois, mais lorsqu'il s'agit de
servir le cardinal ou de le combattre, d'etre mazarins ou
frondeurs, nous ne sommes plus que deux.

-- M. Aramis est avec d'Artagnan? demanda lord de Winter.

-- Non, dit Athos, M. Aramis me fait l'honneur de partager mes
convictions.

-- Pouvez-vous me mettre en relation avec cet ami si charmant et
si spirituel?

-- Sans doute, des que cela vous sera agreable.

-- Est-il change?

-- Il s'est fait abbe, voila tout.

-- Vous m'effrayez. Son etat a du le faire renoncer alors aux
grandes entreprises.

-- Au contraire, dit Athos en souriant, il n'a jamais ete si
mousquetaire que depuis qu'il est abbe, et vous retrouverez un
veritable Galaor. Voulez-vous que je l'envoie chercher par Raoul?

-- Merci, comte, on pourrait ne pas le trouver a cette heure chez
lui. Mais puisque vous croyez pouvoir repondre de lui...

-- Comme de moi-meme.

-- Pouvez-vous vous engager a me l'amener demain a dix heures sur
le pont du Louvre?

-- Ah! ah! dit Athos en souriant, vous avez un duel?

-- Oui, comte, et un beau duel, un duel dont vous serez, j'espere.

-- Ou irons-nous, milord?

-- Chez Sa Majeste la reine d'Angleterre, qui m'a charge de vous
presenter a elle, comte.

-- Sa Majeste me connait donc?

-- Je vous connais, moi.

-- Enigme, dit Athos; mais n'importe, du moment ou vous en avez le
mot, je n'en demande pas davantage. Me ferez-vous l'honneur de
souper avec moi, milord?

-- Merci, comte, dit de Winter, la visite de ce jeune homme, je
vous l'avoue, m'a ote l'appetit et m'otera probablement le
sommeil. Quelle entreprise vient-il accomplir a Paris? Ce n'est
pas pour m'y rencontrer qu'il est venu, car il ignorait mon
voyage. Ce jeune homme m'epouvante, comte; il y a en lui un avenir
de sang.

-- Que fait-il en Angleterre?

-- C'est un des sectateurs les plus ardents d'Olivier Cromwell.

-- Qui l'a donc rallie a cette cause? Sa mere et son pere etaient
catholiques, je crois?

-- La haine qu'il a contre le roi.

-- Contre le roi?

-- Oui, le roi l'a declare batard, l'a depouille de ses biens, lui
a defendu de porter le nom de Winter.

-- Et comment s'appelle-t-il maintenant?

-- Mordaunt.

-- Puritain et deguise en moine, voyageant seul sur les routes de
France.

-- En moine, dites-vous?

-- Oui, ne le saviez-vous pas?

-- Je ne sais rien que ce qu'il m'a dit.

-- C'est ainsi et que par hasard, j'en demande pardon a Dieu si je
blaspheme, c'est ainsi qu'il a entendu la confession du bourreau
de Bethune.

-- Alors je devine tout: il vient envoye par Cromwell.

-- A qui?

-- A Mazarin; et la reine avait devine juste, nous avons ete
prevenus: tout s'explique pour moi maintenant. Adieu, comte, a
demain.

-- Mais la nuit est noire, dit Athos en voyant lord de Winter
agite d'une inquietude plus grande que celle qu'il voulait laisser
paraitre, et vous n'avez peut-etre pas de laquais?

-- J'ai Tony, un bon, mais naif garcon.

-- Hola! Olivain, Grimaud, Blaisois, qu'on prenne le mousqueton et
qu'on appelle M. le vicomte.

Blaisois etait ce grand garcon, moitie laquais, moitie paysan, que
nous avons entrevu au chateau de Bragelonne, venant annoncer que
le diner etait servi et qu'Athos avait baptise du nom de sa
province.

Cinq minutes apres cet ordre donne, Raoul entra.

-- Vicomte, dit-il, vous allez escorter milord jusqu'a son
hotellerie et ne le laisserez approcher par personne.

-- Ah! comte, dit de Winter, pour qui donc me prenez-vous?

-- Pour un etranger qui ne connait point Paris, dit Athos, et a
qui le vicomte montrera le chemin.

De Winter lui serra la main.

-- Grimaud, dit Athos, mets-toi a la tete de la troupe, et gare au
moine.

Grimaud tressaillit, puis il fit un signe de tete et attendit le
depart en caressant avec une eloquence silencieuse la crosse de
son mousqueton.

-- A demain, comte, dit de Winter.

-- Oui, milord.

La petite troupe s'achemina vers la rue Saint-Louis, Olivain
tremblant comme Sosie a chaque reflet de lumiere equivoque;
Blaisois assez ferme parce qu'il ignorait qu'on courut un danger
quelconque; Tony regardant a droite et a gauche, mais ne pouvant
dire une parole, attendu qu'il ne parlait pas francais.

De Winter et Raoul marchaient cote a cote et causaient ensemble.

Grimaud, qui, selon l'ordre d'Athos, avait precede le cortege le
flambeau d'une main et le mousqueton de l'autre, arriva devant
l'hotellerie de de Winter, frappa du poing a la porte, et,
lorsqu'on fut venu ouvrir, salua milord sans rien dire.

Il en fut de meme pour le retour; les yeux percants de Grimaud ne
virent rien de suspect qu'une espece d'ombre embusquee au coin de
la rue Guenegaud et du quai; il lui sembla qu'en passant il avait
deja remarque ce guetteur de nuit qui attirait ses yeux. Il piqua
vers lui; mais, avant qu'il put l'atteindre, l'ombre avait disparu
dans une ruelle ou Grimaud ne pensa point qu'il etait prudent de
s'engager.

On rendit compte a Athos du succes de l'expedition; et comme il
etait dix heures du soir, chacun se retira dans son appartement.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, ce fut le comte a son tour qui
apercut Raoul a son chevet. Le jeune homme etait tout habille et
lisait un livre nouveau de M. Chapelain.

-- Deja leve, Raoul? dit le comte.

-- Oui, monsieur, repondit le jeune homme avec une legere
hesitation, j'ai mal dormi.

-- Vous, Raoul! vous avez mal dormi? quelque chose vous
preoccupait donc? demanda Athos.

-- Monsieur, vous allez dire que j'ai bien grande hate de vous
quitter quand je viens d'arriver a peine, mais...

-- Vous n'aviez donc que deux jours de conge, Raoul?

-- Au contraire, monsieur, j'en ai dix, aussi n'est-ce point au
camp que je desirerais aller.

Athos sourit.

-- Ou donc, dit-il, a moins que ce ne soit un secret, vicomte?
Vous voila presque un homme, puisque vous avez fait vos premieres
armes, et vous avez conquis le droit d'aller ou vous voulez sans
me le dire.

-- Jamais, monsieur, dit Raoul, tant que j'aurai le bonheur de
vous avoir pour protecteur, je ne croirai avoir le droit de
m'affranchir d'une tutelle qui m'est si chere. J'aurais donc le
desir d'aller passer un jour a Blois seulement. Vous me regardez
et vous allez rire de moi?

-- Non, au contraire, dit Athos en etouffant un soupir, non, je ne
ris pas, vicomte. Vous avez envie de revoir Blois, mais c'est tout
naturel!

-- Ainsi, vous me le permettez? s'ecria Raoul tout joyeux.

-- Assurement, Raoul.

-- Au fond du coeur, monsieur, vous n'etes point fache?

-- Pas du tout. Pourquoi serais-je fache de ce qui vous fait
plaisir?

-- Ah! monsieur, que vous etes bon! s'ecria le jeune homme faisant
un mouvement pour sauter au cou d'Athos, mais le respect l'arreta.

Athos lui ouvrit ses bras.

-- Ainsi je puis partir tout de suite?

-- Quand vous voudrez, Raoul.

Raoul fit trois pas pour sortir.

-- Monsieur, dit-il, j'ai pense a une chose, c'est que c'est a
madame la duchesse de Chevreuse, si bonne pour moi, que j'ai du
mon introduction pres de M. le Prince.

-- Et que vous lui devez un remerciement, n'est-ce pas, Raoul?

-- Mais il me semble, monsieur; cependant c'est a vous de decider.

-- Passez par l'hotel de Luynes, Raoul, et faites demander si
madame la duchesse peut vous recevoir. Je vois avec plaisir que
vous n'oubliez pas les convenances. Vous prendrez Grimaud et
Olivain.

-- Tous deux, monsieur? demanda Raoul avec etonnement.

Raoul salua et sortit.

En lui regardant fermer la porte et en l'ecoutant appeler de sa
voix joyeuse et vibrante Grimaud et Olivain, Athos soupira.

-- C'est bien vite me quitter, pensa-t-il en secouant la tete;
mais il obeit a la loi commune. La nature est ainsi faite, elle
regarde en avant. Decidement il aime cette enfant; mais m'aimera-
t-il moins pour en aimer d'autres?

Et Athos s'avoua qu'il ne s'attendait point a ce prompt depart;
mais Raoul etait si heureux que tout s'effaca dans l'esprit
d'Athos devant cette consideration.

A dix heures tout etait pret pour le depart. Comme Athos regardait
Raoul monter a cheval, un laquais le vint saluer de la part de
madame de Chevreuse. Il etait charge de dire au comte de La Fere
qu'elle avait appris le retour de son jeune protege, ainsi que la
conduite qu'il avait tenue a la bataille et qu'elle serait fort
aise de lui faire ses felicitations.

-- Dites a madame la duchesse, repondit Athos, que M. le vicomte
montait a cheval pour se rendre a l'hotel de Luynes.

Puis, apres avoir fait de nouvelles recommandations a Grimaud,
Athos fit de la main signe a Raoul qu'il pouvait partir.

Au reste, en y reflechissant, Athos songeait qu'il n'y avait point
de mal peut-etre a ce que Raoul s'eloignat de Paris en ce moment.


XLV. Encore une reine qui demande secours

Athos avait envoye prevenir Aramis des le matin et avait donne sa
lettre a Blaisois, seul serviteur qui lui fut reste. Blaisois
trouva Bazin revetant sa robe de bedeau; il etait ce jour-la de
service a Notre-Dame.

Athos avait recommande a Blaisois de tacher de parler a Aramis
lui-meme. Blaisois, grand et naif garcon, qui ne connaissait que
sa consigne, avait donc demande l'abbe d'Herblay, et, malgre les
assurances de Bazin qu'il n'etait pas chez lui, il avait insiste
de telle facon que Bazin s'etait mis fort en colere. Blaisois,
voyant Bazin en costume d'eglise, s'etait peu inquiete de ses
denegations et avait voulu passer outre, croyant celui auquel il
avait affaire doue de toutes les vertus de son habit, c'est-a-dire
de la patience et de la charite chretiennes.

Mais Bazin, toujours valet de mousquetaire lorsque le sang montait
a ses gros yeux, saisit un manche a balai et rossa Blaisois en lui
disant:

-- Vous avez insulte Eglise; mon ami, vous avez insulte Eglise.

En ce moment et a ce bruit inaccoutume, Aramis etait apparu
entr'ouvrant avec precaution la porte de sa chambre a coucher.
Alors Bazin avait pose respectueusement son balai sur un des deux
bouts, comme il avait vu a Notre-Dame le suisse faire de sa
hallebarde; et, Blaisois, avec un regard de reproche adresse au
cerbere, avait tire sa lettre de sa poche et l'avait presentee a
Aramis.

-- Du comte de La Fere? dit Aramis, c'est bien.

Puis il etait rentre sans meme demander la cause de tout ce bruit.

Blaisois revint tristement a l'hotel du _Grand-Roi-Charlemagne._
Athos lui demanda des nouvelles de sa commission. Blaisois raconta
son aventure.

-- Imbecile! dit Athos en riant, tu n'as donc pas annonce que tu
venais de ma part?

-- Non, monsieur.

-- Et qu'a dit Bazin quand il a su que vous etiez a moi?

-- Ah! monsieur, il m'a fait toute sorte d'excuses et m'a force a
boire deux verres d'un tres bon vin muscat, dans lequel il m'a
fait tremper trois ou quatre biscuits excellents; mais c'est egal,
il est brutal en diable. Un bedeau! fi donc!

-- Bon, pensa Athos, du moment ou Aramis a recu ma lettre, si
empeche qu'il soit, Aramis viendra.

A dix heures, Athos, avec son exactitude habituelle, se trouvait
sur le pont du Louvre. Il y rencontra lord de Winter, qui arrivait
a l'instant meme.

Ils attendirent dix minutes a peu pres.

Milord de Winter commencait a craindre qu'Aramis ne vint pas.

-- Patience, dit Athos, qui tenait ses yeux fixes dans la
direction de la rue du Bac, patience, voici un abbe qui donne une
gourmade a un homme et qui salue une femme, ce doit etre Aramis.

C'etait lui en effet: un jeune bourgeois qui bayait aux corneilles
s'etait trouve sur son chemin, et d'un coup de poing Aramis, qu'il
avait eclabousse, l'avait envoye a dix pas. En meme temps une de
ses penitentes avait passe; et comme elle etait jeune et jolie,
Aramis l'avait saluee de son plus gracieux sourire. En un instant
Aramis fut pres d'eux.

Ce furent, comme on le comprend bien, de grandes embrassades entre
lui et lord de Winter.

-- Ou allons-nous? dit Aramis; est-ce qu'on se bat par la,
sacrebleu? Je n'ai pas d'epee ce matin, et il faut que je repasse
chez moi pour en prendre une.

-- Non, dit de Winter, nous allons faire visite a Sa Majeste la
reine d'Angleterre.

-- Ah! fort bien, dit Aramis; et dans quel but cette visite?
continua-t-il en se penchant a l'oreille d'Athos.

-- Ma foi, je n'en sais rien; quelque temoignage qu'on reclame de
nous, peut-etre?

-- Ne serait-ce point pour cette maudite affaire? dit Aramis. Dans
ce cas je ne me soucierais pas trop d'y aller, car ce serait pour
empocher quelque semonce; et depuis que j'en donne aux autres, je
n'aime pas a en recevoir.

-- Si cela etait ainsi, dit Athos, nous ne serions pas conduits a
Sa Majeste par lord de Winter, car il en aurait sa part: il etait
des notres.

-- Ah! oui, c'est vrai. Allons donc.

Arrives au Louvre, lord de Winter passa le premier; au reste, un
seul concierge tenait la porte. A la lumiere du jour, Athos,
Aramis et l'Anglais lui-meme purent remarquer le denument affreux
de l'habitation qu'une avare charite concedait a la malheureuse
reine. De grandes salles toutes depouillees de meubles, des murs
degrades sur lesquels reposaient par places d'anciennes moulures
d'or qui avaient resiste a l'abandon, des fenetres qui ne
fermaient plus et qui manquaient de vitres; pas de tapis, pas de
gardes, pas de valets; voila ce qui frappa tout d'abord les yeux
d'Athos, et ce qu'il fit silencieusement remarquer a son compagnon
en le poussant du coude et en lui montrant cette misere des yeux.

-- Mazarin est mieux loge, dit Aramis.

-- Mazarin est presque roi, dit Athos, et Madame Henriette n'est
presque plus reine.

-- Si vous daigniez avoir de l'esprit, Athos, dit Aramis, je crois
veritablement que vous en auriez plus que n'en avait ce pauvre
M. de Voiture.

Athos sourit.

La reine paraissait attendre avec impatience car, au premier
mouvement qu'elle entendit dans la salle qui precedait sa chambre,
elle vint elle-meme sur le seuil pour y recevoir les courtisans de
son infortune.

-- Entrez et soyez les bienvenus, messieurs, dit-elle.

Les gentilshommes entrerent et demeurerent d'abord debout; mais
sur un geste de la reine qui leur faisait signe de s'asseoir,
Athos donna l'exemple de l'obeissance. Il etait grave et calme;
mais Aramis etait furieux: cette detresse royale l'avait exaspere,
ses yeux etudiaient chaque nouvelle trace de misere qu'il
apercevait.

-- Vous examinez mon luxe? dit Madame Henriette avec un triste
regard jete autour d'elle.

-- Madame, dit Aramis, j'en demande pardon a Votre Majeste, mais
je ne saurais cacher mon indignation de voir qu'a la cour de
France on traite ainsi la fille de Henri IV.

-- Monsieur n'est point cavalier? dit la reine a lord de Winter.

-- Monsieur est l'abbe d'Herblay, repondit celui-ci.

Aramis rougit.

-- Madame, dit-il, je suis abbe, il est vrai, mais c'est contre
mon gre; jamais je n'eus de vocation pour le petit collet: ma
soutane ne tient qu'a un bouton, et je suis toujours pret a
redevenir mousquetaire. Ce matin, ignorant que j'aurais l'honneur
de voir Votre Majeste, je me suis affuble de ces habits, mais je
n'en suis pas moins l'homme que Votre Majeste trouvera le plus
devoue a son service, quelque chose qu'elle veuille ordonner.

-- Monsieur le chevalier d'Herblay, reprit de Winter, est l'un de
ces vaillants mousquetaires de Sa Majeste le roi Louis XIII dont
je vous ai parle, Madame... Puis, se retournant vers Athos: Quant
a monsieur, continua-t-il, c'est ce noble comte de La Fere dont la
haute reputation est si bien connue de Votre Majeste.

-- Messieurs, dit la reine, j'avais autour de moi, il y a quelques
annees, des gentilshommes, des tresors, des armees; a un signe de
ma main tout cela s'employait pour mon service. Aujourd'hui,
regardez autour de moi, cela vous surprendra sans doute; mais pour
accomplir un dessein qui doit me sauver la vie, je n'ai que lord
de Winter, un ami de vingt ans, et vous, messieurs, que je vois
pour la premiere fois, et que je ne connais que comme mes
compatriotes.

-- C'est assez, Madame, dit Athos en saluant profondement, si la
vie de trois hommes peut racheter la votre.

-- Merci, messieurs. Mais ecoutez-moi, poursuivit-elle, je suis
non seulement la plus miserable des reines, mais la plus
malheureuse des meres, la plus desesperee des epouses: mes
enfants, deux du moins, le duc d'York et la princesse Charlotte,
sont loin de moi, exposes aux coups des ambitieux et des ennemis;
le roi mon mari traine en Angleterre une existence si douloureuse,
que c'est peu dire en vous affirmant qu'il cherche la mort comme
une chose desirable. Tenez, messieurs, voici la lettre qu'il me
fit tenir par milord de Winter. Lisez.

Athos et Aramis s'excuserent.

Lisez, dit la reine.

Athos lut a haute voix la lettre que nous connaissons, et dans
laquelle le roi Charles demandait si l'hospitalite lui serait
accordee en France.

-- Eh bien? demanda Athos lorsqu'il eut fini cette lecture.

-- Eh bien! dit la reine, il a refuse.

Les deux amis echangerent un sourire de mepris.

-- Et maintenant, Madame, que faut-il faire? dit Athos.

-- Avez-vous quelque compassion pour tant de malheur? dit la reine
emue.

-- J'ai eu l'honneur de demander a Votre Majeste ce qu'elle
desirait que M. d'Herblay et moi fissions pour son service; nous
sommes prets.

-- Ah! monsieur, vous etes en effet un noble coeur! s'ecria la
reine avec une explosion de voix reconnaissante, tandis que lord
de Winter la regardait en ayant l'air de lui dire: Ne vous avais-
je pas repondu d'eux?

-- Mais vous, monsieur? demanda la reine a Aramis.

-- Moi, Madame, repondit celui-ci, partout ou va M. le comte, fut-
ce a la mort, je le suis sans demander pourquoi; mais quand il
s'agit du service de Votre Majeste, ajouta-t-il en regardant la
reine avec toute la grace de sa jeunesse, alors je precede M. le
comte.

-- Eh bien! messieurs, dit la reine, puisqu'il en est ainsi,
puisque vous voulez bien vous devouer au service d'une pauvre
princesse que le monde entier abandonne, voici ce qu'il s'agit de
faire pour moi. Le roi est seul avec quelques gentilshommes qu'il
craint de perdre chaque jour, au milieu d'Ecossais dont il se
defie, quoiqu'il soit Ecossais lui-meme. Depuis que lord de Winter
l'a quitte, je ne vis plus, messieurs. Eh bien! je demande
beaucoup trop peut-etre, car je n'ai aucun titre pour demander;
passez en Angleterre, joignez le roi, soyez ses amis, soyez ses
gardiens, marchez a ses cotes dans la bataille, marchez pres de
lui dans l'interieur de sa maison, ou des embuches se pressent
chaque jour, bien plus perilleuses que tous les risques de la
guerre; et en echange de ce sacrifice que vous me ferez,
messieurs, je vous promets, non de vous recompenser, je crois que
ce mot vous blesserait, mais de vous aimer comme une soeur et de
vous preferer a tout ce qui ne sera pas mon epoux et mes enfants,
je le jure devant Dieu!

Et la reine leva lentement et solennellement les yeux au ciel.

-- Madame, dit Athos, quand faut-il partir?

-- Vous consentez donc? s'ecria la reine avec joie.

-- Oui, Madame. Seulement Votre Majeste va trop loin, ce me
semble, en s'engageant a nous combler d'une amitie si fort au-
dessus de nos merites. Nous servons Dieu, Madame, en servant un
prince si malheureux et une reine si vertueuse. Madame, nous
sommes a vous corps et ame.

-- Ah! messieurs, dit la reine attendrie jusqu'aux larmes, voici
le premier instant de joie et d'espoir que j'ai eprouve depuis
cinq ans. Oui, vous servez Dieu, et comme mon pouvoir sera trop
borne pour reconnaitre un pareil sacrifice, c'est lui qui vous
recompensera, lui qui lit dans mon coeur tout ce que j'ai de
reconnaissance envers lui et envers vous. Sauvez mon epoux, sauvez
le roi; et bien que vous ne soyez pas sensibles au prix qui peut
vous revenir sur la terre pour cette belle action, laissez-moi
l'espoir que je vous reverrai pour vous remercier moi-meme. En
attendant, je reste. Avez-vous quelque recommandation a me faire?
Je suis des a present votre amie; et puisque vous faites mes
affaires, je dois m'occuper des votres.

-- Madame, dit Athos, je n'ai rien a demander a Votre Majeste que
ses prieres.

-- Et moi, dit Aramis, je suis seul au monde et n'ai que Votre
Majeste a servir.

La reine leur tendit sa main, qu'ils baiserent, et elle dit tout
bas a de Winter:

-- Si vous manquez d'argent, milord, n'hesitez pas un instant,
brisez les joyaux que je vous ai donnes, detachez-en les diamants
et vendez-les a un juif: vous en tirerez cinquante a soixante
mille livres; depensez-les s'il est necessaire, mais que ces
gentilshommes soient traites comme ils le meritent, c'est-a-dire
en rois.

La reine avait prepare deux lettres: une ecrite par elle, une
ecrite par la princesse Henriette sa fille. Toutes deux etaient
adressees au roi Charles. Elle en donna une a Athos et une a
Aramis, afin que si le hasard les separait, ils pussent se faire
reconnaitre au roi; puis ils se retirerent.

Au bas de l'escalier, de Winter s'arreta:

-- Allez de votre cote et moi du mien, messieurs, dit-il, afin que
nous n'eveillions point les soupcons, et ce soir, a neuf heures,
trouvons-nous a la porte Saint-Denis. Nous irons avec mes chevaux
tant qu'ils pourront aller, puis ensuite nous prendrons la poste.
Encore une fois merci, mes chers amis, merci en mon nom, merci au
nom de la reine.

Les trois gentilshommes se serrerent la main; le comte de Winter
prit la rue Saint-Honore, et Athos et Aramis demeurerent ensemble.

-- Eh bien! dit Aramis quand ils furent seuls, que dites-vous de
cette affaire, mon cher comte?

-- Mauvaise, repondit Athos, tres mauvaise.

-- Mais vous l'avez accueillie avec enthousiasme?

-- Comme j'accueillerai toujours la defense d'un grand principe,
mon cher d'Herblay. Les rois ne peuvent etre forts que par la
noblesse, mais la noblesse ne peut etre grande que par les rois.
Soutenons donc les monarchies, c'est nous soutenir nous-memes.

-- Nous allons nous faire assassiner la-bas, dit Aramis. Je hais
les Anglais, ils sont grossiers comme tous les gens qui boivent de
la biere.

-- Valait-il donc mieux rester ici, dit Athos, et nous en aller
faire un tour a la Bastille ou au donjon de Vincennes, comme ayant
favorise l'evasion de M. de Beaufort? Ah! ma foi, Aramis, croyez-
moi, il n'y a point de regret a avoir. Nous evitons la prison et
nous agissons en heros, le choix est facile.

-- C'est vrai; mais, en toute chose, mon cher, il faut en revenir
a cette premiere question, fort sotte, je le sais, mais fort
necessaire: Avez-vous de l'argent?

-- Quelque chose comme une centaine de pistoles, que mon fermier
m'avait envoyees la veille de mon depart de Bragelonne; mais la-
dessus je dois en laisser une cinquantaine a Raoul: il faut qu'un
jeune gentilhomme vive dignement. Je n'ai donc que cinquante
pistoles a peu pres: et vous?

-- Moi, je suis sur qu'en retournant toutes mes poches et en
ouvrant tous mes tiroirs je ne trouverai pas dix louis chez moi.
Heureusement que lord de Winter est riche.

-- Lord de Winter est momentanement ruine, car c'est Cromwell qui
touche ses revenus.

-- Voila ou le baron Porthos serait bon, dit Aramis.

-- Voila ou je regrette d'Artagnan, dit Athos.

-- Quelle bourse ronde!

-- Quelle fiere epee!

-- Debauchons-les.

-- Ce secret n'est pas le notre, Aramis; croyez-moi donc, ne
mettons personne dans notre confidence. Puis, en faisant une
pareille demarche, nous paraitrions douter de nous-memes.
Regrettons a part nous, mais ne parlons pas.

-- Vous avez raison. Que ferez-vous d'ici a ce soir? Moi je suis
force de remettre deux choses.

-- Est-ce choses qui puissent se remettre?

-- Dame! il le faudra bien.

-- Et quelles etaient-elles?

-- D'abord un coup d'epee au coadjuteur, que j'ai rencontre hier
soir chez madame de Rambouillet, et que j'ai trouve monte sur un
singulier ton a mon egard.

-- Fi donc! une querelle entre pretres! un duel entre allies!

-- Que voulez-vous, mon cher! il est ferrailleur, et moi aussi; il
court les ruelles, et moi aussi; sa soutane lui pese, et j'ai, je
crois, assez de la mienne; je crois parfois qu'il est Aramis et
que je suis le coadjuteur, tant nous avons d'analogie l'un avec
l'autre. Cette espece de Sosie m'ennuie et me fait ombre;
d'ailleurs, c'est un brouillon qui perdra notre parti. Je suis
convaincu que si je lui donnais un soufflet, comme j'ai fait ce
matin a ce petit bourgeois qui m'avait eclabousse, cela changerait
la face des affaires.

-- Et moi, mon cher Aramis, repondit tranquillement Athos, je
crois que cela ne changerait que la face de M. de Retz. Ainsi,
croyez-moi, laissons les choses comme elles sont: d'ailleurs, vous
ne vous appartenez plus ni l'un ni l'autre: vous etes a la reine
d'Angleterre et lui a la Fronde; donc, si la seconde chose que
vous regrettez de ne pouvoir accomplir n'est pas plus importante
que la premiere...

-- Oh! celle-la etait fort importante.

-- Alors faites-la tout de suite.

-- Malheureusement je ne suis pas libre de la faire a l'heure que
je veux. C'etait au soir, tout a fait au soir.

-- Je comprends, dit Athos en souriant, a minuit?

-- A peu pres.

-- Que voulez-vous, mon cher, ce sont choses qui se remettent, que
ces choses-la, et vous la remettrez, ayant surtout une pareille
excuse a donner a votre retour...

-- Oui, si je reviens.

-- Si vous ne revenez pas, que vous importe? Soyez donc un peu
raisonnable. Voyons, Aramis, vous n'avez plus vingt ans, mon cher
ami.

-- A mon grand regret, mordieu! Ah! si je les avais!

-- Oui, dit Athos, je crois que vous feriez de bonnes folies! Mais
il faut que nous nous quittions: j'ai, moi, une ou deux visites a
faire et une lettre a ecrire; revenez donc me prendre a huit
heures, ou plutot voulez-vous que je vous attende a souper a sept?

-- Fort bien; j'ai, moi, dit Aramis, vingt visites a faire et
autant de lettres a ecrire.

Et sur ce ils se quitterent. Athos alla faire une visite a madame
de Vendome, deposa son nom chez madame de Chevreuse, et ecrivit a
d'Artagnan la lettre suivante:

"Cher ami, je pars avec Aramis pour une affaire d'importance. Je
voudrais vous faire mes adieux, mais le temps me manque. N'oubliez
pas que je vous ecris pour vous repeter combien je vous aime.

"Raoul est alle a Blois, et il ignore mon depart; veillez sur lui
en mon absence du mieux qu'il vous sera possible, et si par hasard
vous n'avez pas de mes nouvelles d'ici a trois mois, dites-lui
qu'il ouvre un paquet cachete a son adresse, qu'il trouvera a
Blois dans ma cassette de bronze, dont je vous envoie la clef.

"Embrassez Porthos pour Aramis et pour moi. Au revoir, peut-etre
adieu."

Et il fit porter la lettre par Blaisois.

A l'heure convenue, Aramis arriva: il etait en cavalier et avait
au cote cette ancienne epee qu'il avait tiree si souvent et qu'il
etait plus que jamais pret a tirer.

-- Ah ca! dit-il, je crois que decidement nous avons tort de
partir ainsi, sans laisser un petit mot d'adieu a Porthos et a
d'Artagnan.

-- C'est chose faite, cher ami, dit Athos, et j'y ai pourvu; je
les ai embrasses tous deux pour vous et pour moi.

-- Vous etes un homme admirable, mon cher comte, dit Aramis, et
vous pensez a tout.

-- Eh bien! avez-vous pris votre parti de ce voyage?

-- Tout a fait; et maintenant que j'y ai reflechi, je suis aise de
quitter Paris en ce moment.

-- Et moi aussi, repondit Athos; seulement je regrette de ne pas
avoir embrasse d'Artagnan, mais le demon est si fin qu'il eut
devine nos projets.

A la fin du souper, Blaisois rentra.

-- Monsieur, voila la reponse de M. d'Artagnan.

-- Mais je ne t'ai pas dit qu'il y eut reponse, imbecile! dit
Athos.

-- Aussi etais-je parti sans l'attendre, mais il m'a fait rappeler
et il m'a donne ceci.

Et il presenta un petit sac de peau tout arrondi et tout sonnant.

Athos l'ouvrit et commenca par en tirer un petit billet concu en
ces termes:

"Mon cher comte,

"Quand on voyage, et surtout pour trois mois, on n'a jamais assez
d'argent; or, je me rappelle nos temps de detresse, et je vous
envoie la moitie de ma bourse: c'est de l'argent que je suis
parvenu a faire suer au Mazarin. N'en faites donc pas un trop
mauvais usage, je vous en supplie.

"Quant a ce qui est de ne plus vous revoir, je n'en crois pas un
mot; quand on a votre coeur et votre epee, on passe-partout.

"Au revoir donc, et pas adieu.

"Il va sans dire que du jour ou j'ai vu Raoul je l'ai aime comme
mon enfant; cependant croyez que je demande bien sincerement a
Dieu de ne pas devenir son pere, quoique je fusse fier d'un fils
comme lui.

"VOTRE D'ARTAGNAN."

"_P.-S_. -- Bien entendu que les cinquante louis que je vous
envoie sont a vous comme a Aramis, a Aramis comme a vous."

Athos sourit, et son beau regard se voila d'une larme. D'Artagnan,
qu'il avait toujours tendrement aime, l'aimait donc toujours, tout
mazarin qu'il etait.

-- Voila, ma foi, les cinquante louis, dit Aramis en versant la
bourse sur une table, tous a l'effigie du roi Louis XIII. Eh bien,
que faites-vous de cet argent, comte, le gardez-vous ou le
renvoyez-vous?

-- Je le garde, Aramis, et je n'en aurais pas besoin que je le
garderais encore. Ce qui est offert de grand coeur doit etre
accepte de grand coeur. Prenez-en vingt-cinq, Aramis, et donnez-
moi les vingt-cinq autres.

-- A la bonne heure, je suis heureux de voir que vous etes de mon
avis. La, maintenant, partons-nous?

-- Quand vous voudrez; mais n'avez-vous donc point de laquais?

-- Non, cet imbecile de Bazin a eu la sottise de se faire bedeau,
comme vous savez, de sorte qu'il ne peut pas quitter Notre-Dame.

-- C'est bien, vous Prendrez Blaisois, dont je ne saurais que
faire, puisque j'ai deja Grimaud.

-- Volontiers, dit Aramis.

En ce moment, Grimaud parut sur le seuil.

-- Prets, dit-il avec son laconisme ordinaire.

-- Partons donc, dit Athos.

En effet, les chevaux attendaient tout selles. Les deux laquais en
firent autant.

Au coin du quai ils rencontrerent Bazin qui accourait tout
essouffle.

-- Ah! monsieur, dit Bazin, Dieu merci! j'arrive a temps.

-- Qu'y a-t-il?

-- M. Porthos sort de la maison et a laisse ceci pour vous, en
disant que la chose etait fort pressee et devait vous etre remise
avant votre depart.

-- Bon, dit Aramis en prenant une bourse que lui tendait Bazin,
qu'est ceci?

-- Attendez, monsieur l'abbe, il y a une lettre.

-- Tu sais que je t'ai deja dit que si tu m'appelais autrement que
chevalier, je te briserais les os. Voyons la lettre.

-- Comment allez-vous lire? demanda Athos, il fait noir comme dans
un four.

-- Attendez, dit Bazin.

Bazin battit le briquet et alluma une bougie roulee avec laquelle
il allumait ses cierges. A la lueur de cette bougie, Aramis lut:

"Mon cher d'Herblay,

"J'apprends par d'Artagnan, qui m'embrasse de votre part et de
celle du comte de La Fere, que vous partez pour une expedition qui
durera peut-etre deux ou trois mois; comme je sais que vous
n'aimez pas demander a vos amis, moi je vous offre: voici deux
cents pistoles dont vous pouvez disposer et que vous me rendrez
quand l'occasion s'en presentera. Ne craignez pas de me gener: si
j'ai besoin d'argent, j'en ferai venir de l'un de mes chateaux;
rien qu'a Bracieux j'ai vingt mille livres en or. Aussi, si je ne
vous envoie pas plus, c'est que je crains que vous n'acceptiez pas
une somme trop forte.

"Je m'adresse a vous parce que vous savez que le comte de La Fere
m'impose toujours un peu malgre moi, quoique je l'aime de tout mon
coeur; mais il est bien entendu que ce que j'offre a vous, je
l'offre en meme temps a lui.

"Je suis, comme vous n'en doutez pas, j'espere, votre bien devoue.

"DU VALLON DE BRACIEUX DE PIERREFONDS."

-- Eh bien! dit Aramis, que dites-vous de cela?

-- Je dis, mon cher d'Herblay, que c'est presque un sacrilege de
douter de la Providence quand on a de tels amis.

-- Ainsi donc?

-- Ainsi donc nous partageons les pistoles de Porthos comme nous
avons partage les louis de d'Artagnan.

Le partage fait a la lueur du rat-de-cave de Bazin, les deux amis
se remirent en route.

Un quart d'heure apres, ils etaient a la porte Saint-Denis ou de
Winter les attendait.


XLVI. Ou il est prouve que le premier mouvement est toujours le
bon

Les trois gentilshommes prirent la route de Picardie, cette route
si connue d'eux, et qui rappelait a Athos et a Aramis quelques-uns
des souvenirs les plus pittoresques de leur jeunesse.

-- Si Mousqueton etait avec nous, dit Athos en arrivant a
l'endroit ou ils avaient eu dispute avec des paveurs, comme il
fremirait en passant ici; vous rappelez-vous, Aramis? c'est ici
que lui arriva cette fameuse balle.

-- Ma foi, je le lui permettrais, dit Aramis, car moi je me sens
frissonner a ce souvenir; tenez, voici au-dela de cet arbre un
petit endroit ou j'ai bien cru que j'etais mort.

On continua le chemin. Bientot ce fut a Grimaud a redescendre dans
sa memoire. Arrives en face de l'auberge ou son maitre et lui
avaient fait autrefois une si enorme ripaille, il s'approcha
d'Athos, et, lui montrant le soupirail de la cave, il lui dit:

-- Saucissons!

Athos se mit a rire, et cette folie de son jeune age lui parut
aussi amusante que si quelqu'un la lui eut racontee comme d'un
autre.

Enfin, apres deux jours et une nuit de marche, ils arriverent vers
le soir, par un temps magnifique, a Boulogne, ville alors presque
deserte, batie entierement sur la hauteur; ce qu'on appelle la
basse ville n'existait pas. Boulogne etait une position
formidable.

En arrivant aux portes de la ville:

-- Messieurs, dit de Winter, faisons ici comme a Paris: separons-
nous pour eviter les soupcons; j'ai une auberge peu frequentee,
mais dont le patron m'est entierement devoue. Je vais y aller, car
des lettres doivent m'y attendre; vous, allez a la premiere
hotellerie de la ville, a l'_Epee du Grand Henri_, par exemple;
rafraichissez-vous, et dans deux heures trouvez-vous sur la jetee,
notre barque doit nous y attendre.

La chose fut arretee ainsi. Lord de Winter continua son chemin le
long des boulevards exterieurs pour entrer par une autre porte,
tandis que les deux amis entrerent par celle devant laquelle ils
se trouvaient; au bout de deux cents pas ils rencontrerent l'hotel
indique.

On fit rafraichir les chevaux, mais sans les desseller; les
laquais souperent, car il commencait a se faire tard, et les deux
maitres, fort impatients de s'embarquer, leur donnerent rendez-
vous sur la jetee, avec ordre de n'echanger aucune parole avec qui
que ce fut. On comprend bien que cette recommandation ne regardait
que Blaisois; pour Grimaud, il y avait longtemps qu'elle etait
devenue inutile.

Athos et Aramis descendirent vers le port.

Par leurs habits couverts de poussiere, par certain air degage qui
fait toujours reconnaitre un homme habitue aux voyages, les deux
amis exciterent l'attention de quelques promeneurs.

Ils en virent un surtout a qui leur arrivee avait produit une
certaine impression. Cet homme, qu'ils avaient remarque les
premiers, par les memes causes qui les avaient fait, eux,
remarquer des autres, allait et venait tristement sur la jetee.
Des qu'il les vit, il ne cessa de les regarder a son tour et parut
bruler d'envie de leur adresser la parole.

Cet homme etait jeune et pale; il avait les yeux d'un bleu si
incertain, qu'ils paraissaient s'irriter comme ceux du tigre,
selon les couleurs qu'ils refletaient; sa demarche, malgre la
lenteur et l'incertitude de ses detours, etait raide et hardie; il
etait vetu de noir et portait une longue epee avec assez de grace.

Arrives sur la jetee, Athos et Aramis s'arreterent a regarder un
petit bateau amarre a un pieu et tout equipe comme s'il attendait.

-- C'est sans doute le notre, dit Athos.

-- Oui, repondit Aramis, et le sloop qui appareille la-bas a bien
l'air d'etre celui qui doit nous conduire a notre destination;
maintenant, continua-t-il, pourvu que de Winter ne se fasse pas
attendre. Ce n'est point amusant de demeurer ici: il n'y passe pas
une seule femme.

-- Chut! dit Athos: on nous ecoutait.

En effet, le promeneur, qui, pendant l'examen des deux amis, avait
passe et repasse plusieurs fois derriere eux, s'etait arrete au
nom de Winter; mais comme sa figure n'avait exprime aucune emotion
en entendant ce nom, ce pouvait etre aussi bien le hasard qui
l'avait fait s'arreter.

-- Messieurs, dit le jeune homme en saluant avec beaucoup
d'aisance et de politesse, pardonnez a ma curiosite, mais je vois
que vous venez de Paris, ou du moins que vous etes etrangers a
Boulogne.

-- Nous venons de Paris, oui, monsieur, repondit Athos avec la
meme courtoisie, qu'y a-t-il pour votre service?

-- Monsieur, dit le jeune homme, seriez-vous assez bon pour me
dire s'il est vrai que monsieur le cardinal Mazarin ne soit plus
ministre?

-- Voila une question etrange, dit Aramis.

-- Il l'est et ne l'est pas, repondit Athos; c'est-a-dire que la
moitie de la France le chasse, et qu'a force d'intrigues et de
promesses, il se fait maintenir par l'autre moitie: cela peut
durer ainsi fort longtemps, comme vous voyez.

-- Enfin, monsieur, dit l'etranger, il n'est pas en fuite ni en
prison?

-- Non, monsieur, pas pour le moment du moins.

-- Messieurs, agreez mes remerciements pour votre complaisance,
dit le jeune homme en s'eloignant.

-- Que dites-vous de ce questionneur? dit Aramis.

-- Je dis que c'est un provincial qui s'ennuie ou un espion qui
s'informe.

-- Et vous lui avez repondu ainsi?

-- Rien ne m'autorisait a lui repondre autrement. Il etait poli
avec moi, je l'ai ete avec lui.

-- Mais cependant si c'est un espion...

-- Que voulez-vous que fasse un espion? nous ne sommes plus au
temps du cardinal de Richelieu, qui, sur un simple soupcon,
faisait fermer les ports.

-- N'importe, vous avez eu tort de lui repondre comme vous avez
fait, dit Aramis, en suivant des yeux le jeune homme qui
disparaissait derriere les dunes.

-- Et vous, dit Athos, vous oubliez que vous avez commis une bien
autre imprudence, c'etait celle de prononcer le nom de lord de
Winter. Oubliez-vous que c'est a ce nom que le jeune homme s'est
arrete?

-- Raison de plus, quand il vous a parle, de l'inviter a passer
son chemin.

-- Une querelle, dit Athos.

-- Et depuis quand une querelle vous fait-elle peur?

-- Une querelle me fait toujours peur lorsqu'on m'attend quelque
part et que cette querelle peut m'empecher d'arriver. D'ailleurs,
voulez-vous que je vous avoue une chose? moi aussi je suis curieux
de voir ce jeune homme de pres.

-- Et pourquoi cela?

-- Aramis, vous allez vous moquer de moi; Aramis, vous allez dire
que je repete toujours la meme chose; vous allez m'appeler le plus
peureux des visionnaires.

-- Apres?

-- A qui trouvez-vous que cet homme ressemble?

-- En laid ou en beau? demanda en riant Aramis.

-- En laid, et autant qu'un homme peut ressembler a une femme.

-- Ah! pardieu! s'ecria Aramis, vous m'y faites penser. Non,
certes, vous n'etes pas visionnaire, mon cher ami, et, a present
que je reflechis, oui, vous avez ma foi raison: cette bouche fine
et rentree, ces yeux qui semblent toujours aux ordres de l'esprit
et jamais a ceux du coeur. C'est quelque batard de Milady.

-- Vous riez, Aramis!

-- Par habitude, voila tout; car, je vous le jure, je n'aimerais
pas plus que vous a rencontrer ce serpenteau sur mon chemin.

-- Ah! voici de Winter qui vient, dit Athos.

-- Bon, il ne manquerait plus qu'une chose, dit Aramis, c'est que
ce fussent maintenant nos laquais qui se fissent attendre.

-- Non, dit Athos, je les apercois, ils viennent a vingt pas
derriere milord. Je reconnais Grimaud a sa tete raide et a ses
longues jambes. Tony porte nos carabines.

-- Alors nous allons nous embarquer de nuit? demanda Aramis en
jetant un coup d'oeil sur l'occident, ou le soleil ne laissait
plus qu'un nuage d'or qui semblait s'eteindre peu a peu en se
trempant dans la mer.

-- C'est probable, dit Athos.

-- Diable! reprit Aramis, j'aime peu la mer le jour, mais encore
moins la nuit; le bruit des flots, le bruit des vents, le
mouvement affreux du batiment, j'avoue que je prefererais le
couvent de Noisy.

Athos sourit de son sourire triste, car il ecoutait ce que lui
disait son ami tout en pensant evidemment a autre chose, et
s'achemina vers de Winter.

Aramis le suivit.

-- Qu'a donc notre ami? dit Aramis, il ressemble aux damnes de
Dante, a qui Satan a disloque le cou et qui regardent leurs
talons. Que diable a-t-il donc a regarder ainsi derriere lui?

En les apercevant a son tour, de Winter doubla le pas et vint a
eux avec une rapidite surprenante.

-- Qu'avez-vous donc, milord, dit Athos, et qui vous essouffle
ainsi?

-- Rien, dit de Winter, rien. Cependant, en passant pres des
dunes, il m'a semble...

Et il se retourna de nouveau.

Athos regarda Aramis.

-- Mais partons, continua de Winter, partons, le bateau doit nous
attendre, et voici notre sloop a l'ancre, le voyez-vous d'ici? Je
voudrais deja etre dessus.

Et il se retourna encore.

-- Ah ca! dit Aramis, vous oubliez donc quelque chose?

-- Non, c'est une preoccupation.

-- Il l'a vu, dit tout bas Athos a Aramis.

On etait arrive a l'escalier qui conduisait a la barque. De Winter
fit descendre les premiers les laquais qui portaient les armes,
les crocheteurs qui portaient les malles, et commenca a descendre
apres eux.

En ce moment, Athos apercut un homme qui suivait le bord de la mer
parallele a la jetee, et qui hatant sa marche comme pour assister
de l'autre cote du port, separe de vingt pas a peine, a leur
embarquement.

Il crut, au milieu de l'ombre qui commencait a descendre,
reconnaitre le jeune homme qui les avait questionnes.

-- Oh! oh! se dit-il, serait-ce decidement un espion et voudrait-
il s'opposer a notre embarquement?

Mais comme, dans le cas ou l'etranger aurait eu ce projet, il
etait deja un peu tard pour qu'il fut mis a execution, Athos, a
son tour, descendit l'escalier, mais sans perdre de vue le jeune
homme. Celui-ci, pour couper court, avait paru sur une ecluse.

-- Il nous en veut assurement, dit Athos, mais embarquons-nous
toujours, et, une fois en pleine mer, qu'il y vienne.

Et Athos sauta dans la barque, qui se detacha aussitot du rivage
et qui commenca de s'eloigner sous l'effort de quatre vigoureux
rameurs.

Mais le jeune homme se mit a suivre ou plutot a devancer la
barque. Elle devait passer entre la pointe de la jetee, dominee
par le fanal qui venait de s'allumer, et un rocher qui
surplombait. On le vit de loin gravir le rocher de maniere a
dominer la barque lorsqu'elle passerait.

-- Ah ca! dit Aramis a Athos, ce jeune homme est decidement un
espion.

-- Quel est ce jeune homme? demanda de Winter en se retournant.

-- Mais celui qui nous a suivis, qui nous a parle et qui nous a
attendus la-bas: voyez.

De Winter se retourna et suivit la direction du doigt d'Aramis. Le
phare inondait de clarte le petit detroit ou l'on allait passer et
le rocher ou se tenait debout le jeune homme, qui attendait la
tete nue et les bras croises.

-- C'est lui! s'ecria lord de Winter en saisissant le bras
d'Athos, c'est lui; j'avais bien cru le reconnaitre et je ne
m'etais pas trompe.

-- Qui, lui? demanda Aramis.

-- Le fils de Milady, repondit Athos.

-- Le moine! s'ecria Grimaud.

Le jeune homme entendit ces paroles; on eut dit qu'il allait se
precipiter, tant il se tenait a l'extremite du rocher, penche sur
la mer.

-- Oui, c'est moi, mon oncle; moi, le fils de Milady; moi, le
moine; moi, le secretaire et l'ami de Cromwell, et je vous
connais, vous et vos compagnons.

Il y avait dans cette barque trois hommes qui etaient braves,
certes, et desquels nul homme n'eut ose contester le courage; eh
bien, a cette voix, a cet accent, a ce geste, ils sentirent le
frisson de la terreur courir dans leurs veines.

Quant a Grimaud, ses cheveux etaient herisses sur sa tete, et la
sueur lui coulait du front.

-- Ah! dit Aramis, c'est la le neveu, c'est le moine, c'est la le
fils de Milady, comme il le dit lui-meme?

-- Helas! oui, murmura de Winter.

-- Alors, attendez! dit Aramis.

Et il prit, avec le sang-froid terrible qu'il avait dans les
supremes occasions, un des deux mousquets que tenait Tony, l'arma
et coucha en joue cet homme qui se tenait debout sur ce rocher
comme l'ange des maledictions.

-- Feu! cria Grimaud hors de lui.

Athos se jeta sur le canon de la carabine et arreta le coup qui
allait partir.

-- Que le diable vous emporte! s'ecria Aramis, je le tenais si
bien au bout de mon mousquet; je lui eusse mis la balle en pleine
poitrine.

-- C'est bien assez d'avoir tue la mere, dit sourdement Athos.

-- La mere etait une scelerate, qui nous avait tous frappes en
nous ou dans ceux qui nous etaient chers.

-- Oui, mais le fils ne nous a rien fait, lui.

Grimaud, qui s'etait souleve pour voir l'effet du coup, retomba
decourage en frappant des mains.

Le jeune homme eclata de rire.

-- Ah! c'est bien vous, dit-il, c'est bien vous, et je vous
connais maintenant.

Son rire strident et ses paroles menacantes passerent au-dessus de
la barque, emportes par la brise et allerent se perdre dans les
profondeurs de l'horizon.

Aramis fremit.

-- Du calme, dit Athos. Que diable! ne sommes-nous donc plus des
hommes?

-- Si fait, dit Aramis; mais celui-la est un demon. Et, tenez,
demandez a l'oncle si j'avais tort de le debarrasser de son cher
neveu.

De Winter ne repondit que par un soupir.

-- Tout etait fini, continua Aramis. Ah! j'ai bien peur, Athos,
que vous ne m'ayez fait faire une folie avec votre sagesse.

Athos prit la main de de Winter, et, essayant de detourner la
conversation:

-- Quand aborderons-nous en Angleterre? demanda-t-il au
gentilhomme.

Mais celui-ci n'entendit point ces paroles et ne repondit pas.

-- Tenez, Athos, dit Aramis, peut-etre serait-il encore temps.
Voyez, il est toujours a la meme place.

Athos se retourna avec effort, la vue de ce jeune homme lui etait
evidemment penible.

En effet, il etait toujours debout sur son rocher, le phare
faisant autour de lui comme une aureole de lumiere.

-- Mais que fait-il a Boulogne? demanda Athos, qui, etant la
raison meme, cherchait en tout la cause, peu soucieux de l'effet.

-- Il me suivait, il me suivait, dit de Winter, qui, cette fois,
avait entendu la voix d'Athos; car la voix d'Athos correspondait a
ses pensees.

-- Pour vous suivre, mon ami, dit Athos, il aurait fallu qu'il sut
notre depart; et, d'ailleurs, selon toute probabilite, au
contraire, il nous avait precedes.

-- Alors je n'y comprends rien! dit l'Anglais en secouant la tete
comme un homme qui pense qu'il est inutile d'essayer de lutter
contre une force surnaturelle.

-- Decidement, Aramis, dit Athos, je crois que j'ai eu tort de ne
pas vous laisser faire.

-- Taisez-vous, repondit Aramis; vous me feriez pleurer si je
pouvais.

Grimaud poussa un grognement sourd qui ressemblait a un
rugissement.

En ce moment, une voix les hela du sloop. Le pilote, qui etait
assis au gouvernail, repondit, et la barque aborda le batiment.

En un instant, hommes, valets et bagages furent a bord. Le patron
n'attendait que les passagers pour partir; et, a peine eurent-ils
le pied sur le pont que l'on mit le cap vers Hastings ou on devait
debarquer.

En ce moment les trois amis, malgre eux, jeterent un dernier
regard vers le rocher, ou se detachait visible encore l'ombre
menacante qui les poursuivait.

Puis une voix arriva jusqu'a eux, qui leur envoyait cette derniere
menace:

-- Au revoir, messieurs, en Angleterre!


XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens

Tout ce mouvement que Madame Henriette avait remarque et dont elle
avait cherche vainement le motif etait occasionne par la victoire
de Lens, dont M. le Prince avait fait messager M. le duc de
Chatillon, qui y avait eu une noble part; il etait, en outre,
charge de suspendre aux voutes de Notre-Dame vingt-deux drapeaux,
pris tant aux Lorrains qu'aux Espagnols.

Cette nouvelle etait decisive: elle tranchait le proces entame
avec le parlement en faveur de la cour. Tous les impots
enregistres sommairement, et auxquels le parlement faisait
opposition, etaient toujours motives sur la necessite de soutenir
l'honneur de la France et sur l'esperance hasardeuse de battre
l'ennemi. Or, comme depuis Nordlingen on n'avait eprouve que des
revers, le parlement avait beau jeu pour interpeller M. de Mazarin
sur les victoires toujours promises et toujours ajournees; mais
cette fois on en etait enfin venu aux mains, il y avait eu
triomphe et triomphe complet: aussi tout le monde avait-il compris
qu'il y avait double victoire pour la cour, victoire a
l'exterieur, victoire a l'interieur, si bien qu'il n'y avait pas
jusqu'au jeune roi, qui, en apprenant cette nouvelle, ne se fut
ecrie:

-- Ah! messieurs du parlement, nous allons voir ce que vous allez
dire.

Sur quoi la reine avait presse sur son coeur l'enfant royal, dont
les sentiments hautains et indomptes s'harmonisaient si bien avec
les siens. Un conseil eut lieu le meme soir, auquel avaient ete
appeles le marechal de La Meilleraie et M. de Villeroy, parce
qu'ils etaient mazarins; Chavigny et Seguier, parce qu'ils
haissaient le parlement, et Guitaut et Comminges, parce qu'ils
etaient devoues a la reine.

Rien ne transpira de ce qui avait ete decide dans ce conseil. On
sut seulement que le dimanche suivant il y aurait un _Te Deum_
chante a Notre-Dame en l'honneur de la victoire de Lens.

Le dimanche suivant, les Parisiens s'eveillerent donc dans
l'allegresse: c'etait une grande affaire, a cette epoque, qu'un
_Te Deum_. On n'avait pas encore fait abus de ce genre de
ceremonie, et elle produisait son effet. Le soleil, qui, de son
cote, semblait prendre part a la fete, s'etait leve radieux et
dorait les sombres tours de la metropole, deja remplie d'une
immense quantite de peuple; les rues les plus obscures de la Cite
avaient pris un air de fete, et tout le long des quais on voyait
de longues files de bourgeois, d'artisans, de femmes et d'enfants
se rendant a Notre-Dame, semblables a un fleuve qui remonterait
vers sa source.

Les boutiques etaient desertes, les maisons fermees; chacun avait
voulu voir le jeune roi avec sa mere et le fameux cardinal de
Mazarin, que l'on haissait tant que personne ne voulait se priver
de sa presence.

La plus grande liberte, au reste, regnait parmi ce peuple immense;
toutes les opinions s'exprimaient ouvertement et sonnaient, pour
ainsi dire, l'emeute, comme les mille cloches de toutes les
eglises de Paris sonnaient le _Te Deum_. La police de la ville
etait faite par la ville elle-meme, rien de menacant ne venait
troubler le concert de la haine generale et glacer les paroles
dans ces bouches medisantes.

Cependant, des huit heures du matin, le regiment des gardes de la
reine, commande par Guitaut, et en second par Comminges, son
neveu, etait venu, tambours et trompettes en tete, s'echelonner
depuis le Palais-Royal jusqu'a Notre-Dame, manoeuvre que les
Parisiens avaient vue avec tranquillite, toujours curieux qu'ils
sont de musique militaire et d'uniformes eclatants.

Friquet etait endimanche, et sous pretexte d'une fluxion qu'il
s'etait momentanement procuree en introduisant un nombre infini de
noyaux de cerise dans un des cotes de sa bouche, il avait obtenu
de Bazin son superieur un conge pour toute la journee.

Bazin avait commence par refuser, car Bazin etait de mauvaise
humeur, d'abord du depart d'Aramis, qui etait parti sans lui dire
ou il allait, ensuite de servir une messe dite en faveur d'une
victoire qui n'etait pas selon ses opinions, Bazin etait frondeur,
on se le rappelle; et s'il y avait eu moyen que, dans une pareille
solennite, le bedeau s'absentat comme un simple enfant de choeur,
Bazin eut certainement adresse a l'archeveque la meme demande que
celle qu'on venait de lui faire. Il avait donc commence par
refuser, comme nous avons dit, tout conge; mais en la presence
meme de Bazin la fluxion de Friquet avait tellement augmente de
volume, que pour l'honneur du corps des enfants de choeur, qui
aurait ete compromis par une pareille difformite, il avait fini
par ceder en grommelant. A la porte de l'eglise, Friquet avait
crache sa fluxion et envoye du cote de Bazin un de ces gestes qui
assurent au gamin de Paris sa superiorite sur les autres gamins de
l'univers; et, quant a son hotellerie, il s'en etait naturellement
debarrasse en disant qu'il servait la messe a Notre-Dame.

Friquet etait donc libre, et, ainsi que nous l'avons vu, avait
revetu sa plus somptueuse toilette; il avait surtout, comme
ornement remarquable de sa personne, un de ces bonnets
indescriptibles qui tiennent le milieu entre la barrette du moyen
age et le chapeau du temps de Louis XIII. Sa mere lui avait
fabrique ce curieux couvre-chef, et, soit caprice, soit manque
d'etoffe uniforme, s'etait montree en le fabriquant peu soucieuse
d'assortir les couleurs; de sorte que le chef-d'oeuvre de la
chapellerie du dix-septieme siecle etait jaune et vert d'un cote,
blanc et rouge de l'autre. Mais Friquet, qui avait toujours aime
la variete dans les tons, n'en etait que plus fier et plus
triomphant.

En sortant de chez Bazin, Friquet etait parti tout courant pour le
Palais-Royal; il y arriva au moment ou en sortait le regiment des
gardes, et, comme il ne venait pas pour autre chose que pour jouir
de sa vue et profiter de sa musique, il prit place en tete,
battant le tambour avec deux ardoises, et passant de cet exercice
a celui de la trompette, qu'il contrefaisait naturellement avec la
bouche d'une facon qui lui avait plus d'une fois valu les eloges
des amateurs de l'harmonie imitative.

Cet amusement dura de la barriere des Sergents jusqu'a la place
Notre-Dame; et Friquet y prit un veritable plaisir; mais lorsque
le regiment s'arreta et que les compagnies, en se developpant,
penetrerent jusqu'au coeur de la Cite, se posant a l'extremite de
la rue Saint-Christophe, pres de la rue Cocatrix, ou demeurait
Broussel, alors Friquet, se rappelant qu'il n'avait pas dejeune,
chercha de quel cote il pourrait tourner ses pas pour accomplir
cet acte important de la journee, et apres avoir murement
reflechi, decida que ce serait le conseiller Broussel qui ferait
les frais de son repas.

En consequence il prit son elan, arriva tout essouffle devant la
porte du conseiller et heurta rudement.

Sa mere, la vieille servante de Broussel, vint ouvrir.

-- Que viens-tu faire ici, garnement, dit-elle, et pourquoi n'es-
tu pas a Notre-Dame?

-- J'y etais, mere Nanette, dit Friquet, mais j'ai vu qu'il s'y
passait des choses dont maitre Broussel devait etre averti, et
avec la permission de M. Bazin, vous savez bien, mere Nanette,
M. Bazin le bedeau? je suis venu pour parler a M. Broussel.

-- Et que veux-tu lui dire, magot, a M. Broussel?

-- Je veux lui parler a lui-meme.

-- Cela ne se peut pas, il travaille.

-- Alors j'attendrai, dit Friquet, que cela arrangeait d'autant
mieux qu'il trouverait bien moyen d'utiliser le temps.

Et il monta rapidement l'escalier, que dame Nanette monta plus
lentement derriere lui.

-- Mais enfin, dit-elle, que lui veux-tu, a M. Broussel?

-- Je veux lui dire, repondit Friquet en criant de toutes ses
forces, qu'il y a le regiment des gardes tout entier qui vient de
ce cote-ci. Or, comme j'ai entendu dire partout qu'il y avait a la
cour de mauvaises dispositions contre lui, je viens le prevenir
afin qu'il se tienne sur ses gardes.

Broussel entendit le cri du jeune drole, et, charme de son exces
de zele, descendit au premier etage; car il travaillait en effet
dans son cabinet au second.

-- Eh! dit-il, mon ami, que nous importe le regiment des gardes,
et n'es-tu pas fou de faire un pareil esclandre? Ne sais-tu pas
que c'est l'usage d'agir comme ces messieurs le font, et que c'est
l'habitude de ce regiment de se mettre en haie sur le passage du
roi?

Friquet contrefit l'etonne, et tournant son bonnet neuf entre ses
doigts:

-- Ce n'est pas etonnant que vous le sachiez, dit-il, vous,
monsieur Broussel, qui savez tout; mais moi, en verite du bon
Dieu, je ne le savais pas, et j'ai cru vous donner un bon avis. Il
ne faut pas m'en vouloir pour cela, monsieur Broussel.

-- Au contraire, mon garcon, au contraire, et ton zele me plait.
Dame Nanette, voyez donc un peu a ces abricots que madame de
Longueville nous a envoyes hier de Noisy; et donnez-en donc une
demi-douzaine a votre fils avec un crouton de pain tendre.

-- Ah! merci, monsieur Broussel, dit Friquet; merci, j'aime
justement beaucoup les abricots.

Broussel alors passa chez sa femme et demanda son dejeuner. Il
etait neuf heures et demie. Le conseiller se mit a la fenetre. La
rue etait completement deserte, mais au loin on entendait, comme
le bruit d'une maree qui monte, l'immense mugissement des ondes
populaires qui grossissaient deja autour de Notre-Dame.

Ce bruit redoubla lorsque d'Artagnan vint avec une compagnie de
mousquetaires se poser aux portes de Notre-Dame pour faire faire
le service de l'eglise. Il avait dit a Porthos de profiter de
l'occasion pour voir la ceremonie, et Porthos, en grande tenue,
monta sur son plus beau cheval, faisant le mousquetaire honoraire,
comme jadis si souvent d'Artagnan l'avait fait. Le sergent de
cette compagnie, vieux soldat des guerres d'Espagne, avait reconnu
Porthos, son ancien compagnon, et bientot il avait mis au courant
chacun de ceux qui servaient sous ses ordres des hauts faits de ce
geant, l'honneur des anciens mousquetaires de Treville. Porthos
non seulement avait ete bien accueilli dans la compagnie mais
encore il y etait regarde avec admiration.

A dix heures, le canon du Louvre annonca la sortie du roi. Un
mouvement pareil a celui des arbres dont un vent d'orage courbe et
tourmente les cimes courut dans la multitude, qui s'agita derriere
les mousquets immobiles des gardes. Enfin le roi parut avec la
reine dans un carrosse tout dore. Dix autres carrosses suivaient,
renfermant les dames d'honneur, les officiers de la maison royale
et toute la cour.

-- Vive le roi! cria-t-on de toutes parts.

Le jeune roi mit gravement la tete a la portiere, fit une petite
mine assez reconnaissante, et salua meme legerement, ce qui fit
redoubler les cris de la multitude.

Le cortege s'avanca lentement et mit pres d'une demi-heure pour
franchir l'intervalle qui separe le Louvre de la place Notre-Dame.
Arrive la, il se rendit peu a peu sous la voute immense de la
sombre metropole, et le service divin commenca.

Au moment ou la cour prenait place, un carrosse aux armes de
Comminges quitta la file des carrosses de la cour, et vint
lentement se placer au bout de la rue Saint-Christophe,
entierement deserte. Arrive la, quatre gardes et un exempt qui
l'escortaient monterent dans la lourde machine et en fermerent les
mantelets; puis a travers un jour prudemment menage, l'exempt se
mit a guetter le long de la rue Cocatrix, comme s'il attendait
l'arrivee de quelqu'un.

Tout le monde etait occupe de la ceremonie, de sorte que ni le
carrosse ni les precautions dont s'entouraient ceux qui etaient
dedans ne furent remarques. Friquet, dont l'oeil toujours au guet
eut pu seul les penetrer, s'en etait alle savourer ses abricots
sur l'entablement d'une maison du parvis Notre-Dame. De la il
voyait le roi, la reine et M. de Mazarin et entendait la messe
comme s'il l'avait servie.

Vers la fin de l'office, la reine, voyant que Comminges attendait
debout aupres d'elle une confirmation de l'ordre qu'elle lui avait
deja donne avant de quitter le Louvre, dit a demi-voix:

-- Allez Comminges, et que Dieu vous assiste!

Comminges partit aussitot, sortit de l'eglise, et entra dans la
rue Saint-Christophe.

Friquet, qui vit ce bel officier marcher suivi de deux gardes,
s'amusa a le suivre, et cela avec d'autant plus d'allegresse que
la ceremonie finissait a l'instant meme et que le roi remontait
dans son carrosse.

A peine l'exempt vit-il apparaitre Comminges au bout de la rue
Cocatrix, qu'il dit un mot au cocher, lequel mit aussitot sa
machine en mouvement et la conduisit devant la porte de Broussel.

Comminges frappait a cette porte en meme temps que la voiture s'y
arretait.

Friquet attendait derriere Comminges que cette porte fut ouverte.

-- Que fais-tu la, drole? demanda Comminges.

-- J'attends pour entrer chez maitre Broussel, monsieur
l'officier! dit Friquet de ce ton calin que sait si bien prendre
dans l'occasion le gamin de Paris.

-- C'est donc bien la qu'il demeure? demanda Comminges.

-- Oui, monsieur.

-- Et quel etage occupe-t-il?

-- Toute la maison, dit Friquet; la maison est a lui.

-- Mais ou se tient-il ordinairement?

-- Pour travailler, il se tient au second, mais pour prendre ses
repas, il descend au premier; dans ce moment il doit diner, car il
est midi.

-- Bien, dit Comminges.

En ce moment on ouvrit. L'officier interrogea le laquais, et
apprit que maitre Broussel etait chez lui, et dinait
effectivement. Comminges monta derriere le laquais, et Friquet
monta derriere Comminges.

Broussel etait assis a table avec sa famille, ayant devant lui sa
femme, a ses cotes ses deux filles, et au bout de la table son
fils, Louvieres, que nous avons vu deja apparaitre lors de
l'accident arrive au conseiller, accident dont au reste il etait
parfaitement remis. Le bonhomme, revenu en pleine sante, goutait
donc les beaux fruits que lui avait envoyes madame de Longueville.

Comminges, qui avait arrete le bras du laquais au moment ou celui-
ci allait ouvrir la porte pour l'annoncer, ouvrit la porte lui-
meme et se trouva en face de ce tableau de famille.

A la vue de l'officier, Broussel se sentit quelque peu emu; mais,
voyant qu'il saluait poliment, il se leva et salua aussi.

Cependant, malgre cette politesse reciproque, l'inquietude se
peignit sur le visage des femmes; Louvieres devint fort pale et
attendait impatiemment que l'officier s'expliquat.

-- Monsieur, dit Comminges, je suis porteur d'un ordre du roi.

-- Fort bien, monsieur, repondit Broussel. Quel est cet ordre?

Et il tendit la main.

-- J'ai commission de me saisir de votre personne, monsieur, dit
Comminges, toujours sur le meme ton, avec la meme politesse, et si
vous voulez bien m'en croire, vous vous epargnerez la peine de
lire cette longue lettre et vous me suivrez.

La foudre tombee au milieu de ces bonnes gens si paisiblement
assembles n'eut pas produit un effet plus terrible. Broussel
recula tout tremblant. C'etait une terrible chose a cette epoque
que d'etre emprisonne par l'inimitie du roi. Louvieres fit un
mouvement pour sauter sur son epee, qui etait sur une chaise dans
l'angle de la salle; mais un coup d'oeil du bonhomme Broussel, qui
au milieu de tout cela ne perdait pas la tete, contint ce
mouvement desespere. Madame Broussel, separee de son mari par la
largeur de la table, fondait en larmes, les deux jeunes filles
tenaient leur pere embrasse.

-- Allons, monsieur, dit Comminges, hatons-nous, il faut obeir au
roi.

-- Monsieur, dit Broussel, je suis en mauvaise sante et ne puis me
rendre prisonnier en cet etat; je demande du temps.

-- C'est impossible, repondit Comminges, l'ordre est formel et
doit etre execute a l'instant meme.

-- Impossible! dit Louvieres; monsieur, prenez garde de nous
pousser au desespoir.

-- Impossible! dit une voix criarde au fond de la chambre.

Comminges se retourna et vit dame Nanette son balai a la main et
dont les yeux brillaient de tous les feux de la colere.

-- Ma bonne Nanette, tenez-vous tranquille, dit Broussel, je vous
en prie.

-- Moi, me tenir tranquille quand on arrete mon maitre, le
soutien, le liberateur, le pere du pauvre peuple! Ah bien oui!
vous me connaissez encore... Voulez-vous vous en aller! dit-elle a
Comminges.

Comminges sourit.

-- Voyons, monsieur, dit-il en se retournant vers Broussel,
faites-moi taire cette femme et suivez-moi.

-- Me faire taire, moi! moi! dit Nanette; ah bien oui! il en
faudrait encore un autre que vous, mon bel oiseau du roi! Vous
allez voir.

Et dame Nanette s'elanca vers la fenetre, l'ouvrit, et d'une voix
si percante qu'on put l'entendre du parvis Notre-Dame:

-- Au secours! cria-t-elle, on arrete mon maitre! on arrete le
conseiller Broussel! au secours!

-- Monsieur, dit Comminges, declarez-vous tout de suite: obeirez-
vous ou comptez-vous faire rebellion au roi?

-- J'obeis, j'obeis, monsieur, s'ecria Broussel essayant de se
degager de l'etreinte de ses deux filles et de contenir du regard
son fils toujours pret a lui echapper.

-- En ce cas, dit Comminges, imposez silence a cette vieille.

-- Ah! vieille! dit Nanette.

Et elle se mit a crier de plus belle en se cramponnant aux barres
de la fenetre:

-- Au secours! au secours! pour maitre Broussel, qu'on arrete
parce qu'il a defendu le peuple; au secours!

Comminges saisit la servante a bras-le-corps, et voulut l'arracher
de son poste; mais au meme instant une autre voix, sortant d'une
espece d'entresol, hurla d'un ton de fausset:

-- Au meurtre! au feu! a l'assassin! On tue M. Broussel! on egorge
M. Broussel!

C'etait la voix de Friquet. Dame Nanette, se sentant soutenue,
reprit alors avec plus de force et fit chorus.

Deja des tetes curieuses apparaissaient aux fenetres. Le peuple,
attire au bout de la rue, accourait, des hommes, puis des groupes,
puis une foule: on entendait les cris; on voyait un carrosse, mais
on ne comprenait pas. Friquet sauta de l'entresol sur l'imperiale
de la voiture.

-- Ils veulent arreter M. Broussel! cria-t-il; il y a des gardes
dans le carrosse, et l'officier est la-haut.

La foule se mit a gronder et s'approcha des chevaux. Les deux
gardes qui etaient restes dans l'allee monterent au secours de
Comminges; ceux qui etaient dans le carrosse ouvrirent les
portieres et croiserent la pique.

-- Les voyez-vous? criait Friquet. Les voyez-vous? les voila.

Le cocher se retourna et envoya a Friquet un coup de fouet qui le
fit hurler de douleur.

-- Ah! cocher du diable! s'ecria Friquet, tu t'en meles? attends!

Et il regagna son entresol, d'ou il accabla le cocher de tous les
projectiles qu'il put trouver.

Malgre la demonstration hostile des gardes, et peut-etre meme a
cause de cette demonstration, la foule se mit a gronder et
s'approcher des chevaux. Les gardes firent reculer les plus mutins
a grands coups de pique.

Cependant le tumulte allait toujours croissant; la rue ne pouvait
plus contenir les spectateurs qui affluaient de toutes parts; la
presse envahissait l'espace que formaient encore entre eux et le
carrosse les redoutables piques des gardes. Les soldats, repousses
comme par des murailles vivantes, allaient etre ecrases contre les
moyeux des roues et les panneaux de la voiture. Les cris: "Au nom
du roi!" vingt fois repetes par l'exempt, ne pouvaient rien contre
cette redoutable multitude, et semblaient l'exasperer encore,
quand, a ces cris: "Au nom du roi!", un cavalier accourut, et,
voyant des uniformes fort maltraites, s'elanca dans la melee
l'epee a la main et apporta un secours inespere aux gardes.

Ce cavalier etait un jeune homme de quinze a seize ans a peine,
que la colere rendait pale. Il mit pied a terre comme les autres
gardes, s'adossa au timon de la voiture, se fit un rempart de son
cheval, tira de ses fontes les pistolets, qu'il passa a sa
ceinture et commenca a espadonner en homme a qui le maniement de
l'epee est chose familiere.

Pendant dix minutes, a lui seul le jeune homme soutint l'effort de
toute la foule.

Alors on vit paraitre Comminges poussant Broussel devant lui.

-- Rompons le carrosse! criait le peuple.

-- Au secours! criait la vieille.

-- Au meurtre! criait Friquet en continuant de faire pleuvoir sur
les gardes tout ce qui se trouvait sous sa main.

-- Au nom du roi! criait Comminges.

-- Le premier qui avance est mort! cria Raoul qui, se voyant
presse, fit sentir la pointe de son epee a une espece de geant qui
etait pret a l'ecraser, et qui, se sentant blesse, recula en
hurlant.

Car c'etait Raoul qui, revenant de Blois, selon qu'il l'avait
promis au comte de La Fere, apres cinq jours d'absence, avait
voulu jouir du coup d'oeil de la ceremonie, et avait pris par les
rues qui le conduiraient plus directement a Notre-Dame. Arrive aux
environs de la rue Cocatrix, il s'etait trouve entraine par le
flot du populaire, et a ce mot: "Au nom du roi!" il s'etait
rappele le mot d'Athos: "Servez le roi" et il etait accouru
combattre pour le roi, dont on maltraitait les gardes.

Comminges jeta pour ainsi dire Broussel dans le carrosse et
s'elanca derriere lui. En ce moment un coup d'arquebuse retentit,
une balle traversa du haut en bas le chapeau de Comminges et cassa
le bras d'un garde. Comminges releva la tete et vit, au milieu de
la fumee, la figure menacante de Louvieres qui apparaissait a la
fenetre du second etage.

-- C'est bien, monsieur, dit Comminges, vous entendrez parler de
moi.

-- Et vous aussi, monsieur, dit Louvieres, et nous verrons lequel
parlera plus haut.

Friquet et Nanette hurlaient toujours; les cris, le bruit du coup,
l'odeur de la poudre toujours si enivrante, faisaient leur effet.

-- A mort l'officier! a mort! hurla la foule.

Et il se fit un grand mouvement.

-- Un pas de plus, cria Comminges en abattant les mantelets pour
qu'on put bien voir dans la voiture et en appuyant son epee sur la
poitrine de Broussel, un pas de plus, et je tue le prisonnier;
j'ai ordre de l'amener mort ou vif, je l'amenerai mort, voila
tout.

Un cri terrible retentit: la femme et les filles de Broussel
tendaient au peuple des mains suppliantes.

Le peuple comprit que cet officier si pale, mais qui paraissait si
resolu, ferait comme il disait: on continua de menacer, mais on
s'ecarta.

Comminges fit monter avec lui dans la voiture le garde blesse, et
ordonna aux autres de fermer la portiere.

-- Touche au palais, dit-il au cocher plus mort que vif.

Celui-ci fouetta ses animaux, qui ouvrirent un large chemin dans
la foule; mais en arrivant au quai, il fallut s'arreter. Le
carrosse versa, les chevaux etaient portes, etouffes, broyes par
la foule, Raoul, a pied, car il n'avait pas eu le temps de
remonter a cheval, las de distribuer des coups de plat d'epee,
comme les gardes las de distribuer des coups de plat de lame,
commencait a recourir a la pointe. Mais ce terrible et dernier
recours ne faisait qu'exasperer la multitude. On commencait de
temps en temps a voir reluire aussi au milieu de la foule le canon
d'un mousquet ou la lame d'une rapiere; quelques coups de feu
retentissaient, tires en l'air sans doute, mais dont l'echo ne
faisait pas moins vibrer les coeurs; les projectiles continuaient
de pleuvoir des fenetres. On entendait des voix que l'on n'entend
que les jours d'emeute; on voyait des visages qu'on ne voit que
les jours sanglants. Les cris: "A mort! a mort les gardes! a la
Seine l'officier!" dominaient tout ce bruit, si immense qu'il fut.
Raoul, son chapeau broye, le visage sanglant, sentait que non
seulement ses forces, mais encore sa raison, commencaient a
l'abandonner; ses yeux nageaient dans un brouillard rougeatre, et
a travers ce brouillard il voyait cent bras menacants s'etendre
sur lui, prets a le saisir quand il tomberait. Comminges
s'arrachait les cheveux de rage dans le carrosse renverse. Les
gardes ne pouvaient porter secours a personne, occupes qu'ils
etaient chacun a se defendre personnellement. Tout etait fini:
carrosse, chevaux, gardes, satellites et prisonnier peut-etre,
tout allait etre disperse par lambeaux, quand tout a coup une voix
bien connue de Raoul retentit, quand soudain une large epee brilla
en l'air; au meme instant la foule s'ouvrit, trouee, renversee,
ecrasee: un officier de mousquetaires, frappant et taillant de
droite et de gauche, courut a Raoul et le prit dans ses bras au
moment ou il allait tomber.

-- Sangdieu! cria l'officier, l'ont-ils donc assassine? En ce cas,
malheur a eux!

Et il se retourna si effrayant de vigueur, de colere et de menace,
que les plus enrages rebelles se ruerent les uns sur les autres
pour s'enfuir et que quelques-uns roulerent jusque dans la Seine.

-- Monsieur d'Artagnan, murmura Raoul.

-- Oui, sangdieu! en personne, et heureusement pour vous, a ce
qu'il parait, mon jeune ami. Voyons! ici, vous autres, s'ecria-t-
il en se redressant sur ses etriers et elevant son epee, appelant
de la voix et du geste les mousquetaires qui n'avaient pu le
suivre tant sa course avait ete rapide. Voyons, balayez-moi tout
cela! Aux mousquets! Portez armes! Appretez armes! En joue...

A cet ordre les montagnes du populaire s'affaisserent si
subitement, que d'Artagnan ne put retenir un eclat de rire
homerique.

-- Merci, d'Artagnan, dit Comminges, montrant la moitie de son
corps par la portiere du carrosse renverse; merci, mon jeune
gentilhomme! Votre nom? que je le dise a la reine.

Raoul allait repondre, lorsque d'Artagnan se pencha a son oreille:

-- Taisez-vous, dit-il, et laissez-moi repondre.

Puis, se retournant vers Comminges:

-- Ne perdez pas votre temps, Comminges, dit-il, sortez du
carrosse si vous pouvez, et faites-en avancer un autre.

-- Mais lequel?

-- Pardieu, le premier venu qui passera sur le Pont-Neuf, ceux qui
le montent seront trop heureux, je l'espere, de preter leur
carrosse pour le service du roi.

-- Mais, dit Comminges, je ne sais.

-- Allez donc, ou, dans cinq minutes, tous les manants vont
revenir avec des epees et des mousquets. Vous serez tue et votre
prisonnier delivre. Allez. Et, tenez, voici justement un carrosse
qui vient la-bas.

Puis se penchant de nouveau vers Raoul:

-- Surtout ne dites pas votre nom, lui souffla-t-il.

Le jeune homme le regardait d'un air etonne.

-- C'est bien, j'y cours, dit Comminges, et s'ils reviennent
faites feu.

-- Non pas, non pas, repondit d'Artagnan, que personne ne bouge,
au contraire: un coup de feu tire en ce moment serait paye trop
cher demain.

Comminges prit ses quatre gardes et autant de mousquetaires et
courut au carrosse. Il en fit descendre les gens qui s'y
trouvaient et le ramena pres du carrosse verse.

Mais lorsqu'il fallut transporter Broussel du char brise dans
l'autre, le peuple, qui apercut celui qu'il appelait son
liberateur, poussa des hurlements inimaginables et se rua de
nouveau vers le carrosse.

-- Partez, dit d'Artagnan. Voici dix mousquetaires pour vous
accompagner, j'en garde vingt pour contenir le peuple; partez et
ne perdez pas une minute. Dix hommes pour monsieur de Comminges!

Dix hommes se separerent de la troupe, entourerent le nouveau
carrosse et partirent au galop.

Au depart du carrosse les cris redoublerent; plus de dix mille
hommes se pressaient sur le quai, encombrant le Pont-Neuf et les
rues adjacentes.

Quelques coups de feu partirent. Un mousquetaire fut blesse.

-- En avant, cria d'Artagnan pousse a bout et mordant sa
moustache.

Et il fit avec ses vingt hommes une charge sur tout ce peuple, qui
se renversa epouvante. Un seul homme demeura a sa place
l'arquebuse a la main.

-- Ah! dit cet homme, c'est toi qui deja as voulu l'assassiner!
attends!

Et il abaissa son arquebuse sur d'Artagnan, qui arrivait sur lui
au triple galop.

D'Artagnan se pencha sur le cou de son cheval, le jeune homme fit
feu; la balle coupa la plume de son chapeau.

Le cheval emporte heurta l'imprudent qui, a lui seul, essayait
d'arreter une tempete, et l'envoya tomber contre la muraille.

D'Artagnan arreta son cheval tout court, et tandis que ses
mousquetaires continuaient de charger, il revint l'epee haute sur
celui qu'il avait renverse.

-- Ah! monsieur, cria Raoul, qui reconnaissait le jeune homme pour
l'avoir vu rue Cocatrix, monsieur, epargnez-le, c'est son fils.

D'Artagnan retint son bras pret a frapper.

-- Ah! vous etes son fils, dit-il; c'est autre chose.

-- Monsieur, je me rends! dit Louvieres tendant a l'officier son
arquebuse dechargee.

-- Eh non! ne vous rendez pas, mordieu! filez au contraire, et
promptement; si je vous prends, vous serez pendu.

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois, il passa sous le
cou du cheval et disparut au coin de la rue Guenegaud.

-- Ma foi, dit d'Artagnan a Raoul, il etait temps que vous
m'arretiez la main, c'etait un homme mort, et, ma foi, quand
j'aurais su qui il etait, j'eusse eu regret de l'avoir tue.

-- Ah! monsieur, dit Raoul, permettez qu'apres vous avoir remercie
pour ce pauvre garcon, je vous remercie pour moi; moi aussi,
monsieur, j'allais mourir quand vous etes arrive.

-- Attendez, attendez, jeune homme, et ne vous fatiguez pas a
parler.

Puis tirant d'une de ses fontes un flacon plein de vin d'Espagne:

-- Buvez deux gorgees de ceci, dit-il.

Raoul but et voulut renouveler ses remerciements.

-- Cher, dit d'Artagnan, nous parlerons de cela plus tard.

Puis, voyant que les mousquetaires avaient balaye le quai depuis
le Pont-Neuf jusqu'au quai Saint-Michel et qu'ils revenaient, il
leva son epee pour qu'ils doublassent le pas.

Les mousquetaires arriverent au trot; en meme temps, de l'autre
cote du quai, arrivaient les dix hommes d'escorte que d'Artagnan
avait donnes a Comminges.

-- Hola! dit d'Artagnan s'adressant a ceux-ci, est-il arrive
quelque chose de nouveau?

-- Eh, monsieur, dit le sergent, leur carrosse s'est encore brise
une fois; c'est une veritable malediction.

D'Artagnan haussa les epaules.

-- Ce sont des maladroits, dit-il; quand on choisit un carrosse,
il faut qu'il soit solide: le carrosse avec lequel on arrete un
Broussel doit pouvoir porter dix mille hommes.

-- Qu'ordonnez-vous, mon lieutenant?

-- Prenez le detachement et conduisez-le au quartier.

-- Mais vous vous retirez donc seul?

-- Certainement. Croyez-vous pas que j'aie besoin d'escorte?

-- Cependant...

-- Allez donc.

Les mousquetaires partirent et d'Artagnan demeura seul avec Raoul.

-- Maintenant, souffrez-vous? lui dit-il.

-- Oui, monsieur, j'ai la tete lourde et brulante.

-- Qu'y a-t-il donc a cette tete? dit d'Artagnan levant le
chapeau. Ah! ah! une contusion.

-- Oui, j'ai recu, je crois, un pot de fleurs sur la tete.

-- Canaille! dit d'Artagnan. Mais vous avez des eperons, etiez-
vous donc a cheval?

-- Oui; mais j'en suis descendu pour defendre M. de Comminges, et
mon cheval a ete pris. Et tenez, le voici.

En effet, en ce moment meme le cheval de Raoul passait monte par
Friquet, qui courait au galop, agitant son bonnet de quatre
couleurs et criant.

-- Broussel! Broussel!

-- Hola! arrete, drole! cria d'Artagnan, amene ici ce cheval.

Friquet entendit bien; mais il fit semblant de ne pas entendre, et
essaya de continuer son chemin.

D'Artagnan eut un instant envie de courir apres maitre Friquet,
mais il ne voulut point laisser Raoul seul; il se contenta donc de
prendre un pistolet dans ses fontes et de l'armer.

Friquet avait l'oeil vif et l'oreille fine, il vit le mouvement de
d'Artagnan, entendit le bruit du chien; il arreta son cheval tout
court.

-- Ah! c'est vous, monsieur l'officier, s'ecria-t-il en venant a
d'Artagnan, et je suis en verite bien aise de vous rencontrer.

D'Artagnan regarda Friquet avec attention et reconnut le petit
garcon de la rue de la Calandre.

-- Ah! c'est toi, drole, dit-il; viens ici.

-- Oui, c'est moi, monsieur l'officier, dit Friquet de son air
calin.

-- Tu as donc change de metier? tu n'es donc plus enfant de
choeur? tu n'es donc plus garcon de taverne? tu es donc voleur de
chevaux?

-- Ah! monsieur l'officier, peut-on dire! s'ecria Friquet, je
cherchais le gentilhomme auquel appartient ce cheval, un beau
cavalier brave comme un Cesar... Il fit semblant d'apercevoir
Raoul pour la premiere fois... Ah! mais je ne me trompe pas,
continua-t-il, le voici. Monsieur, vous n'oublierez pas le garcon,
n'est-ce pas?

Raoul mit la main a sa poche.

-- Qu'allez-vous faire? dit d'Artagnan.

-- Donner dix livres a ce brave garcon, repondit Raoul en tirant
une pistole de sa poche.

-- Dix coups de pied dans le ventre, dit d'Artagnan. Va-t'en,
drole! et n'oublie pas que j'ai ton adresse.

Friquet, qui ne s'attendait pas a en etre quitte a si bon marche,
ne fit qu'un bond du quai a la rue Dauphine, ou il disparut. Raoul
remonta sur son cheval, et tous deux marchant au pas, d'Artagnan
gardant le jeune homme comme si c'etait son fils, prirent le
chemin de la rue Tiquetonne.

Tout le long de la route il y eut bien de sourds murmures et de
lointaines menaces; mais, a l'aspect de cet officier a la tournure
si militaire, a la vue de cette puissante epee qui pendait a son
poignet soutenue par sa dragonne, on s'ecarta constamment, et
aucune tentative serieuse ne fut faite contre les deux cavaliers.

On arriva donc sans accident a l'hote de _La Chevrette._

La belle Madeleine annonca a d'Artagnan que Planchet etait de
retour et avait amene Mousqueton, lequel avait supporte
heroiquement l'extraction de la balle et se trouvait aussi bien
que le comportait son etat.

D'Artagnan ordonna alors d'appeler Planchet; mais, si bien qu'on
l'appelat, Planchet ne repondit point: il avait disparu.

-- Alors, du vin! dit d'Artagnan.

Puis quand le vin fut apporte et que d'Artagnan fut seul avec
Raoul:

-- Vous etes bien content de vous, n'est-ce pas? dit-il en le
regardant entre les deux yeux.

-- Mais oui, dit Raoul; il me semble que j'ai fait mon devoir.
N'ai-je pas defendu le roi?

-- Et qui vous dit de defendre le roi?

-- Mais M. le comte de La Fere lui-meme.

-- Oui, le roi; mais aujourd'hui vous n'avez pas defendu le roi,
vous avez defendu Mazarin, ce qui n'est pas la meme chose.

-- Mais, monsieur...

-- Vous avez fait une enormite, jeune homme, vous vous etes mele
de choses qui ne vous regardent pas.

-- Cependant vous-meme...

-- Oh! moi, c'est autre chose; moi, j'ai du obeir aux ordres de
mon capitaine. Votre capitaine, a vous, c'est M. le Prince.
Entendez bien cela, vous n'en avez pas d'autre. Mais a-t-on vu,
continua d'Artagnan, cette mauvaise tete qui va se faire mazarin,
et qui aide a arreter Broussel! Ne soufflez pas un mot de cela, au
moins, ou M. le comte de La Fere serait furieux.

-- Vous croyez que M. le comte de La Fere se facherait contre moi?

-- Si je le crois! j'en suis sur; sans cela je vous remercierais,
car enfin vous avez travaille pour nous. Aussi je vous gronde en
son lieu et place; la tempete sera plus douce, croyez-moi. Puis,
ajouta d'Artagnan, j'use, mon cher enfant, du privilege que votre
tuteur m'a concede.

-- Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Raoul.

D'Artagnan se leva, alla a son secretaire, prit une lettre et la
presenta a Raoul.

Des que Raoul eut parcouru le papier, ses regards se troublerent.

-- Oh! mon Dieu, dit-il en levant ses beaux yeux tout humides de
larmes sur d'Artagnan, M. le comte a donc quitte Paris sans me
voir?

-- Il est parti il y a quatre jours, dit d'Artagnan.

-- Mais sa lettre semble indiquer qu'il court un danger de mort.

-- Ah bien oui; lui, courir un danger de mort! soyez tranquille:
non, il voyage pour affaire et va revenir bientot; vous n'avez pas
de repugnance, je l'espere, a m'accepter pour tuteur par interim?

-- Oh! non, monsieur d'Artagnan, dit Raoul, vous etes si brave
gentilhomme et M. le comte de La Fere vous aime tant!

-- Eh! mon Dieu! aimez-moi aussi; je ne vous tourmenterai guere,
mais a la condition que vous serez frondeur, mon jeune ami, et
tres frondeur meme.

-- Mais puis-je continuer de voir madame de Chevreuse?

-- Je le crois mordieu bien! et M. le coadjuteur aussi, et madame
de Longueville aussi; et si le bonhomme Broussel etait la, que
vous avez si etourdiment contribue a faire arreter, je vous
dirais: Faites vos excuses bien vite a M. Broussel et embrassez-le
sur les deux joues.

-- Allons, monsieur, je vous obeirai, quoique je ne vous comprenne
pas.

-- C'est inutile que vous compreniez. Tenez, continua d'Artagnan
en se tournant vers la porte qu'on venait d'ouvrir, voici M. du
Vallon qui nous arrive avec ses habits tout dechires.

-- Oui, mais en echange, dit Porthos ruisselant de sueur et tout
souille de poussiere, en echange j'ai dechire bien des peaux. Ces
croquants ne voulaient-ils pas m'oter mon epee! Peste! quelle
emotion populaire! continua le geant avec son air tranquille; mais
j'en ai assomme plus de vingt avec le pommeau de Balizarde... Un
doigt de vin, d'Artagnan.

-- Oh! je m'en rapporte a vous, dit le Gascon en remplissant le
verre de Porthos jusqu'au bord; mais quand vous aurez bu, dites-
moi votre opinion.

Porthos avala le verre d'un trait; puis, quand il l'eut pose sur
la table et qu'il eut suce sa moustache:

-- Sur quoi? dit-il.

-- Tenez, reprit d'Artagnan, voici monsieur de Bragelonne qui
voulait a toute force aider a l'arrestation de Broussel et que
j'ai eu grand peine a empecher de defendre M. de Comminges!

-- Peste! dit Porthos; et le tuteur, qu'aurait-il dit s'il eut
appris cela?

-- Voyez-vous, interrompit d'Artagnan; frondez, mon ami, frondez
et songez que je remplace M. le comte en tout.

Et il fit sonner sa bourse.

Puis, se retournant vers son compagnon:

-- Venez-vous, Porthos? dit-il.

-- Ou cela? demanda Porthos en se versant un second verre de vin.

-- Presenter nos hommages au cardinal.

Porthos avala le second verre avec la meme tranquillite qu'il
avait bu le premier, reprit son feutre, qu'il avait depose sur une
chaise, et suivit d'Artagnan.

Quant a Raoul, il resta tout etourdi de ce qu'il voyait,
d'Artagnan lui ayant defendu de quitter la chambre avant que toute
cette emotion se fut calmee.


XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache

D'Artagnan avait calcule ce qu'il faisait en ne se rendant pas
immediatement au Palais-Royal: il avait donne le temps a Comminges
de s'y rendre avant lui, et par consequent de faire part au
cardinal des services eminents que lui, d'Artagnan, et son ami
avaient rendus dans cette matinee au parti de la reine.

Aussi tous deux furent-ils admirablement recus par Mazarin, qui
leur fit force compliments et qui leur annonca que chacun d'eux
etait a plus de moitie chemin de ce qu'il desirait: c'est-a-dire
d'Artagnan de son capitainat, et Porthos de sa baronnie.

D'Artagnan aurait mieux aime de l'argent que tout cela, car il
savait que Mazarin promettait facilement et tenait avec grand-
peine: il estimait donc les promesses du cardinal comme viandes
creuses; mais il ne parut pas moins tres satisfait devant Porthos,
qu'il ne voulait pas decourager.

Pendant que les deux amis etaient chez le cardinal, la reine le
fit demander. Le cardinal pensa que c'etait un moyen de redoubler
le zele de ses deux defenseurs, en leur procurant les
remerciements de la reine elle-meme; il leur fit signe de le
suivre. D'Artagnan et Porthos lui montrerent leurs habits tout
poudreux et tout dechires, mais le cardinal secoua la tete.

-- Ces costumes-la, dit-il, valent mieux que ceux de la plupart
des courtisans que vous trouverez chez la reine, car ce sont des
costumes de bataille.

D'Artagnan et Porthos obeirent.

La cour d'Anne d'Autriche etait nombreuse et joyeusement bruyante,
car, a tout prendre, apres avoir remporte une victoire sur
l'Espagnol, on venait de remporter une victoire sur le peuple.
Broussel avait ete conduit hors de Paris sans resistance et devait
etre a cette heure dans les prisons de Saint-Germain; et
Blancmesnil, qui avait ete arrete en meme temps que lui, mais dont
l'arrestation s'etait operee sans bruit et sans difficulte, etait
ecroue au chateau de Vincennes.

Comminges etait pres de la reine, qui l'interrogeait sur les
details de son expedition; et chacun ecoutait son recit, lorsqu'il
apercut a la porte, derriere le cardinal qui entrait, d'Artagnan
et Porthos.

-- Eh! Madame, dit-il courant a d'Artagnan, voici quelqu'un qui
peut vous dire cela mieux que moi, car c'est mon sauveur. Sans
lui, je serais probablement dans ce moment arrete aux filets de
Saint-Cloud; car il ne s'agissait de rien moins que de me jeter a
la riviere. Parlez, d'Artagnan, parlez.

Depuis qu'il etait lieutenant aux mousquetaires, d'Artagnan
s'etait trouve cent fois peut-etre dans le meme appartement que la
reine, mais jamais celle-ci ne lui avait parle.

-- Eh bien, monsieur, apres m'avoir rendu un pareil service, vous
vous taisez? dit Anne d'Autriche.

-- Madame, repondit d'Artagnan, je n'ai rien a dire, sinon que ma
vie est au service de Votre Majeste, et que je ne serai heureux
que le jour ou je la perdrai pour elle.

-- Je sais cela, monsieur, je sais cela, dit la reine, et depuis
longtemps. Aussi suis-je charmee de pouvoir vous donner cette
marque publique de mon estime et de ma reconnaissance.

-- Permettez-moi, Madame, dit d'Artagnan, d'en reverser une part
sur mon ami, ancien mousquetaire de la compagnie de Treville,
comme moi (il appuya sur ces mots), et qui a fait des merveilles,
ajouta-t-il.

-- Le nom de monsieur? demanda la reine.

-- Aux mousquetaires, dit d'Artagnan, il s'appelait Porthos (la
reine tressaillit), mais son veritable nom est le chevalier du
Vallon.

-- De Bracieux de Pierrefonds, ajouta Porthos.

-- Ces noms sont trop nombreux pour que je me les rappelle tous,
et je ne veux me souvenir que du premier, dit gracieusement la
reine.

Porthos salua. D'Artagnan fit deux pas en arriere.

Il y eut un cri de surprise dans la royale assemblee. Quoique
M. le coadjuteur eut preche le matin meme, on savait qu'il
penchait fort du cote de la Fronde; et Mazarin, en demandant a
M. l'archeveque de Paris de faire precher son neveu, avait eu
evidemment l'intention de porter a M. de Retz une de ces bottes a
l'italienne qui le rejouissaient si fort.

En effet, au sortir de Notre-Dame, le coadjuteur avait appris
l'evenement. Quoique a peu pres engage avec les principaux
frondeurs, il ne l'etait point assez pour qu'il ne put faire
retraite si la cour lui offrait les avantages qu'il ambitionnait
et auxquels la coadjutorerie n'etait qu'un acheminement.
M. de Retz voulait etre archeveque en remplacement de son oncle,
et cardinal, comme Mazarin. Or, le parti populaire pouvait
difficilement lui accorder ces faveurs toutes royales. Il se
rendait donc au palais pour faire compliment a la reine sur la
bataille de Lens, determine d'avance a agir pour ou contre la
cour, selon que son compliment serait bien ou mal recu.

Le coadjuteur fut donc annonce; il entra, et, a son aspect, toute
cette cour triomphante redoubla de curiosite pour entendre ses
paroles.

Le coadjuteur avait a lui seul a peu pres autant d'esprit que tous
ceux qui etaient reunis la pour se moquer de lui. Aussi son
discours fut-il si parfaitement habile, que, si bonne envie que
les assistants eussent d'en rire, ils n'y trouvaient point prise.
Il termina en disant qu'il mettait sa faible puissance au service
de Sa Majeste.

La reine parut, tout le temps qu'elle dura, gouter fort la
harangue de M. le coadjuteur; mais cette harangue terminee par
cette phrase, la seule qui donnat prise aux quolibets, Anne se
retourna, et un coup d'oeil decoche vers ses favoris leur annonca
qu'elle leur livrait le coadjuteur. Aussitot les plaisants de cour
se lancerent dans la mystification. Nogent-Bautru, le bouffon de
la maison, s'ecria que la reine etait bien heureuse de trouver les
secours de la religion dans un pareil moment.

Chacun eclata de rire.

Le comte de Villeroy dit qu'il ne savait pas comment on avait pu
craindre un instant, quand on avait pour defendre la cour contre
le parlement et les bourgeois de Paris, M. le coadjuteur qui, d'un
signe, pouvait lever une armee de cures, de suisses et de bedeaux.

Le marechal de La Meilleraie ajouta que, le cas echeant ou l'on en
viendrait aux mains, et ou M. le coadjuteur ferait le coup de feu,
il etait facheux seulement que M. le coadjuteur ne put pas etre
reconnu a un chapeau rouge dans la melee, comme Henri IV l'avait
ete a sa plume blanche a la bataille d'Ivry.

Gondy, devant cet orage qu'il pouvait rendre mortel pour les
railleurs, demeura calme et severe. La reine lui demanda alors
s'il avait quelque chose a ajouter au beau discours qu'il venait
de lui faire.

-- Oui, Madame, dit le coadjuteur, j'ai a vous prier d'y reflechir
a deux fois avant de mettre la guerre civile dans le royaume.

La reine tourna le dos et les rires recommencerent.

Le coadjuteur salua et sortit du palais en lancant au cardinal,
qui le regardait, un de ces regards qu'on comprend entre ennemis
mortels. Ce regard etait si acere, qu'il penetra jusqu'au fond du
coeur de Mazarin, et que celui-ci, sentant que c'etait une
declaration de guerre, saisit le bras de d'Artagnan et lui dit:

-- Dans l'occasion, monsieur, vous reconnaitrez bien cet homme,
qui vient de sortir, n'est-ce pas?

-- Oui, Monseigneur, dit-il.

Puis, se tournant a son tour vers Porthos:

-- Diable! dit-il, cela se gate; je n'aime pas les querelles entre
les gens Eglise.

Gondy se retira en semant les benedictions sur son passage et en
se donnant le malin plaisir de faire tomber a ses genoux jusqu'aux
serviteurs de ses ennemis.

-- Oh! murmura-t-il en franchissant le seuil du palais, cour
ingrate, cour perfide, cour lache! je t'apprendrai demain a rire,
mais sur un autre ton.

Mais tandis que l'on faisait des extravagances de joie au Palais-
Royal pour rencherir sur l'hilarite de la reine, Mazarin, homme de
sens, et qui d'ailleurs avait toute la prevoyance de la peur, ne
perdait pas son temps a de vaines et dangereuses plaisanteries: il
etait sorti derriere le coadjuteur, assurait ses comptes, serrait
son or, et faisait, par des ouvriers de confiance, pratiquer des
cachettes dans ses murailles.

En rentrant chez lui, le coadjuteur apprit qu'un jeune homme etait
venu apres son depart et l'attendait; il demanda le nom de ce
jeune homme, et tressaillit de joie en apprenant qu'il s'appelait
Louvieres.

Il courut aussitot a son cabinet; en effet le fils de Broussel,
encore tout furieux et tout sanglant de la lutte contre les gens
du roi, etait la. La seule precaution qu'il eut prise pour venir a
l'archeveche avait ete de deposer son arquebuse chez un ami.

Le coadjuteur alla a lui et lui tendit la main. Le jeune homme le
regarda comme s'il eut voulu lire au fond de son coeur.

-- Mon cher monsieur Louvieres, dit le coadjuteur, croyez que je
prends une part bien reelle au malheur qui vous arrive.

-- Est-ce vrai et parlez-vous serieusement? dit Louvieres.

-- Du fond du coeur, dit de Gondy.

-- En ce cas, Monseigneur, le temps des paroles est passe, et
l'heure d'agir est venue; Monseigneur, si vous le voulez, mon
pere, dans trois jours, sera hors de prison, et dans six mois vous
serez cardinal.

Le coadjuteur tressaillit.

-- Oh! parlons franc, dit Louvieres, et jouons cartes sur table.
on ne seme pas pour trente mille ecus d'aumones comme vous l'avez
fait depuis six mois par pure charite chretienne, ce serait trop
beau. Vous etes ambitieux, c'est tout simple: vous etes homme de
genie et vous sentez votre valeur. Moi je hais la cour et n'ai, en
ce moment-ci, qu'un seul desir, la vengeance. Donnez-nous le
clerge et le peuple, dont vous disposez; moi, je vous donne la
bourgeoisie et le parlement; avec ces quatre elements, dans huit
jours Paris est a nous, et, croyez-moi, monsieur le coadjuteur, la
cour donnera par crainte ce qu'elle ne donnerait pas par
bienveillance.

Le coadjuteur regarda a son tour Louvieres de son oeil percant.

-- Mais, monsieur Louvieres, savez-vous que c'est tout bonnement
la guerre civile que vous me proposez la?

-- Vous la preparez depuis assez longtemps, Monseigneur, pour
qu'elle soit la bienvenue de vous.

-- N'importe, dit le coadjuteur, vous comprenez que cela demande
reflexion?

-- Et combien d'heures demandez-vous?

-- Douze heures, monsieur. Est-ce trop?

-- Il est midi; a minuit je serai chez vous.

-- Si je n'etais pas rentre, attendez-moi.

-- A merveille. A minuit, Monseigneur.

-- A minuit, mon cher monsieur Louvieres.

Reste seul, Gondy manda chez lui tous les cures avec lesquels il
etait en relations. Deux heures apres, il avait reuni trente
desservants des paroisses les plus populeuses et par consequent
les plus remuantes de Paris.

Gondy leur raconta l'insulte qu'on venait de lui faire au Palais-
Royal, et rapporta les plaisanteries de Bautru, du comte de
Villeroy et du marechal de La Meilleraie. Les cures lui
demanderent ce qu'il y avait a faire.

-- C'est tout simple, dit le coadjuteur; vous dirigez les
consciences, eh bien! sapez-y ce miserable prejuge de la crainte
et du respect des rois; apprenez a vos ouailles que la reine est
un tyran, et repetez, tant et si fort que chacun le sache, que les
malheurs de la France viennent du Mazarin, son amant et son
corrupteur; commencez l'oeuvre aujourd'hui, a l'instant meme, et
dans trois jours, je vous attends au resultat. En outre, si
quelqu'un de vous a un bon conseil a me donner, qu'il reste, je
l'ecouterai avec plaisir.

Trois cures resterent: celui de Saint-Merri, celui de Saint-
Sulpice et celui de Saint-Eustache.

Les autres se retirerent.

-- Vous croyez donc pouvoir m'aider encore plus efficacement que
vos confreres? dit de Gondy.

-- Nous l'esperons, reprirent les cures.

-- Voyons, monsieur le desservant de Saint-Merri, commencez.

-- Monseigneur, j'ai dans mon quartier un homme qui pourrait vous
etre de la plus grande utilite.

-- Quel est cet homme?

-- Un marchand de la rue des Lombards, qui a la plus grande
influence sur le petit commerce de son quartier.

-- Comment l'appelez-vous?

-- C'est un nomme Planchet: il avait fait a lui seul une emeute il
y a six semaines a peu pres; mais, a la suite de cette emeute,
comme on le cherchait pour le pendre, il a disparu.

-- Et le retrouverez-vous?

-- Je l'espere, je ne crois pas qu'il ait ete arrete; et comme je
suis confesseur de sa femme, si elle sait ou il est, je le saurai.

-- Bien, monsieur le cure, cherchez-moi cet homme-la, et si vous
me le trouvez, amenez-le-moi.

-- A quelle heure, Monseigneur?

-- A six heures, voulez-vous?

-- Nous serons chez vous a six heures, Monseigneur.

-- Allez, mon cher cure, allez, et que Dieu vous seconde!

Le cure sortit.

-- Et vous, monsieur? dit Gondy en se retournant vers le cure de
Saint-Sulpice.

-- Moi, Monseigneur, dit celui-ci, je connais un homme qui a rendu
de grands services a un prince tres populaire, qui ferait un
excellent chef de revoltes et que je puis mettre a votre
disposition.

-- Comment nommez-vous cet homme?

-- M. le comte de Rochefort.

-- Je le connais aussi; malheureusement il n'est pas a Paris.

-- Monseigneur, il est rue Cassette.

-- Depuis quand?

-- Depuis trois jours deja.

-- Et pourquoi n'est-il pas venu me voir?

-- On lui a dit... Monseigneur me pardonnera...

-- Sans doute; dites.

-- Que Monseigneur etait en train de traiter avec la cour.

Gondy se mordit les levres.

-- On l'a trompe; amenez-le-moi a huit heures, monsieur le cure,
et que Dieu vous benisse comme je vous benis!

Le second cure s'inclina et sortit.

-- A votre tour, monsieur, dit le coadjuteur en se tournant vers
le dernier restant. Avez-vous aussi bien a m'offrir que ces deux
messieurs qui nous quittent?

-- Mieux, Monseigneur.

-- Diable! faites attention que vous prenez la un terrible
engagement: l'un m'a offert un marchand, l'autre m'a offert un
comte; vous allez donc m'offrir un prince, vous?

-- Je vais vous offrir un mendiant, Monseigneur.

-- Ah! ah! fit Gondy reflechissant, vous avez raison, monsieur le
cure; quelqu'un qui souleverait toute cette legion de pauvres qui
encombrent les carrefours de Paris et qui saurait leur faire
crier, assez haut pour que toute la France l'entendit, que c'est
le Mazarin qui les a reduits a la besace.

-- Justement j'ai votre homme.

-- Bravo! et quel est cet homme?

-- Un simple mendiant comme je vous l'ai dit, Monseigneur, qui
demande l'aumone en donnant de l'eau benite sur les marches de
l'eglise Saint-Eustache depuis six ans a peu pres.

-- Et vous dites qu'il a une grande influence sur ses pareils?

-- Monseigneur sait-il que la mendicite est un corps organise, une
espece d'association de ceux qui ne possedent pas contre ceux qui
possedent, une association dans laquelle chacun apporte sa part,
et qui releve d'un chef?

-- Oui, j'ai deja entendu dire cela, reprit le coadjuteur.

-- Eh bien! cet homme que je vous offre est un syndic general.

-- Et que savez-vous de cet homme?

-- Rien, Monseigneur, sinon qu'il me parait tourmente de quelque
remords.

-- Qui vous le fait croire?

-- Tous les 28 de chaque mois, il me fait dire une messe pour le
repos de l'ame d'une personne morte de mort violente; hier encore
j'ai dit cette messe.

-- Et vous l'appelez?

-- Maillard; mais je ne pense pas que ce soit son veritable nom.

-- Et croyez-vous qu'a cette heure nous le trouvions a son poste?

-- Parfaitement.

-- Allons voir votre mendiant, monsieur le cure; et s'il est tel
que vous me le dites, vous avez raison, c'est vous qui aurez
trouve le veritable tresor.

Et Gondy s'habilla en cavalier, mit un large feutre avec une plume
rouge, ceignit une longue epee, boucla des eperons a ses bottes,
s'enveloppa d'un ample manteau et suivit le cure.

Le coadjuteur et son compagnon traverserent toutes les rues qui
separent l'archeveche de l'eglise Saint-Eustache, examinant avec
soin l'esprit du peuple. Le peuple etait emu, mais, comme un
essaim d'abeilles effarouchees, semblait ne savoir sur quelle
place s'abattre, et il etait evident que, si l'on ne trouvait des
chefs a ce peuple, tout se passerait en bourdonnements.

En arrivant a la rue des Prouvaires, le cure etendit la main vers
le parvis de l'eglise.

-- Tenez, dit-il, le voila, il est a son poste.

Gondy regarda du cote indique, et apercut un pauvre assis sur une
chaise et adosse a une des moulures; il avait pres de lui un petit
seau et tenait un goupillon a la main.

-- Est-ce par privilege, dit Gondy, qu'il se tient la?

-- Non, Monseigneur, dit le cure, il a traite avec son
predecesseur de la place de donneur d'eau benite.

-- Traite?

-- Oui, ces places s'achetent; je crois que celui-ci a paye la
sienne cent pistoles.

-- Le drole est donc riche?

-- Quelques-uns de ces hommes meurent en laissant parfois vingt
mille, vingt-cinq mille, trente mille livres et meme plus.

-- Hum! fit Gondy en riant, je ne croyais pas si bien placer mes
aumones.

Cependant on s'avancait vers le parvis; au moment ou le cure et le
coadjuteur mettaient le pied sur la premiere marche de l'eglise,
le mendiant se leva et tendit son goupillon.

C'etait un homme de soixante-six a soixante-huit ans, petit, assez
gros, aux cheveux gris, aux yeux fauves. Il y avait sur sa figure
la lutte de deux principes opposes, une nature mauvaise domptee
par la volonte, peut-etre par le repentir.

En voyant le cavalier qui accompagnait le cure, il tressaillit
legerement et le regarda d'un air etonne.

Le cure et le coadjuteur toucherent le goupillon du bout des
doigts et firent le signe de la croix; le coadjuteur jeta une
piece d'argent dans le chapeau qui etait a terre.

-- Maillard, dit le cure, nous sommes venus, monsieur et moi, pour
causer un instant avec vous.

-- Avec moi! dit le mendiant; c'est bien de l'honneur pour un
pauvre donneur d'eau benite.

Il y avait dans la voix du pauvre un accent d'ironie qu'il ne put
dominer tout a fait et qui etonna le coadjuteur.

-- Oui, continua le cure qui semblait habitue a cet accent, oui,
nous avons voulu savoir ce que vous pensiez des evenements
d'aujourd'hui, et ce que vous en avez entendu dire aux personnes
qui entrent a l'eglise et qui en sortent.

Le mendiant hocha la tete.

-- Ce sont de tristes evenements, monsieur le cure, qui, comme
toujours, retombent sur le pauvre peuple. Quant a ce qu'on en dit,
tout le monde est mecontent, tout le monde se plaint, mais qui dit
tout le monde ne dit personne.

-- Expliquez-vous, mon cher ami, dit le coadjuteur.

-- Je dis que tous ces cris, toutes ces plaintes, toutes ces
maledictions ne produiront qu'une tempete et des eclairs, voila
tout; mais que le tonnerre ne tombera que lorsqu'il y aura un chef
pour le diriger.

-- Mon ami, dit Gondy, vous me paraissez un habile homme; seriez-
vous dispose a vous meler d'une petite guerre civile dans le cas
ou nous en aurions une, et a mettre a la disposition de ce chef,
si nous en trouvions un, votre pouvoir personnel et l'influence
que vous avez acquise sur vos camarades?

-- Oui, monsieur, pourvu que cette guerre fut approuvee par
Eglise, et par consequent put me conduire au but que je veux
atteindre, c'est-a-dire a la remission de mes peches.

-- Cette guerre sera non seulement approuvee, mais encore dirigee
par elle. Quant a la remission de vos peches, nous avons
M. l'archeveque de Paris qui tient de grands pouvoirs de la cour
de Rome, et meme M. le coadjuteur qui possede des indulgences
plenieres; nous vous recommanderions a lui.

-- Songez, Maillard, dit le cure, que c'est moi qui vous ai
recommande a monsieur qui est un seigneur tout-puissant, et qui en
quelque sorte ai repondu de vous.

-- Je sais, monsieur le cure, dit le mendiant, que vous avez
toujours ete excellent pour moi; aussi, de mon cote, suis-je tout
dispose a vous etre agreable.

-- Et croyez-vous votre pouvoir aussi grand sur vos confreres que
me le disait tout a l'heure M. le cure?

-- Je crois qu'ils ont pour moi une certaine estime, dit le
mendiant avec orgueil, et que non seulement ils feront tout ce que
je leur ordonnerai, mais encore que partout ou j'irai ils me
suivront.

-- Et pouvez-vous me repondre de cinquante hommes bien resolus, de
bonnes ames oisives et bien animees, de braillards capables de
faire tomber les murs du Palais-Royal en criant: "A bas le
Mazarin!" comme tombaient autrefois ceux de Jericho?

-- Je crois, dit le mendiant, que je puis etre charge de choses
plus difficiles et plus importantes que cela.

-- Ah! ah! dit Gondy, vous chargeriez-vous donc dans une nuit de
faire une dizaine de barricades?

-- Je me chargerais d'en faire cinquante, et, le jour venu, de les
defendre.

-- Pardieu, dit de Gondy, vous parlez avec une assurance qui me
fait plaisir, et puisque M. le cure me repond de vous...

-- J'en reponds, dit le cure.

-- Voici un sac contenant cinq cents pistoles en or, faites toutes
vos dispositions, et dites-moi ou je puis vous retrouver ce soir a
dix heures.

-- Il faudrait que ce fut dans un endroit eleve, et d'ou un signal
fait put etre vu dans tous les quartiers de Paris.

-- Voulez-vous que je vous donne un mot pour le vicaire de Saint-
Jacques-la-Boucherie? Il vous introduira dans une des chambres de
la tour, dit le cure.

-- A merveille, dit le mendiant.

-- Donc, dit le coadjuteur, ce soir, a dix heures; et si je suis
content de vous, il y aura a votre disposition un autre sac de
cinq cents pistoles.

Les yeux du mendiant brillerent d'avidite, mais il reprima cette
emotion.

-- A ce soir, monsieur, repondit-il, tout sera pret.

Et il reporta sa chaise dans l'eglise, rangea pres de sa chaise
son seau et son goupillon, alla prendre de l'eau benite au
benitier, comme s'il n'avait pas confiance dans la sienne, et
sortit de l'eglise.


XLIX. La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie

A six heures moins un quart, M. de Gondy avait fait toutes ses
courses et etait rentre a l'archeveche.

A six heures on annonca le cure de Saint-Merri.

Le coadjuteur jeta vivement les yeux derriere lui et vit qu'il
etait suivi d'un autre homme.

-- Faites entrer, dit-il.

Le cure entra, et Planchet avec lui.

-- Monseigneur, dit le cure de Saint-Merri, voici la personne dont
j'ai eu l'honneur de vous parler.

Planchet salua de l'air d'un homme qui a frequente les bonnes
maisons.

-- Et vous etes dispose a servir la cause du peuple? demanda
Gondy.

-- Je crois bien, dit Planchet: je suis frondeur dans l'ame. Tel
que vous me voyez, Monseigneur, je suis condamne a etre pendu.

-- Et a quelle occasion?

-- J'ai tire des mains des sergents de Mazarin un noble seigneur
qu'ils reconduisaient a la Bastille, ou il etait depuis cinq ans.

-- Vous le nommez?

-- Oh! Monseigneur le connait bien: c'est le comte de Rochefort.

-- Ah! vraiment oui! dit le coadjuteur, j'ai entendu parler de
cette affaire: vous aviez souleve tout le quartier, m'a-t-on dit?

-- A peu pres, dit Planchet d'un air satisfait de lui-meme.

-- Et vous etes de votre etat?...

-- Confiseur, rue des Lombards.

-- Expliquez-moi comment il se fait qu'exercant un etat si
pacifique vous ayez des inclinations si belliqueuses?

-- Comment Monseigneur, etant Eglise, me recoit-il maintenant en
habit de cavalier, avec l'epee au cote et les eperons aux bottes?

-- Pas mal repondu, ma foi! dit Gondy en riant; mais, vous le
savez, j'ai toujours eu, malgre mon rabat, des inclinations
guerrieres.

-- Eh bien, Monseigneur, moi, avant d'etre confiseur, j'ai ete
trois ans sergent au regiment de Piemont, et avant d'etre trois
ans au regiment de Piemont, j'ai ete dix-huit mois laquais de
M. d'Artagnan.

-- Le lieutenant aux mousquetaires? demanda Gondy.

-- Lui-meme, Monseigneur.

-- Mais on le dit mazarin enrage?

-- Heu... fit Planchet.

-- Que voulez-vous dire?

-- Rien, Monseigneur. M. d'Artagnan est au service; M. d'Artagnan
fait son etat de defendre Mazarin, qui le paye, comme nous
faisons, nous autres bourgeois, notre etat d'attaquer le Mazarin,
qui nous vole.

-- Vous etes un garcon intelligent, mon ami, peut-on compter sur
vous?

-- Je croyais, dit Planchet, que M. le cure vous avait repondu
pour moi.

-- En effet; mais j'aime a recevoir cette assurance de votre
bouche.

-- Vous pouvez compter sur moi, Monseigneur, pourvu qu'il s'agisse
de faire un bouleversement par la ville.

-- Il s'agit justement de cela. Combien d'hommes croyez-vous
pouvoir rassembler dans la nuit?

-- Deux cents mousquets et cinq cents hallebardes.

-- Qu'il y ait seulement un homme par chaque quartier qui en fasse
autant, et demain nous aurons une assez forte armee.

-- Mais oui.

-- Seriez-vous dispose a obeir au comte de Rochefort?

-- Je le suivrais en enfer; et ce n'est pas peu dire, car je le
crois capable d'y descendre.

-- Bravo!

-- A quel signe pourra-t-on distinguer demain les amis des
ennemis?

-- Tout frondeur peut mettre un noeud de paille a son chapeau.

-- Bien. Donnez la consigne.

-- Avez-vous besoin d'argent?

-- L'argent ne fait jamais de mal en aucune chose, Monseigneur. Si
on n'en a pas, on s'en passera; si on en a, les choses n'iront que
plus vite et mieux.

Gondy alla a un coffre et tira un sac.

-- Voici cinq cents pistoles, dit-il; et si l'action va bien,
comptez demain sur pareille somme.

-- Je rendrai fidelement compte a Monseigneur de cette somme, dit
Planchet en mettant le sac sous son bras.

-- C'est bien, je vous recommande le cardinal.

-- Soyez tranquille, il est en bonnes mains.

Planchet sortit, le cure resta un peu en arriere.

-- Etes-vous content, Monseigneur? dit-il.

-- Oui, cet homme m'a l'air d'un gaillard resolu.

-- Eh bien, il fera plus qu'il n'a promis.

-- C'est merveilleux alors.

Et le cure rejoignit Planchet, qui l'attendait sur l'escalier. Dix
minutes apres on annoncait le cure de Saint-Sulpice.

Des que la porte du cabinet de Gondy fut ouverte, un homme s'y
precipita, c'etait le comte de Rochefort.

-- C'est donc vous, mon cher comte! dit de Gondy en lui tendant la
main.

-- Vous etes donc enfin decide, Monseigneur? dit Rochefort.

-- Je l'ai toujours ete, dit Gondy.

-- Ne parlons plus de cela, vous le dites, je vous crois; nous
allons donner le bal au Mazarin.

-- Mais... je l'espere.

-- Et quand commencera la danse?

-- Les invitations se font pour cette nuit, dit le coadjuteur,
mais les violons ne commenceront a jouer que demain matin.

-- Vous pouvez compter sur moi et sur cinquante soldats que m'a
promis le chevalier d'Humieres, dans l'occasion ou j'en aurais
besoin.

-- Sur cinquante soldats?

-- Oui; il fait des recrues et me les prete; la fete finie, s'il
en manque, je les remplacerai.

-- Bien, mon cher Rochefort; mais ce n'est pas tout.

-- Qu'y a-t-il encore? demanda Rochefort en souriant.

-- M. de Beaufort, qu'en avez-vous fait?

-- Il est dans le Vendomois, ou il attend que je lui ecrive de
revenir a Paris.

-- Ecrivez-lui, il est temps.

-- Vous etes donc sur de votre affaire?

-- Oui, mais il faut qu'il se presse; car a peine le peuple de
Paris va-t-il etre revolte, que nous aurons dix princes pour un
qui voudront se mettre a sa tete: s'il tarde, il trouvera la place
prise.

-- Puis-je lui donner avis de votre part?

-- Oui, parfaitement.

-- Puis-je lui dire qu'il doit compter sur vous?

-- A merveille.

-- Et vous lui laisserez tout pouvoir?

-- Pour la guerre, oui; quant a la politique...

-- Vous savez que ce n'est pas son fort.

-- Il me laissera negocier a ma guise mon chapeau de cardinal.

-- Vous y tenez?

-- Puisqu'on me force de porter un chapeau d'une forme qui ne me
convient pas, dit Gondy, je desire au moins que ce chapeau soit
rouge.

-- Il ne faut pas disputer des gouts et des couleurs, dit
Rochefort en riant; je reponds de son consentement.

-- Et vous lui ecrivez ce soir?

-- Je fais mieux que cela, je lui envoie un messager.

-- Dans combien de jours peut-il etre ici?

-- Dans cinq jours.

-- Qu'il vienne, et il trouvera un changement.

-- Je le desire.

-- Je vous en reponds.

-- Ainsi?

-- Allez rassembler vos cinquante hommes et tenez-vous pret.

-- A quoi?

-- A tout.

-- Y a-t-il un signe de ralliement?

-- Un noeud de paille au chapeau.

-- C'est bien. Adieu, Monseigneur.

-- Adieu, mon cher Rochefort.

-- Ah! mons Mazarin, mons Mazarin! dit Rochefort en entrainant son
cure, qui n'avait pas trouve moyen de placer un mot dans ce
dialogue, vous verrez si je suis trop vieux pour etre un homme
d'action!

Il etait neuf heures et demie, il fallait bien une demi-heure au
coadjuteur pour se rendre de l'archeveche a la tour de Saint-
Jacques-la-Boucherie.

Le coadjuteur remarqua qu'une lumiere veillait a l'une des
fenetres les plus elevees de la tour.

-- Bon, dit-il, notre syndic est a son poste.

Il frappa, on vint lui ouvrir. Le vicaire lui-meme l'attendait et
le conduisit en l'eclairant jusqu'au haut de la tour; arrive la,
il lui montra une petite porte, posa la lumiere dans un angle de
la muraille pour que le coadjuteur put la trouver en sortant, et
descendit.

Quoique la clef fut a la porte, le coadjuteur frappa.

-- Entrez, dit une voix que le coadjuteur reconnut pour celle du
mendiant.

De Gondy entra. C'etait effectivement le donneur d'eau benite du
parvis Saint-Eustache. Il attendait couche sur une espece de
grabat.

En voyant entrer le coadjuteur il se leva.

Dix heures sonnerent.

-- Eh bien! dit Gondy, m'as-tu tenu parole?

-- Pas tout a fait, dit le mendiant.

-- Comment cela?

-- Vous m'avez demande cinq cents hommes, n'est-ce pas?

-- Oui, eh bien?

-- Eh bien! je vous en aurai deux mille.

-- Tu ne te vantes pas?

-- Voulez-vous une preuve?

-- Oui.

Trois chandelles etaient allumees, chacune d'elles brulant devant
une fenetre dont l'une donnait sur la Cite, l'autre sur le Palais-
Royal, l'autre sur la rue Saint-Denis.

L'homme alla silencieusement a chacune des trois chandelles et les
souffla l'une apres l'autre.

Le coadjuteur se trouva dans l'obscurite, la chambre n'etait plus
eclairee que par le rayon incertain de la lune perdue dans les
gros nuages noirs dont elle frangeait d'argent les extremites.

-- Qu'as-tu fait? dit le coadjuteur.

-- J'ai donne le signal.

-- Lequel?

-- Celui des barricades.

-- Ah! ah!

-- Quand vous sortirez d'ici vous verrez mes hommes a l'oeuvre.
Prenez seulement garde de vous casser les jambes en vous heurtant
a quelque chaine ou en vous laissant tomber dans quelque trou.

-- Bien! Voici la somme, la meme que celle que tu as recue.
Maintenant souviens-toi que tu es un chef et ne va pas boire.

-- Il y a vingt ans que je n'ai bu que de l'eau.

L'homme prit le sac des mains du coadjuteur, qui entendit le bruit
que faisait la main en fouillant et en maniant les pieces d'or.

-- Ah! ah! dit le coadjuteur, tu es avare, mon drole.

Le mendiant poussa un soupir et rejeta le sac.

-- Serai-je donc toujours le meme, dit-il, et ne parviendrai-je
jamais a depouiller le vieil homme? O misere, o vanite!

-- Tu le prends, cependant.

-- Oui, mais je fais voeu devant vous d'employer ce qui me restera
a des oeuvres pies.

Son visage etait pale et contracte comme l'est celui d'un homme
qui vient de subir une lutte interieure.

-- Singulier homme! murmura Gondy.

Et il prit son chapeau pour s'en aller, mais en se retournant il
vit le mendiant entre lui et la porte.

Son premier mouvement fut que cet homme lui voulait quelque mal.

Mais bientot, au contraire, il lui vit joindre les deux mains et
il tomba a genoux.

-- Monseigneur, lui dit-il, avant de me quitter, votre
benediction, je vous prie.

-- Monseigneur! s'ecria Gondy; mon ami, tu me prends pour un
autre.

-- Non, Monseigneur, je vous prends pour ce que vous etes, c'est-
a-dire pour M. le coadjuteur; je vous ai reconnu du premier coup
d'oeil.

Gondy sourit.

-- Et tu veux ma benediction? dit-il.

-- Oui, j'en ai besoin.

Le mendiant dit ces paroles avec un ton d'humilite si grande et de
repentir si profond, que Gondy etendit sa main sur lui et lui
donna sa benediction avec toute l'onction dont il etait capable.

-- Maintenant, dit le coadjuteur, il y a communion entre nous. Je
t'ai beni et tu m'es sacre, comme a mon tour je le suis pour toi.
Voyons, as-tu commis quelque crime que poursuive la justice
humaine dont je puisse te garantir?

Le mendiant secoua la tete.

-- Le crime que j'ai commis, Monseigneur, ne releve point de la
justice humaine, et vous ne pouvez m'en delivrer qu'en me
benissant souvent comme vous venez de le faire.

-- Voyons, sois franc, dit le coadjuteur, tu n'as pas fait toute
ta vie le metier que tu fais?

-- Non, Monseigneur, je ne le fais pas depuis six ans.

-- Avant de le faire, ou etais-tu?

-- A la Bastille.

-- Et avant d'etre a la Bastille?

-- Je vous le dirai, Monseigneur, le jour ou vous voudrez bien
m'entendre en confession.

-- C'est bien. A quelque heure du jour ou de la nuit que tu te
presentes, souviens-toi que je suis pret a te donner l'absolution.

-- Merci, Monseigneur, dit le mendiant d'une voix sourde, mais je
ne suis pas encore pret a la recevoir.

-- C'est bien. Adieu.

-- Adieu, Monseigneur, dit le mendiant en ouvrant la porte et en
se courbant devant le prelat.

Le coadjuteur prit la chandelle, descendit et sortit tout reveur.


L. L'emeute

Il etait onze heures de la nuit a peu pres. Gondy n'eut pas fait
cent pas dans les rues de Paris qu'il s'apercut du changement
etrange qui s'etait opere.

Toute la ville semblait habitee d'etres fantastiques; on voyait
des ombres silencieuses qui depavaient les rues, d'autres qui
trainaient et qui renversaient des charrettes, d'autres qui
creusaient des fosses a engloutir des compagnies entieres de
cavaliers. Tous ces personnages si actifs allaient, venaient,
couraient, pareils a des demons accomplissant quelque oeuvre
inconnue: c'etaient les mendiants de la cour des Miracles,
c'etaient les agents du donneur d'eau benite du parvis Saint-
Eustache qui preparaient les barricades du lendemain.

Gondy regardait ces hommes de l'obscurite, ces travailleurs
nocturnes, avec une certaine epouvante; il se demandait si, apres
avoir fait sortir toutes ces creatures immondes de leurs repaires,
il aurait le pouvoir de les y faire rentrer. Quand quelqu'un de
ces etres s'approchait de lui, il etait pret a faire le signe de
la croix.

Il gagna la rue Saint-Honore et la suivit en s'avancant vers la
rue de la Ferronnerie. La, l'aspect changea: c'etaient des
marchands qui couraient de boutique en boutique; les portes
semblaient fermees comme les contrevents; mais elles n'etaient que
poussees, si bien qu'elles s'ouvraient et se refermaient aussitot
pour donner entree a des hommes qui semblaient craindre de laisser
voir ce qu'ils portaient; ces hommes, c'etaient les boutiquiers
qui ayant des armes en pretaient a ceux qui n'en avaient pas.

Un individu allait de porte en porte, pliant sous le poids
d'epees, d'arquebuses, de mousquetons, d'armes de toute espece,
qu'il deposait au fur et a mesure. A la lueur d'une lanterne, le
coadjuteur reconnut Planchet.

Le coadjuteur regagna le quai par la rue de la Monnaie; sur le
quai, des groupes de bourgeois en manteaux noirs et gris, selon
qu'ils appartenaient a la haute ou a la basse bourgeoisie,
stationnaient immobiles, tandis que des hommes isoles passaient
d'un groupe a l'autre. Tous ces manteaux gris ou noirs etaient
releves par-derriere par la pointe d'une epee, par-devant par le
canon d'une arquebuse ou d'un mousqueton.

En arrivant sur le Pont-Neuf, le coadjuteur trouva ce pont garde;
un homme s'approcha de lui.

-- Qui etes-vous? demanda cet homme; je ne vous reconnais pas pour
etre des notres.

-- C'est que vous ne reconnaissez pas vos amis, mon cher monsieur
Louvieres, dit le coadjuteur en levant son chapeau.

Louvieres le reconnut et s'inclina.

Gondy poursuivit sa route et descendit jusqu'a la tour de Nesle.
La, il vit une longue file de gens qui se glissaient le long des
murs. On eut dit d'une procession de fantomes, car ils etaient
tous enveloppes de manteaux blancs. Arrives a un certain endroit,
tous ces hommes semblaient s'aneantir l'un apres l'autre comme si
la terre eut manque sous leurs pieds. Gondy s'accouda dans un
angle et les vit disparaitre depuis le premier jusqu'a l'avant-
dernier.

Le dernier leva les yeux pour s'assurer sans doute que lui et ses
compagnons n'etaient point epies, et malgre l'obscurite il apercut
Gondy. Il marcha droit a lui et lui mit le pistolet sous la gorge.

-- Hola! monsieur de Rochefort, dit Gondy en riant, ne plaisantons
pas avec les armes a feu.

Rochefort reconnut la voix.

-- Ah! c'est vous, Monseigneur? dit-il.

-- Moi-meme. Quelles gens menez-vous ainsi dans les entrailles de
la terre?

-- Mes cinquante recrues du chevalier d'Humieres, qui sont
destinees a entrer dans les chevau-legers, et qui ont pour tout
equipement recu leurs manteaux blancs.

-- Et vous allez?

-- Chez un sculpteur de mes amis; seulement nous descendons par la
trappe ou il introduit ses marbres.

-- Tres bien, dit Gondy.

Et il donna une poignee de main a Rochefort, qui descendit a son
tour et referma la trappe derriere lui.

Le coadjuteur rentra chez lui. Il etait une heure du matin. Il
ouvrit la fenetre et se pencha pour ecouter.

Il se faisait par toute la ville une rumeur etrange, inouie,
inconnue; on sentait qu'il se passait dans toutes ces rues,
obscures comme des gouffres, quelque chose d'inusite et de
terrible. De temps en temps un grondement pareil a celui d'une
tempete qui s'amasse ou d'une houle qui monte se faisait entendre;
mais rien de clair, rien de distinct, rien d'explicable ne se
presentait a l'esprit: on eut dit de ces bruits mysterieux et
souterrains qui precedent les tremblements de terre.

L'oeuvre de revolte dura toute la nuit ainsi. Le lendemain, Paris
en s'eveillant sembla tressaillir a son propre aspect. On eut dit
d'une ville assiegee. Des hommes armes se tenaient sur les
barricades l'oeil menacant, le mousquet a l'epaule; des mots
d'ordre, des patrouilles, des arrestations, des executions meme,
voila ce que le passant trouvait a chaque pas. On arretait les
chapeaux a plumes et les epees dorees pour leur faire crier: _Vive
Broussel! a bas le Mazarin!_ et quiconque se refusait a cette
ceremonie etait hue, conspue et meme battu. On ne tuait pas
encore, mais on sentait que ce n'etait pas l'envie qui en
manquait.

Les barricades avaient ete poussees jusqu'aupres du Palais-Royal.
De la rue des Bons-Enfants a celle de la Ferronnerie, de la rue
Saint-Thomas-du-Louvre au Pont-Neuf, de la rue Richelieu a la
porte Saint-Honore, il y avait plus de dix mille hommes armes,
dont les plus avances criaient des defis aux sentinelles
impassibles du regiment des gardes placees en vedettes tout autour
du Palais-Royal, dont les grilles etaient refermees derriere
elles, precaution qui rendait leur situation precaire. Au milieu
de tout cela circulaient, par bandes de cent, de cent cinquante,
de deux cents, des hommes haves, livides, deguenilles, portant des
especes d'etendards ou etaient ecrits ces mots:_ Voyez la misere
du peuple!_ Partout ou passaient ces gens, des cris frenetiques se
faisaient entendre; et il y avait tant de bandes semblables, que
l'on criait partout.

L'etonnement d'Anne d'Autriche et de Mazarin fut grand a leur
lever, quand on vint leur annoncer que la Cite, que la veille au
soir ils avaient laissee tranquille, se reveillait fievreuse et
tout en emotion; aussi ni l'un ni l'autre ne voulaient-ils croire
les rapports qu'on leur faisait, disant qu'ils ne s'en
rapporteraient de cela qu'a leurs yeux et a leurs oreilles. On
leur ouvrit une fenetre. Ils virent, ils entendirent et ils furent
convaincus.

Mazarin haussa les epaules et fit semblant de mepriser fort cette
populace, mais il palit visiblement et, tout tremblant, courut a
son cabinet, enfermant son or et ses bijoux dans ses cassettes, et
passant a ses doigts ses plus beaux diamants. Quant a la reine,
furieuse et abandonnee a sa seule volonte, elle fit venir le
marechal de La Meilleraie, lui ordonna de prendre autant d'hommes
qu'il lui plairait et d'aller voir ce que c'etait que cette
_plaisanterie._

Le marechal etait d'ordinaire fort aventureux et ne doutait de
rien, ayant ce haut mepris de la populace que professaient pour
elle les gens d'epee; il prit cent cinquante hommes et voulut
sortir par le pont du Louvre, mais la il rencontra Rochefort et
ses cinquante chevau-legers accompagnes de plus de quinze cents
personnes. Il n'y avait pas moyen de forcer une pareille barriere.
Le marechal ne l'essaya meme point et remonta le quai.

Mais au Pont-Neuf il trouva Louvieres et ses bourgeois. Cette fois
le marechal essaya de charger, mais il fut accueilli a coups de
mousquet, tandis que les pierres tombaient comme grele par toutes
les fenetres. Il y laissa trois hommes.

Il battit en retraite vers le quartier des Halles, mais il y
trouva Planchet et ses hallebardiers. Les hallebardes se
coucherent menacantes vers lui; il voulut passer sur le ventre a
tous ces manteaux gris, mais les manteaux gris tinrent bon, et le
marechal recula vers la rue Saint-Honore, laissant sur le champ
quatre de ses gardes qui avaient ete tues tout doucement a l'arme
blanche.

Alors il s'engagea dans la rue Saint-Honore; mais la il rencontra
les barricades du mendiant de Saint-Eustache. Elles etaient
gardees, non seulement par des hommes armes, mais encore par des
femmes et des enfants. Maitre Friquet, possesseur d'un pistolet et
d'une epee que lui avait donnes Louvieres, avait organise une
bande de droles comme lui, et faisait un bruit a tout rompre.

Le marechal crut ce point plus mal garde que les autres et voulut
le forcer. Il fit mettre pied a terre a vingt hommes pour forcer
et ouvrir cette barricade, tandis que lui et le reste de sa troupe
a cheval protegeraient les assaillants. Les vingt hommes
marcherent droit a l'obstacle; mais, la, de derriere les poutres,
d'entre les roues des charrettes, du haut des pierres, une
fusillade terrible partit, et au bruit de cette fusillade, les
hallebardiers de Planchet apparurent au coin du cimetiere des
Innocents, et les bourgeois de Louvieres au coin de la rue de la
Monnaie.

Le marechal de La Meilleraie etait pris entre deux feux.

Le marechal de La Meilleraie etait brave, aussi resolut-il de
mourir ou il etait. Il rendit coups pour coups, et les hurlements
de douleur commencerent a retentir dans la foule. Les gardes,
mieux exerces, tiraient plus juste, mais les bourgeois, plus
nombreux, les ecrasaient sous un veritable ouragan de fer. Les
hommes tombaient autour de lui comme ils auraient pu tomber a
Rocroy ou a Lerida. Fontrailles, son aide de camp, avait le bras
casse, son cheval avait recu une balle dans le cou, et il avait
grand'peine a le maitriser, car la douleur le rendait presque fou.
Enfin, il en etait a ce moment supreme ou le plus brave sent le
frisson dans ses veines et la sueur sur son front, lorsque tout a
coup la foule s'ouvrit du cote de la rue de l'Arbre-Sec en criant:

-- _Vive le coadjuteur!_ et Gondy, en rochet et en camail, parut,
passant tranquille au milieu de la fusillade, et distribuant a
droite et a gauche ses benedictions avec autant de calme que s'il
conduisait la procession de la Fete-Dieu.

Tout le monde tomba a genoux.

Le marechal le reconnut et courut a lui.

-- Tirez-moi d'ici, au nom du ciel, dit-il, ou j'y laisserai ma
peau et celle de tous mes hommes.

Il se faisait un tumulte au milieu duquel on n'eut pas entendu
gronder le tonnerre du ciel. Gondy leva la main et reclama le
silence. On se tut.

-- Mes enfants, dit-il, voici M. le marechal de La Meilleraie, aux
intentions duquel vous vous etes trompes, et qui s'engage, en
rentrant au Louvre, a demander en votre nom, a la reine, la
liberte de notre Broussel. Vous y engagez-vous, marechal? ajouta
Gondy en se tournant vers La Meilleraie.

-- Morbleu! s'ecria celui-ci, je le crois bien que je m'y engage!
Je n'esperais pas en etre quitte a si bon marche.

-- Il vous donne sa parole de gentilhomme, dit Gondy.

Le marechal leva la main en signe d'assentiment.

-- "Vive le coadjuteur!" cria la foule. Quelques voix ajouterent
meme."Vive le marechal!" mais toutes reprirent en choeur: "A bas
le Mazarin!"

La foule s'ouvrit, le chemin de la rue Saint-Honore etait le plus
court. On ouvrit les barricades, et le marechal et le reste de sa
troupe firent retraite, precedes par Friquet et ses bandits, les
uns faisant semblant de battre du tambour, les autres imitant le
son de la trompette.

Ce fut presque une marche triomphante: seulement, derriere les
gardes, les barricades se refermaient; le marechal rongeait ses
poings.

Pendant ce temps, comme nous l'avons dit, Mazarin etait dans son
cabinet, mettant ordre a ses petites affaires. Il avait fait
demander d'Artagnan; mais, au milieu de tout ce tumulte, il
n'esperait pas le voir, d'Artagnan n'etant pas de service. Au bout
de dix minutes le lieutenant parut sur le seuil, suivi de son
inseparable Porthos.

-- Ah! venez, venez, _monsou_ d'Artagnan, s'ecria le cardinal, et
soyez le bienvenu, ainsi que votre ami. Mais que se passe-t-il
donc dans ce damne Paris?

-- Ce qui se passe, Monseigneur! rien de bon, dit d'Artagnan en
hochant la tete; la ville est en pleine revolte, et tout a
l'heure, comme je traversais la rue Montorgueil avec M. du Vallon
que voici et qui est bien votre serviteur, malgre mon uniforme et
peut-etre meme a cause de mon uniforme, on a voulu nous faire
crier: Vive Broussel! et faut-il que je dise, Monseigneur, ce
qu'on a voulu nous faire crier encore?

-- Dites, dites.

-- Et: A bas Mazarin! Ma foi, voila le grand mot lache.

Mazarin sourit, mais devint fort pale.

-- Et vous avez crie? dit-il.

-- Ma foi non, dit d'Artagnan, je n'etais pas en voix; M. du
Vallon est enrhume et n'a pas crie non plus. Alors, Monseigneur...

-- Alors quoi? demanda Mazarin.

-- Regardez mon chapeau et mon manteau.

Et d'Artagnan montra quatre trous de balle dans son manteau et
deux dans son feutre. Quant a l'habit de Porthos, un coup de
hallebarde l'avait ouvert sur le flanc, et un coup de pistolet
avait coupe sa plume.

-- _Diavolo_! dit le cardinal pensif et en regardant les deux amis
avec une naive admiration, j'aurais crie, moi!

En ce moment le tumulte retentit plus rapproche.

Mazarin s'essuya le front en regardant autour de lui. Il avait
bonne envie d'aller a la fenetre, mais il n'osait.

-- Voyez donc ce qui se passe, monsieur d'Artagnan, dit-il.

D'Artagnan alla a la fenetre avec son insouciance habituelle.

-- Oh! oh! dit-il, qu'est-ce que cela? le marechal de La
Meilleraie qui revient sans chapeau, Fontrailles qui porte son
bras en echarpe, des gardes blesses, des chevaux tout en sang...
Eh! mais... que font donc les sentinelles! elles mettent en joue,
elles vont tirer!

-- On leur a donne la consigne de tirer sur le peuple, s'ecria
Mazarin, si le peuple approchait du Palais-Royal.

-- Mais si elles font feu, tout est perdu! s'ecria d'Artagnan.

-- Nous avons les grilles.

-- Les grilles! il y en a pour cinq minutes; les grilles! elles
seront arrachees, tordues, broyees!... Ne tirez pas, mordieu!
s'ecria d'Artagnan en ouvrant la fenetre.

Malgre cette recommandation, qui, au milieu du tumulte, n'avait pu
etre entendue, trois ou quatre coups de mousquet retentirent, puis
une fusillade terrible leur succeda; on entendit cliqueter les
balles sur la facade du Palais-Royal, une d'elles passa sous le
bras de d'Artagnan et alla briser une glace dans laquelle Porthos
se mirait avec complaisance.

-- Ohime! s'ecria le cardinal; une glace de Venise!

-- Oh! Monseigneur, dit d'Artagnan en refermant tranquillement la
fenetre, ne pleurez pas encore, cela n'en vaut pas la peine, car
il est probable que dans une heure il n'en restera pas une au
Palais-Royal, de toutes vos glaces, qu'elles soient de Venise ou
de Paris.

-- Mais quel est donc votre avis, alors? dit le cardinal tout
tremblant.

-- Eh morbleu! de leur rendre Broussel, puisqu'ils vous le
redemandent! Que diable voulez-vous faire d'un conseiller au
parlement? ce n'est bon a rien!

-- Et vous, monsieur du Vallon, est-ce votre avis? Que feriez-
vous?

-- Je rendrais Broussel, dit Porthos.

-- Venez, venez, messieurs, s'ecria Mazarin, je vais parler de la
chose a la reine.

Au bout du corridor il s'arreta.

-- Je puis compter sur vous, n'est-ce pas, messieurs? dit-il.

-- Nous ne nous donnons pas deux fois, dit d'Artagnan, nous nous
sommes donnes a vous, ordonnez, nous obeirons.

-- Eh bien! dit Mazarin, entrez dans ce cabinet, et attendez.

En faisant un detour, il rentra dans le salon par une autre porte.


LI. L'emeute se fait revolte

Le cabinet ou l'on avait fait entrer d'Artagnan et Porthos n'etait
separe du salon ou se trouvait la reine que par des portieres de
tapisserie. Le peu d'epaisseur de la separation permettait donc
d'entendre tout ce qui se passait, tandis que l'ouverture qui se
trouvait entre les deux rideaux, si etroite qu'elle fut,
permettait de voir.

La reine etait debout dans ce salon, pale de colere; mais
cependant sa puissance sur elle-meme etait si grande, qu'on eut
dit qu'elle n'eprouvait aucune emotion. Derriere elle etaient
Comminges, Villequier et Guitaut; derriere les hommes, les femmes.

Devant elle, le chancelier Seguier, le meme qui, vingt ans
auparavant, l'avait si fort persecutee, racontait que son carrosse
venait d'etre brise, qu'il avait ete poursuivi, qu'il s'etait jete
dans l'Hotel d'O ..., que l'hotel avait ete aussitot envahi,
pille, devaste; heureusement il avait eu le temps de gagner un
cabinet perdu dans la tapisserie, ou une vieille femme l'avait
enferme avec son frere l'eveque de Meaux. La, le danger avait ete
si reel, les forcenes s'etaient approches de ce cabinet avec de
telles menaces, que le chancelier avait cru que son heure etait
venue, et qu'il s'etait confesse a son frere, afin d'etre tout
pret a mourir s'il etait decouvert. Heureusement ne l'avait-il
point ete: le peuple, croyant qu'il s'etait evade par quelque
porte de derriere, s'etait retire et lui avait laisse la retraite
libre. Il s'etait alors deguise avec les habits du marquis d'O...
et il etait sorti de l'hotel, enjambant par-dessus les corps de
son exempt et de deux gardes qui avaient ete tues en defendant la
porte de la rue.

Pendant ce recit, Mazarin etait entre, et sans bruit s'etait
glisse pres de la reine et ecoutait.

-- Eh bien! demanda la reine quand le chancelier eut fini, que
pensez-vous de cela?

-- Je pense que la chose est fort grave, Madame.

-- Mais quel conseil me proposez-vous?

-- J'en proposerais bien un a Votre Majeste, mais je n'ose.

-- Osez, osez, monsieur, dit la reine avec un sourire amer, vous
avez bien ose autre chose.

Le chancelier rougit et balbutia quelques mots.

-- Il n'est pas question du passe, mais du present, dit la reine.
Vous avez dit que vous aviez un conseil a me donner, quel est-il?

-- Madame, dit le chancelier en hesitant, ce serait de relacher
Broussel.

La reine, quoique tres pale, palit visiblement encore et sa figure
se contracta.

-- Relacher Broussel! dit-elle, jamais!

En ce moment on entendit des pas dans la salle precedente, et,
sans etre annonce, le marechal de La Meilleraie parut sur le seuil
de la porte.

-- Ah! vous voila, marechal! s'ecria Anne d'Autriche avec joie,
vous avez mis toute cette canaille a la raison, j'espere?

-- Madame, dit le marechal, j'ai laisse trois hommes au Pont-Neuf,
quatre aux Halles, six au coin de la rue de l'Arbre-Sec et deux a
la porte de votre palais, en tout quinze. Je ramene dix ou douze
blesses. Mon chapeau est reste je ne sais ou, emporte par une
balle et, selon toute probabilite, je serais reste avec mon
chapeau, sans M. le coadjuteur, qui est venu et qui m'a tire
d'affaire.

-- Ah! au fait, dit la reine, cela m'eut etonnee de ne pas voir ce
basset a jambes torses mele dans tout cela.

-- Madame, dit La Meilleraie en riant, n'en dites pas trop de mal
devant moi, car le service qu'il m'a rendu est encore tout chaud.

-- C'est bon, dit la reine, soyez-lui reconnaissant tant que vous
voudrez; mais cela ne m'engage pas, moi. Vous voila sain et sauf,
c'est tout ce que je desirais; soyez non seulement le bienvenu,
mais le bien revenu.

-- Oui, Madame; mais je suis le bien revenu a une condition, c'est
que je vous transmettrai les volontes du peuple.

-- Des volontes! dit Anne d'Autriche en froncant le sourcil. Oh!
oh! monsieur le marechal, il faut que vous vous soyez trouve dans
un bien grand danger, pour vous charger d'une ambassade si
etrange!

Et ces mots furent prononces avec un accent d'ironie qui n'echappa
point au marechal.

-- Pardon, Madame, dit le marechal, je ne suis pas avocat, je suis
homme de guerre, et par consequent peut-etre je comprends mal la
valeur des mots; c'est le _desir_ et non la volonte du peuple que
j'aurais du dire. Quant a ce que vous me faites l'honneur de me
repondre, je crois que vous vouliez dire que j'ai eu peur.

La reine sourit.

-- Eh bien! oui, Madame, j'ai eu peur; c'est la troisieme fois de
ma vie que cela m'arrive, et cependant je me suis trouve a douze
batailles rangees et je ne sais combien de combats et
d'escarmouches: oui, j'ai eu peur, et j'aime mieux etre en face de
Votre Majeste, si menacant que soit son sourire, qu'en face de ces
demons d'enfer qui m'ont accompagne jusqu'ici et qui sortent je ne
sais d'ou.

-- Bravo! dit tout bas d'Artagnan a Porthos, bien repondu.

-- Eh bien! dit la reine se mordant les levres, tandis que les
courtisans se regardaient avec etonnement, quel est ce desir de
mon peuple?

-- Qu'on lui rende Broussel, Madame, dit le marechal.

-- Jamais! dit la reine, jamais!

-- Votre Majeste est la maitresse, dit La Meilleraie saluant en
faisant un pas en arriere.

-- Ou allez-vous, marechal? dit la reine.

-- Je vais rendre la reponse de Votre Majeste a ceux qui
l'attendent.

-- Restez, marechal, je ne veux pas avoir l'air de parlementer
avec des rebelles.

-- Madame, j'ai donne ma parole, dit le marechal.

-- Ce qui veut dire?...

-- Que si vous ne me faites pas arreter, je suis force de
descendre.

Les yeux d'Anne d'Autriche lancerent deux eclairs.

-- Oh! qu'a cela ne tienne, monsieur, dit-elle, j'en ai fait
arreter de plus grands que vous; Guitaut!

Mazarin s'elanca.

-- Madame, dit-il, si j'osais a mon tour vous donner un avis...

-- Serait-ce aussi de rendre Broussel, monsieur? En ce cas vous
pouvez vous en dispenser.

-- Non, dit Mazarin, quoique peut-etre celui-la en vaille bien un
autre.

-- Que serait-ce, alors?

-- Ce serait d'appeler M. le coadjuteur.

-- Le coadjuteur! s'ecria la reine, cet affreux brouillon! C'est
lui qui a fait toute cette revolte.

-- Raison de plus, dit Mazarin; s'il l'a faite, il peut la
defaire.

-- Et tenez, Madame, dit Comminges qui se tenait pres d'une
fenetre par laquelle il regardait; tenez, l'occasion est bonne,
car le voici qui donne sa benediction sur la place du Palais-
Royal.

La reine s'elanca vers la fenetre.

-- C'est vrai, dit-elle, le maitre hypocrite! voyez!

-- Je vois, dit Mazarin, que tout le monde s'agenouille devant
lui, quoiqu'il ne soit que coadjuteur; tandis que si j'etais a sa
place on me mettrait en pieces, quoique je sois cardinal. Je
persiste donc, Madame, dans _mon desir_ (Mazarin appuya sur ce
mot) que Votre Majeste recoive le coadjuteur.

-- Et pourquoi ne dites-vous pas, vous aussi, dans _votre
volonte?_ repondit la reine a voix basse.

Mazarin s'inclina.

La reine demeura un instant pensive. Puis relevant la tete:

-- Monsieur le marechal, dit-elle, allez me chercher M. le
coadjuteur, et me l'amenez.

-- Et que dirai-je au peuple? demanda le marechal.

-- Qu'il ait patience, dit Anne d'Autriche; je l'ai bien, moi!

Il y avait dans la voix de la fiere Espagnole un accent si
imperatif, que le marechal ne fit aucune observation; il s'inclina
et sortit.

D'Artagnan se retourna vers Porthos:

-- Comment cela va-t-il finir? dit-il.

-- Nous le verrons bien, dit Porthos avec son air tranquille.

Pendant ce temps Anne d'Autriche allait a Comminges et lui parlait
tout bas.

Mazarin, inquiet, regardait du cote ou etaient d'Artagnan et
Porthos.

Les autres assistants echangeaient des paroles a voix basse.

La porte se rouvrit; le marechal parut, suivi du coadjuteur.

-- Voici, Madame, dit-il, M. de Gondy qui s'empresse de se rendre
aux ordres de Votre Majeste.

La reine fit quelques pas a sa rencontre et s'arreta froide,
severe, immobile et la levre inferieure dedaigneusement avancee.

Gondy s'inclina respectueusement.

-- Eh bien, monsieur, dit la reine, que dites-vous de cette
emeute?

-- Que ce n'est deja plus une emeute, Madame, repondit le
coadjuteur, mais une revolte.

-- La revolte est chez ceux qui pensent que mon peuple puisse se
revolter! s'ecria Anne incapable de dissimuler devant le
coadjuteur, qu'elle regardait a bon titre peut-etre, comme le
promoteur de toute cette emotion. La revolte, voila comment
appellent ceux qui la desirent le mouvement qu'ils ont fait eux-
memes; mais, attendez, attendez, l'autorite du roi y mettra bon
ordre.

-- Est-ce pour me dire cela, Madame, repondit froidement Gondy,
que Votre Majeste m'a admis a l'honneur de sa presence?

-- Non, mon cher coadjuteur, dit Mazarin, c'etait pour vous
demander votre avis dans la conjoncture facheuse ou nous nous
trouvons.

-- Est-il vrai, demanda de Gondy en feignant l'air d'un homme
etonne, que Sa Majeste m'ait fait appeler pour me demander un
conseil?

-- Oui, dit la reine, on l'a voulu.

Le coadjuteur s'inclina.

-- Sa Majeste desire donc...

-- Que vous lui disiez ce que vous feriez a sa place, s'empressa
de repondre Mazarin.

Le coadjuteur regarda la reine, qui fit un signe affirmatif.

-- A la place de Sa Majeste, dit froidement Gondy, je n'hesiterais
pas, je rendrais Broussel.

-- Et si je ne le rends pas, s'ecria la reine, que croyez-vous
qu'il arrive?

-- Je crois qu'il n'y aura pas demain pierre sur pierre dans
Paris, dit le marechal.

-- Ce n'est pas vous que j'interroge, dit la reine d'un ton sec et
sans meme se retourner, c'est M. de Gondy.

-- Si c'est moi que Sa Majeste interroge, repondit le coadjuteur
avec le meme calme, je lui dirai que je suis en tout point de
l'avis de monsieur le marechal.

Le rouge monta au visage de la reine, ses beaux yeux bleus
parurent prets a lui sortir de la tete; ses levres de carmin,
comparees par tous les poetes du temps a des grenades en fleur,
palirent et tremblerent de rage: elle effraya presque Mazarin lui-
meme, qui pourtant etait habitue aux fureurs domestiques de ce
menage tourmente:

-- Rendre Broussel! s'ecria-t-elle enfin avec un sourire
effrayant: le beau conseil, par ma foi! On voit bien qu'il vient
d'un pretre!

Gondy tint ferme. Les injures du jour semblaient glisser sur lui
comme les sarcasmes de la veille; mais la haine et la vengeance
s'amassaient silencieusement et goutte a goutte au fond de son
coeur. Il regarda froidement la reine, qui poussait Mazarin pour
lui faire dire a son tour quelque chose.

Mazarin, selon son habitude, pensait beaucoup et parlait peu.

-- He! he! dit-il, bon conseil d'ami. Moi aussi je le rendrais, ce
bon _monsou_ Broussel, mort ou vif, et tout serait fini.

-- Si vous le rendiez mort, tout serait fini, comme vous dites,
Monseigneur, mais autrement que vous ne l'entendez.

-- Ai-je dit mort ou vif? reprit Mazarin: maniere de parler; vous
savez que j'entends bien mal le francais, que vous parlez et
ecrivez si bien, vous, _monsou_ le coadjuteur.

-- Voila un conseil Etat, dit d'Artagnan a Porthos, mais nous en
avons tenu de meilleurs a La Rochelle, avec Athos et Aramis.

-- Au bastion Saint-Gervais, dit Porthos.

-- La, et ailleurs.

Le coadjuteur laissa passer l'averse, et reprit, toujours avec le
meme flegme:

-- Madame, si Votre Majeste ne goute pas l'avis que je lui
soumets, c'est sans doute parce qu'elle en a de meilleurs a
suivre; je connais trop la sagesse de la reine et celle de ses
conseillers pour supposer qu'on laissera longtemps la ville
capitale dans un trouble qui peut amener une revolution.

-- Ainsi donc, a votre avis, reprit en ricanant l'Espagnole qui se
mordait les levres de colere, cette emeute d'hier, qui aujourd'hui
est deja une revolte, peut demain devenir une revolution?

-- Oui, Madame, dit gravement le coadjuteur.

-- Mais, a vous entendre, monsieur, les peuples auraient donc
oublie tout frein?

-- L'annee est mauvaise pour les rois, dit Gondy en secouant la
tete, regardez en Angleterre, Madame.

-- Oui, mais heureusement nous n'avons point en France d'Olivier
Cromwell, repondit la reine.

-- Qui sait? dit Gondy, ces hommes-la sont pareils a la foudre: on
ne les connait que lorsqu'ils frappent.

Chacun frissonna, et il se fit un moment de silence.

Pendant ce temps, la reine avait ses deux mains appuyees sur sa
poitrine; on voyait qu'elle comprimait les battements precipites
de son coeur.

-- Porthos, murmura d'Artagnan, regardez bien ce pretre.

-- Bon, je le vois, dit Porthos. Eh bien?

-- Eh bien! c'est un homme.

Porthos regarda d'Artagnan d'un air etonne; il etait evident qu'il
ne comprenait point parfaitement ce que son ami voulait dire.

-- Votre Majeste, continua impitoyablement le coadjuteur, va donc
prendre les mesures qui conviennent. Mais je les prevois terribles
et de nature a irriter encore les mutins.

-- Eh bien, alors, vous, monsieur le coadjuteur, qui avez tant de
puissance sur eux et qui etes notre ami, dit ironiquement la
reine, vous les calmerez en leur donnant vos benedictions.

-- Peut-etre sera-t-il trop tard, dit Gondy toujours de glace, et
peut-etre aurai-je perdu moi-meme toute influence, tandis qu'en
leur rendant leur Broussel, Votre Majeste coupe toute racine a la
sedition et prend droit de chatier cruellement toute recrudescence
de revolte.

-- N'ai-je donc pas ce droit? s'ecria la reine.

-- Si vous l'avez, usez-en, repondit Gondy.

-- Peste! dit d'Artagnan a Porthos, voila un caractere comme je
les aime; que n'est-il ministre, et que ne suis-je son d'Artagnan,
au lieu d'etre a ce belitre de Mazarin! Ah! mordieu! les beaux
coups que nous ferions ensemble!

-- Oui, dit Porthos.

La reine, d'un signe, congedia la cour, excepte Mazarin. Gondy
s'inclina et voulut se retirer comme les autres.

-- Restez, monsieur, dit la reine.

-- Bon, dit Gondy en lui-meme, elle va ceder.

-- Elle va le faire tuer, dit d'Artagnan a Porthos; mais, en tout
cas, ce ne sera point par moi. Je jure Dieu, au contraire, que si
l'on arrive sur lui, je tombe sur les arrivants.

-- Moi aussi, dit Porthos.

-- Bon! murmura Mazarin en prenant un siege, nous allons voir du
nouveau.

La reine suivait des yeux les personnes qui sortaient. Quand la
derniere eut referme la porte, elle se retourna. On voyait qu'elle
faisait des efforts inouis pour dompter sa colere; elle
s'eventait, elle respirait des cassolettes, elle allait et venait.
Mazarin restait sur le siege ou il s'etait assis, paraissant
reflechir. Gondy, qui commencait a s'inquieter, sondait des yeux
toutes les tapisseries, tatait la cuirasse qu'il portait sous sa
longue robe, et de temps en temps cherchait sous son camail si le
manche d'un bon poignard espagnol qu'il y avait cache etait bien a
la portee de sa main.

-- Voyons, dit la reine en s'arretant enfin, voyons, maintenant
que nous sommes seuls, repetez votre conseil, monsieur le
coadjuteur.

-- Le voici, Madame: feindre une reflexion, reconnaitre
publiquement une erreur, ce qui est la force des gouvernements
forts, faire sortir Broussel de sa prison et le rendre au peuple.

-- Oh! s'ecria Anne d'Autriche, m'humilier ainsi! Suis-je oui ou
non la reine? Toute cette canaille qui hurle est-elle ou non la
foule de mes sujets? Ai-je des amis, des gardes? Ah! par Notre-
Dame! comme disait la reine Catherine, continua-t-elle en se
montant a ses propres paroles, plutot que de leur rendre cet
infame Broussel, je l'etranglerais de mes propres mains!

Et elle s'elanca les poings crispes vers Gondy, que certes en ce
moment elle detestait pour le moins autant que Broussel.

Gondy demeura immobile, pas un muscle de son visage ne bougea;
seulement son regard glace se croisa comme un glaive avec le
regard furieux de la reine.

-- Voila un homme mort, s'il y a encore quelque Vitry a la cour et
que le Vitry entre en ce moment, dit le Gascon. Mais moi, avant
qu'il arrive a ce bon prelat, je tue le Vitry, et net! M. le
cardinal de Mazarin m'en saura un gre infini.

-- Chut! dit Porthos; ecoutez donc.

-- Madame! s'ecria le cardinal en saisissant Anne d'Autriche et en
la tirant en arriere; Madame, que faites-vous?

Puis il ajouta en espagnol:

-- Anne, etes-vous folle? vous faites ici des querelles de
bourgeoise, vous, une reine! et ne voyez-vous pas que vous avez
devant vous, dans la personne de ce pretre, tout le peuple de
Paris, auquel il est dangereux de faire insulte en ce moment, et
que, si ce pretre le veut, dans une heure vous n'aurez plus de
couronne! Allons donc, plus tard, dans une autre occasion, vous
tiendrez ferme et fort, mais aujourd'hui ce n'est pas l'heure;
aujourd'hui, flattez et caressez, ou vous n'etes qu'une femme
vulgaire.

Aux premiers mots de ce discours, d'Artagnan avait saisi le bras
de Porthos et l'avait serre progressivement; puis quand Mazarin se
fut tu:

-- Porthos, dit-il tout bas, ne dites jamais devant Mazarin que
j'entends l'espagnol ou je suis un homme perdu et vous aussi.

-- Bon, dit Porthos.

Cette rude semonce, empreinte d'une eloquence qui caracterisait
Mazarin lorsqu'il parlait italien ou espagnol, et qu'il perdait
entierement lorsqu'il parlait francais, fut prononcee avec un
visage impenetrable qui ne laissa soupconner a Gondy, si habile
physionomiste qu'il fut, qu'un simple avertissement d'etre plus
moderee.

De son cote aussi, la reine rudoyee s'adoucit tout a coup; elle
laissa pour ainsi dire tomber de ses yeux le feu, de ses joues le
sang, de ses levres la colere verbeuse. Elle s'assit, et d'une
voix humide de pleurs, laissant tomber ses bras abattus a ses
cotes:

-- Pardonnez-moi, monsieur le coadjuteur, dit-elle, et attribuez
cette violence a ce que je souffre. Femme, et par consequent
assujettie aux faiblesses de mon sexe, je m'effraie de la guerre
civile; reine et accoutumee a etre obeie, je m'emporte aux
premieres resistances.

-- Madame, dit de Gondy en s'inclinant, Votre Majeste se trompe en
qualifiant de resistance mes sinceres avis. Votre Majeste n'a que
des sujets soumis et respectueux. Ce n'est point a la reine que le
peuple en veut, il appelle Broussel, et voila tout, trop heureux
de vivre sous les lois de Votre Majeste, si toutefois Votre
Majeste lui rend Broussel, ajouta Gondy en souriant.

Mazarin qui, a ces mots:_ Ce n'est pas a la reine que le peuple en
veut_, avait deja dresse l'oreille, croyant que le coadjuteur
allait parler des cris: "A bas le Mazarin!", sut gre a Gondy de
cette suppression, et dit de sa voix la plus soyeuse et avec son
visage le plus gracieux:

-- Madame, croyez-en le coadjuteur, qui est l'un des plus habiles
politiques que nous ayons; le premier chapeau de cardinal qui
vaquera semble fait pour sa noble tete.

-- Ah! que tu as besoin de moi, ruse coquin! dit de Gondy.

-- Et que nous promettra-t-il a nous, dit d'Artagnan, le jour ou
on voudra le tuer? Peste, s'il donne comme cela des chapeaux,
appretons-nous, Porthos, et demandons chacun un regiment des
demain. Corbleu! que la guerre civile dure une annee seulement, et
je ferai redorer pour moi l'epee de connetable!

-- Et moi? dit Porthos.

-- Toi! je te ferai donner le baton de marechal de M. de La
Meilleraie, qui ne me parait pas en grande faveur en ce moment.

-- Ainsi, monsieur, dit la reine, serieusement, vous craignez
l'emotion populaire?

-- Serieusement, Madame, reprit Gondy etonne de ne pas etre plus
avance; je crains, quand le torrent a rompu sa digue, qu'il ne
cause de grands ravages.

-- Et moi, dit la reine, je crois que dans ce cas, il lui faut
opposer des digues nouvelles. Allez, je reflechirai.

Gondy regarda Mazarin d'un air etonne. Mazarin s'approcha de la
reine pour lui parler. En ce moment on entendit un tumulte
effroyable sur la place du Palais-Royal.

Gondy sourit, le regard de la reine s'enflamma, Mazarin devint
tres pale.

-- Qu'est-ce encore? dit-il.

En ce moment Comminges se precipita dans le salon.

-- Pardon, Madame, dit Comminges a la reine en entrant, mais le
peuple a broye les sentinelles contre les grilles, et en ce moment
il force les portes: qu'ordonnez-vous?

-- Ecoutez, Madame, dit Gondy.

Le mugissement des flots, le bruit de la foudre, les rugissements
d'un volcan, ne peuvent point se comparer a la tempete de cris qui
s'eleva au ciel en ce moment.

-- Ce que j'ordonne? dit la reine.

-- Oui, le temps presse.

-- Combien d'hommes a peu pres avez-vous au Palais-Royal?

-- Six cents hommes.

-- Mettez cent hommes autour du roi, et avec le reste balayez-moi
toute cette populace.

-- Madame, dit Mazarin, que faites-vous?

-- Allez! dit la reine.

Comminges sortit avec l'obeissance passive du soldat.

En ce moment un craquement horrible se fit entendre, une des
portes commencait a ceder.

-- Eh! Madame, dit Mazarin, vous nous perdez tous, le roi, vous et
moi.

Anne d'Autriche, a ce cri parti de l'ame du cardinal effraye, eut
peur a son tour, elle rappela Comminges.

-- Il est trop tard! dit Mazarin en s'arrachant les cheveux, il
est trop tard!

La porte ceda, et l'on entendit les hurlements de joie de la
populace. D'Artagnan mit l'epee a la main et fit signe a Porthos
d'en faire autant.

-- Sauvez la reine! s'ecria Mazarin en s'adressant au coadjuteur.

Gondy s'elanca vers la fenetre qu'il ouvrit; il reconnut Louvieres
a la tete d'une troupe de trois ou quatre mille hommes peut-etre.

-- Pas un pas de plus! cria-t-il, la reine signe.

-- Que dites-vous? s'ecria la reine.

-- La verite, Madame, dit Mazarin lui presentant une plume et un
papier, il le faut. Puis il ajouta: Signez, Anne, je vous en prie,
je le veux!

La reine tomba sur une chaise, prit la plume et signa.

Contenu par Louvieres, le peuple n'avait pas fait un pas de plus;
mais ce murmure terrible qui indique la colere de la multitude
continuait toujours.

La reine ecrivit:

"Le concierge de la prison de Saint-Germain mettra en liberte le
conseiller Broussel." Et elle signa.

Le coadjuteur, qui devorait des yeux ses moindres mouvements,
saisit le papier aussitot que la signature y fut deposee, revint a
la fenetre, et l'agitant avec la main:

-- Voici l'ordre, dit-il.

Paris tout entier sembla pousser une grande clameur de joie; puis
les cris: "Vive Broussel! Vive le coadjuteur!" retentirent.

-- Vive la reine! dit le coadjuteur.

Quelques cris repondirent au sien, mais pauvres et rares.

Peut-etre le coadjuteur n'avait-il pousse ce cri que pour faire
sentir a Anne d'Autriche sa faiblesse.

-- Et maintenant que vous avez ce que vous avez voulu, dit-elle,
allez, monsieur de Gondy.

-- Quand la reine aura besoin de moi, dit le coadjuteur en
s'inclinant, Sa Majeste sait que je suis a ses ordres.

La reine fit un signe de tete, Gondy se retira.

-- Ah! pretre maudit! s'ecria Anne d'Autriche en etendant la main
vers la porte a peine fermee, je te ferai boire un jour le reste
du fiel que tu m'as verse aujourd'hui.

Mazarin voulut s'approcher d'elle.

-- Laissez-moi! dit-elle; vous n'etes pas un homme!

Et elle sortit.

-- C'est vous qui n'etes pas une femme, murmura Mazarin.

Puis, apres un instant de reverie, il se souvint que d'Artagnan et
Porthos devaient etre la, et par consequent avaient tout entendu.
Il fronca le sourcil et alla droit a la tapisserie, qu'il souleva;
le cabinet etait vide.

Au dernier mot de la reine, d'Artagnan avait pris Porthos par la
main et l'avait entraine vers la galerie.

Mazarin entra a son tour dans la galerie et trouva les deux amis
qui se promenaient.

-- Pourquoi avez-vous quitte le cabinet, monsieur d'Artagnan? dit
Mazarin.

-- Parce que, dit d'Artagnan, la reine a ordonne a tout le monde
de sortir et que j'ai pense que cet ordre etait pour nous comme
pour les autres.

-- Ainsi vous etes ici depuis...

-- Depuis un quart d'heure a peu pres, dit d'Artagnan en regardant
Porthos et en lui faisant signe de ne pas le dementir.

Mazarin surprit ce signe et demeura convaincu que d'Artagnan avait
tout vu et tout entendu, mais il lui sut gre du mensonge.

-- Decidement, monsieur d'Artagnan, vous etes l'homme que je
cherchais, et vous pouvez compter sur moi ainsi que votre ami.

Puis, saluant les deux amis de son plus charmant sourire, il
rentra plus tranquille dans son cabinet, car a la sortie de Gondy,
le tumulte avait cesse comme par enchantement.


LII. Le malheur donne de la memoire

Anne etait rentree furieuse dans son oratoire.

-- Quoi! s'ecria-t-elle en tordant ses beaux bras, quoi, le peuple
a vu M. de Conde, le premier prince du sang, arrete par ma belle-
mere, Marie de Medicis; il a vu ma belle-mere, son ancienne
regente, chassee par le cardinal; il a vu M. de Vendome, c'est-a-
dire le fils de Henri IV, prisonnier a Vincennes; il n'a rien dit
tandis qu'on insultait, qu'on incarcerait, qu'on menacait ces
grands personnages! et pour un Broussel! Jesus, qu'est donc
devenue la royaute?

Anne touchait sans y penser a la question brulante. Le peuple
n'avait lien dit pour les princes, le peuple se soulevait pour
Broussel; c'est qu'il s'agissait d'un plebeien, et qu'en defendant
Broussel le peuple sentait instinctivement qu'il se defendait lui-
meme.

Pendant ce temps, Mazarin se promenait de long en large dans son
cabinet, regardant de temps en temps sa belle glace de Venise tout
etoilee.

-- Eh! disait-il, c'est triste, je le sais bien, d'etre force de
ceder ainsi; mais bah! nous prendrons notre revanche: qu'importe
Broussel! c'est un nom, ce n'est pas une chose.

Si habile politique qu'il fut, Mazarin se trompait cette fois:
Broussel etait une chose et non pas un nom.

Aussi, lorsque le lendemain matin Broussel fit son entree a Paris
dans un grand carrosse, ayant son fils Louvieres a cote de lui et
Friquet derriere la voiture, tout le peuple en armes se precipita-
t-il sur son passage! les cris de: "Vive Broussel! Vive notre
pere!" retentissaient de toutes parts et portaient la mort aux
oreilles de Mazarin; de tous les cotes les espions du cardinal et
de la reine rapportaient de facheuses nouvelles, qui trouvaient le
ministre fort agite et la reine fort tranquille. La reine
paraissait murir dans sa tete une grande resolution, ce qui
redoublait les inquietudes de Mazarin. Il connaissait
l'orgueilleuse princesse et craignait fort les resolutions d'Anne
d'Autriche.

Le coadjuteur etait rentre au parlement plus roi que le roi, la
reine et le cardinal ne l'etaient a eux trois ensemble; sur son
avis, un edit du parlement avait invite les bourgeois a deposer
leurs armes et a demolir les barricades: ils savaient maintenant
qu'il ne fallait qu'une heure pour reprendre les armes et qu'une
nuit pour refaire les barricades.

Planchet etait rentre dans sa boutique; la victoire amnistie:
Planchet n'avait donc plus peur d'etre pendu; il etait convaincu
que, si l'on faisait seulement mine de l'arreter, le peuple se
souleverait pour lui comme il venait de le faire pour Broussel.

Rochefort avait rendu ses chevau-legers au chevalier d'Humieres:
il en manquait bien deux a l'appel; mais le chevalier, qui etait
frondeur dans l'ame, n'avait pas voulu entendre parler de
dedommagement.

Le mendiant avait repris sa place au parvis Saint-Eustache,
distribuant toujours son eau benite d'une main et demandant
l'aumone de l'autre; et nul ne se doutait que ces deux mains-la
venaient d'aider a tirer de l'edifice social la pierre
fondamentale de la royaute.

Louvieres etait fier et content, il s'etait venge du Mazarin,
qu'il detestait, et avait fort contribue a faire sortir son pere
de prison; son nom avait ete repete avec terreur au Palais-Royal,
et il disait en riant au conseiller reintegre dans sa famille:

-- Croyez-vous, mon pere, que si maintenant je demandais une
compagnie a la reine elle me la donnerait?

D'Artagnan avait profite du moment de calme pour renvoyer Raoul,
qu'il avait eu grand'peine a retenir enferme pendant l'emeute, et
qui voulait absolument tirer l'epee pour l'un ou l'autre parti.
Raoul avait fait quelque difficulte d'abord, mais d'Artagnan avait
parle au nom du comte de La Fere. Raoul avait ete faire une visite
a madame de Chevreuse et etait parti pour rejoindre l'armee.

Rochefort seul trouvait la chose assez mal terminee: il avait
ecrit a M. le duc de Beaufort de venir; le duc allait arriver et
trouverait Paris tranquille.

Il alla trouver le coadjuteur, pour lui demander s'il ne fallait
pas donner avis au prince de s'arreter en route; mais Gondy y
reflechit un instant et dit:

-- Laissez-le continuer son chemin.

-- Mais ce n'est donc pas fini? demanda Rochefort.

-- Bon! mon cher comte, nous ne sommes encore qu'au commencement.

-- Qui vous fait croire cela?

-- La connaissance que j'ai du coeur de la reine: elle ne voudra
pas demeurer battue.

-- Prepare-t-elle donc quelque chose?

-- Je l'espere.

-- Que savez-vous, voyons?

-- Je sais qu'elle a ecrit a M. le Prince de revenir de l'armee en
toute hate.

-- Ah! ah! dit Rochefort, vous avez raison, il faut laisser venir
M. de Beaufort.

Le soir meme de cette conversation, le bruit se repandit que M. le
Prince etait arrive.

C'etait une nouvelle bien simple et bien naturelle, et cependant
elle eut un immense retentissement; des indiscretions, disait-on,
avaient ete commises par madame de Longueville, a qui M. le
Prince, qu'on accusait d'avoir pour sa soeur une tendresse qui
depassait les bornes de l'amitie fraternelle, avait fait des
confidences.

Ces confidences devoilaient de sinistres projets de la part de la
reine.

Le soir meme de l'arrivee de M. le Prince, des bourgeois plus
avances que les autres, des echevins, des capitaines de quartier
s'en allaient chez leurs connaissances, disant:

-- Pourquoi ne prendrions-nous pas le roi et ne le mettrions-nous
pas a l'Hotel de Ville? c'est un tort de le laisser elever par nos
ennemis, qui lui donnent de mauvais conseils; tandis que s'il
etait dirige par M. le coadjuteur, par exemple, il sucerait des
principes nationaux et aimerait le peuple.

La nuit fut sourdement agitee; le lendemain on revit les manteaux
gris et noirs, les patrouilles de marchands en armes et les bandes
de mendiants.

La reine avait passe la nuit a conferer seule a seul avec M. le
Prince; a minuit il avait ete introduit dans son oratoire et ne
l'avait quittee qu'a cinq heures.

A cinq heures la reine se rendit au cabinet du cardinal.

Si elle n'etait pas encore couchee, elle, le cardinal etait deja
leve.

Il redigeait une reponse a Cromwell, six jours etaient deja
ecoules sur les dix qu'il avait demandes a Mordaunt.

-- Bah! disait-il, je l'aurai fait un peu attendre, mais
M. Cromwell sait trop ce que c'est que les revolutions pour ne pas
m'excuser.

Il relisait donc avec complaisance le premier paragraphe de son
factum, lorsqu'on gratta doucement a la porte qui communiquait aux
appartements de la reine. Anne d'Autriche pouvait seule venir par
cette porte. Le cardinal se leva et alla ouvrir.

La reine etait en neglige, mais le neglige lui allait encore, car,
ainsi que Diane de Poitiers et Ninon, Anne d'Autriche conserva ce
privilege de rester toujours belle: seulement ce matin-la elle
etait plus belle que de coutume, car ses yeux avaient tout le
brillant que donne au regard une joie interieure.

-- Qu'avez-vous, Madame, dit Mazarin inquiet, vous avez l'air
toute fiere?

-- Oui, Giulio, dit-elle, fiere et heureuse, car j'ai trouve le
moyen d'etouffer cette hydre.

-- Vous etes un grand politique, ma reine, dit Mazarin, voyons le
moyen.

Et il cacha ce qu'il ecrivait en glissant la lettre commencee sous
du papier blanc.

-- Ils veulent me prendre le roi, vous savez? dit la reine.

-- Helas! oui! et me pendre, moi.

-- Ils n'auront pas le roi.

-- Et ils ne me pendront pas, _benone._

-- Ecoutez: je veux leur enlever mon fils et moi-meme, et vous
avec moi; je veux que cet evenement, qui du jour au lendemain
changera la face des choses, s'accomplisse sans que d'autres le
sachent que vous, moi et une troisieme personne.

-- Et quelle est cette troisieme personne?

-- M. le Prince.

-- Il est donc arrive, comme on me l'avait dit?

-- Hier soir.

-- Et vous l'avez vu?

-- Je le quitte.

-- Il prete les mains a ce projet?

-- Le conseil vient de lui.

-- Et Paris?

-- Il l'affame et le force a se rendre a discretion.

-- Le projet ne manque pas de grandiose, mais je n'y vois qu'un
empechement.

-- Lequel?

-- L'impossibilite.

-- Parole vide de sens. Rien n'est impossible.

-- En projet.

-- En execution. Avons-nous de l'argent?

-- Un peu, dit Mazarin tremblant qu'Anne d'Autriche ne demandat a
puiser dans sa bourse.

-- Avons-nous des troupes?

-- Cinq ou six mille hommes.

-- Avons-nous du courage?

-- Beaucoup.

-- Alors la chose est facile. Oh! comprenez-vous, Giulio? Paris,
cet odieux Paris, se reveillant un matin sans reine et sans roi,
cerne, assiege, affame, n'ayant plus pour toute ressource que son
stupide parlement et son maigre coadjuteur aux jambes torses!

-- Joli! joli! dit Mazarin: je comprends l'effet; mais je ne vois
pas le moyen d'y arriver.

-- Je le trouverai, moi!

-- Vous savez que c'est la guerre, la guerre civile, ardente,
acharnee, implacable.

-- Oh! oui, oui, la guerre, dit Anne d'Autriche; oui, je veux
reduire cette ville rebelle en cendres; je veux eteindre le feu
dans le sang; je veux qu'un exemple effroyable eternise le crime
et le chatiment. Paris! je le hais, je le deteste.

-- Tout beau, Anne, vous voila sanguinaire! Prenez garde, nous ne
sommes pas au temps des Malatesta et des Castruccio Castracani;
vous vous ferez decapiter, ma belle reine, et ce serait dommage.

-- Vous riez.

-- Je ris tres peu, la guerre est dangereuse avec tout un peuple:
voyez votre frere Charles Ier, il est mal, tres mal.

-- Nous sommes en France et je suis Espagnole.

-- Tant pis, _per Baccho_, tant pis, j'aimerais mieux que vous
fussiez francaise, et moi aussi: on nous detesterait moins tous
les deux.

-- Cependant vous m'approuvez?

-- Oui, si je vois la chose possible.

-- Elle l'est, c'est moi qui vous le dis; faites vos preparatifs
de depart.

-- Moi! je suis toujours pret a partir; seulement, vous le savez,
je ne pars jamais... et cette fois probablement pas plus que les
autres.

-- Enfin, si je pars, partirez-vous?

-- J'essaierai.

-- Vous me faites mourir, avec vos peurs, Giulio, et de quoi donc
avez-vous peur?

-- De beaucoup de choses.

-- Desquelles?

La physionomie de Mazarin, de railleuse qu'elle etait, devint
sombre.

-- Anne, dit-il, vous n'etes qu'une femme, et, comme femme, vous
pouvez insulter a votre aise les hommes, sure que vous etes de
l'impunite: vous m'accusez d'avoir peur: je n'ai pas tant peur que
vous, puisque je ne me sauve pas, moi. Contre qui crie-t-on? Est-
ce contre vous ou contre moi? Qui veut-on pendre? Est-ce vous ou
moi? Eh bien, je fais tete a l'orage, moi, cependant, que vous
accusez d'avoir peur, non pas en bravache, ce n'est pas ma mode,
mais je tiens. Imitez-moi, pas tant d'eclat, plus d'effet. Vous
criez tres haut, vous n'aboutissez a rien. Vous parlez de fuir!

Mazarin haussa les epaules, prit la main de la reine et la
conduisit a la fenetre:

-- Regardez!

-- Eh bien? dit la reine aveuglee par son entetement.

-- Eh bien, que voyez-vous de cette fenetre? Ce sont, si je ne
m'abuse, des bourgeois cuirasses, casques, armes de bons
mousquets, comme au temps de la Ligue, et qui regardent si bien la
fenetre d'ou vous les regardez, vous, que vous allez etre vue si
vous soulevez si fort le rideau. Maintenant, venez a cette autre:
que voyez-vous? Des gens du peuple armes de hallebardes qui
gardent vos portes. A chaque ouverture de ce palais ou je vous
conduirais, vous en verriez autant; vos portes sont gardees, les
soupiraux de vos caves sont gardes, et je vous dirai a mon tour ce
que ce bon La Ramee me disait de M. de Beaufort: A moins d'etre
oiseau ou souris, vous ne sortirez pas.

-- Il est cependant sorti, lui.

-- Comptez-vous sortir de la meme maniere?

-- Je suis donc prisonniere alors?

-- Parbleu! dit Mazarin, il y a une heure que je vous le prouve.

Et Mazarin reprit tranquillement sa depeche commencee, a l'endroit
ou il l'avait interrompue.

Anne, tremblante de colere, rouge d'humiliation, sortit du cabinet
en repoussant derriere elle la porte avec violence.

Mazarin ne tourna pas meme la tete.

Rentree dans ses appartements, la reine se laissa tomber sur un
fauteuil et se mit a pleurer.

Puis tout a coup frappee d'une idee subite:

-- Je suis sauvee, dit-elle en se levant. Oh! oui, oui, je connais
un homme qui saura me tirer de Paris, lui, un homme que j'ai trop
longtemps oublie.

Et, reveuse, quoique avec un sentiment de joie:

-- Ingrate que je suis, dit-elle, j'ai vingt ans oublie cet homme,
dont j'eusse du faire un marechal de France. Ma belle-mere a
prodigue l'or, les dignites, les caresses a Concini, qui l'a
perdue, le roi a fait Vitry marechal de France pour un assassinat,
et moi, j'ai laisse dans l'oubli, dans la misere, ce noble
d'Artagnan qui m'a sauvee.

Et elle courut a une table sur laquelle etaient du papier et de
l'encre, et se mit a ecrire.


LIII. L'entrevue

Ce matin-la d'Artagnan etait couche dans la chambre de Porthos.
C'etait une habitude que les deux amis avaient prise depuis les
troubles. Sous leur chevet etait leur epee, et sur leur table, a
portee de la main etaient leurs pistolets.

D'Artagnan dormait encore et revait que le ciel se couvrait d'un
grand nuage jaune, que de ce nuage tombait une pluie d'or, et
qu'il tendait son chapeau sous une gouttiere.

Porthos revait de son cote que le panneau de son carrosse n'etait
pas assez large pour contenir les armoiries qu'il y faisait
peindre.

Ils furent reveilles a sept heures par un valet sans livree qui
apportait une lettre a d'Artagnan.

-- De quelle part? demanda le Gascon.

-- De la part de la reine, repondit le valet.

-- Hein! fit Porthos en se soulevant sur son lit, que dit-il donc?

D'Artagnan pria le valet de passer dans une salle voisine, et des
qu'il eut referme la porte il sauta a bas de son lit et lut
rapidement, pendant que Porthos le regardait les yeux ecarquilles
et sans oser lui adresser une question.

-- Ami Porthos, dit d'Artagnan en lui tendant la lettre, voici
pour cette fois ton titre de baron et mon brevet de capitaine.
Tiens, lis et juge.

Porthos etendit la main, prit la lettre, et lut ces mots d'une
voix tremblante:

"La reine veut parler a monsieur d'Artagnan, qu'il suive le
porteur."

-- Eh bien! dit Porthos, je ne vois rien la que d'ordinaire.

-- J'y vois, moi, beaucoup d'extraordinaire, dit d'Artagnan. Si
l'on m'appelle, c'est que les choses sont bien embrouillees. Songe
un peu quel remue-menage a du se faire dans l'esprit de la reine,
pour qu'apres vingt ans mon souvenir remonte a la surface.

-- C'est juste, dit Porthos.

-- Aiguise ton epee, baron, charge tes pistolets, donne l'avoine
aux chevaux, je te reponds qu'il y aura du nouveau avant demain;
et _motus!_

-- Ah ca! ce n'est point un piege qu'on nous tend pour se defaire
de nous? dit Porthos toujours preoccupe de la gene que sa grandeur
future devait causer a autrui.

-- Si c'est un piege, reprit d'Artagnan, je le flairerai, sois
tranquille. Si Mazarin est Italien, je suis Gascon, moi.

Et d'Artagnan s'habilla en un tour de main.

Comme Porthos, toujours couche, lui agrafait son manteau, on
frappa une seconde fois a la porte.

-- Entrez, dit d'Artagnan.

Un second valet entra.

-- De la part de Son Eminence le cardinal Mazarin, dit-il.

D'Artagnan regarda Porthos.

-- Voila qui se complique, dit Porthos, par ou commencer?

-- Cela tombe a merveille, dit d'Artagnan; Son Eminence me donne
rendez-vous dans une demi-heure.

-- Bien.

-- Mon ami, dit d'Artagnan se retournant vers le valet, dites a
Son Eminence que dans une demi-heure je suis a ses ordres.

Le valet salua et sortit.

-- C'est bien heureux qu'il n'ait pas vu l'autre, reprit
d'Artagnan.

-- Tu crois donc qu'ils ne t'envoient pas chercher tous deux pour
la meme chose?

-- Je ne le crois pas, j'en suis sur.

-- Allons, allons, d'Artagnan, alerte! Songe que la reine
t'attend; apres la reine, le cardinal; et apres le cardinal, moi.

D'Artagnan rappela le valet d'Anne d'Autriche.

-- Me voila, mon ami, dit-il, conduisez-moi.

Le valet le conduisit par la rue des Petits-Champs, et, tournant a
gauche, le fit entrer par la petite porte du jardin qui donnait
sur la rue Richelieu, puis on gagna un escalier derobe, et
d'Artagnan fut introduit dans l'oratoire.

Une certaine emotion dont il ne pouvait se rendre compte faisait
battre le coeur du lieutenant; il n'avait plus la confiance de la
jeunesse, et l'experience lui avait appris toute la gravite des
evenements passes. Il savait ce que c'etait que la noblesse des
princes et la majeste des rois, il s'etait habitue a classer sa
mediocrite apres les illustrations de la fortune et de la
naissance. Jadis il eut aborde Anne d'Autriche en jeune homme qui
salue une femme. Aujourd'hui c'etait autre chose: il se rendait
pres d'elle comme un humble soldat pres d'un illustre chef.

Un leger bruit troubla le silence de l'oratoire. D'Artagnan
tressaillit et vit une blanche main soulever la tapisserie, et a
sa forme, a sa blancheur, a sa beaute, il reconnut cette main
royale qu'un jour on lui avait donnee a baiser.

La reine entra.

-- C'est vous, monsieur d'Artagnan, dit-elle en arretant sur
l'officier un regard plein d'affectueuse melancolie, c'est vous et
je vous reconnais bien. Regardez-moi a votre tour, je suis la
reine; me reconnaissez-vous?

-- Non, Madame, repondit d'Artagnan.

-- Mais ne savez-vous donc plus, continua Anne d'Autriche avec cet
accent delicieux qu'elle savait, lorsqu'elle le voulait, donner a
sa voix, que la reine a eu besoin d'un jeune cavalier brave et
devoue, qu'elle a trouve ce cavalier, et que, quoiqu'il ait pu
croire qu'elle l'avait oublie, elle lui a garde une place au fond
de son coeur?

-- Non, Madame, j'ignore cela, dit le mousquetaire.

-- Tant pis, monsieur, dit Anne d'Autriche, tant pis, pour la
reine du moins, car la reine aujourd'hui a besoin de ce meme
courage et de ce meme devouement.

-- Eh quoi! dit d'Artagnan, la reine, entouree comme elle est de
serviteurs si devoues, de conseillers si sages, d'hommes si grands
enfin par leur merite ou leur position, daigne jeter les yeux sur
un soldat obscur!

Anne comprit ce reproche voile; elle en fut emue plus qu'irritee.
Tant d'abnegation et de desinteressement de la part du gentilhomme
gascon l'avait maintes fois humiliee, elle s'etait laissee vaincre
en generosite.

-- Tout ce que vous me dites de ceux qui m'entourent, monsieur
d'Artagnan, est vrai peut-etre, dit la reine: mais moi je n'ai de
confiance qu'en vous seul. Je sais que vous etes a M. le cardinal,
mais soyez a moi aussi et je me charge de votre fortune. Voyons,
feriez-vous pour moi aujourd'hui ce que fit jadis pour la reine ce
gentilhomme que vous ne connaissez pas?

-- Je ferai tout ce qu'ordonnera Votre Majeste, dit d'Artagnan.

La reine reflechit un moment; et, voyant l'attitude circonspecte
du mousquetaire:

-- Vous aimez peut-etre le repos? dit-elle.

-- Je ne sais, car je ne me suis jamais repose, Madame.

-- Avez-vous des amis?

-- J'en avais trois: deux ont quitte Paris et j'ignore ou ils sont
alles. Un seul me reste, mais c'est un de ceux qui connaissaient,
je crois, le cavalier dont Votre Majeste m'a fait l'honneur de me
parler.

-- C'est bien, dit la reine: vous et votre ami, vous valez une
armee.

-- Que faut-il que je fasse, Madame?

-- Revenez a cinq heures et je vous le dirai; mais ne parlez a ame
qui vive, monsieur, du rendez-vous que je vous donne.

-- Non, Madame.

-- Jurez-le sur le Christ.

-- Madame, je n'ai jamais menti a ma parole; quand je dis non,
c'est non.

La reine, quoique etonnee de ce langage, auquel ses courtisans ne
l'avaient pas habituee, en tira un heureux presage pour le zele
que d'Artagnan mettrait a la servir dans l'accomplissement de son
projet. C'etait un des artifices du Gascon de cacher parfois sa
profonde subtilite sous les apparences d'une brutalite loyale.

-- La reine n'a pas autre chose a m'ordonner pour le moment? dit-
il.

-- Non, monsieur, repondit Anne d'Autriche, et vous pouvez vous
retirer jusqu'au moment que je vous ai dit.

D'Artagnan salua et sortit.

-- Diable! dit-il lorsqu'il fut a la porte, il parait qu'on a bien
besoin de moi ici.

Puis, comme la demi-heure etait ecoulee. Il traversa la galerie et
alla heurter a la porte du cardinal.

Bernouin l'introduisit.

-- Je me rends a vos ordres, Monseigneur, dit-il.

Et, selon son habitude, d'Artagnan jeta un coup d'oeil rapide
autour de lui, et remarqua que Mazarin avait devant lui une lettre
cachetee. Seulement elle etait posee sur le bureau du cote de
l'ecriture, de sorte qu'il etait impossible de voir a qui elle
etait adressee.

-- Vous venez de chez la reine? dit Mazarin en regardant fixement
d'Artagnan.

-- Moi, Monseigneur! qui vous a dit cela?

-- Personne; mais je le sais.

-- Je suis desespere de dire a Monseigneur qu'il se trompe,
repondit impudemment le Gascon, fort de la promesse qu'il venait
de faire a Anne d'Autriche.

-- J'ai ouvert moi-meme l'antichambre, et je vous ai vu venir du
bout de la galerie.

-- C'est que j'ai ete introduit par l'escalier derobe.

-- Comment cela?

-- Je l'ignore; il y aura eu malentendu.

Mazarin savait qu'on ne faisait pas dire facilement a d'Artagnan
ce qu'il voulait cacher; aussi renonca-t-il a decouvrir pour le
moment le mystere que lui faisait le Gascon.

-- Parlons de mes affaires, dit le cardinal, puisque vous ne
voulez rien me dire des votres.

D'Artagnan s'inclina.

-- Aimez-vous les voyages? demanda le cardinal.

-- J'ai passe ma vie sur les grands chemins.

-- Quelque chose vous retiendrait-il a Paris?

-- Rien ne me retiendrait a Paris qu'un ordre superieur.

-- Bien. Voici une lettre qu'il s'agit de remettre a son adresse.

-- A son adresse, Monseigneur? mais il n'y en a pas.

En effet, le cote oppose au cachet etait intact de toute ecriture.

-- C'est-a-dire, reprit Mazarin, qu'il y a une double enveloppe.

-- Je comprends, et je dois dechirer la premiere, arrive a un
endroit donne seulement.

-- A merveille. Prenez et partez. Vous avez un ami, M. du Vallon,
je l'aime fort, vous l'emmenerez.

-- Diable! se dit d'Artagnan, il sait que nous avons entendu sa
conversation d'hier, et il veut nous eloigner de Paris.

-- Hesiteriez-vous? demanda Mazarin.

-- Non, Monseigneur, et je pars sur-le-champ. Seulement je
desirerais une chose...

-- Laquelle? dites.

-- C'est que Votre Eminence passat chez la reine.

-- Quand cela?

-- A l'instant meme.

-- Pourquoi faire?

-- Pour lui dire seulement ces mots: "J'envoie M. d'Artagnan
quelque part, et je le fais partir tout de suite."

-- Vous voyez bien, dit Mazarin, que vous avez vu la reine.

-- J'ai eu l'honneur de dire a Votre Eminence qu'il etait possible
qu'il y eut un malentendu.

-- Que signifie cela? demanda Mazarin.

-- Oserais-je renouveler ma priere a Son Eminence?

-- C'est bien, j'y vais. Attendez-moi ici.

Mazarin regarda avec attention si aucune clef n'avait ete oubliee
aux armoires et sortit.

Dix minutes s'ecoulerent, pendant lesquelles d'Artagnan fit tout
ce qu'il put pour lire a travers la premiere enveloppe ce qui
etait ecrit sur la seconde; mais il n'en put venir a bout.

Mazarin rentra pale et vivement preoccupe; il alla s'asseoir a son
bureau. D'Artagnan l'examinait comme il venait d'examiner
l'epitre; mais l'enveloppe de son visage etait presque aussi
impenetrable que l'enveloppe de la lettre.

-- Eh, eh! dit le Gascon, il a l'air fache. Serait-ce contre moi?
Il medite; est-ce de m'envoyer a la Bastille? Tout beau,
Monseigneur! au premier mot que vous en dites, je vous etrangle et
me fais frondeur. On me portera en triomphe comme M. Broussel, et
Athos me proclamera le Brutus francais. Ce serait drole.

Le Gascon, avec son imagination toujours galopante, avait deja vu
tout le parti qu'il pouvait tirer de la situation.

Mais Mazarin ne donna aucun ordre de ce genre et se mit au
contraire a faire patte de velours a d'Artagnan:

-- Vous aviez raison, lui dit-il, mon cher _monsou_ d'Artagnan, et
vous ne pouvez partir encore.

-- Ah! fit d'Artagnan.

-- Rendez-moi donc cette depeche, je vous prie.

D'Artagnan obeit. Mazarin s'assura que le cachet etait bien
intact.

-- J'aurai besoin de vous ce soir, dit-il, revenez dans, deux
heures.

-- Dans deux heures, Monseigneur, dit d'Artagnan, j'ai un rendez-
vous auquel je ne puis manquer.

-- Que cela ne vous inquiete pas, dit Mazarin, c'est le meme.

-- Bon! pensa d'Artagnan, je m'en doutais.

-- Revenez donc a cinq heures et amenez-moi ce cher M. du Vallon;
seulement, laissez-le dans l'antichambre: je veux causer avec vous
seul.

D'Artagnan s'inclina.

En s'inclinant il se disait:

-- Tous deux le meme ordre, tous deux a la meme heure, tous deux
au Palais-Royal; je devine. Ah! voila un secret que M. de Gondy
eut paye cent mille livres.

-- Vous reflechissez! dit Mazarin inquiet.

-- Oui, je me demande si nous devons etre armes ou non.

-- Armes jusqu'aux dents, dit Mazarin.

-- C'est bien, Monseigneur, on le sera.

D'Artagnan salua, sortit et courut repeter a son ami les promesses
flatteuses de Mazarin, lesquelles donnerent a Porthos une
allegresse inconcevable.


LIV. La fuite

Le Palais-Royal, malgre les signes d'agitation que donnait la
ville, presentait, lorsque d'Artagnan s'y rendit vers les cinq
heures du soir, un spectacle des plus rejouissants. Ce n'etait pas
etonnant: la reine avait rendu Broussel et Blancmesnil au peuple.
La reine n'avait reellement donc rien a craindre, puisque le
peuple n'avait plus rien a demander. Son emotion etait un reste
d'agitation auquel il fallait laisser le temps de se calmer, comme
apres une tempete il faut quelquefois plusieurs journees pour
affaisser la houle.

Il y avait eu un grand festin, dont le retour du vainqueur de Lens
etait le pretexte. Les princes, les princesses etaient invites,
les carrosses encombraient les cours depuis midi. Apres le diner,
il devait y avoir jeu chez la reine.

Anne d'Autriche etait charmante, ce jour-la, de grace et d'esprit,
jamais on ne l'avait vue de plus joyeuse humeur. La vengeance en
fleurs brillait dans ses yeux et epanouissait ses levres.

Au moment ou l'on se leva de table, Mazarin s'eclipsa. D'Artagnan
etait deja a son poste et l'attendait dans l'antichambre. Le
cardinal parut l'air riant, le prit par la main et l'introduisit
dans son cabinet.

-- Mon cher _monsou_ d'Artagnan, dit le ministre en s'asseyant, je
vais vous donner la plus grande marque de confiance qu'un ministre
puisse donner a un officier.

D'Artagnan s'inclina.

-- J'espere, dit-il, que Monseigneur me la donne sans arriere-
pensee et avec cette conviction que j'en suis digne.

-- Le plus digne de tous, mon cher ami, puisque c'est a vous que
je m'adresse.

-- Eh bien! dit d'Artagnan, je vous l'avouerai, Monseigneur, il y
a longtemps que j'attends une occasion pareille. Ainsi, dites-moi
vite ce que vous avez a me dire.

-- Vous allez, mon cher _monsou_ d'Artagnan, reprit Mazarin, avoir
ce soir entre les mains le salut de Etat.

Il s'arreta.

-- Expliquez-vous, Monseigneur, j'attends.

-- La reine a resolu de faire avec le roi un petit voyage a Saint-
Germain.

-- Ah! ah! dit d'Artagnan, c'est-a-dire que la reine veut quitter
Paris.

-- Vous comprenez, caprice de femme.

-- Oui, je comprends tres bien, dit d'Artagnan.

-- C'etait pour cela qu'elle vous avait fait venir ce matin, et
qu'elle vous a dit de revenir a cinq heures.

-- C'etait bien la peine de vouloir me faire jurer que je ne
parlerais de ce rendez-vous a personne! murmura d'Artagnan; oh!
les femmes! fussent-elles reines, elles sont toujours femmes.

-- Desapprouveriez-vous ce petit voyage, mon cher _monsou_
d'Artagnan? demanda Mazarin avec inquietude.

-- Moi, Monseigneur! dit d'Artagnan, et pourquoi cela?

-- C'est que vous haussez les epaules.

-- C'est une facon de me parler a moi-meme, Monseigneur.

-- Ainsi, vous approuvez ce voyage?

-- Je n'approuve pas plus que je ne desapprouve, Monseigneur,
j'attends vos ordres.

-- Bien. C'est donc sur vous que j'ai jete les yeux pour porter le
roi et la reine a Saint-Germain.

-- Double fourbe, dit en lui-meme d'Artagnan.

-- Vous voyez bien, reprit Mazarin voyant l'impassibilite de
d'Artagnan, que, comme je vous le disais, le salut de Etat va
reposer entre vos mains.

-- Oui, Monseigneur, et je sens toute la responsabilite d'une
pareille charge.

-- Vous acceptez, cependant?

-- J'accepte toujours.

-- Vous croyez la chose possible.

-- Tout l'est.

-- Serez-vous attaque en chemin?

-- C'est probable.

-- Mais comment ferez-vous en ce cas?

-- Je passerai a travers ceux qui m'attaqueront.

-- Et si vous ne passez pas a travers?

-- Alors, tant pis pour eux, je passerai dessus.

-- Et vous rendrez le roi et la reine sains et saufs a Saint-
Germain?

-- Oui.

-- Sur votre vie?

-- Sur ma vie.

-- Vous etes un heros, mon cher! dit Mazarin en regardant le
mousquetaire avec admiration.

D'Artagnan sourit.

-- Et moi? dit Mazarin apres un moment de silence et en regardant
fixement d'Artagnan.

-- Comment et vous, Monseigneur?

-- Et moi, si je veux partir?

-- Ce sera plus difficile.

-- Comment cela?

-- Votre Eminence peut etre reconnue.

-- Meme sous ce deguisement? dit Mazarin.

Et il leva un manteau qui couvrait un fauteuil sur lequel etait un
habit complet de cavalier gris perle et grenat tout passemente
d'argent.

-- Si Votre Eminence se deguise, cela devient plus facile.

-- Ah! fit Mazarin en respirant.

-- Mais il faudra faire ce que Votre Eminence disait l'autre jour
qu'elle eut fait a notre place.

-- Que faudra-t-il faire?

-- Crier: A bas Mazarin!

-- Je crierai.

-- En francais, en bon francais, Monseigneur, prenez garde a
l'accent; on nous a tue six mille Angevins en Sicile parce qu'ils
prononcaient mal l'italien. Prenez garde que les Francais ne
prennent sur vous leur revanche des Vepres siciliennes.

-- Je ferai de mon mieux.

-- Il y a bien des gens armes dans les rues, continua d'Artagnan;
etes-vous sur que personne ne connait le projet de la reine?

Mazarin reflechit.

-- Ce serait une belle affaire pour un traitre, Monseigneur, que
l'affaire que vous me proposez la; les hasards d'une attaque
excuseraient tout.

Mazarin frissonna; mais il reflechit qu'un homme qui aurait
l'intention de trahir ne previendrait pas.

-- Aussi, dit-il vivement, je ne me fie pas a tout le monde, et la
preuve, c'est que je vous ai choisi pour m'escorter.

-- Ne partez-vous pas avec la reine?

-- Non, dit Mazarin.

-- Alors, vous partez apres la reine?

-- Non, fit encore Mazarin.

-- Ah! dit d'Artagnan qui commencait a comprendre.

-- Oui, j'ai mes plans, continua le cardinal: avec la reine, je
double ses mauvaises chances: apres la reine, son depart double
les miennes; puis, la cour une fois sauvee, on peut m'oublier: les
grands sont ingrats.

-- C'est vrai, dit d'Artagnan en jetant malgre lui les yeux sur le
diamant de la reine que Mazarin avait a son doigt.

Mazarin suivit la direction de ce regard et tourna doucement le
chaton de sa bague en dedans.

-- Je veux donc, dit Mazarin avec son fin sourire, les empecher
d'etre ingrats envers moi.

-- C'est de charite chretienne, dit d'Artagnan, que de ne pas
induire son prochain en tentation.

-- C'est justement pour cela, dit Mazarin, que je veux partir
avant eux.

D'Artagnan sourit; il etait homme a tres bien comprendre cette
astuce italienne.

Mazarin le vit sourire et profita du moment.

-- Vous commencerez donc par me faire sortir de Paris d'abord,
n'est-ce pas, mon cher _monsou_ d'Artagnan?

-- Rude commission, Monseigneur! dit d'Artagnan en reprenant son
air grave.

-- Mais, dit Mazarin en le regardant attentivement pour que pas
une des expressions de sa physionomie ne lui echappat, mais vous
n'avez pas fait toutes ces observations pour le roi et pour la
reine?

-- Le roi et la reine sont ma reine et mon roi, Monseigneur,
repondit le mousquetaire; ma vie est a eux, je la leur dois. Ils
me la demandent, je n'ai rien a dire.

-- C'est juste, murmura tout bas Mazarin; mais comme ta vie n'est
pas a moi, il faut que je te l'achete, n'est-ce pas?

Et tout en poussant un profond soupir, il commenca de retourner le
chaton de sa bague en dehors.

D'Artagnan sourit.

Ces deux hommes se touchaient par un point, par l'astuce. S'ils se
fussent touches de meme par le courage, l'un eut fait faire a
l'autre de grandes choses.

-- Mais aussi, dit Mazarin, vous comprenez, si je vous demande ce
service, c'est avec l'intention d'en etre reconnaissant.

-- Monseigneur n'en est-il encore qu'a l'intention? demanda
d'Artagnan.

-- Tenez, dit Mazarin en tirant la bague de son doigt, mon cher
_monsou_ d'Artagnan, voici un diamant qui vous a appartenu jadis,
il est juste qu'il vous revienne; prenez-le, je vous en supplie.

D'Artagnan ne donna point a Mazarin la peine d'insister, il le
prit, regarda si la pierre etait bien la meme, et, apres s'etre
assure de la purete de son eau, il le passa a son doigt avec un
plaisir indicible.

-- J'y tenais beaucoup, dit Mazarin en l'accompagnant d'un dernier
regard; mais n'importe, je vous le donne avec grand plaisir.

-- Et moi, Monseigneur, dit d'Artagnan, je le recois comme il
m'est donne. Voyons, parlons donc de vos petites affaires. Vous
voulez partir avant tout le monde?

-- Oui, j'y tiens.

-- A quelle heure?

-- A dix heures?

-- Et la reine, a quelle heure part-elle?

-- A minuit.

-- Alors c'est possible: je vous fais sortir d'abord, je vous
laisse hors de la barriere, et je reviens la chercher.

-- A merveille, mais comment me conduire hors de Paris?

-- Oh! pour cela, il faut me laisser faire.

-- Je vous donne plein pouvoir, prenez une escorte aussi
considerable que vous le voudrez.

D'Artagnan secoua la tete.

-- Il me semble cependant que c'est le moyen le plus sur, dit
Mazarin.

-- Oui, pour vous, Monseigneur, mais pas pour la reine.

Mazarin se mordit les levres.

-- Alors, dit-il, comment opererons-nous?

-- Il faut me laisser faire, Monseigneur.

-- Hum! fit Mazarin.

-- Et il faut me donner la direction entiere de cette entreprise.

-- Cependant...

-- Ou en chercher un autre, dit d'Artagnan en tournant le dos.

-- Eh! fit tout bas Mazarin, je crois qu'il s'en va avec le
diamant.

Et il le rappela.

-- _Monsou_ d'Artagnan, mon cher _monsou_ d'Artagnan, dit-il d'une
voix caressante.

-- Monseigneur?

-- Me repondez-vous de tout?

-- Je ne reponds de rien, je ferai de mon mieux.

-- De votre mieux?

-- Oui.

-- Eh bien! allons, je me fie a vous.

-- C'est bien heureux, se dit d'Artagnan a lui-meme.

-- Vous serez donc ici a neuf heures et demie.

-- Et je trouverai Votre Eminence prete?

-- Certainement, toute prete.

-- C'est chose convenue, alors. Maintenant, Monseigneur veut-il me
faire voir la reine?

-- A quoi bon?

-- Je desirerais prendre les ordres de Sa Majeste de sa propre
bouche.

-- Elle m'a charge de vous les donner.

-- Elle pourrait avoir oublie quelque chose.

-- Vous tenez a la voir?

-- C'est indispensable, Monseigneur.

Mazarin hesita un instant, d'Artagnan demeura impassible dans sa
volonte.

-- Allons donc, dit Mazarin, je vais vous conduire, mais pas un
mot de notre conversation.

-- Ce qui a ete dit entre nous ne regarde que nous, Monseigneur,
dit d'Artagnan.

-- Vous jurez d'etre muet?

-- Je ne jure jamais, Monseigneur. Je dis oui ou je dis non; et
comme je suis gentilhomme, je tiens ma parole.

-- Allons, je vois qu'il faut me fier a vous sans restriction.

-- C'est ce qu'il y a de mieux, croyez-moi, Monseigneur.

-- Venez, dit Mazarin.

Mazarin fit entrer d'Artagnan dans l'oratoire de la reine et lui
dit d'attendre.

D'Artagnan n'attendit pas longtemps. Cinq minutes apres qu'il
etait dans l'oratoire, la reine arriva en costume de grand gala.
Paree ainsi, elle paraissait trente-cinq ans a peine et etait
toujours belle.

-- C'est vous, monsieur d'Artagnan, dit-elle en souriant
gracieusement, je vous remercie d'avoir insiste pour me voir.

-- J'en demande pardon a Votre Majeste, dit d'Artagnan, mais j'ai
voulu prendre ses ordres de sa bouche meme.

-- Vous savez de quoi il s'agit?

-- Oui, Madame.

-- Vous acceptez la mission que je vous confie?

-- Avec reconnaissance.

-- C'est bien; soyez ici a minuit.

-- J'y serai.

-- Monsieur d'Artagnan, dit la reine, je connais trop votre
desinteressement pour vous parler de ma reconnaissance dans ce
moment-ci, mais je vous jure que je n'oublierai pas ce second
service comme j'ai oublie le premier.

-- Votre Majeste est libre de se souvenir et d'oublier, et je ne
sais pas ce qu'elle veut dire.

Et d'Artagnan s'inclina.

-- Allez, monsieur, dit la reine avec son plus charmant sourire,
allez et revenez a minuit.

Elle lui fit de la main un signe d'adieu, et d'Artagnan se retira;
mais en se retirant il jeta les yeux sur la portiere par laquelle
etait entree la reine, et au bas de la tapisserie il apercut le
bout d'un soulier de velours.

-- Bon, dit-il, le Mazarin ecoutait pour voir si je ne le
trahissais pas. En verite, ce pantin d'Italie ne merite pas d'etre
servi par un honnete homme.

D'Artagnan n'en fut pas moins exact au rendez-vous; a neuf heures
et demie, il entrait dans l'antichambre.

Bernouin attendait et l'introduisit.

Il trouva le cardinal habille en cavalier. Il avait fort bonne
mine sous ce costume, qu'il portait, nous l'avons dit, avec
elegance; seulement il etait fort pale et tremblait quelque peu.

-- Tout seul? dit Mazarin.

-- Oui, Monseigneur.

-- Et ce bon M. du Vallon, ne jouirons-nous pas de sa compagnie?

-- Si fait, Monseigneur, il attend dans son carrosse.

-- Ou cela?

-- A la porte du jardin du Palais-Royal.

-- C'est donc dans son carrosse que nous partons?

-- Oui, Monseigneur.

-- Et sans autre escorte que vous deux?

-- N'est-ce donc pas assez? un des deux suffirait!

-- En verite, mon cher monsieur d'Artagnan, dit Mazarin, vous
m'epouvantez avec votre sang-froid.

-- J'aurais cru, au contraire, qu'il devait vous inspirer de la
confiance.

-- Et Bernouin, est-ce que je ne l'emmene pas?

-- Il n'y a point de place pour lui, il viendra rejoindre Votre
Eminence.

-- Allons, dit Mazarin, puisqu'il faut faire en tout comme vous le
voulez.

-- Monseigneur, il est encore temps de reculer, dit d'Artagnan, et
Votre Eminence est parfaitement libre.

-- Non pas, non pas, dit Mazarin, partons.

Et tous deux descendirent par l'escalier derobe, Mazarin appuyant
au bras de d'Artagnan son bras que le mousquetaire sentait
trembler sur le sien.

Ils traverserent les cours du Palais-Royal, ou stationnaient
encore quelques carrosses de convives attardes, gagnerent le
jardin et atteignirent la petite porte.

Mazarin essaya de l'ouvrir a l'aide d'une clef qu'il tira de sa
poche, mais la main lui tremblait tellement qu'il ne put trouver
le trou de la serrure.

-- Donnez, dit d'Artagnan.

Mazarin lui donna la clef, d'Artagnan ouvrit et remit la clef dans
sa poche; il comptait rentrer par la.

Le marchepied etait abaisse, la porte ouverte; Mousqueton se
tenait a la portiere, Porthos etait au fond de la voiture.

-- Montez, Monseigneur, dit d'Artagnan.

Mazarin ne se le fit pas dire a deux fois et il s'elanca dans le
carrosse.

D'Artagnan monta derriere lui, Mousqueton referma la portiere et
se hissa avec force gemissements derriere la voiture. Il avait
fait quelques difficultes pour partir sous pretexte que sa
blessure le faisait encore souffrir, mais d'Artagnan lui avait
dit:

-- Restez si vous voulez, mon cher monsieur Mouston, mais je vous
previens que Paris sera brule cette nuit.

Sur quoi Mousqueton n'en avait pas demande davantage et avait
declare qu'il etait pret a suivre son maitre et M. d'Artagnan au
bout du monde.

La voiture partit a un trot raisonnable et qui ne denoncait pas le
moins du monde qu'elle renfermat des gens presses. Le cardinal
s'essuya le front avec son mouchoir et regarda autour de lui.

Il avait a sa gauche Porthos et a sa droite d'Artagnan; chacun
gardait une portiere, chacun lui servait de rempart.

En face, sur la banquette de devant, etaient deux paires de
pistolets, une paire devant Porthos, une paire devant d'Artagnan;
les deux amis avaient en outre chacun son epee au cote.

A cent pas du Palais-Royal une patrouille arreta le carrosse.

-- Qui vive? dit le chef.

-- Mazarin! repondit d'Artagnan en eclatant de rire.

Le cardinal sentit ses cheveux se dresser sur sa tete.

La plaisanterie parut excellente aux bourgeois, qui, voyant ce
carrosse sans armes et sans escorte, n'eussent jamais cru a la
realite d'une pareille imprudence.

-- Bon voyage! crierent-ils.

Et ils laisserent passer.

-- Hein! dit d'Artagnan, que pense Monseigneur de cette reponse?

-- Homme d'esprit! s'ecria Mazarin.

-- Au fait, dit Porthos, je comprends...

Vers le milieu de la rue des Petits-Champs, une seconde patrouille
arreta le carrosse.

-- Qui vive? cria le chef de la patrouille.

-- Rangez-vous, Monseigneur, dit d'Artagnan.

Et Mazarin s'enfonca tellement entre les deux amis, qu'il disparut
completement cache par eux.

-- Qui vive? reprit la meme voix avec impatience.

Et d'Artagnan sentit qu'on se jetait a la tete des chevaux.

Il sortit la moitie du corps du carrosse.

-- Eh! Planchet, dit-il.

Le chef s'approcha: c'etait effectivement Planchet. D'Artagnan
avait reconnu la voix de son ancien laquais.

-- Comment! monsieur, dit Planchet, c'est vous?

-- Eh! mon Dieu, oui, mon cher ami. Ce cher Porthos vient de
recevoir un coup d'epee, et je le reconduis a sa maison de
campagne de Saint-Cloud.

-- Oh! vraiment? dit Planchet.

-- Porthos, reprit d'Artagnan, si vous pouvez encore parler, mon
cher Porthos, dites donc un mot a ce bon Planchet.

-- Planchet, mon ami, dit Porthos d'une voix dolente, je suis bien
malade, et si tu rencontres un medecin, tu me feras plaisir de me
l'envoyer.

-- Ah! grand Dieu! dit Planchet, quel malheur! Et comment cela
est-il arrive?

-- Je te conterai cela, dit Mousqueton.

Porthos poussa un profond gemissement.

-- Fais-nous faire place, Planchet, dit tout bas d'Artagnan, ou il
n'arrivera pas vivant: les poumons sont offenses, mon ami.

Planchet secoua la tete de l'air d'un homme qui dit: En ce cas, la
chose va mal.

Puis, Se retournant vers ses hommes:

-- Laissez passer, dit-il, ce sont des amis.

La voiture reprit sa marche, et Mazarin, qui avait retenu son
haleine, se hasarda a respirer.

-- _Bricconi!_ murmura-t-il.

Quelques pas avant la porte Saint-Honore, on rencontra une
troisieme troupe; celle-ci etait composee de gens de mauvaise mine
et qui ressemblaient plutot a des bandits qu'a autre chose:
c'etaient les hommes du mendiant de Saint-Eustache.

-- Attention, Porthos! dit d'Artagnan.

Porthos allongea la main vers ses pistolets.

-- Qu'y a-t-il? dit Mazarin.

-- Monseigneur, je crois que nous sommes en mauvaise compagnie.

Un homme s'avanca a la portiere avec une espece de faux a la main.

-- Qui vive? demanda cet homme.

-- Eh! drole, dit d'Artagnan, ne connaissez-vous pas le carrosse
de M. le Prince?

-- Prince ou non, dit cet homme, ouvrez! nous avons la garde de la
porte, et personne ne passera que nous ne sachions qui passe.

-- Que faut-il faire? demanda Porthos.

-- Pardieu! passer, dit d'Artagnan.

-- Mais comment passer? dit Mazarin.

-- A travers ou dessus. Cocher, au galop.

Le cocher leva son fouet.

-- Pas un pas de plus, dit l'homme qui paraissait le chef, ou je
coupe le jarret a vos chevaux.

-- Peste! dit Porthos, ce serait dommage, des betes qui me coutent
cent pistoles piece.

-- Je vous les paierai deux cents, dit Mazarin.

-- Oui; mais quand ils auront les jarrets coupes, on nous coupera
le cou, a nous.

-- Il en vient un de mon cote, dit Porthos; faut-il que je le tue?

-- Oui; d'un coup de poing, si vous pouvez: ne faisons feu qu'a la
derniere extremite.

-- Je le puis, dit Porthos.

-- Venez ouvrir alors, dit d'Artagnan a l'homme a la faux, en
prenant un de ses pistolets par le canon et en s'appretant a
frapper de la crosse.

Celui-ci s'approcha.

A mesure qu'il s'approchait, d'Artagnan, pour etre plus libre de
ses mouvements, sortait a demi par la portiere; ses yeux
s'arreterent sur ceux du mendiant, qu'eclairait la lueur d'une
lanterne.

Sans doute il reconnut le mousquetaire, car il devint fort pale;
sans doute d'Artagnan le reconnut, car ses cheveux se dresserent
sur sa tete.

-- Monsieur d'Artagnan! s'ecria-t-il en reculant d'un pas,
monsieur d'Artagnan! laissez passer!

Peut-etre d'Artagnan allait-il repondre de son cote, lorsqu'un
coup pareil a celui d'une masse qui tombe sur la tete d'un boeuf
retentit: c'etait Porthos qui venait d'assommer son homme.

D'Artagnan se retourna et vit le malheureux gisant a quatre pas de
la.

-- Ventre a terre, maintenant! cria-t-il au cocher; pique! pique.

Le cocher enveloppa ses chevaux d'un large coup de fouet, les
nobles animaux bondirent. On entendit des cris comme ceux d'hommes
qui sont renverses. Puis on sentit une double secousse: deux des
roues venaient de passer sur un corps flexible et rond.

Il se fit un moment de silence. La voiture franchit la porte.

-- Au Cours-la-Reine! cria d'Artagnan au cocher.

Puis se retournant vers Mazarin:

-- Maintenant, Monseigneur, lui dit-il, vous pouvez dire cinq
_Pater_ et cinq _Ave_ pour remercier Dieu de votre delivrance;
vous etes sauve, vous etes libre!

Mazarin ne repondit que par une espece de gemissement, il ne
pouvait croire a un pareil miracle.

Cinq minutes apres, la voiture s'arreta, elle etait arrivee au
Cours-la-Reine.

-- Monseigneur est-il content de son escorte? demanda le
mousquetaire.

-- Enchante, _monsou_, dit Mazarin en hasardant sa tete a l'une
des portieres; maintenant faites-en autant pour la reine.

-- Ce sera moins difficile, dit d'Artagnan en sautant a terre.
Monsieur du Vallon, je vous recommande Son Eminence.

-- Soyez tranquille, dit Porthos en etendant la main.

D'Artagnan prit la main de Porthos et la secoua.

-- Aie! fit Porthos.

D'Artagnan regarda son ami avec etonnement.

-- Qu'avez-vous donc? demanda-t-il.

-- Je crois que j'ai le poignet foule, dit Porthos.

-- Que diable, aussi, vous frappez comme un sourd.

-- Il le fallait bien, mon homme allait me lacher un coup de
pistolet; mais vous, comment vous etes-vous debarrasse du votre?

-- Oh! le mien, dit d'Artagnan, ce n'etait pas un homme.

-- Qu'etait-ce donc?

-- C'etait un spectre.

-- Et...

-- Et je l'ai conjure.

Sans autre explication, d'Artagnan prit les pistolets qui etaient
sur la banquette de devant, les passa a sa ceinture, s'enveloppa
dans son manteau, et, ne voulant pas rentrer par la meme barriere
qu'il etait sorti, il s'achemina vers la porte Richelieu.


LV. Le carrosse de M. le coadjuteur

Au lieu de rentrer par la porte Saint-Honore, d'Artagnan qui avait
du temps devant lui, fit le tour et rentra par la porte Richelieu.
On vint le reconnaitre, et, quand on vit a son chapeau a plumes et
a son manteau galonne qu'il etait officier des mousquetaires, on
l'entoura avec l'intention de lui faire crier: "A bas le Mazarin!"
Cette premiere demonstration ne laissa pas que de l'inquieter
d'abord; mais quand il sut de quoi il etait question, il cria
d'une si belle voix que les plus difficiles furent satisfaits.

Il suivait la rue de Richelieu, revant a la facon dont il
emmenerait a son tour la reine, car de l'emmener dans un carrosse
aux armes de France il n'y fallait pas songer, lorsqu'a la porte
de l'hotel de madame de Guemenee il apercut un equipage.

Une idee subite l'illumina.

-- Ah! pardieu, dit-il, ce serait de bonne guerre.

Et il s'approcha du carrosse, regarda les armes qui etaient sur
les panneaux et la livree du cocher qui etait sur le siege.

Cet examen lui etait d'autant plus facile que le cocher dormait
les poings fermes.

-- C'est bien le carrosse de M. le coadjuteur, dit-il; sur ma
parole, je commence a croire que la Providence est pour nous.

Il monta doucement dans le carrosse, et tirant le fil de soie qui
correspondait au petit doigt du cocher:

-- Au Palais-Royal! dit-il.

Le cocher, reveille en sursaut, se dirigea vers le point designe
sans se douter que l'ordre vint d'un autre que de son maitre. Le
suisse allait fermer les grilles; mais en voyant ce magnifique
equipage il ne douta pas que ce ne fut une visite d'importance, et
laissa passer le carrosse, qui s'arreta sous le peristyle.

La seulement le cocher s'apercut que les laquais n'etaient pas
derriere la voiture.

Il crut que M. le coadjuteur en avait dispose, sauta a bas du
siege sans lacher les renes et vint ouvrir.

D'Artagnan sauta a son tour a terre, et, au moment ou le cocher,
effraye en ne reconnaissant pas son maitre, faisait un pas en
arriere, il le saisit au collet de la main gauche, et de la droite
lui mit un pistolet sur la gorge:

-- Essaye de prononcer un seul mot, dit d'Artagnan, et tu es mort!

Le cocher vit a l'expression du visage de celui qui lui parlait
qu'il etait tombe dans un guet-apens, et il resta la bouche beante
et les yeux demesurement ouverts.

Deux mousquetaires se promenaient dans la cour, d'Artagnan les
appela par leur nom.

-- Monsieur de Belliere, dit-il a l'un, faites-moi le plaisir de
prendre les renes des mains de ce brave homme, de monter sur le
siege de la voiture, de la conduire a la porte de l'escalier
derobe et de m'attendre la; c'est pour affaire d'importance et qui
tient au service du roi.

Le mousquetaire, qui savait son lieutenant incapable de faire une
mauvaise plaisanterie a l'endroit du service, obeit sans dire un
mot, quoique l'ordre lui parut singulier.

Alors, se retournant vers le second mousquetaire:

-- Monsieur du Verger, dit-il, aidez-moi a conduire cet homme en
lieu de surete.

Le mousquetaire crut que son lieutenant venait d'arreter quelque
prince deguise, s'inclina et, tirant son epee, fit signe qu'il
etait pret.

D'Artagnan monta l'escalier suivi de son prisonnier, qui etait
suivi lui-meme du mousquetaire, traversa le vestibule et entra
dans l'antichambre de Mazarin.

Bernouin attendait avec impatience des nouvelles de son maitre.

-- Eh bien! monsieur? dit-il.

-- Tout va a merveille, mon cher monsieur Bernouin; mais voici,
s'il vous plait, un homme qu'il vous faudrait mettre en lieu de
surete...

-- Ou cela, monsieur?

-- Ou vous voudrez, pourvu que l'endroit que vous choisirez ait
des volets qui ferment au cadenas et une porte qui ferme a la
clef.

-- Nous avons cela, monsieur, dit Bernouin.

Et l'on conduisit le pauvre cocher dans un cabinet dont les
fenetres etaient grillees et qui ressemblait fort a une prison.

-- Maintenant, mon cher ami, je vous invite, dit d'Artagnan, a
vous defaire en ma faveur de votre chapeau et de votre manteau.

Le cocher, comme on le comprend bien, ne fit aucune resistance;
d'ailleurs il etait si etonne de ce qui lui arrivait qu'il
chancelait et balbutiait comme un homme ivre: d'Artagnan mit le
tout sous le bras du valet de chambre.

-- Maintenant, monsieur du Verger, dit d'Artagnan, enfermez-vous
avec cet homme jusqu'a ce que M. Bernouin vienne ouvrir la porte;
la faction sera passablement longue et fort peu amusante, je le
sais, mais vous comprenez, ajouta-t-il gravement, service du roi.

-- A vos ordres, mon lieutenant, repondit le mousquetaire, qui vit
qu'il s'agissait de choses serieuses.

-- A propos, dit d'Artagnan; si cet homme essaie de fuir ou de
crier, passez-lui votre epee au travers du corps.

Le mousquetaire fit un signe de tete qui voulait dire qu'il
obeirait ponctuellement a la consigne.

D'Artagnan sortit emmenant Bernouin avec lui.

Minuit sonnait.

-- Menez-moi dans l'oratoire de la reine, dit-il; prevenez-la que
j'y suis, et allez me mettre ce paquet-la, avec un mousqueton bien
charge, sur le siege de la voiture qui attend au bas de l'escalier
derobe.

Bernouin introduisit d'Artagnan dans l'oratoire ou il s'assit tout
pensif.

Tout avait ete au Palais-Royal comme d'habitude. A dix heures,
ainsi que nous l'avons dit, presque tous les convives etaient
retires; ceux qui devaient fuir avec la cour eurent le mot
d'ordre; et chacun fut invite a se trouver de minuit a une heure
au Cours-la-Reine.

A dix heures, Anne d'Autriche passa chez le roi. On venait de
coucher Monsieur; et le jeune Louis, reste le dernier, s'amusait a
mettre en bataille des soldats de plomb, exercice qui le recreait
fort. Deux enfants d'honneur jouaient avec lui.

-- Laporte, dit la reine, il serait temps de coucher Sa Majeste.

Le roi demanda a rester encore debout, n'ayant aucune envie de
dormir, disait-il; mais la reine insista.

-- Ne devez-vous pas aller demain matin a six heures vous baigner
a Conflans, Louis? C'est vous-meme qui l'avez demande, ce me
semble.

-- Vous avez raison, Madame, dit le roi, et je suis pret a me
retirer dans mon appartement quand vous aurez bien voulu
m'embrasser. Laporte, donnez le bougeoir a M. le chevalier de
Coislin.

La reine posa ses levres sur le front blanc et poli que l'auguste
enfant lui tendait avec une gravite qui sentait deja l'etiquette.

-- Endormez-vous bien vite, Louis, dit la reine, car vous serez
reveille de bonne heure.

-- Je ferai de mon mieux pour vous obeir, Madame, dit le jeune
Louis, mais je n'ai aucune envie de dormir.

-- Laporte, dit tout bas Anne d'Autriche, cherchez quelque livre
bien ennuyeux a lire a Sa Majeste, mais ne vous deshabillez pas.

Le roi sortit accompagne du chevalier de Coislin, qui lui portait
le bougeoir. L'autre enfant d'honneur fut reconduit chez lui.

Alors la reine rentra dans son appartement. Ses femmes, c'est-a-
dire madame de Bregy, mademoiselle de Beaumont, madame de
Motteville et Socratine sa soeur, que l'on appelait ainsi a cause
de sa sagesse, venaient de lui apporter dans la garde-robe des
restes du diner, avec lesquels elle soupait, selon son habitude.

La reine alors donna ses ordres, parla d'un repas que lui offrait
le surlendemain le marquis de Villequier, designa les personnes
qu'elle admettait a l'honneur d'en etre, annonca pour le lendemain
encore une visite au Val-de-Grace, ou elle avait l'intention de
faire ses devotions, et donna a Beringhen, son premier valet de
chambre, ses ordres pour qu'il l'accompagnat.

Le souper des dames fini, la reine feignit une grande fatigue et
passa dans sa chambre a coucher. Madame de Motteville, qui etait
de service particulier ce soir-la, l'y suivit, puis l'aida a se
devetir. La reine alors se mit au lit, lui parla affectueusement
pendant quelques minutes et la congedia.

C'etait en ce moment que d'Artagnan entrait dans la cour du
Palais-Royal avec la voiture du coadjuteur.

Un instant apres, les carrosses des dames d'honneur en sortaient
et la grille se refermait derriere eux.

Minuit sonnait.

Cinq minutes apres, Bernouin frappait a la chambre a coucher de la
reine, venant par le passage secret du cardinal.

Anne d'Autriche alla ouvrir elle-meme.

Elle etait deja habillee, c'est-a-dire qu'elle avait remis ses bas
et s'etait enveloppee d'un long peignoir.

-- C'est vous, Bernouin, dit-elle, M. d'Artagnan est-il la?

-- Oui, Madame, dans votre oratoire, il attend que Votre Majeste
soit prete.

-- Je le suis. Allez dire a Laporte d'eveiller et d'habiller le
roi, puis de la passez chez le marechal de Villeroy et prevenez-le
de ma part.

Bernouin s'inclina et sortit.

La reine entra dans son oratoire, qu'eclairait une simple lampe en
verroterie de Venise. Elle vit d'Artagnan debout et qui
l'attendait.

-- C'est vous? lui dit-elle.

-- Oui, Madame.

-- Vous etes pret?

-- Je le suis.

-- Et M. le cardinal?

-- Est sorti sans accident. Il attend Votre Majeste au Cours-la-
Reine.

-- Mais dans quelle voiture partons-nous?

-- J'ai tout prevu, un carrosse attend en bas Votre Majeste.

-- Passons chez le roi.

D'Artagnan s'inclina et suivit la reine.

Le jeune Louis etait deja habille, a l'exception des souliers et
du pourpoint, il se laissait faire d'un air etonne, en accablant
de questions Laporte, qui ne lui repondait que ces paroles:

-- Sire, c'est par l'ordre de la reine.

Le fit etait decouvert, et l'on voyait les draps du roi tellement
uses qu'en certains endroits il y avait des trous.

C'etait encore un des effets de la lesinerie de Mazarin.

La reine entra, et d'Artagnan se tint sur le seuil. L'enfant, en
apercevant la reine, s'echappa des mains de Laporte et courut a
elle.

La reine fit signe a d'Artagnan de s'approcher.

D'Artagnan obeit.

-- Mon fils, dit Anne d'Autriche, en lui montrant le mousquetaire
calme, debout et decouvert, voici M. d'Artagnan, qui est brave
comme un de ces anciens preux dont vous aimez tant que mes femmes
vous racontent l'histoire. Rappelez-vous bien son nom, et
regardez-le bien, pour ne pas oublier son visage, car ce soir il
nous rendra un grand service.

Le jeune roi regarda l'officier de son grand oeil fier et repeta:

-- M. d'Artagnan?

-- C'est cela, mon fils.

Le jeune roi leva lentement sa petite main et la tendit au
mousquetaire; celui-ci mit un genou en terre et la baisa.

-- M. d'Artagnan, repeta Louis, c'est bien, Madame.

A ce moment on entendit comme une rumeur qui s'approchait.

-- Qu'est-ce que cela? dit la reine.

-- Oh! oh! repondit d'Artagnan en tendant tout a la fois son
oreille fine et son regard intelligent, c'est le bruit du peuple
qui s'emeut.

-- Il faut fuir, dit la reine.

-- Votre Majeste m'a donne la direction de cette affaire, il faut
rester et savoir ce qu'il veut.

-- Monsieur d'Artagnan!

-- Je reponds de tout.

Rien ne se communique plus rapidement que la confiance. La reine,
pleine de force et de courage, sentait au plus haut degre ces deux
vertus chez les autres.

-- Faites, dit-elle, je m'en rapporte a vous.

-- Votre Majeste veut-elle me permettre dans toute cette affaire
de donner des ordres en son nom?

-- Ordonnez, monsieur.

-- Que veut donc encore ce peuple? dit le roi.

-- Nous allons le savoir, sire, dit d'Artagnan.

Et il sortit rapidement de la chambre.

Le tumulte allait croissant, il semblait envelopper le Palais-
Royal tout entier. On entendait de l'interieur des cris dont on ne
pouvait comprendre le sens. Il etait evident qu'il y avait clameur
et sedition. Le roi, a moitie habille, la reine et Laporte
resterent chacun dans l'etat et presque a la place ou ils etaient,
ecoutant et attendant.

Comminges, qui etait de garde cette nuit-la au Palais-Royal,
accourut; il avait deux cents hommes a peu pres dans les cours et
dans les ecuries, il les mettait a la disposition de la reine.

-- Eh bien! demanda Anne d'Autriche en voyant reparaitre
d'Artagnan, qu'y a-t-il?

-- Il y a, madame, que le bruit s'est repandu que la reine avait
quitte le Palais-Royal, enlevant le roi, et que le peuple demande
a avoir la preuve du contraire, ou menace de demolir le Palais-
Royal.

-- Oh! cette fois, c'est trop fort, dit la reine, et je leur
prouverai que je ne suis point partie.

D'Artagnan vit, a l'expression du visage de la reine, qu'elle
allait donner quelque ordre violent. Il s'approcha d'elle et lui
dit tout bas:

-- Votre Majeste a-t-elle toujours confiance en moi?

Cette voix la fit tressaillir.

-- Oui, monsieur, toute confiance, dit-elle... Dites.

-- La reine daigne-t-elle se conduire d'apres mes avis?

-- Dites.

-- Que Votre Majeste veuille renvoyer M. de Comminges, en lui
ordonnant de se renfermer, lui et ses hommes, dans le corps de
garde et les ecuries.

Comminges regarda d'Artagnan de ce regard envieux avec lequel tout
courtisan voit poindre une fortune nouvelle.

-- Vous avez entendu, Comminges? dit la reine.

D'Artagnan alla a lui, il avait reconnu avec sa sagacite ordinaire
ce coup d'oeil inquiet.

-- Monsieur de Comminges, lui dit-il, pardonnez-moi; nous sommes
tous deux serviteurs de la reine, n'est-ce pas? c'est mon tour de
lui etre utile, ne m'enviez donc pas ce bonheur.

Comminges s'inclina et sortit.

-- Allons, se dit d'Artagnan, me voila avec un ennemi de plus!

-- Et maintenant, dit la reine en s'adressant a d'Artagnan, que
faut-il faire? car, vous l'entendez, au lieu de se calmer le bruit
redouble.

-- Madame, repondit d'Artagnan, le peuple veut voir le roi, il
faut qu'il le voie.

-- Comment, qu'il le voie! ou cela! sur le balcon?

-- Non pas, Madame, mais ici, dans son lit, dormant.

-- Oh! Votre Majeste, M. d'Artagnan a toute raison! s'ecria
Laporte.

La reine reflechit et sourit en femme a qui la duplicite n'est pas
etrangere.

-- Au fait, murmura-t-elle.

-- Monsieur Laporte, dit d'Artagnan, allez a travers les grilles
du Palais-Royal annoncer au peuple qu'il va etre satisfait et que,
dans cinq minutes, non seulement il verra le roi, mais encore
qu'il le verra dans son lit; ajoutez que le roi dort et que la
reine prie que l'on fasse silence pour ne point le reveiller.

-- Mais pas tout le monde, une deputation de deux ou quatre
personnes?

-- Tout le monde, Madame.

-- Mais ils nous tiendront jusqu'au jour, songez-y.

-- Nous en aurons pour un quart d'heure. Je reponds de tout,
Madame; croyez-moi, je connais le peuple c'est un grand enfant
qu'il ne s'agit que de caresser. Devant le roi endormi, il sera
muet, doux et timide comme un agneau.

-- Allez, Laporte, dit la reine.

Le jeune roi se rapprocha de sa mere.

-- Pourquoi faire ce que ces gens demandent? dit-il.

-- Il le faut, mon fils, dit Anne d'Autriche.

-- Mais alors, si on me dit _il le faut_, je ne suis donc plus
roi?

La reine resta muette.

-- Sire, dit d'Artagnan, Votre Majeste me permettra-t-elle de lui
faire une question?

Louis XIV se retourna, etonne qu'on osat lui adresser la parole;
la reine serra la main de l'enfant.

-- Oui, monsieur, dit-il.

-- Votre Majeste se rappelle-t-elle avoir, lorsqu'elle jouait dans
le parc de Fontainebleau ou dans les cours du palais de
Versailles, vu tout a coup le ciel se couvrir et entendu le bruit
du tonnerre?

-- Oui, sans doute.

-- Eh bien! ce bruit du tonnerre, si bonne envie que Votre Majeste
eut encore de jouer, lui disait: "Rentrez, sire, il le faut."

-- Sans doute, monsieur; mais aussi l'on m'a dit que le bruit du
tonnerre, c'etait la voix de Dieu.

-- Eh bien! sire, dit d'Artagnan, ecoutez le bruit du peuple, et
vous verrez que cela ressemble beaucoup a celui du tonnerre.

En effet, en ce moment une rumeur terrible passait emportee par la
brise de la nuit.

Tout a coup elle cessa.

-- Tenez, sire, dit d'Artagnan, on vient de dire au peuple que
vous dormiez; vous voyez bien que vous etes toujours roi.

La reine regardait avec etonnement cet homme etrange que son
courage eclatant faisait l'egal des plus braves, que son esprit
fin et ruse faisait l'egal de tous.

Laporte entra.

-- Eh bien, Laporte? demanda la reine.

-- Madame, repondit-il, la prediction de M. d'Artagnan s'est
accomplie, ils se sont calmes comme par enchantement. On va leur
ouvrir les portes, et dans cinq minutes ils seront ici.

-- Laporte, dit la reine, si vous mettiez un de vos fils a la
place du roi, nous partirions pendant ce temps.

-- Si Sa Majeste l'ordonne, dit Laporte, mes fils, comme moi, sont
au service de la reine.

-- Non pas, dit d'Artagnan, car si l'un d'eux connaissait Votre
Majeste et s'apercevait du subterfuge, tout serait perdu.

-- Vous avez raison, monsieur, toujours raison, dit Anne
d'Autriche. Laporte, couchez le roi.

Laporte posa le roi tout vetu comme il etait dans son lit, puis il
le recouvrit jusqu'aux epaules avec le drap.

La reine se courba sur lui et l'embrassa au front.

-- Faites semblant de dormir, Louis, dit-elle.

-- Oui, dit le roi, mais je ne veux pas qu'un seul de ces hommes
me touche.

-- Sire, je suis la, dit d'Artagnan, et je vous reponds que si un
seul avait cette audace, il la payerait de sa vie.

-- Maintenant, que faut-il faire? demanda la reine, car je les
entends.

-- Monsieur Laporte, allez au-devant d'eux, et leur recommandez de
nouveau le silence. Madame, attendez-la a la porte. Moi je suis au
chevet du roi, tout pret a mourir pour lui.

Laporte sortit, la reine se tint debout pres de la tapisserie,
d'Artagnan se glissa derriere les rideaux.

Puis on entendit la marche sourde et contenue d'une grande
multitude d'hommes; la reine souleva elle-meme la tapisserie en
mettant un doigt sur sa bouche.

En voyant la reine, ces hommes s'arreterent dans l'attitude du
respect.

-- Entrez, messieurs, entrez, dit la reine.

Il y eut alors parmi tout ce peuple un mouvement d'hesitation qui
ressemblait a de la honte: il s'attendait a la resistance, il
s'attendait a etre contrarie, a forcer les grilles et a renverser
les gardes; les grilles s'etaient ouvertes toutes seules, et le
roi, ostensiblement du moins, n'avait a son chevet d'autre garde
que sa mere.

Ceux qui etaient en tete balbutierent et essayerent de reculer.

-- Entrez donc, messieurs, dit Laporte, puisque la reine le
permet.

Alors un plus hardi que les autres se hasardant depassa le seuil
de la porte et s'avanca sur la pointe du pied. Tous les autres
l'imiterent, et la chambre s'emplit silencieusement, comme si tous
ces hommes eussent ete les courtisans les plus humbles et les plus
devoues. Bien au-dela de la porte on apercevait les tetes de ceux
qui, n'ayant pu entrer, se haussaient sur la pointe des pieds.
D'Artagnan voyait tout a travers une ouverture qu'il avait faite
au rideau; dans l'homme qui entra le premier il reconnut Planchet.

-- Monsieur, lui dit la reine, qui comprit qu'il etait le chef de
toute cette bande, vous avez desire voir le roi et j'ai voulu le
montrer moi-meme. Approchez, regardez-le et dites si nous avons
l'air de gens qui veulent s'echapper.

-- Non certes, repondit Planchet un peu etonne de l'honneur
inattendu qu'il recevait.

-- Vous direz donc a mes bons et fideles Parisiens, reprit Anne
d'Autriche avec un sourire a l'expression duquel d'Artagnan ne se
trompa point, que vous avez vu le roi couche et dormant, ainsi que
la reine prete a se mettre au lit a son tour.

-- Je le dirai, Madame, et ceux qui m'accompagnent le diront tous
ainsi que moi, mais...

-- Mais quoi? demanda Anne d'Autriche.

-- Que Votre Majeste me pardonne, dit Planchet, mais est-ce bien
le roi qui est couche dans ce lit?

Anne d'Autriche tressaillit.

-- S'il y a quelqu'un parmi vous tous qui connaisse le roi, dit-
elle, qu'il s'approche et qu'il dise si c'est bien Sa Majeste qui
est la.

Un homme enveloppe d'un manteau, dont en se drapant il se cachait
le visage, s'approcha, se pencha sur le lit et regarda.

Un instant d'Artagnan crut que cet homme avait un mauvais dessein,
et il porta la main a son epee; mais dans le mouvement que fit en
se baissant l'homme au manteau, il decouvrit une portion de son
visage, et d'Artagnan reconnut le coadjuteur.

-- C'est bien le roi, dit cet homme en se relevant. Dieu benisse
Sa Majeste!

-- Oui, dit a demi-voix le chef, oui, Dieu benisse Sa Majeste!

Et tous ces hommes, qui etaient entres furieux, passant de la
colere a la pitie, benirent a leur tour l'enfant royal.

-- Maintenant, dit Planchet, remercions la reine, mes amis, et
retirons-nous.

Tous s'inclinerent et sortirent peu a peu et sans bruit, comme ils
etaient entres. Planchet, entre le premier, sortait le dernier.

La reine l'arreta.

-- Comment vous nommez-vous, mon ami? lui dit-elle.

Planchet se retourna fort etonne de la question.

-- Oui, dit la reine, je me tiens tout aussi honoree de vous avoir
recu ce soir que si vous etiez un prince, et je desire savoir
votre nom.

-- Oui, pensa Planchet, pour me traiter comme un prince, merci!

D'Artagnan fremit que Planchet, seduit comme le corbeau de la
fable, ne dit son nom, et que la reine, sachant son nom, ne sut
que Planchet lui avait appartenu.

-- Madame, repondit respectueusement Planchet, je m'appelle
Dulaurier pour vous servir.

-- Merci, monsieur Dulaurier, dit la reine, et que faites-vous?

-- Madame, je suis marchand drapier dans la rue des Bourdonnais.

-- Voila tout ce que je voulais savoir, dit la reine; bien
obligee, mon cher monsieur Dulaurier, vous entendrez parler de
moi.

-- Allons, allons, murmura d'Artagnan en sortant de derriere son
rideau, decidement maitre Planchet n'est point un sot, et l'on
voit bien qu'il a ete eleve a bonne ecole.

Les differents acteurs de cette scene etrange resterent un instant
en face les uns des autres sans dire une seule parole, la reine
debout pres de la porte, d'Artagnan a moitie sorti de sa cachette,
le roi souleve sur son coude et pret a retomber sur son lit au
moindre bruit qui indiquerait le retour de toute cette multitude;
mais, au lieu de se rapprocher, le bruit s'eloigna de plus en plus
et finit par s'eteindre tout a fait.

La reine respira; d'Artagnan essuya son front humide; le roi se
laissa glisser en bas de son lit en disant:

-- Partons.

En ce moment Laporte reparut.

-- Eh bien? demanda la reine.

-- Eh bien, Madame, repondit le valet de chambre, je les ai suivis
jusqu'aux grilles; ils ont annonce a tous leurs camarades qu'ils
ont vu le roi et que la reine leur a parle, de sorte qu'ils
s'eloignent tout fiers et tout glorieux.

-- Oh! les miserables! murmura la reine, ils paieront cher leur
hardiesse, c'est moi qui le leur promets!

Puis, se retournant vers d'Artagnan:

-- Monsieur, dit-elle, vous m'avez donne ce soir les meilleurs
conseils que j'aie recus de ma vie. Continuez: que devons-nous
faire maintenant?

-- Monsieur Laporte, dit d'Artagnan, achevez d'habiller Sa
Majeste.

-- Nous pouvons partir alors? demanda la reine.

-- Quand Votre Majeste voudra; elle n'a qu'a descendre par
l'escalier derobe, elle me trouvera a la porte.

-- Allez, monsieur, dit la reine, je vous suis.

D'Artagnan descendit, le carrosse etait a son poste, le
mousquetaire se tenait sur le siege.

D'Artagnan prit le paquet qu'il avait charge Bernouin de mettre
aux pieds du mousquetaire. C'etait, on se le rappelle, le chapeau
et le manteau du cocher de M. de Gondy.

Il mit le manteau sur ses epaules et le chapeau sur sa tete.

Le mousquetaire descendit du siege.

-- Monsieur, dit d'Artagnan, vous allez rendre la liberte a votre
compagnon qui garde le cocher. Vous monterez sur vos chevaux, vous
irez prendre, rue Tiquetonne, hotel de _La Chevrette_, mon cheval
et celui de M. du Vallon, que vous sellerez et harnacherez en
guerre, puis vous sortirez de Paris en les conduisant en main, et
vous vous rendrez au Cours-la-Reine. Si au Cours-la-Reine vous ne
trouviez plus personne, vous pousseriez jusqu'a Saint-Germain.
Service du roi.

Le mousquetaire porta la main a son chapeau et s'eloigna pour
accomplir les ordres qu'il venait de recevoir.

D'Artagnan monta sur le siege.

Il avait une paire de pistolets a sa ceinture, un mousqueton sous
ses pieds, son epee nue derriere lui.

La reine parut; derriere elle venaient le roi et M. le duc
d'Anjou, son frere.

-- Le carrosse de M. le coadjuteur! s'ecria-t-elle en reculant
d'un pas.

-- Oui, madame, dit d'Artagnan, mais montez hardiment; c'est moi
qui le conduis.

La reine poussa un cri de surprise et monta dans le carrosse. Le
roi et Monsieur monterent apres elle et s'assirent a ses cotes.

-- Venez, Laporte, dit la reine.

-- Comment, Madame! dit le valet de chambre, dans le meme carrosse
que Vos Majestes?

-- Il ne s'agit pas ce soir de l'etiquette royale, mais du salut
du roi. Montez, Laporte!

Laporte obeit.

-- Fermez les mantelets, dit d'Artagnan.

-- Mais cela n'inspirera-t-il pas de la defiance, monsieur?
demanda la reine.

-- Que Votre Majeste soit tranquille, dit d'Artagnan, j'ai ma
reponse prete.

On ferma les mantelets et on partit au galop par la rue de
Richelieu. En arrivant a la porte, le chef du poste s'avanca a la
tete d'une douzaine d'hommes et tenant une lanterne a la main.

D'Artagnan lui fit signe d'approcher.

-- Reconnaissez-vous la voiture? dit-il au sergent.

-- Non, repondit celui-ci.

-- Regardez les armes.

Le sergent approcha sa lanterne du panneau.

-- Ce sont celles de M. le coadjuteur! dit-il.

-- Chut! il est en bonne fortune avec madame de Guemenee.

Le sergent se mit a rire.

-- Ouvrez la porte, dit-il, je sais ce que c'est.

Puis, s'approchant du mantelet baisse:

-- Bien du plaisir, Monseigneur! dit-il.

-- Indiscret! cria d'Artagnan, vous me ferez chasser.

La barriere cria sur ses gonds; et d'Artagnan, voyant le chemin
ouvert, fouetta vigoureusement ses chevaux qui partirent au grand
trot.

Cinq minutes apres on avait rejoint le carrosse du cardinal.

-- Mousqueton, cria d'Artagnan, relevez les mantelets du carrosse
de Sa Majeste.

-- C'est lui, dit Porthos.

-- En cocher! s'ecria Mazarin.

-- Et avec le carrosse du coadjuteur! dit la reine.

-- _Corpo di Dio!_ _monsou_ d'Artagnan, dit Mazarin, vous valez
votre pesant d'or!


LVI. Comment d'Artagnan et Porthos gagnerent, l'un deux cent dix-
neuf, et l'autre deux cent quinze louis, a vendre de la paille

Mazarin voulait partir a l'instant meme pour Saint-Germain, mais
la reine declara qu'elle attendrait les personnes auxquelles elle
avait donne rendez-vous. Seulement, elle offrit au cardinal la
place de Laporte. Le cardinal accepta et passa d'une voiture dans
l'autre.

Ce n'etait pas sans raison que le bruit s'etait repandu que le roi
devait quitter Paris dans la nuit: dix ou douze personnes etaient
dans le secret de cette fuite depuis six heures du soir, et, si
discretes qu'elles eussent ete, elles n'avaient pu donner leurs
ordres de depart sans que la chose transpirat quelque peu.
D'ailleurs, chacune de ces personnes en avait une ou deux autres
auxquelles elle s'interessait; et comme on ne doutait point que la
reine ne quittat Paris avec de terribles projets de vengeance,
chacun avait averti ses amis ou ses parents; de sorte que la
rumeur de ce depart courut comme une trainee de poudre par les
rues de la ville.

Le premier carrosse qui arriva apres celui de la reine fut le
carrosse de M. le Prince; il contenait M. de Conde, madame la
princesse et madame la princesse douairiere. Toutes deux avaient
ete reveillees au milieu de la nuit et ne savaient pas de quoi il
etait question.

Le second contenait M. le duc d'Orleans, madame la duchesse, la
grande Mademoiselle et l'abbe de La Riviere, favori inseparable et
conseiller intime du prince.

Le troisieme contenait M. de Longueville et M. le prince de Conti,
frere et beau-frere de M. le Prince. Ils mirent pied a terre,
s'approcherent du carrosse du roi et de la reine, et presenterent
leurs hommages a Sa Majeste.

La reine plongea son regard jusqu'au fond du carrosse, dont la
portiere etait restee ouverte, et vit qu'il etait vide.

-- Mais ou est donc madame de Longueville? dit-elle.

-- En effet, ou est donc ma soeur? demanda M. le Prince.

-- Madame de Longueville est souffrante, madame, repondit le duc,
et elle m'a charge de l'excuser pres de Votre Majeste.

Anne lanca un coup d'oeil rapide a Mazarin, qui repondit par un
signe imperceptible de tete.

-- Qu'en dites-vous? demanda la reine.

-- Je dis que c'est un otage pour les Parisiens, repondit le
cardinal.

-- Pourquoi n'est-elle pas venue? demanda tout bas M. le Prince a
son frere.

-- Silence! repondit celui-ci; sans doute elle a ses raisons.

-- Elle nous perd, murmura le prince.

-- Elle nous sauve, dit Conti.

Les voitures arrivaient en foule. Le marechal de La Meilleraie, le
marechal de Villeroy, Guitaut, Villequier, Comminges, vinrent a la
file; les deux mousquetaires arriverent a leur tour, tenant les
chevaux de d'Artagnan et de Porthos en main. D'Artagnan et Porthos
se mirent en selle. Le cocher de Porthos remplaca d'Artagnan sur
le siege du carrosse royal, Mousqueton remplaca le cocher,
conduisant debout, pour raison a lui connue, et pareil a
l'Automedon antique.

La reine, bien qu'occupee de mille details, cherchait des yeux
d'Artagnan, mais le Gascon s'etait deja replonge dans la foule
avec sa prudence accoutumee.

-- Faisons l'avant-garde, dit-il a Porthos, et menageons-nous de
bons logements a Saint-Germain, car personne ne songera a nous. Je
me sens fort fatigue.

-- Moi, dit Porthos, je tombe veritablement de sommeil. Dire que
nous n'avons pas eu la moindre bataille. Decidement les Parisiens
sont bien sots.

-- Ne serait-ce pas plutot que nous sommes bien habiles? dit
d'Artagnan.

-- Peut-etre.

-- Et votre poignet, comment va-t-il?

-- Mieux; mais croyez-vous que nous les tenons cette fois-ci?

-- Quoi?

-- Vous, votre grade; et moi, mon titre?

-- Ma foi! oui, je parierais presque. D'ailleurs, s'ils ne se
souviennent pas, je les ferai souvenir.

-- On entend la voix de la reine, dit Porthos. Je crois qu'elle
demande a monter a cheval.

-- Oh! elle le voudrait bien, elle; mais...

-- Mais quoi?

-- Mais le cardinal ne veut pas, lui. Messieurs, continua
d'Artagnan s'adressant aux deux mousquetaires, accompagnez le
carrosse de la reine, et ne quittez pas les portieres. Nous allons
faire preparer les logis.

Et d'Artagnan piqua vers Saint-Germain accompagne de Porthos.

-- Partons, messieurs! dit la reine.

Et le carrosse royal se mit en route, suivi de tous les autres
carrosses et de plus de cinquante cavaliers.

On arriva a Saint-Germain sans accident; en descendant du
marchepied, la reine trouva M. le Prince qui attendait debout et
decouvert pour lui offrir la main.

-- Quel reveil pour les Parisiens! dit Anne d'Autriche radieuse.

-- C'est la guerre, dit le prince.

-- Eh bien! la guerre, soit. N'avons-nous pas avec nous le
vainqueur de Rocroy, de Nordlingen et de Lens?

Le prince s'inclina en signe de remerciement.

Il etait trois heures du matin. La reine entra la premiere dans le
chateau; tout le monde la suivit: deux cents personnes a peu pres
l'avaient accompagnee dans sa fuite.

-- Messieurs, dit la reine en riant, logez-vous dans le chateau,
il est vaste et la place ne vous manquera point; mais, comme on ne
comptait pas y venir, on me previent qu'il n'y a en tout que trois
lits, un pour le roi, un pour moi...

-- Et un pour Mazarin, dit tout bas M. le Prince.

-- Et moi, je coucherai donc sur le plancher? dit Gaston d'Orleans
avec un sourire tres inquiet...

-- Non, Monseigneur, dit Mazarin, car le troisieme lit est destine
a Votre Altesse.

-- Mais vous? demanda le prince.

-- Moi, je ne me coucherai pas, dit Mazarin, j'ai a travailler.

Gaston se fit indiquer la chambre ou etait le lit, sans
s'inquieter de quelle facon se logeraient sa femme et sa fille.

-- Eh bien, moi, je me coucherai, dit d'Artagnan. Venez avec moi,
Porthos.

Porthos suivit d'Artagnan avec cette profonde confiance qu'il
avait dans l'intellect de son ami.

Ils marchaient l'un a cote de l'autre sur la place du chateau,
Porthos regardant avec des yeux ebahis d'Artagnan, qui calculait
sur ses doigts.

-- Quatre cents a une pistole la piece, quatre cents pistoles.

-- Oui, disait Porthos, quatre cents pistoles; mais qu'est-ce qui
fait quatre cents pistoles?

-- Une pistole n'est pas assez, continua d'Artagnan; cela vaut un
louis.

-- Qu'est-ce qui vaut un louis?

-- Quatre cents, a un louis, font quatre cents louis.

-- Quatre cents? dit Porthos.

-- Oui, ils sont deux cents; et il en faut au moins deux par
personne. A deux par personne, cela fait quatre cents.

-- Mais quatre cents quoi?

-- Ecoutez, dit d'Artagnan.

Et comme il y avait la toutes sortes de gens qui regardaient dans
l'ebahissement l'arrivee de la cour, il acheva sa phrase tout bas
a l'oreille de Porthos.

-- Je comprends, dit Porthos, je comprends a merveille, par ma
foi! Deux cents louis chacun, c'est joli; mais que dira-t-on?

-- On dira ce qu'on voudra; d'ailleurs saura-t-on que c'est nous?

-- Mais qui se chargera de la distribution?

-- Mousqueton n'est-il pas la?

-- Et ma livree! dit Porthos, on reconnaitra ma livree.

-- Il retournera son habit.

-- Vous avez toujours raison, mon cher, s'ecria Porthos, mais ou
diable puisez-vous donc toutes les idees que vous avez?

D'Artagnan sourit.

Les deux amis prirent la premiere rue qu'ils rencontrerent;
Porthos frappa a la porte de la maison de droite, tandis que
d'Artagnan frappait a la porte de la maison de gauche.

-- De la paille! dirent-ils.

-- Monsieur, nous n'en avons pas, repondirent les gens qui vinrent
ouvrir, mais adressez-vous au marchand de fourrages.

-- Et ou est-il, le marchand de fourrages?

-- La derniere grand'porte de la rue.

-- A droite ou a gauche?

-- A gauche.

-- Et y a-t-il encore a Saint-Germain d'autres gens chez lesquels
on en pourrait trouver?

-- Il y a l'aubergiste du _Mouton-Couronne_, et Gros-Louis le
fermier.

-- Ou demeurent-ils?

-- Rue des Ursulines.

-- Tous deux?

-- Oui.

-- Tres bien.

Les deux amis se firent indiquer la seconde et la troisieme
adresse aussi exactement qu'ils s'etaient fait indiquer la
premiere; puis d'Artagnan se rendit chez le marchand de fourrages
et traita avec lui de cent cinquante bottes de paille qu'il
possedait, moyennant la somme de trois pistoles. Il se rendit
ensuite chez l'aubergiste, ou il trouva Porthos qui venait de
traiter de deux cents bottes pour une somme a peu pres pareille.
Enfin le fermier Louis en mit cent quatre-vingts a leur
disposition. Cela faisait un total de quatre cent trente.

Saint-Germain n'en avait pas davantage.

Toute cette rafle ne leur prit pas plus d'une demi-heure.
Mousqueton, dument eduque, fut mis a la tete de ce commerce
improvise. On lui recommanda de ne pas laisser sortir de ses mains
un fetu de paille au-dessous d'un louis la botte; on lui en
confiait pour quatre cent trente louis.

Mousqueton secouait la tete et ne comprenait rien a la speculation
des deux amis.

D'Artagnan, portant trois bottes de paille, s'en retourna au
chateau, ou chacun, grelottant de froid et tombant de sommeil,
regardait envieusement le roi, la reine et Monsieur sur leurs lits
de camp.

L'entree de d'Artagnan dans la grande salle produisit un eclat de
rire universel; mais d'Artagnan n'eut pas meme l'air de
s'apercevoir qu'il etait l'objet de l'attention generale et se mit
a disposer avec tant d'habilete, d'adresse et de gaiete sa couche
de paille que l'eau en venait a la bouche a tous ces pauvres
endormis qui ne pouvaient dormir.

-- De la paille! s'ecrierent-ils, de la paille! ou trouve-t-on de
la paille?

-- Je vais vous conduire, dit Porthos.

Et il conduisit les amateurs a Mousqueton, qui distribuait
genereusement les bottes a un louis la piece. On trouva bien que
c'etait un peu cher; mais quand on a bien envie de dormir, qui
est-ce qui ne paierait pas deux ou trois louis quelques heures de
bon sommeil?

D'Artagnan cedait a chacun son lit, qu'il recommenca dix fois de
suite; et comme il etait cense avoir paye comme les autres sa
botte de paille un louis, il empocha ainsi une trentaine de louis
en moins d'une demi-heure. A cinq heures du matin, la paille
valait quatre-vingts livres la botte, et encore n'en trouvait-on
plus.

D'Artagnan avait eu le soin d'en mettre quatre bottes de cote pour
lui. Il prit dans sa poche la clef du cabinet ou il les avait
cachees, et, accompagne de Porthos, s'en retourna compter avec
Mousqueton, qui, naivement et comme un digne intendant qu'il
etait, leur remit quatre cent trente louis et garda encore cent
louis pour lui.

Mousqueton, qui ne savait rien de ce qui s'etait passe au chateau,
ne comprenait pas comment l'idee de vendre de la paille ne lui
etait pas venue plus tot.

D'Artagnan mit l'or dans son chapeau, et tout en revenant fit son
compte avec Porthos. Il leur revenait a chacun deux cent quinze
louis.

Porthos alors seulement s'apercut qu'il n'avait pas de paille pour
son compte, il retourna aupres de Mousqueton; mais Mousqueton
avait vendu jusqu'a son dernier fetu, ne gardant rien pour lui-
meme.

Il revint alors trouver d'Artagnan, lequel, grace a ses quatre
bottes de paille, etait en train de confectionner, et en le
savourant d'avance avec delices, un lit si moelleux, si bien
rembourre a la tete, si bien couvert au pied, que ce lit eut fait
envie au roi lui-meme, si le roi n'eut si bien dormi dans le sien.

D'Artagnan, a aucun prix, ne voulut deranger son lit pour Porthos;
mais moyennant quatre louis que celui-ci lui compta, il consentit
a ce que Porthos couchat avec lui.

Il rangea son epee a son chevet, posa ses pistolets a son cote,
etendit son manteau a ses pieds, placa son feutre sur son manteau,
et s'etendit voluptueusement sur la paille qui craquait. Deja il
caressait les doux reves qu'engendre la possession de deux cent
dix-neuf louis gagnes en un quart d'heure, quand une voix retentit
a la porte de la salle et le fit bondir.

-- Monsieur d'Artagnan! criait-elle, monsieur d'Artagnan!

-- Ici, dit Porthos, ici!

Porthos comprenait que si d'Artagnan s'en allait, le lit lui
resterait a lui tout seul.

Un officier s'approcha.

D'Artagnan se souleva sur son coude.

-- C'est vous qui etes monsieur d'Artagnan? dit-il.

-- Oui, monsieur; que me voulez-vous?

-- Je viens vous chercher.

-- De quelle part?

-- De la part de Son Eminence.

-- Dites a Monseigneur que je vais dormir et que je lui conseille
en ami d'en faire autant.

-- Son Eminence ne s'est pas couchee et ne se couchera pas, et
elle vous demande a l'instant meme.

-- La peste etouffe le Mazarin, qui ne sait pas dormir a propos!
murmura d'Artagnan. Que me veut-il? Est-ce pour me faire
capitaine? En ce cas je lui pardonne.

Et le mousquetaire se leva tout en grommelant, prit son epee, son
chapeau, ses pistolets et son manteau, puis suivit l'officier,
tandis que Porthos, reste seul unique possesseur du lit, essayait
d'imiter les belles dispositions de son ami.

-- _Monsou_ d'Artagnan, dit le cardinal en apercevant celui qu'il
venait d'envoyer chercher si mal a propos, je n'ai point oublie
avec quel zele vous m'avez servi, et je vais vous en donner une
preuve.

-- Bon! pensa d'Artagnan, cela s'annonce bien.

Mazarin regardait le mousquetaire et vit sa figure s'epanouir.

-- Ah! Monseigneur...

-- Monsieur d'Artagnan, dit-il, avez-vous bien envie d'etre
capitaine?

-- Oui, Monseigneur.

-- Et votre ami desire-t-il toujours etre baron?

-- En ce moment-ci, Monseigneur, il reve qu'il l'est!

-- Alors, dit Mazarin, tirant d'un portefeuille la lettre qu'il
avait deja montree a d'Artagnan, prenez cette depeche et portez-la
en Angleterre.

D'Artagnan regarda l'enveloppe: il n'y avait point d'adresse.

-- Ne puis-je savoir a qui je dois la remettre?

-- En arrivant a Londres, vous le saurez; a Londres seulement vous
dechirerez la double enveloppe.

-- Et quelles sont mes instructions?

-- D'obeir en tout point a celui a qui cette lettre est adressee.

D'Artagnan allait faire de nouvelles questions, lorsque Mazarin
ajouta:

-- Vous partez pour Boulogne; vous trouverez, _aux Armes
d'Angleterre_, un jeune gentilhomme nomme M. Mordaunt.

-- Oui, Monseigneur, et que dois-je faire de ce gentilhomme?

-- Le suivre jusqu'ou il vous menera.

D'Artagnan regarda le cardinal d'un air stupefait.

-- Vous voila renseigne, dit Mazarin; allez!

-- Allez! c'est bien facile a dire, reprit d'Artagnan; mais pour
aller il faut de l'argent et je n'en ai pas.

-- Ah! dit Mazarin en se grattant l'oreille, vous dites que vous
n'avez pas d'argent?

-- Non, Monseigneur.

-- Mais ce diamant que je vous donnai hier soir?

-- Je desire le conserver comme un souvenir de votre Eminence.

Mazarin soupira.

-- Il fait cher vivre en Angleterre, Monseigneur, et surtout comme
envoye extraordinaire.

-- Hein! fit Mazarin, c'est un pays fort sobre et qui vit de
simplicite depuis la revolution; mais n'importe.

Il ouvrit un tiroir et prit une bourse.

-- Que dites-vous de ces mille ecus?

D'Artagnan avanca la levre inferieure d'une facon demesuree.

-- Je dis, Monseigneur, que c'est peu, car je ne partirai
certainement pas seul.

-- J'y compte bien, repondit Mazarin, M. du Vallon vous
accompagnera, le digne gentilhomme; car, apres vous, mon cher
_monsou_ d'Artagnan, c'est bien certainement l'homme de France que
j'aime et estime le plus.

-- Alors, Monseigneur, dit d'Artagnan en montrant la bourse que
Mazarin n'avait point lachee; alors, si vous l'aimez et l'estimez
tant, vous comprenez...

-- Soit! a sa consideration, j'ajouterai deux cents ecus.

-- Ladre! murmura d'Artagnan... Mais a notre retour, au moins,
ajouta-t-il tout haut, nous pourrons compter, n'est-ce pas,
M. Porthos sur sa baronnie et moi sur mon grade?

-- Foi de Mazarin!

-- J'aimerais mieux un autre serment, se dit tout bas d'Artagnan;
puis tout haut: Ne puis-je, dit-il, presenter mes respects a Sa
Majeste la reine?

-- Sa Majeste dort, repondit vivement Mazarin, et il faut que vous
partiez sans delai; allez donc, monsieur.

-- Encore un mot, Monseigneur: si on se bat ou je vais, me
battrai-je?

-- Vous ferez ce que vous ordonnera la personne a laquelle je vous
adresse.

-- C'est bien, Monseigneur, dit d'Artagnan en allongeant la main
pour recevoir le sac, et je vous presente tous mes respects.

D'Artagnan mit lentement le sac dans sa large poche et, se
retournant vers l'officier:

-- Monsieur, lui dit-il, voulez-vous bien aller reveiller a son
tour M. du Vallon de la part de Son Eminence et lui dire que je
l'attends aux ecuries?

L'officier partit aussitot avec un empressement qui parut a
d'Artagnan avoir quelque chose d'interesse.

Porthos venait de s'etendre a son tour dans son lit, et il
commencait a ronfler harmonieusement, selon son habitude,
lorsqu'il sentit qu'on fui frappait sur l'epaule.

Il crut que c'etait d'Artagnan et ne bougea point.

-- De la part du cardinal, dit l'officier.

-- Hein! dit Porthos en ouvrant de grands yeux, que dites-vous?

-- Je dis que Son Eminence vous envoie en Angleterre, et que
M. d'Artagnan vous attend aux ecuries.

Porthos poussa un profond soupir, se leva, prit son feutre, ses
pistolets, son epee et son manteau, et sortit en jetant un regard
de regret sur le lit dans lequel il s'etait promis de si bien
dormir.

A peine avait-il tourne le dos que l'officier y etait installe, et
il n'avait point passe le seuil de la porte que son successeur, a
son tour, ronflait a tout rompre. C'etait bien naturel, il etait
seul dans toute cette assemblee, avec le roi, la reine et
Monseigneur Gaston d'Orleans, qui dormit gratis.


LVII. On a des nouvelles d'Aramis

D'Artagnan s'etait rendu droit aux ecuries. Le jour venait de
paraitre; il reconnut son cheval et celui de Porthos attaches au
ratelier, mais au ratelier vide. Il eut pitie de ces pauvres
animaux, et s'achemina vers un coin de l'ecurie ou il voyait
reluire un peu de paille echappee sans doute a la razzia de la
nuit; mais en rassemblant cette paille avec le pied, le bout de sa
botte rencontra un corps rond qui, touche sans doute a un endroit
sensible, poussa un cri et se releva sur ses genoux en se frottant
les yeux. C'etait Mousqueton, qui, n'ayant plus de paille pour
lui-meme, s'etait accommode de celle des chevaux.

-- Mousqueton, dit d'Artagnan, allons, en route! en route!

Mousqueton, en reconnaissant la voix de l'ami de son maitre, se
leva precipitamment, et en se levant laissa choir quelques-uns des
louis gagnes illegalement pendant la nuit.

-- Oh! oh! dit d'Artagnan en ramassant un louis et en le flairant,
voila de l'or qui a une drole d'odeur, il sent la paille.

Mousqueton rougit si honnetement et parut si fort embarrasse, que
le Gascon se mit a rire et lui dit:

-- Porthos se mettrait en colere, mon cher monsieur Mousqueton,
mais moi je vous pardonne; seulement rappelons-nous que cet or
doit nous servir de topique pour notre blessure, et soyons gai,
allons!

Mousqueton prit a l'instant meme une figure des plus hilares,
sella avec activite le cheval de son maitre et monta sur le sien
sans trop faire de grimace. Sur ces entrefaites, Porthos arriva
avec une figure fort maussade, et fut on ne peut plus etonne de
trouver d'Artagnan resigne et Mousqueton presque joyeux.

-- Ah, ca, dit-il, nous avons donc, vous votre grade, et moi ma
baronnie?

-- Nous allons en chercher les brevets, dit d'Artagnan, et a notre
retour maitre Mazarini les signera.

-- Et ou allons-nous? demanda Porthos.

-- A Paris d'abord, repondit d'Artagnan; j'y veux regler quelques
affaires.

-- Allons a Paris, dit Porthos.

Et tous deux partirent pour Paris.

En arrivant aux portes ils furent etonnes de voir l'attitude
menacante de la capitale. Autour d'un carrosse brise en morceaux
le peuple vociferait des imprecations, tandis que les personnes
qui avaient voulu fuir etaient prisonnieres, c'est-a-dire un
vieillard et deux femmes.

Lorsque au contraire d'Artagnan et Porthos demanderent l'entree,
il n'est sortes de caresses qu'on ne leur fit. On les prenait pour
des deserteurs du parti royaliste, et on voulait se les attacher.

-- Que fait le roi? demanda-t-on.

-- Il dort.

-- Et l'espagnole?

-- Elle reve.

-- Et l'italien maudit?

-- Il veille. Ainsi tenez-vous fermes; car s'ils sont partis,
c'est bien certainement pour quelque chose. Mais comme, au bout du
compte, vous etes les plus forts, continua d'Artagnan, ne vous
acharnez pas apres des femmes et des vieillards, et prenez-vous-en
aux causes veritables.

Le peuple entendit ces paroles avec plaisir et laissa aller les
dames, qui remercierent d'Artagnan par un eloquent regard.

-- Maintenant, en avant! dit d'Artagnan.

Et ils continuerent leur chemin, traversant les barricades,
enjambant les chaines, pousses, interroges, interrogeant.

A la place du Palais-Royal, d'Artagnan vit un sergent qui faisait
faire l'exercice a cinq ou six cents bourgeois: c'etait Planchet
qui utilisait au profit de la milice urbaine ses souvenirs du
regiment de Piemont.

En passant devant d'Artagnan, il reconnut son ancien maitre.

-- Bonjour, monsieur d'Artagnan, dit Planchet d'un air fier.

-- Bonjour, monsieur Dulaurier, repondit d'Artagnan.

Planchet s'arreta court, fixant sur d'Artagnan de grands yeux
ebahis; le premier rang, voyant son chef s'arreter, s'arreta a son
tour, ainsi de suite jusqu'au dernier.

-- Ces bourgeois sont affreusement ridicules, dit d'Artagnan a
Porthos.

Et il continua son chemin.

Cinq minutes apres, il mettait pied a terre a l'hotel de_ La
Chevrette._

La belle Madeleine se precipita au-devant de d'Artagnan.

-- Ma chere madame Turquaine, dit d'Artagnan, si vous avez de
l'argent, enfouissez-le vite, si vous avez des bijoux, cachez-les
promptement, si vous avez des debiteurs, faites-vous payer; si
vous avez des creanciers, ne les payez pas.

-- Pourquoi cela? demanda Madeleine.

-- Parce que Paris va etre reduit en cendres ni plus ni moins que
Babylone, dont vous avez sans doute entendu parler.

-- Et vous me quittez dans un pareil moment?

-- A l'instant meme, dit d'Artagnan.

-- Et ou allez-vous?

-- Ah! si vous pouvez me le dire, vous me rendrez un veritable
service.

-- Ah! mon Dieu! mon Dieu!

-- Avez-vous des lettres pour moi? demanda d'Artagnan en faisant
signe de la main a son hotesse qu'elle devait s'epargner les
lamentations, attendu que les lamentations seraient superflues.

-- Il y en a une qui vient justement d'arriver.

Et elle donna la lettre a d'Artagnan.

-- D'Athos! s'ecria d'Artagnan en reconnaissant l'ecriture ferme
et allongee de leur ami.

-- Ah! fit Porthos, voyons un peu quelles choses il dit.

D'Artagnan ouvrit la lettre et lut:

"Cher d'Artagnan, cher du Vallon, mes bons amis, peut-etre
recevez-vous de mes nouvelles pour la derniere fois. Aramis et moi
nous sommes bien malheureux; mais Dieu, notre courage et le
souvenir de notre amitie nous soutiennent. Pensez bien a Raoul. Je
vous recommande les papiers qui sont a Blois, et dans deux mois et
demi, si vous n'avez pas recu de nos nouvelles, prenez-en
connaissance. Embrassez le vicomte de tout votre coeur pour votre
ami devoue,

"ATHOS."

-- Je le crois pardieu bien, que je l'embrasserai, dit d'Artagnan,
avec cela qu'il est sur notre route, et s'il a le malheur de
perdre notre pauvre Athos, de ce jour, il devient mon fils.

-- Et moi, dit Porthos, je le fais mon legataire universel.

-- Voyons, que dit encore Athos?

"Si vous rencontrez par les routes un M. Mordaunt, defiez-vous-en.
Je ne puis vous en dire davantage dans ma lettre."

-- M. Mordaunt! dit avec surprise d'Artagnan.

-- M. Mordaunt, c'est bon, dit Porthos, on s'en souviendra. Mais
voyez donc, il y a un post-scriptum d'Aramis.

-- En effet, dit d'Artagnan.

Et il lut:

"Nous vous cachons le lieu de notre sejour, chers amis,
connaissant votre devouement fraternel, et sachant bien que vous
viendriez mourir avec nous."

-- Sacrebleu! interrompit Porthos avec une explosion de colere qui
fit bondir Mousqueton a l'autre bout de la chambre, sont-ils donc
en danger de mort?

D'Artagnan continua:

"Athos vous legue Raoul, et moi je vous legue une vengeance. Si
vous mettez par bonheur la main sur un certain Mordaunt, dites a
Porthos de l'emmener dans un coin et de lui tordre le cou. Je
n'ose vous en dire davantage dans une lettre.

"ARAMIS."

-- Si ce n'est que cela, dit Porthos, c'est facile a faire.

-- Au contraire, dit d'Artagnan d'un air sombre, c'est impossible.

-- Et pourquoi cela?

-- C'est justement ce M. Mordaunt que nous allons rejoindre a
Boulogne et avec lequel nous passons en Angleterre.

-- Eh bien! si au lieu d'aller rejoindre ce M. Mordaunt, nous
allions rejoindre nos amis? dit Porthos avec un geste capable
d'epouvanter une armee.

-- J'y ai bien pense, dit d'Artagnan; mais la lettre n'a ni date
ni timbre.

-- C'est juste, dit Porthos.

Et il se mit a errer dans la chambre comme un homme egare,
gesticulant et tirant a tout moment son epee au tiers du fourreau.

Quant a d'Artagnan, il restait debout comme un homme consterne, et
la plus profonde affliction se peignait sur son visage.

-- Ah! c'est mal, disait-il; Athos nous insulte; il veut mourir
seul, c'est mal.

Mousqueton, voyant ces deux grands desespoirs, fondait en larmes
dans son coin.

-- Allons, dit d'Artagnan, tout cela ne mene a rien. Partons,
allons embrasser Raoul comme nous avons dit, et peut-etre aura-t-
il recu des nouvelles d'Athos.

-- Tiens, c'est une idee, dit Porthos; en verite, mon cher
d'Artagnan, je ne sais pas comment vous faites, mais vous etes
plein d'idees. Allons embrasser Raoul.

-- Gare a celui qui regarderait mon maitre de travers en ce
moment, dit Mousqueton, je ne donnerais pas un denier de sa peau.

On monta a cheval et l'on partit. En arrivant a la rue Saint-
Denis, les amis trouverent un grand concours de peuple. C'etait
M. de Beaufort qui venait d'arriver du Vendomois et que le
coadjuteur montrait aux Parisiens emerveilles et joyeux.

Avec M. de Beaufort, ils se regardaient desormais comme
invincibles.

Les deux amis prirent par une petite rue pour ne pas rencontrer le
prince et gagnerent la barriere Saint-Denis.

-- Est-il vrai, dirent les gardes aux deux cavaliers, que
M. de Beaufort est arrive dans Paris?

-- Rien de plus vrai, dit d'Artagnan et la preuve, c'est qu'il
nous envoie au-devant de M. de Vendome, son pere, qui va arriver a
son tour.

-- Vive M. de Beaufort! crierent les gardes.

Et ils s'ecarterent respectueusement pour laisser passer les
envoyes du grand prince.

Une fois hors barriere, la route fut devoree par ces gens qui ne
connaissaient ni fatigue ni decouragement; leurs chevaux volaient,
et eux ne cessaient de parler d'Athos et d'Aramis.

Mousqueton souffrait tous les tourments imaginables, mais
l'excellent serviteur se consolait en pensant que ses deux maitres
eprouvaient bien d'autres souffrances. Car il etait arrive a
regarder d'Artagnan comme son second maitre et lui obeissait meme
plus promptement et plus correctement qu'a Porthos.

Le camp etait entre Saint-Omer et Lambres; les deux amis firent un
crochet jusqu'au camp et apprirent en detail a l'armee la nouvelle
de la fuite du roi et de la reine, qui etait arrivee sourdement
jusque-la. Ils trouverent Raoul pres de sa tente, couche sur une
botte de foin dont son cheval tirait quelques bribes a la derobee.
Le jeune homme avait les yeux rouges et semblait abattu. Le
marechal de Grammont et le comte de Guiche etaient revenus a
Paris, et le pauvre enfant se trouvait isole.

Au bout d'un instant Raoul leva les yeux et vit les deux cavaliers
qui le regardaient; il les reconnut et courut a eux les bras
ouverts.

-- Oh! c'est vous, chers amis! s'ecria-t-il, me venez-vous
chercher? m'emmenez-vous avec vous? m'apportez-vous des nouvelles
de mon tuteur?

-- N'en avez-vous donc point recu? demanda d'Artagnan au jeune
homme.

-- Helas! non, monsieur, et je ne sais en verite ce qu'il est
devenu. De sorte, oh! de sorte que je suis inquiet a en pleurer.

Et effectivement deux grosses larmes roulaient sur les joues
brunies du jeune homme.

Porthos detourna la tete pour ne pas laisser voir sur sa bonne
grosse figure ce qui se passait dans son coeur.

-- Que diable! dit d'Artagnan plus remue qu'il ne l'avait ete
depuis bien longtemps, ne vous desesperez point, mon ami; si vous
n'avez point recu de lettres du comte, nous avons recu, nous...
une...

-- Oh! vraiment? s'ecria Raoul.

-- Et bien rassurante meme, dit d'Artagnan en voyant la joie que
cette nouvelle causait au jeune homme.

-- L'avez-vous? demanda Raoul.

-- Oui; c'est-a-dire je l'avais, dit d'Artagnan en faisant
semblant de chercher; attendez, elle doit etre la, dans ma poche;
il me parle de son retour, n'est-ce pas, Porthos?

Tout Gascon qu'il etait, d'Artagnan ne voulait pas prendre a lui
seul le fardeau de ce mensonge.

-- Oui, dit Porthos en toussant.

-- Oh! donnez-la-moi, dit le jeune homme.

-- Eh! je la lisais encore tantot. Est-ce que je l'aurai perdue!
Ah! pecaire, ma poche est percee.

-- Oh! oui, monsieur Raoul, dit Mousqueton, et la lettre etait
meme tres consolante; ces messieurs me l'ont lue et j'en ai pleure
de joie.

-- Mais au moins, monsieur d'Artagnan, vous savez ou il est?
demanda Raoul a moitie rasserene.

-- Ah! voila, dit d'Artagnan, certainement que je le sais,
pardieu! mais c'est un mystere.

-- Pas pour moi, je l'espere.

-- Non, pas pour vous, aussi je vais vous dire ou il est.

Porthos regardait d'Artagnan avec ses gros yeux etonnes.

-- Ou diable vais-je dire qu'il est pour qu'il n'essaye pas
d'aller le rejoindre? murmurait d'Artagnan.

-- Eh bien! ou est-il, monsieur? demanda Raoul de sa voix douce et
caressante.

-- Il est a Constantinople!

-- Chez les Turcs! s'ecria Raoul effraye. Bon dieu! que me dites-
vous la?

-- Eh bien! cela vous fait peur? dit d'Artagnan. Bah! qu'est-ce
que les Turcs pour des hommes comme le comte de La Fere et l'abbe
d'Herblay?

-- Ah! son ami est avec lui? dit Raoul, cela me rassure un peu.

-- A-t-il de l'esprit, ce demon de d'Artagnan! disait Porthos tout
emerveille de la ruse de son ami.

-- Maintenant, dit d'Artagnan presse de changer le sujet de la
conversation, voila cinquante pistoles que M. le comte vous
envoyait par le meme courrier. Je presume que vous n'avez plus
d'argent et qu'elles sont les bienvenues.

-- J'ai encore vingt pistoles, monsieur.

-- Eh bien! prenez toujours, cela vous en fera soixante-dix.

-- Et si vous en voulez davantage... dit Porthos mettant la main a
son gousset.

-- Merci, dit Raoul en rougissant, merci mille fois, monsieur.

En ce moment, Olivain parut a l'horizon.

-- A propos, dit d'Artagnan de maniere que le laquais l'entendit,
etes-vous content d'Olivain?

-- Oui, assez comme cela.

Olivain fit semblant de n'avoir rien entendu et entra dans la
tente.

-- Que lui reprochez-vous, a ce drole-la?

-- Il est gourmand, dit Raoul.

-- Oh! monsieur! dit Olivain reparaissant a cette accusation.

-- Il est un peu voleur.

-- Oh! monsieur, oh!

-- Et surtout il est fort poltron.

-- Oh! oh! oh! monsieur, vous me deshonorez, dit Olivain.

-- Peste! dit d'Artagnan, apprenez, maitre Olivain, que des gens
tels que nous ne se font pas servir par des poltrons. Volez votre
maitre, mangez ses confitures et buvez son vin, mais, cap de Diou!
ne soyez pas poltron, ou je vous coupe les oreilles. Regardez
monsieur Mousqueton, dites-lui de vous montrer les blessures
honorables qu'il a recues, et voyez ce que sa bravoure habituelle
a mis de dignite sur son visage.

Mousqueton etait au troisieme ciel et eut embrasse d'Artagnan s'il
l'eut ose; en attendant, il se promettait de se faire tuer pour
lui si l'occasion s'en presentait jamais.

-- Renvoyez ce drole, Raoul, dit d'Artagnan, car s'il est poltron,
il se deshonorera quelque jour.

-- Monsieur dit que je suis poltron, s'ecria Olivain, parce qu'il
a voulu se battre l'autre jour avec un cornette du regiment de
Grammont, et que j'ai refuse de l'accompagner.

-- Monsieur Olivain, un laquais ne doit jamais desobeir, dit
severement d'Artagnan.

Et le tirant a l'ecart:

-- Tu as bien fait, dit-il, si ton maitre avait tort, et voici un
ecu pour toi; mais s'il est jamais insulte et que tu ne te fasses
pas couper en quartiers pres de lui, je te coupe la langue et je
t'en balaye la figure. Retiens bien ceci.

Olivain s'inclina et mit l'ecu dans sa poche.

-- Et maintenant, ami Raoul, dit d'Artagnan, nous partons, M. du
Vallon et moi, comme ambassadeurs. Je ne puis vous dire dans quel
but, je n'en sais rien moi-meme; mais si vous avez besoin de
quelque chose, ecrivez a madame Madelon Turquaine, a la Chevrette,
rue Tiquetonne, et tirez sur cette caisse comme sur celle d'un
banquier: avec menagement toutefois, car je vous previens qu'elle
n'est pas tout a fait si bien garnie que celle de M. d'Emery.

Et ayant embrasse son pupille par interim, il le passa aux
robustes bras de Porthos, qui l'enleverent de terre et le tinrent
un moment suspendu sur le noble coeur du redoutable geant.

-- Allons, dit d'Artagnan, en route.

Et ils repartirent pour Boulogne, ou vers le soir ils arreterent
leurs chevaux trempes de sueur et blancs d'ecume.

A dix pas de l'endroit ou ils faisaient halte avant d'entrer en
ville etait un jeune homme vetu de noir qui paraissait attendre
quelqu'un, et qui, du moment ou il les avait vus paraitre, n'avait
point cesse d'avoir les yeux fixes sur eux.

D'Artagnan s'approcha de lui, et voyant que son regard ne le
quittait pas:

-- He! dit-il, l'ami, je n'aime pas qu'on me toise.

-- Monsieur, dit le jeune homme sans repondre a l'interpellation
de d'Artagnan, ne venez-vous pas de Paris, s'il vous plait?

D'Artagnan pensa que c'etait un curieux qui desirait avoir des
nouvelles de la capitale.

-- Oui, monsieur, dit-il d'un ton plus radouci.

-- Ne devez-vous pas loger aux _Armes d'Angleterre?_

-- Oui, monsieur.

-- N'etes-vous pas charge d'une mission de la part de Son Eminence
M. le cardinal de Mazarin?

-- Oui, monsieur.

-- En ce cas, dit le jeune homme, c'est a moi que vous avez
affaire, je suis M. Mordaunt.

Ah! dit tout bas d'Artagnan, celui dont Athos me dit de me mefier.

-- Ah! murmura Porthos, celui qu'Aramis veut que j'etrangle.

Tous deux regarderent attentivement le jeune homme.

Celui-ci se trompa a l'expression de leur regard.

-- Douteriez-vous de ma parole? dit-il; en ce cas je suis pret a
vous donner toute preuve.

-- Non, monsieur, dit d'Artagnan, et nous nous mettons a votre
disposition.

-- Eh bien! messieurs, dit Mordaunt, nous partirons sans retard;
car c'est aujourd'hui le dernier jour de delai que m'avait demande
le cardinal. Mon batiment est pret; et, si vous n'etiez venus,
j'allais partir sans vous, car le general Olivier Cromwell doit
attendre mon retour avec impatience.

-- Ah! ah! dit d'Artagnan, c'est donc au general Olivier Cromwell
que nous sommes depeches?

-- N'avez-vous donc pas une lettre pour lui? demanda le jeune
homme.

-- J'ai une lettre dont je ne devais rompre la double enveloppe
qu'a Londres; mais puisque vous me dites a qui elle est adressee,
il est inutile que j'attende jusque-la.

D'Artagnan dechira l'enveloppe de la lettre. Elle etait en effet
adressee:

"A monsieur Olivier Cromwell, general des troupes de la nation
anglaise."

-- Ah! fit d'Artagnan, singuliere commission!

-- Qu'est-ce que ce M. Olivier Cromwell? demanda tout bas Porthos.

-- Un ancien brasseur, repondit d'Artagnan.

-- Est-ce que le Mazarin voudrait faire une speculation sur la
biere comme nous en avons fait sur la paille? demanda Porthos.

-- Allons, allons, messieurs, dit Mordaunt impatient, partons.

-- Oh! oh! dit Porthos, sans souper? Est-ce que M. Cromwell ne
peut pas bien attendre un peu?

-- Oui, mais moi? dit Mordaunt.

-- Eh bien! vous, dit Porthos, apres?

-- Moi, je suis presse.

-- Oh! si c'est pour vous, dit Porthos, la chose ne me regarde
pas, et je souperai avec votre permission ou sans votre
permission.

Le regard vague du jeune homme s'enflamma et parut pret a jeter un
eclair, mais il se contint.

-- Monsieur, continua d'Artagnan, il faut excuser des voyageurs
affames. D'ailleurs notre souper ne vous retardera pas beaucoup,
nous allons piquer jusqu'a l'auberge. Allez a pied jusqu'au port,
nous mangeons un morceau et nous y sommes en meme temps que vous.

-- Tout ce qu'il vous plaira, messieurs, pourvu que nous partions,
dit Mordaunt.

-- C'est bien heureux, murmura Porthos.

-- Le nom du batiment? demanda d'Artagnan.

-- _Le Standard._

-- C'est bien. Dans une demi-heure nous serons a bord.

Et tous deux, donnant de l'eperon a leurs chevaux, piquerent vers
l'hotel des _Armes d'Angleterre._

-- Que dites-vous de ce jeune homme? demanda d'Artagnan tout en
courant.

-- Je dis qu'il ne me revient pas du tout, dit Porthos, et que je
me suis senti une rude demangeaison de suivre le conseil d'Aramis.

-- Gardez-vous-en, mon cher Porthos, cet homme est un envoye du
general Cromwell, et ce serait une facon de nous faire pauvrement
recevoir, je crois que de lui annoncer que nous avons tordu le cou
a son confident.

-- C'est egal, dit Porthos, j'ai toujours remarque qu'Aramis etait
homme de bon conseil.

-- Ecoutez, dit d'Artagnan, quand notre ambassade sera finie...

-- Apres?

-- S'il nous reconduit en France...

-- Eh bien?

-- Eh bien! nous verrons.

Les deux amis arriverent sur ce a l'hotel des _Armes d'Angleterre,
_ou ils souperent de grand appetit; puis, incontinent, ils se
rendirent sur le port. Un brick etait pret a mettre a la voile;
et, sur le pont de ce brick, ils reconnurent Mordaunt, qui se
promenait avec impatience.

-- C'est incroyable, disait d'Artagnan, tandis que la barque le
conduisait a bord du _Standard_, c'est etonnant comme ce jeune
homme ressemble a quelqu'un que j'ai connu, mais je ne puis dire a
qui.

Ils arriverent a l'escalier, et, un instant apres, ils furent
embarques.

Mais l'embarquement des chevaux fut plus long que celui des
hommes, et le brick ne put lever l'ancre qu'a huit heures du soir.

Le jeune homme trepignait d'impatience et commandait que l'on
couvrit les mats de voiles.

Porthos, ereinte de trois nuits sans sommeil et d'une route de
soixante-dix lieues faite a cheval, s'etait retire dans sa cabine
et dormait.

D'Artagnan, surmontant sa repugnance pour Mordaunt, se promenait
avec lui sur le pont et faisait cent contes pour le forcer a
parler.

Mousqueton avait le mal de mer.


LVIII. L'Ecossais, parjure a sa foi, pour un denier vendit son roi

Et, maintenant, il faut que nos lecteurs laissent voguer
tranquillement le _Standard_, non pas vers Londres, ou d'Artagnan
et Porthos croient aller, mais vers Durham, ou des lettres recues
d'Angleterre pendant son sejour a Boulogne avaient ordonne a
Mordaunt de se rendre, et nous suivent au camp royaliste, situe en
deca de la Tyne, aupres de la ville de Newcastle.

C'est la, placees entre deux rivieres, sur la frontiere d'Ecosse,
mais sur le sol d'Angleterre, que s'etalent les tentes d'une
petite armee. Il est minuit. Des hommes qu'on peut reconnaitre a
leurs jambes nues, a leurs jupes courtes, a leurs plaids barioles
et a la plume qui decore leur bonnet pour des highlanders,
veillent nonchalamment. La lune, qui glisse entre deux gros
nuages, eclaire a chaque intervalle qu'elle trouve sur sa route
les mousquets des sentinelles et decoupe en vigueur les murailles,
les toits et les clochers de la ville que Charles Ier vient de
rendre aux troupes du parlement ainsi qu'Oxford et Newark, qui
tenaient encore pour lui, dans l'espoir d'un accommodement.

A l'une des extremites du camp, pres d'une tente immense, pleine
d'officiers ecossais tenant une espece de conseil preside par le
vieux comte de Loewen, leur chef, un homme, vetu en cavalier, dort
couche sur le gazon et la main droite etendue sur son epee.

A cinquante pas de la, un autre homme, vetu aussi en cavalier,
cause avec une sentinelle ecossaise; et grace a l'habitude qu'il
parait avoir, quoique etranger, de la langue anglaise, il parvient
a comprendre les reponses que son interlocuteur lui fait dans le
patois du comte de Perth.

Comme une heure du matin sonnait a la ville de Newcastle, le
dormeur s'eveilla; et apres avoir fait tous les gestes d'un homme
qui ouvre les yeux apres un profond sommeil, il regarda
attentivement autour de lui: voyant qu'il etait seul il se leva,
et, faisant un detour, alla passer pres du cavalier qui causait
avec la sentinelle. Celui-ci avait sans doute fini ses
interrogations, car apres un instant il prit conge de cet homme et
suivit sans affectation la meme route que le premier cavalier que
nous avons vu passer.

A l'ombre d'une tente placee sur le chemin, l'autre l'attendait.

-- Eh bien, mon cher ami? lui dit-il dans le plus pur francais qui
ait jamais ete parle de Rouen a Tours.

-- Eh bien, mon ami, il n'y a pas de temps a perdre, et il faut
prevenir le roi.

-- Que se passe-t-il donc?

-- Ce serait trop long a vous dire; d'ailleurs, vous l'entendrez
tout a l'heure. Puis le moindre mot prononce ici peut tout perdre.
Allons trouver milord de Winter.

Et tous deux s'acheminerent vers l'extremite opposee du camp; mais
comme le camp ne couvrait pas une surface de plus de cinq cents
pas carres, ils furent bientot arrives a la tente de celui qu'ils
cherchaient.

-- Votre maitre dort-il, Tony? dit en anglais l'un des deux
cavaliers a un domestique couche dans un premier compartiment qui
servait d'antichambre.

-- Non, monsieur le comte, repondit le laquais, je ne crois pas,
ou ce serait depuis, bien peu de temps, car il a marche pendant
plus de deux heures apres avoir quitte le roi, et le bruit de ses
pas a cesse a peine depuis dix minutes; d'ailleurs, ajouta le
laquais en levant la portiere de la tente, vous pouvez le voir.

En effet, de Winter etait assis devant une ouverture, pratiquee
comme une fenetre, qui laissait penetrer l'air de la nuit, et a
travers laquelle il suivait melancoliquement des yeux la lune,
perdue, comme nous l'avons dit tout a l'heure, au milieu de gros
nuages noirs.

Les deux amis s'approcherent de de Winter, qui, la tete appuyee
sur sa main, regardait le ciel; il ne les entendit pas venir et
resta dans la meme attitude, jusqu'au moment ou il sentit qu'on
lui posait la main sur l'epaule. Alors il se retourna, reconnut
Athos et Aramis, et leur tendit la main.

-- Avez-vous remarque, leur dit-il, comme la lune est ce soir
couleur de sang?

-- Non, dit Athos, elle m'a semble comme a l'ordinaire.

-- Regardez, chevalier, dit de Winter.

-- Je vous avoue, dit Aramis, que je suis comme le comte de La
Fere, et que je n'y vois rien de particulier.

-- Comte, dit Athos, dans une position aussi precaire que la
notre, c'est la terre qu'il faut examiner, et non le ciel. Avez-
vous etudie nos Ecossais et en etes-vous sur?

-- Les Ecossais? demanda de Winter; quels Ecossais?

-- Eh! les notres, pardieu! dit Athos; ceux auxquels le roi s'est
confie, les Ecossais du comte de Loewen.

-- Non, dit de Winter. Puis il ajouta: Ainsi, dites-moi, vous ne
voyez pas comme moi cette teinte rougeatre qui couvre le ciel?

-- Pas le moins du monde, dirent ensemble Athos et Aramis.

-- Dites-moi, continua de Winter toujours preoccupe de la meme
idee, n'est-ce pas une tradition en France, que, la veille du jour
ou il fut assassine, Henri IV, qui jouait aux echecs avec
M. de Bassompierre, vit des taches de sang sur l'echiquier?

-- Oui, dit Athos et le marechal me l'a raconte maintes fois a
moi-meme.

-- C'est cela, murmura de Winter, et le lendemain Henri IV fut
tue.

-- Mais quel rapport cette vision de Henri IV a-t-elle avec vous,
comte? demanda Aramis.

-- Aucune, messieurs, et en verite je suis fou de vous entretenir
de pareilles choses, quand votre entree a cette heure dans ma
tente m'annonce que vous etes porteurs de quelque nouvelle
importante.

-- Oui, milord, dit Athos, je voudrais parler au roi.

-- Au roi? mais le roi dort.

-- J'ai a lui reveler des choses de consequence.

-- Ces choses ne peuvent-elles etre remises a demain?

-- Il faut qu'il les sache a l'instant meme, et peut-etre est-il
deja trop tard.

-- Entrons, messieurs, dit de Winter.

La tente de de Winter etait posee a cote de la tente royale, une
espece de corridor communiquait de l'une a l'autre. Ce corridor
etait garde non par une sentinelle, mais par un valet de confiance
de Charles Ier, afin qu'en cas urgent le roi put a l'instant meme
communiquer avec son fidele serviteur.

-- Ces messieurs sont avec moi, dit de Winter.

Le laquais s'inclina et laissa passer.

En effet, sur un lit de camp, vetu de son pourpoint noir, chausse
de ses bottes longues, la ceinture lache et son feutre pres de
lui, le roi Charles, cedant a un besoin irresistible de sommeil,
s'etait endormi. Les hommes s'avancerent, et Athos, qui marchait
le premier, considera un instant en silence cette noble figure si
pale, encadree de ses longs cheveux noirs que collait a ses tempes
la sueur d'un mauvais sommeil et que marbraient de grosses veines
bleues, qui semblaient gonflees de larmes sous ses yeux fatigues.

Athos poussa un profond soupir; ce soupir reveilla le roi, tant il
dormait d'un faible sommeil.

Il ouvrit les yeux.

-- Ah? dit-il en se soulevant sur son coude, c'est vous, comte de
La Fere?

-- Oui, sire, repondit Athos.

-- Vous veillez tandis que je dors, et vous venez m'apporter
quelque nouvelle?

-- Helas! sire, repondit Athos, Votre Majeste a devine juste.

-- Alors, la nouvelle est mauvaise? dit le roi en souriant avec
melancolie.

-- Oui, sire.

-- N'importe, le messager est le bienvenu, et vous ne pouvez
entrer chez moi sans me faire toujours plaisir. Vous dont le
devouement ne connait ni patrie, ni malheur, vous m'etes envoye
par Henriette; quelle que soit la nouvelle que vous m'apportez,
parlez donc avec assurance.

-- Sire, M. Cromwell est arrive cette nuit a Newcastle.

-- Ah! fit le roi, pour me combattre?

-- Non, sire, pour vous acheter.

-- Que dites-vous?

-- Je dis, sire, qu'il est du a l'armee ecossaise quatre cent
mille livres sterling.

-- Pour solde arrieree; oui, je le sais. Depuis pres d'un an mes
braves et fideles Ecossais se battent pour l'honneur.

Athos sourit.

-- Eh bien! sire, quoique l'honneur soit une belle chose, il se
sont lasses de se battre pour lui, et, cette nuit, ils vous ont
vendu pour deux cent mille livres, c'est-a-dire pour la moitie de
ce qui leur etait du.

-- Impossible! s'ecria le roi, les Ecossais vendre leur roi pour
deux cent mille livres!

-- Les Juifs ont bien vendu leur Dieu pour trente deniers.

-- Et quel est le Judas qui a fait ce marche infame?

-- Le comte de Loewen.

-- En etes-vous sur, monsieur?

-- Je l'ai entendu de mes propres oreilles.

Le roi poussa un soupir profond, comme si son coeur se brisait, et
laissa tomber sa tete entre ses mains.

-- Oh! les Ecossais! dit-il, les Ecossais! que j'appelais mes
fideles; les Ecossais! a qui je m'etais confie, quand je pouvais
fuir a Oxford; les Ecossais! mes compatriotes; les Ecossais! mes
freres! Mais en etes-vous bien sur, monsieur?

-- Couche derriere la tente du comte de Loewen, dont j'avais
souleve la toile, j'ai tout vu, tout entendu.

-- Et quand doit se consommer cet odieux marche?

-- Aujourd'hui, dans la matinee. Comme le voit Votre Majeste, il
n'y a pas de temps a perdre.

-- Pour quoi faire, puisque vous dites que je suis vendu?

-- Pour traverser la Tyne, pour gagner l'Ecosse, pour rejoindre
lord Montrose, qui ne vous vendra pas, lui.

-- Et que ferais-je en Ecosse? une guerre de partisans? une
pareille guerre est indigne d'un roi.

-- L'exemple de Robert Bruce est la pour vous absoudre, sire.

-- Non, non! il y a trop longtemps que je lutte; s'ils m'ont
vendu, qu'ils me livrent, et que la honte eternelle de leur
trahison retombe sur eux.

-- Sire, dit Athos, peut-etre est-ce ainsi que doit agir un roi,
mais ce n'est point ainsi que doit agir un epoux et un pere. Je
suis venu au nom de votre femme et de votre fille, et, au nom de
votre femme et de votre fille et des deux autres enfants que vous
avez encore a Londres, je vous dis: Vivez, sire, Dieu le veut!

Le roi se leva, resserra sa ceinture, ceignit son epee, et
essuyant d'un mouchoir son front mouille de sueur:

-- Eh bien! dit-il, que faut-il faire?

-- Sire, avez-vous dans toute l'armee un regiment sur lequel vous
puissiez compter?

-- De Winter, dit le roi, croyez-vous a la fidelite du votre?

-- Sire, ce ne sont que des hommes, et les hommes sont devenus
bien faibles ou bien mechants. Je crois a leur fidelite, mais je
n'en reponds pas; je leur confierais ma vie, mais j'hesite a leur
confier celle de Votre Majeste.

-- Eh bien! dit Athos, a defaut de regiment, nous sommes trois
hommes devoues, nous suffirons. Que Votre Majeste monte a cheval,
qu'elle se place au milieu de nous, nous traversons la Tyne, nous
gagnons Ecosse, et nous sommes sauves.

-- Est-ce votre avis, de Winter? demanda le roi.

-- Oui, sire.

-- Est-ce le votre, monsieur d'Herblay?

-- Oui, sire.

-- Qu'il soit donc fait ainsi que vous le voulez. De Winter,
donnez les ordres.

De Winter sortit; pendant ce temps, le roi acheva sa toilette. Les
premiers rayons du jour commencaient a filtrer a travers les
ouvertures de la tente lorsque de Winter entra.

-- Tout est pret, sire, dit-il.

-- Et nous? demanda Athos.

-- Grimaud et Blaisois vous tiennent vos chevaux tout selles.

-- En ce cas, dit Athos, ne perdons pas un instant et partons.

-- Partons, dit le roi.

-- Sire, dit Aramis, Votre Majeste ne previent-elle pas ses amis?

-- Mes amis, dit Charles Ier en secouant tristement la tete, je
n'en ai plus d'autres que vous trois. Un ami de vingt ans qui ne
m'a jamais oublie; deux amis de huit jours que je n'oublierai
jamais. Venez, messieurs, venez.

Le roi sortit de sa tente et trouva effectivement son cheval pret.
C'etait un cheval isabelle qu'il montait depuis trois ans et qu'il
affectionnait beaucoup.

Le cheval en le voyant hennit de plaisir.

-- Ah! dit le roi, j'etais injuste, et voila encore, sinon un ami,
du moins un etre qui m'aime. Toi, tu me seras fidele, n'est-ce
pas, Arthus?

Et comme s'il eut entendu ces paroles, le cheval approcha ses
naseaux fumants du visage du roi, en relevant ses levres et en
montrant joyeusement ses dents blanches.

-- Oui, oui, dit le roi en le flattant de la main; oui, c'est
bien, Arthus, et je suis content de toi.

Et avec cette legerete qui faisait du roi un des meilleurs
cavaliers de l'Europe, Charles se mit en selle, et, se retournant
vers Athos, Aramis et de Winter:

-- Eh bien! messieurs, dit-il, je vous attends.

Mais Athos etait debout, immobile, les yeux fixes et la main
tendue vers une ligne noire, qui suivait le rivage de la Tyne et
qui s'etendait sur une longueur double de celle du camp.

-- Qu'est-ce que cette ligne? dit Athos, auquel les dernieres
tenebres de la nuit, luttant avec les premiers rayons du jour, ne
permettaient pas bien de distinguer encore. Qu'est-ce que cette
ligne? je ne l'ai pas vue hier.

-- C'est sans doute le brouillard qui s'eleve de la riviere, dit
le roi.

-- Sire, c'est quelque chose de plus compact qu'une vapeur.

-- En effet, je vois comme une barriere rougeatre, dit de Winter.

-- C'est l'ennemi qui sort de Newcastle et qui nous enveloppe,
s'ecria Athos.

-- L'ennemi! dit le roi.

-- Oui, l'ennemi. Il est trop tard. Tenez! tenez! sous ce rayon de
soleil, la, du cote de la ville, voyez-vous reluire les cotes de
fer?

On appelait ainsi les cuirassiers dont Cromwell avait fait ses
gardes.

-- Ah! dit le roi, nous allons savoir s'il est vrai que mes
Ecossais me trahissent.

-- Qu'allez-vous faire? s'ecria Athos.

-- Leur donner l'ordre de charger et passer avec eux sur le ventre
de ces miserables rebelles.

Et le roi, piquant son cheval, s'elanca vers la tente du comte de
Loewen.

-- Suivons-le, dit Athos.

-- Allons, dit Aramis.

-- Est-ce que le roi serait blesse? dit de Winter. Je vois a terre
des taches de sang.

Et il s'elanca sur la trace des deux amis. Athos l'arreta.

-- Allez rassembler votre regiment, dit-il, je prevois que nous en
aurons besoin tout a l'heure.

De Winter tourna bride, et les deux amis continuerent leur route.
En deux secondes le roi etait arrive a la tente du general en chef
de l'armee ecossaise. Il sauta a terre et entra.

Le general etait au milieu des principaux chefs.

-- Le roi! s'ecrierent-ils en se levant et en se regardant avec
stupefaction.

En effet, Charles etait debout devant eux, le chapeau sur la tete,
les sourcils fronces, et fouettant sa botte avec la cravache.

-- Oui, messieurs, dit-il, le roi en personne; le roi qui vient
vous demander compte de ce qui se passe.

-- Qu'y a-t-il donc, sire? demanda le comte de Loewen.

-- Il y a, monsieur, dit le roi, se laissant emporter par la
colere, que le general Cromwell est arrive cette nuit a Newcastle;
que vous le savez et que je n'en suis pas averti; il y a que
l'ennemi sort de la ville et nous ferme le passage de la Tyne, que
vos sentinelles ont du voir ce mouvement, et que je n'en suis pas
averti; il y a que vous m'avez, par un infame traite, vendu deux
cent mille livres sterling au parlement, mais que de ce traite au
moins j'en suis averti. Voici ce qu'il y a, messieurs; repondez ou
disculpez-vous, car je vous accuse.

-- Sire, balbutia le comte de Loewen, sire, Votre Majeste aura ete
trompee par quelque faux rapport.

-- J'ai vu de mes yeux l'armee ennemie s'etendre entre moi et
Ecosse, dit Charles, et je puis presque dire: J'ai entendu de mes
propres oreilles debattre les clauses du marche.

Les chefs ecossais se regarderent en froncant le sourcil a leur
tour.

-- Sire, murmura le comte de Loewen courbe sous le poids de la
honte, sire, nous sommes prets a vous donner toutes preuves.

-- Je n'en demande qu'une seule, dit le roi. Mettez l'armee en
bataille et marchons a l'ennemi.

-- Cela ne se peut pas, sire, dit le comte.

-- Comment! cela ne se peut pas! et qui empeche que cela se
puisse? s'ecria Charles Ier.

-- Votre Majeste sait bien qu'il y a treve entre nous et l'armee
anglaise, repondit le comte.

-- S'il y a treve, l'armee anglaise l'a rompue en sortant de la
ville, contre les conventions qui l'y tenaient enfermee; or, je
vous le dis, il faut passer avec moi a travers cette armee et
rentrer en Ecosse, et si vous ne le faites pas, eh bien!
choisissez entre les deux noms qui font les hommes en mepris et en
execration aux autres hommes: ou vous etes des laches, ou vous
etes des traitres!

Les yeux des Ecossais flamboyerent, et, comme cela arrive souvent
en pareille occasion, ils passerent de l'extreme honte a l'extreme
impudence, et deux chefs de clan s'avancant de chaque cote du roi:

-- Eh bien, oui, dirent-ils, nous avons promis de delivrer Ecosse
et l'Angleterre de celui qui depuis vingt-cinq ans boit le sang et
l'or de l'Angleterre et de Ecosse Nous avons promis, et nous
tenons nos promesses. Roi Charles Stuart, vous etes notre
prisonnier.

Et tous deux etendirent en meme temps la main pour saisir le roi;
mais avant que le bout de leurs doigts touchat sa personne, tous
deux etaient tombes, l'un evanoui et l'autre mort.

Athos avait assomme l'un avec le pommeau de son pistolet, et
Aramis avait passe son epee au travers du corps de l'autre.

Puis, comme le comte de Loewen et les autres chefs reculaient
devant ce secours inattendu qui semblait tomber du ciel a celui
qu'ils croyaient deja leur prisonnier, Athos et Aramis
entrainerent le roi hors de la tente parjure, ou il s'etait si
imprudemment aventure, et sautant sur les chevaux que les laquais
tenaient prepares, tous trois reprirent au galop le chemin de la
tente royale.

En passant ils apercurent de Winter qui accourait a la tete de son
regiment. Le roi lui fit signe de les accompagner.


LIX. Le vengeur

Tous quatre entrerent dans la tente; il n'y avait point de plan de
fait, il fallait en arreter un.

Le roi se laissa tomber sur un fauteuil.

-- Je suis perdu, dit-il.

-- Non, sire, repondit Athos, vous etes seulement trahi.

Le roi poussa un profond soupir.

-- Trahi, trahi par les Ecossais, au milieu desquels je suis ne,
que j'ai toujours preferes aux Anglais! Oh! les miserables!

-- Sire, dit Athos, ce n'est point l'heure des recriminations,
mais le moment de montrer que vous etes roi et gentilhomme.
Debout, sire, debout! car vous avez du moins ici trois hommes qui
ne vous trahiront pas, vous pouvez etre tranquille. Ah! si
seulement nous etions cinq! murmura Athos en pensant a d'Artagnan
et a Porthos.

-- Que dites-vous? demanda Charles en se levant.

-- Je dis, sire, qu'il n'y a plus qu'un moyen. Milord de Winter
repond de son regiment ou a peu pres, ne chicanons pas sur les
mots: il se met a la tete de ses hommes; nous nous mettons, nous,
aux cotes de Sa Majeste, nous faisons une trouee dans l'armee de
Cromwell et nous gagnons l'Ecosse.

-- Il y a encore un moyen, dit Aramis, c'est que l'un de nous
prenne le costume et le cheval du roi: tandis qu'on s'acharnerait
apres celui-la, le roi passerait peut-etre.

-- L'avis est bon, dit Athos, et si Sa Majeste veut faire a l'un
de nous cet honneur, nous lui en serons bien reconnaissants.

-- Que pensez-vous de ce conseil, de Winter? dit le roi, regardant
avec admiration ces deux hommes, dont l'unique preoccupation etait
d'amasser sur leur tete les dangers qui le menacaient.

-- Je pense, sire, que s'il y a un moyen de sauver votre Majeste,
monsieur d'Herblay vient de le proposer. Je supplie donc bien
humblement Votre Majeste de faire promptement son choix, car nous
n'avons pas de temps a perdre.

-- Mais si j'accepte, c'est la mort, c'est tout au moins la prison
pour celui qui prendra ma place.

-- C'est l'honneur d'avoir sauve son roi! s'ecria de Winter.

Le roi regarda son vieil ami les larmes aux yeux, detacha le
cordon du Saint-Esprit, qu'il portait pour faire honneur aux deux
Francais qui l'accompagnaient, et le passa au cou de de Winter,
qui recut a genoux cette terrible marque de l'amitie et de la
confiance de son souverain.

-- C'est juste, dit Athos: il y a plus longtemps qu'il sert que
nous.

Le roi entendit ces mots et se retourna les larmes aux yeux.

-- Messieurs, dit-il, attendez un instant, j'ai aussi un cordon a
donner a chacun de vous.

Puis il alla a une armoire ou etaient renfermes ses propres
ordres, et prit deux Cordons de la Jarretiere.

-- Ces ordres ne peuvent etre pour nous, dit Athos.

-- Et Pourquoi cela, monsieur? demanda Charles.

-- Ces ordres sont presque royaux, et nous ne sommes que de
simples gentilshommes.

-- Passez-moi en revue tous les trones de la terre, dit le roi, et
trouvez-moi de plus grands coeurs que les votres.

Non, non, vous ne vous rendez pas justice, messieurs, mais je suis
la pour vous la rendre, moi. A genoux, comte.

Athos s'agenouilla, le roi lui passa le cordon de gauche a droite
comme d'habitude, et levant son epee, au lieu de la formule
habituelle: Je vous fais chevalier, soyez brave, fidele et loyal,
il dit:

-- Vous etes brave fidele et loyal, je vous fais chevalier,
monsieur le comte.

Puis se retournant vers Aramis:

-- A votre tour, monsieur le chevalier, dit-il.

Et la meme ceremonie recommenca avec les memes paroles, tandis que
de Winter, aide des ecuyers, detachait sa cuirasse de cuivre pour
etre mieux pris pour le roi.

Puis, lorsque Charles en eut fini avec Aramis comme il avait fini
avec Athos, il les embrassa tous deux.

-- Sire, dit de Winter, qui, en face d'un grand devouement, avait
repris toute sa force et tout son courage, nous sommes prets.

Le roi regarda les trois gentilshommes.

-- Ainsi donc il faut fuir? dit-il.

-- Fuir a travers une armee, sire, dit Athos, dans tous les pays
du monde s'appelle charger.

-- Je mourrai donc l'epee a la main, dit Charles. Monsieur le
comte, monsieur le chevalier, si jamais je suis roi...

-- Sire, vous nous avez deja honores plus qu'il n'appartenait a de
simples gentilshommes; ainsi la reconnaissance vient de nous. Mais
ne perdons pas de temps, car nous n'en avons deja que trop perdu.

Le roi leur tendit une derniere fois la main a tous les trois,
echangea son chapeau avec celui de de Winter et sortit.

Le regiment de de Winter etait range sur une plate-forme qui
dominait le camp; le roi, suivi des trois amis, se dirigea vers la
plate-forme.

Le camp ecossais semblait etre eveille enfin; les hommes etaient
sortis de leurs tentes et avaient pris leur rang comme pour la
bataille.

-- Voyez-vous, dit le roi, peut-etre se repentent-ils et sont-ils
prets a marcher.

-- S'ils se repentent, sire, repondit Athos, ils nous suivront.

-- Bien! dit le roi, que faisons-nous?

-- Examinons l'armee ennemie, dit Athos.

Les yeux du petit groupe se fixerent a l'instant meme sur cette
ligne qu'a l'aube du jour on avait prise pour du brouillard, et
que les premiers rayons du soleil denoncaient maintenant pour une
armee rangee en bataille. L'air etait pur et limpide comme il est
d'ordinaire a cette heure de la matinee. On distinguait
parfaitement les regiments, les etendards et jusqu'a la couleur
des uniformes et des chevaux.

Alors on vit sur une petite colline, un peu en avant du front
ennemi, apparaitre un homme petit, trapu et lourd; cet homme etait
entoure de quelques officiers. Il dirigea une lunette sur le
groupe dont le roi faisait partie.

-- Cet homme connait-il personnellement Votre Majeste? demanda
Aramis.

Charles sourit.

-- Cet homme, c'est Cromwell, dit-il.

-- Alors, abaissez votre chapeau, sire, qu'il ne s'apercoive pas
de la substitution.

-- Ah! dit Athos, nous avons perdu bien du temps.

-- Alors, dit le roi, en avant! et partons.

-- Le donnez-vous, sire? demanda Athos.

-- Non, je vous nomme mon lieutenant general, dit le roi.

-- Ecoutez alors, milord de Winter, dit Athos; eloignez-vous,
Sire, je vous prie; ce que nous allons dire ne regarde pas Votre
Majeste.

Le roi fit en souriant trois pas en arriere.

-- Voici ce que je propose, continua Athos. Nous divisons notre
regiment en deux escadrons; vous vous mettez a la tete du premier;
Sa Majeste et nous a la tete du second; si rien ne vient nous
barrer le passage, nous chargeons tous ensemble pour forcer la
ligne ennemie et nous jeter dans la Tyne, que nous traversons,
soit a gue, soit a la nage; si au contraire on nous pousse quelque
obstacle sur le chemin, vous et vos hommes vous vous faites tuer
jusqu'au dernier, nous et le roi nous continuons notre route: une
fois arrives au bord de la riviere, fussent-ils sur trois rangs
d'epaisseur, si votre escadron fait son devoir, cela nous regarde.

-- A cheval! dit de Winter.

-- A cheval! dit Athos, tout est prevu et decide.

-- Alors, messieurs, dit le roi, en avant! rallions-nous a
l'ancien cri de France: Montjoie et Saint-Denis! Le cri de
l'Angleterre est repete maintenant par trop de traitres.

On monta a cheval, le roi sur le cheval de de Winter, de Winter
sur le cheval du roi; puis de Winter se mit au premier rang du
premier escadron, et le roi, ayant Athos a sa droite et Aramis a
sa gauche, au premier rang du second.

Toute l'armee ecossaise regardait ces preparatifs avec
l'immobilite et le silence de la honte.

On vit quelques chefs sortir des rangs et briser leurs epees.

-- Allons, dit le roi, cela me console, ils ne sont pas tous des
traitres.

En ce moment la voix de de Winter retentit:

-- En avant! criait-il.

Le premier escadron s'ebranla, le second le suivit et descendit de
la plate-forme. Un regiment de cuirassiers a peu pres egal en
nombre se developpait derriere la colline et venait ventre a terre
au-devant de lui.

Le roi montra a Athos et a Aramis ce qui se passait.

-- Sire, dit Athos, le cas est prevu, et si les hommes de de
Winter font leur devoir, cet evenement nous sauve au lieu de nous
perdre.

En ce moment on entendit, par-dessus tout le bruit que faisaient
les chevaux en galopant et hennissant, de Winter qui criait:

-- Sabre en main!

Tous les sabres a ce commandement sortirent du fourreau et
parurent comme des eclairs.

-- Allons, messieurs, cria le roi a son tour, enivre par le bruit
et par la vue, allons, messieurs, sabre en main!

Mais a ce commandement, dont le roi donna l'exemple, Athos et
Aramis seuls obeirent.

-- Nous sommes trahis, dit tout bas le roi.

-- Attendons encore, dit Athos, peut-etre n'ont-ils pas reconnu la
voix de Votre Majeste, et attendent-ils l'ordre de leur chef
d'escadron.

-- N'ont-ils pas entendu celui de leur colonel! Mais voyez!
s'ecria le roi, arretant son cheval d'une secousse qui le fit
plier sur ses jarrets, et saisissant la bride du cheval d'Athos.

-- Ah! laches! ah! miserables! ah! traitres! criait de Winter,
dont on entendait la voix, tandis que ses hommes, quittant leurs
rangs, s'eparpillaient dans la plaine.

Une quinzaine d'hommes a peine etaient groupes autour de lui et
attendaient la charge des cuirassiers de Cromwell.

-- Allons mourir avec eux! dit le roi.

-- Allons mourir! dirent Athos et Aramis.

-- A moi tous les coeurs fideles! cria de Winter. Cette voix
arriva jusqu'aux deux amis, qui partirent au galop.

-- Pas de quartier! cria en francais, et repondant a la voix de de
Winter, une voix qui les fit tressaillir.

Quant a de Winter, au son de cette voix il demeura pale et comme
petrifie.

Cette voix, c'etait celle d'un cavalier monte sur un magnifique
cheval noir, et qui chargeait en tete du regiment anglais que,
dans son ardeur, il devancait de dix pas.

-- C'est lui! murmura de Winter les yeux fixes et laissant pendre
son epee a ses cotes.

-- Le roi! le roi! crierent plusieurs voix se trompant au cordon
bleu et au cheval isabelle de de Winter; prenez-le vivant!

-- Non, ce n'est pas le roi! s'ecria le cavalier; ne vous y
trompez pas. N'est-ce pas, milord de Winter, que vous n'etes pas
le roi? n'est-ce pas que vous etes mon oncle?

Et en meme temps, Mordaunt, car c'etait lui, dirigea le canon d'un
pistolet contre de Winter. Le coup partit; la balle traversa la
poitrine du vieux gentilhomme, qui fit un bond sur sa selle et
retomba entre les bras d'Athos en murmurant:

-- Le vengeur!

-- Souviens-toi de ma mere, hurla Mordaunt en passant outre,
emporte qu'il etait par le galop furieux de son cheval.

-- Miserable! cria Aramis en lui lachant un coup de pistolet
presque a bout portant et comme il passait a cote de lui; mais
l'amorce seule prit feu et le coup ne partit point.

En ce moment le regiment tout entier tomba sur les quelques hommes
qui avaient tenu, et les deux Francais furent entoures, presses,
enveloppes. Athos, apres s'etre assure que de Winter etait mort,
lacha le cadavre, et tirant son epee:

-- Allons, Aramis, pour l'honneur de la France.

Et les deux Anglais qui se trouvaient les plus proches des deux
gentilshommes tomberent tous deux frappes mortellement.

Au meme instant un hourra terrible retentit et trente lames
etincelerent au-dessus de leurs tetes.

Tout a coup un homme s'elance du milieu des rangs anglais, qu'il
bouleverse, bondit sur Athos, l'enlace de ses bras nerveux, lui
arrache son epee en lui disant a l'oreille:

-- Silence! rendez-vous. Vous rendre a moi, ce n'est pas vous
rendre.

Un geant a aussi saisi les deux poignets d'Aramis, qui essaie en
vain de se soustraire a sa formidable etreinte.

-- Rendez-vous, lui dit-il en le regardant fixement.

Aramis leve la tete, Athos se retourne.

-- D'Art..., s'ecria Athos dont le Gascon ferma la bouche avec la
main.

-- Je me rends, dit Aramis en tendant son epee a Porthos.

-- Feu! feu! criait Mordaunt en revenant sur le groupe ou etaient
les deux amis.

-- Et pourquoi feu? dit le colonel, tout le monde s'est rendu.

-- C'est le fils de Milady, dit Athos a d'Artagnan.

-- Je l'ai reconnu.

-- C'est le moine, dit Porthos a Aramis.

-- Je le sais.

En meme temps les rangs commencerent a s'ouvrir. D'Artagnan tenait
la bride du cheval d'Athos, Porthos celle du cheval d'Aramis.
Chacun deux essayait d'entrainer son prisonnier loin du champ de
bataille.

Ce mouvement decouvrit l'endroit ou etait tombe le corps de de
Winter. Avec l'instinct de la haine, Mordaunt l'avait retrouve, et
le regardait, penche sur son cheval, avec un sourire hideux.

Athos, tout calme qu'il etait, mit la main a ses fontes encore
garnies de pistolets.

-- Que faites-vous? dit d'Artagnan.

-- Laissez-moi le tuer.

-- Pas un geste qui puisse faire croire que vous le connaissez, ou
nous sommes perdus tous quatre.

Puis se retournant vers le jeune homme:

-- Bonne prise! s'ecria-t-il, bonne prise! ami Mordaunt. Nous
avons chacun le notre, M. du Vallon et moi: des chevaliers de la
jarretiere, rien que cela.

-- Mais, s'ecria Mordaunt, regardant Athos et Aramis avec des yeux
sanglants, mais ce sont des Francais, ce me semble?

-- Je n'en sais ma foi rien. Etes-vous Francais, monsieur?
demanda-t-il a Athos.

-- Je le suis, repondit gravement celui-ci.

-- Eh bien! mon cher monsieur, vous voila prisonnier d'un
compatriote.

-- Mais le roi? dit Athos avec angoisse, le roi?

D'Artagnan serra vigoureusement la main de son prisonnier et lui
dit:

-- Eh! nous le tenons, le roi!

-- Oui, dit Aramis, par une trahison infame.

Porthos broya le poignet de son ami et lui dit avec un sourire:

-- Eh! monsieur! la guerre se fait autant par l'adresse que par la
force: regardez!

En effet on vit en ce moment l'escadron qui devait proteger la
retraite de Charles s'avancer a la rencontre du regiment anglais,
enveloppant le roi, qui marchait seul a pied dans un grand espace
vide. Le prince etait calme en apparence, mais on voyait ce qu'il
devait souffrir pour paraitre calme; ainsi la sueur coulait de son
front, et il s'essuyait les tempes et les levres avec un mouchoir
qui chaque fois s'eloignait de sa bouche teint de sang.

-- Voila Nabuchodonosor, s'ecria un des cuirassiers de Cromwell,
vieux puritain, dont les yeux s'enflammerent a l'aspect de celui
qu'on appelait le tyran.

-- Que dites-vous donc, Nabuchodonosor? dit Mordaunt avec un
sourire effrayant. Non, c'est le roi Charles Ier, le bon roi
Charles qui depouille ses sujets pour en heriter.

Charles leva les yeux vers l'insolent qui parlait ainsi, mais il
ne le reconnut point. Cependant la majeste calme et religieuse de
son visage fit baisser le regard de Mordaunt.

-- Bonjour, messieurs, dit le roi aux deux gentilshommes qu'il
vit, l'un aux mains de d'Artagnan, l'autre aux mains de Porthos.
La journee a ete malheureuse, mais ce n'est point votre faute,
Dieu merci! Ou est mon vieux de Winter!

Les deux gentilshommes tournerent la tete et garderent le silence.

-- Cherche ou est Strafford, dit la voix stridente de Mordaunt.

Charles tressaillit: le demon avait frappe juste. Strafford,
c'etait son remords eternel, l'ombre de ses jours, le fantome de
ses nuits.

Le roi regarda autour de lui et vit un cadavre a ses pieds.
C'etait celui de de Winter.

Charles ne jeta pas un cri, ne versa pas une larme, seulement une
paleur plus livide s'etendit sur son visage; il mit un genou en
terre, souleva la tete de de Winter, l'embrassa au front, et
reprenant le cordon du Saint-Esprit qu'il lui avait passe au cou,
il le mit religieusement sur sa poitrine.

-- De Winter est donc tue? demanda d'Artagnan en fixant ses Yeux
sur le cadavre.

-- Oui, dit Athos, et par son neveu.

-- Allons! c'est le premier de nous qui s'en va, murmura
d'Artagnan; qu'il dorme en paix, c'etait un brave.

-- Charles Stuart, dit alors le colonel du regiment anglais en
s'avancant vers le roi qui venait de reprendre les insignes de la
royaute, vous rendez-vous notre prisonnier?

-- Colonel Thomlison, dit Charles, le roi ne se rend point;
l'homme cede a la force, voila tout.

-- Votre epee.

Le roi tira son epee et la brisa sur son genou.

En ce moment un cheval sans cavalier, ruisselant d'ecume, l'oeil
en flamme, les naseaux ouverts, accourut, et reconnaissant son
maitre, s'arreta pres de lui en hennissant de joie: c'etait
Arthus.

Le roi sourit, le flatta de la main et se mit legerement en selle.

-- Allons, messieurs, dit-il, conduisez-moi ou vous voudrez.

Puis se retournant vivement:

-- Attendez, dit-il; il m'a semble voir remuer de Winter; s'il vit
encore, par ce que vous avez de plus sacre, n'abandonnez pas ce
noble gentilhomme.

-- Oh! soyez tranquille, roi Charles, dit Mordaunt, la balle a
traverse le coeur.

-- Ne soufflez pas un mot, ne faites pas un geste, ne risquez pas
un regard pour moi ni pour Porthos, dit d'Artagnan a Athos et a
Aramis, car Milady n'est pas morte, et son ame vit dans le corps
de ce demon!

Et le detachement s'achemina vers la ville, emmenant sa royale
capture; mais a moitie chemin, un aide de camp du general Cromwell
apporta l'ordre au colonel Thomlison de conduire le roi a
Holdenby-Castle.

En meme temps les courriers partaient dans toutes les directions
pour annoncer a l'Angleterre et a toute l'Europe que le roi
Charles Stuart etait prisonnier du general Olivier Cromwell.


LX. Olivier Cromwell

-- Venez-vous chez le general? dit Mordaunt a d'Artagnan et a
Porthos, vous savez qu'il vous a mandes apres l'action.

-- Nous allons d'abord mettre nos prisonniers en lieu de surete,
dit d'Artagnan a Mordaunt. Savez-vous, monsieur, que ces
gentilshommes valent chacun quinze cents pistoles?

-- Oh! soyez tranquilles, dit Mordaunt en les regardant d'un oeil
dont il essayait en vain de reprimer la ferocite, mes cavaliers
les garderont, et les garderont bien; je vous reponds d'eux.

-- Je les garderai encore mieux moi-meme, reprit d'Artagnan;
d'ailleurs, que faut-il? une bonne chambre avec des sentinelles,
ou leur simple parole qu'ils ne chercheront pas a fuir. Je vais
mettre ordre a cela, puis nous aurons l'honneur de nous presenter
chez le general et de lui demander ses ordres pour Son Eminence.

-- Vous comptez donc partir bientot? demanda Mordaunt.

-- Notre mission est finie et rien ne nous arrete plus en
Angleterre que le bon plaisir du grand homme pres duquel nous
avons ete envoyes.

Le jeune homme se mordit les levres, et se penchant a l'oreille du
sergent:

-- Vous suivrez ces hommes, lui dit-il, vous ne les perdrez pas de
vue; et quand vous saurez ou ils sont loges, vous reviendrez
m'attendre a la porte de la ville.

Le sergent fit signe qu'il serait obei.

Alors, au lieu de suivre le gros des prisonniers qu'on ramenait
dans la ville, Mordaunt se dirigea vers la colline d'ou Cromwell
avait regarde la bataille et ou il venait de faire dresser sa
tente.

Cromwell avait defendu qu'on laissat penetrer personne pres de
lui: mais la sentinelle, qui connaissait Mordaunt pour un des
confidents les plus intimes du general, pensa que la defense ne
regardait point le jeune homme.

Mordaunt ecarta donc la toile de la tente et vit Cromwell assis
devant une table, la tete cachee entre ses deux mains; en outre,
il lui tournait le dos.

Soit qu'il entendit ou non le bruit que fit Mordaunt en entrant,
Cromwell ne se retourna point.

Mordaunt resta debout pres de la porte.

Enfin, au bout d'un instant, Cromwell releva son front appesanti,
et, comme s'il eut senti instinctivement que quelqu'un etait la,
il tourna lentement la tete.

-- J'avais dit que je voulais etre seul! s'ecria-t-il en voyant le
jeune homme.

-- On n'a pas cru que cette defense me regardat, monsieur, dit
Mordaunt; cependant, si vous l'ordonnez, je suis pret a sortir.

-- Ah! c'est vous, Mordaunt! dit Cromwell, eclaircissant, comme
par la force de sa volonte, le voile qui couvrait ses yeux;
puisque vous voila, c'est bien, restez.

-- Je vous apporte mes felicitations.

-- Vos felicitations! et de quoi?

-- De la prise de Charles Stuart. Vous etes le maitre de
l'Angleterre maintenant.

-- Je l'etais bien mieux il y a deux heures, dit Cromwell.

-- Comment cela, general?

-- L'Angleterre avait besoin de moi pour prendre le tyran,
maintenant le tyran est pris. L'avez-vous vu?

-- Oui, monsieur, dit Mordaunt.

-- Quelle attitude a-t-il?

Mordaunt hesita, mais la verite sembla sortir de force de ses
levres.

-- Calme et digne, dit-il.

-- Qu'a-t-il dit?

-- Quelques paroles d'adieu a ses amis.

-- A ses amis! murmura Cromwell; il a donc des amis, lui?

Puis tout haut:

-- S'est-il defendu?

-- Non, monsieur, il a ete abandonne de tous, excepte de trois ou
quatre hommes; il n'y avait donc pas moyen de se defendre.

-- A qui a-t-il rendu son epee?

-- Il ne l'a pas rendue, il l'a brisee.

-- Il a bien fait; mais au lieu de la briser il eut mieux fait
encore de s'en servir avec plus d'avantage.

Il y eut un instant de silence.

-- Le colonel du regiment qui servait d'escorte au roi, a Charles,
a ete tue, ce me semble? dit Cromwell en regardant fixement
Mordaunt.

-- Oui, monsieur.

-- Par qui? demanda Cromwell.

-- Par moi.

-- Comment se nommait-il?

-- Lord de Winter.

-- Votre oncle? s'ecria Cromwell.

-- Mon oncle! reprit Mordaunt; les traitres a l'Angleterre ne sont
pas de ma famille.

Cromwell resta un instant pensif, regardant ce jeune homme; puis,
avec cette profonde melancolie que peint si bien Shakespeare:

-- Mordaunt, lui dit-il, vous etes un terrible serviteur.

-- Quand le Seigneur ordonne, dit Mordaunt, il n'y a pas a
marchander avec ses ordres. Abraham a leve le couteau sur Isaac,
et Isaac etait son fils.

-- Oui, dit Cromwell, mais le Seigneur n'a pas laisse s'accomplir
le sacrifice.

-- J'ai regarde autour de moi, dit Mordaunt, et je n'ai vu ni bouc
ni chevreau arrete dans les buissons de la plaine.

Cromwell s'inclina.

-- Vous etes fort parmi les forts, Mordaunt, dit-il. Et les
Francais, comment se sont-ils conduits?

-- En gens de coeur, monsieur, dit Mordaunt.

-- Oui, oui, murmura Cromwell, les Francais se battent bien; et,
en effet, si ma lunette est bonne, il me semble que je les ai vus
au premier rang.

-- Ils y etaient, dit Mordaunt.

-- Apres vous, cependant, dit Cromwell.

-- C'est la faute de leurs chevaux et non la leur.

Il se fit encore un moment de silence.

-- Et les Ecossais? demanda Cromwell.

-- Ils ont tenu leur parole, dit Mordaunt, et n'ont pas bouge.

-- Les miserables! murmura Cromwell.

-- Leurs officiers demandent a vous voir, monsieur.

-- Je n'ai pas le temps. Les a-t-on payes?

-- Cette nuit.

-- Qu'ils partent alors, qu'ils retournent dans leurs montagnes,
qu'ils y cachent leur honte, si leurs montagnes sont assez hautes
pour cela; je n'ai plus affaire a eux, ni eux a moi. Et
maintenant, allez, Mordaunt.

-- Avant de m'en aller, dit Mordaunt, j'ai quelques questions a
vous adresser, monsieur, et une demande a vous faire, mon maitre.

-- A moi?

Mordaunt s'inclina:

-- Je viens a vous, mon heros, mon protecteur, mon pere, et je
vous dis: Maitre, etes-vous content de moi?

Cromwell le regarda avec etonnement.

Le jeune homme demeura impassible.

-- Oui, dit Cromwell; vous avez fait, depuis que je vous connais,
non seulement votre devoir, mais encore plus que votre devoir,
vous avez ete fidele ami, adroit negociateur, bon soldat.

-- Avez-vous souvenir, monsieur, que c'est moi qui ai eu la
premiere idee de traiter avec les Ecossais de l'abandon de leur
roi?

-- Oui, la pensee vient de vous, c'est vrai; je ne poussais pas
encore le mepris des hommes jusque-la.

-- Ai-je ete bon ambassadeur en France?

-- Oui, et vous avez obtenu de Mazarin ce que je demandais.

-- Ai-je combattu toujours ardemment pour votre gloire et vos
interets?

-- Trop ardemment peut-etre, c'est ce que je vous reprochais tout
a l'heure. Mais ou voulez-vous en venir avec toutes vos questions?

-- A vous dire, milord, que le moment est venu ou vous pouvez d'un
mot recompenser tous mes services.

-- Ah! fit Olivier avec un leger mouvement de dedain; c'est vrai,
j'oubliais que tout service merite sa recompense, que vous m'avez
servi et que vous n'etes pas encore recompense.

-- Monsieur, je puis l'etre a l'instant meme et au-dela de mes
souhaits.

-- Comment cela?

-- J'ai le prix sous la main et je le tiens presque.

-- Et quel est ce prix? demanda Cromwell. Vous a-t-on offert de
l'or? Demandez-vous un grade? Desirez-vous un gouvernement?

-- Monsieur, m'accorderez-vous ma demande?

-- Voyons ce qu'elle est d'abord.

-- Monsieur, lorsque vous m'avez dit: Vous allez accomplir un
ordre, vous ai-je jamais repondu: Voyons cet ordre?

-- Si cependant votre desir etait impossible a realiser.

-- Lorsque vous avez eu un desir et que vous m'avez charge de son
accomplissement, vous ai-je jamais repondu: C'est impossible?

-- Mais une demande formulee avec tant de preparation...

-- Ah! soyez tranquille, monsieur, dit Mordaunt avec une simple
expression, elle ne vous minera pas.

-- Eh bien donc, dit Cromwell, je vous promets de faire droit a
votre demande autant que la chose sera en mon pouvoir; demandez.

-- Monsieur, repondit Mordaunt, on a fait ce matin deux
prisonniers, je vous les demande.

-- Ils ont donc offert une rancon considerable? dit Cromwell.

-- Je les crois pauvres, au contraire, monsieur.

-- Mais ce sont donc des amis a vous?

-- Oui, monsieur, s'ecria Mordaunt, ce sont des amis a moi, de
chers amis, et je donnerais ma vie pour la leur.

-- Bien, Mordaunt, dit Cromwell, reprenant, avec un certain
mouvement de joie, une meilleure opinion du jeune homme; bien, je
te les donne, je ne veux meme pas savoir qui ils sont; fais-en ce
que tu voudras.

-- Merci, monsieur, s'ecria Mordaunt, merci! ma vie est desormais
a vous, et en la perdant je vous serai encore redevable; merci,
vous venez de me payer magnifiquement de mes services.

Et il se jeta aux genoux de Cromwell, et, malgre les efforts du
general puritain, qui ne voulait pas ou qui faisait semblant de ne
pas vouloir se laisser rendre cet hommage presque royal, il prit
sa main qu'il baisa.

-- Quoi! dit Cromwell, l'arretant a son tour au moment ou il se
relevait, pas d'autres recompenses? Pas d'or? Pas de grade?

-- Vous m'avez donne tout ce que vous pouviez me donner, milord,
et de ce jour je vous tiens quitte du reste.

Et Mordaunt s'elanca hors de la tente du general avec, une joie
qui debordait de son coeur et de ses yeux.

Cromwell le suivit du regard.

-- Il a tue son oncle! murmura-t-il; helas! quels sont donc mes
serviteurs? Peut-etre celui-ci, qui ne me reclame rien ou qui
semble ne rien reclamer, a-t-il plus demande devant Dieu que ceux
qui viendront reclamer l'or des provinces et le pain des
malheureux; personne ne me sert pour rien, Charles, qui est mon
prisonnier, a peut-etre encore des amis, et moi je n'en ai pas.

Et il reprit en soupirant sa reverie interrompue par Mordaunt.


LXI. Les gentilshommes

Pendant que Mordaunt s'acheminait vers la tente de Cromwell,
d'Artagnan et Porthos ramenaient leurs prisonniers dans la maison
qui leur avait ete assignee pour logement a Newcastle.

La recommandation faite par Mordaunt au sergent n'avait point
echappe au Gascon; aussi avait-il recommande de l'oeil a Athos et
a Aramis la plus severe prudence. Aramis et Athos avaient en
consequence marche silencieux pres de leurs vainqueurs; ce qui ne
leur avait pas ete difficile, chacun ayant assez a faire de
repondre a ses propres pensees.

Si jamais homme fut etonne, ce fut Mousqueton, lorsque du seuil de
la porte il vit s'avancer les quatre amis suivis du sergent et
d'une dizaine d'hommes. Il se frotta les yeux, ne pouvant se
decider a reconnaitre Athos et Aramis, mais enfin force lui fut de
se rendre a l'evidence. Aussi allait-il se confondre en
exclamations, lorsque Porthos lui imposa silence d'un de ces coups
d'oeil qui n'admettent pas de discussion.

Mousqueton resta colle le long de la porte, attendant
l'explication d'une chose si etrange; ce qui le bouleversait
surtout, c'est que les quatre amis avaient l'air de ne plus se
reconnaitre.

La maison dans laquelle d'Artagnan et Porthos conduisirent Athos
et Aramis etait celle qu'ils habitaient depuis la veille et qui
leur avait ete donnee par le general Cromwell: elle faisait
l'angle d'une rue, avait une espece de jardin et des ecuries en
retour sur la rue voisine.

Les fenetres du rez-de-chaussee, comme cela arrive souvent dans
les petites villes de province, etaient grillees, de sorte
qu'elles ressemblaient fort a celles d'une prison.

Les deux amis firent entrer les prisonniers devant eux et se
tinrent sur le seuil apres avoir ordonne a Mousqueton de conduire
les quatre chevaux a l'ecurie.

-- Pourquoi n'entrons-nous pas avec eux? dit Porthos.

-- Parce que, auparavant, repondit d'Artagnan, il faut voir ce que
nous veulent ce sergent et les huit ou dix hommes qui
l'accompagnent.

Le sergent et les huit ou dix hommes s'etablirent dans le petit
jardin.

D'Artagnan leur demanda ce qu'ils desiraient et pourquoi ils se
tenaient la.

-- Nous avons recu l'ordre, dit le sergent, de vous aider a garder
vos prisonniers.

Il n'y avait rien a dire a cela, c'etait au contraire une
attention delicate dont il fallait avoir l'air de savoir gre a
celui qui l'avait eue. D'Artagnan remercia le sergent et lui donna
une couronne pour boire a la sante du general Cromwell.

Le sergent repondit que les puritains ne buvaient point et mit la
couronne dans sa poche.

-- Ah! dit Porthos, quelle affreuse journee, mon cher d'Artagnan!

-- Que dites-vous la, Porthos, vous appelez une affreuse journee
celle dans laquelle nous avons retrouve nos amis!

-- Oui, mais dans quelle circonstance!

Il est vrai que la conjoncture est embarrassante, dit d'Artagnan;
mais n'importe, entrons chez eux, et tachons de voir clair un peu
dans notre position.

-- Elle est fort embrouillee, dit Porthos, et je comprends
maintenant pourquoi Aramis me recommandait si fort d'etrangler cet
affreux Mordaunt.

-- Silence donc! dit d'Artagnan, ne prononcez pas ce nom.

-- Mais, dit Porthos, puisque je parle francais et qu'ils sont
anglais!

D'Artagnan regarda Porthos avec cet air d'admiration qu'un homme
raisonnable ne peut refuser aux enormites de tout genre.

Puis, comme Porthos de son cote le regardait sans rien comprendre
a son etonnement, d'Artagnan le poussa en lui disant:

-- Entrons.

Porthos entra le premier, d'Artagnan le second; d'Artagnan referma
soigneusement la porte et serra successivement les deux amis dans
ses bras.

Athos etait d'une tristesse mortelle. Aramis regardait
successivement Porthos et d'Artagnan sans rien dire, mais son
regard etait si expressif, que d'Artagnan le comprit.

-- Vous voulez savoir comment il se fait que nous sommes ici? Eh!
mon Dieu! c'est bien facile a deviner, Mazarin nous a charges
d'apporter une lettre au general Cromwell.

-- Mais comment vous trouvez-vous a cote de Mordaunt? dit Athos,
de Mordaunt, dont je vous avais dit de vous defier, d'Artagnan.

-- Et que je vous avais recommande d'etrangler, Porthos, dit
Aramis.

-- Toujours Mazarin. Cromwell l'avait envoye a Mazarin; Mazarin
nous a envoyes a Cromwell. Il y a de la fatalite dans tout cela.

-- Oui, vous avez raison, d'Artagnan, une fatalite qui nous divise
et qui nous perd. Ainsi, mon cher Aramis, n'en parlons plus et
preparons-nous a subir notre sort.

-- Sang-Diou! parlons-en, au contraire, car il a ete convenu une
fois pour toutes, que nous sommes toujours ensemble, quoique dans
des causes opposees.

-- Oh! oui, bien opposees, dit en souriant Athos; car ici, je vous
le demande, quelle cause servez-vous? Ah! d'Artagnan, voyez a quoi
le miserable Mazarin vous emploie. Savez-vous de quel crime vous
vous etes rendu coupable aujourd'hui? De la prise du roi, de son
ignominie, de sa mort.

-- Oh! oh! dit Porthos, croyez-vous?

-- Vous exagerez, Athos, dit d'Artagnan, nous n'en sommes pas la.

-- Eh, mon Dieu! nous y touchons, au contraire. Pourquoi arrete-t-
on un roi? Quand on veut le respecter comme un maitre, on ne
l'achete pas comme un esclave. Croyez-vous que ce soit pour le
remettre sur le trone que Cromwell l'a paye deux cent mille livres
sterling? Amis, ils le tueront, soyez-en surs, et c'est encore le
moindre crime qu'ils puissent commettre. Mieux vaut decapiter que
souffleter un roi.

-- Je ne vous dis pas non, et c'est possible apres tout, dit
d'Artagnan; mais que nous fait tout cela? Je suis ici, moi, parce
que je suis soldat, parce que je sers mes maitres, c'est-a-dire
ceux qui me payent ma solde. J'ai fait serment d'obeir et j'obeis;
mais vous qui n'avez pas fait de serment, pourquoi etes-vous ici,
et quelle cause y servez-vous?

-- La cause la plus sacree qu'il y ait au monde, dit Athos; celle
du malheur, de la royaute et de la religion. Un ami, une epouse,
une fille, nous ont fait l'honneur de nous appeler a leur aide.
Nous les avons servis selon nos faibles moyens, et Dieu nous
tiendra compte de la volonte a defaut du pouvoir. Vous pouvez
penser d'une autre facon, d'Artagnan, envisager les choses d'une
autre maniere, mon ami; je ne vous en detourne pas, mais je vous
blame.

-- Oh! oh! dit d'Artagnan, et que me fait au bout du compte que
M. Cromwell, qui est Anglais, se revolte contre son roi, qui est
Ecossais? Je suis Francais, moi, toutes ces choses ne me regardent
pas. Pourquoi donc voudriez-vous m'en rendre responsable?

-- Au fait, dit Porthos.

-- Parce que tous les gentilshommes sont freres, parce que vous
etes gentilhomme, parce que les rois de tous les pays sont les
premiers entre les gentilshommes, parce que la plebe aveugle,
ingrate et bete prend toujours plaisir a abaisser ce qui lui est
superieur; et c'est vous, vous, d'Artagnan, l'homme de la vieille
seigneurie, l'homme au beau nom, l'homme a la bonne epee, qui avez
contribue a livrer un roi a des marchands de biere, a des
tailleurs, a des charretiers! Ah! d'Artagnan, comme soldat, peut-
etre avez-vous fait votre devoir, mais comme gentilhomme, vous
etes coupable, je vous le dis.

D'Artagnan machonnait une tige de fleur, ne repondait pas et se
sentait mal a l'aise; car lorsqu'il detournait son regard de celui
d'Athos, il rencontrait celui d'Aramis.

-- Et vous, Porthos, continua le comte comme s'il eut eu pitie de
l'embarras de d'Artagnan; vous, le meilleur coeur, le meilleur
ami, le meilleur soldat que je connaisse; vous que votre ame
faisait digne de naitre sur les degres d'un trone, et qui tot ou
tard serez recompense par un roi intelligent; vous, mon cher
Porthos, vous, gentilhomme par les moeurs, par les gouts et par le
courage, vous etes aussi coupable que d'Artagnan.

Porthos rougit, mais de plaisir plutot que de confusion, et
cependant, baissant la tete comme s'il etait humilie:

-- Oui, oui, dit-il, je crois que vous avez raison, mon cher
comte.

Athos se leva.

-- Allons, dit-il en marchant a d'Artagnan et en lui tendant la
main; allons, ne bougez pas, mon cher fils, car tout ce que je
vous ai dit, je vous l'ai dit sinon avec la voix, du moins avec le
coeur d'un pere. Il m'eut ete plus facile, croyez-moi, de vous
remercier de m'avoir sauve la vie et de ne pas vous toucher un
seul mot de mes sentiments.

-- Sans doute, sans doute, Athos, repondit d'Artagnan en lui
serrant la main a son tour; mais c'est qu'aussi vous avez de
diables de sentiments que tout le monde ne peut avoir. Qui va
s'imaginer qu'un homme raisonnable va quitter sa maison, la
France, son pupille, un jeune homme charmant, car nous l'avons vu
au camp, pour courir ou? Au secours d'une royaute pourrie et
vermoulue qui va crouler un de ces matins comme une vieille
baraque. Le sentiment que vous dites est beau, sans doute, si beau
qu'il est surhumain.

-- Quel qu'il soit, d'Artagnan, repondit Athos sans donner dans le
piege qu'avec son adresse gasconne son ami tendait a son affection
paternelle pour Raoul, quel qu'il soit, vous savez bien au fond du
coeur qu'il est juste; mais j'ai tort de discuter avec mon mettre.
D'Artagnan, je suis votre prisonnier, traitez-moi donc comme tel.

-- Ah! pardieu! dit d'Artagnan, vous savez bien que vous ne le
serez pas longtemps, mon prisonnier.

-- Non, dit Aramis, on nous traitera sans doute comme ceux qui
furent faits a Philip-Haugh.

-- Et comment les a-t-on traites? demanda d'Artagnan.

-- Mais, dit Aramis, on en a pendu une moitie et l'on a fusille
l'autre.

-- Eh bien! moi, dit d'Artagnan, je vous reponds que tant qu'il me
restera une goutte de sang dans les veines, vous ne serez ni
pendus ni fusilles. Sang-Diou! qu'ils y viennent! D'ailleurs,
voyez-vous cette porte, Athos?

-- Eh bien?

-- Eh bien! vous passerez par cette porte quand vous voudrez; car,
a partir de ce moment, vous et Aramis, vous etes libres comme
l'air.

-- Je vous reconnais bien la, mon brave d'Artagnan, repondit
Athos, mais vous n'etes plus maitres de nous: cette porte est
gardee, d'Artagnan, vous le savez bien.

-- Eh bien, vous la forcerez, dit Porthos. Qu'y a-t-il la? dix
hommes tout au plus.

-- Ce ne serait rien pour nous quatre, c'est trop pour nous deux.
Non, tenez, divises comme nous sommes maintenant, il faut que nous
perissions. Voyez l'exemple fatal: sur la route du Vendomois,
d'Artagnan, vous si brave, Porthos, vous si vaillant et si fort,
vous avez ete battus; aujourd'hui Aramis et moi nous le sommes,
c'est notre tour. Or, jamais cela ne nous etait arrive lorsque
nous etions tous quatre reunis; mourons donc comme est mort de
Winter; quant a moi, je le declare, je ne consens a fuir que tous
quatre ensemble.

-- Impossible, dit d'Artagnan, nous sommes sous les ordres de
Mazarin.

-- Je le sais, et ne vous presse point davantage; mes
raisonnements n'ont rien produit; sans doute ils etaient mauvais,
puisqu'ils n'ont point eu d'empire sur des esprits aussi justes
que les votres.

-- D'ailleurs eussent-ils fait effet, dit Aramis, le meilleur est
de ne pas compromettre deux excellents amis comme sont d'Artagnan
et Porthos. Soyez tranquilles, messieurs, nous vous ferons honneur
en mourant; quant a moi, je me sens tout fier d'aller au-devant
des balles et meme de la corde avec vous, Athos, car vous ne
m'avez jamais paru si grand qu'aujourd'hui.

D'Artagnan ne disait rien, mais, apres avoir ronge la tige de sa
fleur, il se rongeait les doigts.

-- Vous figurez-vous, reprit-il enfin, que l'on va vous tuer? Et
pourquoi faire? Qui a interet a votre mort? D'ailleurs, vous etes
nos prisonniers.

-- Fou, triple fou! dit Aramis, ne connais-tu donc pas Mordaunt?
Eh bien! moi, je n'ai echange qu'un regard avec lui, et j'ai vu
dans ce regard que nous etions condamnes.

-- Le fait est que je suis fache de ne pas l'avoir etrangle comme
vous me l'aviez dit, Aramis, reprit Porthos.

-- Eh! je me moque pas mal de Mordaunt! s'ecria d'Artagnan; cap de
Diou! s'il me chatouille de trop pres, je l'ecraserai, cet
insecte! Ne vous sauvez donc pas, c'est inutile, car, je vous le
jure, vous etes ici aussi en surete que vous l'etiez il y a vingt
ans, vous, Athos, dans la rue Ferou, et vous, Aramis, rue de
Vaugirard.

-- Tenez, dit Athos en etendant la main vers une des deux fenetres
grillees qui eclairaient la chambre, vous saurez tout a l'heure a
quoi vous en tenir, car le voila qui accourt.

-- Qui?

-- Mordaunt.

En effet, en suivant la direction qu'indiquait la main d'Athos,
d'Artagnan vit un cavalier qui accourait au galop.

C'etait en effet Mordaunt.

D'Artagnan s'elanca hors de la chambre.

Porthos voulut le suivre.

-- Restez, dit d'Artagnan, et ne venez que lorsque vous
m'entendrez battre le tambour avec les doigts contre la porte.


LXII. Jesus Seigneur

Lorsque Mordaunt arriva en face de la maison, il vit d'Artagnan
sur le seuil et les soldats couches ca et la avec leurs armes, sur
le gazon du jardin.

-- Hola! cria-t-il d'une voix etranglee par la precipitation de sa
course, les prisonniers sont-ils toujours la?

-- Oui, monsieur, dit le sergent en se levant vivement ainsi que
ses hommes, qui porterent vivement comme lui la main a leur
chapeau.

-- Bien. Quatre hommes pour les prendre et les mener a l'instant
meme a mon logement.

Quatre hommes s'appreterent.

-- Plait-il? dit d'Artagnan avec cet air goguenard que nos
lecteurs ont du lui voir bien des fois depuis qu'ils le
connaissent. Qu'y a-t-il, s'il vous plait?

-- Il y a, monsieur, dit Mordaunt, que j'ordonnais a quatre hommes
de prendre les prisonniers que nous avons faits ce matin et de les
conduire a mon logement.

-- Et pourquoi cela? demanda d'Artagnan. Pardon de la curiosite;
mais vous comprenez que je desire etre edifie a ce sujet.

-- Parce que les prisonniers sont a moi maintenant, repondit
Mordaunt avec hauteur, et que j'en dispose a ma fantaisie.

-- Permettez, permettez, mon jeune monsieur, dit d'Artagnan, vous
faites erreur, ce me semble; les prisonniers sont d'habitude a
ceux qui les ont pris et non a ceux qui les ont regarde prendre.
Vous pouviez prendre milord de Winter, qui etait votre oncle, a ce
que l'on dit; vous avez prefere le tuer, c'est bien; nous
pouvions, M. du Vallon et moi, tuer ces deux gentilshommes, nous
avons prefere les prendre, chacun son gout.

Les levres de Mordaunt devinrent blanches.

D'Artagnan comprit que les choses ne tarderaient pas a se gater,
et se mit a tambouriner la marche des gardes sur la porte.

A la premiere mesure, Porthos sortit et vint se placer de l'autre
cote de la porte, dont ses pieds touchaient le seuil et son front
le faite.

La manoeuvre n'echappa point a Mordaunt.

-- Monsieur, dit-il avec une colere qui commencait a poindre, vous
feriez une resistance inutile, ces prisonniers viennent de m'etre
donnes a l'instant meme par le general en chef mon illustre
patron, par M. Olivier Cromwell.

D'Artagnan fut frappe de ces paroles comme d'un coup de foudre. Le
sang lui monta aux tempes, un nuage passa devant ses yeux, il
comprit l'esperance feroce du jeune homme; et sa main descendit
par un mouvement instinctif a la garde de son epee.

Quant a Porthos, il regardait d'Artagnan pour savoir ce qu'il
devait faire et regler ses mouvements sur les siens.

Ce regard de Porthos inquieta plus qu'il ne rassura d'Artagnan, et
il commenca a se reprocher d'avoir appele la force brutale de
Porthos dans une affaire qui lui semblait surtout devoir etre
menee par la ruse.

"La Violence, se disait-il tout bas, nous perdrait tous;
d'Artagnan, mon ami, prouve a ce jeune serpenteau que tu es non
seulement plus fort, mais encore plus fin que lui."

-- Ah! dit-il en faisant un profond salut, que ne commenciez-vous
par dire cela, monsieur Mordaunt! Comment! vous venez de la part
de M. Olivier Cromwell, le plus illustre capitaine de ces temps-
ci?

-- Je le quitte, monsieur, dit Mordaunt en mettant pied a terre et
en donnant son cheval a tenir a l'un de ses soldats, je le quitte
a l'instant meme.

-- Que ne disiez-vous donc cela tout de suite, mon cher monsieur!
continua d'Artagnan; toute l'Angleterre est a M. Cromwell, et
puisque vous venez me demander mes prisonniers en son nom, je
m'incline, monsieur, ils sont a vous, prenez-les.

Mordaunt s'avanca radieux, et Porthos, aneanti et regardant
d'Artagnan avec une stupeur profonde, ouvrait la bouche pour
parler.

D'Artagnan marcha sur la botte de Porthos, qui comprit alors que
c'etait un jeu que son ami jouait.

Mordaunt posa le pied sur le premier degre de la porte, et le
chapeau a la main, s'appreta a passer entre les deux amis, en
faisant signe a ses quatre hommes de le suivre.

-- Mais, pardon, dit d'Artagnan avec le plus charmant sourire et
en posant la main sur l'epaule du jeune homme, si l'illustre
general Olivier Cromwell a dispose de nos prisonniers en votre
faveur, il vous a sans doute fait par ecrit cet acte de donation.

Mordaunt s'arreta court.

-- Il vous a donne quelque petite lettre pour moi, le moindre
chiffon de papier, enfin, qui atteste que vous venez en son nom.
Veuillez me confier ce chiffon pour que j'excuse au moins par un
pretexte l'abandon de mes compatriotes. Autrement, vous comprenez,
quoique je sois sur que le general Olivier Cromwell ne peut leur
vouloir de mal, ce serait d'un mauvais effet.

Mordaunt recula, et sentant le coup, lanca un terrible regard a
d'Artagnan; mais celui-ci repondit par la mine la plus aimable et
la plus amicale qui ait jamais epanoui un visage.

-- Lorsque je vous dis une chose, monsieur, dit Mordaunt, me
faites-vous l'injure d'en douter?

-- Moi! s'ecria d'Artagnan, moi! douter de ce que vous dites! Dieu
m'en preserve, mon cher monsieur Mordaunt! je vous tiens au
contraire pour un digne et accompli gentilhomme, suivant les
apparences; et puis, monsieur, voulez-vous que je vous parle
franc? continua d'Artagnan avec sa mine ouverte.

-- Parlez, monsieur, dit Mordaunt.

-- Monsieur du Vallon que voila est riche, il a quarante mille
livres de rente, et par consequent ne tient point a l'argent; je
ne parle donc pas pour lui, mais pour moi.

-- Apres, monsieur?

-- Eh bien, moi, je ne suis pas riche; en Gascogne ce n'est pas un
deshonneur, monsieur; personne ne l'est, et Henri IV, de glorieuse
memoire, qui etait le roi des Gascons, comme Sa Majeste Philippe
IV est le roi de toutes les Espagnes, n'avait jamais le sou dans
sa poche.

-- Achevez, monsieur, dit Mordaunt; je vois ou vous voulez en
venir, et si c'est ce que je pense qui vous retient, on pourra
lever cette difficulte-la.

-- Ah! je savais bien, dit d'Artagnan, que vous etiez un garcon
d'esprit. Eh bien! voila le fait, voila ou le bat me blesse, comme
nous disons, nous autres Francais; je suis un officier de fortune,
pas autre chose; je n'ai que ce que me rapporte mon epee, c'est-a-
dire plus de coups que de bank-notes. Or, en prenant ce matin deux
Francais qui me paraissent de grande naissance, deux chevaliers de
la Jarretiere, enfin, je me disais: Ma fortune est faite. Je dis
deux, parce que, en pareille circonstance, M. du Vallon, qui est
riche, me cede toujours ses prisonniers.

Mordaunt, completement abuse par la verbeuse bonhomie de
d'Artagnan, sourit en homme qui comprend a merveille les raisons
qu'on lui donne, et repondit avec douceur:

-- J'aurai l'ordre signe tout a l'heure, monsieur, et avec cet
ordre deux mille pistoles; mais en attendant, monsieur, laissez-
moi emmener ces hommes.

-- Non, dit d'Artagnan; que vous importe un retard d'une demi-
heure? je suis homme d'ordre, monsieur, faisons les choses dans
les regles.

-- Cependant, reprit Mordaunt, je pourrais vous forcer, monsieur,
je commande ici.

-- Ah! monsieur, dit d'Artagnan en souriant agreablement, on voit
bien que, quoique nous ayons eu l'honneur de voyager, M. du Vallon
et moi, en votre compagnie, vous ne nous connaissez pas. Nous
sommes gentilshommes, nous sommes capables, a nous deux, de vous
tuer, vous et vos huit hommes. Pour Dieu! monsieur Mordaunt, ne
faites pas l'obstine, car lorsque l'on s'obstine je m'obstine
aussi, et alors je deviens d'un entetement feroce; et voila
monsieur, continua d'Artagnan, qui, dans ce cas-la, est bien plus
entete encore et bien plus feroce que moi: sans compter que nous
sommes envoyes par M. le cardinal Mazarin, lequel represente le
roi de France. Il en resulte que, dans ce moment-ci, nous
representons le roi et le cardinal, ce qui fait qu'en notre
qualite d'ambassadeurs nous sommes inviolables, chose que
M. Olivier Cromwell, aussi grand politique certainement qu'il est
grand general, est tout a fait homme a comprendre. Demandez-lui
donc l'ordre ecrit. Qu'est-ce que cela vous coute, mon cher
monsieur Mordaunt?

-- Oui, l'ordre ecrit, dit Porthos, qui commencait a comprendre
l'intention de d'Artagnan; on ne vous demande que cela.

Si bonne envie que Mordaunt eut d'avoir recours a la violence, il
etait homme a tres bien reconnaitre pour bonnes les raisons que
lui donnait d'Artagnan. D'ailleurs sa reputation lui imposait, et,
ce qu'il lui avait vu faire le matin venant en aide a sa
reputation, il reflechit. Puis, ignorant completement les
relations de profonde amitie qui existaient entre les quatre
Francais, toutes ses inquietudes avaient disparu devant le motif,
fort plausible d'ailleurs, de la rancon.

Il resolut donc d'aller non seulement chercher l'ordre, mais
encore les deux mille pistoles auxquelles il avait estime lui-meme
les deux prisonniers.

Mordaunt remonta donc a cheval, et, apres avoir recommande au
sergent de faire bonne garde, il tourna bride et disparut.

-- Bon! dit d'Artagnan, un quart d'heure pour aller a la tente, un
quart d'heure pour revenir, c'est plus qu'il ne nous en faut.

Puis, revenant a Porthos, sans que son visage exprimat le moindre
changement, de sorte que ceux qui l'epiaient eussent pu croire
qu'il continuait la meme conversation:

-- Ami Porthos, lui dit-il en le regardant en face, ecoutez bien
ceci... D'abord, pas un seul mot a nos amis de ce que vous venez
d'entendre; il est inutile qu'ils sachent le service que nous leur
rendons.

-- Bien, dit Porthos, je comprends.

-- Allez-vous-en a l'ecurie, vous y trouverez Mousqueton, vous
sellerez les chevaux, vous leur mettrez les pistolets dans les
fontes, vous les ferez sortir, et vous les conduirez dans la rue
d'en bas, afin qu'il n'y ait plus qu'a monter dessus; le reste me
regarde.

Porthos ne fit pas la moindre observation, et obeit avec cette
sublime confiance qu'il avait en son ami.

-- J'y vais, dit-il; seulement, entrerai-je dans la chambre ou
sont ces messieurs?

-- Non, c'est inutile.

-- Eh bien! faites-moi le plaisir d'y prendre ma bourse que j'ai
laissee sur la cheminee.

-- Soyez tranquille.

Porthos s'achemina de son pas calme et tranquille vers l'ecurie,
et passa au milieu des soldats qui ne purent, tout Francais qu'il
etait, s'empecher d'admirer sa haute taille et ses membres
vigoureux. A l'angle de la rue, il rencontra Mousqueton, qu'il
emmena avec lui.

Alors d'Artagnan rentra tout en sifflotant un petit air qu'il
avait commence au depart de Porthos.

-- Mon cher Athos, je viens de reflechir a vos raisonnements, et
ils m'ont convaincu; decidement je regrette de m'etre trouve a
toute cette affaire. Vous l'avez dit, Mazarin est un cuistre. Je
suis donc resolu de fuir avec vous. Pas de reflexions, tenez-vous
prets; vos deux epees sont dans le coin, ne les oubliez pas, c'est
un outil qui, dans les circonstances ou nous nous trouvons, peut
etre fort utile; cela me rappelle la bourse de Porthos. Bon! la
voila.

Et d'Artagnan mit la bourse dans sa poche. Les deux amis le
regardaient faire avec stupefaction.

-- Eh bien! qu'y a-t-il donc d'etonnant? dit d'Artagnan, je vous
le demande. J'etais aveugle: Athos m'a fait voir clair, voila
tout. Venez ici.

Les deux amis s'approcherent.

-- Voyez-vous cette rue? dit d'Artagnan, c'est la que seront les
chevaux; vous sortirez par la porte, vous tournerez a gauche, vous
sauterez en selle, et tout sera dit; ne vous inquietez de rien que
de bien ecouter le signal. Ce signal sera quand je crierai: "Jesus
Seigneur!"

-- Mais, vous, votre parole que vous viendrez, d'Artagnan! dit
Athos.

-- Sur Dieu, je vous le jure!

-- C'est dit, s'ecria Aramis. Au cri de: "Jesus Seigneur!" nous
sortons, nous renversons tout ce qui s'oppose a notre passage,
nous courons a nos chevaux, nous sautons en selle, et nous
piquons; est-ce cela?

-- A merveille!

-- Voyez, Aramis, dit Athos, je vous le dis toujours, d'Artagnan
est le meilleur de nous tous.

-- Bon! dit d'Artagnan, des compliments, je me sauve. Adieu.

-- Et vous fuyez avec nous, n'est-ce pas?

Je le crois bien. N'oubliez pas le signal: "Jesus Seigneur!"

Et il sortit du meme pas qu'il etait entre, en reprenant l'air
qu'il sifflotait en entrant a l'endroit ou il l'avait interrompu.

Les soldats jouaient ou dormaient; deux chantaient faux dans un
coin le psaume: _Super flumina Babylonis_.

D'Artagnan appela le sergent.

-- Mon cher monsieur, lui dit-il, le general Cromwell m'a fait
demander par M. Mordaunt; veillez bien, je vous prie, sur les
prisonniers.

Le sergent fit signe qu'il ne comprenait pas le francais.

Alors d'Artagnan essaya de lui faire comprendre par gestes ce
qu'il n'avait pu comprendre par paroles.

Le sergent fit signe que c'etait bien.

D'Artagnan descendit vers l'ecurie: il trouva les cinq chevaux
selles, le sien comme les autres.

-- Prenez chacun un cheval en main, dit-il a Porthos et a
Mousqueton, tournez a gauche de facon qu'Athos et Aramis vous
voient bien de leur fenetre.

-- Es vont venir alors? dit Porthos.

-- Dans un instant.

-- Vous n'avez pas oublie ma bourse?

-- Non, soyez tranquille.

-- Bon.

Et Porthos et Mousqueton, tenant chacun un cheval en main, se
rendirent a leur poste.

Alors d'Artagnan, reste seul, battit le briquet, alluma un morceau
d'amadou deux fois grand comme une lentille, monta a cheval, et
vint s'arreter tout au milieu des soldats, en face de la porte.

La, tout en flattant l'animal de la main, il lui introduisit le
petit morceau d'amadou dans l'oreille.

Il fallait etre aussi bon cavalier que l'etait d'Artagnan pour
risquer un pareil moyen, car a peine l'animal eut-il senti la
brulure ardente qu'il jeta un cri de douleur, se cabra et bondit
comme s'il devenait fou.

Les soldats, qu'il menacait d'ecraser, s'eloignerent
precipitamment.

-- A moi! a moi! criait d'Artagnan. Arretez! arretez! mon cheval a
le vertige.

En effet, en un instant, le sang parut lui sortir des yeux et il
devint blanc d'ecume.

-- A moi! criait toujours d'Artagnan sans que les soldats osassent
venir a son aide. A moi! me laisserez-vous tuer? Jesus Seigneur!

A peine d'Artagnan avait-il pousse ce cri, que la porte s'ouvrit,
et qu'Athos et Aramis l'epee a la main s'elancerent. Mais grace a
la ruse de d'Artagnan, le chemin etait libre.

-- Les prisonniers qui se sauvent! les prisonniers qui se sauvent!
cria le sergent.

-- Arrete! arrete! cria d'Artagnan en lachant la bride a son
cheval furieux, qui s'elanca renversant deux ou trois hommes.

-- Stop! stop! crierent les soldats en courant a leurs armes.

Mais les prisonniers etaient deja en selle, et une fois en selle
ils ne perdirent pas de temps, s'elancant vers la porte la plus
prochaine. Au milieu de la rue ils apercurent Grimaud et Blaisois,
qui revenaient cherchant leurs maitres.

D'un signe Athos fit tout comprendre a Grimaud, lequel se mit a la
suite de la petite troupe qui semblait un tourbillon et que
d'Artagnan, qui venait par derriere, aiguillonnait encore de la
voix. Ils passerent sous la porte comme des ombres, sans que les
gardiens songeassent seulement a les arreter, et se trouverent en
rase campagne.

Pendant ce temps, les soldats criaient toujours: Stop! stop! et le
sergent, qui commencait a s'apercevoir qu'il avait ete dupe d'une
ruse, s'arrachait les cheveux.

Sur ces entrefaites, on vit arriver un cavalier au galop et tenant
un papier a la main.

C'etait Mordaunt, qui revenait avec l'ordre.

-- Les prisonniers? cria-t-il en sautant a bas de son cheval.

Le sergent n'eut pas la force de lui repondre, il lui montra la
porte beante et la chambre vide. Mordaunt s'elanca vers les
degres, comprit tout, poussa un cri comme si on lui eut dechire
les entrailles, et tomba evanoui sur la pierre.


LXIII. Ou il est prouve que dans les positions les plus difficiles
les grands coeurs ne perdent jamais le courage, ni les bons
estomacs l'appetit

La petite troupe, sans echanger une parole, sans regarder en
arriere, courut ainsi au grand galop, traversant une petite
riviere, dont personne ne savait le nom, et laissant a sa gauche
une ville qu'Athos pretendit etre Durham.

Enfin on apercut un petit bois, et l'on donna un dernier coup
d'eperon aux chevaux en les dirigeant de ce cote.

Des qu'ils eurent disparu derriere un rideau de verdure assez
epais pour les derober aux regards de ceux qui pouvaient les
poursuivre, ils s'arreterent pour tenir conseil; on donna les
chevaux a deux laquais, afin qu'ils soufflassent sans etre
desselles ni debrides, et l'on placa Grimaud en sentinelle.

-- Venez d'abord, que je vous embrasse, mon ami, dit Athos a
d'Artagnan, vous notre sauveur, vous qui etes le vrai heros parmi
nous!

-- Athos a raison et je vous admire, dit a son tour Aramis en le
serrant dans ses bras; a quoi ne devriez-vous pas pretendre avec
un maitre intelligent, oeil infaillible, bras d'acier, esprit
vainqueur!

-- Maintenant, dit le Gascon, ca va bien, j'accepte tout pour moi
et pour Porthos, embrassades et remerciements: nous avons du temps
a perdre, allez, allez.

Les deux amis, rappeles par d'Artagnan a ce qu'ils devaient aussi
a Porthos, lui serrerent a son tour la main.

-- Maintenant, dit Athos, il s'agirait de ne point courir au
hasard et comme des insenses, mais d'arreter un plan. Qu'allons-
nous faire?

-- Ce que nous allons faire, mordious! Ce n'est point difficile a
dire.

-- Dites donc alors, d'Artagnan.

-- Nous allons gagner le port de mer le plus proche, reunir toutes
nos petites ressources, freter un batiment et passer en France.
Quant a moi, j'y mettrai jusqu'a mon dernier sou. Le premier
tresor, c'est la vie, et la notre, il faut le dire, ne tient qu'a
un fil.

-- Qu'en dites-vous, du Vallon? demanda Athos.

-- Moi, dit Porthos, je suis absolument de l'avis de d'Artagnan;
c'est un vilain pays que cette Angleterre.

-- Vous etes bien decide a la quitter, alors? demanda Athos a
d'Artagnan.

-- Sang-Diou, dit d'Artagnan, je ne vois pas ce qui m'y
retiendrait.

Athos echangea un regard avec Aramis.

-- Allez donc, mes amis, dit-il en soupirant.

-- Comment! allez? dit d'Artagnan. Allons, ce me semble!

-- Non, mon ami, dit Athos; il faut nous quitter.

-- Vous quitter! dit d'Artagnan tout etourdi de cette nouvelle
inattendue.

-- Bah! fit Porthos; pourquoi donc nous quitter, puisque nous
sommes ensemble?

-- Parce que votre mission est remplie, a vous, et que vous
pouvez, et que vous devez meme retourner en France, mais la notre
ne l'est pas, a nous.

-- Votre mission n'est pas accomplie? dit d'Artagnan en regardant
Athos avec surprise.

-- Non, mon ami, repondit Athos de sa voix si douce et si ferme a
la fois. Nous sommes venus ici pour defendre le roi Charles, nous
l'avons mal defendu, il nous reste a le sauver.

-- Sauver le roi! fit d'Artagnan en regardant Aramis comme il
avait regarde Athos.

Aramis se contenta de faire un signe de tete.

Le visage de d'Artagnan prit un air de profonde compassion; il
commenca a croire qu'il avait affaire a deux insenses.

-- Il ne se peut pas que vous parliez serieusement, Athos, dit
d'Artagnan; le roi est au milieu d'une armee qui le conduit a
Londres. Cette armee est commandee par un boucher, ou un fils de
boucher, peu importe, le colonel Harrison. Le proces de Sa Majeste
va etre fait a son arrivee a Londres, je vous en reponds; j'en ai
entendu sortir assez sur ce sujet de la bouche de M. Olivier
Cromwell pour savoir a quoi m'en tenir.

Athos et Aramis echangerent un second regard.

-- Et son proces fait, le jugement ne tardera pas a etre mis a
execution, continua d'Artagnan. Oh! ce sont des gens qui vont vite
en besogne que messieurs les puritains.

-- Et a quelle peine pensez-vous que le roi soit condamne? demanda
Athos.

-- Je crains bien que ce ne soit a la peine de mort; ils en ont
trop fait contre lui pour qu'il leur pardonne, ils n'ont plus
qu'un moyen: c'est de le tuer. Ne connaissez-vous donc pas le mot
de M. Olivier Cromwell quand il est venu a Paris et qu'on lui a
montre le donjon de Vincennes, ou etait enferme M. de Vendome?

-- Quel est ce mot? demanda Porthos.

-- Il ne faut toucher les princes qu'a la tete.

-- Je le connaissais, dit Athos.

-- Et vous croyez qu'il ne mettra point sa maxime a execution,
maintenant qu'il tient le roi?

-- Si fait, j'en suis sur meme, mais raison de plus pour ne point
abandonner l'auguste tete menacee.

-- Athos, vous devenez fou.

-- Non, mon ami, repondit doucement le gentilhomme, mais de Winter
est venu nous chercher en France, il nous a conduits a Madame
Henriette; Sa Majeste nous a fait l'honneur, a M. d'Herblay et a
moi, de nous demander notre aide pour son epoux; nous lui avons
engage notre parole, notre parole renfermait tout. C'etait notre
force, c'etait notre intelligence, c'etait notre vie, enfin, que
nous lui engagions; il nous reste a tenir notre parole. Est-ce
votre avis, d'Herblay?

-- Oui, dit Aramis, nous avons promis.

-- Puis, continua Athos, nous avons une autre raison, et la voici;
ecoutez bien. Tout est pauvre et mesquin en France en ce moment.
Nous avons un roi de dix ans qui ne sait pas encore ce qu'il veut;
nous avons une reine qu'une passion tardive rend aveugle; nous
avons un ministre qui regit la France comme il ferait d'une vaste
ferme, c'est-a-dire ne se preoccupant que de ce qu'il peut y
pousser d'or en la labourant avec l'intrigue et l'astuce
italiennes; nous avons des princes qui font de l'opposition
personnelle et egoiste, qui n'arriveront a rien qu'a tirer des
mains de Mazarin quelques lingots d'or, quelques bribes de
puissance. Je les ai servis, non par enthousiasme, Dieu sait que
je les estime a ce qu'ils valent, et qu'ils ne sont pas bien haut
dans mon estime, mais par principe. Aujourd'hui c'est autre chose;
aujourd'hui je rencontre sur ma route une haute infortune, une
infortune royale, une infortune europeenne, je m'y attache. Si
nous parvenons a sauver le roi, ce sera beau: si nous mourons pour
lui, ce sera grand!

-- Ainsi, d'avance, vous savez que vous y perirez, dit d'Artagnan.

-- Nous le craignons, et notre seule douleur est de mourir loin de
vous.

-- Qu'allez-vous faire dans un pays etranger, ennemi?

-- Jeune, j'ai voyage en Angleterre, je parle anglais comme un
Anglais, et de son cote Aramis a quelque connaissance de la
langue. Ah! si nous vous avions, mes amis! Avec vous, d'Artagnan,
avec vous, Porthos, tous quatre, et reunis pour la premiere fois
depuis vingt ans, nous tiendrions tete non seulement a
l'Angleterre, mais aux trois royaumes!

-- Et avez-vous promis a cette reine, reprit d'Artagnan avec
humeur, de forcer la Tour de Londres, de tuer cent mille soldats,
de lutter victorieusement contre le voeu d'une nation et
l'ambition d'un homme, quand cet homme s'appelle Cromwell? Vous ne
l'avez pas vu, cet homme, vous, Athos, vous, Aramis. Eh bien!
c'est un homme de genie, qui m'a fort rappele notre cardinal,
l'autre, le grand! vous savez bien. Ne vous exagerez donc pas vos
devoirs. Au nom du ciel, mon cher Athos, ne faites pas du
devouement inutile! Quand je vous regarde, en verite, il me semble
que je vois un homme raisonnable; quand vous me repondez, il me
semble que j'ai affaire a un fou. Voyons, Porthos, joignez-vous
donc a moi. Que pensez-vous de cette affaire, dites franchement?

-- Rien de bon, repondit Porthos.

-- Voyons, continua d'Artagnan, impatiente de ce qu'au lieu de
l'ecouter Athos semblait ecouter une voix qui parlait en lui-meme,
jamais vous ne vous etes mal trouve de mes conseils; eh bien!
croyez-moi, Athos, votre mission est terminee, terminee noblement;
revenez en France avec nous.

-- Ami, dit Athos, notre resolution est inebranlable.

-- Mais vous avez quelque autre motif que nous ne connaissons pas?

Athos sourit.

D'Artagnan frappa sur sa cuisse avec colere et murmura les raisons
les plus convaincantes qu'il put trouver; mais a toutes ces
raisons, Athos se contenta de repondre par un sourire calme et
doux, et Aramis par des signes de tete.

-- Eh bien! s'ecria enfin d'Artagnan furieux, eh bien! puisque
vous le voulez, laissons donc nos os dans ce gredin de pays, ou il
fait froid toujours, ou le beau temps est du brouillard, le
brouillard de la pluie, la pluie du deluge; ou le soleil ressemble
a la lune, et la lune a un fromage a la creme. Au fait, mourir la
ou mourir ailleurs, puisqu'il faut mourir, peu nous importe.

-- Seulement, songez-y, dit Athos, cher ami, c'est mourir plus
tot.

-- Bah! un peu plus tot, un peu plus tard, cela ne vaut pas la
peine de chicaner.

-- Si je m'etonne de quelque chose, dit sentencieusement Porthos,
c'est que ce ne soit pas deja fait.

-- Oh! cela se fera, soyez tranquille, Porthos, dit d'Artagnan.
Ainsi, c'est convenu, continua le Gascon, et si Porthos ne s'y
oppose pas...

-- Moi, dit Porthos, je ferai ce que vous voudrez. D'ailleurs je
trouve tres beau ce qu'a dit tout a l'heure le comte de La Fere.

-- Mais votre avenir, d'Artagnan? vos ambitions, Porthos?

-- Notre avenir, nos ambitions! dit d'Artagnan avec une volubilite
fievreuse; avons-nous besoin de nous occuper de cela, puisque nous
sauvons le roi? Le roi sauve, nous rassemblons ses amis, nous
battons les puritains, nous reconquerons l'Angleterre, nous
rentrons dans Londres avec lui, nous le reposons bien carrement
sur son trone...

-- Et il nous fait ducs et pairs, dit Porthos, dont les yeux
etincelaient de joie, meme en voyant cet avenir a travers une
fable.

-- Ou il nous oublie, dit d'Artagnan.

-- Oh! fit Porthos.

-- Dame! cela s'est vu, ami Porthos; et il me semble que nous
avons autrefois rendu a la reine Anne d'Autriche un service qui ne
le cedait pas de beaucoup a celui que nous voulons rendre
aujourd'hui a Charles Ier, ce qui n'a point empeche la reine Anne
d'Autriche de nous oublier pendant pres de vingt ans.

-- Eh bien, malgre cela, d'Artagnan, dit Athos, etes-vous fache de
lui avoir rendu service?

-- Non, ma foi, dit d'Artagnan, et j'avoue meme que dans mes
moments de plus mauvaise humeur, eh bien! j'ai trouve une
consolation dans ce souvenir.

-- Vous voyez bien, d'Artagnan; que les princes sont ingrats
souvent, mais que Dieu ne l'est jamais.

-- Tenez, Athos, dit d'Artagnan, je crois que si vous rencontriez
le diable sur la terre, vous feriez si bien, que vous le
rameneriez avec vous au ciel.

-- Ainsi donc? dit Athos en tendant la main a d'Artagnan.

-- Ainsi donc, c'est convenu, dit d'Artagnan, je trouve
l'Angleterre un pays charmant, et j'y reste, mais a une condition.

-- Laquelle?

-- C'est qu'on ne me forcera pas d'apprendre l'anglais.

-- Eh bien? maintenant, dit Athos triomphant, je vous le jure, mon
ami, par ce Dieu qui nous entend, par mon nom que je crois sans
tache, je crois qu'il y a une puissance qui veille sur nous, et
j'ai l'espoir que nous reverrons tous quatre la France.

-- Soit, dit d'Artagnan; mais moi j'avoue que j'ai la conviction
toute contraire.

-- Ce cher d'Artagnan! dit Aramis, il represente au milieu de nous
l'opposition des parlements, qui disent toujours _non_ et qui font
toujours _oui_.

-- Oui, mais qui, en attendant, sauvent la patrie, dit Athos.

-- Eh bien! maintenant que tout est arrete, dit Porthos en se
frottant les mains, si nous pensions a diner! il me semble que,
dans les situations les plus critiques de notre vie, nous avons
dine toujours.

-- Ah! oui, parlez donc de diner dans un pays ou l'on mange pour
tout festin du mouton cuit a l'eau, et ou, pour tout regal, on
boit de la biere! Comment diable etes-vous venu dans un pays
pareil, Athos? Ah! pardon, ajouta-t-il en souriant, j'oubliais que
vous n'etes plus Athos. Mais, n'importe, voyons votre plan pour
diner, Porthos.

-- Mon plan!

-- Oui, avez-vous un plan?

-- Non, j'ai faim, voila tout.

-- Pardieu! si ce n'est que cela, moi aussi j'ai faim; mais ce
n'est pas le tout que d'avoir faim, il faut trouver a manger, et a
moins que de brouter l'herbe comme nos chevaux...

-- Ah! fit Aramis, qui n'etait pas tout a fait si detache des
choses de la terre qu'Athos, quand nous etions au _Parpaillot_,
vous rappelez-vous les belles huitres que nous mangions?

-- Et ces gigots de mouton des marais salants! fit Porthos en
passant sa langue sur ses levres.

-- Mais, dit d'Artagnan, n'avons-nous pas notre ami Mousqueton,
qui vous faisait si bien vivre a Chantilly, Porthos?

-- En effet, dit Porthos, nous avons Mousqueton, mais depuis qu'il
est intendant, il s'est fort alourdi; n'importe, appelons-le.

Et pour etre sur qu'il repondit agreablement:

-- Eh! Mouston! fit Porthos.

Mouston parut; il avait la figure fort piteuse.

-- Qu'avez-vous donc, mon cher monsieur Mouston? dit d'Artagnan;
seriez-vous malade?

-- Monsieur, j'ai tres faim, repondit Mousqueton.

-- Eh bien! c'est justement pour cela que nous vous faisons venir,
mon cher monsieur Mouston. Ne pourriez-vous donc pas vous procurer
au collet quelques-uns de ces gentils lapins et quelques-unes de
ces charmantes perdrix dont vous faisiez des gibelottes et des
salmis a l'hotel de... ma foi, je ne me rappelle plus le nom de
l'hotel?

-- A l'hotel de... dit Porthos. Ma foi, je ne me rappelle pas non
plus.

-- Peu importe; et au lasso quelques-unes de ces bouteilles de
vieux vin de Bourgogne qui ont si vivement gueri, votre maitre de
sa foulure.

-- Helas! monsieur, dit Mousqueton, je crains bien que tout ce que
vous me demandez la ne soit fort rare dans cet affreux pays, et je
crois que nous ferons mieux d'aller demander l'hospitalite au
maitre d'une petite maison que l'on apercoit de la lisiere du
bois.

-- Comment! il y a une maison aux environs? demanda d'Artagnan.

-- Oui monsieur, repondit Mousqueton.

-- Eh bien! comme vous le dites, mon ami, allons demander a diner
au maitre de cette maison. Messieurs, qu'en pensez-vous, et le
conseil de M. Mouston ne vous parait-il pas plein de sens?

-- Eh! eh! dit Aramis, si le maitre est puritain?...

-- Tant mieux, mordioux! dit d'Artagnan: s'il est puritain, nous
lui apprendrons la prise du roi, et en l'honneur de cette
nouvelle, il nous donnera ses poules blanches.

-- Mais s'il est cavalier? dit Porthos.

-- Dans ce cas, nous prendrons un air de deuil, et nous plumerons
ses poules noires.

-- Vous etes bien heureux, dit Athos en souriant malgre lui de la
saillie de l'indomptable Gascon, car vous voyez toute chose en
riant.

-- Que voulez-vous? dit d'Artagnan, je suis d'un pays ou il n'y a
pas un nuage au ciel.

-- Ce n'est pas comme dans celui-ci, dit Porthos en etendant la
main pour s'assurer si un sentiment de fraicheur qu'il venait de
ressentir sur la joue etait bien reellement cause par une goutte
de pluie.

-- Allons, allons, dit d'Artagnan, raison de plus pour nous mettre
en route... Hola, Grimaud!

Grimaud apparut.

-- Eh bien, Grimaud, mon ami, avez-vous vu quelque chose? demanda
d'Artagnan.

-- Rien, repondit Grimaud.

-- Ces imbeciles, dit Porthos, ils ne nous ont meme pas
poursuivis. Oh! si nous eussions ete a leur place!

-- Eh! ils ont eu tort, dit d'Artagnan; je dirais volontiers deux
mots au Mordaunt dans cette petite Thebaide. Voyez la jolie place
pour coucher proprement un homme a terre.

-- Decidement, dit Aramis, je crois, messieurs, que le fils n'est
pas de la force de la mere.

-- Eh! cher ami, repondit Athos, attendez donc, nous le quittons
depuis deux heures a peine, il ne sait pas encore de quel cote
nous nous dirigeons, il ignore ou nous sommes. Nous dirons qu'il
est moins fort que sa mere en mettant le pied sur la terre de
France, si d'ici la nous ne sommes ni tues, ni empoisonnes.

-- Dinons toujours en attendant, dit Porthos.

-- Ma foi, oui, dit Athos, car j'ai grand'faim.

-- Gare aux poules noires! dit Aramis.

Et les quatre amis, conduits par Mousqueton, s'acheminerent vers
la maison, deja presque rendus a leur insouciance premiere, car
ils etaient maintenant tous les quatre unis et d'accord, comme
l'avait dit Athos.


LXIV. Salut a la Majeste tombee

A mesure qu'ils approchaient de la maison, nos fugitifs voyaient
la terre ecorchee comme si une troupe considerable de cavaliers
les eut precedes; devant la porte les traces etaient encore plus
visibles; cette troupe, quelle qu'elle fut, avait fait la une
halte.

-- Pardieu! dit d'Artagnan, la chose est claire, le roi et son
escorte ont passe par ici.

-- Diable! dit Porthos, en ce cas ils auront tout devore.

-- Bah! dit d'Artagnan, ils auront bien laisse une poule. Et il
sauta a bas de son cheval et frappa a la porte; mais personne ne
repondit.

Il poussa la porte qui n'etait pas fermee, et vit que la premiere
chambre etait vide et deserte.

-- Eh bien? demanda Porthos.

-- Je ne vois personne, dit d'Artagnan. Ah! ah!

-- Quoi?

-- Du sang!

A ce mot, les trois amis sauterent a bas de leurs chevaux et
entrerent dans la premiere chambre; mais d'Artagnan avait deja
pousse la porte de la seconde, et a l'expression de son visage, il
etait clair qu'il y voyait quelque objet extraordinaire.

Les trois amis s'approcherent et apercurent un homme encore jeune
etendu a terre et baigne dans une mare de sang.

On voyait qu'il avait voulu gagner son lit, mais il n'en avait pas
eu la force, il etait tombe auparavant.

Athos fut le premier qui se rapprocha de ce malheureux: il avait
cru lui voir faire un mouvement.

-- Eh bien? demanda d'Artagnan.

-- Eh bien! dit Athos, s'il est mort, il n'y a pas longtemps car
il est chaud encore. Mais non, son coeur bat. Eh! mon ami!

Le blesse poussa un soupir; d'Artagnan prit de l'eau dans le creux
de sa main et la lui jeta au visage.

L'homme rouvrit les yeux, fit un mouvement pour relever sa tete et
retomba.

Athos alors essaya de la lui porter sur son genou, mais il
s'apercut que la blessure etait un peu au-dessus du cervelet et
lui fendait le crane; le sang s'en echappait avec abondance.

Aramis trempa une serviette dans l'eau et l'appliqua sur la plaie;
la fraicheur rappela le blesse a lui, il rouvrit une seconde fois
les yeux.

Il regarda avec etonnement ces hommes qui paraissaient le
plaindre, et qui, autant qu'il etait en leur pouvoir, essayaient
de lui porter secours.

-- Vous etes avec des amis, dit Athos en anglais, rassurez-vous
donc, et, si vous en avez la force, racontez-nous ce qui est
arrive.

-- Le roi, murmura le blesse, le roi est prisonnier.

-- Vous l'avez vu? demanda Aramis dans la meme langue.

L'homme ne repondit pas.

-- Soyez tranquille, reprit Athos, nous sommes de fideles
serviteurs de Sa Majeste.

-- Est-ce vrai ce que vous me dites la? demanda le blesse.

-- Sur notre honneur de gentilshommes.

-- Alors je puis donc vous dire?

-- Dites.

-- Je suis le frere de Parry, le valet de chambre de Sa Majeste.

Athos et Aramis se rappelerent que c'etait de ce nom que de Winter
avait appele le laquais qu'ils avaient trouve dans le corridor de
la tente royale.

-- Nous le connaissons, dit Athos; il ne quittait jamais le roi!

-- Oui, c'est cela, dit le blesse. Eh bien! voyant le roi pris, il
songea a moi; on passait devant la maison, il demanda au nom du
roi qu'on s'y arretat. La demande fut accordee. Le roi, disait-on,
avait faim; on le fit entrer dans la chambre ou je suis, afin
qu'il y prit son repas, et l'on placa des sentinelles aux portes
et aux fenetres. Parry connaissait cette chambre, car plusieurs
fois, tandis que Sa Majeste etait a Newcastle, il etait venu me
voir. Il savait que dans cette chambre il y avait une trappe, que
cette trappe conduisait a la cave, et que de cette cave on pouvait
gagner le verger. Il me fit un signe. Je le compris. Mais sans
doute ce signe fut intercepte par les gardiens du roi et les mit
en defiance. Ignorant qu'on se doutait de quelque chose, je n'eus
plus qu'un desir, celui de sauver Sa Majeste. Je fis donc semblant
de sortir pour aller chercher du bois, en pensant qu'il n'y avait
pas de temps a perdre. J'entrai dans le passage souterrain qui
conduisait a la cave a laquelle cette trappe correspondait. Je
levai la planche avec ma tete; et tandis que Parry poussait
doucement le verrou de la porte, je fis signe au roi de me suivre.
Helas! il ne le voulait pas; on eut dit que cette fuite lui
repugnait. Mais Parry joignit les mains en le suppliant; je
l'implorai aussi de mon cote pour qu'il ne perdit pas une pareille
occasion. Enfin il se decida a me suivre. Je marchai devant par
bonheur; le roi venait a quelques pas derriere moi, lorsque tout a
coup, dans le passage souterrain, je vis se dresser comme une
grande ombre. Je voulus crier pour avertir le roi, mais je n'en
eus pas le temps. Je sentis un coup comme si la maison s'ecroulait
sur ma tete, et je tombai evanoui.

-- Bon et loyal Anglais! fidele serviteur! dit Athos.

-- Quand je revins a moi, j'etais etendu a la meme place. Je me
trainai jusque dans la cour; le roi et son escorte etaient partis.
Je mis une heure peut-etre a venir de la cour ici; mais les forces
me manquerent, et je m'evanouis pour la seconde fois.

-- Et a cette heure, comment vous sentez-vous?

-- Bien mal, dit le blesse.

-- Pouvons-nous quelque chose pour vous? demanda Athos.

-- Aidez-moi a me mettre sur le lit; cela me soulagera, il me
semble.

-- Aurez-vous quelqu'un qui vous porte secours?

-- Ma femme est a Durham, et va revenir d'un moment a l'autre.
Mais vous-memes, n'avez-vous besoin de rien, ne desirez-vous rien?

-- Nous etions venus dans l'intention de vous demander a manger.

-- Helas! ils ont tout pris, il ne reste pas un morceau de pain
dans la maison.

-- Vous entendez, d'Artagnan? dit Athos, il nous faut aller
chercher notre diner ailleurs.

-- Cela m'est bien egal, maintenant, dit d'Artagnan; je n'ai plus
faim.

-- Ma foi, ni moi non plus, dit Porthos.

Et ils transporterent l'homme sur son lit. On fit venir Grimaud,
qui pansa sa blessure. Grimaud avait, au service des quatre amis,
eu tant de fois l'occasion de faire de la charpie et des
compresses, qu'il avait pris une certaine teinte de chirurgie.

Pendant ce temps, les fugitifs etaient revenus dans la premiere
chambre et tenaient conseil.

-- Maintenant, dit Aramis, nous savons a quoi nous en tenir: c'est
bien le roi et son escorte qui sont passes par ici; il faut
prendre du cote oppose. Est-ce votre avis, Athos?

Athos ne repondit pas, il reflechissait.

-- Oui, dit Porthos, prenons du cote oppose. Si nous suivons
l'escorte, nous trouverons tout devore et nous finirons par mourir
de faim; quel maudit pays que cette Angleterre! c'est la premiere
fois que j'aurai manque a diner. Le diner est mon meilleur repas,
a moi.

-- Que pensez-vous, d'Artagnan? dit Athos, etes-vous de l'avis
d'Aramis?

-- Non point, dit d'Artagnan, je suis au contraire de l'avis tout
oppose.

-- Comment! vous voulez suivre l'escorte? dit Porthos effraye.

-- Non, mais faire route avec elle.

Les yeux d'Athos brillerent de joie.

-- Faire route avec l'escorte! s'ecria Aramis.

-- Laissez dire d'Artagnan, vous savez que c'est l'homme aux bons
conseils, dit Athos.

-- Sans doute, dit d'Artagnan, il faut aller ou l'on ne nous
cherchera pas. Or, on se gardera bien de nous chercher parmi les
puritains; allons donc parmi les puritains.

-- Bien, ami, bien! excellent conseil, dit Athos, j'allais le
donner quand vous m'avez devance.

-- C'est donc aussi votre avis? demanda Aramis.

-- Oui. On croira que nous voulons quitter l'Angleterre, on nous
cherchera dans les ports; pendant ce temps nous arriverons a
Londres avec le roi; une fois a Londres, nous sommes introuvables;
au milieu d'un million d'hommes, il n'est pas difficile de se
cacher; sans compter, continua Athos en jetant un regard a Aramis,
les chances que nous offre ce voyage.

-- Oui, dit Aramis, je comprends.

-- Moi, je ne comprends pas, dit Porthos, mais n'importe; puisque
cet avis est a la fois celui de d'Artagnan et d'Athos, ce doit
etre le meilleur.

-- Mais, dit Aramis, ne paraitrons-nous point suspects au colonel
Harrison?

-- Eh! mordioux! dit d'Artagnan, c'est justement sur lui que je
compte; le colonel Harrison est de nos amis; nous l'avons vu deux
fois chez le general Cromwell; il sait que nous lui avons ete
envoyes de France par mons Mazarini: il nous regardera comme des
freres. D'ailleurs, n'est-ce pas le fils d'un boucher? Oui, n'est-
ce pas? Eh bien! Porthos lui montrera comment on assomme un boeuf
d'un coup de poing, et moi comment on renverse un taureau en le
prenant par les cornes; cela captera sa confiance.

Athos sourit.

Vous etes le meilleur compagnon que je connaisse, d'Artagnan, dit-
il en tendant la main au Gascon, et je suis bien heureux de vous
avoir retrouve, mon cher fils.

C'etait, comme on le sait, le nom qu'Athos donnait a d'Artagnan
dans ses grandes effusions de coeur.

En ce moment Grimaud sortit de la chambre. Le blesse etait panse
et se trouvait mieux.

Les quatre amis prirent conge de lui et lui demanderent s'il
n'avait pas quelque commission a leur donner pour son frere.

-- Dites-lui, repondit le brave homme, qu'il fasse savoir au roi
qu'ils ne m'ont pas tue tout a fait; si peu que je sois, je suis
sur que Sa Majeste me regrette et se reproche ma mort.

-- Soyez tranquille, dit d'Artagnan, il le saura avant ce soir.

La petite troupe se remit en marche; il n'y avait point a se
tromper de chemin; celui qu'il voulait suivre etait visiblement
trace a travers la plaine.

Au bout de deux heures de marche silencieuse, d'Artagnan, qui
tenait la tete, s'arreta au tournant d'un chemin.

-- Ah! ah! dit-il, voici nos gens.

En effet, une troupe considerable de cavaliers apparaissait a une
demi-lieue de la environ.

-- Mes chers amis, dit d'Artagnan, donnez vos epees a M. Mouston,
qui vous les remettra en temps et lieu, et n'oubliez point que
vous etes nos prisonniers.

Puis on mit au trot les chevaux qui commencaient a se fatiguer, et
l'on eut bientot rejoint l'escorte.

Le roi, place en tete, entoure d'une partie du regiment du colonel
Harrison, cheminait impassible, toujours digne et avec une sorte
de bonne volonte.

En apercevant Athos et Aramis, auxquels on ne lui avait pas meme
laisse le temps de dire adieu, et en lisant dans les regards de
ces deux gentilshommes qu'il avait encore des amis a quelques pas
de lui, quoiqu'il crut ces amis prisonniers, une rougeur de
plaisir monta aux joues palies du roi.

D'Artagnan gagna la tete de la colonne, et, laissant ses amis sous
la garde de Porthos, il alla droit a Harrison, qui le reconnut
effectivement pour l'avoir vu chez Cromwell, et qui l'accueillit
aussi poliment qu'un homme de cette condition et de ce caractere
pouvait accueillir quelqu'un. Ce qu'avait prevu d'Artagnan arriva:
le colonel n'avait et ne pouvait avoir aucun soupcon.

On s'arreta: c'etait a cette halte que devait diner le roi.
Seulement cette fois les precautions furent prises pour qu'il ne
tentat pas de s'echapper. Dans la grande chambre de l'hotellerie,
une petite table fut placee pour lui, et une grande table pour les
officiers.

-- Dinez-vous avec moi? demanda Harrison a d'Artagnan.

-- Diable! dit d'Artagnan, cela me ferait grand plaisir, mais j'ai
mon compagnon, M. du Vallon, et mes deux prisonniers que je ne
puis quitter et qui encombreraient votre table. Mais faisons
mieux: faites dresser une table dans un coin, et envoyez-nous ce
que bon vous semblera de la votre, car, sans cela, nous courrons
grand risque de mourir de faim. Ce sera toujours diner ensemble,
puisque nous dinerons dans la meme chambre.

-- Soit, dit Harrison.

La chose fut arrangee comme le desirait d'Artagnan, et lorsqu'il
revint pres du colonel il trouva le roi deja assis a sa petite
table et servi par Parry, Harrison et ses officiers attables en
communaute, et dans un coin les places reservees pour lui et ses
compagnons.

La table a laquelle etaient assis les officiers puritains etait
ronde, et, soit par hasard, soit grossier calcul, Harrison
tournait le dos au roi.

Le roi vit entrer les quatre gentilshommes, mais il ne parut faire
aucune attention a eux.

Ils allerent s'asseoir a la table qui leur etait reservee et se
placerent pour ne tourner le dos a personne. Ils avaient en face
d'eux la table des officiers et celle du roi.

Harrison, pour faire honneur a ses hotes, leur envoyait les
meilleurs plats de sa table; malheureusement pour les quatre amis,
le vin manquait. La chose paraissait completement indifferente a
Athos, mais d'Artagnan, Porthos et Aramis faisaient la grimace
chaque fois qu'il leur fallait avaler la biere, cette boisson
puritaine.

-- Ma foi, colonel, dit d'Artagnan, nous vous sommes bien
reconnaissants de votre gracieuse invitation, car, sans vous, nous
courions le risque de nous passer de diner, comme nous nous sommes
passes de dejeuner; et voila mon ami, M. du Vallon, qui partage ma
reconnaissance, car il avait grand'faim.

-- J'ai faim encore, dit Porthos en saluant le colonel Harrison.

-- Et comment ce grave evenement vous est-il donc arrive, de vous
passer de dejeuner? demanda le colonel en riant.

-- Par une raison bien simple, colonel, dit d'Artagnan. J'avais
hate de vous rejoindre, et, pour arriver a ce resultat, j'avais
pris la meme route que vous, ce que n'aurait pas du faire un vieux
fourrier comme moi, qui doit savoir que la ou a passe un bon et
brave regiment comme le votre, il ne reste rien a glaner. Aussi,
vous comprenez notre deception lorsqu'en arrivant a une jolie
petite maison situee a la lisiere d'un bois, et qui, de loin, avec
son toit rouge et ses contrevents verts, avait un petit air de
fete qui faisait plaisir a voir, au lieu d'y trouver les poules
que nous nous appretions a faire rotir, et les jambons que nous
comptions faire griller, nous ne vimes qu'un pauvre diable
baigne... Ah! mordioux! colonel, faites mon compliment a celui de
vos officiers qui a donne ce coup-la, il etait bien donne, si bien
donne, qu'il a fait l'admiration de M. du Vallon, mon ami, qui les
donne gentiment aussi, les coups.

-- Oui, dit Harrison en riant et en s'adressant des yeux a un
officier assis a sa table, quand Groslow se charge de cette
besogne, il n'y a pas besoin de revenir apres lui.

-- Ah! c'est monsieur, dit d'Artagnan en saluant l'officier; je
regrette que monsieur ne parle pas francais, pour lui faire mon
compliment.

-- Je suis pret a le recevoir et a vous le rendre, monsieur, dit
l'officier en assez bon francais, car j'ai habite trois ans Paris.

-- Eh bien! monsieur, je m'empresse de vous dire, continua
d'Artagnan, que le coup etait si bien applique, que vous avez
presque tue votre homme.

-- Je croyais l'avoir tue tout a fait, dit Groslow.

-- Non. Il ne s'en est pas fallu grand'chose, c'est vrai, mais il
n'est pas mort.

Et en disant ces mots, d'Artagnan jeta un regard sur Parry, qui se
tenait debout devant le roi, la paleur de la mort au front, pour
lui indiquer que cette nouvelle etait a son adresse.

Quant au roi, il avait ecoute toute cette conversation le coeur
serre d'une indicible angoisse, car il ne savait pas ou l'officier
francais en voulait venir et ces details cruels, caches sous une
apparence insoucieuse, le revoltaient.

Aux derniers mots qu'il prononca seulement, il respira avec
liberte.

-- Ah diable! dit Groslow, je croyais avoir mieux reussi. S'il n'y
avait pas si loin d'ici a la maison de ce miserable, je
retournerais pour l'achever.

-- Et vous feriez bien, si vous avez peur qu'il en revienne, dit
d'Artagnan, car vous le savez, quand les blessures a la tete ne
tuent pas sur le coup, au bout de huit jours elles sont gueries.

Et d'Artagnan lanca un second regard a Parry, sur la figure duquel
se repandit une telle expression de joie, que Charles lui tendit
la main en souriant.

Parry s'inclina sur la main de son maitre et la baisa avec
respect.

-- En verite, d'Artagnan, dit Athos, vous etes a la fois homme de
parole et d'esprit. Mais que dites-vous du roi?

-- Sa physionomie me revient tout a fait, dit d'Artagnan; il a
l'air a la fois noble et bon.

-- Oui, mais il se laisse prendre, dit Porthos, c'est un tort.

-- J'ai bien envie de boire a la sante du roi, dit Athos.

-- Alors, laissez-moi porter la sante, dit d'Artagnan.

-- Faites, dit Aramis.

Porthos regardait d'Artagnan, tout etourdi des ressources que son
esprit gascon fournissait incessamment a son camarade.

D'Artagnan prit son gobelet d'etain, l'emplit et se leva.

-- Messieurs, dit-il a ses compagnons, buvons, s'il vous plait, a
celui qui preside le repas. A notre colonel, et qu'il sache que
nous sommes bien a son service jusqu'a Londres et au-dela.

Et comme, en disant ces paroles, d'Artagnan regardait Harrison,
Harrison crut que le toast etait pour lui, se leva et salua les
quatre amis, qui, les yeux attaches sur le roi Charles, burent
ensemble, tandis que Harrison, de son cote, vidait son verre sans
aucune defiance.

Charles, a son tour, tendit son verre a Parry, qui y versa
quelques gouttes de biere, car le roi etait au regime de tout le
monde; et le portant a ses levres, en regardant a son tour les
quatre gentilshommes, il but avec un sourire plein de noblesse et
de reconnaissance.

-- Allons, messieurs, s'ecria Harrison en reposant son verre et
sans aucun egard pour l'illustre prisonnier qu'il conduisait, en
route!

-- Ou couchons-nous, colonel?

-- A Tirsk, repondit Harrison.

-- Parry, dit le roi en se levant a son tour et en se retournant
vers son valet, mon cheval. Je veux aller a Tirsk.

-- Ma foi, dit d'Artagnan a Athos, votre roi m'a veritablement
seduit et je suis tout a fait a son service.

-- Si ce que vous me dites la est sincere, repondit Athos, il
n'arrivera pas jusqu'a Londres.

-- Comment cela?

-- Oui, car avant ce moment nous l'aurons enleve.

-- Ah! pour cette fois, Athos, dit d'Artagnan, ma parole
d'honneur, vous etes fou.

-- Avez-vous donc quelque projet arrete? demanda Aramis.

-- Eh! dit Porthos, la chose ne serait pas impossible si on avait
un bon projet.

-- Je n'en ai pas, dit Athos; mais d'Artagnan en trouvera un.

D'Artagnan haussa les epaules, et on se mit en route.


LXV. D'Artagnan trouve un projet

Athos connaissait d'Artagnan mieux peut-etre que d'Artagnan ne se
connaissait lui-meme. Il savait que, dans un esprit aventureux
comme l'etait celui du Gascon, il s'agit de laisser tomber une
pensee, comme dans une terre riche et vigoureuse il s'agit
seulement de laisser tomber une graine.

Il avait donc laisse tranquillement son ami hausser les epaules,
et il avait continue son chemin en lui parlant de Raoul,
conversation qu'il avait, dans une autre circonstance,
completement laissee tomber, on se le rappelle.

A la nuit fermee on arriva a Tirsk. Les quatre amis parurent
completement etrangers et indifferents aux mesures de precaution
que l'on prenait pour s'assurer de la personne du roi. Ils se
retirerent dans une maison particuliere, et, comme ils avaient
d'un moment a l'autre a craindre pour eux-memes, ils s'etablirent
dans une seule chambre en se menageant une issue en cas d'attaque.
Les valets furent distribues a des postes differents; Grimaud
coucha sur une botte de paille en travers de la porte.

D'Artagnan etait pensif, et semblait avoir momentanement perdu sa
loquacite ordinaire. Il ne disait pas mot, sifflotant sans cesse,
allant de son lit a la croisee. Porthos, qui ne voyait jamais rien
que les choses exterieures, lui, parlait comme d'habitude.
D'Artagnan repondait par monosyllabes. Athos et Aramis se
regardaient en souriant.

La journee avait ete fatigante, et cependant, a l'exception de
Porthos, dont le sommeil etait aussi inflexible que l'appetit, les
amis dormirent mal.

Le lendemain matin, d'Artagnan fut le premier debout. Il etait
descendu aux ecuries, il avait deja visite les chevaux, il avait
deja donne tous les ordres necessaires a la journee qu'Athos et
Aramis n'etaient point leves, et que Porthos ronflait encore.

A huit heures du matin, on se mit en marche dans le meme ordre que
la veille. Seulement d'Artagnan laissa ses amis cheminer de leur
cote, et alla renouer avec M. Groslow la connaissance entamee la
veille.

Celui-ci, que ses eloges avaient doucement caresse au coeur, le
recut avec un gracieux sourire.

-- En verite, monsieur, lui dit d'Artagnan, je suis heureux de
trouver quelqu'un avec qui parler ma pauvre langue.

M. du Vallon, mon ami, est d'un caractere fort melancolique, de
sorte qu'on ne saurait lui tirer quatre paroles par jour; quant a
nos deux prisonniers, vous comprenez qu'ils sont peu en train de
faire la conversation.

-- Ce sont des royalistes enrages, dit Groslow.

-- Raison de plus pour qu'ils nous boudent d'avoir pris le Stuart,
a qui, je l'espere bien, vous allez faire un bel et bon proces.

-- Dame! dit Groslow, nous le conduisons a Londres pour cela.

-- Et vous ne le perdez pas de vue, je presume?

-- Peste! je le crois bien! Vous le voyez, ajouta l'officier en
riant, il a une escorte vraiment royale.

-- Oui, le jour, il n'y a pas de danger qu'il vous echappe; mais
la nuit...

-- La nuit, les precautions redoublent.

-- Et quel mode de surveillance employez-vous?

-- Huit hommes demeurent constamment dans sa chambre.

-- Diable! fit d'Artagnan, il est bien garde. Mais, outre ces huit
hommes, vous placez sans doute une garde dehors? On ne peut
prendre trop de precaution contre un pareil prisonnier.

-- Oh! non. Pensez donc: que voulez-vous que fassent deux hommes
sans armes contre huit hommes armes?

-- Comment, deux hommes?

-- Oui, le roi et son valet de chambre.

-- On a donc permis a son valet de chambre de ne pas le quitter?

-- Oui, Stuart a demande qu'on lui accordat cette grace, et le
colonel Harrison y a consenti. Sous pretexte qu'il est roi, il
parait qu'il ne peut pas s'habiller ni se deshabiller tout seul.

-- En verite, capitaine, dit d'Artagnan decide a continuer a
l'endroit de l'officier anglais le systeme laudatif qui lui avait
si bien reussi, plus je vous ecoute, plus je m'etonne de la
maniere facile et elegante avec laquelle vous parlez le francais.
Vous avez habite Paris trois ans, c'est bien; mais j'habiterais
Londres toute ma vie que je n'arriverais pas, j'en suis sur, au
degre ou vous en etes. Que faisiez-vous donc a Paris?

-- Mon pere, qui est commercant, m'avait place chez son
correspondant, qui, de son cote, avait envoye son fils chez mon
pere; c'est l'habitude entre negociants de faire de pareils
echanges.

-- Et Paris vous a-t-il plu, monsieur?

-- Oui, mais vous auriez grand besoin d'une revolution dans le
genre de la notre; non pas contre votre roi, qui n'est qu'un
enfant, mais contre ce ladre d'italien qui est l'amant de votre
reine.

-- Ah! je suis bien de votre avis, monsieur, et que ce serait
bientot fait, si nous avions seulement douze officiers comme vous,
sans prejuges, vigilants, intraitables! Ah! nous viendrions bien
vite a bout du Mazarin, et nous lui ferions un bon petit proces
comme celui que vous allez faire a votre roi.

-- Mais, dit l'officier, je croyais que vous etiez a son service,
et que c'etait lui qui vous avait envoye au general Cromwell?

-- C'est-a-dire que je suis au service du roi, et que, sachant
qu'il devait envoyer quelqu'un en Angleterre, j'ai sollicite cette
mission, tant etait grand mon desir de connaitre l'homme de genie
qui commande a cette heure aux trois royaumes. Aussi, quand il
nous a propose, a M. du Vallon et a moi, de tirer l'epee en
l'honneur de la vieille Angleterre, vous avez vu comme nous avons
mordu a la proposition.

-- Oui, je sais que vous avez charge aux cotes de M. Mordaunt.

-- A sa droite et a sa gauche, monsieur. Peste, encore un brave et
excellent jeune homme que celui-la. Comme il vous a decousu
monsieur son oncle! avez-vous vu?

-- Le connaissez-vous? demanda l'officier.

-- Beaucoup; je puis meme dire que nous sommes fort lies: M. du
Vallon et moi sommes venus avec lui de France.

-- Il parait meme que vous l'avez fait attendre fort longtemps a
Boulogne.

-- Que voulez-vous, dit d'Artagnan, j'etais comme vous, j'avais un
roi en garde.

-- Ah! ah! dit Groslow, et quel roi?

-- Le notre, pardieu! le petit _king_, Louis le quatorzieme.

Et d'Artagnan ota son chapeau. L'Anglais en fit autant par
politesse.

-- Et combien de temps l'avez-vous garde?

-- Trois nuits, et, par ma foi, je me rappellerai toujours ces
trois nuits avec plaisir.

-- Le jeune roi est donc bien aimable?

-- Le roi! il dormait les poings fermes.

-- Mais alors, que voulez-vous dire?

-- Je veux dire que mes amis les officiers aux gardes et aux
mousquetaires me venaient tenir compagnie, et que nous passions
nos nuits a boire et a jouer.

-- Ah! oui, dit l'Anglais avec un soupir, c'est vrai, vous etes
joyeux compagnons, vous autres Francais.

-- Ne jouez-vous donc pas aussi, quand vous etes de garde?

-- Jamais, dit l'Anglais.

-- En ce cas vous devez fort vous ennuyer et je vous plains, dit
d'Artagnan.

-- Le fait est, reprit l'officier, que je vois arriver mon tour
avec une certaine terreur. C'est fort long, une nuit tout entiere
a veiller.

-- Oui, quand on veille seul ou avec des soldats stupides; mais
quand on veille avec un joyeux _partner_, quand on fait rouler
l'or et les des sur une table, la nuit passe comme un reve.
N'aimez-vous donc pas le jeu?

-- Au contraire.

-- Le lansquenet, par exemple?

-- J'en suis fou, je le jouais presque tous les soirs en France.

-- Et depuis que vous etes en Angleterre?

-- Je n'ai pas tenu un cornet ni une carte.

-- Je vous plains, dit d'Artagnan d'un air de compassion profonde.

-- Ecoutez, dit l'Anglais, faites une chose.

-- Laquelle?

-- Demain je suis de garde.

-- Pres du Stuart?

-- Oui. Venez passer la nuit avec moi.

-- Impossible.

-- Impossible?

-- De toute impossibilite.

-- Comment cela?

-- Chaque nuit je fais la partie de M. du Vallon. Quelquefois nous
ne nous couchons pas... Ce matin, par exemple, au jour nous
jouions encore.

-- Eh bien?

-- Eh bien! il s'ennuierait si je ne faisais pas sa partie.

-- Il est beau joueur?

-- Je lui ai vu perdre jusqu'a deux mille pistoles en riant aux
larmes.

-- Amenez-le alors.

-- Comment voulez-vous? Et nos prisonniers?

-- Ah diable! c'est vrai, dit l'officier. Mais faites-les garder
par vos laquais.

-- Oui, pour qu'ils se sauvent! dit d'Artagnan, je n'ai garde.

-- Ce sont donc des hommes de condition, que vous y tenez tant?

Peste! l'un est un riche seigneur de la Touraine; l'autre est un
chevalier de Malte de grande maison. Nous avons traite de leur
rancon a chacun: deux mille livres sterling en arrivant en France.
Nous ne voulons donc pas quitter un seul instant des hommes que
nos laquais savent des millionnaires. Nous les avons bien un peu
fouilles en les prenant et je vous avouerai meme que c'est leur
bourse que nous nous tiraillons chaque nuit, M. du Vallon et moi;
mais ils peuvent nous avoir cache quelque pierre precieuse,
quelque diamant de prix, de sorte que nous sommes comme les
avares, qui ne quittent pas leur tresor; nous nous sommes
constitues gardiens permanents de nos hommes, et quand je dors,
M. du Vallon veille.

-- Ah! ah! fit Groslow.

-- Vous comprenez donc maintenant ce qui me force de refuser votre
politesse, a laquelle au reste je suis d'autant plus sensible, que
rien n'est plus ennuyeux que de jouer toujours avec la meme
personne; les chances se compensent eternellement, et au bout d'un
mois on trouve qu'on ne s'est fait ni bien ni mal.

-- Ah! dit Groslow avec un soupir, il y a quelque chose de plus
ennuyeux encore, c'est de ne pas jouer du tout.

-- Je comprends cela, dit d'Artagnan.

-- Mais voyons, reprit l'Anglais, sont-ce des hommes dangereux que
vos hommes?

-- Sous quel rapport?

-- Sont-ils capables de tenter un coup de main?

D'Artagnan eclata de rire.

-- Jesus Dieu! s'ecria-t-il; l'un des deux tremble la fievre, ne
pouvant pas se faire au charmant pays que vous habitez; l'autre
est un chevalier de Malte, timide comme une jeune fille; et, pour
plus grande securite, nous leur avons ote jusqu'a leurs couteaux
fermants et leurs ciseaux de poche.

-- Eh bien, dit Groslow, amenez-les.

-- Comment, vous voulez! dit d'Artagnan.

-- Oui, j'ai huit hommes.

-- Eh bien?

-- Quatre les garderont, quatre garderont le roi.

-- Au fait, dit d'Artagnan, la chose peut s'arranger ainsi,
quoique ce soit un grand embarras que je vous donne.

-- Bah! venez toujours; vous verrez comment j'arrangerai la chose.

-- Oh! je ne m'en inquiete pas, dit d'Artagnan; a un homme comme
vous, je me livre les yeux fermes.

Cette derniere flatterie tira de l'officier un de ces petits rires
de satisfaction qui font les gens amis de celui qui les provoque,
car ils sont une evaporation de la vanite caressee.

-- Mais, dit d'Artagnan, j'y pense, qui nous empeche de commencer
ce soir?

-- Quoi?

-- Notre partie.

-- Rien au monde, dit Groslow.

-- En effet, venez ce soir chez nous, et demain nous irons vous
rendre votre visite. Si quelque chose vous inquiete dans nos
hommes, qui, comme vous le savez, sont des royalistes enrages, eh
bien! il n'y aura rien de dit, et ce sera toujours une bonne nuit
de passee.

-- A merveille! Ce soir chez vous, demain chez Stuart, apres-
demain chez moi.

-- Et les autres jours a Londres. Eh mordioux! dit d'Artagnan,
vous voyez bien qu'on peut mener joyeuse vie partout.

-- Oui, quand on rencontre des Francais, et des Francais comme
vous, dit Groslow.

-- Et comme M. du Vallon; vous verrez bien quel gaillard! un
frondeur enrage, un homme qui a failli tuer Mazarin entre deux
portes; on l'emploie parce qu'on en a peur.

-- Oui, dit Groslow, il a une bonne figure, et sans que je le
connaisse, il me revient tout a fait.

-- Ce sera bien autre chose quand vous le connaitrez. Eh! tenez,
le voila qui m'appelle. Pardon, nous sommes tellement lies qu'il
ne peut se passer de moi. Vous m'excusez?

-- Comment donc!

-- A ce soir.

-- Chez vous?

-- Chez moi.

Les deux hommes echangerent un salut, et d'Artagnan revint vers
ses compagnons.

-- Que diable pouviez-vous dire a ce bouledogue? dit Porthos.

-- Mon cher ami, ne parlez point ainsi de M. Groslow, c'est un de
mes amis intimes.

-- Un de vos amis, dit Porthos, ce massacreur de paysans.

-- Chut! mon cher Porthos. Eh bien! oui, M. Groslow est un peu
vif, c'est vrai, mais au fond, je lui ai decouvert deux bonnes
qualites: il est bete et orgueilleux.

Porthos ouvrit de grands yeux stupefaits, Athos et Aramis se
regarderent avec un sourire; ils connaissaient d'Artagnan et
savaient qu'il ne faisait rien sans but.

-- Mais, continua d'Artagnan, vous l'apprecierez vous-meme.

-- Comment cela?

-- Je vous le presente ce soir, il vient jouer avec nous.

-- Oh! oh! dit Porthos, dont les yeux s'allumerent a ce mot, et il
est riche?

-- C'est le fils d'un des plus forts negociants de Londres.

-- Et il connait le lansquenet?

-- Il l'adore.

-- La bassette?

-- C'est sa folie.

-- Le biribi?

-- Il y raffine.

-- Bon, dit Porthos, nous passerons une agreable nuit.

-- D'autant plus agreable qu'elle nous promettra une nuit
meilleure.

-- Comment cela?

-- Oui, nous lui donnons a jouer ce soir; lui, donne a jouer
demain.

-- Ou cela?

-- Je vous le dirai. Maintenant ne nous occupons que d'une chose:
c'est de recevoir dignement l'honneur que nous fait M. Groslow.
Nous nous arretons ce soir a Derby: que Mousqueton prenne les
devants, et s'il y a une bouteille de vin dans toute la ville,
qu'il l'achete. Il n'y aura pas de mal non plus qu'il preparat un
petit souper, auquel vous ne prendrez point part, vous, Athos,
parce que vous avez la fievre, et vous, Aramis, parce que vous
etes chevalier de Malte, et que les propos de soudards comme nous
vous deplaisent et vous font rougir. Entendez-vous bien cela?

-- Oui, dit Porthos; mais le diable m'emporte si je comprends.

-- Porthos, mon ami, vous savez que je descends des prophetes par
mon pere, et des sibylles par ma mere, que je ne parle que par
paraboles et par enigmes; que ceux qui ont des oreilles ecoutent,
et que ceux qui ont des yeux regardent, je n'en puis pas dire
davantage pour le moment.

-- Faites, mon ami, dit Athos, je suis sur que ce que vous faites
est bien fait.

-- Et vous, Aramis, etes-vous dans la meme opinion?

-- Tout a fait, mon cher d'Artagnan.

-- A la bonne heure, dit d'Artagnan, voila de vrais croyants, et
il y a plaisir d'essayer des miracles pour eux; ce n'est pas comme
cet incredule de Porthos, qui veut toujours voir et toucher pour
croire.

-- Le fait est, dit Porthos d'un air fin, que je suis tres
incredule.

D'Artagnan lui donna une claque sur l'epaule, et, comme on
arrivait a la station du dejeuner, la conversation en resta la.

Vers les cinq heures du soir, comme la chose etait convenue, on
fit partir Mousqueton en avant. Mousqueton ne parlait pas anglais,
mais, depuis qu'il etait en Angleterre, il avait remarque une
chose, c'est que Grimaud, par l'habitude du geste, avait
parfaitement remplace la parole. Il s'etait donc mis a etudier le
geste avec Grimaud, et en quelques lecons, grace a la superiorite
du maitre, il etait arrive a une certaine force. Blaisois
l'accompagna.

Les quatre amis, en traversant la principale rue de Derby,
apercurent Blaisois debout sur le seuil d'une maison de belle
apparence; c'est la que leur logement etait prepare.

De toute la journee, ils ne s'etaient pas approches du roi, de
peur de donner des soupcons, et au lieu de diner a la table du
colonel Harrison, comme ils l'avaient fait la veille, ils avaient
dine entre eux.

A l'heure convenue, Groslow vint. D'Artagnan le recut comme il eut
recu un ami de vingt ans. Porthos le toisa des pieds a la tete et
sourit en reconnaissant que malgre le coup remarquable qu'il avait
donne au frere de Parry, il n'etait pas de sa force. Athos et
Aramis firent ce qu'ils purent pour cacher le degout que leur
inspirait cette nature brutale et grossiere.

En somme, Groslow parut content de la reception.

Athos et Aramis se tinrent dans leur role. A minuit ils se
retirerent dans leur chambre, dont on laissa, sous pretexte de
surveillance, la porte ouverte. En outre, d'Artagnan les y
accompagna, laissant Porthos aux prises avec Groslow.

Porthos gagna cinquante pistoles a Groslow, et trouva, lorsqu'il
se fut retire, qu'il etait d'une compagnie plus agreable qu'il ne
l'avait cru d'abord.

Quant a Groslow, il se promit de reparer le lendemain sur
d'Artagnan l'echec qu'il avait eprouve avec Porthos, et quitta le
Gascon en lui rappelant le rendez-vous du soir.

Nous disons du soir, car les joueurs se quitterent a quatre heures
du matin.

La journee se passa comme d'habitude; d'Artagnan allait du
capitaine Groslow au colonel Harrison et du colonel Harrison a ses
amis. Pour quelqu'un qui ne connaissait pas d'Artagnan, il
paraissait etre dans son assiette ordinaire; pour ses amis, c'est-
a-dire pour Athos et Aramis, sa gaiete etait de la fievre.

-- Que peut-il machiner? disait Aramis.

-- Attendons, disait Athos.

Porthos ne disait rien, seulement il comptait l'une apres l'autre,
dans son gousset, avec un air de satisfaction qui se trahissait a
l'exterieur, les cinquante pistoles qu'il avait gagnees a Groslow.

En arrivant le soir a Ryston, d'Artagnan rassembla ses amis. Sa
figure avait perdu ce caractere de gaiete insoucieuse qu'il avait
porte comme un masque toute la journee; Athos serra la main a
Aramis.

-- Le moment approche, dit-il.

-- Oui, dit d'Artagnan qui avait entendu, oui, le moment approche:
cette nuit, messieurs, nous sauvons le roi.

Athos tressaillit, ses yeux s'enflammerent.

-- D'Artagnan, dit-il, doutant apres avoir espere, ce n'est point
une plaisanterie, n'est-ce pas? elle me ferait trop grand mal!

-- Vous etes etrange, Athos, dit d'Artagnan, de douter ainsi de
moi. Ou et quand m'avez-vous vu plaisanter avec le coeur d'un ami
et la vie d'un roi? Je vous ai dit et je vous repete que cette
nuit nous sauvons Charles Ier. Vous vous en etes rapporte a moi de
trouver un moyen, le moyen est trouve.

Porthos regardait d'Artagnan avec un sentiment d'admiration
profonde. Aramis souriait en homme qui espere.

Athos etait pale comme la mort et tremblait de tous ses membres.

-- Parlez, dit Athos.

Porthos ouvrit ses gros yeux, Aramis se pendit pour ainsi dire aux
levres de d'Artagnan.

-- Nous sommes invites a passer la nuit chez M. Groslow, vous
savez cela?

-- Oui, repondit Porthos, il nous a fait promettre de lui donner
sa revanche.

-- Bien. Mais savez-vous ou nous lui donnons sa revanche?

-- Non.

-- Chez le roi.

-- Chez le roi! s'ecria Athos.

-- Oui, messieurs, chez le roi. M. Groslow est de garde ce soir
pres de Sa Majeste, et, pour se distraire dans sa faction, il nous
invite a aller lui tenir compagnie.

-- Tous quatre? demanda Athos.

-- Pardieu! certainement, tous quatre; est-ce que nous quittons
nos prisonniers!

-- Ah! ah! fit Aramis.

-- Voyons, dit Athos palpitant.

-- Nous allons donc chez Groslow, nous avec nos epees, vous avec
des poignards; a nous quatre nous nous rendons maitres de ces huit
imbeciles et de leur stupide commandant. Monsieur Porthos, qu'en
dites-vous?

-- Je dis que c'est facile, dit Porthos.

-- Nous habillons le roi en Groslow; Mousqueton, Grimaud et
Blaisois nous tiennent des chevaux tout selles au detour de la
premiere rue, nous sautons dessus, et avant le jour nous sommes a
vingt lieues d'ici! est-ce trame cela, Athos?

Athos posa ses deux mains sur les epaules de d'Artagnan et le
regarda avec son calme et doux sourire.

-- Je declare, ami, dit-il, qu'il n'y a pas de creature sous le
ciel qui vous egale en noblesse et en courage; pendant que nous
vous croyions indifferent a nos douleurs que vous pouviez sans
crime ne point partager, vous seul d'entre nous trouvez ce que
nous cherchions vainement. Je te le repete donc, d'Artagnan, tu es
le meilleur de nous, et je te benis et je t'aime, mon cher fils.

-- Dire que je n'ai point trouve cela, dit Porthos en se frappant
sur le front, c'est si simple!

-- Mais, dit Aramis, si j'ai bien compris, nous tuerons tout,
n'est-ce pas?

Athos frissonna et devint fort pale.

-- Mordioux! dit d'Artagnan, il le faudra bien. J'ai cherche
longtemps s'il n'y avait pas moyen d'eluder la chose, mais j'avoue
que je n'en ai pas pu trouver.

-- Voyons, dit Aramis, il ne s'agit pas ici de marchander avec la
situation; comment procedons-nous?

-- J'ai fait un double plan, repondit d'Artagnan.

-- Voyons le premier, dit Aramis.

-- Si nous sommes tous les quatre reunis, a mon signal, et ce
signal sera le mot _enfin_, vous plongez chacun un poignard dans
le coeur du soldat qui est le plus proche de vous, nous en faisons
autant de notre cote; voila d'abord quatre hommes morts; la partie
devient donc egale, puisque nous nous trouvons quatre contre cinq;
ces cinq-la se rendent, et on les baillonne, ou ils se defendent
et on les tue; si par hasard notre amphitryon change d'avis et ne
recoit a sa partie que Porthos et moi, dame! il faudra prendre les
grands moyens en frappant double; ce sera un peu plus long et un
peu bruyant, mais vous vous tiendrez dehors avec des epees et vous
accourrez au bruit.

-- Mais si l'on vous frappait vous-memes? dit Athos.

-- Impossible! dit d'Artagnan, ces buveurs de biere sont trop
lourds et trop maladroits; d'ailleurs vous frapperez a la gorge,
Porthos, cela tue aussi vite et empeche de crier ceux que l'on
tue.

-- Tres bien! dit Porthos, ce sera un joli petit egorgement.

-- Affreux! affreux! dit Athos.

-- Bah! monsieur l'homme sensible, dit d'Artagnan, vous en feriez
bien d'autres dans une bataille. D'ailleurs, ami, continua-t-il,
si vous trouvez que la vie du roi ne vaille pas ce qu'elle doit
couter, rien n'est dit, et je vais prevenir M. Groslow que je suis
malade.

-- Non, dit Athos, j'ai tort, mon ami, et c'est vous qui avez
raison, pardonnez-moi.

En ce moment la porte s'ouvrit et un soldat parut.

-- M. le capitaine Groslow, dit-il en mauvais francais, fait
prevenir monsieur d'Artagnan et monsieur du Vallon qu'il les
attend.

-- Ou cela?

-- Ou cela? demanda d'Artagnan.

-- Dans la chambre du Nabuchodonosor anglais, repondit le soldat,
puritain renforce.

-- C'est bien, repondit en excellent anglais Athos, a qui le rouge
etait monte au visage a cette insulte faite a la majeste royale,
c'est bien; dites au capitaine Groslow que nous y allons.

Puis le puritain sortit; l'ordre avait ete donne aux laquais de
seller huit chevaux, et d'aller attendre, sans se separer les uns
des autres ni sans mettre pied a terre, au coin d'une rue situee a
vingt pas a peu pres de la maison ou etait loge le roi.


LXVI. La partie de lansquenet

En effet, il etait neuf heures du soir; les postes avaient ete
releves a huit, et depuis une heure la garde du capitaine Groslow
avait commence.

D'Artagnan et Porthos armes de leurs epees, et Athos et Aramis
ayant chacun un poignard cache dans la poitrine, s'avancerent vers
la maison qui ce soir-la servait de prison a Charles Stuart. Ces
deux derniers suivaient leurs vainqueurs, humbles et desarmes en
apparence, comme des captifs.

-- Ma foi, dit Groslow en les apercevant, je ne comptais presque
plus sur vous.

D'Artagnan s'approcha de celui-ci et lui dit tout bas:

-- En effet, nous avons hesite un instant, M. du Vallon et moi.

-- Et pourquoi? demanda Groslow.

D'Artagnan lui montra de l'oeil Athos et Aramis.

-- Ah! ah! dit Groslow, a cause des opinions? peu importe. Au
contraire, ajouta-t-il en riant; s'ils veulent voir leur Stuart,
ils le verront.

-- Passons-nous la nuit dans la chambre du roi? demanda
d'Artagnan.

-- Non, mais dans la chambre voisine; et comme la porte restera
ouverte, c'est exactement comme si nous demeurions dans sa chambre
meme. Vous etes-vous munis d'argent? Je vous declare que je compte
jouer ce soir un jeu d'enfer.

-- Entendez-vous? dit d'Artagnan en faisant sonner l'or dans ses
poches.

-- _Very good!_ dit Groslow, et il ouvrit la porte de la chambre.
C'est pour vous montrer le chemin, messieurs, dit-il.

Et il entra le premier.

D'Artagnan se retourna vers ses amis. Porthos etait insoucieux
comme s'il s'agissait d'une partie ordinaire; Athos etait pale,
mais resolu; Aramis essuyait avec un mouchoir son front mouille
d'une legere sueur.

Les huit gardes etaient a leur poste: quatre etaient dans la
chambre du roi, deux a la porte de communication, deux a la porte
par laquelle entraient les quatre amis. A la vue des epees nues,
Athos sourit; ce n'etait donc plus une boucherie, mais un combat.

A partir de ce moment toute sa bonne humeur parut revenue.

Charles, que l'on apercevait a travers une porte ouverte, etait
sur son lit tout habille: seulement une couverture de laine etait
rejetee sur lui.

A son chevet, Parry etait assis lisant a voix basse, et cependant
assez haute pour que Charles, qui l'ecoutait les yeux fermes,
l'entendit, un chapitre dans une Bible catholique.

Une chandelle de suif grossier, placee sur une table noire,
eclairait le visage resigne du roi et le visage infiniment moins
calme de son fidele serviteur.

De temps en temps Parry s'interrompait, croyant que le roi dormait
visiblement; mais alors le roi rouvrait les yeux et lui disait en
souriant:

-- Continue, mon bon Parry, j'ecoute.

Groslow s'avanca jusqu'au seuil de la chambre du roi, remit avec
affectation sur sa tete le chapeau qu'il avait tenu a la main pour
recevoir ses hotes, regarda un instant avec mepris ce tableau
simple et touchant d'un vieux serviteur lisant la Bible a son roi
prisonnier, s'assura que chaque homme etait bien au poste qu'il
lui avait assigne, et, se retournant vers d'Artagnan, il regarda
triomphalement le Francais comme pour mendier un eloge sur sa
tactique.

-- A merveille, dit le Gascon; cap de Diou! vous ferez un general
un peu distingue.

-- Et croyez-vous, demanda Groslow, que ce sera tant que je serai
de garde pres de lui que le Stuart se sauvera?

-- Non, certes, repondit d'Artagnan. A moins qu'il ne lui pleuve
des amis du ciel.

Le visage de Groslow s'epanouit.

Comme Charles Stuart avait garde pendant cette scene ses yeux
constamment fermes, on ne peut dire s'il s'etait apercu ou non de
l'insolence du capitaine puritain. Mais malgre lui, des qu'il
entendit le timbre accentue de la voix de d'Artagnan, ses
paupieres se rouvrirent.

Parry, de son cote, tressaillit et interrompit la lecture.

-- A quoi songes-tu donc de t'interrompre? dit le roi, continue,
mon bon Parry; a moins que tu ne sois fatigue, toutefois.

-- Non, sire, dit le valet de chambre.

Et il reprit sa lecture.

Une table etait preparee dans la premiere chambre, et sur cette
table, couverte d'un tapis, etaient deux chandelles allumees, des
cartes, deux cornets et des des.

-- Messieurs, dit Groslow, asseyez-vous, je vous prie, moi, en
face du Stuart, que j'aime tant a voir, surtout ou il est; vous,
monsieur d'Artagnan, en face de moi.

Athos rougit de colere, d'Artagnan le regarda en froncant le
sourcil.

-- C'est cela, dit d'Artagnan; vous, monsieur le comte de La Fere,
a la droite de monsieur Groslow; vous, monsieur le chevalier
d'Herblay, a sa gauche; vous, du Vallon, pres de moi. Vous pariez
pour moi, et ces messieurs pour monsieur Groslow.

D'Artagnan les avait ainsi: Porthos a sa gauche, et il lui parlait
du genou; Athos et Aramis en face de lui, et il les tenait sous
son regard.

Aux noms du comte de La Fere et du chevalier d'Herblay, Charles
rouvrit les yeux, et malgre lui, relevant sa noble tete, embrassa
d'un regard tous les acteurs de cette scene.

En ce moment Parry tourna quelques feuillets de sa Bible et lut
tout haut ce verset de Jeremie:

"Dieu dit: Ecoutez les paroles des prophetes, mes serviteurs, que
je vous ai envoyes avec grand soin, et que j'ai conduits vers
vous."

Les quatre amis echangerent un regard. Les paroles que venait de
dire Parry leur indiquaient que leur presence etait attribuee par
le roi a son veritable motif.

Les yeux de d'Artagnan petillerent de joie.

-- Vous m'avez demande tout a l'heure si j'etais en fonds? dit
d'Artagnan en mettant une vingtaine de pistoles sur la table.

-- Oui, dit Groslow.

-- Eh bien, reprit d'Artagnan, a mon tour je vous dis. Tenez bien
votre tresor, mon cher monsieur Groslow, car je vous reponds que
nous ne sortirons d'ici qu'en vous l'enlevant.

-- Ce ne sera pas sans que je le defende, dit Groslow.

-- Tant mieux, dit d'Artagnan. Bataille, mon cher capitaine,
bataille! Vous savez ou vous ne savez pas que c'est ce que nous
demandons.

-- Ah! oui, je sais bien, dit Groslow en eclatant de son gros
rire, vous ne cherchez que plaies et bosses, vous autres Francais.

En effet, Charles avait tout entendu, tout compris. Une legere
rougeur monta a son visage. Les soldats qui le gardaient le virent
donc peu a peu etendre ses membres fatigues, et, sous pretexte
d'une excessive chaleur, provoquee par un poele chauffe a blanc,
rejeter peu a peu la couverture ecossaise sous laquelle, nous
l'avons dit, il etait couche tout vetu.

Athos et Aramis tressaillirent de joie en voyant que le roi etait
couche habille.

La partie commenca. Ce soir-la la veine avait tourne et etait pour
Groslow, il tenait tout et gagnait toujours. Une centaine de
pistoles passa ainsi d'un cote de la table a l'autre. Groslow
etait d'une gaiete folle.

Porthos, qui avait reperdu les cinquante pistoles qu'il avait
gagnees la veille, et en outre une trentaine de pistoles a lui,
etait fort maussade et interrogeait d'Artagnan du genou, comme
pour lui demander s'il n'etait pas bientot temps de passer a un
autre jeu; de leur cote, Athos et Aramis le regardaient d'un oeil
scrutateur, mais d'Artagnan restait impassible.

Dix heures sonnerent. On entendit la ronde qui passait.

-- Combien faites-vous de rondes comme celle-la? dit d'Artagnan en
tirant de nouvelles pistoles de sa poche.

-- Cinq, dit Groslow, une toutes les deux heures.

-- Bien, dit d'Artagnan, c'est prudent.

Et a son tour, il lanca un coup d'oeil a Athos et a Aramis. On
entendit les pas de la patrouille qui s'eloignait.

D'Artagnan repondit pour la premiere fois au coup de genou de
Porthos par un coup de genou pareil.

Cependant, attires par cet attrait du jeu et par la vue de l'or,
si puissante chez tous les hommes, les soldats, dont la consigne
etait de rester dans la chambre du roi, s'etaient peu a peu
rapproches de la porte, et la, en se haussant sur la pointe du
pied, ils regardaient par-dessus l'epaule de d'Artagnan et de
Porthos; ceux de la porte s'etaient rapproches aussi, secondant de
cette facon les desirs des quatre amis, qui aimaient mieux les
avoir sous la main que d'etre obliges de courir a eux aux quatre
coins de la chambre. Les deux sentinelles de la porte avaient
toujours l'epee nue, seulement elles s'appuyaient sur la pointe,
et regardaient les joueurs.

Athos semblait se calmer a mesure que le moment approchait; ses
deux mains blanches et aristocratiques jouaient avec des louis,
qu'il tordait et redressait avec autant de facilite que si l'or
eut ete de l'etain; moins maitre de lui, Aramis fouillait
continuellement sa poitrine; impatient de perdre toujours, Porthos
jouait du genou a tout rompre.

D'Artagnan se retourna, regardant machinalement en arriere, et vit
entre deux soldats Parry debout, et Charles appuye sur son coude,
joignant les mains et paraissant adresser a Dieu une fervente
priere. D'Artagnan comprit que le moment etait venu, que chacun
etait a son poste et qu'on n'attendait plus que le mot: "Enfin!"
qui, on se le rappelle, devait servir de signal.

Il lanca un coup d'oeil preparatoire a Athos et a Aramis, et tous
deux reculerent legerement leur chaise pour avoir la liberte du
mouvement.

Il donna un second coup de genou a Porthos, et celui-ci se leva
comme pour se degourdir les jambes; seulement en se levant il
s'assura que son epee pouvait sortir facilement du fourreau.

-- Sacrebleu! dit d'Artagnan, encore vingt pistoles de perdues! En
verite, capitaine Groslow, vous avez trop de bonheur, cela ne peut
durer.

Et il tira vingt autres pistoles de sa poche.

-- Un dernier coup, capitaine. Ces vingt pistoles sur un coup, sur
un seul, sur le dernier.

-- Va pour vingt pistoles, dit Groslow.

Et il retourna deux cartes comme c'est l'habitude, un roi pour
d'Artagnan, un as pour lui.

-- Un roi, dit d'Artagnan, c'est de bon augure. Maitre Groslow,
ajouta-t-il, prenez garde au roi.

Et, malgre sa puissance sur lui-meme, il y avait dans la voix de
d'Artagnan une vibration etrange qui fit tressaillir son
_partner_.

Groslow commenca a retourner les cartes les unes apres les autres.
S'il retournait un as d'abord, il avait gagne; s'il retournait un
roi, il avait perdu.

Il retourna un roi.

-- Enfin! dit d'Artagnan.

A ce mot, Athos et Aramis se leverent, Porthos recula d'un pas.

Poignards et epees allaient briller, mais soudain la porte
s'ouvrit, et Harrison parut sur le seuil, accompagne d'un homme
enveloppe dans un manteau.

Derriere cet homme, on voyait briller les mousquets de cinq ou six
soldats.

Groslow se leva vivement, honteux d'etre surpris au milieu du vin,
des cartes et des des. Mais Harrison ne fit point attention a lui,
et, entrant dans la chambre du roi suivi de son compagnon:

-- Charles Stuart, dit-il, l'ordre arrive de vous conduire a
Londres sans s'arreter ni jour ni nuit. Appretez-vous donc a
partir a l'instant meme.

-- Et de quelle part cet ordre est-il donne? demanda le roi, de la
part du general Olivier Cromwell?

-- Oui, dit Harrison, et voici monsieur Mordaunt qui l'apporte a
l'instant meme et qui a charge de le faire executer.

-- Mordaunt! murmurerent les quatre amis en echangeant un regard.

D'Artagnan rafla sur la table tout l'argent que lui et Porthos
avaient perdu et l'engouffra dans sa vaste poche; Athos et Aramis
se rangerent derriere lui. A ce mouvement Mordaunt se retourna,
les reconnut et poussa une exclamation de joie sauvage.

-- Je crois que nous sommes pris, dit tout bas d'Artagnan a ses
amis.

-- Pas encore, dit Porthos.

-- Colonel! colonel! dit Mordaunt, faites entourer cette chambre,
vous etes trahis. Ces quatre Francais se sont sauves de Newcastle
et veulent sans doute enlever le roi. Qu'on les arrete.

-- Oh! jeune homme, dit d'Artagnan en tirant son epee, voici un
ordre plus facile a dire qu'a executer.

Puis, decrivant autour de lui un moulinet terrible:

-- En retraite, amis, cria-t-il, en retraite!

En meme temps il s'elanca vers la porte, renversa deux des soldats
qui la gardaient avant qu'ils eussent eu le temps d'armer leurs
mousquets; Athos et Aramis le suivirent; Porthos fit l'arriere-
garde, et avant que soldats, officiers, colonel, eussent eu le
temps de se reconnaitre, ils etaient tous quatre dans la rue.

-- Feu! cria Mordaunt, feu sur eux!

Deux ou trois coups de mousquet partirent effectivement, mais
n'eurent d'autre effet que de montrer les quatre fugitifs tournant
sains et saufs l'angle de la rue.

Les chevaux etaient a l'endroit designe; les valets n'eurent qu'a
jeter la bride a leurs maitres, qui se trouverent en selle avec la
legerete de cavaliers consommes.

-- En avant! dit d'Artagnan, de l'eperon, ferme!

Ils coururent ainsi suivant d'Artagnan et reprenant la route
qu'ils avaient deja faite dans la journee, c'est-a-dire se
dirigeant vers Ecosse Le bourg n'avait ni portes ni murailles, ils
en sortirent donc sans difficulte.

A cinquante pas de la derniere maison, d'Artagnan s'arreta.

-- Halte! dit-il.

-- Comment, halte? s'ecria Porthos. Ventre a terre, vous voulez
dire?

-- Pas du tout, repondit d'Artagnan. Cette fois-ci on va nous
poursuivre, laissons-les sortir du bourg et courir apres nous sur
la route Ecosse; et quand nous les aurons vus passer au galop,
suivons la route opposee.

A quelques pas de la passait un ruisseau, un pont etait jete sur
le ruisseau; d'Artagnan conduisit son cheval sous l'arche de ce
pont; ses amis le suivirent.

Ils n'y etaient pas depuis dix minutes qu'ils entendirent
approcher le galop rapide d'une troupe de cavaliers. Cinq minutes
apres, cette troupe passait sur leur tete, bien loin de se douter
que ceux qu'ils cherchaient n'etaient separes d'eux que par
l'epaisseur de la voute du pont.


LXVII. Londres

Lorsque le bruit des chevaux se fut perdu dans le lointain,
d'Artagnan regagna le bord de la riviere, et se mit a arpenter la
plaine en s'orientant autant que possible sur Londres. Ses trois
amis le suivirent en silence, jusqu'a ce qu'a l'aide d'un large
demi-cercle ils eussent laisse la ville loin derriere eux.

-- Pour cette fois, dit d'Artagnan lorsqu'il se crut enfin assez
loin du point de depart pour passer du galop au trot, je crois
bien que decidement tout est perdu, et que ce que nous avons de
mieux a faire est de gagner la France. Que dites-vous de la
proposition, Athos? ne la trouvez-vous point raisonnable?

-- Oui, cher ami, repondit Athos; mais vous avez prononce l'autre
jour une parole plus que raisonnable, une parole noble et
genereuse, vous avez dit: "Nous mourrons ici!" Je vous rappellerai
votre parole.

-- Oh! dit Porthos, la mort n'est rien, et ce n'est pas la mort
qui doit nous inquieter, puisque nous ne savons pas ce que c'est;
mais c'est l'idee d'une defaite qui me tourmente. A la facon dont
les choses tournent, je vois qu'il nous faudra livrer bataille a
Londres, aux provinces, a toute l'Angleterre, et en verite nous ne
pouvons a la fin manquer d'etre battus.

-- Nous devons assister a cette grande tragedie jusqu'a la fin,
dit Athos; quel qu'il soit, ne quittons l'Angleterre qu'apres le
denouement. Pensez-vous comme moi, Aramis?

-- En tout point, mon cher comte; puis je vous avoue que je ne
serais pas fache de retrouver le Mordaunt; il me semble que nous
avons un compte a regler avec lui, et que ce n'est pas notre
habitude de quitter les pays sans payer ces sortes de dettes.

-- Ah! ceci est autre chose, dit d'Artagnan, et voila une raison
qui me parait plausible. J'avoue, quant a moi, que, pour retrouver
le Mordaunt en question, je resterai s'il le faut un an a Londres.
Seulement logeons-nous chez un homme sur et de facon a n'eveiller
aucun soupcon, car a cette heure, M. Cromwell doit nous faire
chercher, et autant que j'en ai pu juger, il ne plaisante pas,
M. Cromwell. Athos, connaissez-vous dans toute la ville une
auberge ou l'on trouve des draps blancs, du rosbif raisonnablement
cuit et du vin qui ne soit pas fait avec du houblon ou du
genievre?

-- Je crois que j'ai votre affaire, dit Athos. De Winter nous a
conduits chez un homme qu'il disait etre un ancien Espagnol
naturalise Anglais de par les guinees de ses nouveaux
compatriotes. Qu'en dites-vous Aramis?

-- Mais le projet de nous arreter chez el senor Perez me parait
des plus raisonnables, je l'adopte donc pour mon compte. Nous
invoquerons le souvenir de ce pauvre de Winter, pour lequel il
paraissait avoir une grande veneration; nous lui dirons que nous
venons en amateurs pour voir ce qui se passe; nous depenserons
chez lui chacun une guinee par jour, et je crois que, moyennant
toutes ces precautions, nous pourrons demeurer assez tranquilles.

-- Vous en oubliez une, Aramis, et une precaution assez importante
meme.

-- Laquelle?

-- Celle de changer d'habits.

-- Bah! dit Porthos, pourquoi faire, changer d'habits? nous sommes
si bien a notre aise dans ceux-ci!

-- Pour ne pas etre reconnus, dit d'Artagnan. Nos habits ont une
coupe et presque une couleur uniforme qui denonce leur _Frenchman_
a la premiere vue. Or, je ne tiens pas assez a la coupe de mon
pourpoint ou a la couleur de mes chausses pour risquer, par amour
pour elles, d'etre pendu a Tyburn ou d'aller faire un tour aux
Indes. Je vais m'acheter un habit marron. J'ai remarque que tous
ces imbeciles de puritains raffolaient de cette couleur.

-- Mais retrouverez-vous votre homme? dit Aramis.

-- Oh! certainement, il demeurait Green-Hall street_, Bedford's
Tavern;_ d'ailleurs j'irais dans la cite les yeux fermes.

-- Je voudrais deja y etre, dit d'Artagnan, et mon avis serait
d'arriver a Londres avant le jour, dussions-nous crever nos
chevaux.

-- Allons donc, dit Athos, car si je ne me trompe pas dans mes
calculs, nous ne devons guere en etre eloignes que de huit ou dix
lieues.

Les amis presserent leurs chevaux, et effectivement ils arriverent
vers les cinq heures du matin. A la porte par laquelle ils se
presenterent, un poste les arreta; mais Athos repondit en
excellent anglais qu'ils etaient envoyes par le colonel Harrison
pour prevenir son collegue, M. Pride, de l'arrivee prochaine du
roi. Cette reponse amena quelques questions sur la prise du roi,
et Athos donna des details si precis et si positifs, que si les
gardiens des portes avaient quelques soupcons, ces soupcons
s'evanouirent completement. Le passage fut donc livre aux quatre
amis avec toutes sortes de congratulations puritaines.

Athos avait dit vrai; il alla droit a _Bedford's Tavern_ et se fit
reconnaitre de l'hote, qui fut si fort enchante de le voir revenir
en si nombreuse et si belle compagnie, qu'il fit preparer a
l'instant meme ses plus belles chambres.

Quoiqu'il ne fit pas jour encore, nos quatre voyageurs, en
arrivant a Londres, avaient trouve toute la ville en rumeur. Le
bruit que le roi, ramene par le colonel Harrison, s'acheminait
vers la capitale, s'etait repandu des la veille, et beaucoup ne
s'etaient point couches de peur que le Stuart, comme ils
l'appelaient, n'arrivat dans la nuit et qu'ils ne manquassent son
entree.

Le projet de changement d'habits avait ete adopte a l'unanimite,
on se le rappelle, moins la legere opposition de Porthos. On
s'occupa donc de le mettre a execution. L'hote se fit apporter des
vetements de toute sorte comme s'il voulait remonter sa garde-
robe. Athos prit un habit noir qui lui donnait l'air d'un honnete
bourgeois; Aramis, qui ne voulait pas quitter l'epee, choisit un
habit fonce de coupe militaire; Porthos fut seduit par un
pourpoint rouge et par des chausses vertes; d'Artagnan, dont la
couleur etait arretee d'avance, n'eut qu'a s'occuper de la nuance,
et, sous l'habit marron qu'il convoitait, representa assez
exactement un marchand de sucre retire.

Quant a Grimaud et a Mousqueton, qui ne portaient pas de livree,
ils se trouverent tout deguises; Grimaud, d'ailleurs, offrait le
type calme, sec et raide de l'Anglais circonspect; Mousqueton,
celui de l'Anglais ventru, bouffi et flaneur.

-- Maintenant, dit d'Artagnan, passons au principal; coupons-nous
les cheveux afin de n'etre point insultes par la populace. N'etant
plus gentilshommes par l'epee, soyons puritains par la coiffure.
C'est, vous le savez, le point important qui separe le
covenantaire du cavalier.

Sur ce point important, d'Artagnan trouva Aramis fort insoumis; il
voulait a toute force garder sa chevelure, qu'il avait fort belle
et dont il prenait le plus grand soin, et il fallut qu'Athos, a
qui toutes ces questions etaient indifferentes, lui donnat
l'exemple. Porthos livra sans difficulte son chef a Mousqueton,
qui tailla a pleins ciseaux dans l'epaisse et rude chevelure.
D'Artagnan se decoupa lui-meme une tete de fantaisie qui ne
ressemblait pas mal a une medaille du temps de Francois Ier ou de
Charles IX.

-- Nous sommes affreux, dit Athos.

-- Et il me semble que nous puons le puritain a faire fremir, dit
Aramis.

-- J'ai froid a la tete, dit Porthos.

-- Et moi, je me sens envie de precher, dit d'Artagnan.

-- Maintenant, dit Athos, que nous ne nous reconnaissons pas nous-
memes et que nous n'avons point par consequent la crainte que les
autres nous reconnaissent, allons voir entrer le roi; s'il a
marche toute la nuit, il ne doit pas etre loin de Londres.

En effet, les quatre amis n'etaient pas meles depuis deux heures a
la foule que de grands cris et un grand mouvement annoncerent que
Charles arrivait. On avait envoye un carrosse au-devant de lui, et
de loin le gigantesque Porthos, qui depassait de la tete toutes
les tetes, annonca qu'il voyait venir le carrosse royal.
D'Artagnan se dressa sur la pointe des pieds, tandis qu'Athos et
Aramis ecoutaient pour tacher de se rendre compte eux-memes de
l'opinion generale. Le carrosse passa, et d'Artagnan reconnut
Harrison a une portiere et Mordaunt a l'autre. Quant au peuple,
dont Athos et Aramis etudiaient les impressions, il lancait force
imprecations contre Charles.

Athos rentra desespere.

-- Mon cher, lui dit d'Artagnan, vous vous entetez inutilement, et
je vous proteste, moi, que la position est mauvaise. Pour mon
compte je ne m'y attache qu'a cause de vous et par un certain
interet d'artiste en politique a la mousquetaire; je trouve qu'il
serait tres plaisant d'arracher leur proie a tous ces hurleurs et
de se moquer d'eux. J'y songerai.

Des le lendemain, en se mettant a sa fenetre qui donnait sur les
quartiers les plus populeux de la Cite, Athos entendit crier le
bill du parlement qui traduisait a la barre l'ex-roi Charles Ier,
coupable presume de trahison et d'abus de pouvoir.

D'Artagnan etait pres de lui. Aramis consultait une carte, Porthos
etait absorbe dans les dernieres delices d'un succulent dejeuner.

-- Le parlement! s'ecria Athos, il n'est pas possible que le
parlement ait rendu un pareil bill.

-- Ecoutez, dit d'Artagnan, je comprends peu l'anglais; mais,
comme l'anglais n'est que du francais mal prononce, voici ce que
j'entends: _Parliament's bill;_ ce qui veut dire bill du
parlement, ou Dieu me damne, comme ils disent ici.

En ce moment l'hote entrait; Athos lui fit signe de venir.

-- Le parlement a rendu ce bill? lui demanda Athos en anglais.

-- Oui milord, le parlement pur.

-- Comment, le parlement pur! il y a donc deux parlements?

-- Mon ami, interrompit d'Artagnan, comme je n'entends pas
l'anglais, mais que nous entendons tous l'espagnol, faites-nous le
plaisir de nous entretenir dans cette langue, qui est la votre, et
que, par consequent, vous devez parler avec plaisir quand vous en
retrouvez l'occasion.

-- Ah! parfait, dit Aramis.

Quant a Porthos, nous l'avons dit, toute son attention etait
concentree sur un os de cotelette qu'il etait occupe a depouiller
de son enveloppe charnue.

-- Vous demandiez donc? dit l'hote en espagnol.

-- Je demandais, reprit Athos dans la meme langue, s'il y avait
deux parlements, un pur et un impur.

-- Oh! que c'est bizarre! dit Porthos en levant lentement la tete
et en regardant ses amis d'un air etonne, je comprends donc
maintenant l'anglais? j'entends ce que vous dites.

-- C'est que nous parlons espagnol, cher ami, dit Athos avec son
sang-froid ordinaire.

-- Ah! diable! dit Porthos, j'en suis fache, cela m'aurait fait
une langue de plus.

-- Quand je dis le parlement pur, senor, reprit l'hote, je parle
de celui que M. le colonel Pride a epure.

-- Ah! vraiment, dit d'Artagnan, ces gens-ci sont bien ingenieux;
il faudra qu'en revenant en France je donne ce moyen a
M. de Mazarin et a M. le coadjuteur. L'un epurera au nom de la
cour, l'autre au nom du peuple, de sorte qu'il n'y aura plus de
parlement du tout.

-- Qu'est-ce que le colonel Pride? demanda Aramis, et de quelle
facon s'y est-il pris pour epurer le parlement?

-- Le colonel Pride, dit l'espagnol, est un ancien charretier,
homme de beaucoup d'esprit, qui avait remarque une chose en
conduisant sa charrette: c'est que lorsqu'une pierre se trouvait
sur sa route, il etait plus court d'enlever la pierre que
d'essayer de faire passer la roue par-dessus. Or, sur deux cent
cinquante et un membres dont se composait le parlement, cent
quatre-vingt-onze le genaient et auraient pu faire verser sa
charrette politique. Il les a pris comme autrefois il prenait les
pierres, et les a jetes hors de la Chambre.

-- Joli! dit d'Artagnan, qui, homme d'esprit surtout, estimait
fort l'esprit partout ou il le rencontrait.

-- Et tous ces expulses etaient stuartistes? demanda Athos.

-- Sans aucun doute, senor, et vous comprenez qu'ils eussent sauve
le roi.

-- Pardieu! dit majestueusement Porthos, ils faisaient majorite.

-- Et vous pensez, dit Aramis, qu'il consentira a paraitre devant
un tel tribunal?

-- Il le faudra bien, repondit l'espagnol; s'il essayait d'un
refus, le peuple l'y contraindrait.

-- Merci, maitre Perez, dit Athos; maintenant je suis suffisamment
renseigne.

-- Commencez-vous a croire enfin que c'est une cause perdue,
Athos, dit d'Artagnan, et qu'avec les Harrison, les Joyce, les
Pride et les Cromwell, nous ne serons jamais a la hauteur?

-- Le roi sera delivre au tribunal, dit Athos; le silence meme de
ses partisans indique un complot.

D'Artagnan haussa les epaules.

-- Mais, dit Aramis, s'ils osent condamner leur roi, ils le
condamneront a l'exil ou a la prison, voila tout.

D'Artagnan siffla d'un petit air d'incredulite.

-- Nous le verrons bien, dit Athos; car nous irons aux seances, je
le presume.

-- Vous n'aurez pas longtemps a attendre, dit l'hote, car elles
commencent demain.

-- Ah ca! repondit Athos, la procedure etait donc instruite avant
que le roi eut ete pris?

-- Sans doute, dit d'Artagnan, on l'a commencee du jour ou il a
ete achete.

-- Vous savez, dit Aramis, que c'est notre ami Mordaunt qui a
fait, sinon le marche, du moins les premieres ouvertures de cette
petite affaire.

-- Vous savez, dit d'Artagnan, que partout ou il me tombe sous la
main, je le tue, M. Mordaunt.

-- Fi donc! dit Athos, un pareil miserable!

-- Mais c'est justement parce que c'est un miserable que je le
tue, reprit d'Artagnan. Ah! cher ami, je fais assez vos volontes
pour que vous soyez indulgent aux miennes; d'ailleurs, cette fois,
que cela vous plaise ou non, je vous declare que ce Mordaunt ne
sera tue que par moi.

-- Et par moi, dit Porthos.

-- Et par moi, dit Aramis.

Touchante unanimite, s'ecria d'Artagnan, et qui convient bien a de
bons bourgeois que nous sommes. Allons faire un tour par la ville;
ce Mordaunt lui-meme ne nous reconnaitrait point a quatre pas avec
le brouillard qu'il fait.

Allons boire un peu de brouillard.

-- Oui, dit Porthos, cela nous changera de la biere.

Et les quatre amis sortirent en effet pour prendre, comme on le
dit vulgairement, l'air du pays.


LXVIII. Le proces

Le lendemain une garde nombreuse conduisait Charles Ier devant la
haute cour qui devait le juger.

La foule envahissait les rues et les maisons voisines du palais;
aussi, des les premiers pas que firent les quatre amis, ils furent
arretes par l'obstacle presque infranchissable de ce mur vivant;
quelques hommes du peuple, robustes et hargneux, repousserent meme
Aramis si rudement, que Porthos leva son poing formidable et le
laissa retomber sur la face farineuse d'un boulanger, laquelle
changea immediatement de couleur et se couvrit de sang, ecachee
qu'elle etait comme une grappe de raisins murs. La chose fit
grande rumeur; trois hommes voulurent s'elancer sur Porthos; mais
Athos en ecarta un, d'Artagnan l'autre, et Porthos jeta le
troisieme par-dessus sa tete. Quelques Anglais amateurs de pugilat
apprecierent la facon rapide et facile avec laquelle avait ete
executee cette manoeuvre, et battirent des mains. Peu s'en fallut
alors qu'au lieu d'etre assommes, comme ils commencaient a le
craindre, Porthos et ses amis ne fussent portes en triomphe; mais
nos quatre voyageurs, qui craignaient tout ce qui pouvait les
mettre en lumiere, parvinrent a se soustraire a l'ovation.
Cependant ils gagnerent une chose a cette demonstration
herculeenne, c'est que la foule s'ouvrit devant eux et qu'ils
parvinrent au resultat qui un instant auparavant leur avait paru
impossible, c'est-a-dire a aborder le palais.

Tout Londres se pressait aux portes des tribunes; aussi, lorsque
les quatre amis reussirent a penetrer dans une d'elles,
trouverent-ils les trois premiers bancs occupes. Ce n'etait que
demi-mal pour des gens qui desiraient ne pas etre reconnus; ils
prirent donc leurs places, fort satisfaits d'en etre arrives la, a
l'exception de Porthos, qui desirait montrer son pourpoint rouge
et ses chausses vertes, et qui regrettait de ne pas etre au
premier rang.

Les bancs etaient disposes en amphitheatre, et de leur place les
quatre amis dominaient toute l'assemblee. Le hasard avait fait
justement qu'ils etaient entres dans la tribune du milieu et
qu'ils se trouvaient juste en face du fauteuil prepare pour
Charles Ier.

Vers onze heures du matin le roi parut sur le seuil de la salle.
Il entra environne de gardes, mais couvert et l'air calme, et
promena de tous cotes un regard plein d'assurance, comme s'il
venait presider une assemblee de sujets soumis, et non repondre
aux accusations d'une cour rebelle.

Les juges, fiers d'avoir un roi a humilier, se preparaient
visiblement a user de ce droit qu'ils s'etaient arroge. En
consequence, un huissier vint dire a Charles Ier que l'usage etait
que l'accuse se decouvrit devant lui.

Charles, sans repondre un seul mot, enfonca son feutre sur sa
tete, qu'il tourna d'un autre cote; puis, lorsque l'huissier se
fut eloigne, il s'assit sur le fauteuil prepare en face du
president, fouettant sa botte avec un petit jonc qu'il portait a
la main.

Parry, qui l'accompagnait, se tint debout derriere lui.

D'Artagnan, au lieu de regarder tout ce ceremonial, regardait
Athos, dont le visage refletait toutes les emotions que le roi, a
force de puissance sur lui-meme, parvenait a chasser du sien.
Cette agitation d'Athos, l'homme froid et calme, l'effraya.

-- J'espere bien, lui dit-il en se penchant a son oreille, que
vous allez prendre exemple de Sa Majeste et ne pas vous faire
sottement tuer dans cette cage?

-- Soyez tranquille, dit Athos.

-- Ah! ah! continua d'Artagnan, il parait que l'on craint quelque
chose, car voici les postes qui se doublent; nous n'avions que des
pertuisanes, voici des mousquets. Il y en a maintenant pour tout
le monde: les pertuisanes regardent les auditeurs du parquet, les
mousquets sont a notre intention.

-- Trente, quarante, cinquante, soixante-dix hommes, dit Porthos
en comptant les nouveaux venus.

-- Eh! dit Aramis, vous oubliez l'officier, Porthos, il vaut
cependant, ce me semble, bien la peine d'etre compte.

-- Oui-da! dit d'Artagnan.

Et il devint pale de colere, car il avait reconnu Mordaunt qui,
l'epee nue, conduisait les mousquetaires derriere le roi, c'est-a-
dire en face des tribunes.

-- Nous aurait-il reconnus? continua d'Artagnan; c'est que, dans
ce cas, je battrais tres promptement en retraite. Je ne me soucie
aucunement qu'on m'impose un genre de mort, et desire fort mourir
a mon choix. Or, je ne choisis pas d'etre fusille dans une boite.

-- Non, dit Aramis, il ne nous a pas vus. Il ne voit que le roi.
Mordieu! avec quels yeux il le regarde, l'insolent! Est-ce qu'il
hairait Sa Majeste autant qu'il nous hait nous-memes?

-- Pardieu! dit Athos, nous ne lui avons enleve que sa mere, nous,
et le roi l'a depouille de son nom et de sa fortune.

-- C'est juste, dit Aramis; mais, silence! voici le president qui
parle au roi.

En effet, le president Bradshaw interpellait l'auguste accuse.

-- Stuart, lui dit-il, ecoutez l'appel nominal de vos juges, et
adressez au tribunal les observations que vous aurez a faire.

Le roi, comme si ces paroles ne s'adressaient point a lui, tourna
la tete d'un autre cote.

Le president attendit, et comme aucune reponse ne vint, il se fit
un instant de silence.

Sur cent soixante-trois membres designes, soixante-treize
seulement pouvaient repondre car les autres, effrayes de la
complicite d'un pareil acte, s'etaient abstenus.

-- Je procede a l'appel, dit Bradshaw sans paraitre remarquer
l'absence des trois cinquiemes de l'assemblee.

Et il commenca a nommer les uns apres les autres les membres
presents et absents. Les presents repondaient d'une voix forte ou
faible, selon qu'ils avaient ou non le courage de leur opinion. Un
court silence suivait le nom des absents, repetes deux fois.

Le nom du colonel Fairfax vint a son tour, et fut suivi d'un de
ces silences courts mais solennels qui denoncaient l'absence des
membres qui n'avaient pas voulu personnellement prendre part a ce
jugement.

-- Le colonel Fairfax? repeta Bradshaw.

-- Fairfax? repondit une voix moqueuse, qu'a son timbre argentin
on reconnut pour une voix de femme, il a trop d'esprit pour etre
ici.

Un immense eclat de rire accueillit ces paroles prononcees avec
cette audace que les femmes puisent dans leur propre faiblesse,
faiblesse qui les soustrait a toute vengeance.

-- C'est une voix de femme, s'ecria Aramis. Ah! par ma foi, je
donnerais beaucoup pour qu'elle fut jeune et jolie.

Et il monta sur le gradin pour tacher de voir dans la tribune d'ou
la voix etait partie.

-- Sur mon ame, dit Aramis, elle est charmante! regardez donc,
d'Artagnan, tout le monde la regarde, et malgre le regard de
Bradshaw, elle n'a point pali.

-- C'est lady Fairfax elle-meme, dit d'Artagnan; vous la rappelez-
vous, Porthos? nous l'avons vue avec son mari chez le general
Cromwell.

Au bout d'un instant le calme trouble par cet etrange episode se
retablit, et l'appel continua.

-- Ces droles vont lever la seance, quand ils s'apercevront qu'ils
ne sont pas en nombre suffisant, dit le comte de La Fere.

-- Vous ne les connaissez pas, Athos; remarquez donc le sourire de
Mordaunt, voyez comme il regarde le roi. Ce regard est-il celui
d'un homme qui craint que sa victime lui echappe? Non, non, c'est
le sourire de la haine satisfaite, de la vengeance sure de
s'assouvir. Ah! basilic maudit, ce sera un heureux jour pour moi
que celui ou je croiserai avec toi autre chose que le regard!

-- Le roi est veritablement beau, dit Porthos; et puis voyez, tout
prisonnier qu'il est, comme il est vetu avec soin.

La plume de son chapeau vaut au moins cinquante pistoles,
regardez-la donc, Aramis.

L'appel acheve, le president donna ordre de passer a la lecture de
l'acte d'accusation.

Athos, palit: il etait trompe encore une fois dans son attente.
Quoique les juges fussent en nombre insuffisant, le proces allait
s'instruire, le roi etait donc condamne d'avance.

-- Je vous l'avais dit, Athos, fit d'Artagnan en haussant les
epaules. Mais vous doutez toujours. Maintenant prenez votre
courage a deux mains et ecoutez, sans vous faire trop de mauvais
sang, je vous prie, les petites horreurs que ce monsieur en noir
va dire de son roi avec licence et privilege.

En effet, jamais plus brutale accusation, jamais injures plus
basses, jamais plus sanglant requisitoire n'avaient encore fletri
la majeste royale. Jusque-la on s'etait contente d'assassiner les
rois, mais ce n'etait du moins qu'a leurs cadavres qu'on avait
prodigue l'insulte.

Charles Ier ecoutait le discours de l'accusateur avec une
attention toute particuliere, laissant passer les injures,
retenant les griefs, et, quand la haine debordait par trop, quand
l'accusateur se faisait bourreau par avance, il repondait par un
sourire de mepris. C'etait, apres tout, une oeuvre capitale et
terrible que celle ou ce malheureux roi retrouvait toutes ses
imprudences changees en guet-apens, ses erreurs transformees en
crimes.

D'Artagnan, qui laissait couler ce torrent d'injures avec tout le
dedain qu'elles meritaient, arreta cependant son esprit judicieux
sur quelques-unes des inculpations de l'accusateur.

-- Le fait est, dit-il, que si l'on punit pour imprudence et
legerete, ce pauvre roi merite punition; mais il me semble que
celle qu'il subit en ce moment est assez cruelle.

-- En tout cas, repondit Aramis, la punition ne saurait atteindre
le roi, mais ses ministres, puisque la premiere loi de la
constitution est: _Le roi ne peut faillir._

Pour moi, pensait Porthos en regardant Mordaunt et ne s'occupant
que de lui, si ce n'etait troubler la majeste de la situation, je
sauterais de la tribune en bas, je tomberais en trois bonds sur
M. Mordaunt, que j'etranglerais; je le prendrais par les pieds et
j'en assommerais tous ces mauvais mousquetaires qui parodient les
mousquetaires de France. Pendant ce temps-la, d'Artagnan, qui est
plein d'esprit et d'a-propos, trouverait peut-etre un moyen de
sauver le roi. Il faudra que je lui en parle.

Quant a Athos, le feu au visage, les poings crispes, les levres
ensanglantees par ses propres morsures, il ecumait sur son banc,
furieux de cette eternelle insulte parlementaire et de cette
longue patience royale, et ce bras inflexible, ce coeur
inebranlable s'etaient changes en une main tremblante et un corps
frissonnant.

A ce moment l'accusateur terminait son office par ces mots:

"La presente accusation est portee par nous au nom du peuple
anglais."

Il y eut a ces paroles un murmure dans les tribunes, et une autre
voix, non pas une voix de femme, mais une voix d'homme, male et
furieuse, tonna derriere d'Artagnan.

-- Tu mens! s'ecria cette voix, et les neuf dixiemes du peuple
anglais ont horreur de ce que tu dis!

Cette voix etait celle d'Athos, qui, hors de lui, debout, le bras
etendu, interpellait ainsi l'accusateur public.

A cette apostrophe, roi, juges, spectateurs, tout le monde tourna
les yeux vers la tribune ou etaient les quatre amis. Mordaunt fit
comme les autres et reconnut le gentilhomme autour duquel
s'etaient leves les trois autres Francais, pales et menacants. Ses
yeux flamboyerent de joie, il venait de retrouver ceux a la
recherche et a la mort desquels il avait voue sa vie. Un mouvement
furieux appela pres de lui vingt de ses mousquetaires, et montrant
du doigt la tribune ou etaient ses ennemis:

-- Feu sur cette tribune! dit-il.

Mais alors, rapides comme la pensee, d'Artagnan saisissant Athos
par le milieu du corps, Porthos emportant Aramis, sauterent a bas
des gradins, s'elancerent dans les corridors, descendirent
rapidement les escaliers et se perdirent dans la foule; tandis
qu'a l'interieur de la salle les mousquets abaisses menacaient
trois mille spectateurs, dont les cris de misericorde et les
bruyantes terreurs arreterent l'elan deja donne au carnage.

Charles avait aussi reconnu les quatre Francais; il mit une main
sur son coeur pour en comprimer les battements, l'autre sur ses
yeux pour ne pas voir egorger ses fideles amis.

Mordaunt, pale et tremblant de rage, se precipita hors de la
salle, l'epee nue a la main, avec dix hallebardiers, fouillant la
foule, interrogeant, haletant, puis il revint sans avoir rien
trouve.

Le trouble etait inexprimable. Plus d'une demi-heure se passa sans
que personne put se faire entendre. Les juges croyaient chaque
tribune prete a tonner. Les tribunes voyaient les mousquets
diriges sur elles, et, partagees entre la crainte et la curiosite,
demeuraient tumultueuses et agitees.

Enfin le calme se retablit.

-- Qu'avez-vous a dire pour votre defense? demanda Bradshaw au
roi.

Alors, du ton d'un juge et non de celui d'un accuse, la tete
toujours couverte, se levant, non point par humilite, mais par
domination:

-- Avant de m'interroger, dit Charles, repondez-moi. J'etais libre
a Newcastle, j'y avais conclu un traite avec les deux chambres. Au
lieu d'accomplir de votre part ce traite que j'accomplissais de la
mienne, vous m'avez achete aux Ecossais, pas cher, je le sais, et
cela fait honneur a l'economie de votre gouvernement. Mais pour
m'avoir paye le prix d'un esclave, esperez-vous que j'aie cesse
d'etre votre roi? Non pas. Vous repondre serait l'oublier. Je ne
vous repondrai donc que lorsque vous m'aurez justifie de vos
droits a m'interroger. Vous repondre serait vous reconnaitre pour
mes juges, et je ne vous reconnais que pour mes bourreaux.

Et au milieu d'un silence de mort, Charles, calme, hautain et
toujours couvert, se rassit sur son fauteuil.

-- Que ne sont-ils la, les Francais! murmura Charles avec orgueil
et en tournant les yeux vers la tribune ou ils etaient apparus un
instant, ils verraient que leur ami, vivant, est digne d'etre
defendu; mort, d'etre pleure.

Mais il eut beau sonder les profondeurs de la foule, et demander
en quelque sorte a Dieu ces douces et consolantes presences, il ne
vit rien que des physionomies hebetees et craintives; il se sentit
aux prises avec la haine et la ferocite.

-- Eh bien, dit le president voyant Charles decide a se taire
invinciblement, soit, nous vous jugerons malgre votre silence;
vous etes accuse de trahison, d'abus de pouvoir et d'assassinat.
Les temoins feront foi. Allez, et une prochaine seance accomplira
ce que vous vous refusez a faire dans celle-ci.

Charles se leva, et se retournant vers Parry, qu'il voyait pale et
les tempes mouillees de sueur:

-- Eh bien! mon cher Parry, lui dit-il, qu'as-tu donc et qui peut
t'agiter ainsi?

-- Oh! sire, dit Parry les larmes aux yeux et d'une voix
suppliante, sire, en sortant de la salle, ne regardez pas a votre
gauche.

-- Pourquoi cela, Parry?

-- Ne regardez pas, je vous en supplie, mon roi!

-- Mais qu'y a-t-il? parle donc, dit Charles en essayant de voir a
travers la haie de gardes qui se tenaient derriere lui.

-- Il y a; mais vous ne regarderez point, sire, n'est-ce pas? Il y
a que, sur une table, ils ont fait apporter la hache avec laquelle
on execute les criminels. Cette vue est hideuse; ne regardez pas,
sire, je vous en supplie.

-- Les sots! dit Charles, me croient-ils donc un lache comme eux?
Tu fais bien de m'avoir prevenu; merci, Parry.

Et comme le moment etait venu de se retirer, le roi sortit suivant
ses gardes.

A gauche de la porte, en effet, brillait d'un reflet sinistre,
celui du tapis rouge sur lequel elle etait deposee, la hache
blanche, au long manche poli par la main de l'executeur.

Arrive en face d'elle, Charles s'arreta; et se tournant avec un
sourire:

-- Ah! ah! dit-il en riant, la hache! Epouvantail ingenieux et
bien digne de ceux qui ne savent pas ce que c'est qu'un
gentilhomme; tu ne me fais pas peur, hache du bourreau, ajouta-t-
il en la fouettant du jonc mince et flexible qu'il tenait a la
main, et je te frappe, en attendant patiemment et chretiennement
que tu me le rendes.

Et haussant les epaules avec un royal dedain, il continua sa
route, laissant stupefaits ceux qui s'etaient presses en foule
autour de cette table pour voir quelle figure ferait le roi en
voyant cette hache qui devait separer sa tete de son corps.

-- En verite, Parry, continua le roi en s'eloignant, tous ces
gens-la me prennent, Dieu me pardonne! pour un marchand de coton
des Indes, et non pour un gentilhomme accoutume a voir briller le
fer; pensent-ils donc que je ne vaux pas bien un boucher!

Comme il disait ces mots, il arriva a la porte. Une longue file de
peuple etait accourue, qui, n'ayant pu trouver place dans les
tribunes, voulait au moins jouir de la fin du spectacle dont la
plus interessante partie lui etait echappee. Cette multitude
innombrable, dont les rangs etaient semes de physionomies
menacantes, arracha un leger soupir au roi.

-- Que de gens, pensa-t-il, et pas un ami devoue!

Et comme il disait ces paroles de doute et de decouragement en
lui-meme, une voix repondant a ces paroles dit pres de lui:

-- Salut a la majeste tombee!

Le roi se retourna vivement, les larmes aux yeux et au coeur.

C'etait un vieux soldat de ses gardes qui n'avait pas voulu voir
passer devant lui son roi captif sans lui rendre ce dernier
hommage.

Mais au meme instant le malheureux fut presque assomme a coups de
pommeau d'epee.

Parmi les assommeurs, le roi reconnut le capitaine Groslow.

-- Helas! dit Charles, voici un bien grand chatiment pour une bien
petite faute.

Puis, le coeur serre, il continua son chemin, mais il n'avait pas
fait cent pas, qu'un furieux, se penchant entre deux soldats de la
haie, cracha au visage du roi, comme jadis un Juif infame et
maudit avait crache au visage de Jesus le Nazareen.

De grands eclats de rire et de sombres murmures retentirent tout
ensemble: la foule s'ecarta, se rapprocha, ondula comme une mer
tempetueuse, et il sembla au roi qu'il voyait reluire au milieu de
la vague vivante les yeux etincelants d'Athos.

Charles s'essuya le visage et dit avec un triste sourire:

-- Le malheureux! pour une demi-couronne il en ferait autant a son
pere.

Le roi ne s'etait pas trompe; il avait vu en effet Athos et ses
amis, qui, meles de nouveau dans les groupes, escortaient d'un
dernier regard le roi martyr.

Quand le soldat salua Charles, le coeur d'Athos se fondit de joie;
et lorsque ce malheureux revint a lui, il put trouver dans sa
poche dix guinees qu'y avait glissees le gentilhomme francais.
Mais quand le lache insulteur cracha au visage du roi prisonnier,
Athos porta la main a son poignard.

Mais d'Artagnan arreta cette main, et d'une voix rauque:

-- Attends! dit-il.

Jamais d'Artagnan n'avait tutoye ni Athos ni le comte de La Fere.

Athos s'arreta.

D'Artagnan s'appuya sur Athos, fit signe a Porthos et a Aramis de
ne pas s'eloigner, et vint se placer derriere l'homme aux bras
nus, qui riait encore de son infame plaisanterie et que
felicitaient quelques autres furieux.

Cet homme s'achemina vers la Cite. D'Artagnan, toujours appuye sur
Athos, le suivit en faisant signe a Porthos et a Aramis de les
suivre eux-memes.

L'homme aux bras nus, qui semblait un garcon boucher, descendit
avec deux compagnons par une petite rue rapide et isolee qui
donnait sur la riviere.

D'Artagnan avait quitte le bras d'Athos et marchait derriere
l'insulteur.

Arrives pres de l'eau, ces trois hommes s'apercurent qu'ils
etaient suivis, s'arreterent, et, regardant insolemment les
Francais, echangerent quelques lazzi entre eux.

-- Je ne sais pas l'anglais, Athos, dit d'Artagnan, mais vous le
savez, vous, et vous m'allez servir d'interprete.

Et a ces mots, doublant le pas, ils depasserent les trois hommes.
Mais se retournant tout a coup, d'Artagnan marcha droit au garcon
boucher, qui s'arreta, et le touchant a la poitrine du bout de son
index:

-- Repetez-lui ceci, Athos, dit-il a son ami: "Tu as ete lache, tu
as insulte un homme sans defense, tu as souille la face de ton
roi, tu vas mourir!..."

Athos, pale comme un spectre et que d'Artagnan tenait par le
poignet, traduisit ces etranges paroles a l'homme, qui, voyant ces
preparatifs sinistres et l'oeil terrible de d'Artagnan, voulut se
mettre en defense. Aramis, a ce mouvement, porta la main a son
epee.

-- Non, pas de fer, pas de fer! dit d'Artagnan, le fer est pour
les gentilshommes.

Et, saisissant le boucher a la gorge:

-- Porthos, dit d'Artagnan, assommez-moi ce miserable d'un seul
coup de poing.

Porthos leva son bras terrible, le fit siffler en l'air comme la
branche d'une fronde, et la masse pesante s'abattit avec un bruit
sourd sur le crane du lache, qu'elle brisa.

L'homme tomba comme tombe un boeuf sous le marteau.

Ses compagnons voulurent crier, voulurent fuir, mais la voix
manqua a leur bouche, et leurs jambes tremblantes se deroberent
sous eux.

-- Dites-leur encore ceci, Athos, continua d'Artagnan: "Ainsi
mourront tous ceux qui oublient qu'un homme enchaine est une tete
sacree, qu'un roi captif est deux fois le representant du
Seigneur."

Athos repeta les paroles de d'Artagnan.

Les deux hommes, muets et les cheveux herisses, regarderent le
corps de leur compagnon qui nageait dans des flots de sang noir;
puis, retrouvant a la fois la voix et les forces, ils s'enfuirent
avec un cri et en joignant les mains.

-- Justice est faite! dit Porthos en s'essuyant le front.

-- Et maintenant, dit d'Artagnan a Athos, ne doutez point de moi
et tenez-vous tranquille, je me charge de tout ce qui regarde le
roi.


LXIX. White-Hall

Le parlement condamna Charles Stuart a mort, comme il etait facile
de le prevoir. Les jugements politiques sont toujours de vaines
formalites, car les memes passions qui font accuser font condamner
aussi. Telle est la terrible logique des revolutions.

Quoique nos amis s'attendissent a cette condamnation, elle les
remplit de douleur. D'Artagnan, dont l'esprit n'avait jamais plus
de ressources que dans les moments extremes, jura de nouveau qu'il
tenterait tout au monde pour empecher le denouement de la
sanglante tragedie. Mais par quels moyens? C'est ce qu'il
n'entrevoyait que vaguement encore. Tout dependrait de la nature
des circonstances. En attendant qu'un plan complet put etre
arrete, il fallait a tout prix, pour gagner du temps, mettre
obstacle a ce que l'execution eut lieu le lendemain ainsi que les
juges en avaient decide. Le seul moyen, c'etait de faire
disparaitre le bourreau de Londres.

Le bourreau disparu, la sentence ne pouvait etre executee. Sans
doute on enverrait chercher celui de la ville la plus voisine de
Londres, mais cela faisait gagner au moins un jour, et un jour en
pareil cas, c'est le salut peut-etre! D'Artagnan se chargea de
cette tache plus que difficile.

Une chose non moins essentielle, c'etait de prevenir Charles
Stuart qu'on allait tenter de le sauver, afin qu'il secondat
autant que possible ses defenseurs, ou que du moins il ne fit rien
qui put contrarier leurs efforts. Aramis se chargea de ce soin
perilleux. Charles Stuart avait demande qu'il fut permis a
l'eveque Juxon de le visiter dans sa prison de White-Hall.
Mordaunt etait venu chez l'eveque ce soir-la meme pour lui faire
connaitre le desir religieux exprime par le roi, ainsi que
l'autorisation de Cromwell. Aramis resolut d'obtenir de l'eveque,
soit par la terreur, soit par la persuasion, qu'il le laissat
penetrer a sa place et revetu de ses insignes sacerdotaux, dans le
palais de White-Hall.

Enfin, Athos se chargea de preparer, a tout evenement, les moyens
de quitter l'Angleterre en cas d'insucces comme en cas de
reussite.

La nuit etant venue, on se donna rendez-vous a l'hotel a onze
heures, et chacun se mit en route pour executer sa dangereuse
mission.

Le palais de White-Hall etait garde par trois regiments de
cavalerie et surtout par les inquietudes incessantes de Cromwell,
qui allait, venait, envoyait ses generaux ou ses agents.

Seul et dans sa chambre habituelle, eclairee par la lueur de deux
bougies, le monarque condamne a mort regardait tristement le luxe
de sa grandeur passee, comme on voit a la derniere heure l'image
de la vie plus brillante et plus suave que jamais.

Parry n'avait point quitte son maitre, et depuis sa condamnation
n'avait point cesse de pleurer.

Charles Stuart, accoude sur une table, regardait un medaillon sur
lequel etaient, pres l'un de l'autre, les portraits de sa femme et
de sa fille. Il attendait d'abord Juxon; puis apres Juxon, le
martyre.

Quelquefois sa pensee s'arretait sur ces braves gentilshommes
francais qui deja lui paraissaient eloignes de cent lieues,
fabuleux, chimeriques, et pareils a ces figures que l'on voit en
reve et qui disparaissent au reveil.

C'est qu'en effet parfois Charles se demandait si tout ce qui
venait de lui arriver n'etait pas un reve ou tout au moins le
delire de la fievre.

A cette pensee, il se levait, faisait quelques pas comme pour
sortir de sa torpeur, allait jusqu'a la fenetre; mais aussitot au-
dessous de la fenetre il voyait reluire les mousquets des gardes.
Alors il etait force de s'avouer qu'il etait bien reveille et que
son reve sanglant etait bien reel.

Charles revenait silencieux a son fauteuil, s'accoudait de nouveau
a la table, laissait retomber sa tete sur sa main, et songeait.

-- Helas! disait-il en lui-meme, si j'avais au moins pour
confesseur une de ces lumieres de Eglise dont l'ame a sonde tous
les mysteres de la vie, toutes les petitesses de la grandeur,
peut-etre sa voix etoufferait-elle la voix qui se lamente dans mon
ame! Mais j'aurai un pretre a l'esprit vulgaire, dont j'ai brise,
par mon malheur, la carriere et la fortune. Il me parlera de Dieu
et de la mort comme il en a parle a d'autres mourants, sans
comprendre que ce mourant royal laisse un trone a l'usurpateur
quand ses enfants n'ont plus de pain.

Puis, approchant le portrait de ses levres, il murmurait tour a
tour et l'un apres l'autre le nom de chacun de ses enfants.

Il faisait, comme nous l'avons dit, une nuit brumeuse et sombre.
L'heure sonnait lentement a l'horloge de l'eglise voisine. Les
pales clartes des deux bougies semaient dans cette grande et haute
chambre des fantomes eclaires d'etranges reflets. Ces fantomes
c'etaient les aieux du roi Charles qui se detachaient de leurs
cadres d'or; ces reflets c'etaient les dernieres lueurs bleuatres
et miroitantes d'un feu de charbon qui s'eteignait.

Une immense tristesse s'empara de Charles. Il ensevelit son front
entre ses deux mains, songea au monde si beau lorsqu'on le quitte
ou plutot lorsqu'il nous quitte, aux caresses des enfants si
suaves et si douces, surtout quand on est separe de ses enfants
pour ne plus les revoir; puis a sa femme, noble et courageuse
creature qui l'avait soutenu jusqu'au dernier moment. Il tira de
sa poitrine la croix de diamants et la plaque de la Jarretiere
qu'elle lui avait envoyees par ces genereux Francais, et les
baisa; puis, songeant qu'elle ne reverrait ces objets que
lorsqu'il serait couche froid et mutile dans une tombe, il sentit
passer en lui un de ces frissons glaces que la mort nous jette
comme son premier manteau.

Alors dans cette chambre qui lui rappelait tant de souvenirs
royaux, ou avaient passe tant de courtisans et tant de flatteries,
seul avec un serviteur desole dont l'ame faible ne pouvait
soutenir son ame, le roi laissa tomber son courage au niveau de
cette faiblesse, de ces tenebres, de ce froid d'hiver; et, le
dira-t-on, ce roi qui mourut si grand, si sublime, avec le sourire
de la resignation sur les levres, essuya dans l'ombre une larme
qui etait tombee sur la table et qui tremblait sur le tapis brode
d'or.

Soudain on entendit des pas dans les corridors, la porte s'ouvrit,
des torches emplirent la chambre d'une lumiere fumeuse, et un
ecclesiastique, revetu des habits episcopaux, entra suivi de deux
gardes auxquels Charles fit de la main un geste imperieux.

Ces deux gardes se retirerent; la chambre rentra dans son
obscurite.

-- Juxon! s'ecria Charles, Juxon! Merci, mon dernier ami, vous
arrivez a propos.

L'eveque jeta un regard oblique et inquiet sur cet homme qui
sanglotait dans l'angle du foyer.

-- Allons, Parry, dit le roi, ne pleure plus, voici Dieu qui vient
a nous.

-- Si c'est Parry, dit l'eveque, je n'ai plus rien a craindre;
mais, sire, permettez-moi de saluer Votre Majeste et de lui dire
qui je suis et pour quelle chose je viens.

A cette vue, a cette voix, Charles allait s'ecrier sans doute,
mais Aramis mit un doigt sur ses levres, et salua profondement le
roi d'Angleterre.

-- Le chevalier, murmura Charles.

-- Oui, sire, interrompit Aramis en elevant la voix, oui, l'eveque
Juxon, fidele chevalier du Christ, et qui se rend aux voeux de
Votre Majeste.

Charles joignit les mains; il avait reconnu d'Herblay, il restait
stupefait, aneanti, devant ces hommes qui, etrangers, sans aucun
mobile qu'un devoir impose par leur propre conscience, luttaient
ainsi contre la volonte d'un peuple et contre la destinee d'un
roi.

-- Vous, dit-il, vous! comment etes-vous parvenu jusqu'ici? Mon
Dieu, s'ils vous reconnaissaient, vous seriez perdu.

Parry etait debout, toute sa personne exprimait le sentiment d'une
naive et profonde admiration.

-- Ne songez pas a moi, sire, dit Aramis en recommandant toujours
du geste le silence au roi, ne songez qu'a vous; vos amis
veillent, vous le voyez; ce que nous ferons, je ne sais pas
encore; mais quatre hommes determines peuvent faire beaucoup. En
attendant, ne fermez pas l'oeil de la nuit, ne vous etonnez de
lien et attendez-vous a tout.

Charles secoua la tete.

-- Ami, dit-il, savez-vous que vous n'avez pas de temps a perdre
et que si vous voulez agir, il faut vous presser? Savez-vous que
c'est demain a dix heures que je dois mourir?

-- Sire, quelque chose se passera d'ici la qui rendra l'execution
impossible.

Le roi regarda Aramis avec etonnement.

En ce moment meme il se fit, au-dessous de la fenetre du roi, un
bruit etrange et comme ferait celui d'une charrette de bois qu'on
decharge.

-- Entendez-vous? dit le roi.

Ce bruit fut suivi d'un cri de douleur.

-- J'ecoute, dit Aramis, mais je ne comprends pas quel est ce
bruit, et surtout ce cri.

-- Ce cri, j'ignore qui a pu le pousser, dit le roi, mais ce
bruit, je vais vous en rendre compte. Savez-vous que je dois etre
execute en dehors de cette fenetre? ajouta Charles en etendant la
main vers la place sombre et deserte, peuplee seulement de soldats
et de sentinelles.

-- Oui, sire, dit Aramis, je le sais.

-- Eh bien! ces bois qu'on apporte sont les poutres et les
charpentes avec lesquelles on va construire mon echafaud. Quelque
ouvrier se sera blesse en les dechargeant.

Aramis frissonna malgre lui.

-- Vous voyez bien, dit Charles, qu'il est inutile que vous vous
obstiniez davantage; je suis condamne, laissez-moi subir mon sort.

-- Sire, dit Aramis en reprenant sa tranquillite un instant
troublee, ils peuvent bien dresser un echafaud, mais ils ne
pourront pas trouver un executeur.

-- Que voulez-vous dire? demanda le roi.

-- Je veux dire qu'a cette heure, sire, le bourreau est enleve ou
seduit; demain, l'echafaud sera pret, mais le bourreau manquera,
on remettra alors l'execution a apres-demain.

-- Eh bien? dit le roi.

-- Eh bien? dit Aramis, demain dans la nuit nous vous enlevons.

-- Comment cela? s'ecria le roi, dont le visage s'illumina malgre
lui d'un eclair de joie.

-- Oh! monsieur, murmura Parry les mains jointes, soyez benis,
vous et les votres.

-- Comment cela? repeta le roi; il faut que je le sache, afin que
je vous seconde s'il en est besoin.

-- Je n'en sais rien, sire, dit Aramis; mais le plus adroit, le
plus brave, le plus devoue de nous quatre m'a dit en me quittant:
"Chevalier, dites au roi que demain a dix heures du soir nous
l'enlevons." Puisqu'il l'a dit, il le fera.

-- Dites-moi le nom de ce genereux ami, dit le roi, pour que je
lui en garde une reconnaissance eternelle, qu'il reussisse ou non.

-- D'Artagnan, sire, le meme qui a failli vous sauver quand le
colonel Harrison est entre si mal a propos.

-- Vous etes en verite des hommes merveilleux! dit le roi, et l'on
m'eut raconte de pareilles choses que je ne les eusse pas crues.

-- Maintenant, sire, reprit Aramis, ecoutez-moi. N'oubliez pas un
seul instant que nous veillons pour votre salut; le moindre geste,
le moindre chant, le moindre signe de ceux qui s'approcheront de
vous, epiez tout, ecoutez tout, commentez tout.

-- Oh! chevalier! s'ecria le roi, que puis-je vous dire? aucune
parole, vint-elle du plus profond de mon coeur, n'exprimerait ma
reconnaissance. Si vous reussissez, je ne vous dirai pas que vous
sauvez un roi; non, vue de l'echafaud comme je la vois, la
royaute, je vous le jure, est bien peu de chose; mais vous
conserverez un mari a sa femme, un pere a ses enfants. Chevalier,
touchez ma main, c'est celle d'un ami qui vous aimera jusqu'au
dernier soupir.

Aramis voulut baiser la main du roi, mais le roi saisit la sienne
et l'appuya contre son coeur.

En ce moment un homme entra sans meme frapper a la porte; Aramis
voulut retirer sa main, le roi la retint.

Celui qui entrait etait un de ces puritains demi-pretres, demi-
soldats, comme il en pullulait pres de Cromwell.

-- Que voulez-vous, monsieur? lui dit le roi.

-- Je desire savoir si la confession de Charles Stuart est
terminee, dit le nouveau venu.

-- Que vous importe? dit le roi, nous ne sommes pas de la meme
religion.

-- Tous les hommes sont freres, dit le puritain. Un de mes freres
va mourir, et je viens l'exhorter a la mort.

-- Assez, dit Parry, le roi n'a que faire de vos exhortations.

-- Sire, dit tout bas Aramis, menagez-le, c'est sans doute quelque
espion.

-- Apres le reverend docteur eveque, dit le roi, je vous entendrai
avec plaisir, monsieur.

L'homme au regard louche se retira, non sans avoir observe Juxon
avec une attention qui n'echappa point au roi.

-- Chevalier, dit-il quand la porte fut refermee, je crois que
vous aviez raison et que cet homme est venu ici avec des
intentions mauvaises; prenez garde en vous retirant qu'il ne vous
arrive malheur.

-- Sire, dit Aramis, je remercie Votre Majeste; mais qu'elle se
tranquillise, sous cette robe j'ai une cotte de mailles et un
poignard.

-- Allez donc, monsieur, et que Dieu vous ait dans sa sainte
garde, comme je disais du temps que j'etais roi.

Aramis sortit; Charles le reconduisit jusqu'au seuil. Aramis lanca
sa benediction, qui fit incliner les gardes, passa majestueusement
a travers les antichambres pleines de soldats, remonta dans son
carrosse, ou le suivirent ses deux gardiens, et se fit ramener a
l'eveche, ou ils le quitterent.

Juxon attendait avec anxiete.

-- Eh bien? dit-il en apercevant Aramis.

-- Eh bien! dit celui-ci, tout a reussi selon mes souhaits;
espions, gardes, satellites m'ont pris pour vous, et le roi vous
benit en attendant que vous le benissiez.

-- Dieu vous protege, mon fils, car votre exemple m'a donne a la
fois espoir et courage.

Aramis reprit ses habits et son manteau, et sortit en prevenant
Juxon qu'il aurait encore une fois recours a lui.

A peine eut-il fait dix pas dans la rue qu'il s'apercut qu'il
etait suivi par un homme enveloppe dans un grand manteau; il mit
la main sur son poignard et s'arreta. L'homme vint droit a lui.
C'etait Porthos.

-- Ce cher ami! dit Aramis en lui tendant la main.

-- Vous le voyez, mon cher, dit Porthos, chacun de nous avait sa
mission; la mienne etait de vous garder, et je vous gardais. Avez-
vous vu le roi?

-- Oui, et tout va bien. Maintenant, nos amis, ou sont-ils?

-- Nous avons rendez-vous a onze heures a l'hotel.

-- Il n'y a pas de temps a perdre alors, dit Aramis.

En effet, dix heures et demie sonnaient a l'eglise Saint-Paul.

Cependant, comme les deux amis firent diligence, ils arriverent,
les premiers.

Apres eux, Athos entra.

-- Tout va bien, dit-il avant que ses amis eussent eu le temps de
l'interroger.

-- Qu'avez-vous fait? dit Aramis.

J'ai loue une petite felouque, etroite comme une pirogue, legere
comme une hirondelle; elle nous attend a Greenwich, en face de
l'ile des Chiens; elle est montee d'un patron et de quatre hommes,
qui, moyennant cinquante livres sterling, se tiendront tout a
notre disposition trois nuits de suite. Une fois a bord avec le
roi, nous profitons de la maree, nous descendons la Tamise, et en
deux heures nous sommes en pleine mer. Alors, en vrais pirates,
nous suivons les cotes, nous nichons sur les falaises, ou si la
mer est libre, nous mettons le cap sur Boulogne. Si j'etais tue,
le patron se nomme le capitaine Roger, et la felouque _l'Eclair_.
Avec ces renseignements, vous les retrouverez l'un et l'autre. Un
mouchoir noue aux quatre coins est le signe de reconnaissance.

Un instant apres, d'Artagnan rentra a son tour.

-- Videz vos poches, dit-il, jusqu'a concurrence de cent livres
sterling, car, quant aux miennes...

Et d'Artagnan retourna ses poches absolument vides.

La somme fut faite a la seconde; d'Artagnan sortit et rentra un
instant apres.

-- La! dit-il, c'est fini. Ouf! ce n'est pas sans peine.

-- Le bourreau a quitte Londres? demanda Athos.

-- Ah bien, oui! ce n'etait pas assez sur, cela. Il pouvait sortir
par une porte et rentrer par l'autre.

-- Et ou est-il? demanda Athos.

-- Dans la cave.

-- Dans quelle cave?

-- Dans la cave de notre hote! Mousqueton est assis sur le seuil,
et voici la clef.

-- Bravo! dit Aramis. Mais comment avez-vous decide cet homme a
disparaitre?

-- Comme on decide tout en ce monde, avec de l'argent; cela m'a
coute cher, mais il y a consenti.

-- Et combien cela vous a-t-il coute, ami? dit Athos; car, vous le
comprenez, maintenant que nous ne sommes plus tout a fait de
pauvres mousquetaires sans feu ni lieu, toutes depenses doivent
etre communes.

-- Cela m'a coute douze mille livres, dit d'Artagnan.

-- Et ou les avez-vous trouvees? demanda Athos; possediez-vous
donc cette somme?

-- Et le fameux diamant de la reine! dit d'Artagnan avec un
soupir.

-- Ah! c'est vrai, dit Aramis, je l'avais reconnu a votre doigt.

-- Vous l'avez donc rachete a M. des Essarts? demanda Porthos.

-- Eh! mon Dieu, oui, dit d'Artagnan; mais il est ecrit la-haut
que je ne pourrai pas le garder. Que voulez-vous! les diamants, a
ce qu'il faut croire, ont leurs sympathies et leurs antipathies
comme les hommes; il parait que celui-la me deteste.

-- Mais, dit Athos, voila qui va bien pour le bourreau;
malheureusement tout bourreau a son aide, son valet, que sais-je
moi.

-- Aussi celui-la avait-il le sien; mais nous jouons de bonheur.

-- Comment cela?

-- Au moment ou je croyais que j'allais avoir une seconde affaire
a traiter, on a rapporte mon gaillard avec une cuisse cassee. Par
exces de zele, il a accompagne jusque sous les fenetres du roi la
charrette qui portait les poutres et les charpentes; une de ces
poutres lui est tombee sur la jambe et la lui a brisee.

-- Ah! dit Aramis, c'est donc lui qui a pousse le cri que j'ai
entendu de la chambre du roi?

-- C'est probable, dit d'Artagnan; mais comme c'est un homme bien
pensant, il a promis en se retirant d'envoyer en son lieu et place
quatre ouvriers experts et habiles pour aider ceux qui sont deja a
la besogne, et en rentrant chez son patron, tout blesse qu'il
etait, il a ecrit a l'instant meme a maitre Tom Low, garcon
charpentier de ses amis, de se rendre a White-Hall pour accomplir
sa promesse. Voici la lettre qu'il envoyait par un expres qui
devait la porter pour dix pence et qui me l'a vendue un louis.

-- Et que diable voulez-vous faire de cette lettre? demanda Athos.

-- Vous ne devinez pas? dit d'Artagnan avec ses yeux brillants
d'intelligence.

-- Non, sur mon ame!

-- Eh bien! mon cher Athos, vous qui parlez anglais comme John
Bull lui-meme, vous etes maitre Tom Low, et nous sommes, nous, vos
trois compagnons; comprenez-vous maintenant?

Athos poussa un cri de joie et d'admiration, courut a un cabinet,
en tira des habits d'ouvrier, que revetirent aussitot les quatre
amis; apres quoi ils sortirent de l'hotel, Athos portant une scie,
Porthos une pince, Aramis une hache, et d'Artagnan un marteau et
des clous.

La lettre du valet de l'executeur faisait foi pres du maitre
charpentier que c'etait bien eux que l'on attendait.


LXX. Les ouvriers

Vers le milieu de la nuit, Charles entendit un grand fracas au-
dessous de sa fenetre: c'etaient des coups de marteau et de hache,
des morsures de pince et des cris de scie.

Comme il s'etait jete tout habille sur son lit et qu'il commencait
a s'endormir, ce bruit l'eveilla en sursaut; et comme, outre son
retentissement materiel, ce bruit avait un echo moral et terrible
dans son ame, les pensees affreuses de la veille vinrent
l'assaillir de nouveau. Seul en face des tenebres et de
l'isolement, il n'eut pas la force de soutenir cette nouvelle
torture, qui n'etait pas dans le programme de son supplice, et il
envoya Parry dire a la sentinelle de prier les ouvriers de frapper
moins fort et d'avoir pitie du dernier sommeil de celui qui avait
ete leur roi.

La sentinelle ne voulut point quitter son poste, mais laissa
passer Parry.

Arrive pres de la fenetre, apres avoir fait le tour du palais,
Parry apercut de plain-pied avec le balcon, dont on avait descelle
la grille, un large echafaud inacheve, mais sur lequel on
commencait a clouer une tenture de serge noire.

Cet echafaud, eleve a la hauteur de la fenetre, c'est-a-dire a
pres de vingt pieds, avait deux etages inferieurs. Parry, si
odieuse que lui fut cette vue, chercha parmi huit ou dix ouvriers
qui batissaient la sombre machine ceux dont le bruit devait etre
le plus fatigant pour le roi, et sur le second plancher il apercut
deux hommes qui descellaient a l'aide d'une pince les dernieres
fiches du balcon de fer; l'un d'eux, veritable colosse, faisait
l'office du belier antique charge de renverser les murailles. A
chaque coup de son instrument la pierre volait en eclats. L'autre,
qui se tenait a genoux tirait a lui les pierres ebranlees.

Il etait evident que c'etaient ceux-la qui faisaient le bruit dont
se plaignait le roi.

Parry monta a l'echelle et vint a eux.

-- Mes amis, dit-il, voulez-vous travailler un peu plus doucement,
je vous prie? Le roi dort, et il a besoin de sommeil.

L'homme qui frappait avec sa pince arreta son mouvement et se
tourna a demi; mais comme il etait debout, Parry ne put voir son
visage perdu dans les tenebres qui s'epaississaient pres du
plancher.

L'homme qui etait a genoux se retourna aussi; et comme, plus bas
que son compagnon, il avait le visage eclaire par la lanterne,
Parry put le voir.

Cet homme le regarda fixement et porta un doigt a sa bouche.

Parry recula stupefait.

-- C'est bien, c'est bien, dit l'ouvrier en excellent anglais,
retourne dire au roi que s'il dort mal cette nuit-ci, il dormira
mieux la nuit prochaine.

Ces rudes paroles, qui, en les prenant au pied de la lettre,
avaient un sens si terrible, furent accueillies des ouvriers qui
travaillaient sur les cotes et a l'etage inferieur avec une
explosion d'affreuse joie.

Parry se retira, croyant qu'il faisait un reve.

Charles l'attendait avec impatience.

Au moment ou il rentra, la sentinelle qui veillait a la porte
passa curieusement sa tete par l'ouverture pour voir ce que
faisait le roi.

Le roi etait accoude sur son lit.

Parry ferma la porte, et, allant au roi le visage rayonnant de
joie:

-- Sire, dit-il a voix basse, savez-vous quels sont ces ouvriers
qui font tant de bruit?

-- Non, dit Charles en secouant melancoliquement la tete; comment
veux-tu que je sache cela? est-ce que je connais ces hommes?

-- Sire, dit Parry plus bas encore et en se penchant vers le lit
de son maitre, sire, c'est le comte de La Fere et son compagnon.

-- Qui dressent mon echafaud? dit le roi etonne.

-- Oui, et qui en le dressant font un trou a la muraille.

-- Chut! dit le roi en regardant avec terreur autour de lui. Tu
les as vus?

-- Je leur ai parle.

Le roi joignit les mains et leva les yeux au ciel; puis, apres une
courte et fervente priere, il se jeta a bas de son lit et alla a
la fenetre, dont il ecarta les rideaux; les sentinelles du balcon
y etaient toujours; puis au-dela du balcon s'etendait une sombre
plate-forme sur laquelle elles passaient comme des ombres.

Charles ne put rien distinguer, mais il sentit sous ses pieds la
commotion des coups que frappaient ses amis. Et chacun de ces
coups maintenant lui repondait au coeur.

Parry ne s'etait pas trompe, et il avait bien reconnu Athos.
C'etait lui, en effet, qui, aide de Porthos, creusait un trou sur
lequel devait poser une des charpentes transversales.

Ce trou communiquait dans une espece de tambour pratique sous le
plancher meme de la chambre royale. Une fois dans ce tambour, qui
ressemblait a un entre-sol fort bas, on pouvait, avec une pince et
de bonnes epaules, et cela regardait Porthos, faire sauter une
lame du parquet; le roi alors se glissait par cette ouverture,
regagnait avec ses sauveurs un des compartiments de l'echafaud
entierement recouvert de drap noir, s'affublait a son tour d'un
habit d'ouvrier qu'on lui avait prepare, et, sans affectation,
sans crainte, il descendait avec les quatre compagnons.

Les sentinelles, sans soupcon, voyant des ouvriers qui venaient de
travailler a l'echafaud, laissaient passer.

Comme nous l'avons dit, la felouque etait toute prete.

Ce plan etait large, simple et facile, comme toutes les choses qui
naissent d'une resolution hardie.

Donc Athos dechirait ses belles mains si blanches et si fines a
lever les pierres arrachees de leur base par Porthos. Deja il
pouvait passer la tete sous les ornements qui decoraient la
credence du balcon. Deux heures encore, il y passerait tout le
corps. Avant le jour, le trou serait acheve et disparaitrait sous
les plis d'une tenture interieure que poserait d'Artagnan.
D'Artagnan s'etait fait passer pour un ouvrier francais et posait
les clous avec la regularite du plus habile tapissier. Aramis
coupait l'excedent de la serge, qui pendait jusqu'a terre et
derriere laquelle se levait la charpente de l'echafaud.

Le jour parut au sommet des maisons. Un grand feu de tourbe et de
charbon avait aide les ouvriers a passer cette nuit si froide du
29 au 30 janvier; a tout moment les plus acharnes a leur ouvrage
s'interrompaient pour aller se rechauffer. Athos et Porthos seuls
n'avaient point quitte leur oeuvre. Aussi, aux premieres lueurs du
matin, le trou etait-il acheve. Athos y entra, emportant avec lui
les habits destines au roi, enveloppes dans un coupon de serge
noire. Porthos lui passa une pince; et d'Artagnan cloua, luxe bien
grand mais fort utile, une tenture de serge interieure, derriere
laquelle le trou et celui qu'il cachait disparurent.

Athos n'avait plus que deux heures de travail pour pouvoir
communiquer avec le roi; et, selon la prevision des quatre amis,
ils avaient toute la journee devant eux, puisque, le bourreau
manquant, on serait force d'aller chercher celui de Bristol.

D'Artagnan alla reprendre son habit marron, et Porthos son
pourpoint rouge; quant a Aramis, il se rendit chez Juxon, afin de
penetrer, s'il etait possible, avec lui jusqu'aupres du roi.

Tous trois avaient rendez-vous a midi sur la place de White-Hall
pour voir ce qui s'y passerait.

Avant de quitter l'echafaud, Aramis s'etait approche de
l'ouverture ou etait cache Athos, afin de lui annoncer qu'il
allait tacher de revoir Charles.

-- Adieu donc et bon courage, dit Athos; rapportez au roi ou en
sont les choses; dites-lui que lorsqu'il sera seul il frappe au
parquet, afin que je puisse continuer surement ma besogne. Si
Parry pouvait m'aider en detachant d'avance la plaque inferieure
de la cheminee, qui sans doute est une dalle de marbre, ce serait
autant de fait. Vous, Aramis, tachez de ne pas quitter le roi.
Parlez haut, tres haut, car on vous ecoutera de la porte. S'il y a
une sentinelle dans l'interieur de l'appartement, tuez-la sans
marchander; s'il y en a deux, que Parry en tue une et vous
l'autre; s'il y en a trois, faites-vous tuer, mais sauvez le roi.

-- Soyez tranquille, dit Aramis, je prendrai deux poignards, afin
d'en donner un a Parry. Est-ce tout?

-- Oui, allez; mais recommandez bien au roi de ne pas faire de
fausse generosite. Pendant que vous vous battrez, s'il y a combat,
qu'il fuie; la plaque une fois replacee sur sa tete, vous, mort ou
vivant sur cette plaque, on sera dix minutes au moins a retrouver
le trou par lequel il aura fui. Pendant ces dix minutes nous
aurons fait du chemin et le roi sera sauve.

-- Il sera fait comme vous le dites, Athos. Votre main, car peut-
etre ne nous reverrons-nous plus.

Athos passa ses bras autour du cou d'Aramis et l'embrassa:

-- Pour vous, dit-il. Maintenant, si je meurs, dites a d'Artagnan
que je l'aime comme un enfant, et embrassez-le pour moi. Embrassez
aussi notre bon et brave Porthos. Adieu.

-- Adieu, dit Aramis. Je suis aussi sur maintenant que le roi se
sauvera que je suis sur de tenir et de serrer la plus loyale main
qui soit au monde.

Aramis quitta Athos, descendit de l'echafaud a son tour et regagna
l'hotel en sifflotant l'air d'une chanson a la louange de
Cromwell. Il trouva ses deux autres amis attables pres d'un bon
feu, buvant une bouteille de vin de Porto et devorant un poulet
froid. Porthos mangeait, tout en maugreant force injures sur ces
infames parlementaires; d'Artagnan mangeait en silence, mais en
batissant dans sa pensee les plans les plus audacieux.

Aramis lui conta tout ce qui etait convenu; d'Artagnan approuva de
la tete et Porthos de la voix.

-- Bravo! dit-il; d'ailleurs nous serons la au moment de sa fuite:
on est tres bien cache sous cet echafaud, et nous pouvons nous y
tenir. Entre d'Artagnan, moi, Grimaud et Mousqueton, nous en
tuerons bien huit: je ne parle pas de Blaisois, il n'est bon qu'a
garder les chevaux. A deux minutes par homme, c'est quatre
minutes; Mousqueton en perdra une, c'est cinq, pendant ces cinq
minutes-la vous pouvez avoir fait un quart de lieue.

Aramis mangea rapidement un morceau, but un verre de vin et
changea d'habits.

-- Maintenant, dit-il, je, me rends chez Sa Grandeur. Chargez-vous
de preparer les armes, Porthos; surveillez bien votre bourreau,
d'Artagnan.

-- Soyez tranquille, Grimaud a releve Mousqueton, et il a le pied
dessus.

-- N'importe, redoublez de surveillance et ne demeurez pas un
instant inactif.

-- Inactif! Mon cher, demandez a Porthos: je ne vis pas, je suis
sans cesse sur mes jambes, j'ai l'air d'un danseur. Mordioux! que
j'aime la France en ce moment, et qu'il est bon d'avoir une patrie
a soi, quand on est si mal dans celle des autres.

Aramis les quitta comme il avait quitte Athos, c'est-a-dire en les
embrassant; puis il se rendit chez l'eveque Juxon, auquel il
transmit sa requete. Juxon consentit d'autant plus facilement a
emmener Aramis, qu'il avait deja prevenu qu'il aurait besoin d'un
pretre, au cas certain ou le roi voudrait communier, et surtout au
cas probable ou le roi desirerait entendre une messe.

Vetu comme Aramis l'etait la veille, l'eveque monta dans sa
voiture. Aramis, plus deguise encore par sa paleur et sa tristesse
que par son costume de diacre, monta pres de lui. La voiture
s'arreta a la porte de White-Hall; il etait neuf heures du matin a
peu pres. Rien ne semblait change; les antichambres et les
corridors, comme la veille, etaient pleins de gardes. Deux
sentinelles veillaient a la porte du roi, deux autres se
promenaient devant le balcon sur la plate-forme de l'echafaud, ou
le billot etait deja pose.

Le roi etait plein d'esperance; en revoyant Aramis, cette
esperance se changea en joie. Il embrassa Juxon, il serra la main
d'Aramis. L'eveque affecta de parler haut et devant tout le monde
de leur entrevue de la veille. Le roi lui repondit que les paroles
qu'il lui avait dites dans cette entrevue avaient porte leur
fruit, et qu'il desirait encore un entretien pareil. Juxon se
retourna vers les assistants et les pria de le laisser seul avec
le roi. Tout le monde se retira.

Des que la porte se fut refermee:

-- Sire, dit Aramis avec rapidite, vous etes sauve! Le bourreau de
Londres a disparu; son aide s'est casse la cuisse hier sous les
fenetres de Votre Majeste. Ce cri que nous avons entendu, c'etait
le sien. Sans doute on s'est deja apercu de la disparition de
l'executeur; mais il n'y a de bourreau qu'a Bristol, et il faut le
temps de l'aller chercher. Nous avons donc au moins jusqu'a
demain.

-- Mais le comte de La Fere? demanda le roi.

-- A deux pieds de vous, sire. Prenez le poker du brasier et
frappez trois coups, vous allez l'entendre vous repondre.

Le roi, d'une main tremblante, prit l'instrument et frappa trois
coups a intervalles egaux. Aussitot des coups sourds et menages,
repondant au signal donne, retentirent sous le parquet.

-- Ainsi, dit le roi, celui qui me repond la...

-- Est le comte de La Fere, sire, dit Aramis. Il prepare la voie
par laquelle Votre Majeste pourra fuir. Parry, de son cote,
soulevera cette dalle de marbre, et un passage sera tout ouvert.

-- Mais, dit Parry, je n'ai aucun instrument.

-- Prenez ce poignard, dit Aramis; seulement prenez garde de le
trop emousser, car vous pourrez bien en avoir besoin pour creuser
autre chose que la pierre.

-- Oh! Juxon, dit Charles, se retournant vers l'eveque et lui
prenant les deux mains, Juxon, retenez la priere de celui qui fut
votre roi...

-- Qui l'est encore et qui le sera toujours, dit Juxon en baisant
la main du prince.

-- Priez toute votre vie pour ce gentilhomme que vous voyez, pour
cet autre que vous entendez sous nos pieds, pour deux autres
encore qui, quelque part qu'ils soient, veillent, j'en suis sur, a
mon salut.

-- Sire repondit Juxon, vous serez obei. Chaque jour il y aura,
tant que je vivrai, une priere offerte a Dieu pour ces fideles
amis de Votre Majeste.

Le mineur continua quelque temps encore son travail, qu'on sentait
incessamment se rapprocher. Mais tout a coup un bruit inattendu
retentit dans la galerie. Aramis saisit le poker et donna le
signal de l'interruption.

Ce bruit se rapprochait: c'etait celui d'un certain nombre de pas
egaux et reguliers. Les quatre hommes resterent immobiles; tous
les yeux se fixerent sur la porte, qui s'ouvrit lentement et avec
une sorte de solennite.

Des gardes etaient formes en haie dans la chambre qui precedait
celle du roi. Un commissaire du parlement, vetu de noir et plein
d'une gravite de mauvais augure, entra, salua le roi, et deployant
un parchemin, lui lut son arret comme on a l'habitude de le faire
aux condamnes qui vont marcher a l'echafaud.

-- Que signifie cela? demanda Aramis a Juxon.

Juxon fit un signe qui voulait dire qu'il etait en tout point
aussi ignorant que lui.

-- C'est donc pour aujourd'hui? demanda le roi avec une emotion
perceptible seulement pour Juxon et Aramis.

-- N'etiez-vous point prevenu, sire, que c'etait pour ce matin?
repondit l'homme vetu de noir.

-- Et, dit le roi, je dois perir comme un criminel ordinaire, de
la main du bourreau de Londres?

-- Le bourreau de Londres a disparu, sire, dit le commissaire du
parlement; mais a sa place un homme s'est offert. L'execution ne
sera donc retardee que du temps seulement que vous demanderez pour
mettre ordre a vos affaires temporelles et spirituelles.

Une legere sueur qui perla a la racine des cheveux de Charles fut
la seule trace d'emotion qu'il donna en apprenant cette nouvelle.

Mais Aramis devint livide. Son coeur ne battait plus: il ferma les
yeux et appuya sa main sur une table. En voyant cette profonde
douleur, Charles parut oublier la sienne.

Il alla a lui, lui prit la main et l'embrassa.

-- Allons, ami, dit-il avec un doux et triste sourire, du courage.

Puis se retournant vers le commissaire:

-- Monsieur, dit-il, je suis pret. Vous le voyez, je ne desire que
deux choses qui ne vous retarderont pas beaucoup, je crois: la
premiere, de communier; la seconde, d'embrasser mes enfants et de
leur dire adieu pour la derniere fois; cela me sera-t-il permis?

-- Oui, sire, repondit le commissaire du parlement.

Et il sortit.

Aramis, rappele a lui, s'enfoncait les ongles dans la chair, un
immense gemissement sortit de sa poitrine.

-- Oh! Monseigneur, s'ecria-t-il en saisissant les mains de Juxon,
ou est Dieu? ou est Dieu?

-- Mon fils, dit avec fermete l'eveque, vous ne le voyez point,
parce que les passions de la terre le cachent.

-- Mon enfant, dit le roi a Aramis, ne te desole pas ainsi. Tu
demandes ce que fait Dieu? Dieu regarde ton devouement et mon
martyre, et, crois-moi, l'un et l'autre auront leur recompense;
prends-t'en donc de ce qui arrive aux hommes, et non a Dieu. Ce
sont les hommes qui me font mourir, ce sont les hommes qui te font
pleurer.

-- Oui, sire, dit Aramis, oui, vous avez raison; c'est aux hommes
qu'il faut que je m'en prenne, et c'est a eux que je m'en
prendrai.

-- Asseyez-vous, Juxon, dit le roi en tombant a genoux, car il
vous reste a m'entendre, et il me reste a me confesser. Restez,
monsieur, dit-il a Aramis qui faisait un mouvement pour se
retirer; restez, Parry, je n'ai rien a dire, meme dans le secret
de la penitence, qui ne puisse se dire en face de tous; restez, et
je n'ai qu'un regret, c'est que le monde entier ne puisse pas
m'entendre comme vous et avec vous.

Juxon s'assit, et le roi, agenouille devant lui comme le plus
humble des fideles, commenca sa confession.


LXXI. _Remember_

La confession royale achevee, Charles communia, puis il demanda a
voir ses enfants. Dix heures sonnaient; comme l'avait dit le roi,
ce n'etait donc pas un grand retard.

Cependant le peuple etait deja pret; il savait que dix heures
etaient le moment fixe pour l'execution, il s'entassait dans les
rues adjacentes au palais, et le roi commencait a distinguer ce
bruit lointain que font la foule et la mer, quand l'une est agitee
par ses passions, l'autre par ses tempetes.

Les enfants du roi arriverent: c'etait d'abord la princesse
Charlotte, puis le duc de Glocester, c'est-a-dire une petite fille
blonde, belle et les yeux mouilles de larmes, puis un jeune garcon
de huit a neuf ans, dont l'oeil sec et la levre dedaigneusement
relevee accusaient la fierte naissante. L'enfant avait pleure
toute la nuit, mais devant tout ce monde il ne pleurait pas.

Charles sentit son coeur se fondre a l'aspect de ces deux enfants
qu'il n'avait pas vus depuis deux ans, et qu'il ne revoyait qu'au
moment de mourir. Une larme vint a ses yeux et il se retourna pour
l'essuyer, car il voulait etre fort devant ceux a qui il leguait
un si lourd heritage de souffrance et de malheur.

Il parla a la jeune fille d'abord; l'attirant a lui, il lui
recommanda la piete, la resignation et l'amour filial; puis,
passant de l'un a l'autre, il prit le jeune duc de Glocester, et
l'asseyant sur son genou pour qu'a la fois il put le presser sur
son coeur et baiser son visage:

-- Mon fils, lui dit-il, vous avez vu par les rues et dans les
antichambres beaucoup de gens en venant ici; ces gens vont couper
la tete a votre pere, ne l'oubliez jamais. Peut-etre un jour, vous
voyant pres d'eux et vous ayant en leur pouvoir, voudront-ils vous
faire roi a l'exclusion du prince de Galles ou du duc d'York, vos
freres aines qui sont, l'un en France, l'autre je ne sais ou; mais
vous n'etes pas le roi, mon fils, et vous ne pouvez le devenir que
par leur mort. Jurez-moi donc de ne pas vous laisser mettre la
couronne sur la tete, que vous n'ayez legitimement droit a cette
couronne; car un jour, ecoutez bien, mon fils, si vous faisiez
cela, tete et couronne, ils abattraient tout, et ce jour-la vous
ne pourriez mourir calme et sans remords, comme je meurs. Jurez,
mon fils.

L'enfant etendit sa petite main dans celle de son pere, et dit.

-- Sire, je jure a Votre Majeste...

Charles l'interrompit.

-- Henri, dit-il, appelle-moi ton pere.

-- Mon pere, reprit l'enfant, je vous jure qu'ils me tueront avant
de me faire roi.

-- Bien, mon fils, dit Charles. Maintenant embrassez-moi, et vous
aussi, Charlotte, et ne m'oubliez point.

-- Oh! non, jamais! jamais! s'ecrierent les deux enfants en
lancant leurs bras au cou du roi.

-- Adieu, dit Charles; adieu, mes enfants. Emmenez-les, Juxon;
leurs larmes m'oteraient le courage de mourir.

Juxon arracha les pauvres enfants des bras de leur pere et les
remit a ceux qui les avaient amenes.

Derriere eux les portes s'ouvrirent, et tout le monde put entrer.

Le roi, se voyant seul au milieu de la foule des gardes et des
curieux qui commencaient a envahir la chambre, se rappela que le
comte de La Fere etait la bien pres, sous le parquet de
l'appartement, ne le pouvant voir et esperant peut-etre toujours.

Il tremblait que le moindre bruit ne semblat un signal pour Athos,
et que celui-ci, en se remettant au travail, ne se trahit lui-
meme. Il affecta donc l'immobilite et contint par son exemple tous
les assistants dans le repos.

Le roi ne se trompait point, Athos etait reellement sous ses
pieds: il ecoutait, il se desesperait de ne pas entendre le
signal; il commencait parfois, dans son impatience, a dechiqueter
de nouveau la pierre; mais, craignant d'etre entendu, il
s'arretait aussitot.

Cette horrible inaction dura deux heures. Un silence de mort
regnait dans la chambre royale.

Alors Athos se decida a chercher la cause de cette sombre et
muette tranquillite que troublait seule l'immense rumeur de la
foule. Il entr'ouvrit la tenture qui cachait le trou de la
crevasse, et descendit sur le premier etage de l'echafaud. Au-
dessus de sa tete, a quatre pouces a peine, etait le plancher qui
s'etendait au niveau de la plate-forme et qui faisait l'echafaud.

Ce bruit qu'il n'avait entendu que sourdement jusque-la et qui des
lors parvint a lui, sombre et menacant, le fit bondir de terreur.
Il alla jusqu'au bord de l'echafaud, entr'ouvrit le drap noir a la
hauteur de son oeil et vit les cavaliers accules a la terrible
machine; au-dela des cavaliers, une rangee de pertuisaniers; au-
dela des pertuisaniers, des mousquetaires; et au-dela des
mousquetaires les premieres files du peuple, qui, pareil a un
sombre ocean, bouillonnait et mugissait.

-- Qu'est-il donc arrive? se demanda Athos plus tremblant que le
drap dont il froissait les plis. Le peuple se presse, les soldats
sont sous les armes, et parmi les spectateurs, qui tous ont les
yeux fixes sur la fenetre, j'apercois d'Artagnan! Qu'attend-il?
Que regarde-t-il? Grand Dieu auraient-ils laisse echapper le
bourreau!

Tout a coup le tambour roula sourd et funebre sur la place; un
bruit de pas pesants et prolonges retentit au-dessus de sa tete.
Il lui sembla que quelque chose de pareil a une procession immense
foulait les parquets de White-Hall; bientot il entendit craquer
les planches memes de l'echafaud. Il jeta un dernier regard sur la
place, et l'attitude des spectateurs lui apprit ce qu'une derniere
esperance restee au fond de son coeur l'empechait encore de
deviner.

Le murmure de la place avait cesse entierement. Tous les yeux
etaient fixes sur la fenetre de White-Hall, les bouches
entr'ouvertes et les haleines suspendues indiquaient l'attente de
quelque terrible spectacle.

Ce bruit de pas que, de la place qu'il occupait alors sous le
parquet de l'appartement du roi, Athos avait entendu au-dessus de
sa tete se reproduisit sur l'echafaud, qui plia sous le poids, de
facon a ce que les planches toucherent presque la tete du
malheureux gentilhomme. C'etait evidemment deux files de soldats
qui prenaient leur place.

Au meme instant une voix bien connue du gentilhomme, une noble
voix prononca ces paroles au-dessus de sa tete:

-- Monsieur le colonel, je desire parler au peuple.

Athos frissonna des pieds a la tete: c'etait bien le roi qui
parlait sur l'echafaud.

En effet, apres avoir bu quelques gouttes de vin et rompu un pain,
Charles, las d'attendre la mort, s'etait tout a coup decide a
aller au-devant d'elle et avait donne le signal de la marche.

Alors on avait ouvert a deux battants la fenetre donnant sur la
place, et du fond de la vaste chambre, le peuple avait pu voir
s'avancer silencieusement d'abord un homme masque, qu'a la hache
qu'il tenait a la main il avait reconnu pour le bourreau. Cet
homme s'etait approche du billot et y avait depose sa hache.

C'etait le premier bruit qu'Athos avait entendu.

Puis, derriere cet homme, pale sans doute, mais calme et marchant
d'un pas ferme, Charles Stuart, lequel s'avancait entre deux
pretres suivis de quelques officiers superieurs, charges de
presider a l'execution, et escorte de deux files de pertuisaniers,
qui se rangerent aux deux cotes de l'echafaud.

La vue de l'homme masque avait provoque une longue rumeur. Chacun
etait plein de curiosite pour savoir quel etait ce bourreau
inconnu qui s'etait presente si a point pour que le terrible
spectacle promis au peuple put avoir lieu, quand le peuple avait
cru que ce spectacle etait remis au lendemain. Chacun l'avait donc
devore des yeux; mais tout ce qu'on avait pu voir, c'est que
c'etait un homme de moyenne taille, vetu tout en noir, et qui
paraissait deja d'un certain age, car l'extremite d'une barbe
grisonnante depassait le bas du masque qui lui couvrait le visage.

Mais a la vue du roi si calme, si noble, si digne, le silence
s'etait a l'instant meme retabli, de sorte que chacun put entendre
le desir qu'il avait manifeste de parler au peuple.

A cette demande, celui a qui elle etait adressee avait sans doute
repondu par un signe affirmatif, car d'une voix ferme et sonore,
et qui vibra jusqu'au fond du coeur d'Athos, le roi commenca de
parler.

Il expliquait sa conduite au peuple et lui donnait des conseils
pour le bien de l'Angleterre.

-- Oh! se disait Athos en lui-meme, est-il bien possible que
j'entende ce que j'entends et que je voie ce que je vois? Est-il
bien possible que Dieu ait abandonne son representant sur la terre
a ce point qu'il le laisse mourir si miserablement!... Et moi qui
ne l'ai pas vu! moi qui ne lui ai pas dit adieu!

Un bruit pareil a celui qu'aurait fait l'instrument de mort remue
sur le billot se fit entendre.

Le roi s'interrompit.

-- Ne touchez pas a la hache, dit-il.

Et il reprit son discours ou il l'avait laisse.

Le discours fini, un silence de glace s'etablit sur la tete du
comte. Il avait la main a son front, et entre sa main et son front
ruisselaient des gouttes de sueur, quoique l'air fut glace.

Ce silence indiquait les derniers preparatifs.

Le discours termine, le roi avait promene sur la foule un regard
plein de misericorde; et detachant l'ordre qu'il portait, et qui
etait cette meme plaque en diamants que la reine lui avait
envoyee, il la remit au pretre qui accompagnait Juxon. Puis il
tira de sa poitrine une petite croix en diamants aussi. Celle-la,
comme la plaque, venait de Madame Henriette.

-- Monsieur, dit-il en s'adressant au pretre qui accompagnait
Juxon, je garderai cette croix dans ma main jusqu'au dernier
moment; vous me la reprendrez quand je serai mort.

-- Oui, sire, dit une voix qu'Athos reconnut pour celle d'Aramis.

Alors Charles, qui jusque-la s'etait tenu la tete couverte, prit
son chapeau et le jeta pres de lui; puis un a un il defit tous les
boutons de son pourpoint, se devetit et le jeta pres de son
chapeau. Alors, comme il faisait froid, il demanda sa robe de
chambre, qu'on lui donna.

Tous ces preparatifs avaient ete faits avec un calme effrayant.

On eut dit que le roi allait se coucher dans son lit et non dans
son cercueil.

Enfin, relevant ses cheveux avec la main:

-- Vous generont-ils, monsieur? dit-il au bourreau. En ce cas on
pourrait les retenir avec un cordon.

Charles accompagna ces paroles d'un regard qui semblait vouloir
penetrer sous le masque de l'inconnu. Ce regard si noble, si calme
et si assure forca cet homme a detourner la tete. Mais derriere le
regard profond du roi il trouva le regard ardent d'Aramis.

Le roi, voyant qu'il ne repondait pas, repeta sa question.

-- Il suffira, repondit l'homme d'une voix sourde, que vous les
ecartiez sur le cou.

Le roi separa ses cheveux avec les deux mains, et regardant le
billot:

-- Ce billot est bien bas, dit-il, n'y en aurait-il point de plus
eleve?

-- C'est le billot ordinaire, repondit l'homme masque.

-- Croyez-vous me couper la tete d'un seul coup? demanda le roi.

-- Je l'espere, repondit l'executeur.

Il y avait dans ces deux mots: _Je l'espere_, une si etrange
intonation, que tout le monde frissonna, excepte le roi.

-- C'est bien, dit le roi; et maintenant, bourreau, ecoute.

L'homme masque fit un pas vers le roi et s'appuya sur sa hache.

-- Je ne veux pas que tu me surprennes, lui dit Charles. Je
m'agenouillerai pour prier, alors ne frappe pas encore.

-- Et quand frapperai-je? demanda l'homme masque.

-- Quand je poserai le cou sur le billot et que je tendrai les
bras en disant: _Remember_, alors frappe hardiment.

L'homme masque s'inclina legerement.

-- Voici le moment de quitter le monde, dit le roi a ceux qui
l'entouraient. Messieurs, je vous laisse au milieu de la tempete
et vous precede dans cette patrie qui ne connait pas d'orage.
Adieu.

Il regarda Aramis et lui fit un signe de tete particulier.

-- Maintenant, continua-t-il, eloignez-vous et laissez-moi faire
tout bas ma priere, je vous prie. Eloigne-toi aussi, dit-il a
l'homme masque; ce n'est que pour un instant, et je sais que je
t'appartiens; mais souviens-toi de ne frapper qu'a mon signal.

Alors Charles s'agenouilla, fit le signe de la croix, approcha sa
bouche des planches comme s'il eut voulu baiser la plate-forme;
puis s'appuyant d'une main sur le plancher et de l'autre sur le
billot:

-- Comte de La Fere, dit-il en francais, etes-vous la et puis-je
parler?

Cette voix frappa droit au coeur d'Athos et le perca comme un fer
glace.

-- Oui, Majeste, dit-il en tremblant.

-- Ami fidele, coeur genereux, dit le roi, je n'ai pu etre sauve
je ne devais pas l'etre. Maintenant, dusse-je commettre un
sacrilege, je te dirai: Oui, j'ai parle aux hommes, j'ai parle a
Dieu, je te parle a toi le dernier. Pour soutenir une cause que
j'ai crue sacree, j'ai perdu le trone de mes peres et diverti
l'heritage de mes enfants. Un million en or me reste, je l'ai
enterre dans les caves du chateau de Newcastle au moment ou j'ai
quitte cette ville. Cet argent, toi seul sais qu'il existe, fais-
en usage quand tu croiras qu'il en sera temps pour le plus grand
bien de mon fils aine; et maintenant, comte de La Fere, dites-moi
adieu.

-- Adieu, Majeste sainte et martyre, balbutia Athos glace de
terreur.

Il se fit alors un instant de silence, pendant lequel il sembla a
Athos que le roi se relevait et changeait de position.

Puis d'une voix pleine et sonore, de maniere qu'on l'entendit non
seulement sur l'echafaud, mais encore sur la place:

-- _Remember_, dit le roi.

Il achevait a peine ce mot qu'un coup terrible ebranla le plancher
de l'echafaud; la poussiere s'echappa du drap et aveugla le
malheureux gentilhomme. Puis soudain, comme par un mouvement
machinal il levait les yeux et la tete, une goutte chaude tomba
sur son front. Athos recula avec un frisson d'epouvante, et au
meme instant, les gouttes se changerent en une noire cascade, qui
rejaillit sur le plancher.

Athos, tombe lui-meme a genoux, demeura pendant quelques instants
comme frappe de folie et d'impuissance. Bientot, a son murmure
decroissant, il s'apercut que la foule s'eloignait; il demeura
encore un instant immobile, muet et consterne. Alors se
retournant, il alla tremper le bout de son mouchoir dans le sang
du roi martyr; puis, comme la foule s'eloignait de plus en plus,
il descendit, fendit le drap, et se glissa entre deux chevaux, se
mela au peuple dont il portait le vetement, et arriva le premier a
la taverne.

Monte a sa chambre, il se regarda dans une glace, vit son front
marque d'une large tache rouge, porta la main a son front, la
retira pleine du sang du roi et s'evanouit.


LXXII. L'homme masque

Quoiqu'il ne fut que quatre heures du soir, il faisait nuit close;
la neige tombait epaisse et glacee. Aramis rentra a son tour et
trouva Athos, sinon sans connaissance, du moins aneanti.

Aux premiers mots de son ami, le comte sortit de l'espece de
lethargie ou il etait tombe.

-- Eh bien! dit Aramis, vaincus par la fatalite.

-- Vaincus! dit Athos. Noble et malheureux roi!

-- Etes-vous donc blesse? demanda Aramis.

-- Non, ce sang est le sien.

Le comte s'essuya le front.

-- Ou etiez-vous donc?

-- Ou vous m'aviez laisse, sous l'echafaud.

-- Et vous avez tout vu?

-- Non, mais tout entendu; Dieu me garde d'une autre heure
pareille a celle que je viens de passer! N'ai-je point les cheveux
blancs?

-- Alors vous savez que je ne l'ai point quitte?

-- J'ai entendu votre voix jusqu'au dernier moment.

-- Voici la plaque qu'il m'a donnee, dit Aramis, voici la croix
que j'ai retiree de sa main; il desirait qu'elles fussent remises
a la reine.

-- Et voila un mouchoir pour les envelopper, dit Athos.

Et il tira de sa poche le mouchoir qu'il avait trempe dans le sang
du roi.

-- Maintenant, demanda Athos, qu'a-t-on fait de ce pauvre cadavre?

-- Par ordre de Cromwell, les honneurs royaux lui seront rendus.
Nous avons place le corps dans un cercueil de plomb; les medecins
s'occupent d'embaumer ces malheureux restes, et, leur oeuvre
finie, le roi sera depose dans une chapelle ardente.

-- Derision! murmura sombrement Athos; les honneurs royaux a celui
qu'ils ont assassine!

-- Cela prouve, dit Aramis, que le roi meurt, mais que la royaute
ne meurt pas.

-- Helas! dit Athos, c'est peut-etre le dernier roi chevalier
qu'aura eu le monde.

-- Allons, ne vous desolez pas, comte, dit une grosse voix dans
l'escalier, ou retentissaient les larges pas de Porthos, nous
sommes tous mortels, mes pauvres amis.

-- Vous arrivez tard, mon cher Porthos, dit le comte de La Fere.

-- Oui, dit Porthos, il y avait des gens sur ma route qui m'ont
retarde. Ils dansaient, les miserables! J'en ai pris un par le cou
et je crois l'avoir un peu etrangle. Juste en ce moment une
patrouille est venue. Heureusement, celui a qui j'avais eu
particulierement affaire a ete quelques minutes sans pouvoir
parler. J'ai profite de cela pour me jeter dans une petite rue.
Cette petite rue m'a conduit dans une autre plus petite encore.
Alors je me suis perdu. Je ne connais pas Londres, je ne sais pas
l'anglais, j'ai cru que je ne me retrouverais jamais; enfin me
voila.

-- Mais d'Artagnan, dit Aramis, ne l'avez-vous point vu et ne lui
serait-il rien arrive?

-- Nous avons ete separes par la foule, dit Porthos, et, quelques
efforts que j'aie faits, je n'ai pas pu le rejoindre.

-- Oh! dit Athos avec amertume, je l'ai vu, moi; il etait au
premier rang de la foule, admirablement place pour ne rien perdre;
et comme, a tout prendre, le spectacle etait curieux, il aura
voulu voir jusqu'au bout.

-- Oh! comte de La Fere, dit une voix calme, quoique etouffee par
la precipitation de la course, est-ce bien vous qui calomniez les
absents?

Ce reproche atteignit Athos au coeur. Cependant, comme
l'impression que lui avait produite d'Artagnan aux premiers rangs
de ce peuple stupide et feroce etait profonde, il se contenta de
repondre:

-- Je ne vous calomnie pas, mon ami. On etait inquiet de vous ici,
et j'ai dit ou vous etiez. Vous ne connaissiez pas le roi Charles,
ce n'etait qu'un etranger pour vous, et vous n'etiez pas force de
l'aimer.

Et en disant ces mots il tendit la main a son ami. Mais d'Artagnan
fit semblant de ne point voir le geste d'Athos et garda sa main
sous son manteau.

Athos laissa retomber lentement la sienne pres de lui.

-- Ouf! je suis las, dit d'Artagnan, et il s'assit.

-- Buvez un verre de porto, dit Aramis en prenant une bouteille
sur une table et en remplissant un verre; buvez, cela vous
remettra.

-- Oui, buvons, dit Athos, qui, sensible au mecontentement du
Gascon, voulait choquer son verre contre le sien, buvons et
quittons cet abominable pays. La felouque nous attend, vous le
savez; partons ce soir, nous n'avons plus rien a faire ici.

-- Vous etes bien presse, monsieur le comte, dit d'Artagnan.

-- Ce sol sanglant me brule les pieds, dit Athos.

-- La neige ne me fait pas cet effet, a moi, dit tranquillement le
Gascon.

-- Mais que voulez-vous donc que nous fassions, dit Athos,
maintenant que le roi est mort?

-- Ainsi, monsieur le comte, dit d'Artagnan avec negligence, vous
ne voyez point qu'il vous reste quelque chose a faire en
Angleterre?

-- Rien, rien, dit Athos, qu'a douter de la bonte divine et a
mepriser mes propres forces.

-- Eh bien! moi, dit d'Artagnan, moi chetif, moi badaud
sanguinaire, qui suis alle me placer a trente pas de l'echafaud
pour mieux voir tomber la tete de ce roi que je ne connaissais
pas, et qui, a ce qu'il parait, m'etait indifferent, je pense
autrement que monsieur le comte... je reste!

Athos palit extremement; chaque reproche de son ami vibrait
jusqu'au plus profond de son coeur.

-- Ah! vous restez a Londres? dit Porthos a d'Artagnan.

-- Oui, dit celui-ci. Et vous?

-- Dame! dit Porthos un peu embarrasse vis-a-vis d'Athos et
d'Aramis, dame! si vous restez, comme je suis venu avec vous, je
ne m'en irai qu'avec vous; je ne vous laisserai pas seul dans cet
abominable pays.

-- Merci, mon excellent ami. Alors j'ai une petite entreprise a
vous proposer, et que nous mettrons a execution ensemble quand
monsieur le comte sera parti, et dont l'idee m'est venue pendant
que je regardais le spectacle que vous savez.

-- Laquelle? dit Porthos.

-- C'est de savoir quel est cet homme masque qui s'est offert si
obligeamment pour couper le cou du roi.

-- Un homme masque! s'ecria Athos, vous n'avez donc pas laisse
fuir le bourreau?

-- Le bourreau? dit d'Artagnan, il est toujours dans la cave, ou
je presume qu'il dit deux mots aux bouteilles de notre hote. Mais
vous m'y faites penser...

Il alla a la porte.

-- Mousqueton! dit-il.

-- Monsieur? repondit une voix qui semblait sortir des profondeurs
de la terre.

-- Lachez votre prisonnier, dit d'Artagnan, tout est fini.

-- Mais, dit Athos, quel est donc le miserable qui a porte la main
sur son roi?

-- Un bourreau amateur, qui, du reste, manie la hache avec
facilite, car, ainsi qu'il l'_esperait_, dit Aramis, il ne lui a
fallu qu'un coup.

-- N'avez-vous point vu son visage? demanda Athos.

-- Il avait un masque, dit d'Artagnan.

-- Mais vous qui etiez pres de lui, Aramis?

-- Je n'ai vu qu'une barbe grisonnante qui passait sous le masque.

-- C'est donc un homme d'un certain age? demanda Athos.

-- Oh! dit d'Artagnan, cela ne signifie rien. Quand on met un
masque, on peut bien mettre une barbe.

-- Je suis fache de ne pas l'avoir suivi, dit Porthos.

-- Eh bien! mon cher Porthos, dit d'Artagnan, voila justement
l'idee qui m'est venue, a moi.

Athos comprit tout; il se leva.

-- Pardonne-moi, d'Artagnan, dit-il; j'ai doute de Dieu, je
pouvais bien douter de toi. Pardonne-moi, ami.

-- Nous verrons cela tout a l'heure, dit d'Artagnan avec un demi-
sourire.

-- Eh bien? dit Aramis.

-- Eh bien, reprit d'Artagnan, tandis que je regardais, non pas le
roi, comme le pense monsieur le comte, car je sais ce que c'est
qu'un homme qui va mourir, et, quoique je dusse etre habitue a ces
sortes de choses, elles me font toujours mal, mais bien le
bourreau masque, cette idee me vint, ainsi que je vous l'ai dit,
de savoir qui il etait. Or, comme nous avons l'habitude de nous
completer les uns par les autres, et de nous appeler a l'aide,
comme on appelle sa seconde main au secours de la premiere, je
regardai machinalement autour de moi pour voir si Porthos ne
serait pas la; car je vous avais reconnu pres du roi, Aramis, et
vous, comte, je savais que vous deviez etre sous l'echafaud. Ce
qui fait que je vous pardonne, ajouta-t-il en tendant la main a
Athos, car vous avez bien du souffrir. Je regardais donc autour de
moi quand je vis a ma droite une tete qui avait ete fendue, et
qui, tant bien que mal, s'etait raccommodee avec du taffetas
noir."Parbleu! me dis-je, il me semble que voila une couture de ma
facon, et que j'ai recousu ce crane-la quelque part." En effet,
c'etait ce malheureux Ecossais, le frere de Parry, vous savez,
celui sur lequel Groslow s'est amuse a essayer ses forces, et qui
n'avait plus qu'une moitie de tete quand nous le rencontrames.

-- Parfaitement, dit Porthos, l'homme aux poules noires.

-- Vous l'avez dit, lui-meme; il faisait des signes a un autre
homme qui se trouvait a ma gauche; je me retournai, et je reconnus
l'honnete Grimaud, tout occupe comme moi a devorer des yeux mon
bourreau masque.

"-- Oh! lui fis-je. Or, comme cette syllabe est l'abreviation dont
se sert M. le comte les jours ou il lui parle, Grimaud comprit que
c'etait lui qu'on appelait, et se retourna comme mu par un
ressort; il me reconnut a son tour, alors, allongeant le doigt
vers l'homme masque:

"-- Hein? dit-il. Ce qui voulait dire: avez-vous vu?

"-- Parbleu! repondis-je.

"Nous nous etions parfaitement compris.

"Je me retournai vers notre Ecossais; celui-la aussi avait des
regards parlants.

"Bref, tout finit, vous savez comment, d'une facon fort lugubre.
Le peuple s'eloigna; peu a peu le soir venait; je m'etais retire
dans un coin de la place avec Grimaud et l'Ecossais, auquel
j'avais fait signe de demeurer avec nous, et je regardais de la le
bourreau, qui, rentre dans la chambre royale, changeait d'habit;
le sien etait ensanglante sans doute. Apres quoi il mit un chapeau
noir sur sa tete, s'enveloppa d'un manteau et disparut. Je devinai
qu'il allait sortir et je courus en face de la porte. En effet,
cinq minutes apres nous le vimes descendre l'escalier.

-- Vous l'avez suivi? s'ecria Athos.

-- Parbleu! dit d'Artagnan; mais ce n'est pas sans peine, allez! A
chaque instant il se retournait; alors nous etions obliges de nous
cacher ou de prendre des airs indifferents. J'aurais ete a lui et
je l'aurais bien tue; mais je ne suis pas egoiste, moi, et c'etait
un regal que je vous menageais, a Aramis et a vous, Athos, pour
vous consoler un peu. Enfin, apres une demi-heure de marche a
travers les rues les plus tortueuses de la Cite, il arriva a une
petite maison isolee, ou pas un bruit, pas une lumiere
n'annoncaient la presence de l'homme.

"Grimaud tira de ses larges chausses un pistolet.

"-- Hein? dit-il en le montrant.

"-- Non pas, lui dis-je. Et je lui arretai le bras.

"Je vous l'ai dit, j'avais mon idee.

"L'homme masque s'arreta devant une porte basse et tira une clef;
mais avant de la mettre dans la serrure, il se retourna pour voir
s'il n'avait pas ete suivi. J'etais blotti derriere un arbre;
Grimaud derriere une borne; l'Ecossais, qui n'avait rien pour se
cacher, se jeta a plat ventre sur le chemin.

"Sans doute celui que nous poursuivons se crut bien seul, car
j'entendis le grincement de la clef; la porte s'ouvrit et il
disparut.

-- Le miserable! dit Aramis, pendant que vous etes revenu, il aura
fui, et nous ne le retrouverons pas.

-- Allons donc, Aramis, dit d'Artagnan, vous me prenez pour un
autre.

-- Cependant, dit Athos, en votre absence...

-- Eh bien, en mon absence, n'avais-je pas pour me remplacer
Grimaud et l'Ecossais? Avant qu'il eut le temps de faire dix pas
dans l'interieur j'avais fait le tour de la maison, moi. A l'une
des portes, celle par laquelle il etait entre, j'ai mis notre
Ecossais en lui faisant signe que si l'homme au masque noir
sortait, il fallait le suivre ou il allait, tandis que Grimaud le
suivrait lui-meme et reviendrait nous attendre ou nous etions.
Enfin, j'ai mis Grimaud a la seconde issue, en lui faisant la meme
recommandation, et me voila. La bete est cernee; maintenant, qui
veut voir l'hallali?

Athos se precipita dans les bras de d'Artagnan, qui s'essuyait le
front.

-- Ami, dit-il, en verite vous avez ete trop bon de me pardonner;
j'ai tort, cent fois tort, je devrais vous connaitre pourtant;
mais il y a au fond de nous quelque chose de mechant qui doute
sans cesse.

-- Hum! dit Porthos, est-ce que le bourreau ne serait point par
hasard M. Cromwell, qui pour etre sur que sa besogne fut bien
faite, aurait voulu la faire lui-meme!

-- Ah bien oui! M. Cromwell est gros et court, et celui-la mince,
elance et plutot grand que petit.

-- Quelque soldat condamne auquel on aura offert sa grace a ce
prix, dit Athos, comme on a fait pour le malheureux Chalais.

-- Non, non, continua d'Artagnan, ce n'est point la marche mesuree
d'un fantassin; ce n'est point non plus le pas ecarte d'un homme
de cheval. Il y a dans tout cela une jambe fine, une allure
distinguee. Ou je me trompe fort, ou nous avons affaire a un
gentilhomme.

-- Un gentilhomme! s'ecria Athos, impossible! ce serait un
deshonneur pour toute la seigneurie.

-- Belle chasse! dit Porthos avec un rire qui fit trembler les
vitres; belle chasse, mordieu!

-- Partez-vous toujours, Athos? demanda d'Artagnan.

-- Non, je reste, repondit le gentilhomme avec un geste de menace
qui ne promettait rien de bon a celui a qui ce geste etait
adresse.

-- Alors, les epees! dit Aramis, les epees! et ne perdons pas un
instant.

Les quatre amis reprirent promptement leurs habits de
gentilshommes, ceignirent leurs epees, firent monter Mousqueton,
Blaisois, et leur ordonnerent de regler la depense avec l'hote et
de tenir tout pret pour leur depart, les probabilites etant que
l'on quitterait Londres la nuit meme.

La nuit s'etait assombrie encore, la neige continuait de tomber et
semblait un vaste linceul etendu sur la ville regicide; il etait
sept heures du soir a peu pres, a peine voyait-on quelques
passants dans les rues, chacun s'entretenait en famille et tout
bas des evenements terribles de la journee.

Les quatre amis, enveloppes de leurs manteaux, traverserent toutes
les places et les rues de la Cite, si frequentees le jour, et si
desertes cette nuit-la. D'Artagnan les conduisait, essayant de
reconnaitre de temps en temps des croix qu'il avait faites avec
son poignard sur les murailles; mais la nuit etait si sombre que
les vestiges indicateurs avaient grand'peine a etre reconnus.
Cependant d'Artagnan avait si bien incruste dans sa tete chaque
borne, chaque fontaine, chaque enseigne, qu'au bout d'une demi-
heure de marche il parvint, avec ses trois compagnons, en vue de
la maison isolee.

D'Artagnan crut un instant que le frere de Parry avait disparu; il
se trompait: le robuste Ecossais, accoutume aux glaces de ses
montagnes, s'etait etendu contre une borne, et comme une statue
abattue de sa base, insensible aux intemperies de la saison,
s'etait laisse recouvrir de neige; mais a l'approche des quatre
hommes il se leva.

-- Allons, dit Athos, voici encore un bon serviteur. Vrai Dieu!
les braves gens sont moins rares qu'on ne le croit; cela
encourage.

-- Ne nous pressons pas de tresser des couronnes pour notre
Ecossais, dit d'Artagnan; je crois que le drole est ici pour son
propre compte. J'ai entendu dire que ces messieurs qui ont vu le
jour de l'autre cote de la Tweed sont fort rancuniers. Gare a
maitre Groslow! il pourra bien passer un mauvais quart d'heure
s'il le rencontre.

En se detachant de ses amis il s'approcha de l'Ecossais et se fit
reconnaitre. Puis il fit signe aux autres de venir.

-- Eh bien? dit Athos en anglais.

-- Personne n'est sorti, repondit le frere de Parry.

-- Bien, restez avec cet homme, Porthos, et vous aussi, Aramis.
D'Artagnan va me conduire a Grimaud.

Grimaud, non moins habile que l'Ecossais, etait colle contre un
saule creux dont il s'etait fait une guerite. Un instant, comme il
l'avait craint pour l'autre sentinelle, d'Artagnan crut que
l'homme masque etait sorti et que Grimaud l'avait suivi.

Tout a coup une tete apparut et fit entendre un leger sifflement.

-- Oh! dit Athos.

-- Oui, repondit Grimaud.

Ils se rapprocherent du saule.

-- Eh bien, demanda d'Artagnan, quelqu'un est-il sorti?

-- Non, mais quelqu'un est entre, dit Grimaud.

-- Un homme ou une femme?

-- Un homme.

-- Ah! ah! dit d'Artagnan; ils sont deux, alors.

-- Je voudrais qu'ils fussent quatre, dit Athos, au moins la
partie serait egale.

-- Peut-etre sont-ils quatre, dit d'Artagnan.

-- Comment cela?

-- D'autres hommes ne pouvaient-ils pas etre dans cette maison
avant eux et les y attendre?

-- On peut voir, dit Grimaud en montrant une fenetre a travers les
contrevents de laquelle filtraient quelques rayons de lumiere.

-- C'est juste, dit d'Artagnan, appelons les autres.

Et ils tournerent autour de la maison pour faire signe a Porthos
et a Aramis de venir.

Ceux-ci accoururent empresses.

-- Avez-vous vu quelque chose? dirent-ils.

-- Non, mais nous allons voir, repondit d'Artagnan en montrant
Grimaud, qui, en s'accrochant aux asperites de la muraille, etait
deja parvenu a cinq ou six pieds de la terre.

Tous quatre se rapprocherent. Grimaud continuait son ascension
avec l'adresse d'un chat; enfin il parvint a saisir un de ces
crochets qui servent a maintenir les contrevents quand ils sont
ouverts; en meme temps son pied trouva une moulure qui parut lui
presenter un point d'appui suffisant, car il fit un signe qui
indiquait qu'il etait arrive a son but. Alors il approcha son oeil
de la fente du volet.

-- Eh bien? demanda d'Artagnan.

Grimaud montra sa main fermee avec deux doigts ouverts seulement.

-- Parle, dit Athos, on ne voit pas tes signes. Combien sont-ils?

Grimaud fit un effort sur lui-meme.

-- Deux, dit-il, l'un est en face de moi; l'autre me tourne le
dos.

-- Bien. Et quel est celui qui est en face de toi?

-- L'homme que j'ai vu passer.

-- Le connais-tu?

-- J'ai cru le reconnaitre et je ne me trompais pas; gros et
court.

-- Qui est-ce? demanderent ensemble et a voix basse les quatre
amis.

-- Le general Olivier Cromwell.

Les quatre amis se regarderent.

-- Et l'autre? demanda Athos.

-- Maigre et elance.

-- C'est le bourreau, dirent a la fois d'Artagnan et Aramis.

-- Je ne vois que son dos, reprit Grimaud; mais attendez, il fait
un mouvement, il se retourne; et s'il a depose son masque, je
pourrai voir... Ah!

Grimaud, comme s'il eut ete frappe au coeur, lacha le crochet de
fer et se rejeta en arriere en poussant un gemissement sourd.
Porthos le retint dans ses bras.

-- L'as-tu vu? dirent les quatre amis.

-- Oui, dit Grimaud les cheveux herisses et la sueur au front.

-- L'homme maigre et elance? dit d'Artagnan.

-- Oui.

-- Le bourreau, enfin? demanda Aramis.

-- Oui.

-- Et qui est-ce? dit Porthos.

-- Lui! lui! balbutia Grimaud pale comme un mort et saisissant de
ses mains tremblantes la main de son maitre.

-- Qui, lui? demanda Athos.

-- Mordaunt! ... repondit Grimaud.

D'Artagnan, Porthos et Aramis pousserent une exclamation de joie.

Athos fit un pas en arriere et passa la main sur son front:

-- Fatalite! murmura-t-il.


LXXIII. La maison de Cromwell

C'etait effectivement Mordaunt que d'Artagnan avait suivi sans le
reconnaitre.

En entrant dans la maison il avait ote son masque, enleve la barbe
grisonnante qu'il avait mise pour se deguiser, avait monte
l'escalier, avait ouvert une porte, et, dans une chambre eclairee
par la lueur d'une lampe et tendue d'une tenture de couleur
sombre, s'etait trouve en face d'un homme assis devant un bureau
et ecrivant.

Cet homme, c'etait Cromwell.

Cromwell avait dans Londres, on le sait, deux ou trois de ces
retraites inconnues meme au commun de ses amis, et dont il ne
livrait le secret qu'a ses plus intimes. Or, Mordaunt, on se le
rappelle, pouvait etre compte au nombre de ces derniers.

Lorsqu'il entra, Cromwell leva la tete.

-- C'est vous, Mordaunt, lui dit-il, vous venez tard.

-- General, repondit Mordaunt, j'ai voulu voir la ceremonie
jusqu'au bout, cela m'a retarde.

-- Ah! dit Cromwell, je ne vous croyais pas d'ordinaire aussi
curieux que cela.

-- Je suis toujours curieux de voir la chute d'un des ennemis de
Votre Honneur, et celui-la n'etait pas compte au nombre des plus
petits. Mais vous, general, n'etiez-vous pas a White-Hall?

-- Non, dit Cromwell.

Il y eut un moment de silence.

-- Avez-vous eu des details? demanda Mordaunt.

-- Aucun. Je suis ici depuis le matin. Je sais seulement qu'il y
avait un complot pour sauver le roi.

-- Ah! vous saviez cela? dit Mordaunt.

-- Peu importe. Quatre hommes deguises en ouvriers devaient tirer
le roi de prison et le conduire a Greenwich, ou une barque
l'attendait.

-- Et sachant tout cela, Votre Honneur se tenait ici, loin de la
Cite, tranquille et inactif!

-- Tranquille, oui, repondit Cromwell; mais qui vous dit inactif?

-- Cependant, si le complot avait reussi?

-- Je l'eusse desire.

-- Je pensais que Votre Honneur regardait la mort de Charles Ier
comme un malheur necessaire au bien de l'Angleterre.

-- Eh bien! dit Cromwell, c'est toujours mon avis. Mais, pourvu
qu'il mourut, c'etait tout ce qu'il fallait; mieux eut valu, peut-
etre, que ce ne fut point sur un echafaud.

-- Pourquoi cela, Votre Honneur?

Cromwell sourit.

-- Pardon, dit Mordaunt, mais vous savez, general, que je suis un
apprenti politique, et je desire profiter en toutes circonstances
des lecons que veut bien me donner mon maitre.

-- Parce qu'on eut dit que je l'avais fait condamner par justice,
et que je l'avais laisse fuir par misericorde.

-- Mais s'il avait fui effectivement?

-- Impossible.

-- Impossible?

-- Oui, mes precautions etaient prises.

-- Et Votre Honneur connait-il les quatre hommes qui avaient
entrepris de sauver le roi?

-- Ce sont ces quatre Francais dont deux ont ete envoyes par
Madame Henriette a son mari, et deux par Mazarin a moi.

-- Et croyez-vous, monsieur, que Mazarin les ait charges de faire
ce qu'ils ont fait?

-- C'est possible, mais il les desavouera.

-- Vous croyez?

-- J'en suis sur.

-- Pourquoi cela?

-- Parce qu'ils ont echoue.

-- Votre Honneur m'avait donne deux de ces Francais alors qu'ils
n'etaient coupables que d'avoir porte les armes en faveur de
Charles Ier. Maintenant qu'ils sont coupables de complot contre
l'Angleterre, Votre Honneur veut-il me les donner tous les quatre?

-- Prenez-les, dit Cromwell.

Mordaunt s'inclina avec un sourire de triomphale ferocite.

-- Mais, dit Cromwell, voyant que Mordaunt s'appretait a le
remercier, revenons, s'il vous plait, a ce malheureux Charles. A-
t-on crie parmi le peuple?

-- Fort peu, si ce n'est: "Vive Cromwell!"

-- Ou etiez-vous place?

Mordaunt regarda un instant le general pour essayer de lire dans
ses yeux s'il faisait une question inutile et s'il savait tout.

Mais le regard ardent de Mordaunt ne put penetrer dans les sombres
profondeurs du regard de Cromwell.

-- J'etais place de maniere a tout voir et a tout entendre,
repondit Mordaunt.

Ce fut au tour de Cromwell de regarder fixement Mordaunt et au
tour de Mordaunt de se rendre impenetrable. Apres quelques
secondes d'examen, il detourna les yeux avec indifference.

-- Il parait, dit Cromwell, que le bourreau improvise a fort bien
fait son devoir. Le coup, a ce qu'on m'a rapporte du moins, a ete
applique de main de maitre.

Mordaunt se rappela que Cromwell lui avait dit n'avoir aucun
detail, et il fut des lors convaincu que le general avait assiste
a l'execution, cache derriere quelque rideau ou quelque jalousie.

-- En effet, dit Mordaunt d'une voix calme et avec un visage
impassible, un seul coup a suffi.

-- Peut-etre, dit Cromwell, etait-ce un homme du metier.

-- Le croyez-vous, monsieur?

-- Pourquoi pas?

-- Cet homme n'avait pas l'air d'un bourreau.

-- Et quel autre qu'un bourreau, demanda Cromwell, eut voulu
exercer cet affreux metier?

-- Mais, dit Mordaunt, peut-etre quelque ennemi personnel du roi
Charles, qui aura fait voeu de vengeance et qui aura accompli ce
voeu, peut-etre quelque gentilhomme qui avait de graves raisons de
hair le roi dechu, et qui, sachant qu'il allait fuir et lui
echapper, s'est place ainsi sur sa route, le front masque et la
hache a la main, non plus comme suppleant du bourreau, mais comme
mandataire de la fatalite.

-- C'est possible, dit Cromwell.

-- Et si cela etait ainsi, dit Mordaunt, Votre Honneur
condamnerait-il son action?

-- Ce n'est point a moi de juger, dit Cromwell. C'est une affaire
entre lui et Dieu.

-- Mais si Votre Honneur connaissait ce gentilhomme?

-- Je ne le connais pas, monsieur, repondit Cromwell, et ne veux
pas le connaitre. Que m'importe a moi que ce soit celui-la ou un
autre? Du moment ou Charles etait condamne, ce n'est point un
homme qui a tranche la tete, c'est une hache.

-- Et cependant, sans cet homme, dit Mordaunt, le roi etait sauve.

Cromwell sourit.

-- Sans doute, vous l'avez dit vous-meme, on l'enlevait.

-- On l'enlevait jusqu'a Greenwich. La il s'embarquait sur une
felouque avec ses quatre sauveurs. Mais sur la felouque etaient
quatre hommes a moi, et cinq tonneaux de poudre a la nation. En
mer, les quatre hommes descendaient dans la chaloupe, et vous etes
deja trop habile politique, Mordaunt, pour que je vous explique le
reste.

-- Oui, en mer ils sautaient tous.

-- Justement. L'explosion faisait ce que la hache n'avait pas
voulu faire. Le roi Charles disparaissait aneanti. On disait
qu'echappe a la justice humaine, il avait ete poursuivi et atteint
par la vengeance celeste; nous n'etions plus que ses juges et
c'etait Dieu qui etait son bourreau. Voila ce que m'a fait perdre
votre gentilhomme masque, Mordaunt. Vous voyez donc bien que
j'avais raison quand je ne voulais pas le connaitre; car, en
verite, malgre ses excellentes intentions, je ne saurais lui etre
reconnaissant de ce qu'il a fait.

-- Monsieur, dit Mordaunt, comme toujours je m'incline et
m'humilie devant vous; vous etes un profond penseur, et, continua-
t-il, votre idee de la felouque minee est sublime.

-- Absurde, dit Cromwell, puisqu'elle est devenue inutile. Il n'y
a d'idee sublime en politique que celle qui porte ses fruits;
toute idee qui avorte est folle et aride. Vous irez donc ce soir a
Greenwich, Mordaunt, dit Cromwell en se levant; vous demanderez le
patron de la felouque _l'Eclair_, vous lui montrerez un mouchoir
blanc noue par les quatre bouts, c'etait le signe convenu; vous
direz aux gens de reprendre terre, et vous ferez reporter la
poudre a l'arsenal, a moins que...

-- A moins que... repondit Mordaunt, dont le visage s'etait
illumine d'une joie sauvage pendant que Cromwell parlait.

-- A moins que cette felouque telle qu'elle est ne puisse servir a
vos projets personnels.

-- Ah! milord, milord! s'ecria Mordaunt, Dieu, en vous faisant son
elu, vous a donne son regard, auquel rien ne peut echapper.

-- Je crois que vous m'appelez milord! dit Cromwell en riant.
C'est bien, parce que nous sommes entre nous, mais il faudrait
faire attention qu'une pareille parole ne vous echappat devant nos
imbeciles de puritains.

-- N'est-ce pas ainsi que Votre Honneur sera appele bientot?

-- Je l'espere du moins, dit Cromwell, mais il n'est pas encore
temps.

Cromwell se leva et prit son manteau.

-- Vous vous retirez, monsieur, demanda Mordaunt.

-- Oui, dit Cromwell, j'ai couche ici hier et avant-hier, et vous
savez que ce n'est pas mon habitude de coucher trois fois dans le
meme lit.

-- Ainsi, dit Mordaunt, Votre Honneur me donne toute liberte pour
la nuit?

Et meme pour la journee de demain si besoin est, dit Cromwell.
Depuis hier soir, ajouta-t-il en souriant, vous avez assez fait
pour mon service, et si vous avez quelques affaires personnelles a
regler, il est juste que je vous laisse votre temps.

-- Merci, monsieur; il sera bien employe, je l'espere.

Cromwell fit a Mordaunt un signe de la tete; puis, se retournant:

-- Etes-vous arme? demanda-t-il.

-- J'ai mon epee, dit Mordaunt.

-- Et personne qui vous attende a la porte?

-- Personne.

-- Alors vous devriez venir avec moi, Mordaunt.

-- Merci, monsieur; les detours que vous etes oblige de faire en
passant par le souterrain me prendraient du temps, et, d'apres ce
que vous venez de me dire, je n'en ai peut-etre que trop perdu. Je
sortirai par l'autre porte.

-- Allez donc, dit Cromwell.

Et posant la main sur un bouton cache, il fit ouvrir une porte si
bien perdue dans la tapisserie qu'il etait impossible a l'oeil le
plus exerce de la reconnaitre.

Cette porte, mue par un ressort d'acier, se referma sur lui.

C'etait une de ces issues secretes comme l'histoire nous dit qu'il
en existait dans toutes les mysterieuses maisons qu'habitait
Cromwell.

Celle-la passait sous la rue deserte et allait s'ouvrir au fond
d'une grotte, dans le jardin d'une autre maison situee a cent pas
de celle que le futur protecteur venait de quitter.

C'etait pendant cette derniere partie de la scene, que, par
l'ouverture que laissait un pan du rideau mal tire, Grimaud avait
apercu les deux hommes et avait successivement reconnu Cromwell et
Mordaunt.

On a vu l'effet qu'avait produit la nouvelle sur les quatre amis.

D'Artagnan fut le premier qui reprit la plenitude de ses facultes.

-- Mordaunt, dit-il; ah! par le ciel! c'est Dieu lui-meme qui nous
l'envoie.

-- Oui, dit Porthos, enfoncons la porte et tombons sur lui.

-- Au contraire, dit d'Artagnan, n'enfoncons rien, pas de bruit,
le bruit appelle du monde; car, s'il est, comme le dit Grimaud,
avec son digne maitre, il doit y avoir, cache a une cinquantaine
de pas d'ici, quelque poste des cotes de fer. Hola! Grimaud, venez
ici, et tachez de vous tenir sur vos jambes.

Grimaud s'approcha. La fureur lui etait revenue avec le sentiment,
mais il etait ferme.

-- Bien, continua d'Artagnan. Maintenant montez de nouveau a ce
balcon, et dites-nous si le Mordaunt est encore en compagnie, s'il
s'apprete a sortir ou a se coucher; s'il est en compagnie, nous
attendrons qu'il soit seul; s'il sort, nous le prendrons a la
sortie; s'il reste, nous enfoncerons la fenetre. C'est toujours
moins bruyant et moins difficile qu'une porte.

Grimaud commenca a escalader silencieusement la fenetre.

-- Gardez l'autre issue, Athos et Aramis; nous restons ici avec
Porthos.

Les deux amis obeirent.

-- Eh bien! Grimaud! demanda d'Artagnan.

-- Il est seul, dit Grimaud.

-- Tu en es sur?

-- Oui.

-- Nous n'avons pas vu sortir son compagnon.

-- Peut-etre est-il sorti par l'autre porte.

-- Que fait-il?

-- Il s'enveloppe de son manteau et met ses gants.

-- A nous! murmura d'Artagnan.

Porthos mit la main a son poignard, qu'il tira machinalement du
fourreau.

-- Rengaine, ami Porthos, dit d'Artagnan, il ne s'agit point ici
de frapper d'abord. Nous le tenons, procedons avec ordre. Nous
avons quelques explications mutuelles a nous demander, et ceci est
un pendant de la scene d'Armentieres; seulement, esperons que
celui-ci n'aura point de progeniture, et que, si nous l'ecrasons,
tout sera bien ecrase avec lui.

-- Chut! dit Grimaud; le voila qui s'apprete a sortir. Il
s'approche de la lampe. Il la souffle. Je ne vois plus rien.

-- A terre, alors, a terre!

Grimaud sauta en arriere et tomba sur ses pieds. La neige
assourdissait le bruit. On n'entendit rien.

-- Va prevenir Athos et Aramis qu'ils se placent de chaque cote de
la porte, comme nous allons faire Porthos et moi; qu'ils frappent
dans leurs mains s'ils le tiennent, nous frapperons dans les
notres si nous le tenons.

Grimaud disparut.

-- Porthos, Porthos, dit d'Artagnan, effacez mieux vos larges
epaules, cher ami; il faut qu'il sorte sans rien voir.

-- Pourvu qu'il sorte par ici!

-- Chut! dit d'Artagnan.

Porthos se colla contre le mur a croire qu'il y voulait rentrer.
D'Artagnan en fit autant.

On entendit alors retentir le pas de Mordaunt dans l'escalier
sonore. Un guichet inapercu glissa en grincant dans son
coulisseau. Mordaunt regarda, et, grace aux precautions prises par
les deux amis, il ne vit rien. Alors il introduisit la clef dans
la serrure; la porte s'ouvrit et il parut sur le seuil.

Au meme instant, il se trouva face a face avec d'Artagnan.

Il voulut repousser la porte. Porthos s'elanca sur le bouton et la
rouvrit toute grande.

Porthos frappa trois fois dans ses mains. Athos et Aramis
accoururent.

Mordaunt devint livide, mais il ne poussa point un cri, mais
n'appela point au secours.

D'Artagnan marcha droit sur Mordaunt, et, le repoussant pour ainsi
dire avec sa poitrine, lui fit remonter a reculons tout
l'escalier, eclaire par une lampe qui permettait au Gascon de ne
pas perdre de vue les mains de Mordaunt; mais Mordaunt comprit
que, d'Artagnan tue, il lui resterait encore a se defaite de ses
trois autres ennemis. Il ne fit donc pas un seul mouvement de
defense, pas un seul geste de menace. Arrive a la porte, Mordaunt
se sentit accule contre elle, et sans doute il crut que c'etait la
que tout allait finir pour lui; mais il se trompait, d'Artagnan
etendit la main et ouvrit la porte. Mordaunt et lui se trouverent
donc dans la chambre ou dix minutes auparavant le jeune homme
causait avec Cromwell.

Porthos entra derriere lui; il avait etendu le bras et decroche la
lampe du plafond; a l'aide de cette premiere lampe il alluma la
seconde.

Athos et Aramis parurent a la porte, qu'ils refermerent a clef.

-- Prenez donc la peine de vous asseoir, dit d'Artagnan en
presentant un siege au jeune homme.

Celui-ci prit la chaise des mains de d'Artagnan et s'assit, pale
mais calme. A trois pas de lui, Aramis approcha trois sieges pour
lui, d'Artagnan et Porthos.

Athos alla s'asseoir dans un coin, a l'angle le plus eloigne de la
chambre, paraissant resolu de rester spectateur immobile de ce qui
allait se passer.

Porthos s'assit a la gauche et Aramis a la droite de d'Artagnan.

Athos paraissait accable. Porthos se frottait les paumes des mains
avec une impatience fievreuse.

Aramis se mordait, tout en souriant, les levres jusqu'au sang.

D'Artagnan seul se moderait, du moins en apparence.

-- Monsieur Mordaunt, dit-il au jeune homme, puisque, apres tant
de jours perdus a courir les uns apres les autres, le hasard nous
rassemble enfin, causons un peu, s'il vous plait.


LXXIV. Conversation

Mordaunt avait ete surpris si inopinement, il avait monte les
degres sous l'impression d'un sentiment si confus encore, que sa
reflexion n'avait pu etre complete; ce qu'il y avait de reel,
c'est que son premier sentiment avait ete tout entier a l'emotion,
a la surprise et a l'invincible terreur qui saisit tout homme dont
un ennemi mortel et superieur en force etreint le bras au moment
meme ou il croit cet ennemi dans un autre lieu et occupe d'autres
soins.

Mais une fois assis, mais du moment qu'il s'apercut qu'un sursis
lui etait accorde, n'importe dans quelle intention, il concentra
toutes ses idees et rappela toutes ses forces.

Le feu du regard de d'Artagnan, au lieu de l'intimider,
l'electrisa pour ainsi dire, car ce regard, tout brulant de menace
qu'il se repandit sur lui, etait franc dans sa haine et dans sa
colere. Mordaunt, pret a saisir toute occasion qui lui serait
offerte de se tirer d'affaire, soit par la force, soit par la
ruse, se ramassa donc sur lui-meme, comme fait l'ours accule dans
sa taniere, et qui suit d'un oeil en apparence immobile tous les
gestes du chasseur qui l'a traque.

Cependant cet oeil, par un mouvement rapide, se porta sur l'epee
longue et forte qui battait sur sa hanche; il posa sans
affectation sa main gauche sur la poignee, la ramena a la portee
de la main droite et s'assit, comme l'en priait d'Artagnan.

Ce dernier attendait sans doute quelque parole agressive pour
entamer une de ces conversations railleuses ou terribles comme il
les soutenait si bien. Aramis se disait tout bas: "Nous allons
entendre des banalites." Porthos mordait sa moustache en
murmurant: "Voila bien des facons, mordieu! pour ecraser ce
serpenteau!" Athos s'effacait dans l'angle de la chambre, immobile
et pale comme un bas-relief de marbre, et sentant malgre son
immobilite son front se mouiller de sueur.

Mordaunt ne disait rien; seulement lorsqu'il se fut bien assure
que son epee etait toujours a sa disposition, il croisa
imperturbablement les jambes et attendit.

Ce silence ne pouvait se prolonger plus longtemps sans devenir
ridicule; d'Artagnan le comprit; et comme il avait invite Mordaunt
a s'asseoir pour _causer_, il pensa que c'etait a lui de commencer
la conversation.

-- Il me parait, monsieur, dit-il avec sa mortelle politesse, que
vous changez de costume presque aussi rapidement que je l'ai vu
faire aux mimes italiens que M. le cardinal Mazarin fit venir de
Bergame, et qu'il vous a sans doute mene voir pendant votre voyage
en France.

Mordaunt ne repondit rien.

-- Tout a l'heure, continua d'Artagnan, vous etiez deguise, je
veux dire habille en assassin, et maintenant...

-- Et maintenant, au contraire, j'ai tout l'air d'etre dans
l'habit d'un homme qu'on va assassiner, n'est-ce pas? repondit
Mordaunt de sa voix calme et breve.

-- Oh! monsieur, repondit d'Artagnan, comment pouvez-vous dire de
ces choses-la, quand vous etes en compagnie de gentilshommes et
que vous avez une si bonne epee au cote!

-- Il n'y a pas si bonne epee monsieur, qui vaille quatre epees et
quatre poignards; sans compter les epees et les poignards de vos
acolytes qui vous attendent a la porte.

-- Pardon, monsieur, reprit d'Artagnan, vous faites erreur, ceux
qui nous attendent a la porte ne sont point nos acolytes, mais nos
laquais. Je tiens a retablir les choses dans leur plus scrupuleuse
verite.

Mordaunt ne repondit que par un sourire qui crispa ironiquement
ses levres.

-- Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit, reprit d'Artagnan, et
j'en reviens a ma question. Je me faisais donc l'honneur de vous
demander, monsieur, pourquoi vous aviez change d'exterieur. Le
masque vous etait assez commode, ce me semble; la barbe grise vous
seyait a merveille, et quant a cette hache dont vous avez fourni
un si illustre coup, je crois qu'elle ne vous irait pas mal non
plus dans ce moment. Pourquoi donc vous en etes-vous dessaisi?

-- Parce qu'en me rappelant la scene d'Armentieres, j'ai pense que
je trouverais quatre haches pour une, puisque j'allais me trouver
entre quatre bourreaux.

-- Monsieur, repondit d'Artagnan avec le plus grand calme, bien
qu'un leger mouvement de ses sourcils annoncat qu'il commencait a
s'echauffer, monsieur, quoique profondement vicieux et corrompu,
vous etes excessivement jeune, ce qui fait que je ne m'arreterai
pas a vos discours frivoles. Oui frivoles, car ce que vous venez
de dire a propos d'Armentieres n'a pas le moindre rapport avec la
situation presente. En effet, nous ne pouvions pas offrir une epee
a madame votre mere et la prier de s'escrimer contre nous; mais a
vous, monsieur, a un jeune cavalier qui joue du poignard et du
pistolet comme nous vous avons vu faire, et qui porte une epee de
la taille de celle-ci, il n'y a personne qui n'ait le droit de
demander la faveur d'une rencontre.

-- Ah! ah! dit Mordaunt, c'est donc un duel que vous voulez?

Et il se leva, l'oeil etincelant, comme s'il etait dispose a
repondre a l'instant meme a la provocation.

Porthos se leva aussi, pret comme toujours a ces sortes
d'aventures.

-- Pardon, pardon, dit d'Artagnan avec le meme sang-froid; ne nous
pressons pas, car chacun de nous doit desirer que les choses se
passent dans toutes les regles. Rasseyez-vous donc, cher Porthos,
et vous, monsieur Mordaunt, veuillez demeurer tranquille. Nous
allons regler au mieux cette affaire, et je vais etre franc avec
vous. Avouez, monsieur Mordaunt, que vous avez bien envie de nous
tuer les uns ou les autres?

-- Les uns et les autres, repondit Mordaunt.

D'Artagnan se retourna vers Aramis et lui dit:

-- C'est un bien grand bonheur, convenez-en, cher Aramis, que
M. Mordaunt connaisse si bien les finesses de la langue francaise;
au moins il n'y aura pas de malentendu entre nous, et nous allons
tout regler merveilleusement.

Puis se retournant vers Mordaunt:

-- Cher monsieur Mordaunt, continua-t-il, je vous dirai que ces
messieurs payent de retour vos bons sentiments a leur egard, et
seraient charmes de vous tuer aussi. Je vous dirai plus, c'est
qu'ils vous tueront probablement; toutefois, ce sera en
gentilshommes loyaux, et la meilleure preuve que l'on puisse
fournir, la voici.

Et ce disant, d'Artagnan jeta son chapeau sur le tapis, recula sa
chaise contre la muraille, fit signe a ses amis d'en faire autant,
et saluant Mordaunt avec une grace toute francaise:

-- A vos ordres, monsieur, continua-t-il; car si vous n'avez rien
a dire contre l'honneur que je reclame, c'est moi qui commencerai,
s'il vous plait. Mon epee est plus courte que la votre, c'est
vrai, mais bast! j'espere que le bras suppleera a l'epee.

-- Halte-la! dit Porthos en s'avancant; je commence, moi, et sans
rhetorique.

-- Permettez, Porthos, dit Aramis.

Athos ne fit pas un mouvement; on eut dit d'une statue; sa
respiration meme semblait arretee.

-- Messieurs, messieurs, dit d'Artagnan, soyez tranquilles, vous
aurez votre tour. Regardez donc les yeux de monsieur, et lisez-y
la haine bienheureuse que nous lui inspirons; voyez comme il a
habilement degaine; admirez avec quelle circonspection il cherche
tout autour de lui s'il ne rencontrera pas quelque obstacle qui
l'empeche de rompre. Eh bien! tout cela ne vous prouve-t-il pas
que M. Mordaunt est une fine lame et que vous me succederez avant
peu, pourvu que je le laisse faire? Demeurez donc a votre place
comme Athos, dont je ne puis trop vous recommander le calme, et
laissez-moi l'initiative que j'ai prise. D'ailleurs, continua-t-il
tirant son epee avec un geste terrible, j'ai particulierement
affaire a monsieur, et je commencerai. Je le desire, je le veux.

C'etait la premiere fois que d'Artagnan prononcait ce mot en
parlant a ses amis. Jusque-la, il s'etait contente de le penser.

Porthos recula, Aramis mit son epee sous son bras; Athos demeura
immobile dans l'angle obscur ou il se tenait, non pas calme, comme
le disait d'Artagnan, mais suffoque, mais haletant.

-- Remettez votre epee au fourreau, chevalier, dit d'Artagnan a
Aramis, monsieur pourrait croire a des intentions que vous n'avez
pas.

Puis se retournant vers Mordaunt:

-- Monsieur, lui dit-il, je vous attends.

-- Et moi, messieurs, je vous admire. Vous discutez a qui
commencera de se battre contre moi, et vous ne me consultez pas
la-dessus, moi que la chose regarde un peu, ce me semble. Je vous
hais tous quatre, c'est vrai, mais a des degres differents.
J'espere vous tuer tous quatre, mais j'ai plus de chance de tuer
le premier que le second, le second que le troisieme, le troisieme
que le dernier. Je reclame donc le droit de choisir mon
adversaire. Si vous me deniez ce droit, tuez-moi, je ne me battrai
pas.

Les quatre amis se regarderent.

-- C'est juste, dirent Porthos et Aramis, qui esperaient que le
choix tomberait sur eux.

Athos ni d'Artagnan ne dirent rien; mais leur silence meme etait
un assentiment.

-- Eh bien! dit Mordaunt au milieu du silence profond et solennel
qui regnait dans cette mysterieuse maison; eh bien! je choisis
pour mon premier adversaire celui de vous qui, ne se croyant plus
digne de se nommer le comte de La Fere, s'est fait appeler Athos!

Athos se leva de sa chaise comme si un ressort l'eut mis sur ses
pieds; mais au grand etonnement de ses amis, apres un moment
d'immobilite et de silence:

-- Monsieur Mordaunt, dit-il en secouant la tete, tout duel entre
nous deux est impossible, faites a quelque autre l'honneur que
vous me destiniez.

Et il se rassit.

-- Ah! dit Mordaunt, en voila deja un qui a peur.

-- Mille tonnerres, s'ecria d'Artagnan en bondissant vers le jeune
homme, qui a dit ici qu'Athos avait peur?

-- Laissez dire, d'Artagnan, reprit Athos avec un sourire plein de
tristesse et de mepris.

-- C'est votre decision, Athos? reprit le Gascon.

-- Irrevocable.

-- C'est bien, n'en parlons plus.

Puis se retournant vers Mordaunt:

-- Vous l'avez entendu, monsieur, dit-il, le comte de La Fere ne
veut pas vous faire l'honneur de se battre avec vous. Choisissez
parmi nous quelqu'un qui le remplace.

-- Du moment que je ne me bats pas avec lui, dit Mordaunt, peu
m'importe avec qui je me batte. Mettez vos noms dans un chapeau,
et je tirerai au hasard.

-- Voila une idee, dit d'Artagnan.

-- En effet, ce moyen concilie tout, dit Aramis.

-- Je n'y eusse point songe, dit Porthos, et cependant c'est bien
simple.

-- Voyons, Aramis, dit d'Artagnan, ecrivez-nous cela de cette
jolie petite ecriture avec laquelle vous ecriviez a Marie Michon
pour la prevenir que la mere de monsieur voulait faire assassiner
milord Buckingham.

Mordaunt supporta cette nouvelle attaque sans sourciller; il etait
debout, les bras croises, et paraissait aussi calme qu'un homme
peut l'etre en pareille circonstance. Si ce n'etait pas du
courage, c'etait du moins de l'orgueil, ce qui y ressemble
beaucoup.

Aramis s'approcha du bureau de Cromwell, dechira trois morceaux de
papier d'egale grandeur, ecrivit sur le premier son nom a lui et
sur les deux autres les noms de ses compagnons, les presenta tout
ouverts a Mordaunt, qui, sans les lire, fit un signe de tete qui
voulait dire qu'il s'en rapportait parfaitement a lui; puis, les
ayant roules, il les mit dans un chapeau et les presenta au jeune
homme.

Celui-ci plongea la main dans le chapeau et en tira un de trois
papiers, qu'il laissa dedaigneusement retomber, sans le lire, sur
la table.

-- Ah! serpenteau! murmura d'Artagnan, je donnerais toutes mes
chances au grade de capitaine des mousquetaires pour que ce
bulletin portat mon nom!

Aramis ouvrit le papier; mais, quelque calme et quelque froideur
qu'il affectat, on voyait que sa voix tremblait de haine et de
desir.

-- D'Artagnan! lut-il a haute voix.

D'Artagnan jeta un cri de joie.

-- Ah! dit-il, il y a donc une justice au ciel!

Puis se retournant vers Mordaunt:

-- J'espere, monsieur, dit-il, que vous n'avez aucune objection a
faire?

-- Aucune, monsieur, dit Mordaunt en tirant a son tour son epee et
en appuyant la pointe sur sa botte.

Du moment que d'Artagnan fut sur que son desir etait exauce et que
son homme ne lui echapperait point, il reprit toute sa
tranquillite, tout son calme et meme toute la lenteur qu'il avait
l'habitude de mettre aux preparatifs de cette grave affaire qu'on
appelle un duel. Il releva promptement ses manchettes, frotta la
semelle de son pied droit sur le parquet, ce qui ne l'empecha pas
de remarquer que, pour la seconde fois, Mordaunt lancait autour de
lui le singulier regard qu'une fois deja il avait saisi au
passage.

-- Etes-vous pret, monsieur? dit-il enfin.

-- C'est moi qui vous attends, monsieur, repondit Mordaunt en
relevant la tete et en regardant d'Artagnan avec un regard dont il
serait impossible de rendre l'expression.

-- Alors, prenez garde a vous, monsieur, dit le Gascon, car je
tire assez bien l'epee.

-- Et moi aussi, dit Mordaunt.

-- Tant mieux; cela met ma conscience en repos. En garde!

-- Un moment, dit le jeune homme, engagez-moi votre parole,
messieurs, que vous ne me chargerez que les uns apres les autres.

-- C'est pour avoir le plaisir de nous insulter que tu nous
demandes cela, petit serpent! dit Porthos.

-- Non, c'est pour avoir, comme disait monsieur tout a l'heure, la
conscience tranquille.

-- Ce doit etre pour autre chose, murmura d'Artagnan en secouant
la tete et en regardant avec une certaine inquietude autour de
lui.

-- Foi de gentilhomme! dirent ensemble Aramis et Porthos.

-- En ce cas, messieurs, dit Mordaunt, rangez-vous dans quelque
coin, comme a fait M. le comte de La Fere, qui, s'il ne veut point
se battre, me parait connaitre au moins les regles du combat, et
livrez-nous de l'espace; nous allons en avoir besoin.

-- Soit, dit Aramis.

-- Voila bien des embarras! dit Porthos.

-- Rangez-vous, messieurs, dit d'Artagnan; il ne faut pas laisser
a monsieur le plus petit pretexte de se mal conduire, ce dont,
sauf le respect que je lui dois, il me semble avoir grande envie.

Cette nouvelle raillerie alla s'emousser sur la face impassible de
Mordaunt.

Porthos et Aramis se rangerent dans le coin parallele a celui ou
se tenait Athos, de sorte que les deux champions se trouverent
occuper le milieu de la chambre, c'est-a-dire qu'ils etaient
places en pleine lumiere, les deux lampes qui eclairaient la scene
etant posees sur le bureau de Cromwell. Il va sans dire que la
lumiere s'affaiblissait a mesure qu'on s'eloignait du centre de
son rayonnement.

-- Allons, dit d'Artagnan, etes-vous enfin pret, monsieur?

-- Je le suis, dit Mordaunt.

Tous deux firent en meme temps un pas en avant, et grace a ce seul
et meme mouvement, les fers furent engages.

D'Artagnan etait une lame trop distinguee pour s'amuser, comme on
dit en termes d'academie, a tater son adversaire. Il fit une
feinte brillante et rapide; la feinte fut paree par Mordaunt.

-- Ah! ah! fit-il avec un sourire de satisfaction.

Et, sans perdre de temps, croyant voir une ouverture, il allongea
un coup droit, rapide et flamboyant comme l'eclair.

Mordaunt para un contre de quarte si serre qu'il ne fut pas sorti
de l'anneau d'une jeune fille.

-- Je commence a croire que nous allons nous amuser, dit
d'Artagnan.

-- Oui, murmura Aramis, mais en vous amusant, jouez serre.

-- Sangdieu! mon ami, faites attention, dit Porthos.

Mordaunt sourit a son tour.

-- Ah! monsieur, dit d'Artagnan, que vous avez un vilain sourire!
C'est le diable qui vous a appris a sourire ainsi, n'est-ce pas?

Mordaunt ne repondit qu'en essayant de lier l'epee de d'Artagnan
avec une force que le Gascon ne s'attendait pas a trouver dans ce
corps debile en apparence; mais, grace a une parade non moins
habile que celle que venait d'executer son adversaire, il
rencontra a temps le fer de Mordaunt, qui glissa le long du sien
sans rencontrer sa poitrine.

Mordaunt fit rapidement un pas en arriere.

-- Ah! vous rompez, dit d'Artagnan, vous tournez? comme il vous
plaira, j'y gagne meme quelque chose: je ne vois plus votre
mechant sourire. Me voila tout a fait dans l'ombre; tant mieux.
Vous n'avez pas idee comme vous avez le regard faux, monsieur,
surtout lorsque vous avez peur. Regardez un peu mes yeux, et vous
verrez une chose que votre miroir ne vous montrera jamais, c'est-
a-dire un regard loyal et franc.

Mordaunt, a ce flux de paroles, qui n'etait peut-etre pas de tres
bon gout, mais qui etait habituel a d'Artagnan, lequel avait pour
principe de preoccuper son adversaire, ne repondit pas un seul
mot; mais il rompait, et, tournant toujours, il parvint ainsi a
changer de place avec d'Artagnan.

Il souriait de plus en plus. Ce sourire commenca d'inquieter le
Gascon.

-- Allons, allons, il faut en finir, dit d'Artagnan, le drole a
des jarrets de fer, en avant les grands coups!

Et a son tour il pressa Mordaunt, qui continua de rompre, mais
evidemment par tactique, sans faire une faute dont d'Artagnan put
profiter, sans que son epee s'ecartat un instant de la ligne.
Cependant, comme le combat avait lieu dans une chambre et que
l'espace manquait aux combattants, bientot le pied de Mordaunt
toucha la muraille, a laquelle il appuya sa main gauche.

-- Ah! fit d'Artagnan, pour cette fois vous ne romprez plus, mon
bel ami! Messieurs, continua-t-il en serrant les levres et en
froncant le sourcil, avez-vous jamais vu un scorpion cloue a un
mur? Non. Eh bien! vous allez le voir...

Et, en une seconde, d'Artagnan porta trois coups terribles a
Mordaunt. Tous trois le toucherent, mais en l'effleurant.
D'Artagnan ne comprenait rien a cette puissance. Les trois amis
regardaient haletants, la sueur au front.

Enfin d'Artagnan, engage de trop pres, fit a son tour un pas en
arriere pour preparer un quatrieme coup, ou plutot pour
l'executer; car, pour d'Artagnan, les armes comme les echecs
etaient une vaste combinaison dont tous les details s'enchainaient
les uns aux autres. Mais au moment ou, apres une feinte rapide et
serree, il attaquait prompt comme l'eclair, la muraille sembla se
fendre; Mordaunt disparut par l'ouverture beante, et l'epee de
d'Artagnan, prise entre les deux panneaux, se brisa comme si elle
eut ete de verre.

D'Artagnan fit un pas en arriere. La muraille se referma.

Mordaunt avait manoeuvre, tout en se defendant, de maniere a venir
s'adosser a la porte secrete par laquelle nous avons vu sortir
Cromwell. Arrive la, il avait de la main gauche cherche et pousse
le bouton; puis il avait disparu comme disparaissent au theatre
ces mauvais genies qui ont le don de passer a travers les
murailles.

Le Gascon poussa une imprecation furieuse, a laquelle, de l'autre
cote du panneau de fer, repondit un rire sauvage, rire funebre qui
fit passer un frisson jusque dans les veines du sceptique Aramis.

-- A moi, messieurs! cria d'Artagnan, enfoncons cette porte.

-- C'est le demon en personne! dit Aramis en accourant a l'appel
de son ami.

-- Il nous echappe, sangdieu! il nous echappe, hurla Porthos en
appuyant sa large epaule contre la cloison, qui, retenue par
quelque ressort secret, ne bougea point.

-- Tant mieux, murmura sourdement Athos.

-- Je m'en doutais, mordioux! dit d'Artagnan en s'epuisant en
efforts inutiles, je m'en doutais; quand le miserable a tourne
autour de la chambre, je prevoyais quelque infame manoeuvre, je
devinais qu'il tramait quelque chose; mais qui pouvait se douter
de cela?

-- C'est un affreux malheur que nous envoie le diable son ami!
s'ecria Aramis.

-- C'est un bonheur manifeste que nous envoie Dieu! dit Athos avec
une joie evidente.

-- En verite, repondit d'Artagnan en haussant les epaules et en
abandonnant la porte qui decidement ne voulait pas s'ouvrir, vous
baissez, Athos! Comment pouvez-vous dire des choses pareilles a
des gens comme nous, mordioux! Vous ne comprenez donc pas la
situation?

-- Quoi donc? quelle situation? demanda Porthos.

-- A ce jeu-la, quiconque ne tue pas est tue, reprit d'Artagnan.
Voyons maintenant, mon cher, entre-t-il dans vos jeremiades
expiatoires que M. Mordaunt nous sacrifie a sa piete filiale? Si
c'est votre avis dites-le franchement.

-- Oh! d'Artagnan, mon ami!

-- C'est qu'en verite, c'est pitie que de voir les choses a ce
point de vue! Le miserable va nous envoyer cent cotes de fer qui
nous pileront comme grains dans ce mortier de M. Cromwell. Allons!
allons! en route! si nous demeurons cinq minutes seulement ici,
c'est fait de nous.

-- Oui, vous avez raison, en route! reprirent Athos et Aramis.

-- Et ou allons-nous? demanda Porthos.

-- A l'hotel, cher ami, prendre nos hardes et nos chevaux; puis de
la, s'il plait a Dieu, en France, ou, du moins, je connais
l'architecture des maisons. Notre bateau nous attend; ma foi,
c'est encore heureux.

Et d'Artagnan, joignant l'exemple au precepte, remit au fourreau
son troncon d'epee, ramassa son chapeau, ouvrit la porte de
l'escalier et descendit rapidement suivi de ses trois compagnons.

A la porte les fugitifs retrouverent leurs laquais et leur
demanderent des nouvelles de Mordaunt; mais ils n'avaient vu
sortir personne.


LXXV. La felouque "L'Eclair"

D'Artagnan avait devine juste: Mordaunt n'avait pas de temps a
perdre et n'en avait pas perdu. Il connaissait la rapidite de
decision et d'action de ses ennemis, il resolut donc d'agir en
consequence. Cette fois les mousquetaires avaient trouve un
adversaire digne d'eux.

Apres avoir referme avec soin la porte derriere lui, Mordaunt se
glissa dans le souterrain, tout en remettant au fourreau son epee
inutile, et, gagnant la maison voisine, il s'arreta pour se tater
et reprendre haleine.

-- Bon! dit-il, rien, presque rien: des egratignures, voila tout;
deux au bras, l'autre a la poitrine. Les blessures que je fais
sont meilleures, moi! Qu'on demande au bourreau de Bethune, a mon
oncle de Winter et au roi Charles! Maintenant pas une seconde a
perdre, car une seconde de perdue les sauve peut-etre, et il faut
qu'ils meurent tous quatre ensemble, d'un seul coup, devores par
la foudre des hommes a defaut de celle de Dieu. Il faut qu'ils
disparaissent brises, aneantis, disperses. Courons donc jusqu'a ce
que mes jambes ne puissent plus me porter, jusqu'a ce que mon
coeur se gonfle dans ma poitrine, mais arrivons avant eux.

Et Mordaunt se mit a marcher d'un pas rapide mais plus egal vers
la premiere caserne de cavalerie, distante d'un quart de lieue a
peu pres. Il fit ce quart de lieue en quatre ou cinq minutes.

Arrive a la caserne, il se fit reconnaitre, prit le meilleur
cheval de l'ecurie, sauta dessus et gagna la route. Un quart
d'heure apres, il etait a Greenwich.

-- Voila le port, murmura-t-il; ce point sombre la-bas, c'est
l'ile des Chiens. Bon! j'ai une demi-heure d'avance sur eux... une
heure, peut-etre. Niais que j'etais! j'ai failli m'asphyxier par
ma precipitation insensee. Maintenant, ajouta-t-il en se dressant
sur ses etriers comme pour voir au loin parmi tous ces cordages,
parmi tous ces mats, _l'Eclair_, ou est _l'Eclair_?

Au moment ou il prononcait mentalement ces paroles, comme pour
repondre a sa pensee un homme couche sur un rouleau de cables se
leva et fit quelques pas vers Mordaunt.

Mordaunt tira un mouchoir de sa poche et le fit flotter un instant
en l'air. L'homme parut attentif, mais demeura a la meme place
sans faire un pas en avant ni en arriere.

Mordaunt fit un noeud a chacun des coins de son mouchoir; l'homme
s'avanca jusqu'a lui. C'etait, on se le rappelle, le signal
convenu. Le marin etait enveloppe d'un large caban de laine qui
cachait sa taille et lui voilait le visage.

-- Monsieur, dit le marin, ne viendrait-il pas par hasard de
Londres pour faire une promenade sur mer?

-- Tout expres, repondit Mordaunt, du cote de l'ile des Chiens.

-- C'est cela. Et sans doute monsieur a une preference quelconque?
Il aimerait mieux un batiment qu'un autre? Il voudrait un batiment
marcheur, un batiment rapide?...

-- Comme l'eclair, repondit Mordaunt.

-- Bien, alors, c'est mon batiment que monsieur cherche, je suis
le patron qu'il lui faut.

-- Je commence a le croire, dit Mordaunt, surtout si vous n'avez
pas oublie certain signe de reconnaissance.

-- Le voila, monsieur, dit le marin en tirant de la poche de son
caban un mouchoir noue aux quatre coins.

-- Bon! bon! s'ecria Mordaunt en sautant a bas de son cheval.
Maintenant il n'y a pas de temps a perdre. Faites conduire mon
cheval a la premiere auberge et menez-moi a votre batiment.

-- Mais vos compagnons? dit le marin; je croyais que vous etiez
quatre, sans compter les laquais.

-- Ecoutez, dit Mordaunt en se rapprochant du marin, je ne suis
pas celui que vous attendez, comme vous n'etes pas celui qu'ils
esperent trouver. Vous avez pris la place du capitaine Roggers,
n'est-ce pas? vous etes ici par l'ordre du general Cromwell, et
moi je viens de sa part.

-- En effet, dit le patron, je vous reconnais, vous etes le
capitaine Mordaunt.

Mordaunt tressaillit.

-- Oh! ne craignez rien, dit le patron en abaissant son capuchon
et en decouvrant sa tete, je suis un ami.

-- Le capitaine Groslow! s'ecria Mordaunt.

-- Lui-meme. Le general s'est souvenu que j'avais ete autrefois
officier de marine, et il m'a charge de cette expedition. Y a-t-il
donc quelque chose de change?

-- Non, rien. Tout demeure dans le meme etat, au contraire.

-- C'est qu'un instant j'avais pense que la mort du roi...

-- La mort du roi n'a fait que hater leur fuite; dans un quart
d'heure, dans dix minutes ils seront ici peut-etre.

-- Alors, que venez-vous faire?

-- M'embarquer avec vous.

-- Ah! ah! le general douterait-il de mon zele?

-- Non; mais je veux assister moi-meme a ma vengeance. N'avez-vous
point quelqu'un qui puisse me debarrasser de mon cheval?

Groslow siffla, un marin parut.

-- Patrick, dit Groslow, conduisez ce cheval a l'ecurie de
l'auberge la plus proche. Si l'on vous demande a qui il
appartient, vous direz que c'est a un seigneur irlandais.

Le marin s'eloigna sans faire une observation.

-- Maintenant, dit Mordaunt, ne craignez-vous point qu'ils vous
reconnaissent?

-- Il n'y a pas de danger sous ce costume, enveloppe de ce caban,
par cette nuit sombre; d'ailleurs vous ne m'avez pas reconnu,
vous; eux, a plus forte raison, ne me reconnaitront point.

-- C'est vrai, dit Mordaunt; d'ailleurs ils seront loin de songer
a vous. Tout est pret, n'est-ce pas?

-- Oui.

-- La cargaison est chargee?

-- Oui.

-- Cinq tonneaux pleins?

-- Et cinquante vides.

-- C'est cela.

-- Nous conduisons du porto a Anvers.

-- A merveille. Maintenant menez-moi a bord et revenez prendre
votre poste, car ils ne tarderont pas a arriver.

-- Je suis pret.

-- Il est important qu'aucun de vos gens ne me voie entrer.

-- Je n'ai qu'un homme a bord, et je suis sur de lui comme de moi-
meme. D'ailleurs, cet homme ne vous connait pas, et, comme ses
compagnons, il est pret a obeir a nos ordres, mais il ignore tout.

-- C'est bien. Allons.

Ils descendirent alors vers la Tamise. Une petite barque etait
amarree au rivage par une chaine de fer fixee a un pieu. Groslow
tira la barque a lui, l'assura tandis que Mordaunt descendait
dedans, puis il sauta a son tour, et, presque aussitot saisissant
les avirons, il se mit a ramer de maniere a prouver a Mordaunt la
verite de ce qu'il avait avance, c'est-a-dire qu'il n'avait pas
oublie son metier de marin.

Au bout de cinq minutes on fut degage de ce monde de batiments
qui, a cette epoque deja, encombraient les approches de Londres,
et Mordaunt put voir, comme un point sombre, la petite felouque se
balancant a l'ancre a quatre ou cinq encablures de l'ile des
Chiens.

En approchant de _l'Eclair_, Groslow siffla d'une certaine facon,
et vit la tete d'un homme apparaitre au-dessus de la muraille.

-- Est-ce vous, capitaine? demanda cet homme.

-- Oui, jette l'echelle.

Et Groslow, passant leger et rapide comme une hirondelle sous le
beaupre, vint se ranger bord a bord avec lui.

-- Montez, dit Groslow a son compagnon.

Mordaunt, sans repondre, saisit la corde et grimpa le long des
flancs du navire avec une agilite et un aplomb peu ordinaires aux
gens de terre; mais son desir de vengeance lui tenait lieu
d'habitude et le rendait apte a tout.

Comme l'avait prevu Groslow, le matelot de garde a bord de
_l'Eclair_ ne parut pas meme remarquer que son patron revenait
accompagne.

Mordaunt et Groslow s'avancerent vers la chambre du capitaine.
C'etait une espece de cabine provisoire batie en planches sur le
pont.

L'appartement d'honneur avait ete cede par le capitaine Roggers a
ses passagers.

-- Et eux, demanda Mordaunt, ou sont-ils?

-- A l'autre extremite du batiment, repondit Groslow.

-- Et ils n'ont rien a faire de ce cote?

-- Rien absolument.

-- A merveille! Je me tiens cache chez vous. Retournez a Greenwich
et ramenez-les. Vous avez une chaloupe?

-- Celle dans laquelle nous sommes venus.

-- Elle m'a paru legere et bien taillee.

-- Une veritable pirogue.

-- Amarrez-la a la poupe avec une liasse de chanvre, mettez-y les
avirons afin qu'elle suive dans le sillage et qu'il n'y ait que la
corde a couper. Munissez-la de rhum et de biscuits. Si par hasard
la mer etait mauvaise, vos hommes ne seraient pas faches de
trouver sous leur main de quoi se reconforter.

-- Il sera fait comme vous dites. Voulez-vous visiter la sainte-
barbe!

-- Non, a votre retour. Je veux placer la meche moi-meme, pour
etre sur qu'elle ne fera pas long feu. Surtout cachez bien votre
visage, qu'ils ne vous reconnaissent pas.

-- Soyez donc tranquille.

-- Allez, voila dix heures qui sonnent a Greenwich.

En effet, les vibrations d'une cloche dix fois repetees
traverserent tristement l'air charge de gros nuages qui roulaient
au ciel pareils a des vagues silencieuses.

Groslow repoussa la porte, que Mordaunt ferma en dedans, et, apres
avoir donne au matelot de garde l'ordre de veiller avec la plus
grande attention, il descendit dans sa barque, qui s'eloigna
rapidement, ecumant le flot de son double aviron.

Le vent etait froid et la jetee deserte lorsque Groslow aborda a
Greenwich; plusieurs barques venaient de partir a la maree pleine.
Au moment ou Groslow prit terre, il entendit comme un galop de
chevaux sur le chemin pave de galets.

-- Oh! oh! dit-il, Mordaunt avait raison de me presser. Il n'y
avait pas de temps de perdre; les voici.

En effet, c'etaient nos amis ou plutot leur avant-garde composee
de d'Artagnan et d'Athos. Arrives en face de l'endroit ou se
tenait Groslow, ils s'arreterent comme s'ils eussent devine que
celui a qui ils avaient affaire etait la. Athos mit pied a terre
et deroula tranquillement un mouchoir dont les quatre coins
etaient noues, et qu'il fit flotter au vent, tandis que
d'Artagnan, toujours prudent, restait a demi penche sur son
cheval, une main enfoncee dans les fontes.

Groslow, qui, dans le doute ou il etait que les cavaliers fussent
bien ceux qu'il attendait, s'etait accroupi derriere un de ces
canons plantes dans le sol et qui servent a enrouler les cables,
se leva alors, en voyant le signal convenu, et marcha droit aux
gentilshommes. Il etait tellement encapuchonne dans son caban,
qu'il etait impossible de voir sa figure. D'ailleurs la nuit etait
si sombre, que cette precaution etait superflue.

Cependant l'oeil percant d'Athos devina, malgre l'obscurite, que
ce n'etait pas Roggers qui etait devant lui.

-- Que voulez-vous? dit-il a Groslow en faisant un pas en arriere.

-- Je veux vous dire, milord, repondit Groslow en affectant
l'accent irlandais, que vous cherchez le patron Roggers, mais que
vous cherchez vainement.

-- Comment cela? demanda Athos.

-- Parce que ce matin il est tombe d'un mat de hune et qu'il s'est
casse la jambe. Mais je suis son cousin; il m'a conte toute
l'affaire et m'a charge de reconnaitre pour lui et de conduire a
sa place, partout ou ils le desireraient, les gentilshommes qui
m'apporteraient un mouchoir noue aux quatre coins comme celui que
vous tenez a la main et comme celui que j'ai dans ma poche.

Et a ces mots Groslow tira de sa poche le mouchoir qu'il avait
deja montre a Mordaunt.

-- Est-ce tout? demanda Athos.

-- Non pas, milord; car il y a encore soixante-quinze livres
promises si je vous debarque sains et saufs a Boulogne ou sur tout
autre point de la France que vous m'indiquerez.

-- Que dites-vous de cela, d'Artagnan? demanda Athos en francais.

-- Que dit-il, d'abord? repondit celui-ci.

-- Ah! c'est vrai, dit Athos; j'oubliais que vous n'entendez pas
l'anglais.

Et il redit a d'Artagnan la conversation qu'il venait d'avoir avec
le patron.

-- Cela me parait assez vraisemblable, dit le Gascon.

-- Et a moi aussi, repondit Athos.

-- D'ailleurs, reprit d'Artagnan, si cet homme nous trompe, nous
pourrons toujours lui bruler la cervelle.

-- Et qui nous conduira?

-- Vous, Athos; vous savez tant de choses, que je ne doute pas que
vous ne sachiez conduire un batiment.

-- Ma foi, dit Athos avec un sourire, tout en plaisantant, ami,
vous avez presque rencontre juste; j'etais destine par mon pere a
servir dans la marine, et j'ai quelques vagues notions du
pilotage.

-- Voyez-vous! s'ecria d'Artagnan.

-- Allez donc chercher nos amis, d'Artagnan, et revenez, il est
onze heures, nous n'avons pas de temps a perdre.

D'Artagnan s'avanca vers deux cavaliers qui, le pistolet au poing,
se tenaient en vedette aux premieres maisons de la ville,
attendant et surveillant sur le revers de la route et ranges
contre une espece de hangar; trois autres cavaliers faisaient le
guet et semblaient attendre aussi.

Les deux vedettes du milieu de la route etaient Porthos et Aramis.

Les trois cavaliers du hangar etaient Mousqueton, Blaisois et
Grimaud; seulement ce dernier, en y regardant de plus pres, etait
double, car il avait en croupe Parry, qui devait ramener a Londres
les chevaux des gentilshommes et de leurs gens, vendus a l'hote
pour payer les dettes qu'ils avaient faites chez lui. Grace a ce
coup de commerce, les quatre amis avaient pu emporter avec eux une
somme sinon considerable, du moins suffisante pour faire face aux
retards et aux eventualites.

D'Artagnan transmit a Porthos et a Aramis l'invitation de le
suivre, et ceux-ci firent signe a leurs gens de mettre pied a
terre et de detacher leurs porte-manteaux.

Parry se separa, non sans regret, de ses amis; on lui avait
propose de venir en France, mais il avait opiniatrement refuse.

-- C'est tout simple, avait dit Mousqueton, il a son idee a
l'endroit de Groslow.

On se rappelle que c'etait le capitaine Groslow qui lui avait
casse la tete.

La petite troupe rejoignit Athos. Mais deja d'Artagnan avait
repris sa mefiance naturelle; il trouvait le quai trop desert, la
nuit trop noire, le patron trop facile.

Il avait raconte a Aramis l'incident que nous avons dit, et
Aramis, non moins defiant que lui, n'avait pas peu contribue a
augmenter ses soupcons.

Un petit claquement de la langue contre ses dents traduisit a
Athos les inquietudes du Gascon.

-- Nous n'avons pas le temps d'etre defiants, dit Athos, la barque
nous attend, entrons.

-- D'ailleurs, dit, Aramis, qui nous empeche d'etre defiants et
d'entrer tout de meme? on surveillera le patron.

-- Et s'il ne marche pas droit, je l'assommerai. Voila tout.

-- Bien dit, Porthos, reprit d'Artagnan. Entrons donc. Passe,
Mousqueton.

Et d'Artagnan arreta ses amis, faisant passer les valets les
premiers afin qu'ils essayassent la planche qui conduisait de la
jetee a la barque.

Les trois valets passerent sans accident.

Athos les suivit, puis Porthos, puis Aramis. D'Artagnan passa le
dernier, tout en continuant de secouer la tete.

-- Que diable avez-vous donc, mon ami? dit Porthos; sur ma parole,
vous feriez peur a Cesar.

-- J'ai, repondit d'Artagnan, que je ne vois sur ce port ni
inspecteur, ni sentinelle, ni gabelou.

-- Plaignez-vous donc! dit Porthos, tout va comme sur une pente
fleurie.

-- Tout va trop bien, Porthos. Enfin, n'importe, a la grace de
Dieu.

Aussitot que la planche fut retiree, le patron s'assit au
gouvernail et fit signe a l'un de ses matelots, qui, arme d'une
gaffe, commenca a manoeuvrer pour sortir du dedale de batiments au
milieu duquel la petite barque etait engagee.

L'autre matelot se tenait deja a babord, son aviron a la main.

Lorsqu'on put se servir des rames, son compagnon vint le
rejoindre, et la barque commenca de filer plus rapidement.

-- Enfin, nous partons! dit Porthos.

-- Helas! repondit le comte de La Fere, nous partons seuls!

-- Oui; mais nous partons tous quatre ensemble, et sans une
egratignure; c'est une consolation.

-- Nous ne sommes pas encore arrives, dit d'Artagnan; gare les
rencontres!

-- Eh! mon cher, dit Porthos, vous etes comme les corbeaux, vous!
vous chantez toujours malheur. Qui peut nous rencontrer par cette
nuit sombre, ou l'on ne voit pas a vingt pas de distance?

-- Oui, mais demain matin? dit d'Artagnan.

-- Demain matin nous serons a Boulogne.

-- Je le souhaite de tout mon coeur, dit le Gascon, et j'avoue ma
faiblesse. Tenez, Athos, vous allez rire! mais tant que nous avons
ete a portee de fusil de la jetee ou des batiments qui la
bordaient, je me suis attendu a quelque effroyable mousquetade qui
nous ecrasait tous.

-- Mais, dit Porthos avec un gros bon sens, c'etait chose
impossible, car on eut tue en meme temps le patron et les
matelots.

-- Bah! voila une belle affaire pour M. Mordaunt croyez-vous qu'il
y regarde de si pres?

-- Enfin, dit Porthos, je suis bien aise que d'Artagnan avoue
qu'il ait eu peur.

-- Non seulement je l'avoue, mais je m'en vante. Je ne suis pas un
rhinoceros comme vous. Ohe! qu'est-ce que cela?

-- _L'Eclair_, dit le patron.

-- Nous sommes donc arrives? demanda Athos en anglais.

-- Nous arrivons, dit le capitaine.

En effet, apres trois coups de rame, on se trouvait cote a cote
avec le petit batiment.

Le matelot attendait, l'echelle etait preparee; il avait reconnu
la barque.

Athos monta le premier avec une habilete toute marine; Aramis,
avec l'habitude qu'il avait depuis longtemps des echelles de corde
et des autres moyens plus ou moins ingenieux qui existent pour
traverser les espaces defendus; d'Artagnan comme un chasseur
d'isard et de chamois; Porthos, avec ce developpement de force qui
chez lui suppleait a tout.

Chez les valets l'operation fut plus difficile; non pas pour
Grimaud, espece de chat de gouttiere, maigre et effile, qui
trouvait toujours moyen de se hisser partout, mais pour Mousqueton
et pour Blaisois, que les matelots furent obliges de soulever dans
leurs bras a la portee de la main de Porthos, qui les empoigna par
le collet de leur justaucorps et les deposa tout debout sur le
pont du batiment.

Le capitaine conduisit ses passagers a l'appartement qui leur
etait prepare, et qui se composait d'une seule piece qu'ils
devaient habiter en communaute; puis il essaya de s'eloigner sous
le pretexte de donner quelques ordres.

-- Un instant, dit d'Artagnan; combien d'hommes avez-vous a bord,
patron?

-- Je ne comprends pas, repondit celui-ci en anglais.

-- Demandez-lui cela dans sa langue, Athos.

Athos fit la question que desirait d'Artagnan.

-- Trois, repondit Groslow, sans me compter, bien entendu.

D'Artagnan comprit, car en repondant le patron avait leve trois
doigts.

-- Oh! dit d'Artagnan, trois, je commence a me rassurer.
N'importe, pendant que vous vous installerez, moi, je vais faire
un tour dans le batiment.

-- Et moi, dit Porthos, je vais m'occuper du souper.

-- Ce projet est beau et genereux, Porthos, mettez-le a execution.
Vous, Athos, pretez-moi Grimaud, qui, dans la compagnie de son ami
Parry, a appris a baragouiner un peu d'anglais; il me servira
d'interprete.

-- Allez, Grimaud, dit Athos.

Une lanterne etait sur le pont, d'Artagnan la souleva d'une main,
prit un pistolet de l'autre et dit au patron:

-- _Come_.

C'etait, avec _Goddam_, tout ce qu'il avait pu retenir de la
langue anglaise.

D'Artagnan gagna l'ecoutille et descendit dans l'entrepont.

L'entrepont etait divise en trois compartiments: celui dans lequel
d'Artagnan descendait et qui pouvait s'etendre du troisieme
matereau a l'extremite de la poupe, et qui par consequent etait
recouvert par le plancher de la chambre dans laquelle Athos,
Porthos et Aramis se preparaient a passer la nuit; le second, qui
occupait le milieu du batiment, et qui etait destine au logement
des domestiques; le troisieme qui s'allongeait sous la proue,
c'est-a-dire sous la cabine improvisee par le capitaine et dans
laquelle Mordaunt se trouvait cache.

-- Oh! oh! dit d'Artagnan, descendant l'escalier de l'ecoutille et
se faisant preceder de sa lanterne, qu'il tenait etendue de toute
la longueur du bras, que de tonneaux! on dirait la caverne d'Ali-
Baba.

Les _Mille et Une Nuits_ venaient d'etre traduites pour la
premiere fois et etaient fort a la mode a cette epoque.

-- Que dites-vous? demanda en anglais le capitaine.

D'Artagnan comprit a l'intonation de la voix.

-- Je desire savoir ce qu'il y a dans ces tonneaux? demanda
d'Artagnan en posant sa lanterne sur l'une des futailles.

Le patron fit un mouvement pour remonter l'echelle, mais il se
contint.

-- Porto, repondit-il.

-- Ah! du vin de Porto? dit d'Artagnan, c'est toujours une
tranquillite, nous ne mourrons pas de soif.

Puis se retournant vers Groslow, qui essuyait sur son front de
grosses gouttes de sueur:

-- Et elles sont pleines? demanda-t-il.

Grimaud traduisit la question.

Les unes pleines, les autres vides, dit Groslow d'une voix dans
laquelle, malgre ses efforts, se trahissait son inquietude.

D'Artagnan frappa du doigt sur les tonneaux, reconnut cinq
tonneaux pleins et les autres vides; puis il introduisit, toujours
a la grande terreur de l'Anglais, sa lanterne dans les intervalles
des barriques, et reconnaissant que ces intervalles etaient
inoccupes:

-- Allons, passons, dit-il, et il s'avanca vers la porte qui
donnait dans le second compartiment.

-- Attendez, dit l'Anglais, qui etait reste derriere, toujours en
proie a cette emotion que nous avons indiquee; attendez, c'est moi
qui ai la clef de cette porte.

Et, passant rapidement devant d'Artagnan et Grimaud, il
introduisit d'une main tremblante la clef dans la serrure et l'on
se trouva dans le second compartiment, ou Mousqueton et Blaisois
s'appretaient a souper.

Dans celui-la ne se trouvait evidemment rien a chercher ni a
reprendre: on en voyait tous les coins et tous les recoins a la
lueur de la lampe qui eclairait ces dignes compagnons.

On passa donc rapidement et l'on visita le troisieme compartiment.

Celui-la etait la chambre des matelots.

Trois ou quatre hamacs pendus au plafond, une table soutenue par
une double corde passee a chacune de ses extremites, deux bancs
vermoulus et boiteux en formaient tout l'ameublement. D'Artagnan
alla soulever deux ou trois vieilles voiles pendantes contre les
parois, et, ne voyant encore rien de suspect, regagna par
l'ecoutille le pont du batiment.

-- Et cette chambre? demanda d'Artagnan.

Grimaud traduisit a l'Anglais les paroles du mousquetaire.

-- Cette chambre est la mienne, dit le patron; y voulez-vous
entrer?

-- Ouvrez la porte, dit d'Artagnan.

L'Anglais obeit: d'Artagnan allongea son bras arme de la lanterne,
passa la tete par la porte entrebaillee, et voyant que cette
chambre etait un veritable reduit:

-- Bon, dit-il, s'il y a une armee a bord, ce n'est point ici
qu'elle sera cachee. Allons voir si Porthos a trouve de quoi
souper.

En remerciant le patron d'un signe de tete, il regagna la chambre
d'honneur, ou etaient ses amis.

Porthos n'avait rien trouve, a ce qu'il parait, ou, s'il avait
trouve quelque chose, la fatigue l'avait emporte sur la faim, et,
couche dans son manteau, il dormait profondement lorsque
d'Artagnan rentra.

Athos et Aramis, berces par les mouvements moelleux des premieres
vagues de la mer, commencaient de leur cote a fermer les yeux; ils
les rouvrirent au bruit que fit leur compagnon.

-- Eh bien? fit Aramis.

-- Tout va bien, dit d'Artagnan, et nous pouvons dormir
tranquilles.

Sur cette assurance, Aramis laissa retomber sa tete; Athos fit de
la sienne un signe affectueux; et d'Artagnan, qui, comme Porthos,
avait encore plus besoin de dormir que de manger, congedia
Grimaud, et se coucha dans son manteau l'epee nue, de telle facon
que son corps barrait le passage et qu'il etait impossible
d'entrer dans la chambre sans le heurter.


LXXVI. Le vin de Porto

Au bout de dix minutes, les maitres dormaient, mais il n'en etait
pas ainsi des valets, affames et surtout alteres.

Blaisois et Mousqueton s'appretaient a preparer leur lit, qui
consistait en une planche et une valise, tandis que sur une table
suspendue comme celle de la chambre voisine se balancaient, au
roulis de la mer, un pot de biere et trois verres.

-- Maudit roulis! disait Blaisois. Je sens que cela va me
reprendre comme en venant.

-- Et n'avoir pour combattre le mal de mer, repondit Mousqueton,
que du pain d'orge et du vin de houblon! pouah!

-- Mais votre bouteille d'osier, monsieur Mousqueton, demanda
Blaisois, qui venait d'achever la preparation de sa couche et qui
s'approchait en trebuchant de la table devant laquelle Mousqueton
etait deja assis et ou il parvint a s'asseoir; mais votre
bouteille d'osier, l'avez-vous perdue?

-- Non pas, dit Mousqueton, mais Parry l'a gardee. Ces diables
d'Ecossais ont toujours soif. Et vous, Grimaud, demanda Mousqueton
a son compagnon, qui venait de rentrer apres avoir accompagne
d'Artagnan dans sa tournee, avez-vous soif?

-- Comme un Ecossais, repondit laconiquement Grimaud.

Et il s'assit pres de Blaisois et de Mousqueton, tira un carnet de
sa poche et se mit a faire les comptes de la societe, dont il
etait l'econome.

-- Oh! la, la! dit Blaisois, voila mon coeur qui s'embrouille!

-- S'il en est ainsi, dit Mousqueton d'un ton doctoral, prenez un
peu de nourriture.

-- Vous appelez cela de la nourriture? dit Blaisois en
accompagnant d'une mine piteuse le doigt dedaigneux dont il
montrait le pain d'orge et le pot de biere.

-- Blaisois, reprit Mousqueton, souvenez-vous que le pain est la
vraie nourriture du Francais; encore le Francais n'en a-t-il pas
toujours, demandez a Grimaud.

-- Oui, mais la biere, reprit Blaisois avec une promptitude qui
faisait honneur a la vivacite de son esprit de repartie, mais la
biere, est-ce la sa vraie boisson?

-- Pour ceci, dit Mousqueton, pris par le dilemme et assez
embarrasse d'y repondre, je dois avouer que non, et que la biere
lui est aussi antipathique que le vin l'est aux Anglais.

-- Comment, monsieur Mouston, dit Blaisois, qui cette fois doutait
des profondes connaissances de Mousqueton, pour lesquelles, dans
les circonstances ordinaires de la vie, il avait cependant
l'admiration la plus entiere; comment: monsieur Mouston, les
Anglais n'aiment pas le vin?

-- Ils le detestent.

-- Mais je leur en ai vu boire, cependant.

-- Par penitence; et la preuve, continua Mousqueton en se
rengorgeant, c'est qu'un prince anglais est mort un jour parce
qu'on l'avait mis dans un tonneau de malvoisie. J'ai entendu
raconter le fait a M. l'abbe d'Herblay.

-- L'imbecile! dit Blaisois, je voudrais bien etre a sa place!

-- Tu le peux, dit Grimaud tout en alignant ses chiffres.

-- Comment cela, dit Blaisois, je le peux?

-- Oui, continua Grimaud tout en retenant quatre et en reportant
ce nombre a la colonne suivante.

-- Je le peux? expliquez-vous, monsieur Grimaud.

Mousqueton gardait le silence pendant les interrogations de
Blaisois, mais il etait facile de voir a l'expression de son
visage que ce n'etait point par indifference.

Grimaud continua son calcul et posa son total.

-- Porto, dit-il alors en etendant la main dans la direction du
premier compartiment visite par d'Artagnan et lui en compagnie du
patron.

-- Comment! ces tonneaux que j'ai apercus a travers la porte
entr'ouverte?

-- Porto, repeta Grimaud, qui recommenca une nouvelle operation
arithmetique.

-- J'ai entendu dire, reprit Blaisois en s'adressant a Mousqueton,
que le porto est un excellent vin d'Espagne.

-- Excellent, dit Mousqueton en passant le bout de sa langue sur
ses levres, excellent. Il y en a dans la cave de M. le baron de
Bracieux.

-- Si nous priions ces Anglais de nous en vendre une bouteille?
demanda l'honnete Blaisois.

-- Vendre! dit Mousqueton amene a ses anciens instincts de
marauderie. On voit bien, jeune homme, que vous n'avez pas encore
l'experience des choses de la vie. Pourquoi donc acheter quand on
peut prendre?

-- Prendre, dit Blaisois, convoiter le bien du prochain! la chose
est defendue, ce me semble.

-- Ou cela? demanda Mousqueton.

-- Dans les commandements de Dieu ou de Eglise, je ne sais plus
lesquels. Mais ce que je sais, c'est qu'il y a:

_Bien d'autrui ne convoiteras, _

_Ni son epouse memement._

-- Voila encore une raison d'enfant, monsieur Blaisois, dit de son
ton le plus protecteur Mousqueton. Oui, d'enfant, je repete le
mot. Ou avez-vous vu dans les ecritures, je vous le demande, que
les Anglais fussent votre prochain?

-- Ce n'est nulle part, la chose est vraie, dit Blaisois, du moins
je ne me le rappelle pas.

-- Raison d'enfant, je le repete, reprit Mousqueton. Si vous aviez
fait dix ans la guerre comme Grimaud et moi, mon cher Blaisois,
vous sauriez faire la difference qu'il y a entre le bien d'autrui
et le bien de l'ennemi. Or, un Anglais est un ennemi, je pense, et
ce vin de Porto appartient aux Anglais. Donc il nous appartient,
puisque nous sommes Francais. Ne connaissez-vous pas le proverbe:
Autant de pris sur l'ennemi?

Cette faconde, appuyee de toute l'autorite que puisait Mousqueton
dans sa longue experience, stupefia Blaisois. Il baissa la tete
comme pour se recueillir, et tout a coup relevant le front en
homme arme d'un argument irresistible:

-- Et les maitres, dit-il, seront-ils de votre avis, monsieur
Mouston?

Mousqueton sourit avec dedain.

-- Il faudrait peut-etre, dit-il, que j'allasse troubler le
sommeil de ces illustres seigneurs pour leur dire: "Messieurs,
votre serviteur Mousqueton a soif, voulez-vous lui permettre de
boire?" Qu'importe, je vous le demande, a M. de Bracieux que j'aie
soif ou non?

-- C'est du vin bien cher, dit Blaisois en secouant la tete.

-- Fut-ce de l'or potable, monsieur Blaisois, dit Mousqueton, nos
maitres ne s'en priveraient pas. Apprenez que M. le baron de
Bracieux est a lui seul assez riche pour boire une tonne de porto,
fut-il oblige de la payer une pistole la goutte. Or, je ne vois
pas, continua Mousqueton de plus en plus magnifique dans son
orgueil, puisque les maitres ne s'en priveraient pas, pourquoi les
valets s'en priveraient.

Et Mousqueton, se levant, prit le pot de biere qu'il vida par un
sabord jusqu'a la derniere goutte, et s'avanca majestueusement
vers la porte qui donnait dans le compartiment.

-- Ah! ah! fermee, dit-il. Ces diables d'Anglais, comme ils sont
defiants!

-- Fermee! dit Blaisois d'un ton non moins desappointe que celui
de Mousqueton. Ah! peste! c'est malheureux; avec cela que je sens
mon coeur qui se barbouille de plus en plus.

Mousqueton se retourna vers Blaisois avec un visage si piteux,
qu'il etait evident qu'il partageait a un haut degre le
desappointement du brave garcon.

-- Fermee! repeta-t-il.

-- Mais, hasarda Blaisois, je vous ai entendu raconter, monsieur
Mouston, qu'une fois dans votre jeunesse, a Chantilly, je crois,
vous avez nourri votre maitre et vous-meme en prenant des perdrix
au collet, des carpes a la ligne et des bouteilles au lacet.

-- Sans doute, repondit Mousqueton, c'est l'exacte verite, et
voila Grimaud qui peut vous le dire. Mais il y avait un soupirail
a la cave, et le vin etait en bouteilles. Je ne puis pas jeter le
lacet a travers cette cloison, ni tirer avec une ficelle une piece
de vin qui pese peut-etre deux quintaux.

-- Non, mais vous pouvez lever deux ou trois planches de la
cloison, dit Blaisois, et faire a l'un des tonneaux un trou avec
une vrille.

Mousqueton ecarquilla demesurement ses yeux ronds et regardant
Blaisois en homme emerveille de rencontrer dans un autre homme des
qualites qu'il ne soupconnait pas:

-- C'est vrai, dit-il, cela se peut; mais un ciseau pour faire
sauter les planches, une vrille pour percer le tonneau?

-- La trousse, dit Grimaud tout en etablissant la balance de ses
comptes.

-- Ah! oui, la trousse, dit Mousqueton, et moi qui n'y pensais
pas!

Grimaud, en effet, etait non seulement l'econome de la troupe,
mais encore son armurier; outre un registre il avait une trousse.
Or, comme Grimaud etait homme de supreme precaution, cette
trousse, soigneusement roulee dans sa valise, etait garnie de tous
les instruments de premiere necessite.

Elle contenait donc une vrille d'une raisonnable grosseur.

Mousqueton s'en empara.

Quant au ciseau, il n'eut point a le chercher bien loin, le
poignard qu'il portait a sa ceinture pouvait le remplacer
avantageusement. Mousqueton chercha un coin ou les planches
fussent disjointes, ce qu'il n'eut pas de peine a trouver, et se
mit immediatement a l'oeuvre.

Blaisois le regardait faire avec une admiration melee
d'impatience, hasardant de temps en temps sur la facon de faire
sauter un clou ou de pratiquer une pesee des observations pleines
d'intelligence et de lucidite.

Au bout d'un instant, Mousqueton avait fait sauter trois planches.

-- La, dit Blaisois.

Mousqueton etait le contraire de la grenouille de la fable qui se
croyait plus grosse qu'elle n'etait. Malheureusement, s'il etait
parvenu a diminuer son nom d'un tiers, il n'en etait pas de meme
de son ventre. Il essaya de passer par l'ouverture pratiquee et
vit avec douleur qu'il lui faudrait encore enlever deux ou trois
planches au moins pour que l'ouverture fut a sa taille.

Il poussa un soupir et se retira pour se remettre a l'oeuvre.

Mais Grimaud, qui avait fini ses comptes, s'etait leve, et, avec
un interet profond pour l'operation qui s'executait, il s'etait
approche de ses deux compagnons et avait vu les efforts inutiles
tentes par Mousqueton pour atteindre la terre promise.

-- Moi, dit Grimaud.

Ce mot valait a lui seul tout un sonnet, qui vaut a lui seul,
comme on le sait, tout un poeme.

Mousqueton se retourna.

-- Quoi, vous? demanda-t-il.

-- Moi, je passerai.

-- C'est vrai, dit Mousqueton en jetant un regard sur le corps
long et mince de son ami, vous passerez, vous, et meme facilement.

-- C'est juste, il connait les tonneaux pleins, dit Blaisois,
puisqu'il a deja ete dans la cave avec M. le chevalier d'Artagnan.
Laissez passer M. Grimaud, monsieur Mouston.

-- J'y serais passe aussi bien que Grimaud, dit Mousqueton un peu
pique.

-- Oui, mais ce serait plus long, et j'ai bien soif. Je sens mon
coeur qui se barbouille de plus en plus.

-- Passez donc, Grimaud, dit Mousqueton en donnant a celui qui
allait tenter l'expedition a sa place le pot de biere et la
vrille.

-- Rincez les verres, dit Grimaud.

Puis il fit un geste amical a Mousqueton, afin que celui-ci lui
pardonnat d'achever une expedition si brillamment commencee par un
autre, et comme une couleuvre il se glissa par l'ouverture beante
et disparut.

Blaisois semblait ravi, en extase. De tous les exploits accomplis
depuis leur arrivee en Angleterre par les hommes extraordinaires
auxquels ils avaient le bonheur d'etre adjoint, celui-la lui
semblait sans contredit le plus miraculeux.

-- Vous allez voir, dit alors Mousqueton en regardant Blaisois
avec une superiorite a laquelle celui-ci n'essaya meme point de se
soustraire, vous allez voir, Blaisois, comment, nous autres
anciens soldats, nous buvons quand nous avons soif.

-- Le manteau, dit Grimaud du fond de la cave.

-- C'est juste, dit Mousqueton.

-- Que desire-t-il? demanda Blaisois.

-- Qu'on bouche l'ouverture avec un manteau.

-- Pourquoi faire? demande Blaisois.

-- Innocent! dit Mousqueton, et si quelqu'un entrait?

-- Ah! c'est vrai! s'ecria Blaisois avec une admiration de plus en
plus visible. Mais il n'y verra pas clair.

-- Grimaud voit toujours clair, repondit Mousqueton, la nuit comme
le jour.

-- Il est bien heureux, dit Blaisois; quand je n'ai pas de
chandelle, je ne puis pas faire deux pas sans me cogner, moi.

-- C'est que vous n'avez pas servi, dit Mousqueton; sans cela vous
auriez appris a ramasser une aiguille dans un four. Mais silence!
On vient, ce me semble.

Mousqueton fit entendre un petit sifflement d'alarme qui etait
familier aux laquais aux jours de leur jeunesse, reprit sa place a
table et fit signe a Blaisois d'en faire autant.

Blaisois obeit.

La porte s'ouvrit. Deux hommes enveloppes dans leurs manteaux
parurent.

-- Oh! oh! dit l'un d'eux, pas encore couches a onze heures et un
quart? c'est contre les regles. Que dans un quart d'heure tout
soit eteint et que tout le monde ronfle.

Les deux hommes s'acheminerent vers la porte du compartiment dans
lequel s'etait glisse Grimaud, ouvrirent cette porte, entrerent et
la refermerent derriere eux.

-- Ah! dit Blaisois fremissant, il est perdu!

-- C'est un bien fin renard que Grimaud, murmura Mousqueton.

Et ils attendirent, l'oreille au guet et l'haleine suspendue.

Dix minutes s'ecoulerent, pendant lesquelles on n'entendit aucun
bruit qui put faire soupconner que Grimaud fut decouvert.

Ce temps ecoule, Mousqueton et Blaisois virent la porte se
rouvrir, les deux hommes en manteau sortirent, refermerent la
porte avec la meme precaution qu'ils avaient fait en entrant et
ils s'eloignerent en renouvelant l'ordre de se coucher et
d'eteindre les lumieres.

-- Obeirons-nous? demanda Blaisois; tout cela me semble louche.

-- Ils ont dit un quart d'heure; nous avons encore cinq minutes,
reprit Mousqueton.

-- Si nous prevenions les maitres?

-- Attendons Grimaud.

-- Mais s'ils l'ont tue?

-- Grimaud eut crie.

-- Vous savez qu'il est presque muet.

-- Nous eussions entendu le coup, alors.

-- Mais s'il ne revient pas?

-- Le voici.

En effet, au moment meme Grimaud ecartait le manteau qui cachait
l'ouverture et passait a travers cette ouverture une tete livide
dont les yeux arrondis par l'effroi laissaient voir une petite
prunelle dans un large cercle blanc. Il tenait a la main le pot de
biere plein d'une substance quelconque, l'approcha du rayon de
lumiere qu'envoyait la lampe fumeuse, et murmura ce simple
monosyllabe: _Oh!_ avec une expression de si profonde terreur, que
Mousqueton recula epouvante et que Blaisois pensa s'evanouir.

Tous deux jeterent neanmoins un regard curieux dans le pot a
biere: il etait plein de poudre.

Une fois convaincu que le batiment etait charge de poudre au lieu
de l'etre de vin, Grimaud s'elanca vers l'ecoutille et ne fit
qu'on bond jusqu'a la chambre ou dormaient les quatre amis. Arrive
a cette chambre, il repoussa doucement la porte, laquelle en
s'ouvrant reveilla immediatement d'Artagnan couche derriere elle.

A peine eut-il vu la figure decomposee de Grimaud, qu'il comprit
qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire et voulut
s'ecrier; mais Grimaud, d'un geste plus rapide que la parole elle-
meme, mit un doigt sur ses levres, et, d'un souffle qu'on n'eut
pas soupconne dans un corps si frele, il eteignit la petite
veilleuse a trois pas.

D'Artagnan se souleva sur le coude, Grimaud mit un genou en terre,
et la, le cou tendu, tous les sens surexcites, il lui glissa dans
l'oreille un recit qui, a la rigueur, etait assez dramatique pour
se passer du geste et du jeu de physionomie.

Pendant ce recit, Athos, Porthos et Aramis dormaient comme des
hommes qui n'ont pas dormi depuis huit jours, et dans l'entrepont,
Mousqueton nouait par precaution ses aiguillettes, tandis que
Blaisois, saisi d'horreur, les cheveux herisses sur sa tete,
essayait d'en faire autant.

Voici ce qui s'etait passe.

A peine Grimaud eut-il disparu par l'ouverture et se trouva-t-il
dans le premier compartiment, qu'il se mit en quete et qu'il
rencontra un tonneau. Il frappa dessus: le tonneau etait vide. Il
passa a un autre, il etait vide encore; mais le troisieme sur
lequel il repeta l'experience rendit un son si mat qu'il n'y avait
point a s'y tromper. Grimaud reconnut qu'il etait plein.

Il s'arreta a celui-ci, chercha une place convenable pour le
percer avec sa vrille, et, en cherchant cet endroit, mit la main
sur un robinet.

-- Bon! dit Grimaud, voila qui m'epargne de la besogne.

Et il approcha son pot a biere, tourna le robinet et sentit que le
contenu passait tout doucement d'un recipient dans l'autre.

Grimaud, apres avoir prealablement pris la precaution de fermer le
robinet, allait porter le pot a ses levres, trop consciencieux
qu'il etait pour apporter a ses compagnons une liqueur dont il
n'eut pas pu leur repondre, lorsqu'il entendit le signal de
l'alarme que lui donnait Mousqueton; il se douta de quelque ronde
de nuit, se glissa dans l'intervalle de deux tonneaux et se cacha
derriere une futaille.

En effet, un instant apres, la porte s'ouvrit et se referma apres
avoir donne passage aux deux hommes a manteau que nous avons vus
passer et repasser devant Blaisois et Mousqueton en donnant
l'ordre d'eteindre les lumieres.

L'un des deux portait une lanterne garnie de vitres, soigneusement
fermee et d'une telle hauteur que la flamme ne pouvait atteindre a
son sommet. De plus, les vitres elles-memes etaient recouvertes
d'une feuille de papier blanc qui adoucissait ou plutot absorbait
la lumiere et la chaleur.

Cet homme etait Groslow.

L'autre tenait a la main quelque chose de long, de flexible et de
roule comme une corde blanchatre. Son visage etait recouvert d'un
chapeau a larges bords. Grimaud, croyant que le meme sentiment que
le sien les attirait dans le caveau, et que, comme lui, ils
venaient faire une visite au vin de Porto, se blottit de plus en
plus derriere sa futaille, se disant qu'au reste, s'il etait
decouvert, le crime n'etait pas bien grand.

Arrives au tonneau derriere lequel Grimaud etait cache, les deux
hommes s'arreterent.

-- Avez-vous la meche? demanda en anglais celui qui portait le
falot.

-- La voici, dit l'autre.

A la voix du dernier, Grimaud tressaillit et sentit un frisson lui
passer dans la moelle des os; il se souleva lentement, jusqu'a ce
que sa tete depassat le cercle de bois, et sous le large chapeau
il reconnut la pale figure de Mordaunt.

-- Combien de temps peut durer cette meche? demanda-t-il.

-- Mais... cinq minutes a peu pres, dit le patron.

Cette voix, non plus, n'etait pas etrangere a Grimaud. Ses regards
passerent de l'un a l'autre, et apres Mordaunt il reconnut
Groslow.

-- Alors, dit Mordaunt, vous allez prevenir vos hommes de se tenir
prets, sans leur dire a quoi. La chaloupe suit-elle le batiment?

-- Comme un chien suit son mettre au bout d'une laisse de chanvre.

-- Alors, quand la pendule piquera le quart apres minuit vous
reunirez vos hommes, vous descendrez sans bruit dans la
chaloupe...

-- Apres avoir mis le feu a la meche?

-- Ce soin me regarde. Je veux etre sur de ma vengeance. Les rames
sont dans le canot?

-- Tout est prepare.

-- Bien.

-- C'est entendu, alors.

Mordaunt s'agenouilla et assura un bout de sa meche au robinet,
pour n'avoir plus qu'a mettre le feu a l'extremite opposee.

Puis, cette operation achevee, il tira sa montre.

-- Vous avez entendu? au quart d'heure apres minuit, dit-il en se
relevant, c'est-a-dire...

Il regarda sa montre.

-- Dans vingt minutes.

-- Parfaitement, monsieur, repondit Groslow; seulement, je dois
vous faire observer une derniere fois qu'il y a quelque danger
pour la mission que vous vous reservez, et qu'il vaudrait mieux
charger un de nos hommes de mettre le feu a l'artifice.

-- Mon cher Groslow, dit Mordaunt, vous connaissez le proverbe
francais: _On n'est bien servi que par soi-meme_. Je le mettrai en
pratique.

Grimaud avait tout ecoute, sinon tout entendu; mais la vue
suppleait chez lui au defaut de comprehension parfaite de la
langue; il avait vu et reconnu les deux mortels ennemis des
mousquetaires; il avait vu Mordaunt disposer la meche; il avait
entendu le proverbe, que pour sa plus grande facilite Mordaunt
avait dit en francais. Enfin il palpait et repalpait le contenu du
cruchon qu'il tenait a la main, et, au lieu du liquide
qu'attendaient Mousqueton et Blaisois, criaient et s'ecrasaient
sous ses doigts les grains d'une poudre grossiere.

Mordaunt s'eloigna avec le patron. A la porte il s'arreta,
ecoutant.

-- Entendez-vous comme ils dorment? dit-il.

En effet, on entendait ronfler Porthos a travers le plancher.

-- C'est Dieu qui nous les livre, dit Groslow.

-- Et cette fois, dit Mordaunt, le diable ne les sauverait pas!

Et tous deux sortirent.


LXXVII. Le vin de Porto (Suite)

Grimaud attendit qu'il eut entendu grincer le pene de la porte
dans la serrure, et quand il se fut assure qu'il etait seul, il se
dressa lentement le long de la muraille.

-- Ah! fit-il en essuyant avec sa manche de larges gouttes de
sueur qui perlaient sur son front; comme c'est heureux que
Mousqueton ait eu soif!

Il se hata de passer par son trou, croyant encore rever; mais la
vue de la poudre dans le pot de biere lui prouva que ce reve etait
un cauchemar mortel.

D'Artagnan, comme on le pense, ecouta tous ces details avec un
interet croissant, et, sans attendre que Grimaud eut fini, il se
leva sans secousse, et approchant sa bouche de l'oreille d'Aramis,
qui dormait a sa gauche, et lui touchant l'epaule en meme temps
pour prevenir tout mouvement brusque:

-- Chevalier, lui dit-il, levez-vous, et ne faites pas le moindre
bruit.

Aramis s'eveilla. D'Artagnan lui repeta son invitation en lui
serrant la main. Aramis obeit.

-- Vous avez Athos a votre gauche, dit-il, prevenez-le comme je
vous ai prevenu.

Aramis reveilla facilement Athos, dont le sommeil etait leger
comme l'est ordinairement celui de toutes les natures fines et
nerveuses; mais on eut plus de difficulte pour reveiller Porthos.
Il allait demander les causes et les raisons de cette interruption
de son sommeil, qui lui paraissait fort deplaisante, lorsque
d'Artagnan, pour toute explication, lui appliqua la main sur la
bouche.

Alors notre Gascon, allongeant ses bras et les ramenant a lui,
enferma dans leur cercle les trois tetes de ses amis, de facon
qu'elles se touchassent pour ainsi dire.

-- Amis, dit-il, nous allons immediatement quitter ce bateau, ou
nous sommes tous morts.

-- Bah! dit Athos, encore?

-- Savez-vous quel etait le capitaine du bateau?

-- Non.

-- Le capitaine Groslow.

Un fremissement des trois mousquetaires apprit a d'Artagnan que
son discours commencait a faire quelque impression sur ses amis.

-- Groslow! fit Aramis, diable!

-- Qu'est-ce que c'est que cela, Groslow? demanda Porthos, je ne
me le rappelle plus.

-- Celui qui a casse la tete a Parry et qui s'apprete en ce moment
a casser les notres.

-- Oh! oh!

-- Et son lieutenant, savez-vous qui c'est?

-- Son lieutenant? il n'en a pas, dit Athos. On n'a pas de
lieutenant dans une felouque montee par quatre hommes.

-- Oui, mais M. Groslow n'est pas un capitaine comme un autre; il
a un lieutenant, lui, et ce lieutenant est M. Mordaunt.

Cette fois ce fut plus qu'un fremissement parmi les mousquetaires,
ce fut presque un cri. Ces hommes invincibles etaient soumis a
l'influence mysterieuse et fatale qu'exercait ce nom sur eux, et
ressentaient de la terreur a l'entendre seulement prononcer.

-- Que faire? dit Athos.

-- Nous emparer de la felouque, dit Aramis.

-- Et le tuer, dit Porthos.

-- La felouque est minee, dit d'Artagnan. Ces tonneaux que j'ai
pris pour des futailles pleines de porto sont des tonneaux de
poudre. Quand Mordaunt se verra decouvert, il fera tout sauter,
amis et ennemis, et ma foi c'est un monsieur de trop mauvaise
compagnie pour que j'aie le desir de me presenter en sa societe,
soit au ciel, soit a l'enfer.

-- Vous avez donc un plan? demanda Athos.

-- Oui.

-- Lequel?

-- Avez-vous confiance en moi?

-- Ordonnez, dirent ensemble les trois mousquetaires.

-- Eh bien, venez!

D'Artagnan alla a une fenetre basse comme un dalot, mais qui
suffisait pour donner passage a un homme; il la fit glisser
doucement sur sa charniere.

-- Voila le chemin, dit-il.

-- Diable! dit Aramis, il fait bien froid, cher ami!

-- Restez si vous voulez ici, mais je vous previens qu'il y fera
chaud tout a l'heure.

-- Mais nous ne pouvons gagner la terre a la nage.

-- La chaloupe suit en laisse, nous gagnerons la chaloupe et nous
couperons la laisse. Voila tout. Allons, messieurs.

-- Un instant, dit Athos; les laquais?

-- Nous voici, dirent Mousqueton et Blaisois, que Grimaud avait
ete chercher pour concentrer toutes les forces dans la cabine, et
qui, par l'ecoutille qui touchait presque a la porte, etaient
entres sans etre vus.

Cependant les trois amis etaient restes immobiles devant le
terrible spectacle que leur avait decouvert d'Artagnan en
soulevant le volet et qu'ils voyaient par cette etroite ouverture.

En effet, quiconque a vu ce spectacle une fois sait que rien n'est
plus profondement saisissant qu'une mer houleuse, roulant avec de
sourds murmures ses vagues noires a la pale clarte d'une lune
d'hiver.

-- Cordieu! dit d'Artagnan, nous hesitons, ce me semble! Si nous
hesitons, nous, que feront donc les laquais?

-- Je n'hesite pas, moi, dit Grimaud.

-- Monsieur, dit Blaisois, je ne sais nager que dans les rivieres,
je vous en previens.

-- Et moi, je ne sais pas nager du tout, dit Mousqueton.

Pendant ce temps, d'Artagnan s'etait glisse par l'ouverture.

-- Vous etes donc decide, ami? dit Athos.

-- Oui, repondit le Gascon. Allons, Athos, vous qui etes l'homme
parfait, dites a l'esprit de dominer la matiere. Vous, Aramis,
donnez le mot aux laquais. Vous, Porthos, tuez tout ce qui nous
fera obstacle.

Et d'Artagnan, apres avoir serre la main d'Athos, choisit le
moment ou par un mouvement de tangage la felouque plongeait de
l'arriere; de sorte qu'il n'eut qu'a se laisser glisser dans
l'eau, qui l'enveloppait deja jusqu'a la ceinture.

Athos le suivit avant meme que la felouque fut relevee; apres
Athos elle se releva, et l'on vit se tendre et sortir de l'eau le
cable qui attachait la chaloupe.

D'Artagnan nagea vers ce cable et l'atteignit.

La il attendit suspendu a ce cable par une main et la tete seule a
fleur d'eau.

Au bout d'une seconde, Athos le rejoignit.

Puis l'on vit au tournant de la felouque poindre deux autres
tetes. C'etaient celle d'Aramis et de Grimaud.

-- Blaisois m'inquiete, dit Athos. N'avez-vous pas entendu,
d'Artagnan, qu'il a dit qu'il ne savait nager que dans les
rivieres?

-- Quand on sait nager, on nage partout, dit d'Artagnan; a la
barque! a la barque!

-- Mais Porthos? je ne le vois pas.

-- Porthos va venir, soyez tranquille, il nage comme Leviathan
lui-meme.

En effet Porthos ne paraissait point; car une scene, moitie
burlesque, moitie dramatique, se passait entre lui, Mousqueton et
Blaisois.

Ceux-ci, epouvantes par le bruit de l'eau, par le sifflement du
vent, effares par la vue de cette eau noire bouillonnant dans le
gouffre, reculaient au lieu d'avancer.

-- Allons! allons! dit Porthos, a l'eau!

-- Mais, monsieur, disait Mousqueton, je ne sais pas nager,
laissez-moi ici.

-- Et moi aussi, monsieur, disait Blaisois.

-- Je vous assure que je vous embarrasserai dans cette petite
barque, reprit Mousqueton.

-- Et moi je me noierai bien sur avant que d'y arriver, continuait
Blaisois.

-- Ah ca, je vous etrangle tous deux si vous ne sortez pas, dit
Porthos en les saisissant a la gorge. En avant, Blaisois!

Un gemissement etouffe par la main de fer de Porthos fut toute la
reponse de Blaisois, car le geant, le tenant par le cou et par les
pieds, le fit glisser comme une planche par la fenetre et l'envoya
dans la mer tete en bas.

-- Maintenant, Mouston, dit Porthos, j'espere que vous
n'abandonnerez pas votre maitre.

-- Ah! monsieur, dit Mousqueton les larmes aux yeux, pourquoi
avez-vous repris du service? nous etions si bien au chateau de
Pierrefonds!

Et sans autre reproche, devenu pensif et obeissant, soit par
devouement reel, soit par l'exemple donne a l'egard de Blaisois,
Mousqueton donna tete baissee dans la mer.

Action sublime en tout cas, car Mousqueton se croyait mort.

Mais Porthos n'etait pas homme a abandonner ainsi son fidele
compagnon. Le maitre suivit de si pres son valet, que la chute des
deux corps ne fit qu'un seul et meme bruit; de sorte que lorsque
Mousqueton revint sur l'eau tout aveugle, il se trouva retenu par
la large main de Porthos, et put, sans avoir besoin de faire aucun
mouvement, s'avancer vers la corde avec la majeste d'un dieu
marin.

Au meme instant, Porthos vit tourbillonner quelque chose a la
portee de son bras. Il saisit ce quelque chose par la chevelure:
c'etait Blaisois, au-devant duquel venait deja Athos.

-- Allez, allez, comte, dit Porthos, je n'ai pas besoin de _vous_.

Et en effet, d'un coup de jarret vigoureux, Porthos se dressa
comme le geant Adamastor au-dessus de la lame, et en trois elans
il se trouva avoir rejoint ses compagnons.

D'Artagnan, Aramis et Grimaud aiderent Mousqueton et Blaisois a
monter; puis vint le tour de Porthos, qui, en enjambant par-dessus
le bord, manqua de faire chavirer la petite embarcation.

-- Et Athos? demanda d'Artagnan.

-- Me voici! dit Athos, qui, comme un general soutenant la
retraite, n'avait voulu monter que le dernier et se tenait au
rebord de la barque. Etes-vous tous reunis?

-- Tous, dit d'Artagnan. Et vous, Athos, avez-vous votre poignard?

-- Oui.

-- Alors coupez le cable et venez.

Athos tira un poignard acere de sa ceinture et coupa la corde; la
felouque s'eloigna; la barque resta stationnaire, sans autre
mouvement que celui que lui imprimaient les vagues.

-- Venez, Athos! dit d'Artagnan.

Et il tendit la main au comte de La Fere, qui prit a son tour
place dans le bateau.

-- Il etait temps, dit le Gascon, et vous allez voir quelque chose
de curieux.


LXXVIII. _Fatality_

En effet, d'Artagnan achevait a peine ces paroles qu'un coup de
sifflet retentit sur la felouque, qui commencait a s'enfoncer dans
la brume et dans l'obscurite.

-- Ceci, comme vous le comprenez bien, reprit le Gascon, veut dire
quelque chose.

En ce moment on vit un falot apparaitre sur le pont et dessiner
des ombres a l'arriere.

Soudain un cri terrible, un cri de desespoir traversa l'espace; et
comme si ce cri eut chasse les nuages, le voile qui cachait la
lune s'ecarta, et l'on vit se dessiner sur le ciel, argente d'une
pale lumiere, la voilure grise et les cordages noirs de la
felouque.

Des ombres couraient eperdues sur le navire, et des cris
lamentables accompagnaient ces promenades insensees.

Au milieu de ces cris, on vit apparaitre, sur le couronnement de
la poupe, Mordaunt, une torche a la main.

Ces ombres qui couraient eperdues sur le navire, c'etait Groslow
qui, a l'heure indiquee par Mordaunt, avait rassemble ses hommes;
tandis que celui-ci, apres avoir ecoute a la porte de la cabine si
les mousquetaires dormaient toujours, etait descendu dans la cale,
rassure par le silence.

En effet, qui eut pu soupconner ce qui venait de se passer?

Mordaunt avait en consequence ouvert la porte et couru a la meche;
ardent comme un homme altere de vengeance et sur de lui comme ceux
que Dieu aveugle, il avait mis le feu au soufre.

Pendant ce temps, Groslow et ses matelots s'etaient reunis a
l'arriere.

-- Halez la corde, dit Groslow, et attirez la chaloupe a nous.

Un des matelots enjamba la muraille du navire, saisit le cable et
tira; le cable vint a lui sans resistance aucune.

-- Le cable est coupe! s'ecria le marin: plus de canot!

-- Comment! plus de canot! dit Groslow en s'elancant a son tour
sur le bastingage, c'est impossible!

-- Cela est cependant, dit le marin, voyez plutot; rien dans le
sillage, et d'ailleurs voila le bout du cable.

C'etait alors que Groslow avait pousse ce rugissement que les
mousquetaires avaient entendu.

-- Qu'y a-t-il? s'ecria Mordaunt, qui, sortant de l'ecoutille,
s'elanca a son tour vers l'arriere sa torche a la main.

-- Il y a que nos ennemis nous echappent; il y a qu'ils ont coupe
la corde et qu'ils fuient avec le canot.

Mordaunt ne fit qu'un bond jusqu'a la cabine, dont il enfonca la
porte d'un coup de pied.

-- Vide! s'ecria-t-il. Oh! les demons!

-- Nous allons les poursuivre, dit Groslow; ils ne peuvent etre
loin, et nous les coulerons en passant sur eux.

-- Oui, mais le feu! dit Mordaunt, j'ai mis le feu!

-- A quoi?

-- A la meche!

-- Mille tonnerres! hurla Groslow en se precipitant vers
l'ecoutille. Peut-etre est-il encore temps.

Mordaunt ne repondit que par un rire terrible; et, les traits
bouleverses par la haine plus encore que par la terreur, cherchant
le ciel de ses yeux hagards pour lui lancer un dernier blaspheme,
il jeta d'abord sa torche dans la mer, puis il s'y precipita lui-
meme.

Au meme instant et comme Groslow mettait le pied sur l'escalier de
l'ecoutille, le navire s'ouvrit comme le cratere d'un volcan; un
jet de feu s'elanca vers le ciel avec une explosion pareille a
celle de cent pieces de canon qui tonneraient a la fois; l'air
s'embrasa tout sillonne de debris embrases eux-memes, puis
l'effroyable eclair disparut, les debris tomberent l'un apres
l'autre, fremissant dans l'abime, ou ils s'eteignirent, et, a
l'exception d'une vibration dans l'air, au bout d'un instant on
eut cru qu'il ne s'etait rien passe.

Seulement la felouque avait disparu de la surface de la mer, et
Groslow et ses trois hommes etaient aneantis.

Les quatre amis avaient tout vu, aucun des details de ce terrible
drame ne leur avait echappe. Un instant inondes de cette lumiere
eclatante qui avait eclaire la mer a plus d'une lieue, on aurait
pu les voir chacun dans une attitude diverse, exprimant l'effroi
que, malgre leurs coeurs de bronze, ils ne pouvaient s'empecher de
ressentir. Bientot la pluie de flammes retomba tout autour d'eux;
puis enfin le volcan s'eteignit comme nous l'avons raconte, et
tout rentra dans l'obscurite, barque flottante et ocean houleux.

Ils demeurerent un instant silencieux et abattus. Porthos et
d'Artagnan, qui avaient pris chacun une rame, la soutenaient
machinalement au-dessus de l'eau en pesant dessus de tout leur
corps et en l'etreignant de leurs mains crispees.

-- Ma foi, dit Aramis rompant le premier ce silence de mort, pour
cette fois je crois que tout est fini.

-- A moi, milords! a l'aide! au secours! cria une voix lamentable
dont les accents parvinrent aux quatre amis, et pareille a celle
de quelque esprit de la mer.

Tous se regarderent. Athos lui-meme tressaillit.

-- C'est lui, c'est sa voix! dit-il.

Tous garderent le silence, car tous avaient, comme Athos, reconnu
cette voix. Seulement leurs regards aux prunelles dilatees se
tournerent dans la direction ou avait disparu le batiment, faisant
des efforts inouis pour percer l'obscurite.

Au bout d'un instant on commenca de distinguer un homme; il
s'approchait nageant avec vigueur.

Athos etendit lentement le bras vers lui, le montrant du doigt a
ses compagnons.

-- Oui, oui, dit d'Artagnan, je le vois bien.

-- Encore lui! dit Porthos en respirant comme un soufflet de
forge. Ah ca, mais il est donc de fer?

-- O mon Dieu! murmura Athos.

Aramis et d'Artagnan se parlaient a l'oreille.

Mordaunt fit encore quelques brassees, et, levant en signe de
detresse une main au-dessus de la mer:

-- Pitie! messieurs, pitie, au nom du ciel! je sens mes forces qui
m'abandonnent, je vais mourir!

La voix qui implorait secours etait si vibrante, qu'elle alla
eveiller la compassion au fond du coeur d'Athos.

-- Le malheureux! murmura-t-il.

-- Bon! dit d'Artagnan, il ne vous manque plus que de le plaindre!
En verite, je crois qu'il nage vers nous. Pense-t-il donc que nous
allons le prendre? Ramez, Porthos, ramez!

Et donnant l'exemple, d'Artagnan plongea sa rame dans la mer, deux
coups d'aviron eloignerent la barque de vingt brasses.

-- Oh! vous ne m'abandonnerez pas! vous ne me laisserez pas perir!
vous ne serez pas sans pitie! s'ecria Mordaunt.

-- Ah! ah! dit Porthos a Mordaunt, je crois que nous vous tenons,
enfin, mon brave, et que vous n'avez pour vous sauver d'ici
d'autres portes que celles de l'enfer!

-- Oh! Porthos! murmura le comte de La Fere.

-- Laissez-moi tranquille, Athos; en verite vous devenez ridicule
avec vos eternelles generosites! D'abord, s'il approche a dix
pieds de la barque, je vous declare que je lui fends la tete d'un
coup d'aviron.

-- Oh! de grace... ne me fuyez pas, messieurs... de grace... ayez
pitie de moi! cria le jeune homme, dont la respiration haletante
faisait parfois, quand sa tete disparaissait sous la vague,
bouillonner l'eau glacee.

D'Artagnan, qui tout en suivant de l'oeil chaque mouvement de
Mordaunt, avait termine son colloque avec Aramis, se leva:

-- Monsieur, dit-il en s'adressant au nageur, eloignez-vous, s'il
vous plait. Votre repentir est de trop fraiche date pour que nous
y ayons une bien grande confiance; faites attention que le bateau
dans lequel vous avez voulu nous griller fume encore a quelques
pieds sous l'eau, et que la situation dans laquelle vous etes est
un lit de roses en comparaison de celle ou vous vouliez nous
mettre et ou vous avez mis M. Groslow et ses compagnons.

-- Messieurs, reprit Mordaunt avec un accent plus desespere, je
vous jure que mon repentir est veritable. Messieurs, je suis si
jeune, j'ai vingt-trois ans a peine! messieurs, j'ai ete entraine
par un ressentiment bien naturel, j'ai voulu venger ma mere, et
vous eussiez tous fait ce que j'ai fait.

-- Peuh! fit d'Artagnan, voyant qu'Athos s'attendrissait de plus
en plus; c'est selon.

Mordaunt n'avait plus que trois ou quatre brassees a faire pour
atteindre la barque, car l'approche de la mort semblait lui donner
une vigueur surnaturelle.

-- Helas! reprit-il, je vais donc mourir! vous allez donc tuer le
fils comme vous avez tue la mere! Et cependant je n'etais pas
coupable; selon toutes les lois divines et humaines, un fils doit
venger sa mere. D'ailleurs, ajouta-t-il en joignant les mains, si
c'est un crime, puisque je m'en repens, puisque j'en demande
pardon, je dois etre pardonne.

Alors, comme si les forces lui manquaient, il sembla ne plus
pouvoir se soutenir sur l'eau, et une vague passa sur sa tete, qui
eteignit sa voix.

-- Oh! cela me dechire! dit Athos.

Mordaunt reparut.

-- Et moi, repondit d'Artagnan, je dis qu'il faut en finir;
monsieur l'assassin de votre oncle, monsieur le bourreau du roi
Charles, monsieur l'incendiaire, je vous engage a vous laisser
couler a fond; ou, si vous approchez encore de la barque d'une
seule brasse, je vous casse la tete avec mon aviron.

Mordaunt, comme au desespoir, fit une brassee. D'Artagnan prit sa
rame a deux mains, Athos se leva.

-- D'Artagnan! d'Artagnan! s'ecria-t-il; d'Artagnan! mon fils, je
vous en supplie. Le malheureux va mourir, et c'est affreux de
laisser mourir un homme sans lui tendre la main, quand on n'a qu'a
lui tendre la main pour le sauver. Oh! mon coeur me defend une
pareille action; je ne puis y resister, il faut qu'il vive!

-- Mordieu! repliqua d'Artagnan, pourquoi ne vous livrez-vous pas
tout de suite pieds et poings lies a ce miserable? Ce sera plus
tot fait. Ah! comte de La Fere, vous voulez perir par lui; eh
bien! moi, votre fils, comme vous m'appelez, je ne le veux pas.

C'etait la premiere fois que d'Artagnan resistait a une priere
qu'Athos faisait en l'appelant son fils.

Aramis tira froidement son epee, qu'il avait emportee entre ses
dents a la nage.

-- S'il pose la main sur le bordage, dit-il, je la lui coupe comme
a un regicide qu'il est.

-- Et moi, dit Porthos, attendez...

-- Qu'allez-vous faire? demanda Aramis.

-- Je vais me jeter a l'eau et je l'etranglerai.

-- Oh! messieurs, s'ecria Athos avec un sentiment irresistible,
soyons hommes, soyons chretiens!

D'Artagnan poussa un soupir qui ressemblait a un gemissement,
Aramis abaissa son epee, Porthos se rassit.

-- Voyez, continua Athos, voyez, la mort se peint sur son visage;
ses forces sont a bout, une minute encore, et il coule au fond de
l'abime. Ah! ne me donnez pas cet horrible remords, ne me forcez
pas a mourir de honte a mon tour; mes amis, accordez-moi la vie de
ce malheureux, je vous benirai, je vous...

-- Je me meurs! murmura Mordaunt; a moi!... a moi!...

-- Gagnons une minute, dit Aramis en se penchant a gauche et en
s'adressant a d'Artagnan. Un coup d'aviron, ajouta-t-il en se
penchant a droite vers Porthos.

D'Artagnan ne repondit ni du geste ni de la parole; il commencait
d'etre emu, moitie des supplications d'Athos, moitie par le
spectacle qu'il avait sous les yeux. Porthos seul donna un coup de
rame, et, comme ce coup n'avait pas de contre-poids, la barque
tourna seulement sur elle-meme et ce mouvement rapprocha Athos du
moribond.

-- Monsieur le comte de La Fere! s'ecria Mordaunt, monsieur le
comte de La Fere! C'est a vous que je m'adresse, c'est vous que je
supplie, ayez pitie de moi... Ou etes-vous, monsieur le comte de
La Fere? Je n'y vois plus... Je me meurs!... A moi! a moi!

-- Me voici, monsieur, dit Athos en se penchant et en etendant le
bras vers Mordaunt avec cet air de noblesse et de dignite qui lui
etait habituel, me voici; prenez ma main, et entrez dans notre
embarcation.

-- J'aime mieux ne pas regarder, dit d'Artagnan, cette faiblesse
me repugne.

Il se retourna vers les deux amis, qui, de leur cote, se
pressaient au fond de la barque comme s'ils eussent craint de
toucher celui auquel Athos ne craignait pas de tendre la main.

Mordaunt fit un effort supreme, se souleva, saisit cette main qui
se tendait vers lui et s'y cramponna avec la vehemence du dernier
espoir.

-- Bien! dit Athos, mettez votre autre main ici.

Et il lui offrait son epaule comme second point d'appui, de sorte
que sa tete touchait presque la tete de Mordaunt, et que ces deux
ennemis mortels se tenaient embrasses comme deux freres.

Mordaunt etreignit de ses doigts crispes le collet d'Athos.

-- Bien, monsieur, dit le comte, maintenant vous voila sauve,
tranquillisez-vous.

-- Ah! ma mere, s'ecria Mordaunt avec un regard flamboyant et avec
un accent de haine impossible a decrire, je ne peux t'offrir
qu'une victime, mais ce sera du moins celle que tu eusses choisie!

Et tandis que d'Artagnan poussait un cri, que Porthos levait
l'aviron, qu'Aramis cherchait une place pour frapper, une
effrayante secousse donnee a la barque entraina Athos dans l'eau,
tandis que Mordaunt, poussant un cri de triomphe, serrait le cou
de sa victime et enveloppait, pour paralyser ses mouvements, ses
jambes et les siennes comme aurait pu le faire un serpent.

Un instant, sans pousser un cri, sans appeler a son aide, Athos
essaya de se maintenir a la surface de la mer, mais le poids
l'entrainant, il disparut peu a peu; bientot on ne vit plus que
ses longs cheveux flottants; puis tout disparut, et un large
bouillonnement, qui s'effaca a son tour, indiqua seul l'endroit ou
tous deux s'etaient engloutis.

Muets d'horreur, immobiles, suffoques par l'indignation et
l'epouvante, les trois amis etaient restes la bouche beante, les
yeux dilates, les bras tendus; ils semblaient des statues et
cependant, malgre leur immobilite, on entendait battre leur coeur.
Porthos le premier revint a lui, et s'arrachant les cheveux a
pleines mains:

-- Oh! s'ecria-t-il avec un sanglot dechirant chez un pareil homme
surtout, oh! Athos, Athos! noble coeur! malheur! malheur sur nous
qui t'avons laisse mourir!

-- Oh! oui, repeta d'Artagnan, malheur!

-- Malheur! murmura Aramis.

En ce moment, au milieu du vaste cercle illumine des rayons de la
lune, a quatre ou cinq brasses de la barque, le meme
tourbillonnement qui avait annonce l'absorption se renouvela, et
l'on vit reparaitre d'abord des cheveux, puis un visage pale aux
yeux ouverts mais cependant morts, puis un corps qui, apres s'etre
dresse jusqu'au buste au-dessus de la mer, se renversa mollement
sur le dos, selon le caprice de la vague.

Dans la poitrine du cadavre etait enfonce un poignard dont le
pommeau d'or etincelait.

-- Mordaunt! Mordaunt! Mordaunt! s'ecrierent les trois amis, c'est
Mordaunt!

-- Mais Athos? dit d'Artagnan.

Tout a coup la barque pencha a gauche sous un poids nouveau et
inattendu, et Grimaud poussa un hurlement de joie; tous se
retournerent, et l'on vit Athos, livide, l'oeil eteint et la main
tremblante, se reposer en s'appuyant sur le bord du canot. Huit
bras nerveux l'enleverent aussitot et le deposerent dans la
barque, ou dans un instant Athos se sentit rechauffe, ranime,
renaissant sous les caresses et dans les etreintes de ses amis
ivres de joie.

-- Vous n'etes pas blesse, au moins? demanda d'Artagnan.

-- Non, repondit Athos... Et lui?

-- Oh! lui, cette fois, Dieu merci! il est bien mort. Tenez!

Et d'Artagnan, forcant Athos de regarder dans la direction qu'il
lui indiquait, lui montra le corps de Mordaunt flottant sur le dos
des lames, et qui, tantot submerge, tantot releve, semblait encore
poursuivre les quatre amis d'un regard charge d'insulte et de
haine mortelle.

Enfin il s'abima. Athos l'avait suivi d'un oeil empreint de
melancolie et de pitie.

-- Bravo, Athos! dit Aramis avec une effusion bien rare chez lui.

-- Le beau coup! s'ecria Porthos.

-- J'avais un fils, dit Athos, j'ai voulu vivre.

-- Enfin, dit d'Artagnan, voila ou Dieu a parle.

-- Ce n'est pas moi qui l'ai tue, murmura Athos, c'est le destin.


LXXIX. Ou, apres avoir manque d'etre roti, Mousqueton manqua
d'etre mange

Un profond silence regna longtemps dans le canot apres la scene
terrible que nous venons de raconter. La lune, qui s'etait montree
un instant comme si Dieu eut voulu qu'aucun detail de cet
evenement ne restat cache aux yeux des spectateurs, disparut
derriere les nuages; tout rentra dans cette obscurite si
effrayante dans tous les deserts et surtout dans ce desert liquide
qu'on appelle l'Ocean, et l'on n'entendit plus que le sifflement
du vent d'ouest dans la crete des lames.

Porthos rompit le premier le silence.

-- J'ai vu bien des choses, dit-il, mais aucune ne m'a emu comme
celle que je viens de voir. Cependant, tout trouble que je suis,
je vous declare que je me sens excessivement heureux. J'ai cent
livres de moins sur la poitrine, et je respire enfin librement.

En effet, Porthos respira avec un bruit qui faisait honneur au jeu
puissant de ses poumons.

-- Pour moi, dit Aramis, je n'en dirai pas autant que vous,
Porthos; je suis encore epouvante. C'est au point que je n'en
crois pas mes yeux, que je doute de ce que j'ai vu, que je cherche
tout autour du canot, et que je m'attends a chaque minute a voir
reparaitre ce miserable tenant a la main le poignard qu'il avait
dans le coeur.

-- Oh! moi, je suis tranquille, reprit Porthos; le coup lui a ete
porte vers la sixieme cote et enfonce jusqu'a la garde. Je ne vous
en fais pas un reproche, Athos, au contraire. Quand on frappe,
c'est comme cela qu'il faut frapper. Aussi je vis a present, je
respire, je suis joyeux.

-- Ne vous hatez pas de chanter victoire, Porthos! dit d'Artagnan.
Jamais nous n'avons couru un danger plus grand qu'a cette heure;
car un homme vient a bout d'un homme, mais non pas d'un element.
Or, nous sommes en mer la nuit, sans guide, dans une frele barque;
qu'un coup de vent fasse chavirer le canot, et nous sommes perdus.

Mousqueton poussa un profond soupir.

-- Vous etes ingrat, d'Artagnan, dit Athos; oui, ingrat de douter
de la Providence au moment ou elle vient de nous sauver tous d'une
facon si miraculeuse. Croyez-vous qu'elle nous ait fait passer, en
nous guidant par la main, a travers tant de perils, pour nous
abandonner ensuite? Non pas. Nous sommes partis par un vent
d'ouest, ce vent souffle toujours. Athos s'orienta sur l'etoile
polaire. Voici le Chariot, par consequent la est la France.
Laissons-nous aller au vent, et tant qu'il ne changera point il
nous poussera vers les cotes de Calais ou de Boulogne. Si la
barque chavire, nous sommes assez forts et assez bons nageurs, a
nous cinq du moins, pour la retourner, ou pour nous attacher a
elle si cet effort est au-dessus de nos forces. Or, nous nous
trouvons sur la route de tous les vaisseaux qui vont de Douvres a
Calais et de Portsmouth a Boulogne; si l'eau conservait leurs
traces, leur sillage eut creuse une vallee a l'endroit meme ou
nous sommes. Il est donc impossible qu'au jour nous ne
rencontrions pas quelque barque de pecheur qui nous recueillera.

-- Mais si nous n'en rencontrions point, par exemple, et que le
vent tournat au nord!

-- Alors, dit Athos, c'est autre chose, nous ne retrouverions la
terre que de l'autre cote de l'Atlantique.

-- Ce qui veut dire que nous mourrions de faim, reprit Aramis.

-- C'est plus que probable, dit le comte de La Fere.

Mousqueton poussa un second soupir plus douloureux encore que le
premier.

-- Ah! ca! Mouston, demanda Porthos, qu'avez-vous donc a gemir
toujours ainsi? cela devient fastidieux!

-- J'ai que j'ai froid, monsieur, dit Mousqueton.

-- C'est impossible, dit Porthos.

-- Impossible? dit Mousqueton etonne.

-- Certainement. Vous avez le corps couvert d'une couche de
graisse qui le rend impenetrable a l'air. Il y a autre chose,
parlez franchement.

-- Eh bien, oui, monsieur, et c'est meme cette couche de graisse,
dont vous me glorifiez, qui m'epouvante, moi!

-- Et pourquoi cela, Mouston? parlez hardiment, ces messieurs vous
le permettent.

-- Parce que, monsieur, je me rappelais que dans la bibliotheque
du chateau de Bracieux il y a une foule de livres de voyages, et
parmi ces livres de voyages ceux de Jean Mocquet, le fameux
voyageur du roi Henri IV.

-- Apres?

-- Eh bien! monsieur, dit Mousqueton, dans ces livres il est fort
parle d'aventures maritimes et d'evenements semblables a celui qui
nous menace en ce moment!

-- Continuez, Mouston, dit Porthos, cette analogie est pleine
d'interet.

-- Eh bien, monsieur, en pareil cas, les voyageurs affames, dit
Jean Mocquet, ont l'habitude affreuse de se manger les uns les
autres et de commencer par...

-- Par le plus gras! s'ecria d'Artagnan ne pouvant s'empecher de
rire, malgre la gravite de la situation.

-- Oui, monsieur, repondit Mousqueton, un peu abasourdi de cette
hilarite, et permettez-moi de vous dire que je ne vois pas ce
qu'il peut y avoir de risible la-dedans.

-- C'est le devouement personnifie que ce brave Mousqueton! reprit
Porthos. Gageons que tu te voyais deja depece et mange par ton
maitre?

-- Oui, monsieur, quoique cette joie que vous devinez en moi ne
soit pas, je vous l'avoue, sans quelque melange de tristesse.
Cependant je ne me regretterais pas trop, monsieur, si en mourant
j'avais la certitude de vous etre utile encore.

-- Mouston, dit Porthos attendri, si nous revoyons jamais mon
chateau de Pierrefonds, vous aurez, en toute propriete, pour vous
et vos descendants, le clos de vignes qui surmonte la ferme.

Et vous le nommerez la vigne du Devouement, Mouston, dit Aramis,
pour transmettre aux derniers ages le souvenir de votre sacrifice.

-- Chevalier, dit d'Artagnan en riant a son tour, vous eussiez
mange du Mouston sans trop de repugnance, n'est-ce pas, surtout
apres deux ou trois jours de diete?

-- Oh! ma foi, non, reprit Aramis, j'eusse mieux aime Blaisois: il
y a moins longtemps que nous le connaissons.

On concoit que pendant cet echange de plaisanteries, qui avaient
pour but surtout d'ecarter de l'esprit d'Athos la scene qui venait
de se passer, a l'exception de Grimaud, qui savait qu'en tout cas
le danger, quel qu'il fut, passerait au-dessus de sa tete, les
valets ne fussent point tranquilles.

Aussi Grimaud, sans prendre aucune part a la conversation, et
muet, selon son habitude, s'escrimait-il de son mieux, un aviron
de chaque main.

-- Tu rames donc, toi? dit Athos.

Grimaud fit signe que oui.

-- Pourquoi rames-tu?

-- Pour avoir chaud.

En effet, tandis que les autres naufrages grelottaient de froid,
le silencieux Grimaud suait a grosses gouttes.

Tout a coup Mousqueton poussa un cri de joie en elevant au-dessus
de sa tete sa main armee d'une bouteille.

-- Oh! dit-il en passant la bouteille a Porthos, oh! monsieur,
nous sommes sauves! la barque est garnie de vivres.

Et fouillant vivement sous le banc d'ou il avait deja tire le
precieux specimen, il amena successivement une douzaine de
bouteilles pareilles, du pain et un morceau de boeuf sale.

Il est inutile de dire que cette trouvaille rendit la gaiete a
tous, excepte a Athos.

-- Mordieu! dit Porthos, qui, on se le rappelle, avait deja faim
en mettant le pied sur la felouque, c'est etonnant comme les
emotions creusent l'estomac!

Et il avala une bouteille d'un coup et mangea a lui seul un bon
tiers du pain et du boeuf sale.

-- Maintenant, dit Athos, dormez ou tachez de dormir, messieurs;
moi, je veillerai.

Pour d'autres hommes que pour nos hardis aventuriers une pareille
proposition eut ete derisoire. En effet, ils etaient mouilles
jusqu'aux os, il faisait un vent glacial, et les emotions qu'ils
venaient d'eprouver semblaient leur defendre de fermer l'oeil;
mais pour ces natures d'elite, pour ces temperaments de fer, pour
ces corps brises a toutes les fatigues, le sommeil, dans toutes
les circonstances, arrivait a son heure sans jamais manquer a
l'appel.

Aussi au bout d'un instant chacun, plein de confiance dans le
pilote, se fut-il accoude a sa facon, et eut-il essaye de profiter
du conseil donne par Athos, qui, assis au gouvernail et les yeux
fixes sur le ciel, ou sans doute il cherchait non seulement le
chemin de la France, mais encore le visage de Dieu, demeura seul,
comme il l'avait promis, pensif et eveille, dirigeant la petite
barque dans la voie qu'elle devait suivre.

Apres quelques heures de sommeil, les voyageurs furent reveilles
par Athos.

Les premieres lueurs du jour venaient de blanchir la mer bleuatre,
et a dix portees de mousquet a peu pres vers l'avant on apercevait
une masse noire au-dessus de laquelle se deployait une voile
triangulaire fine et allongee comme l'aile d'une hirondelle.

-- Une barque! dirent d'une meme voix les quatre amis, tandis que
les laquais, de leur cote, exprimaient aussi leur joie sur des
tons differents.

C'etait en effet une flute dunkerquoise qui faisait voile vers
Boulogne.

Les quatre maitres, Blaisois et Mousqueton unirent leurs voix en
un seul cri qui vibra sur la surface elastique des flots, tandis
que Grimaud, sans rien dire, mettait son chapeau au bout de sa
rame pour attirer les regards de ceux qu'allait frapper le son de
la voix.

Un quart d'heure apres, le canot de cette flute les remorquait;
ils mettaient le pied sur le pont du petit batiment. Grimaud
offrait vingt guinees au patron de la part de son maitre, et a
neuf heures du matin, par un bon vent, nos Francais mettaient le
pied sur le sol de la patrie.

-- Mordieu! qu'on est fort la-dessus! dit Porthos en enfoncant ses
larges pieds dans le sable. Qu'on vienne me chercher noise
maintenant, me regarder de travers ou me chatouiller, et l'on
verra a qui l'on a affaire! Morbleu! je defierais tout un royaume!

-- Et moi, dit d'Artagnan, je vous engage a ne pas faire sonner ce
defi trop haut, Porthos; car il me semble qu'on nous regarde
beaucoup par ici.

-- Pardieu! dit Porthos, on nous admire.

-- Eh bien, moi, repondit d'Artagnan, je n'y mets point d'amour-
propre, je vous jure, Porthos! Seulement j'apercois des hommes en
robe noire, et dans notre situation les hommes en robe noire
m'epouvantent, je l'avoue.

-- Ce sont les greffiers des marchandises du port, dit Aramis.

-- Sous l'autre cardinal, sous le grand, dit Athos, on eut plus
fait attention a nous qu'aux marchandises. Mais sous celui-ci,
tranquillisez-vous, amis, on fera plus attention aux marchandises
qu'a nous.

-- Je ne m'y fie pas, dit d'Artagnan, et je gagne les dunes.

-- Pourquoi pas la ville? dit Porthos. J'aimerais mieux une bonne
auberge que ces affreux deserts de sable que Dieu a crees pour les
lapins seulement. D'ailleurs j'ai faim, moi.

-- Faites comme vous voudrez, Porthos! dit d'Artagnan; mais, quant
a moi, je suis convaincu que ce qu'il y a de plus sur pour des
hommes dans notre situation, c'est la rase campagne.

Et d'Artagnan, certain de reunir la majorite, s'enfonca dans les
dunes sans attendre la reponse de Porthos.

La petite troupe le suivit et disparut bientot avec lui derriere
les monticules de sable, sans avoir attire sur elle l'attention
publique.

-- Maintenant, dit Aramis quand on eut fait un quart de lieue a
peu pres, causons.

-- Non pas, dit d'Artagnan, fuyons. Nous avons echappe a Cromwell,
a Mordaunt, a la mer, trois abimes qui voulaient nous devorer;
nous n'echapperons pas au sieur Mazarin.

-- Vous avez raison, d'Artagnan, dit Aramis, et mon avis est que,
pour plus de securite meme, nous nous separions.

-- Oui, oui, Aramis, dit d'Artagnan, separons-nous.

Porthos voulut parler pour s'opposer a cette resolution, mais
d'Artagnan lui fit comprendre, en lui serrant la main, qu'il
devait se taire. Porthos etait fort obeissant a ces signes de son
compagnon, dont avec sa bonhomie ordinaire il reconnaissait la
superiorite intellectuelle. Il renfonca donc les paroles qui
allaient sortir de sa bouche.

-- Mais pourquoi nous separer? dit Athos.

-- Parce que, dit d'Artagnan, nous avons ete envoyes a Cromwell
par M. de Mazarin, Porthos et moi, et qu'au lieu de servir
Cromwell nous avons servi le roi Charles Ier, ce qui n'est pas du
tout la meme chose. En revenant avec messieurs de La Fere et
d'Herblay, notre crime est avere; en revenant seuls, notre crime
demeure a l'etat de doute, et avec le doute on mene les hommes
tres loin. Or, je veux faire voir du pays a M. de Mazarin, moi.

-- Tiens, dit Porthos, c'est vrai!

-- Vous oubliez, dit Athos, que nous sommes vos prisonniers, que
nous ne nous regardons pas du tout comme degages de notre parole
envers vous, et qu'en nous ramenant prisonniers a Paris...

-- En verite, Athos, interrompit d'Artagnan, je suis fache qu'un
homme d'esprit comme vous dise toujours des pauvretes dont
rougiraient des ecoliers de troisieme. Chevalier, continua
d'Artagnan en s'adressant a Aramis, qui, campe fierement sur son
epee, semblait, quoiqu'il eut d'abord emis une opinion contraire,
s'etre au premier mot rallie a celle de son compagnon, chevalier,
comprenez donc qu'ici comme toujours mon caractere defiant
exagere. Porthos et moi ne risquons rien, au bout du compte. Mais
si par hasard cependant on essayait de nous arreter devant vous,
eh bien! on n'arreterait pas sept hommes comme on en arrete trois;
les epees verraient le soleil, et l'affaire, mauvaise pour tout le
monde, deviendrait une enormite qui nous perdrait tous quatre.
D'ailleurs, si malheur arrive a deux de nous, ne vaut-il pas mieux
que les deux autres soient en liberte pour tirer ceux-la
d'affaire, pour ramper, miner, saper, les delivrer enfin? Et puis,
qui sait si nous n'obtiendrons pas separement, vous de la reine,
nous de Mazarin, un pardon qu'on nous refuserait reunis? Allons,
Athos et Aramis, tirez a droite; vous, Porthos, venez a gauche
avec moi; laissez ces messieurs filer sur la Normandie, et nous,
par la route la plus courte, gagnons Paris.

-- Mais si l'on nous enleve en route, comment nous prevenir
mutuellement de cette catastrophe? demanda Aramis.

-- Rien de plus facile, repondit d'Artagnan; convenons d'un
itineraire dont nous ne nous ecarterons pas. Gagnez Saint-Valery,
puis Dieppe, puis suivez la route droite de Dieppe a Paris; nous,
nous allons prendre par Abbeville, Amiens, Peronne, Compiegne et
Senlis, et dans chaque auberge, dans chaque maison ou nous nous
arreterons, nous ecrirons sur la muraille avec la pointe du
couteau, ou sur la vitre avec le tranchant d'un diamant, un
renseignement qui puisse guider les recherches de ceux qui
seraient libres.

-- Ah! mon ami, dit Athos, comme j'admirerais les ressources de
votre tete, si je ne m'arretais pas, pour les adorer, a celles de
votre coeur.

Et il tendit la main a d'Artagnan.

-- Est-ce que le renard a du genie, Athos? dit le Gascon avec un
mouvement d'epaules. Non, il sait croquer les poules, depister les
chasseurs et retrouver son chemin le jour comme la nuit, voila
tout. Eh bien, est-ce dit?

-- C'est dit.

-- Alors, partageons l'argent, reprit d'Artagnan, il doit rester
environ deux cents pistoles. Combien reste-t-il, Grimaud?

-- Cent quatre-vingts demi-louis, monsieur.

-- C'est cela. Ah! vivat! voila le soleil! Bonjour, ami soleil!
Quoique tu ne sois pas le meme que celui de la Gascogne, je te
reconnais ou je fais semblant de te reconnaitre. Bonjour. Il y
avait bien longtemps que je ne t'avais vu.

-- Allons, allons, d'Artagnan, dit Athos, ne faites pas l'esprit
fort, vous avez les larmes aux yeux. Soyons toujours francs entre
nous, cette franchise dut-elle laisser voir nos bonnes qualites.

-- Eh mais, dit d'Artagnan, est-ce que vous croyez, Athos, qu'on
quitte de sang-froid et dans un moment qui n'est pas sans danger
deux amis comme vous et Aramis?

-- Non, dit Athos; aussi venez dans mes bras, mon fils!

-- Mordieu! dit Porthos en sanglotant, je crois que je pleure;
comme c'est bete!

Et les quatre amis se jeterent en un seul groupe dans les bras les
uns des autres. Ces quatre hommes, reunis par l'etreinte
fraternelle, n'eurent certes qu'une ame en ce moment.

Blaisois et Grimaud devaient suivre Athos et Aramis.

Mousqueton suffisait a Porthos et a d'Artagnan.

On partagea, comme on avait toujours fait, l'argent avec une
fraternelle regularite; puis apres s'etre individuellement serre
la main et s'etre mutuellement reitere l'assurance d'une amitie
eternelle, les quatre gentilshommes se separerent pour prendre
chacun la route convenue, non sans se retourner, non sans se
renvoyer encore d'affectueuses paroles que repetaient les echos de
la dune.

Enfin ils se perdirent de vue.

-- Sacrebleu! d'Artagnan, dit Porthos, il faut que je vous dise
cela tout de suite, car je ne saurais jamais garder sur le coeur
quelque chose contre vous, je ne vous ai pas reconnu dans cette
circonstance!

-- Pourquoi? demanda d'Artagnan avec son fin sourire.

-- Parce que si, comme vous le dites, Athos et Aramis courent un
veritable danger, ce n'est pas le moment de les abandonner. Moi,
je vous avoue que j'etais tout pret a les suivre et que je le suis
encore a les rejoindre malgre tous les Mazarins de la terre.

-- Vous auriez raison, Porthos, s'il en etait ainsi, dit
d'Artagnan; mais apprenez une toute petite chose, qui cependant,
toute petite qu'elle est, va changer le cours de vos idees: c'est
que ce ne sont pas ces messieurs qui courent le plus grave danger,
c'est nous; c'est que ce n'est point pour les abandonner que nous
les quittons, mais pour ne pas les compromettre.

-- Vrai? dit Porthos en ouvrant de grands yeux etonnes.

-- Eh! sans doute: qu'ils soient arretes, il y va pour eux de la
Bastille tout simplement; que nous le soyons, nous, il y va de la
place de Greve.

-- Oh! oh! dit Porthos, il y a loin de la a cette couronne de
baron que vous me promettiez, d'Artagnan!

-- Bah! pas si loin que vous le croyez, peut-etre, Porthos, vous
connaissez le proverbe: "Tout chemin mene a Rome."

-- Mais pourquoi courons-nous des dangers plus grands que ceux que
courent Athos et Aramis? demanda Porthos.

-- Parce qu'ils n'ont fait, eux, que de suivre la mission qu'ils
avaient recue de la reine Henriette, et que nous avons trahi,
nous, celle que nous avons recue de Mazarin; parce que, partis
comme messagers a Cromwell, nous sommes devenus partisans du roi
Charles; parce que, au lieu de concourir a faire tomber sa tete
royale condamnee par ces cuistres qu'on appelle MM. Mazarin,
Cromwell, Joyce, Pride, Fairfax, etc., nous avons failli le
sauver.

-- C'est, ma foi, vrai, dit Porthos; mais comment voulez-vous, mon
cher ami, qu'au milieu de ces grandes preoccupations le general
Cromwell ait eu le temps de penser...

-- Cromwell pense a tout, Cromwell a du temps pour tout; et,
croyez-moi, cher ami, ne perdons pas le notre, il est precieux.
Nous ne serons en surete qu'apres avoir vu Mazarin, et encore...

-- Diable! dit Porthos, et que lui dirons-nous a Mazarin?

-- Laissez-moi faire, j'ai mon plan; rira bien qui rira le
dernier. M. Cromwell est bien fort; M. Mazarin est bien ruse, mais
j'aime encore mieux faire de la diplomatie contre eux que contre
feu M. Mordaunt.

-- Tiens! dit Porthos, c'est agreable de dire _feu monsieur
Mordaunt._

-- Ma foi, oui! dit d'Artagnan; mais en route!

Et tous deux, sans perdre un instant, se dirigerent a vue de pays
vers la route de Paris, suivis de Mousqueton, qui, apres avoir eu
trop froid toute la nuit, avait deja trop chaud au bout d'un quart
d'heure.


LXXX. Retour

Athos et Aramis avaient pris l'itineraire que leur avait indique
d'Artagnan et avaient chemine aussi vite qu'ils avaient pu. Il
leur semblait qu'il serait plus avantageux pour eux d'etre arretes
pres de Paris que loin.

Tous les soirs, dans la crainte d'etre arretes pendant la nuit,
ils tracaient soit sur la muraille, soit sur les vitres, le signe
de reconnaissance convenu; mais tous les matins ils se
reveillaient libres, a leur grand etonnement.

A mesure qu'ils avancaient vers Paris, les grands evenements
auxquels ils avaient assiste et qui venaient de bouleverser
l'Angleterre s'evanouissaient comme des songes; tandis qu'au
contraire ceux qui pendant leur absence avaient remue Paris et la
province venaient au-devant d'eux.

Pendant ces six semaines d'absence, il s'etait passe en France
tant de petites choses qu'elles avaient presque compose un grand
evenement. Les Parisiens, en se reveillant le matin sans reine,
sans roi, furent fort tourmentes de cet abandon; et l'absence de
Mazarin, si vivement desiree, ne compensa point celle des deux
augustes fugitifs.

Le premier sentiment qui remua Paris lorsqu'il apprit la fuite a
Saint-Germain, fuite a laquelle nous avons fait assister nos
lecteurs, fut donc cette espece d'effroi qui saisit les enfants
lorsqu'ils se reveillent dans la nuit ou dans la solitude. Le
parlement s'emut, et il fut decide qu'une deputation irait trouver
la reine, pour la prier de ne pas plus longtemps priver Paris de
sa royale presence.

Mais la reine etait encore sous la double impression du triomphe
de Lens et de l'orgueil de sa fuite si heureusement executee. Les
deputes non seulement n'eurent pas l'honneur d'etre recus par
elle, mais encore on les fit attendre sur le grand chemin, ou le
chancelier, ce meme chancelier Seguier que nous avons vu dans la
premiere partie de cet ouvrage poursuivre si obstinement une
lettre jusque dans le corset de la reine, vint leur remettre
l'ultimatum de la cour, portant que si le parlement ne s'humiliait
pas devant la majeste royale en passant condamnation sur toutes
les questions qui avaient amene la querelle qui les divisait,
Paris serait assiege le lendemain; que meme deja, dans la
prevision de ce siege, le duc d'Orleans occupait le pont de Saint-
Cloud, et que M. le Prince, tout resplendissant encore de sa
victoire de Lens, tenait Charenton et Saint-Denis.

Malheureusement pour la cour, a qui une reponse moderee eut rendu
peut-etre bon nombre de partisans, cette reponse menacante
produisit un effet contraire de celui qui etait attendu. Elle
blessa l'orgueil du parlement, qui, se sentant vigoureusement
appuye par la bourgeoisie, a qui la grace de Broussel avait donne
la mesure de sa force, repondit a ces lettres patentes en
declarant que le cardinal Mazarin etant notoirement l'auteur de
tous les desordres, il le declarait ennemi du roi et de Etat, et
lui ordonnait de se retirer de la cour le jour meme, et de la
France sous huit jours, et, apres ce delai expire, s'il
n'obeissait pas, enjoignait a tous les sujets du roi de lui courir
sus.

Cette reponse energique, a laquelle la cour avait ete loin de
s'attendre, mettait a la fois Paris et Mazarin hors la loi.
Restait a savoir seulement qui l'emporterait du parlement ou de la
cour.

La cour fit alors ses preparatifs d'attaque, et Paris ses
preparatifs de defense. Les bourgeois etaient donc occupes a
l'oeuvre ordinaire des bourgeois en temps d'emeute, c'est-a-dire a
tendre des chaines et a depaver les rues, lorsqu'ils virent
arriver a leur aide, conduits par le coadjuteur, M. le prince de
Conti, frere de M. le prince de Conde, et M. le duc de
Longueville, son beau-frere. Des lors ils furent rassures, car ils
avaient pour eux deux princes du sang, et de plus l'avantage du
nombre. C'etait le 10 janvier que ce secours inespere etait venu
aux Parisiens.

Apres une discussion orageuse, M. le prince de Conti fut nomme
generalissime des armees du roi hors Paris, avec MM. les ducs
d'Elbeuf et de Bouillon et le marechal de La Mothe pour
lieutenants generaux. Le duc de Longueville, sans charge et sans
titre, se contentait de l'emploi d'assister son beau-frere.

Quant a M. de Beaufort, il etait arrive, lui, du Vendomois
apportant, dit la chronique, sa haute mine, de beaux et longs
cheveux et cette popularite qui lui valut la royaute des Halles.

L'armee parisienne s'etait alors organisee avec cette promptitude
que les bourgeois mettent a se deguiser en soldats, lorsqu'ils
sont pousses a cette transformation par un sentiment quelconque.
Le 19, l'armee improvisee avait tente une sortie, plutot pour
s'assurer et assurer les autres de sa propre existence que pour
tenter quelque chose de serieux, faisant flotter au-dessus de sa
tete un drapeau, sur lequel on lisait cette singuliere devise:
_Nous cherchons notre roi._

Les jours suivants furent occupes a quelques petites operations
partielles qui n'eurent d'autre resultat que l'enlevement de
quelques troupeaux et l'incendie de deux ou trois maisons.

On gagna ainsi les premiers jours de fevrier, et c'etait le 1er de
ce mois que nos quatre compagnons avaient aborde a Boulogne et
avaient pris leur course vers Paris chacun de son cote.

Vers la fin du quatrieme jour de marche ils evitaient Nanterre
avec precaution, afin de ne pas tomber dans quelque parti de la
reine.

C'etait bien a contre-coeur qu'Athos prenait toutes ces
precautions, mais Aramis lui avait tres judicieusement fait
observer qu'ils n'avaient pas le droit d'etre imprudents, qu'ils
etaient charges, de la part du roi Charles, d'une mission supreme
et sacree, et que cette mission recue au pied de l'echafaud ne
s'acheverait qu'aux pieds de la reine.

Athos ceda donc.

Aux faubourgs, nos voyageurs trouverent bonne garde, tout Paris
etait arme. La sentinelle refusa de laisser passer les deux
gentilshommes, et appela son sergent.

Le sergent sortit aussitot, et prenant toute l'importance qu'ont
l'habitude de prendre les bourgeois lorsqu'ils ont le bonheur
d'etre revetus d'une dignite militaire:

-- Qui etes-vous, messieurs? demanda-t-il.

-- Deux gentilshommes, repondit Athos.

-- D'ou venez-vous?

-- De Londres.

-- Que venez-vous faire a Paris?

-- Accomplir une mission pres de Sa Majeste la reine d'Angleterre.

-- Ah ca! tout le monde va donc aujourd'hui chez la reine
d'Angleterre! repliqua le sergent. Nous avons deja au poste trois
gentilshommes dont on visite les passes et qui vont chez Sa
Majeste. Ou sont les votres?

-- Nous n'en avons point.

-- Comment! vous n'en avez point?

-- Non, nous arrivons d'Angleterre, comme nous vous l'avons dit;
nous ignorons completement ou en sont les affaires politiques,
ayant quitte Paris avant le depart du roi.

-- Ah! dit le sergent d'un air fin, vous etes des mazarins qui
voudriez bien entrer chez nous pour nous espionner.

-- Mon cher ami, dit Athos, qui avait jusque-la laisse a Aramis le
soin de repondre, si nous etions des mazarins, nous aurions au
contraire tous les passes possibles. Dans la situation ou vous
etes, defiez-vous avant tout, croyez-moi, de ceux qui sont
parfaitement en regle.

-- Entrez au corps de garde, dit le sergent; vous exposerez vos
raisons au chef du poste.

Il fit un signe a la sentinelle, elle se rangea; le sergent passa
le premier, les deux gentilshommes le suivirent au corps de garde.

Ce corps de garde etait entierement occupe par des bourgeois et
des gens du peuple; les uns jouaient, les autres buvaient, les
autres peroraient.

Dans un coin et presque gardes a vue, etaient les trois
gentilshommes arrives les premiers et dont l'officier visitait les
passes. Cet officier etait dans la chambre voisine, l'importance
de son grade lui concedant l'honneur d'un logement particulier.

Le premier mouvement des nouveaux venus et des premiers arrives
fut, des deux extremites du corps de garde, de jeter un regard
rapide et investigateur les uns sur les autres. Les premiers venus
etaient couverts de longs manteaux dans les plis desquels ils
etaient soigneusement enveloppes. L'un d'eux, moins grand que ses
compagnons, se tenait en arriere dans l'ombre.

A l'annonce que fit en entrant le sergent, que selon, toute
probabilite, il amenait deux mazarins, les trois gentilshommes
dresserent l'oreille et preterent attention. Le plus petit des
trois, qui avait fait deux pas en avant, en fit un en arriere et
se retrouva dans l'ombre.

Sur l'annonce que les nouveaux venus n'avaient point de passes,
l'avis unanime du corps de garde parut etre qu'ils n'entreraient
pas.

-- Si fait, dit Athos, il est probable au contraire que nous
entrerons, car nous paraissons avoir affaire a des gens
raisonnables. Or, il y aura une chose bien simple a faire: ce sera
de faire passer nos noms a Sa Majeste la reine d'Angleterre; et si
elle repond de nous, j'espere que vous ne verrez plus aucun
inconvenient a nous laisser le passage libre.

A ces mots l'attention du gentilhomme cache dans l'ombre redoubla
et fut meme accompagnee d'un mouvement de surprise tel, que son
chapeau, repousse par le manteau dont il s'enveloppait plus
soigneusement encore qu'auparavant, tomba; il se baissa et le
ramassa vivement.

-- Oh! mon Dieu! dit Aramis poussant Athos du coude, avez-vous vu?

-- Quoi? demanda Athos.

-- La figure du plus petit des trois gentilshommes?

-- Non.

-- C'est qu'il m'a semble... mais c'est chose impossible...

En ce moment le sergent, qui etait alle dans la chambre
particuliere prendre des ordres de l'officier du poste, sortit, et
designant les trois gentilshommes, auxquels il remit un papier:

-- Les passes sont en regle, dit-il, laissez passer ces trois
messieurs.

Les trois gentilshommes firent un signe de tete et s'empresserent
de profiter de la permission et du chemin qui, sur l'ordre du
sergent, s'ouvrait devant eux.

Aramis les suivit des yeux; et au moment ou le plus petit passait
devant lui, il serra vivement la main d'Athos.

-- Qu'avez-vous, mon cher? demanda celui-ci.

-- J'ai... c'est une vision sans doute.

Puis, s'adressant au sergent:

-- Dites-moi, monsieur, ajouta-t-il, connaissez-vous les trois
gentilshommes qui viennent de sortir d'ici?

-- Je les connais d'apres leur passe: ce sont MM. de Flamarens, de
Chatillon et de Bruy, trois gentilshommes frondeurs qui vont
rejoindre M. le duc de Longueville.

-- C'est etrange, dit Aramis repondant a sa propre pensee plutot
qu'au sergent, j'avais cru reconnaitre le Mazarin lui-meme.

Le sergent eclata de rire.

-- Lui, dit-il, se hasarder ainsi chez nous, pour etre pendu; pas
si bete!

-- Ah! murmura Aramis, je puis bien m'etre trompe, je n'ai pas
l'oeil infaillible de d'Artagnan.

-- Qui parle ici de d'Artagnan? demanda l'officier, qui, en ce
moment meme, apparaissait sur le seuil de sa chambre.

-- Oh! fit Grimaud en ecarquillant les yeux.

-- Quoi? demanderent a la fois Aramis et Athos.

-- Planchet! reprit Grimaud; Planchet avec le hausse-col!

-- Messieurs de La Fere et d'Herblay, s'ecria l'officier, de
retour a Paris! Oh! quelle joie pour moi, messieurs! car sans
doute vous venez vous joindre a MM. les princes!

-- Comme tu vois, mon cher Planchet, dit Aramis, tandis qu'Athos
souriait en voyant le grade important qu'occupait dans la milice
bourgeoise l'ancien camarade de Mousqueton, de Bazin et de
Grimaud.

-- Et M. d'Artagnan dont vous parliez tout a l'heure, monsieur
d'Herblay, oserai-je vous demander si vous avez de ses nouvelles?

-- Nous l'avons quitte il y a quatre jours, mon cher ami, et tout
nous portait a croire qu'il nous avait precedes a Paris.

-- Non, monsieur, j'ai la certitude qu'il n'est point rentre dans
la capitale; apres cela, peut-etre est-il reste a Saint-Germain.

-- Je ne crois pas, nous avons rendez-vous a _La Chevrette._

-- J'y suis passe aujourd'hui meme.

-- Et la belle Madeleine n'avait pas de ses nouvelles? demanda
Aramis en souriant.

-- Non, monsieur, je ne vous cacherai meme point qu'elle
paraissait fort inquiete.

Au fait, dit Aramis, il n'y a point de temps de perdu, et nous
avons fait grande diligence. Permettez donc, mon cher Athos, sans
que je m'informe davantage de notre ami, que je fasse mes
compliments a M. Planchet.

-- Ah! monsieur le chevalier! dit Planchet en s'inclinant.

-- Lieutenant! dit Aramis.

-- Lieutenant, et promesse pour etre capitaine.

-- C'est fort beau, dit Aramis; et comment tous ces honneurs sont-
ils venus a vous?

-- D'abord vous savez, messieurs, que c'est moi qui ai fait sauver
M. de Rochefort?

-- Oui, pardieu! il nous a conte cela.

-- J'ai a cette occasion failli etre pendu par le Mazarin, ce qui
m'a rendu naturellement plus populaire encore que je n'etais.

-- Et grace a cette popularite...

-- Non, grace a quelque chose de mieux. Vous savez d'ailleurs,
messieurs, que j'ai servi dans le regiment de Piemont, ou j'avais
l'honneur d'etre sergent.

-- Oui.

-- Eh bien! un jour que personne ne pouvait mettre en rang une
foule de bourgeois armes qui partaient les uns du pied gauche et
les autres du pied droit, je suis parvenu, moi, a les faire partir
tous du meme pied, et l'on m'a fait lieutenant sur le champ de...
manoeuvre.

-- Voila l'explication, dit Aramis.

-- De sorte, dit Athos, que vous avez une foule de noblesse avec
vous?

-- Certes! Nous avons d'abord, comme vous le savez sans doute,
M. le prince de Conti, M. le duc de Longueville, M. le duc de
Beaufort, M. le duc d'Elbeuf, le duc de Bouillon, le duc de
Chevreuse, M. de Brissac, le marechal de La Mothe, M. de Luynes,
le marquis de Vitry, le prince de Marcillac, le marquis de
Noirmoutiers, le comte de Fiesque, le marquis de Laigues, le comte
de Montresor, le marquis de Sevigne, que sais-je encore, moi.

-- Et M. Raoul de Bragelonne? demanda Athos d'une voix emue;
d'Artagnan m'a dit qu'il vous l'avait recommande en partant, mon
bon Planchet.

-- Oui, monsieur le comte, comme si c'etait son propre fils, et je
dois dire que je ne l'ai pas perdu de vue un seul instant.

-- Alors, reprit Athos d'une voix alteree par la joie, il se porte
bien? aucun accident ne lui est arrive?

-- Aucun, monsieur.

-- Et il demeure?

-- Au_ Grand-Charlemagne_ toujours.

-- Il passe ses journees?...

-- Tantot chez la reine d'Angleterre, tantot chez madame de
Chevreuse. Lui et le comte de Guiche ne se quittent point.

-- Merci, Planchet, merci! dit Athos en lui tendant la main.

-- Oh! monsieur le comte, dit Planchet en touchant cette main du
bout des doigts.

-- Eh bien! que faites-vous donc, comte? a un ancien laquais! dit
Aramis.

-- Ami, dit Athos, il me donne des nouvelles de Raoul.

-- Et maintenant, messieurs, demanda Planchet qui n'avait point
entendu l'observation, que comptez-vous faire?

-- Rentrer dans Paris, si toutefois vous nous en donnez la
permission, mon cher monsieur Planchet, dit Athos.

-- Comment! si je vous en donnerai la permission! vous vous moquez
de moi, monsieur le comte; je ne suis pas autre chose que votre
serviteur.

Et il s'inclina.

Puis, se retournant vers ses hommes:

-- Laissez passer ces messieurs, dit-il, je les connais, ce sont
des amis de M. de Beaufort.

-- Vive M. de Beaufort! cria tout le poste d'une seule voix en
ouvrant un chemin a Athos et a Aramis.

Le sergent seul s'approcha de Planchet:

-- Quoi! sans passeport? murmura-t-il.

-- Sans passeport, dit Planchet.

-- Faites attention, capitaine, continua-t-il en donnant d'avance
a Planchet le titre qui lui etait promis, faites attention qu'un
des trois hommes qui sont sortis tout a l'heure m'a dit tout bas
de me defier de ces messieurs.

-- Et moi, dit Planchet avec majeste, je les connais et j'en
reponds.

Cela dit, il serra la main de Grimaud, qui parut fort honore de
cette distinction.

-- Au revoir donc, capitaine, reprit Aramis de son ton goguenard;
s'il nous arrivait quelque chose, nous nous reclamerions de vous.

-- Monsieur, dit Planchet, en cela comme en toutes choses, je suis
bien votre valet.

-- Le drole a de l'esprit, et beaucoup, dit Aramis en montant a
cheval.

-- Et comment n'en aurait-il pas, dit Athos en se mettant en selle
a son tour, apres avoir si longtemps brosse les chapeaux de son
maitre?


LXXXI. Les ambassadeurs

Les deux amis se mirent aussitot en route, descendant la pente
rapide du faubourg; mais arrives au bas de cette pente, ils virent
avec un grand etonnement que les rues de Paris etaient changees en
rivieres et les places en lacs. A la suite de grandes pluies qui
avaient eu lieu pendant le mois de janvier, la Seine avait deborde
et la riviere avait fini par envahir la moitie de la capitale.

Athos et Aramis entrerent bravement dans cette inondation avec
leurs chevaux; mais bientot les pauvres animaux en eurent jusqu'au
poitrail, et il fallut que les deux gentilshommes se decidassent a
les quitter et a prendre une barque: ce qu'ils firent apres avoir
recommande aux laquais d'aller les attendre aux Halles.

Ce fut donc en bateau qu'ils aborderent le Louvre. Il etait nuit
close, et Paris, vu ainsi a la lueur de quelques pales falots
tremblotants parmi tous ces etangs, avec ses barques chargees de
patrouilles aux armes etincelantes, avec tous ces cris de veille
echanges la nuit entre les postes, Paris presentait un aspect dont
fut ebloui Aramis, l'homme le plus accessible aux sentiments
belliqueux qu'il fut possible de rencontrer.

On arriva chez la reine; mais force fut de faire antichambre, Sa
Majeste donnant en ce moment meme audience a des gentilshommes qui
apportaient des nouvelles d'Angleterre.

-- Et nous aussi, dit Athos au serviteur qui lui faisait cette
reponse, nous aussi, non seulement nous apportons des nouvelles
d'Angleterre, mais encore nous en arrivons.

-- Comment donc vous nommez-vous, messieurs? demanda le serviteur.

-- M. le comte de La Fere et M. le chevalier d'Herblay, dit
Aramis.

-- Ah! en ce cas, messieurs, dit le serviteur en entendant ces
noms que tant de fois la reine avait prononces dans son espoir, en
ce cas c'est autre chose, et je crois que Sa Majeste ne me
pardonnerait pas de vous avoir fait attendre un seul instant.
Suivez-moi, je vous prie.

Et il marcha devant, suivi d'Athos et d'Aramis.

Arrives a la chambre ou se tenait la reine, il leur fit signe
d'attendre; et ouvrant la porte:

-- Madame, dit-il, j'espere que Votre Majeste me pardonnera
d'avoir desobei a ses ordres, quand elle saura que ceux que je
viens lui annoncer sont messieurs le comte de La Fere et le
chevalier d'Herblay.

A ces deux noms, la reine poussa un cri de joie que les deux
gentilshommes entendirent de l'endroit ou ils s'etaient arretes.

-- Pauvre reine! murmura Athos.

-- Oh! qu'ils entrent! qu'ils entrent! s'ecria a son tour la jeune
princesse en s'elancant vers la porte.

La pauvre enfant ne quittait point sa mere et essayait de lui
faire oublier par ses soins filiaux l'absence de ses deux freres
et de sa soeur.

-- Entrez, entrez, messieurs, dit-elle en ouvrant elle-meme la
porte.

Athos et Aramis se presenterent. La reine etait assise dans un
fauteuil, et devant elle se tenaient debout deux des trois
gentilshommes qu'ils avaient rencontres dans le corps de garde.

C'etaient MM. de Flamarens et Gaspard de Coligny, duc de
Chatillon, frere de celui qui avait ete tue sept ou huit ans
auparavant dans un duel sur la place Royale, duel qui avait eu
lieu a propos de madame de Longueville.

A l'annonce des deux amis, ils reculerent d'un pas et echangerent
avec inquietude quelques paroles a voix basse.

-- Eh bien! messieurs? s'ecria la reine d'Angleterre en apercevant
Athos et Aramis. Vous voila enfin, amis fideles, mais les
courriers Etat vont encore plus vite que vous. La cour a ete
instruite des affaires de Londres au moment ou vous touchiez les
portes de Paris, et voila messieurs de Flamarens et de Chatillon
qui m'apportent de la part de Sa Majeste la reine Anne d'Autriche
les plus recentes informations.

Aramis et Athos se regarderent; cette tranquillite, cette joie
meme, qui brillaient dans les regards de la reine, les comblaient
de stupefaction.

-- Veuillez continuer, dit-elle, en s'adressant a MM. de Flamarens
et de Chatillon; vous disiez donc que Sa Majeste Charles le', mon
auguste maitre, avait ete condamne a mort malgre le voeu de la
majorite des sujets anglais?

-- Oui, madame, balbutia Chatillon.

Athos et Aramis se regardaient de plus en plus etonnes.

-- Et que, conduit a l'echafaud, continua la reine, a l'echafaud!
o mon seigneur! o mon roi!... et que, conduit a l'echafaud, il
avait ete sauve par le peuple indigne?

-- Oui, madame, repondit Chatillon d'une voix si basse, que ce fut
a peine si les deux gentilshommes, cependant fort attentifs,
purent entendre cette affirmation.

La reine joignit les mains avec une genereuse reconnaissance,
tandis que sa fille passait un bras autour du cou de sa mere et
l'embrassait les yeux baignes de larmes de joie.

-- Maintenant, il ne nous reste plus qu'a presenter a Votre
Majeste nos humbles respects, dit Chatillon, a qui ce role
semblait peser et qui rougissait a vue d'oeil sous le regard fixe
et percant d'Athos.

-- Un moment encore, messieurs, dit la reine en les retenant d'un
signe. Un moment, de grace! car voici messieurs de La Fere et
d'Herblay qui, ainsi que vous avez pu l'entendre, arrivent de
Londres et qui vous donneront peut-etre, comme temoins oculaires,
des details que vous ne connaissez pas. Vous porterez ces details
a la reine, ma bonne soeur. Parlez, messieurs, parlez, je vous
ecoute. Ne me cachez rien; ne menagez rien. Des que Sa Majeste vit
encore et que l'honneur royal est sauf, tout le reste m'est
indifferent.

Athos palit et porta la main sur son coeur.

-- Eh bien! dit la reine, qui vit ce mouvement et cette paleur,
parlez donc, monsieur, je vous en prie.

-- Pardon, madame, dit Athos; mais je ne veux rien ajouter au
recit de ces messieurs avant qu'ils aient reconnu que peut-etre
ils se sont trompes.

-- Trompes! s'ecria la reine presque suffoquee; trompes!... Qu'y
a-t-il donc? o mon Dieu!

-- Monsieur, dit M. de Flamarens a Athos, si nous nous sommes
trompes, c'est de la part de la reine que vient l'erreur, et vous
n'avez pas, je suppose, la pretention de la rectifier, car ce
serait donner un dementi a Sa Majeste.

-- De la reine, monsieur? reprit Athos de sa voix calme et
vibrante.

-- Oui, murmura Flamarens en baissant les yeux.

Athos soupira tristement.

-- Ne serait-ce pas plutot de la part de celui qui vous
accompagnait, et que nous avons vu avec vous au corps de garde de
la barriere du Roule, que viendrait cette erreur? dit Aramis avec
sa politesse insultante. Car, si nous ne nous sommes trompes, le
comte de La Fere et moi, vous etiez trois en entrant dans Paris.

Chatillon et Flamarens tressaillirent.

-- Mais expliquez-vous, comte! s'ecria la reine dont l'angoisse
croissait de moment en moment; sur votre front je lis le
desespoir, votre bouche hesite a m'annoncer quelque nouvelle
terrible, vos mains tremblent... Oh! mon Dieu! mon Dieu! qu'est-il
donc arrive?

-- Seigneur! dit la jeune princesse en tombant a genoux pres de sa
mere, ayez pitie de nous!

-- Monsieur, dit Chatillon, si vous portez une nouvelle funeste,
vous agissez en homme cruel lorsque vous annoncez cette nouvelle a
la reine.

Aramis s'approcha de Chatillon presque a le toucher.

-- Monsieur, lui dit-il les levres pincees et le regard
etincelant, vous n'avez pas, je le suppose, la pretention
d'apprendre a M. le comte de La Fere et a moi ce que nous avons a
dire ici?

Pendant cette courte altercation, Athos, toujours la main sur son
coeur et la tete inclinee, s'etait approche de la reine, et d'une
voix emue:

-- Madame, lui dit-il, les princes, qui, par leur nature, sont au-
dessus des autres hommes, ont recu du ciel un coeur fait pour
supporter de plus grandes infortunes que celles du vulgaire; car
leur coeur participe de leur superiorite. On ne doit donc pas, ce
me semble, en agir avec une grande reine comme Votre Majeste de la
meme facon qu'avec une femme de notre etat. Reine, destinee a tous
les martyres sur cette terre, voici le resultat de la mission dont
vous nous avez honores.

Et Athos, s'agenouillant devant la reine palpitante et glacee,
tira de son sein, enfermes dans la meme boite, l'ordre en diamants
qu'avant son depart la reine avait remis a lord de Winter, et
l'anneau nuptial qu'avant sa mort Charles avait remis a Aramis;
depuis qu'il les avait recus, ces deux objets n'avaient point
quitte Athos.

Il ouvrit la boite et les tendit a la reine avec une muette et
profonde douleur.

La reine avanca la main, saisit l'anneau, le porta convulsivement
a ses levres, et sans pouvoir pousser un soupir, sans pouvoir
particulier un sanglot, elle etendit les bras, palit et tomba sans
connaissance dans ceux de ses femmes et de sa fille.

Athos baisa le bas de la robe de la malheureuse veuve, et se
relevant avec une majeste qui fit sur les assistants une
impression profonde:

-- Moi, comte de La Fere, dit-il, gentilhomme qui n'a jamais
menti, je jure devant Dieu d'abord, et ensuite devant cette pauvre
reine, que tout ce qu'il etait possible de faire pour sauver le
roi, nous l'avons fait sur le sol d'Angleterre. Maintenant,
chevalier, ajouta-t-il en se tournant vers d'Herblay, partons,
notre devoir est accompli.

-- Pas encore, dit Aramis; il nous reste un mot a dire a ces
messieurs.

Et se retournant vers Chatillon:

-- Monsieur, lui dit-il, ne vous plairait-il pas de sortir, ne
fut-ce qu'un instant, pour entendre ce mot que je ne puis dire
devant la reine?

Chatillon s'inclina sans repondre en signe d'assentiment; Athos et
Aramis passerent les premiers, Chatillon et Flamarens les
suivirent; ils traverserent sans mot dire le vestibule; mais
arrives a une terrasse de plain-pied avec une fenetre, Aramis prit
le chemin de cette terrasse, tout a fait solitaire; a la fenetre
il s'arreta, et se retournant vers le duc de Chatillon:

-- Monsieur, lui dit-il, vous vous etes permis tout a l'heure, ce
me semble, de nous traiter bien cavalierement. Cela n'etait point
convenable en aucun cas, moins encore de la part de gens qui
venaient apporter a la reine le message d'un menteur.

-- Monsieur! s'ecria Chatillon.

-- Qu'avez-vous donc fait de M. de Bruy? demanda ironiquement
Aramis. Ne serait-il point par hasard alle changer sa figure qui
ressemble trop a celle de M. Mazarin? On sait qu'il y a au Palais-
Royal bon nombre de masques italiens de rechange, depuis celui
d'Arlequin jusqu'a celui de Pantalon.

-- Mais vous nous provoquez, je crois! dit Flamarens.

-- Ah! vous ne faites que le croire, messieurs?

-- Chevalier! chevalier! dit Athos.

-- Eh! laissez-moi donc faire, dit Aramis avec humeur, vous savez
bien que je n'aime pas les choses qui restent en chemin.

-- Achevez donc, monsieur, dit Chatillon avec une hauteur qui ne
le cedait en rien a celle d'Aramis.

Aramis s'inclina.

-- Messieurs, dit-il, un autre que moi ou M. le comte de La Fere
vous ferait arreter, car nous avons quelques amis a Paris; mais
nous vous offrons un moyen de partir sans etre inquietes. Venez
causer cinq minutes l'epee a la main avec nous sur cette terrasse
abandonnee.

-- Volontiers, dit Chatillon.

-- Un moment, messieurs, s'ecria Flamarens. Je sais bien que la
proposition est tentante, mais a cette heure il est impossible de
l'accepter.

-- Et pourquoi cela? dit Aramis de son ton goguenard; est-ce donc
le voisinage de Mazarin qui vous rend si prudents?

-- Oh! vous entendez, Flamarens, dit Chatillon, ne pas repondre
serait une tache a mon nom et a mon honneur.

-- C'est mon avis, dit Aramis.

-- Vous ne repondrez pas, cependant, et ces messieurs tout a
l'heure seront, j'en suis sur, de mon avis.

Aramis secoua la tete avec un geste d'incroyable insolence.

Chatillon vit ce geste et porta la main a son epee.

-- Duc, dit Flamarens, vous oubliez que demain vous commandez une
expedition de la plus haute importance, et que, designe par M. le
Prince, agree par la reine, jusqu'a demain soir vous ne vous
appartenez pas.

-- Soit. A apres-demain matin donc, dit Aramis.

-- A apres-demain matin, dit Chatillon, c'est bien long,
messieurs.

-- Ce n'est pas moi, dit Aramis, qui fixe ce terme, et qui demande
ce delai, d'autant plus, ce me semble, ajouta-t-il, qu'on pourrait
se retrouver a cette expedition.

-- Oui, monsieur, vous avez raison, s'ecria Chatillon, et avec
grand plaisir, si vous voulez prendre la peine de venir jusqu'aux
portes de Charenton.

-- Comment donc, monsieur! pour avoir l'honneur de vous rencontrer
j'irais au bout du monde, a plus forte raison ferai-je dans ce but
une ou deux lieues.

-- Eh bien! a demain, monsieur.

-- J'y compte. Allez-vous-en donc rejoindre votre cardinal. Mais
auparavant jurez sur l'honneur que vous ne le previendrez pas de
notre retour.

-- Des conditions!

-- Pourquoi pas?

-- Parce que c'est aux vainqueurs a en faire, et que vous ne
l'etes pas, messieurs.

Alors, degainons sur-le-champ. Cela nous est egal, a nous qui ne
commandons pas l'expedition de demain.

Chatillon et Flamarens se regarderent; il y avait tant d'ironie
dans la parole et dans le geste d'Aramis, que Chatillon surtout
avait grand'peine de tenir en bride sa colere. Mais sur un mot de
Flamarens il se contint.

-- Eh bien! soit, dit-il, notre compagnon, quel qu'il soit, ne
saura rien de ce qui s'est passe. Mais vous me promettez bien,
monsieur, de vous trouver demain a Charenton, n'est-ce pas?

-- Ah! dit Aramis, soyez tranquilles, messieurs.

Les quatre gentilshommes se saluerent, mais cette fois ce furent
Chatillon et Flamarens qui sortirent du Louvre les premiers, et
Athos en Aramis qui les suivirent.

-- A qui donc en avez-vous avec toute cette fureur, Aramis?
demanda Athos.

-- Eh pardieu! j'en ai a ceux a qui je m'en suis pris.

-- Que vous ont-il fait?

-- Ils m'ont fait... Vous n'avez donc pas vu?

-- Non.

-- Ils ont ricane quand nous avons jure que nous avions fait notre
devoir en Angleterre. Or, ils l'ont cru ou ne l'ont pas cru; s'ils
l'ont cru, c'etait pour nous insulter qu'ils ricanaient; s'ils ne
l'ont pas cru, ils nous insultaient encore, et il est urgent de
leur prouver que nous sommes bons a quelque chose. Au reste, je ne
suis pas fache qu'ils aient remis la chose a demain, je crois que
nous avons ce soir quelque chose de mieux a faire que de tirer
l'epee.

-- Qu'avons-nous a faire?

-- Eh pardieu! nous avons a faire prendre le Mazarin.

Athos allongea dedaigneusement les levres.

-- Ces expeditions ne me vont pas, vous le savez, Aramis.

-- Pourquoi cela?

-- Parce qu'elles ressemblent a des surprises.

-- En verite, Athos, vous seriez un singulier general d'armee;
vous ne vous battriez qu'au grand jour; vous feriez prevenir votre
adversaire de l'heure a laquelle vous l'attaqueriez, et vous vous
garderiez bien de rien tenter la nuit contre lui, de peur qu'il ne
vous accusat d'avoir profite de l'obscurite.

Athos sourit.

-- Vous savez qu'on ne peut pas changer sa nature, dit-il;
d'ailleurs, savez-vous ou nous en sommes, et si l'arrestation du
Mazarin ne serait pas plutot un mal qu'un bien, un embarras qu'un
triomphe?

-- Dites, Athos, que vous desapprouvez ma proposition.

-- Non pas, je crois au contraire qu'elle est de bonne guerre;
cependant...

-- Cependant, quoi?

-- Je crois que vous n'auriez pas du faire jurer a ces messieurs
de ne rien dire au Mazarin; car en leur faisant jurer cela, vous
avez presque pris l'engagement de ne rien faire.

-- Je n'ai pris aucun engagement, je vous jure; je me regarde
comme parfaitement libre. Allons, allons, Athos! allons!

-- Ou?

-- Chez M. de Beaufort ou chez M. de Bouillon; nous leur dirons ce
qu'il en est.

-- Oui, mais a une condition: c'est que nous commencerons par le
coadjuteur. C'est un pretre; il est savant sur les cas de
conscience, et nous lui conterons le notre.

-- Ah! fit Aramis, il va tout gater, tout s'approprier; finissons
par lui au lieu de commencer.

Athos sourit. On voyait qu'il avait au fond du coeur une pensee
qu'il ne disait pas.

-- Eh bien! soit, dit-il; par lequel commencons-nous?

-- Par M. de Bouillon, si vous voulez bien; c'est celui qui se
presente le premier sur notre chemin.

-- Maintenant vous me permettrez une chose, n'est-ce pas?

-- Laquelle?

-- C'est que je passe a l'hotel du _Grand-Roi-Charlemagne_ pour
embrasser Raoul.

-- Comment donc! j'y vais avec vous, nous l'embrasserons ensemble.

Tous deux avaient repris le bateau qui les avait amenes et
s'etaient fait conduire aux Halles. Ils y trouverent Grimaud et
Blaisois, qui leur tenaient leurs chevaux, et tous quatre
s'acheminerent vers la rue Guenegaud.

Mais Raoul n'etait point a l'hotel du _Grand-Roi;_ il avait recu
dans la journee un message de M. le Prince et etait parti avec
Olivain aussitot apres l'avoir recu.


LXXXII. Les trois lieutenants du generalissime

Selon qu'il avait ete convenu et dans l'ordre arrete entre eux,
Athos et Aramis, en sortant de l'auberge du _Grand-Roi-
Charlemagne, _s'acheminerent vers l'hotel de M. le duc de
Bouillon.

La nuit etait noire, et, quoique s'avancant vers les heures
silencieuses et solitaires, elle continuait de retentir de ces
mille bruits qui reveillent en sursaut une ville assiegee. A
chaque pas on rencontrait des barricades, a chaque detour des rues
des chaines tendues, a chaque carrefour des bivouacs; les
patrouilles se croisaient, echangeant les mots d'ordre; les
messagers expedies par les differents chefs sillonnaient les
places; enfin, des dialogues animes, et qui indiquaient
l'agitation des esprits, s'etablissaient entre les habitants
pacifiques qui se tenaient aux fenetres et leurs concitoyens plus
belliqueux qui couraient les rues la pertuisane sur l'epaule ou
l'arquebuse au bras.

Athos et Aramis n'avaient pas fait cent pas sans etre arretes par
les sentinelles placees aux barricades, qui leur avaient demande
le mot d'ordre; mais ils avaient repondu qu'ils allaient chez
M. de Bouillon pour lui annoncer une nouvelle d'importance, et
l'on s'etait contente de leur donner un guide qui, sous pretexte
de les accompagner et de leur faciliter les passages, etait charge
de veiller sur eux. Celui-ci etait parti les precedant et
chantant:

_Ce brave monsieur de Bouillon_
_Est incommode de la goutte._

C'etait un triolet des plus nouveaux et qui se composait de je ne
sais combien de couplets ou chacun avait sa part.

En arrivant aux environs de l'hotel de Bouillon, on croisa une
petite troupe de trois cavaliers qui avaient tous les mots du
monde, car ils marchaient sans guide et sans escorte, et en
arrivant aux barricades n'avaient qu'a echanger avec ceux qui les
gardaient quelques paroles pour qu'on les laissat passer avec
toutes les deferences qui sans doute etaient dues a leur rang. A
leur aspect, Athos et Aramis s'arreterent.

-- Oh! oh! dit Aramis, voyez-vous, comte?

-- Oui, dit Athos.

-- Que vous semble de ces trois cavaliers?

-- Et a vous Aramis?

-- Mais que ce sont nos hommes.

-- Vous ne vous etes pas trompe, j'ai parfaitement reconnu
M. de Flamarens.

-- Et moi, M. de Chatillon.

-- Quant au cavalier au manteau brun...

-- C'est le cardinal.

-- En personne.

-- Comment diable se hasardent-ils ainsi dans le voisinage de
l'hotel de Bouillon? demanda Aramis.

Athos sourit, mais il ne repondit point. Cinq minutes apres ils
frappaient a la porte du prince.

La porte etait gardee par une sentinelle, comme c'est l'habitude
pour les gens revetus de grades superieurs; un petit poste se
tenait meme dans la cour, pret a obeir aux ordres du lieutenant de
M. le prince de Conti.

Comme le disait la chanson, M. le duc de Bouillon avait la goutte
et se tenait au lit; mais malgre cette grave indisposition, qui
l'empechait de monter a cheval depuis un mois, c'est-a-dire depuis
que Paris etait assiege, il n'en fit pas moins dire qu'il etait
pret a recevoir MM. le comte de La Fere et le chevalier d'Herblay.

Les deux amis furent introduits pres de M. le duc de Bouillon. Le
malade etait dans sa chambre, couche, mais entoure de l'appareil
le plus militaire qui se put voir. Ce n'etaient partout, pendus
aux murailles, qu'epees, pistolets, cuirasses et arquebuses, et il
etait facile de voir que, des qu'il n'aurait plus la goutte,
M. de Bouillon donnerait un joli peloton de fil a retordre aux
ennemis du parlement. En attendant, a son grand regret, disait-il,
il etait force de se tenir au lit.

-- Ah! messieurs, s'ecria-t-il en apercevant les deux visiteurs et
en faisant pour se soulever sur son lit un effort qui lui arracha
une grimace de douleur, vous etes bien heureux, vous; vous pouvez
monter a cheval, aller, venir, combattre pour la cause du peuple.
Mais moi, vous le voyez, je suis cloue sur mon lit. Ah! diable de
goutte! fit-il en grimacant de nouveau. Diable de goutte!

-- Monseigneur, dit Athos, nous arrivons d'Angleterre, et notre
premier soin en touchant a Paris a ete de venir prendre des
nouvelles de votre sante.

-- Grand merci, messieurs, grand merci! reprit le duc. Mauvaise,
comme vous le voyez, ma sante... Diable de goutte! Ah! vous
arrivez d'Angleterre? et le roi Charles se porte bien, a ce que je
viens d'apprendre?

-- Il est mort, Monseigneur, dit Aramis.

-- Bah! fit le duc etonne.

-- Mort sur un echafaud, condamne par le parlement.

-- Impossible!

-- Et execute en notre presence.

-- Que me disait donc M. de Flamarens?

-- M. de Flamarens? fit Aramis.

-- Oui, il sort d'ici.

Athos sourit.

-- Avec deux compagnons? dit-il.

-- Avec deux compagnons, oui, reprit le duc; puis il ajouta avec
quelque inquietude: Les auriez-vous rencontres?

-- Mais oui, dans la rue ce me semble, dit Athos.

Et il regarda en souriant Aramis, qui, de son cote, le regarda
d'un air quelque peu etonne.

-- Diable de goutte! s'ecria M. de Bouillon evidemment mal a son
aise.

-- Monseigneur, dit Athos, en verite il faut tout votre devouement
a la cause parisienne pour rester, souffrant comme vous l'etes, a
la tete des armees, et cette perseverance cause en verite notre
admiration, a M. d'Herblay et a moi.

-- Que voulez-vous, messieurs! il faut bien, et vous en etes un
exemple, vous si braves et si devoues, vous a qui mon cher
collegue le duc de Beaufort doit la liberte et peut-etre la vie,
il faut bien se sacrifier a la chose publique. Aussi vous le
voyez, je me sacrifie; mais, je l'avoue, je suis au bout de ma
force. Le coeur est bon, la tete est bonne; mais cette diable de
goutte me tue, et j'avoue que si la cour faisait droit a mes
demandes, demandes bien justes, puisque je ne fais que demander
une indemnite promise par l'ancien cardinal lui-meme lorsqu'on m'a
enleve ma principaute de Sedan, oui, je l'avoue, si l'on me
donnait des domaines de la meme valeur, si l'on m'indemnisait de
la non-jouissance de cette propriete depuis qu'elle m'a ete
enlevee, c'est-a-dire depuis huit ans; si le titre de prince etait
accorde a ceux de ma maison, et si mon frere de Turenne etait
reintegre dans son commandement, je me retirerais immediatement
dans mes terres et laisserais la cour et le parlement s'arranger
entre eux comme ils l'entendraient.

-- Et vous auriez bien raison, Monseigneur, dit Athos.

-- C'est votre avis, n'est-ce pas, monsieur le comte de La Fere?

-- Tout a fait.

-- Et a vous aussi, monsieur le chevalier d'Herblay?

-- Parfaitement.

-- Eh bien! je vous assure, messieurs, reprit le duc, que selon
toute probabilite, c'est celui que j'adopterai. La cour me fait
des ouvertures en ce moment; il ne tient qu'a moi de les accepter.
Je les avais repoussees jusqu'a cette heure, mais puisque des
hommes comme vous me disent que j'ai tort, mais puisque surtout
cette diable de goutte me met dans l'impossibilite de rendre aucun
service a la cause parisienne, ma foi, j'ai bien envie de suivre
votre conseil et d'accepter la proposition que vient de me faire
M. de Chatillon.

-- Acceptez, prince, dit Aramis, acceptez.

-- Ma foi, oui. Je suis meme fache, ce soir, de l'avoir presque
repoussee... mais il y a conference demain, et nous verrons.

Les deux amis saluerent le duc.

-- Allez, messieurs, leur dit celui-ci, allez, vous devez etre
bien fatigues du voyage. Pauvre roi Charles! Mais enfin, il y a
bien un peu de sa faute dans tout cela, et ce qui doit nous
consoler c'est que la France n'a rien a se reprocher dans cette
occasion, et qu'elle a fait tout ce qu'elle a pu pour le sauver.

-- Oh! quant a cela, dit Aramis, nous en sommes temoins,
M. de Mazarin surtout....

-- Eh bien! voyez-vous, je suis bien aise que vous lui rendiez ce
temoignage; il a du bon au fond, le cardinal, et s'il n'etait pas
etranger... eh bien! on lui rendrait justice. Aie! diable de
goutte!

Athos et Aramis sortirent, mais jusque dans l'antichambre les cris
de M. de Bouillon les accompagnerent; il etait evident que le
pauvre prince souffrait comme un damne.

Arrives a la porte de la rue:

-- Eh bien! demanda Aramis a Athos, que pensez-vous?

-- De qui?

-- De M. de Bouillon, pardieu!

-- Mon ami, j'en pense ce qu'en pense le triolet de notre guide,
reprit Athos:

_Ce pauvre monsieur de Bouillon_
_Est incommode de la goutte._

-- Aussi, dit Aramis, vous voyez que je ne lui ai pas souffle mot
de l'objet qui nous amenait.

-- Et vous avez agi prudemment, vous lui eussiez redonne un acces.
Allons chez M. de Beaufort.

Et les deux amis s'acheminerent vers l'hotel de Vendome.

Dix heures sonnaient comme ils arrivaient.

L'hotel de Vendome etait non moins bien garde et presentait un
aspect non moins belliqueux que celui de Bouillon. Il y avait
sentinelles, poste dans la cour, armes aux faisceaux, chevaux tout
selles aux anneaux. Deux cavaliers, sortant comme Athos et Aramis
entraient, furent obliges de faire faire un pas en arriere a leurs
montures pour laisser passer ceux-ci.

-- Ah! ah! messieurs, dit Aramis, c'est decidement la nuit aux
rencontres, j'avoue que nous serions bien malheureux, apres nous
etre si souvent rencontres ce soir, si nous allions ne point
parvenir a nous rencontrer demain.

-- Oh! quant a cela, monsieur, repartit Chatillon (car c'etait
lui-meme qui sortait avec Flamarens de chez le duc de Beaufort),
vous pouvez etre tranquille; si nous nous rencontrons la nuit sans
nous chercher, a plus forte raison nous rencontrerons-nous le jour
en nous cherchant.

-- Je l'espere, monsieur, dit Aramis.

-- Et moi, j'en suis sur, dit le duc.

MM. de Flamarens et de Chatillon continuerent leur chemin, et
Athos et Aramis mirent pied a terre.

A peine avaient-ils passe la bride de leurs chevaux aux bras de
leurs laquais et s'etaient-ils debarrasses de leurs manteaux,
qu'un homme s'approcha d'eux, et apres les avoir regardes un
instant a la douteuse clarte d'une lanterne suspendue au milieu de
la cour, poussa un cri de surprise et vint se jeter dans leurs
bras.

-- Comte de La Fere, s'ecria cet homme, chevalier d'Herblay!
comment etes-vous ici, a Paris?

-- Rochefort! dirent ensemble les deux amis.

-- Oui, sans doute. Nous sommes arrives, comme vous l'avez su, du
Vendomois, il y a quatre ou cinq jours, et nous nous appretons a
donner de la besogne au Mazarin. Vous etes toujours des notres, je
presume?

-- Plus que jamais. Et le duc?

-- Il est enrage contre le cardinal. Vous savez ses succes, a
notre cher duc! c'est le veritable roi de Paris, il ne peut pas
sortir sans risquer qu'on l'etouffe.

-- Ah! tant mieux, dit Aramis; mais dites-moi, n'est-ce pas
MM. de Flamarens et de Chatillon qui sortent d'ici?

-- Oui, ils viennent d'avoir audience du duc; ils venaient de la
part du Mazarin sans doute, mais ils auront trouve a qui parler,
je vous en reponds.

-- A la bonne heure! dit Athos. Et ne pourrait-on avoir l'honneur
de voir Son Altesse?

-- Comment donc! a l'instant meme. Vous savez que pour vous elle
est toujours visible. Suivez-moi, je reclame l'honneur de vous
presenter.

Rochefort marcha devant. Toutes les portes s'ouvrirent devant lui
et devant les deux amis. Ils trouverent M. de Beaufort pres de se
mettre a table. Les mille occupations de la soiree avaient retarde
son souper jusqu'a ce moment-la; mais, malgre la gravite de la
circonstance, le prince n'eut pas plus tot entendu les deux noms
que lui annoncait Rochefort, qu'il se leva de la chaise qu'il
etait en train d'approcher de la table, et que s'avancant vivement
au-devant des deux amis:

-- Ah! pardieu, dit-il, soyez les bienvenus, messieurs.

Vous venez prendre votre part de mon souper, n'est-ce pas?
Boisjoli, previens Noirmont que j'ai deux convives. Vous
connaissez Noirmont, n'est-ce pas, messieurs? c'est mon maitre
d'hotel, le successeur du pere Marteau, qui confectionne les
excellents pates que vous savez. Boisjoli, qu'il envoie un de sa
facon, mais pas dans le genre de celui qu'il avait fait pour La
Ramee. Dieu merci! nous n'avons plus besoin d'echelles de corde,
de poignards ni de poires d'angoisse.

-- Monseigneur, dit Athos, ne derangez pas pour nous votre
illustre maitre d'hotel, dont nous connaissons les talents
nombreux et varies. Ce soir, avec la permission de Votre Altesse,
nous aurons seulement l'honneur de lui demander des nouvelles de
sa sante et de prendre ses ordres.

-- Oh! quant a ma sante, vous voyez, messieurs, excellente. Une
sante qui a resiste a cinq ans de Vincennes accompagnes de
M. de Chavigny est capable de tout. Quant a mes ordres, ma foi,
j'avoue que je serais fort embarrasse de vous en donner, attendu
que chacun donne les siens de son cote, et que je finirai, si cela
continue, par n'en pas donner du tout.

-- Vraiment? dit Athos, je croyais cependant que c'etait sur votre
union que le parlement comptait.

-- Ah! oui, notre union! elle est belle! Avec le duc de Bouillon,
ca va encore, il a la goutte et ne quitte pas son lit, il y a
moyen de s'entendre; mais avec M. d'Elbeuf et ses elephants de
fils... Vous connaissez le triolet sur le duc d'Elbeuf, messieurs?

-- Non, Monseigneur.

-- Vraiment!

Le duc se mit a chanter:

_Monsieur d'Elbeuf et ses enfants_
_Font rage a la place Royale._
_Ils vont tous quatre piaffant,_
_Monsieur d'Elbeuf et ses enfants._
_Mais sitot qu'il faut battre aux champs,_
_Adieu leur humeur martiale._
_Monsieur d'Elbeuf et ses enfants_
_Font rage a la place Royale_

-- Mais, reprit Athos, il n'en est pas ainsi avec le coadjuteur,
j'espere?

-- Ah! bien oui! avec le coadjuteur, c'est pis encore. Dieu vous
garde des prelats brouillons, surtout quand ils portent une
cuirasse sous leur simarre! Au lieu de se tenir tranquille dans
son eveche a chanter des _Te Deum_ pour les victoires que nous ne
remportons pas, ou pour les victoires ou nous sommes battus,
savez-vous ce qu'il fait?

-- Non.

-- Il leve un regiment auquel il donne son nom, le regiment de
Corinthe. Il fait des lieutenants et des capitaines ni plus ni
moins qu'un marechal de France, et des colonels comme le roi.

-- Oui, dit Aramis; mais lorsqu'il faut se battre, j'espere qu'il
se tient a son archeveche?

-- Eh bien! pas du tout, voila ce qui vous trompe, mon cher
d'Herblay! Lorsqu'il faut se battre, il se bat; de sorte que comme
la mort de son oncle lui a donne siege au parlement, maintenant on
l'a sans cesse dans les jambes; au parlement, au conseil, au
combat. Le prince de Conti est general en peinture, et quelle
peinture! Un prince bossu! Ah! tout cela va bien mal, messieurs,
tout cela va bien mal!

-- De sorte, Monseigneur, que Votre Altesse est mecontente? dit
Athos en echangeant un regard avec Aramis.

-- Mecontente, comte! dites que Mon Altesse est furieuse. C'est au
point, tenez, je le dis a vous, je ne le dirais point a d'autres,
c'est au point que si la reine, reconnaissant ses torts envers
moi, rappelait ma mere exilee et me donnait la survivance de
l'amiraute, qui est a monsieur mon pere et qui m'a ete promise a
sa mort, eh bien! je ne serais pas bien eloigne de dresser des
chiens a qui j'apprendrais a dire qu'il y a encore en France de
plus grands voleurs que M. de Mazarin.

Ce ne fut plus un regard seulement, ce furent un regard et un
sourire qu'echangerent Athos et Aramis; et ne les eussent-ils pas
rencontres, ils eussent devine que MM. de Chatillon et de
Flamarens avaient passe par la. Aussi ne soufflerent-ils pas mot
de la presence a Paris de M. de Mazarin.

-- Monseigneur, dit Athos, nous voila satisfaits. Nous n'avions,
en venant a cette heure chez Votre Altesse, d'autre but que de
faire preuve de notre devouement, et de lui dire que nous nous
tenions a sa disposition comme ses plus fideles serviteurs.

-- Comme mes plus fideles amis, messieurs, comme mes plus fideles
amis! vous l'avez prouve; et si jamais je me raccommode avec la
cour, je vous prouverai, je l'espere, que moi aussi je suis reste
votre ami ainsi que celui de ces messieurs; comment diable les
appelez-vous, d'Artagnan et Porthos?

-- D'Artagnan et Porthos.

-- Ah! oui, c'est cela. Ainsi donc, vous comprenez, comte de La
Fere, vous comprenez, chevalier d'Herblay, tout et toujours a
vous.

Athos et Aramis s'inclinerent et sortirent.

-- Mon cher Athos, dit Aramis, je crois que vous n'avez consenti a
m'accompagner, Dieu me pardonne! que pour me donner une lecon?

-- Attendez donc, mon cher, dit Athos, il sera temps de vous en
apercevoir quand nous sortirons de chez le coadjuteur.

-- Allons donc a l'archeveche, dit Aramis.

Et tous deux s'acheminerent vers la Cite.

En se rapprochant du berceau de Paris, Athos et Aramis trouverent
les rues inondees, et il fallut reprendre une barque.

Il etait onze heures passees, mais on savait qu'il n'y avait pas
d'heure pour se presenter chez le coadjuteur; son incroyable
activite faisait, selon les besoins, de la nuit le jour, et du
jour la nuit.

Le palais archiepiscopal sortait du sein de l'eau, et on eut dit,
au nombre des barques amarrees de tous cotes autour de ce palais,
qu'on etait, non a Paris, mais a Venise. Ces barques allaient,
venaient, se croisaient en tous sens, s'enfoncant dans le dedale
des rues de la Cite, ou s'eloignant dans la direction de l'Arsenal
ou du quai Saint-Victor, et alors nageaient comme sur un lac. De
ces barques les unes etaient muettes et mysterieuses, les autres
etaient bruyantes et eclairees. Les deux amis glisserent au milieu
de ce monde d'embarcations et aborderent a leur tour.

Tout le rez-de-chaussee de l'archeveche etait inonde, mais des
especes d'escaliers avaient ete adaptes aux murailles; et tout le
changement qui etait resulte de l'inondation, c'est qu'au lieu
d'entrer par les portes on entrait par les fenetres.

Ce fut ainsi qu'Athos et Aramis aborderent dans l'antichambre du
prelat. Cette antichambre etait encombree de laquais, car une
douzaine de seigneurs etaient entasses dans le salon d'attente.

-- Mon Dieu! dit Aramis, regardez donc, Athos! est-ce que ce fat
de coadjuteur va se donner le plaisir de nous faire faire
antichambre?

Athos sourit.

-- Mon cher ami, lui dit-il, il faut prendre les gens avec tous
les inconvenients de leur position; le coadjuteur est en ce moment
un des sept ou huit rois qui regnent a Paris, il a une cour.

-- Oui, dit Aramis; mais nous ne sommes pas des courtisans, nous.

-- Aussi allons-nous lui faire passer nos noms, et s'il ne fait
pas en les voyant une reponse convenable, eh bien! nous le
laisserons aux affaires de la France et aux siennes. Il ne s'agit
que d'appeler un laquais et de lui mettre une demi-pistole dans la
main.

-- Eh! justement, s'ecria Aramis, je ne me trompe pas... oui...
non... si fait, Bazin; venez ici, drole!

Bazin, qui dans ce moment traversait l'antichambre,
majestueusement revetu de ses habits d'eglise, se retourna, le
sourcil fronce, pour voir quel etait l'impertinent qui
l'apostrophait de cette maniere. Mais a peine eut-il reconnu
Aramis, que le tigre se fit agneau, et que s'approchant des deux
gentilshommes:

-- Comment! dit-il, c'est vous, monsieur le chevalier! c'est vous,
monsieur le comte! Vous voila tous deux au moment ou nous etions
si inquiets de vous! Oh! que je suis heureux de vous revoir!

-- C'est bien, c'est bien, maitre Bazin, dit Aramis; treve de
compliments. Nous venons pour voir M. le coadjuteur, mais nous
sommes presses, et il faut que nous le voyions a l'instant meme.

-- Comment donc! dit Bazin, a l'instant meme, sans doute; ce n'est
point a des seigneurs de votre sorte qu'on fait faire antichambre.
Seulement en ce moment il est en conference secrete avec un
M. de Bruy.

-- De Bruy! s'ecrierent ensemble Athos et Aramis.

-- Oui! c'est moi qui l'ai annonce, et je me rappelle parfaitement
son nom. Le connaissez-vous, monsieur? ajouta Bazin en se
retournant vers Aramis.

-- Je crois le connaitre.

-- Je n'en dirai pas autant, moi, reprit Bazin, car il etait si
bien enveloppe dans son manteau, que, quelque persistance que j'y
aie mise, je n'ai pas pu voir le plus petit coin de son visage.
Mais je vais entrer pour annoncer, et cette fois peut-etre serai-
je plus heureux.

-- Inutile, dit Aramis, nous renoncons a voir M. le coadjuteur
pour ce soir, n'est-ce pas, Athos?

-- Comme vous voudrez, dit le comte.

-- Oui, il a de trop grandes affaires a traiter avec ce
M. de Bruy.

-- Et lui annoncerai-je que ces messieurs etaient venus a
l'archeveche?

-- Non, ce n'est pas la peine, dit Aramis; venez, Athos.

Et les deux amis, fendant la foule des laquais, sortirent de
l'archeveche suivis de Bazin, qui temoignait de leur importance en
leur prodiguant les salutations.

-- Eh bien! demanda Athos lorsque Aramis et lui furent dans la
barque, commencez-vous a croire, mon ami, que nous aurions joue un
bien mauvais tour a tous ces gens-la en arretant M. de Mazarin?

-- Vous etes la sagesse incarnee, Athos, repondit Aramis.

Ce qui avait surtout frappe les deux amis, c'etait le peu
d'importance qu'avaient pris a la cour de France les evenements
terribles qui s'etaient passes en Angleterre et qui leur
semblaient, a eux, devoir occuper l'attention de toute l'Europe.

En effet, a part une pauvre veuve et une orpheline royale qui
pleuraient dans un coin du Louvre, personne ne paraissait savoir
qu'il eut existe un roi Charles Ier et que ce roi venait de mourir
sur un echafaud.

Les deux amis s'etaient donne rendez-vous pour le lendemain matin
a dix heures, car, quoique la nuit fut fort avancee lorsqu'ils
etaient arrives a la porte de l'hotel, Aramis avait pretendu qu'il
avait encore quelques visites d'importance a faire et avait laisse
Athos entrer seul.

Le lendemain a dix heures sonnantes ils etaient reunis. Depuis six
heures du matin Athos etait sorti de son cote.

-- Eh bien! avez-vous eu quelques nouvelles? demanda Athos.

-- Aucune; on n'a vu d'Artagnan nulle part, et Porthos n'a pas
encore paru. Et chez vous?

-- Rien.

-- Diable! fit Aramis.

-- En effet, dit Athos, ce retard n'est point naturel; ils ont
pris la route la plus directe, et par consequent ils auraient du
arriver avant nous.

-- Ajoutez a cela, dit Aramis, que nous connaissons d'Artagnan
pour la rapidite de ses manoeuvres, et qu'il n'est pas homme a
avoir perdu une heure, sachant que nous l'attendons...

-- Il comptait, si vous vous rappelez, etre ici le cinq.

-- Et nous voila au neuf. C'est ce soir qu'expire le delai.

-- Que comptez-vous faire, demanda Athos, si ce soir nous n'avons
pas de nouvelles?

-- Pardieu! nous mettre a sa recherche.

-- Bien, dit Athos.

-- Mais Raoul? demanda Aramis.

Un leger nuage passa sur le front du comte.

-- Raoul me donne beaucoup d'inquietude, dit-il, il a recu hier un
message du prince de Conde, il est alle le rejoindre a Saint-Cloud
et n'est pas revenu.

-- N'avez-vous point vu madame de Chevreuse?

-- Elle n'etait point chez elle. Et vous, Aramis, vous deviez
passer, je crois, chez madame de Longueville?

-- J'y ai passe en effet.

-- Eh bien?

-- Elle n'etait point chez elle non plus, mais au moins elle avait
laisse l'adresse de son nouveau logement.

-- Ou etait-elle?

-- Devinez, je vous le donne en mille.

-- Comment voulez-vous que je devine ou est a minuit, car je
presume que c'est en me quittant que vous vous etes presente chez
elle, comment, dis-je, voulez-vous que je devine ou est a minuit
la plus belle et la plus active de toutes les frondeuses?

-- A l'Hotel de Ville! mon cher!

-- Comment, a l'Hotel de Ville! Est-elle donc nommee prevot des
marchands?

-- Non, mais elle s'est faite reine de Paris par interim, et comme
elle n'a pas ose de prime abord aller s'etablir au Palais-Royal ou
aux Tuileries, elle s'est installee a l'Hotel de Ville, ou elle va
donner incessamment un heritier ou une heritiere a ce cher duc.

-- Vous ne m'aviez pas fait part de cette circonstance, Aramis,
dit Athos.

-- Bah! vraiment! C'est un oubli alors, excusez-moi.

-- Maintenant, demanda Athos, qu'allons-nous faire d'ici a ce
soir? Nous voici fort desoeuvres, ce me semble.

-- Vous oubliez, mon ami, que nous avons de la besogne toute
taillee.

-- Ou cela?

-- Du cote de Charenton, morbleu! J'ai l'esperance, d'apres sa
promesse, de rencontrer la un certain M. de Chatillon que je
deteste depuis longtemps.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce qu'il est frere d'un certain M. de Coligny.

-- Ah! c'est vrai, j'oubliais... lequel a pretendu a l'honneur
d'etre votre rival. Il a ete bien cruellement puni de cette
audace, mon cher, et, en verite, cela devrait vous suffire.

-- Oui; mais que voulez-vous! cela ne me suffit point. Je suis
rancunier; c'est le seul point par lequel je tienne a Eglise Apres
cela, vous comprenez, Athos, vous n'etes aucunement force de me
suivre.

-- Allons donc, dit Athos, vous plaisantez!

-- En ce cas, mon cher, si vous etes decide a m'accompagner, il
n'y a point de temps a perdre. Le tambour a battu, j'ai rencontre
les canons qui partaient, j'ai vu les bourgeois qui se rangeaient
en bataille sur la place de l'Hotel-de-Ville; on va bien
certainement se battre vers Charenton, comme l'a dit hier le duc
de Chatillon.

-- J'aurais cru, dit Athos, que les conferences de cette nuit
avaient change quelque chose a ces dispositions belliqueuses.

-- Oui sans doute, mais on ne s'en battra pas moins, ne fut-ce que
pour mieux masquer ces conferences.

-- Pauvres gens! dit Athos, qui vont se faire tuer pour qu'on
rende Sedan a M. de Bouillon, pour qu'on donne la survivance de
l'amiraute a M. de Beaufort, et pour que le coadjuteur soit
cardinal!

-- Allons! allons! mon cher, dit Aramis, convenez que vous ne
seriez pas si philosophe si votre Raoul ne se devait point trouver
a toute cette bagarre.

-- Peut-etre dites-vous vrai, Aramis.

-- Eh bien! allons donc ou l'on se bat, c'est un moyen sur de
retrouver d'Artagnan, Porthos, et peut-etre meme Raoul.

-- Helas! dit Athos.

-- Mon bon ami, dit Aramis, maintenant que nous sommes a Paris, il
vous faut, croyez-moi, perdre cette habitude de soupirer sans
cesse. A la, guerre, morbleu! comme a la guerre, Athos! N'etes-
vous plus homme d'epee, et vous etes-vous fait Eglise, voyons!
Tenez, voila de beaux bourgeois qui passent; c'est engageant,
tudieu! Et ce capitaine, voyez donc, ca vous a presque une
tournure militaire!

-- Ils sortent de la rue du Mouton.

-- Tambour en tete, comme de vrais soldats! Mais voyez donc ce
gaillard-la, comme il se balance, comme il se cambre!

-- Heu! fit Grimaud.

-- Quoi? demanda Athos.

-- Planchet, monsieur.

-- Lieutenant hier, dit Aramis, capitaine aujourd'hui, colonel
sans doute demain; dans huit jours le gaillard sera marechal de
France.

-- Demandons-lui quelques renseignements, dit Athos.

Et les deux amis s'approcherent de Planchet, qui, plus fier que
jamais d'etre vu en fonctions, daigna expliquer aux deux
gentilshommes qu'il avait ordre de prendre position sur la place
Royale avec deux cents hommes formant l'arriere-garde de l'armee
parisienne, et de se diriger de la vers Charenton quand besoin
serait.

Comme Athos et Aramis allaient du meme cote, ils escorterent
Planchet jusque sur son terrain.

Planchet fit assez adroitement manoeuvrer ses hommes sur la place
Royale, et les echelonna derriere une longue file de bourgeois
placee rue et faubourg Saint-Antoine, en attendant le signal du
combat.

-- La journee sera chaude, dit Planchet d'un ton belliqueux.

-- Oui, sans doute, repondit Aramis; mais il y a loin d'ici a
l'ennemi.

-- Monsieur, on rapprochera la distance, repondit un dizainier.

Aramis salua, puis se retournant vers Athos:

-- Je ne me soucie pas de camper place Royale avec tous ces gens-
la, dit-il; voulez-vous que nous marchions en avant? nous verrons
mieux les choses.

-- Et puis M. de Chatillon ne viendrait point vous chercher place
Royale, n'est-ce pas? Allons donc en avant, mon ami.

-- N'avez-vous pas deux mots a dire de votre cote a
M. de Flamarens?

-- Ami, dit Athos, j'ai pris une resolution, c'est de ne plus
tirer l'epee que je n'y sois force absolument.

-- Et depuis quand cela?

-- Depuis que j'ai tire le poignard.

-- Ah bon! encore un souvenir de M. Mordaunt! Eh bien! mon cher,
il ne vous manquerait plus que d'eprouver des remords d'avoir tue
celui-la!

-- Chut! dit Athos en mettant un doigt sur sa bouche avec ce
sourire triste qui n'appartenait qu'a lui, ne parlons plus de
Mordaunt, cela nous porterait malheur.

Et Athos piqua vers Charenton, longeant le faubourg, puis la
vallee de Fecamp, toute noire de bourgeois armes. Il va sans dire
qu'Aramis le suivait d'une demi-longueur de cheval.


LXXXIII. Le combat de Charenton

A mesure qu'Athos et Aramis avancaient, et qu'en avancant ils
depassaient les differents corps echelonnes sur la route, ils
voyaient les cuirasses fourbies et eclatantes succeder aux armes
rouillees, et les mousquets etincelants aux pertuisanes bigarrees.

-- Je crois que c'est ici le vrai champ de bataille, dit Aramis;
voyez-vous ce corps de cavalerie qui se tient en avant du pont, le
pistolet au poing? Eh! prenez garde, voici du canon qui arrive.

-- Ah ca! mon cher, dit Athos, ou nous avez-vous menes? Il me
semble que je vois tout autour de nous des figures appartenant a
des officiers de l'armee royale. N'est-ce pas M. de Chatillon lui-
meme qui s'avance avec ces deux brigadiers?

Et Athos mit l'epee a la main, tandis qu'Aramis, croyant qu'en
effet il avait depasse les limites du camp parisien, portait la
main a ses fontes.

-- Bonjour, messieurs, dit le duc en s'approchant, je vois que
vous ne comprenez rien a ce qui se passe, mais un mot vous
expliquera tout. Nous sommes pour le moment en treve; il y a
conference: M. le Prince, M. de Retz, M. de Beaufort et
M. de Bouillon causent en ce moment politique. Or, de deux choses
l'une: ou les affaires ne s'arrangeront pas, et nous nous
retrouverons, chevalier; ou elles s'arrangeront, et, comme je
serai debarrasse de mon commandement, nous nous retrouverons
encore.

-- Monsieur, dit Aramis, vous parlez a merveille. Permettez-moi
donc de vous adresser une question.

-- Faites, monsieur.

-- Ou sont les plenipotentiaires?

-- A Charenton meme, dans la seconde maison a droite en entrant du
cote de Paris.

-- Et cette conference n'etait pas prevue!

-- Non, messieurs. Elle est, a ce qu'il parait, le resultat de
nouvelles propositions que M. de Mazarin a fait faire hier soir
aux Parisiens.

Athos et Aramis se regarderent en riant; ils savaient mieux que
personne quelles etaient ces propositions, a qui elles avaient ete
faites et qui les avait faites.

-- Et cette maison ou sont les plenipotentiaires, demanda Athos,
appartient...?

-- A M. de Chanleu, qui commande vos troupes a Charenton. Je dis
vos troupes, parce que je presume que ces messieurs sont
frondeurs.

-- Mais... a peu pres, dit Aramis.

-- Comment a peu pres?

-- Eh! sans doute, monsieur; vous le savez mieux que personne,
dans ce temps-ci on ne peut pas dire bien precisement ce qu'on
est.

-- Nous sommes pour le roi et MM. les princes, dit Athos.

-- Il faut cependant nous entendre, dit Chatillon: le roi est avec
nous, et il a pour generalissimes MM. d'Orleans et de Conde.

-- Oui, dit Athos, mais sa place est dans nos rangs avec
MM. de Conti, de Beaufort, d'Elbeuf et de Bouillon.

-- Cela peut etre, dit Chatillon, et l'on sait que pour mon compte
j'ai assez peu de sympathie pour M. de Mazarin; mes interets memes
sont a Paris: j'ai la un grand proces d'ou depend toute ma
fortune, et, tel que vous me voyez, je viens de consulter mon
avocat...

-- A Paris?

-- Non pas, a Charenton... M. Viole, que vous connaissez de nom,
un excellent homme, un peu tetu; mais il n'est pas du parlement
pour rien. Je comptais le voir hier soir, mais notre rencontre m'a
empeche de m'occuper de mes affaires. Or, comme il faut que les
affaires se fassent, j'ai profite de la treve, et voila comment je
me trouve au milieu de vous.

-- M. Viole donne donc ses consultations en plein vent? demanda
Aramis en riant.

-- Oui, monsieur, et a cheval meme. Il commande cinq cents
pistoliers pour aujourd'hui, et je lui ai rendu visite accompagne,
pour lui faire honneur, de ces deux petites pieces de canon, en
tete desquelles vous avez paru si etonnes de me voir. Je ne le
reconnaissais pas d'abord, je dois l'avouer; il a une longue epee
sur sa robe et des pistolets a sa ceinture, ce qui lui donne un
air formidable qui vous ferait plaisir, si vous aviez le bonheur
de le rencontrer.

-- S'il est si curieux a voir, on peut se donner la peine de le
chercher tout expres, dit Aramis.

-- Il faudrait vous hater, monsieur, car les conferences ne
peuvent durer longtemps encore.

-- Et si elles sont rompues sans amener de resultat, dit Athos,
vous allez tenter d'enlever Charenton?

-- C'est mon ordre; je commande les troupes d'attaque, et je ferai
de mon mieux pour reussir.

-- Monsieur, dit Athos, puisque vous commandez la cavalerie...

-- Pardon! je commande en chef.

-- Mieux encore!... Vous devez connaitre tous vos officiers,
j'entends tous ceux qui sont de distinction.

-- Mais oui, a peu pres.

-- Soyez assez bon pour me dire alors si vous n'avez pas sous vos
ordres M. le chevalier d'Artagnan, lieutenant aux mousquetaires.

-- Non, monsieur, il n'est pas avec nous; depuis plus de six
semaines il a quitte Paris, et il est, dit-on, en mission en
Angleterre.

-- Je savais cela, mais je le croyais de retour.

-- Non, monsieur, et je ne sache point que personne l'ait revu. Je
puis d'autant mieux vous repondre a ce sujet que les mousquetaires
sont des notres, et que c'est M. de Cambon qui, par interim, tient
la place de M. d'Artagnan.

Les deux amis se regarderent.

-- Vous voyez, dit Athos.

-- C'est etrange, dit Aramis.

-- Il faut absolument qu'il leur soit arrive malheur en route.

-- Nous sommes aujourd'hui le huit, c'est ce soir qu'expire le
delai fixe. Si ce soir nous n'avons point de nouvelles, demain
matin nous partirons.

Athos fit de la tete un signe affirmatif, puis se retournant:

-- Et M. de Bragelonne, un jeune homme de quinze ans, attache a
M. le Prince, demanda Athos presque embarrasse de laisser percer
ainsi devant le sceptique Aramis ses preoccupations paternelles,
a-t-il l'honneur d'etre connu de vous, monsieur le duc?

-- Oui, certainement, repondit Chatillon, il nous est arrive ce
matin avec M. le Prince. Un charmant jeune homme! il est de vos
amis, monsieur le comte?

-- Oui, monsieur, repliqua Athos doucement emu; a telle enseigne,
que j'aurais meme le desir de le voir. Est-ce possible?

-- Tres possible, monsieur. Veuillez m'accompagner et je vous
conduirai au quartier general.

-- Hola! dit Aramis en se retournant, voila bien du bruit derriere
nous, ce me semble.

-- En effet, un gros de cavaliers vient a nous! fit Chatillon.

-- Je reconnais M. le coadjuteur a son chapeau de la fronde.

-- Et moi, M. de Beaufort a ses plumes blanches.

-- Ils viennent au galop. M. le Prince est avec eux. Ah! voila
qu'il les quitte.

-- On bat le rappel, s'ecria Chatillon. Entendez-vous? Il faut
nous informer.

En effet, on voyait les soldats courir a leurs armes, les
cavaliers qui etaient a pied se remettre en selle, les trompettes
sonnaient, les tambours battaient; M. de Beaufort tira l'epee.

De son cote, M. le Prince fit un signe de rappel, et tous les
officiers de l'armee royale, meles momentanement aux troupes
parisiennes, coururent a lui.

-- Messieurs, dit Chatillon, la treve est rompue, c'est evident;
on va se battre. Rentrez donc dans Charenton, car j'attaquerai
sous peu. Voila le signal que M. le Prince me donne.

En effet, une cornette elevait par trois fois en l'air le guidon
de M. le Prince.

-- Au revoir, monsieur le chevalier! cria Chatillon.

Et il partit au galop pour rejoindre son escorte.

Athos et Aramis tournerent bride de leur cote et vinrent saluer le
coadjuteur et M. de Beaufort. Quant a M. de Bouillon, il avait eu
vers la fin de la conference un si terrible acces de goutte, qu'on
avait ete oblige de le reconduire a Paris en litiere.

En echange, M. le duc d'Elbeuf, entoure de ses quatre fils comme
d'un etat-major, parcourait les rangs de l'armee parisienne.

Pendant ce temps, entre Charenton et l'armee royale se formait un
long espace blanc qui semblait se preparer pour servir de derniere
couche aux cadavres.

-- Ce Mazarin est veritablement une honte pour la France, dit le
coadjuteur en resserrant le ceinturon de son epee qu'il portait, a
la mode des anciens prelats militaires, sur sa simarre
archiepiscopale. C'est un cuistre qui voudrait gouverner la France
comme une metairie. Aussi la France ne peut-elle esperer de
bonheur et de tranquillite que lorsqu'il en sera sorti.

-- Il parait que l'on ne s'est pas entendu sur la couleur du
chapeau, dit Aramis.

Au meme instant, M. de Beaufort leva son epee.

-- Messieurs, dit-il, nous avons fait de la diplomatie inutile;
nous voulions nous debarrasser de ce pleutre de Mazarini; mais la
reine, qui en est embeguinee, le veut absolument garder pour
ministre, de sorte qu'il ne nous reste plus qu'une ressource,
c'est de le battre congrument.

-- Bon! dit le coadjuteur, voila l'eloquence accoutumee de
M. de Beaufort.

-- Heureusement, dit Aramis, qu'il corrige ses fautes de francais
avec la pointe de son epee.

-- Peuh! fit le coadjuteur avec mepris, je vous jure que dans
toute cette guerre il est bien pale.

Et il tira son epee a son tour.

-- Messieurs, dit-il, voila l'ennemi qui vient a nous; nous lui
epargnerons bien, je l'espere, la moitie du chemin.

Et sans s'inquieter s'il etait suivi ou non, il partit. Son
regiment, qui portait le nom de regiment de Corinthe, du nom de
son archeveche, s'ebranla derriere lui et commenca la melee.

De son cote, M. de Beaufort lancait sa cavalerie, sous la conduite
de M. de Noirmoutiers, vers Etampes, ou elle devait rencontrer un
convoi de vivres impatiemment attendu par les Parisiens.
M. de Beaufort s'appretait a le soutenir.

M. de Clanleu, qui commandait la place, se tenait, avec le plus
fort de ses troupes, pret a resister a l'assaut, et meme, au cas
ou l'ennemi serait repousse, a tenter une sortie.

Au bout d'une demi-heure le combat etait engage sur tous les
points. Le coadjuteur, que la reputation de courage de
M. de Beaufort exasperait, s'etait jete en avant et faisait
personnellement des merveilles de courage. Sa vocation, on le
sait, etait l'epee, et il etait heureux chaque fois qu'il la
pouvait tirer du fourreau, n'importe pour qui ou pour quoi. Mais
dans cette circonstance, s'il avait bien fait son metier de
soldat, il avait mal fait celui de colonel. Avec sept ou huit
cents hommes il etait alle heurter trois mille hommes, lesquels, a
leur tour, s'etaient ebranles tout d'une masse et ramenaient
tambour battant les soldats du coadjuteur, qui arriverent en
desordre aux remparts. Mais le feu de l'artillerie de Clanleu
arreta court l'armee royale, qui parut un instant ebranlee.
Cependant cela dura peu, et elle alla se reformer derriere un
groupe de maisons et un petit bois.

Clanleu crut que le moment etait venu; il s'elanca a la tete de
deux regiments pour poursuivre l'armee royale; mais, comme nous
l'avons dit, elle s'etait reformee et revenait a la charge, guidee
par M. de Chatillon en personne. La charge fut si rude et si
habilement conduite, que Clanleu et ses hommes se trouverent
presque entoures. Clanleu ordonna la retraite, qui commenca de
s'executer pied a pied, pas a pas. Malheureusement, au bout d'un
instant, Clanleu tomba mortellement frappe.

M. de Chatillon le vit tomber et annonca tout haut cette mort, qui
redoubla le courage de l'armee royale et demoralisa completement
les deux regiments avec lesquels Clanleu avait fait sa sortie. En
consequence, chacun songea a son salut et ne s'occupa plus que de
regagner les retranchements, au pied desquels le coadjuteur
essayait de reformer son regiment echarpe.

Tout a coup un escadron de cavalerie vint a la rencontre des
vainqueurs, qui entraient pele-mele avec les fugitifs dans les
retranchements. Athos et Aramis chargeaient en tete, Aramis l'epee
et le pistolet a la main, Athos l'epee au fourreau, le pistolet
aux fontes. Athos etait calme et froid comme dans une parade,
seulement son beau et noble regard s'attristait en voyant
s'entr'egorger tant d'hommes que sacrifiaient d'un cote
l'entetement royal, et de l'autre cote la rancune des princes.
Aramis, au contraire, tuait et s'enivrait peu a peu, selon son
habitude. Ses yeux vifs devenaient ardents; sa bouche, si finement
decoupee, souriait d'un sourire lugubre; ses narines ouvertes
aspiraient l'odeur du sang; chacun de ses coups d'epee frappait
juste, et le pommeau de son pistolet achevait, assommait le blesse
qui essayait de se relever.

Du cote oppose, et dans les rangs de l'armee royale, deux
cavaliers, l'un couvert d'une cuirasse doree, l'autre d'un simple
buffle duquel sortaient les manches d'un justaucorps de velours
bleu, chargeaient au premier rang. Le cavalier a la cuirasse doree
vint heurter Aramis et lui porta un coup d'epee qu'Aramis para
avec son habilete ordinaire.

-- Ah! c'est vous, monsieur de Chatillon! s'ecria le chevalier;
soyez le bienvenu, je vous attendais!

-- J'espere ne vous avoir pas trop fait attendre, monsieur, dit le
duc; en tout cas, me voici.

-- Monsieur de Chatillon, dit Aramis en tirant de ses fontes un
second pistolet qu'il avait reserve pour cette occasion, je crois
que si votre pistolet est decharge vous etes un homme mort.

-- Dieu merci, dit Chatillon, il ne l'est pas!

Et le duc, levant son pistolet sur Aramis, l'ajusta et fit feu.
Mais Aramis courba la tete au moment ou il vit le duc appuyer le
doigt sur la gachette, et la balle passa, sans l'atteindre, au-
dessus de lui.

-- Oh! vous m'avez manque, dit Aramis. Mais moi, j'en jure Dieu,
je ne vous manquerai pas.

-- Si je vous en laisse le temps! s'ecria M. de Chatillon en
piquant son cheval et en bondissant sur lui l'epee haute.

Aramis l'attendit avec ce sourire terrible qui lui etait propre en
pareille occasion; et Athos, qui voyait M. de Chatillon s'avancer
sur Aramis avec la rapidite de l'eclair, ouvrait la bouche pour
crier: "Tirez! mais tirez donc!" quand le coup partit.
M. de Chatillon ouvrit les bras et se renversa sur la croupe de
son cheval.

La balle lui etait entree dans la poitrine par l'echancrure de la
cuirasse.

-- Je suis mort! murmura le duc.

Et il glissa de son cheval a terre.

-- Je vous l'avais dit, monsieur, et je suis fache maintenant
d'avoir si bien tenu ma parole. Puis-je vous etre bon a quelque
chose?

Chatillon fit un signe de la main; et Aramis s'appretait a
descendre, quand tout a coup il recut un choc violent dans le
cote: c'etait un coup d'epee, mais la cuirasse para le coup.

Il se tourna vivement, saisit ce nouvel antagoniste par le
poignet, quand deux cris partirent en meme temps, l'un pousse par
lui, l'autre par Athos:

-- Raoul!

Le jeune homme reconnut a la fois la figure du chevalier d'Herblay
et la voix de son pere, et laissa tomber son epee. Plusieurs
cavaliers de l'armee parisienne s'elancerent en ce moment sur
Raoul, mais Aramis le couvrit de son epee.

-- Prisonnier a moi! Passez donc au large! cria-t-il.

Athos, pendant ce temps, prenait le cheval de son fils par la
bride et l'entrainait hors de la melee.

En ce moment M. le Prince, qui soutenait M. de Chatillon en
seconde ligne, apparut au milieu de la melee; on vit briller son
oeil d'aigle et on le reconnut a ses coups.

A sa vue, le regiment de l'archeveque de Corinthe, que le
coadjuteur, malgre tous ses efforts, n'avait pu reorganiser, se
jeta au milieu des troupes parisiennes, renversa tout et rentra en
fuyant dans Charenton, qu'il traversa sans s'arreter. Le
coadjuteur, entraine par lui, repassa pres du groupe forme par
Athos, par Aramis et Raoul.

-- Ah! ah! dit Aramis, qui ne pouvait, dans sa jalousie, ne pas se
rejouir de l'echec arrive au coadjuteur, en votre qualite
d'archeveque, Monseigneur, vous devez connaitre les Ecritures.

-- Et qu'ont de commun les Ecritures avec ce qui m'arrive? demanda
le coadjuteur.

-- Que M. le Prince vous traite aujourd'hui comme saint Paul, la
premiere aux Corinthiens.

-- Allons! allons! dit Athos, le mot est joli, mais il ne faut pas
attendre ici les compliments. En avant, en avant, ou plutot en
arriere, car la bataille m'a bien l'air d'etre perdue pour les
frondeurs.

-- Cela m'est bien egal! dit Aramis, je ne venais ici que pour
rencontrer M. de Chatillon. Je l'ai rencontre, je suis content; un
duel avec un Chatillon, c'est flatteur!

-- Et de plus un prisonnier, dit Athos en montrant Raoul.

Les trois cavaliers continuerent la route au galop.

Le jeune homme avait ressenti un frisson de joie en retrouvant son
pere. Ils galopaient l'un a cote de l'autre, la main gauche du
jeune homme dans la main droite d'Athos.

Quand ils furent loin du champ de bataille:

-- Qu'alliez-vous donc faire si avant dans la melee, mon ami?
demanda Athos au jeune homme; ce n'etait point la votre place, ce
me semble, n'etant pas mieux arme pour le combat.

-- Aussi ne devais-je point me battre aujourd'hui, monsieur.
J'etais charge d'une mission pour le cardinal, et je partais pour
Rueil, quand, voyant charger M. de Chatillon, l'envie me prit de
charger a ses cotes. C'est alors qu'il me dit que deux cavaliers
de l'armee parisienne me cherchaient, et qu'il me nomma le comte
de La Fere.

-- Comment! vous saviez que nous etions la, et vous avez voulu
tuer votre ami le chevalier?

-- Je n'avais point reconnu M. le chevalier sous son armure, dit
en rougissant Raoul, mais j'aurais du le reconnaitre a son adresse
et a son sang-froid.

-- Merci du compliment, mon jeune ami, dit Aramis, et l'on voit
qui vous a donne des lecons de courtoisie. Mais vous allez a
Rueil, dites-vous?

-- Oui.

-- Chez le cardinal?

-- Sans doute. J'ai une depeche de M. le Prince pour Son Eminence.

-- Il faut la porter, dit Athos.

-- Oh! pour cela, un instant, pas de fausse generosite, comte. Que
diable! notre sort, et, ce qui est plus important, le sort de nos
amis, est peut-etre dans cette depeche.

-- Mais il ne faut pas que ce jeune homme manque a son devoir, dit
Athos.

-- D'abord, comte, ce jeune homme est prisonnier, vous l'oubliez.
Ce que nous faisons la est de bonne guerre. D'ailleurs, des
vaincus ne doivent pas etre difficiles sur le choix des moyens.
Donnez cette depeche, Raoul.

Raoul hesita, regardant Athos comme pour chercher une regle de
conduite dans ses yeux.

-- Donnez la depeche, Raoul, dit Athos, vous etes le prisonnier du
chevalier d'Herblay.

Raoul ceda avec repugnance, mais Aramis, moins scrupuleux que le
comte de La Fere, saisit la depeche avec empressement, la
parcourut, et la rendant a Athos:

-- Vous, dit-il, qui etes croyant, lisez et voyez, en y
reflechissant, dans cette lettre, quelque chose que la Providence
juge important que nous sachions.

Athos prit la lettre tout en froncant son beau sourcil, mais
l'idee qu'il etait question, dans la lettre, de d'Artagnan l'aida
a vaincre le degout qu'il eprouvait a la lire.

Voici ce qu'il y avait dans la lettre:

"Monseigneur, j'enverrai ce soir a Votre Eminence, pour renforcer
la troupe de M. de Comminges, les dix hommes que vous demandez. Ce
sont de bons soldats, propres a maintenir les deux rudes
adversaires dont Votre Eminence craint l'adresse et la
resolution."

-- Oh! oh! dit Athos.

-- Eh bien! demanda Aramis, que vous semble de deux adversaires
qu'il faut, outre la troupe de Comminges, dix bons soldats pour
garder? cela ne ressemble-t-il pas comme deux gouttes d'eau a
d'Artagnan et a Porthos?

-- Nous allons battre Paris toute la journee, dit Athos, et si
nous n'avons pas de nouvelles ce soir, nous reprendrons le chemin
de la Picardie, et je reponds, grace a l'imagination de
d'Artagnan, que nous ne tarderons pas a trouver quelque indication
qui nous enlevera tous nos doutes.

-- Battons donc Paris, et informons-nous, a Planchet surtout, s'il
n'aura point entendu parler de son ancien maitre.

-- Ce pauvre Planchet! vous en parlez bien a votre aise, Aramis,
il est massacre sans doute. Tous ces belliqueux bourgeois seront
sortis, et l'on aura fait un massacre.

Comme c'etait assez probable, ce fut avec un sentiment
d'inquietude que les deux amis rentrerent a Paris par la porte du
Temple, et qu'ils se dirigerent vers la place Royale ou ils
comptaient avoir des nouvelles de ces pauvres bourgeois. Mais
l'etonnement des deux amis fut grand lorsqu'ils les trouverent
buvant et goguenardant, eux et leur capitaine, toujours campes
place Royale et pleures sans doute par leurs familles qui
entendaient le bruit du canon de Charenton et les croyaient au
feu.

Athos et Aramis s'informerent de nouveau a Planchet; mais il
n'avait rien su de d'Artagnan., Ils voulurent l'emmener, il leur
declara qu'il ne pouvait quitter son poste sans ordre superieur.

A cinq heures seulement ils rentrerent chez eux en disant qu'ils
revenaient de la bataille; ils n'avaient pas perdu de vue le
cheval de bronze de Louis XIII.

-- Mille tonnerres! dit Planchet en rentrant dans sa boutique de
la rue des Lombards, nous avons ete battus a plate couture. Je ne
m'en consolerai jamais!


LXXXIV. La route de Picardie

Athos et Aramis, fort en surete dans Paris, ne se dissimulaient
pas qu'a peine auraient-ils mis le pied dehors ils courraient les
plus grands dangers; mais on sait ce qu'etait la question de
danger pour de pareils hommes. D'ailleurs ils sentaient que le
denouement de cette seconde odyssee approchait, et qu'il n'y avait
plus, comme on dit, qu'un coup de collier a donner.

Au reste, Paris lui-meme n'etait pas tranquille; les vivres
commencaient a manquer, et selon que quelqu'un des generaux de
M. le prince de Conti avait besoin de reprendre son influence, il
se faisait une petite emeute qu'il calmait et qui lui donnait un
instant la superiorite sur ses collegues.

Dans une de ces emeutes, M. de Beaufort avait fait piller la
maison et la bibliotheque de M. de Mazarin pour donner, disait-il,
quelque chose a ronger a ce pauvre peuple.

Athos et Aramis quitterent Paris sur ce coup Etat, qui avait eu
lieu dans la soiree meme du jour ou les Parisiens avaient ete
battus a Charenton.

Tous deux laissaient Paris dans la misere et touchant presque a la
famine, agite par la crainte, dechire par les factions. Parisiens
et frondeurs, ils s'attendaient a trouver meme misere, memes
craintes, memes intrigues dans le camp ennemi. Leur surprise fut
donc grande lorsque, en passant a Saint-Denis, ils apprirent qu'a
Saint-Germain on riait, on chansonnait et l'on menait joyeuse vie.

Les deux gentilshommes prirent des chemins detournes, d'abord pour
ne pas tomber aux mains des mazarins epars dans l'Ile-de-France,
ensuite, pour echapper aux frondeurs qui tenaient la Normandie, et
qui n'eussent pas manque de les conduire a M. de Longueville pour
que M. de Longueville reconnut en eux des amis ou des ennemis. Une
fois echappes a ces deux dangers, ils rejoignirent le chemin de
Boulogne a Abbeville, et le suivirent pas a pas, trace a trace.

Cependant ils furent quelque temps indecis; deux ou trois
aubergistes avaient ete interroges, sans qu'un seul indice vint
eclairer leurs doutes ou guider leurs recherches, lorsqu'a
Montreuil Athos sentit sur la table quelque chose de rude au
toucher de ses doigts delicats. Il leva la nappe, et lut sur le
bois ces hieroglyphes creuses profondement avec la lame d'un
couteau:

_Port... -- d'Art... -- 2 fevrier._

-- A merveille, dit Athos en faisant voir l'inscription a Aramis;
nous voulions coucher ici, mais c'est inutile. Allons plus loin.

Ils remonterent a cheval et gagnerent Abbeville. La ils
s'arreterent fort perplexes a cause de la grande quantite
d'hotelleries. On ne pouvait pas les visiter toutes. Comment
deviner dans laquelle avaient loge ceux que l'on cherchait?

-- Croyez-moi, Athos, dit Aramis, ne songeons pas a rien trouver a
Abbeville. Si nous sommes embarrasses, nos amis l'ont ete aussi.
S'il n'y avait que Porthos, Porthos eut ete loger a la plus
magnifique hotellerie, et, nous la faisant indiquer, nous serions
surs de retrouver trace de son passage. Mais d'Artagnan n'a point
de ces faiblesses-la; Porthos aura eu beau lui faire observer
qu'il mourait de faim, il aura continue sa route, inexorable comme
le destin, et c'est ailleurs qu'il faut le chercher.

Ils continuerent donc leur route, mais rien ne se presenta.
C'etait une tache des plus penibles et surtout des plus
fastidieuses qu'avaient entreprise la Athos et Aramis, et sans ce
triple mobile de l'honneur, de l'amitie et de la reconnaissance
incruste dans leur ame, nos deux voyageurs eussent cent fois
renonce a fouiller le sable, a interroger les passants, a
commenter les signes, a epier les visages.

Ils allerent ainsi jusqu'a Peronne.

Athos commencait a desesperer. Cette noble et interessante nature
se reprochait cette obscurite dans laquelle Aramis et lui se
trouvaient. Sans doute ils avaient mal cherche; sans doute ils
n'avaient pas mis dans leurs questions assez de persistance, dans
leurs investigations assez de perspicacite. Ils etaient prets a
retourner sur leurs pas, lorsqu'en traversant le faubourg qui
conduisait aux portes de la ville, sur un mur blanc qui faisait
l'angle d'une rue tournant autour du rempart, Athos jeta les yeux
sur un dessin de pierre noire qui representait, avec la naivete
des premieres tentatives d'un enfant, deux cavaliers galopant avec
frenesie; l'un des deux cavaliers tenait a la main une pancarte ou
etaient ecrits en espagnol ces mots:

"On nous suit."

-- Oh! oh! dit Athos, voila qui est clair comme le jour. Tout
suivi qu'il etait, d'Artagnan se sera arrete cinq minutes ici;
cela prouve au reste qu'il n'etait pas suivi de bien pres; peut-
etre sera-t-il parvenu a s'echapper.

Aramis secoua la tete.

-- S'il etait echappe, nous l'aurions revu ou nous en aurions au
moins entendu parler.

-- Vous avez raison, Aramis, continuons.

Dire l'inquietude et l'impatience des deux gentilshommes serait
chose impossible. L'inquietude etait pour le coeur tendre et
amical d'Athos; l'impatience etait pour l'esprit nerveux et si
facile a egarer d'Aramis. Aussi galoperent-ils tous deux pendant
trois ou quatre heures avec la frenesie des deux cavaliers de la
muraille. Tout a coup, dans une gorge etroite, resserree entre
deux talus, ils virent la route a moitie barree par une enorme
pierre. Sa place primitive etait indiquee sur un des cotes du
talus, et l'espece d'alveole qu'elle y avait laisse, par suite de
l'extraction, prouvait qu'elle n'avait pu rouler toute seule,
tandis que sa pesanteur indiquait qu'il avait fallu, pour la faire
mouvoir, le bras d'un Encelade ou d'un Briaree.

Aramis s'arreta.

-- Oh! dit-il en regardant la pierre, il y a la-dedans de l'Ajax
de Telamon ou du Porthos. Descendons, s'il vous plait, comte, et
examinons ce rocher.

Tous deux descendirent. La pierre avait ete apportee dans le but
evident de barrer le chemin a des cavaliers. Elle avait donc ete
placee d'abord en travers; puis les cavaliers avaient trouve cet
obstacle, etaient descendus et l'avaient ecarte.

Les deux amis examinerent la pierre de tous les cotes exposes a la
lumiere: elle n'offrait rien d'extraordinaire. Ils appelerent
alors Blaisois et Grimaud. A eux quatre, ils parvinrent a
retourner le rocher. Sur le cote qui touchait la terre etait
ecrit:

"Huit chevau-legers nous poursuivent. Si nous arrivons jusqu'a
_Compiegne_, nous nous arreterons au _Paon-Couronne;_ l'hote est
de nos amis."

-- Voila quelque chose de positif, dit Athos, et dans l'un ou
l'autre cas nous saurons a quoi nous en tenir. Allons donc au_
Paon-Couronne._

-- Oui, dit Aramis; mais si nous voulons y arriver, donnons
quelque relache a nos chevaux; ils sont presque fourbus.

Aramis disait vrai. On s'arreta au premier bouchon; on fit avaler
a chaque cheval double mesure d'avoine detrempee dans du vin, on
leur donna trois heures de repos et l'on se remit en route. Les
hommes eux-memes etaient ecrases de fatigue, mais l'esperance les
soutenait.

Six heures apres, Athos et Aramis entraient a Compiegne et
s'informaient du _Paon-Couronne_. On leur montra une enseigne
representant le dieu Pan avec une couronne sur la tete.

Les deux amis descendirent de cheval sans s'arreter autrement a la
pretention de l'enseigne, que, dans un autre temps, Aramis eut
fort critiquee. Ils trouverent un brave homme d'hotelier, chauve
et pansu comme un magot de la Chine, auquel ils demanderent s'il
n'avait pas loge plus ou moins longtemps deux gentilshommes
poursuivis par des chevau-legers. L'hote, sans rien repondre, alla
chercher dans un bahut une moitie de lame de rapiere.

-- Connaissez-vous cela? dit-il.

Athos ne fit que jeter un coup d'oeil sur cette lame.

-- C'est l'epee de d'Artagnan, dit-il.

-- Du grand ou du petit? demanda l'hote.

-- Du petit, repondit Athos.

-- Je vois que vous etes des amis de ces messieurs.

-- Eh bien! que leur est-il arrive?

-- Qu'ils sont entres dans ma cour avec des chevaux fourbus, et
qu'avant qu'ils aient eu le temps de refermer la grande porte huit
chevau-legers qui les poursuivaient sont entres apres eux.

-- Huit! dit Aramis, cela m'etonne bien que d'Artagnan et Porthos,
deux vaillants de cette nature, se soient laisse arreter par huit
hommes.

-- Sans doute, monsieur, et les huit hommes n'en seraient pas
venus a bout s'ils n'eussent recrute par la ville une vingtaine de
soldats du regiment de Royal-Italien, en garnison dans cette
ville, de sorte que vos deux amis ont ete litteralement accables
par le nombre.

-- Arretes! dit Athos, et sait-on pourquoi?

-- Non, monsieur, on les a emmenes tout de suite, et ils n'ont eu
le temps de me rien dire; seulement, quand ils ont ete partis,
j'ai trouve ce fragment d'epee sur le champ de bataille en aidant
a ramasser deux morts et cinq ou six blesses.

-- Et a eux, demanda Aramis, ne leur est-il rien arrive?

-- Non, monsieur, je ne crois pas.

-- Allons, dit Aramis, c'est toujours une consolation.

-- Et savez-vous ou on les a conduits? demanda Athos.

-- Du cote de Louvres.

-- Laissons Blaisois et Grimaud ici, dit Athos, ils reviendront
demain a Paris avec les chevaux, qui aujourd'hui nous laisseraient
en route, et prenons la poste.

-- Prenons la poste, dit Aramis.

On envoya chercher des chevaux. Pendant ce temps, les deux amis
dinerent a la hate; ils voulaient, s'ils trouvaient a Louvres
quelques renseignements, pouvoir continuer leur route.

Ils arriverent a Louvres. Il n'y avait qu'une auberge. On y buvait
une liqueur qui a conserve de nos jours sa reputation, et qui s'y
fabriquait deja a cette epoque.

-- Descendons ici, dit Athos, d'Artagnan n'aura pas manque cette
occasion, non pas de boire un verre de liqueur, mais de nous
laisser un indice.

Ils entrerent et demanderent deux verres de liqueur sur le
comptoir, comme avaient du les demander d'Artagnan et Porthos. Le
comptoir sur lequel on buvait d'habitude etait recouvert d'une
plaque d'etain. Sur cette plaque on avait ecrit avec la pointe
d'une grosse epingle: "Rueil, D."

-- Ils sont a Rueil! dit Aramis, que cette inscription frappa le
premier.

-- Allons donc a Rueil, dit Athos.

-- C'est nous jeter dans la gueule du loup, dit Aramis.

-- Si j'eusse ete l'ami de Jonas comme je suis celui de
d'Artagnan, dit Athos, je l'eusse suivi jusque dans le ventre de
la baleine et vous en feriez autant que moi, Aramis.

-- Decidement, mon cher comte, je crois que vous me faites
meilleur que je ne suis. Si j'etais seul, je ne sais pas si
j'irais ainsi a Rueil sans de grandes precautions; mais ou vous
irez, j'irai.

Ils prirent des chevaux et partirent pour Rueil.

Athos, sans s'en douter, avait donne a Aramis le meilleur conseil
qui put etre suivi. Les deputes du parlement venaient d'arriver a
Rueil pour ces fameuses conferences qui devaient durer trois
semaines et amener cette paix boiteuse a la suite de laquelle
M. le Prince fut arrete. Rueil etait encombre, de la part des
Parisiens, d'avocats, de presidents, de conseillers, de robins de
toute espece; et enfin, de la part de la cour, de gentilshommes,
d'officiers et de gardes; il etait donc facile, au milieu de cette
confusion, de demeurer aussi inconnu qu'on desirait l'etre.
D'ailleurs, les conferences avaient amene une treve, et arreter
deux gentilshommes en ce moment, fussent-ils frondeurs au premier
chef, c'etait porter atteinte au droit des gens.

Les deux amis croyaient tout le monde occupe de la pensee qui les
tourmentait. Ils se melerent aux groupes, croyant qu'ils
entendraient dire quelque chose de d'Artagnan et de Porthos; mais
chacun n'etait occupe que d'articles et d'amendements. Athos
opinait pour qu'on allat droit au ministre.

-- Mon ami, objecta Aramis, ce que vous dites la est bien beau,
mais, prenez-y garde, notre securite vient de notre obscurite. Si
nous nous faisons connaitre d'une facon ou d'une autre, nous irons
immediatement rejoindre nos amis dans quelque cul-de-basse-fosse
d'ou le diable ne nous tirera pas. Tachons de ne pas les retrouver
par accident, mais bien a notre fantaisie. Arretes a Compiegne,
ils ont ete amenes a Rueil, comme nous en avons acquis la
certitude a Louvres; conduits a Rueil, ils ont ete interroges par
le cardinal, qui, apres cet interrogatoire, les a gardes pres de
lui ou les a envoyes a Saint-Germain. Quant a la Bastille ils n'y
sont point, puisque la Bastille est aux frondeurs et que le fils
de Broussel y commande. Ils ne sont pas morts, car la mort de
d'Artagnan serait bruyante. Quant a Porthos, je le crois eternel
comme Dieu, quoiqu'il soit moins patient. Ne desesperons pas,
attendons, et restons a Rueil, car ma conviction est qu'ils sont a
Rueil. Mais qu'avez-vous donc? vous palissez!

-- J'ai, dit Athos d'une voix presque tremblante, que je me
souviens qu'au chateau de Rueil M. de Richelieu avait fait
fabriquer une affreuse oubliette...

-- Oh! soyez tranquille, dit Aramis, M. de Richelieu etait un
gentilhomme, notre egal a tous par la naissance, notre superieur
par la position. Il pouvait, comme un roi, toucher les plus grands
de nous a la tete et, en les touchant, faire vaciller cette tete
sur les epaules. Mais M. de Mazarin est un cuistre qui peut tout
au plus nous prendre au collet comme un archer. Rassurez-vous
donc, ami, je persiste a dire que d'Artagnan et Porthos sont a
Rueil, vivants et bien vivants.

-- N'importe, dit Athos, il nous faudrait obtenir du coadjuteur
d'etre des conferences, et ainsi nous entrerions a Rueil.

-- Avec tous ces affreux robins! y pensez-vous, mon cher? et
croyez-vous qu'il y sera le moins du monde discute de la liberte
et de la prison de d'Artagnan et de Porthos? Non, je suis d'avis
que nous cherchions quelque autre moyen.

-- Eh bien! reprit Athos, j'en reviens a ma premiere pensee; je ne
connais point de meilleur moyen que d'agir franchement et
loyalement. J'irai trouver non pas Mazarin, mais la reine, et je
lui dirai: "Madame, rendez-nous vos deux serviteurs et nos deux
amis."

Aramis secoua la tete.

-- C'est une derniere ressource dont vous serez toujours libre
d'user, Athos; mais croyez-moi, n'en usez qu'a l'extremite; il
sera toujours temps d'en venir la. En attendant, continuons nos
recherches.

Ils continuerent donc de chercher, et prirent tant d'informations,
firent, sous mille pretextes plus ingenieux les uns que les
autres, causer tant de personnes, qu'ils finirent par trouver un
chevau-leger qui leur avoua avoir fait partie de l'escorte qui
avait amene d'Artagnan et Porthos de Compiegne a Rueil. Sans les
chevau-legers, on n'aurait pas meme su qu'ils y etaient rentres.

Athos en revenait eternellement a son idee de voir la reine.

-- Pour voir la reine, disait Aramis, il faut d'abord voir le
cardinal, et a peine aurons-nous vu le cardinal, rappelez-vous ce
que je vous dis, Athos, que nous serons reunis a nos amis, mais
point de la facon que nous l'entendons. Or, cette facon d'etre
reunis a eux me sourit assez peu, je l'avoue. Agissons en liberte
pour agir bien et vite.

-- Je verrai la reine, dit Athos.

-- Eh bien, mon ami, si vous etes decide a faire cette folie,
prevenez-moi, je vous prie, un jour a l'avance.

-- Pourquoi cela?

-- Parce que je profiterai de la circonstance pour aller faire une
visite a Paris.

-- A qui?

-- Dame? que sais-je! peut-etre bien a madame de Longueville. Elle
est toute-puissante la-bas; elle m'aidera. Seulement faites-moi
dire par quelqu'un si vous etes arrete, alors je me retournerai de
mon mieux.

-- Pourquoi ne risquez-vous point l'arrestation avec moi, Aramis?
dit Athos.

-- Non merci.

-- Arretes a quatre et reunis, je crois que nous ne risquons plus
rien. Au bout de vingt-quatre heures nous sommes tous quatre
dehors.

-- Mon cher, depuis que j'ai tue Chatillon, l'adoration des dames
de Saint-Germain, j'ai trop d'eclat autour de ma personne pour ne
pas craindre doublement la prison. La reine serait capable de
suivre les conseils de Mazarin en cette occasion, et le conseil
que lui donnerait Mazarin serait de me faire juger.

-- Mais pensez-vous donc, Aramis, qu'elle aime cet Italien au
point qu'on le dit?

-- Elle a bien aime un Anglais.

-- Eh! mon cher, elle est femme!

-- Non pas; vous vous trompez, Athos, elle est reine!

-- Cher ami, je me devoue et vais demander audience a Anne
d'Autriche.

-- Adieu, Athos, je vais lever une armee.

-- Pour quoi faire?

-- Pour revenir assieger Rueil.

-- Ou nous retrouverons-nous?

-- Au pied de la potence du cardinal.

Et les deux amis se separerent, Aramis pour retourner a Paris,
Athos pour s'ouvrir par quelques demarches preparatoires un chemin
jusqu'a la reine.


LXXXV. La reconnaissance d'Anne d'Autriche

Athos eprouva beaucoup moins de difficulte qu'il ne s'y etait
attendu a penetrer pres d'Anne d'Autriche; a la premiere demarche,
tout s'aplanit, au contraire, et l'audience qu'il desirait lui fut
accordee pour le lendemain, a la suite du lever, auquel sa
naissance lui donnait le droit d'assister.

Une grande foule emplissait les appartements de Saint-Germain;
jamais au Louvre ou au Palais-Royal Anne d'Autriche n'avait eu
plus grand nombre de courtisans; seulement, un mouvement s'etait
fait parmi cette foule qui appartenait a la noblesse secondaire,
tandis que tous les premiers gentilshommes de France etaient pres
de M. de Conti, de M. de Beaufort et du coadjuteur.

Au reste, une grande gaiete regnait dans cette cour. Le caractere
particulier de cette guerre fut qu'il y eut plus de couplets faits
que de coups de canon tires. La cour chansonnait les Parisiens,
qui chansonnaient la cour, et les blessures, pour n'etre pas
mortelles, n'en etaient pas moins douloureuses, faites qu'elles
etaient avec l'arme du ridicule.

Mais au milieu de cette hilarite generale et de cette futilite
apparente, une grande preoccupation vivait au fond de toutes les
pensees, Mazarin resterait-il ministre ou favori, ou Mazarin, venu
du Midi comme un nuage, s'en irait-il emporte par le vent qui
l'avait apporte? Tout le monde l'esperait, tout le monde le
desirait; de sorte que le ministre sentait qu'autour de lui tous
les hommages, toutes les courtisaneries recouvraient un fond de
haine mal deguisee sous la crainte et sous l'interet. Il se
sentait mal a l'aise, ne sachant sur quoi faire compte ni sur qui
s'appuyer.

M. le Prince lui-meme, qui combattait pour lui, ne manquait jamais
une occasion ou de le railler ou de l'humilier; et, a deux ou
trois reprises, Mazarin ayant voulu, devant le vainqueur de
Rocroy, faire acte de volonte, celui-ci l'avait regarde de maniere
a lui faire comprendre que, s'il le defendait, ce n'etait ni par
conviction ni par enthousiasme.

Alors le cardinal se rejetait vers la reine, son seul appui. Mais
a deux ou trois reprises il lui avait semble sentir cet appui
vaciller sous sa main.

L'heure de l'audience arrivee, on annonca au comte de La Fere
qu'elle aurait toujours lieu, mais qu'il devait attendre quelques
instants, la reine ayant conseil a tenir avec le ministre.

C'etait la verite. Paris venait d'envoyer une nouvelle deputation
qui devait tacher de donner enfin quelque tournure aux affaires,
et la reine se consultait avec Mazarin sur l'accueil a faire a ces
deputes.

La preoccupation etait grande parmi les hauts personnages de Etat
Athos ne pouvait donc choisir un plus mauvais moment pour parler
de ses amis, pauvres atomes perdus dans ce tourbillon dechaine.

Mais Athos etait un homme inflexible qui ne marchandait pas avec
une decision prise, quand cette decision lui paraissait emanee de
sa conscience et dictee par son devoir; il insista pour etre
introduit, en disant que, quoiqu'il ne fut depute ni de
M. de Conti, ni de M. de Beaufort, ni de M. de Bouillon, ni de
M. d'Elbeuf, ni du coadjuteur, ni de madame de Longueville, ni de
Broussel, ni du parlement, et qu'il vint pour son propre compte il
n'en avait pas moins les choses les plus importantes a dire a Sa
Majeste.

La conference finie, la reine le fit appeler dans son cabinet.

Athos fut introduit et se nomma. C'etait un nom qui avait trop de
fois retenti aux oreilles de Sa Majeste et trop de fois vibre dans
son coeur, pour qu'Anne d'Autriche ne le reconnut point; cependant
elle demeura impassible, se contentant de regarder ce gentilhomme
avec cette fixite qui n'est permise qu'aux femmes reines soit par
la beaute, soit par le sang.

-- C'est donc un service que vous offrez de nous rendre, comte?
demanda Anne d'Autriche apres un instant de silence.

-- Oui, Madame, encore un service, dit Athos, choque de ce que la
reine ne paraissait point le reconnaitre.

C'etait un grand coeur qu'Athos, et par consequent un bien pauvre
courtisan.

Anne fronca le sourcil. Mazarin, qui, assis devant une table,
feuilletait des papiers comme eut pu le faire un simple secretaire
Etat, leva la tete.

-- Parlez, dit la reine.

Mazarin se remit a feuilleter ses papiers.

-- Madame, reprit Athos, deux de nos amis, deux des plus
intrepides serviteurs de Votre Majeste, M. d'Artagnan et M. du
Vallon, envoyes en Angleterre par M. le cardinal, ont disparu tout
a coup au moment ou ils mettaient le pied sur la terre de France,
et l'on ne sait ce qu'ils sont devenus.

-- Eh bien? dit la reine.

-- Eh bien! dit Athos, je m'adresse a la bienveillance de Votre
Majeste pour savoir ce que sont devenus ces deux gentilshommes, me
reservant, s'il le faut ensuite, de m'adresser a sa justice.

-- Monsieur, repondit Anne d'Autriche avec cette hauteur qui, vis-
a-vis de certains hommes, devenait de l'impertinence, voila donc
pourquoi vous nous troublez au milieu des grandes preoccupations
qui nous agitent? Une affaire de police! Eh! monsieur, vous savez
bien, ou vous devez bien le savoir, que nous n'avons plus de
police depuis que nous ne sommes plus a Paris.

-- Je crois que Votre Majeste, dit Athos en s'inclinant avec un
froid respect, n'aurait pas besoin de s'informer a la police pour
savoir ce que sont devenus MM. d'Artagnan et du Vallon; et que si
elle voulait bien interroger M. le cardinal a l'endroit de ces
deux gentilshommes, M. le cardinal pourrait lui repondre sans
interroger autre chose que ses propres souvenirs.

-- Mais, Dieu me pardonne! dit Anne d'Autriche avec ce dedaigneux
mouvement des levres qui lui etait particulier, je crois que vous
interrogez vous-meme.

-- Oui, Madame, et j'en ai presque le droit, car il s'agit de
M. d'Artagnan, de M. d'Artagnan, entendez-vous bien, Madame? dit-
il de maniere a courber sous les souvenirs de la femme le front de
la reine.

Mazarin comprit qu'il etait temps de venir au secours d'Anne
d'Autriche.

-- _Monsou_ le comte, dit-il, je veux bien vous apprendre une
chose qu'ignore Sa Majeste, c'est ce que sont devenus ces deux
gentilshommes. Ils ont desobei, et ils sont aux arrets.

-- Je supplie donc Votre Majeste, dit Athos toujours impassible et
sans repondre a Mazarin, de lever ces arrets en faveur de
MM. d'Artagnan et du Vallon.

-- Ce que vous me demandez est une affaire de discipline et ne me
regarde point, monsieur, repondit la reine.

-- M. d'Artagnan n'a jamais repondu cela lorsqu'il s'est agi du
service de Votre Majeste, dit Athos en saluant avec dignite.

Et il fit deux pas en arriere pour regagner la porte, Mazarin
l'arreta.

-- Vous venez aussi d'Angleterre, monsieur? dit-il en faisant un
signe a la reine, qui palissait visiblement et s'appretait a
donner un ordre rigoureux.

-- Et j'ai assiste aux derniers moments du roi Charles Ier, dit
Athos. Pauvre roi! coupable tout au plus de faiblesse, et que ses
sujets ont puni bien severement; car les trones sont bien ebranles
a cette heure, et il ne fait pas bon, pour les coeurs devoues, de
servir les interets des princes. C'etait la seconde fois que
M. d'Artagnan allait en Angleterre: la premiere, c'etait pour
l'honneur d'une grande reine; la seconde, c'etait pour la vie d'un
grand roi.

-- Monsieur, dit Anne d'Autriche a Mazarin avec un accent dont
toute son habitude de dissimuler n'avait pu chasser la veritable
expression, voyez si l'on peut faire quelque chose pour ces
gentilshommes.

-- Madame, dit Mazarin, je ferai tout ce qu'il plaira a Votre
Majeste.

-- Faites ce que demande M. le comte de La Fere. N'est-ce pas
comme cela que vous vous appelez, monsieur?

-- J'ai encore un autre nom, Madame; je me nomme Athos.

-- Madame, dit Mazarin avec un sourire qui indiquait avec quelle
facilite il comprenait a demi-mot, vous pouvez etre tranquille,
vos desirs seront accomplis.

-- Vous avez entendu, monsieur? dit la reine.

-- Oui, Madame, et je n'attendais rien moins de la justice de
Votre Majeste. Ainsi, je vais revoir mes amis; n'est-ce pas,
Madame? c'est bien ainsi que Votre Majeste l'entend?

-- Vous allez les revoir, oui, monsieur. Mais, a propos, vous etes
de la Fronde, n'est-ce pas?

-- Madame, je sers le roi.

-- Oui, a votre maniere.

-- Ma maniere est celle de tous les vrais gentilshommes, et je
n'en connais pas deux, repondit Athos avec hauteur.

-- Allez donc, monsieur, dit la reine en congediant Athos du
geste; vous avez obtenu ce que vous desiriez obtenir, et nous
savons tout ce que nous desirions savoir.

Puis s'adressant a Mazarin, quand la portiere fut retombee
derriere lui:

-- Cardinal, dit-elle, faites arreter cet insolent gentilhomme
avant qu'il soit sorti de la cour.

-- J'y pensais, dit Mazarin, et je suis heureux que Votre Majeste
me donne un ordre que j'allais solliciter d'elle. Ces casse-bras
qui apportent dans notre epoque les traditions de l'autre regne
nous genent fort; et puisqu'il y en a deja deux de pris, joignons-
y le troisieme.

Athos n'avait pas ete entierement dupe de la reine. Il y avait
dans son accent quelque chose qui l'avait frappe et qui lui
semblait menacer tout en promettant. Mais il n'etait pas homme a
s'eloigner sur un simple soupcon, surtout quand on lui avait dit
clairement qu'il allait revoir ses amis. Il attendit donc, dans
une des chambres attenantes au cabinet ou il avait eu audience,
qu'on amenat vers lui d'Artagnan et Porthos, ou qu'on le vint
chercher pour le conduire vers eux.

Dans cette attente, il s'etait approche de la fenetre et regardait
machinalement dans la cour. Il y vit entrer la deputation des
Parisiens, qui venait pour regler le lieu definitif des
conferences et saluer la reine. Il y avait des conseillers au
parlement, des presidents, des avocats, parmi lesquels etaient
perdus quelques hommes d'epee. Une escorte imposante les attendait
hors des grilles.

Athos regardait avec plus d'attention, car au milieu de cette
foule il avait cru reconnaitre quelqu'un, lorsqu'il sentit qu'on
lui touchait legerement l'epaule.

Il se retourna.

-- Ah! monsieur de Comminges! dit-il.

-- Oui, monsieur le comte, moi-meme, et charge d'une mission pour
laquelle je vous prie d'agreer toutes mes excuses.

-- Laquelle, monsieur? demanda Athos.

-- Veuillez me rendre votre epee, comte.

Athos sourit, et ouvrant la fenetre:

-- Aramis! cria-t-il.

Un gentilhomme se retourna: c'etait celui qu'avait cru reconnaitre
Athos. Ce gentilhomme, C'etait Aramis. Il salua amicalement le
comte.

-- Aramis, dit Athos, on m'arrete.

-- Bien, repondit flegmatiquement Aramis.

-- Monsieur, dit Athos en se retournant vers Comminges et en lui
presentant avec politesse son epee par la poignee, voici mon epee;
veuillez me la garder avec soin pour me la rendre quand je
sortirai de prison. J'y tiens, elle a ete donnee par le roi
Francois Ier a mon aieul. Dans son temps on armait les
gentilshommes, on ne les desarmait pas. Maintenant, ou me
conduisez-vous?

-- Mais... dans ma chambre d'abord, dit Comminges. La reine fixera
le lieu de votre domicile ulterieurement.

Athos suivit Comminges sans ajouter un seul mot.


LXXXVI. La royaute de M. de Mazarin

L'arrestation n'avait fait aucun bruit, cause aucun scandale et
etait meme restee a peu pres inconnue. Elle n'avait donc en rien
entrave la marche des evenements, et la deputation envoyee par la
ville de Paris fut avertie solennellement qu'elle allait paraitre
devant la reine.

La reine la recut, muette et superbe comme toujours; elle ecouta
les doleances et les supplications des deputes; mais, lorsqu'ils
eurent fini leurs discours, nul n'aurait pu dire, tant le visage
d'Anne d'Autriche etait reste indifferent, si elle les avait
entendus.

En revanche, Mazarin, present a cette audience entendait tres bien
ce que ces deputes demandaient: c'etait son renvoi en termes
clairs et precis, purement et simplement.

Les discours finis, la reine restant muette:

-- Messieurs, dit Mazarin, je me joindrai a vous pour supplier la
reine de mettre un terme aux maux de ses sujets. J'ai fait tout ce
que j'ai pu pour les adoucir, et cependant la croyance publique,
dites-vous, est qu'ils viennent de moi, pauvre etranger qui n'ai
pu reussir a plaire aux Francais. Helas! on ne m'a point compris,
et c'etait raison: je succedais a l'homme le plus sublime qui eut
encore soutenu le sceptre des rois de France. Les souvenirs de
M. de Richelieu m'ecrasent. En vain, si j'etais ambitieux,
lutterais-je contre ces souvenirs; mais je ne le suis pas, et j'en
veux donner une preuve. Je me declare vaincu. Je ferai ce que
demande le peuple. Si les Parisiens ont quelques torts, et qui
n'en a pas, messieurs? Paris est assez puni; assez de sang a
coule, assez de misere accable une ville privee de son roi et de
la justice. Ce n'est pas a moi, simple particulier, de prendre
tant d'importance que de diviser une reine avec son royaume.
Puisque vous exigez que je me retire, eh bien! je me retirerai.

-- Alors, dit Aramis a l'oreille de son voisin, la paix est faite
et les conferences sont inutiles. Il n'y a plus qu'a envoyer sous
bonne garde M. Mazarini a la frontiere la plus eloignee, et a
veiller a ce qu'il ne rentre ni par celle-la, ni par les autres.

-- Un instant, monsieur, un instant, dit l'homme de robe auquel
Aramis s'adressait. Peste! comme vous y allez! On voit bien que
vous etes des hommes d'epee. Il y a le chapitre des remunerations
et des indemnites a mettre au net.

-- Monsieur le chancelier, dit la reine en se tournant vers ce
meme Seguier, notre ancienne connaissance, vous ouvrirez les
conferences; elles auront lieu a Rueil. M. le cardinal a dit des
choses qui m'ont fort emue. Voila pourquoi je ne vous reponds pas
plus longuement. Quant a ce qui est de rester ou de partir, j'ai
trop de reconnaissance a M. le cardinal pour ne pas le laisser
libre en tous points de ses actions. M. le cardinal fera ce qu'il
voudra.

Une paleur fugitive nuanca le visage intelligent du premier
ministre. Il regarda la reine avec inquietude. Son visage etait
tellement impassible, qu'il en etait, comme les autres, a ne
pouvoir lire ce qui se passait dans son coeur.

-- Mais, ajouta la reine, en attendant la decision de
M. de Mazarin, qu'il ne soit, je vous prie, question que du roi.

Les deputes s'inclinerent et sortirent.

-- Eh quoi! dit la reine quand le dernier d'entre eux eut quitte
la chambre, vous cederiez a ces robins et a ces avocats!

-- Pour le bonheur de Votre Majeste, Madame, dit Mazarin en fixant
sur la reine son oeil percant, il n'y a point de sacrifice que je
ne sois pret a m'imposer.

Anne baissa la tete et tomba dans une de ces reveries qui lui
etaient si habituelles. Le souvenir d'Athos lui revint a l'esprit.
La tournure hardie du gentilhomme, sa parole ferme et digne a la
fois, les fantomes qu'il avait evoques d'un mot, lui rappelaient
tout un passe d'une poesie enivrante: la jeunesse, la beaute,
l'eclat des amours de vingt ans, et les rudes combats de ses
soutiens, et la fin sanglante de Buckingham, le seul homme qu'elle
eut aime reellement, et l'heroisme de ses obscurs defenseurs qui
l'avaient sauvee de la double haine de Richelieu et du roi.

Mazarin la regardait, et maintenant qu'elle se croyait seule et
qu'elle n'avait plus tout un monde d'ennemis pour l'epier, il
suivait ses pensees sur son visage, comme on voit dans les lacs
transparents passer les nuages, reflets du ciel comme les pensees.

-- Il faudrait donc, murmura Anne d'Autriche, ceder a l'orage,
acheter la paix, attendre patiemment et religieusement des temps
meilleurs?

Mazarin sourit amerement a cette proposition, qui annoncait
qu'elle avait pris la proposition du ministre au serieux.

Anne avait la tete inclinee et ne vit pas ce sourire; mais
remarquant que sa demande n'obtenait aucune reponse, elle releva
le front.

-- Eh bien! vous ne me repondez point, cardinal; que pensez-vous?

-- Je pense, Madame, que cet insolent gentilhomme que nous avons
fait arreter par Comminges a fait allusion a M. de Buckingham, que
vous laissates assassiner; a madame de Chevreuse, que vous
laissates exiler; a M. de Beaufort, que vous fites emprisonner.
Mais s'il a fait allusion a moi, c'est qu'il ne sait pas ce que je
suis pour vous.

Anne d'Autriche tressaillit comme elle faisait lorsqu'on la
frappait dans son orgueil; elle rougit et enfonca, pour ne pas
repondre, ses ongles aceres dans ses belles mains.

-- Il est homme de bon conseil, d'honneur et d'esprit, sans
compter qu'il est homme de resolution. Vous en savez quelque
chose, n'est-ce pas, Madame? Je veux donc lui dire, c'est une
grace personnelle que je lui fais, en quoi il s'est trompe a mon
egard. C'est que, vraiment, ce qu'on me propose, c'est presque une
abdication, et une abdication merite qu'on y reflechisse.

-- Une abdication! dit Anne; je croyais, monsieur, qu'il n'y avait
que les rois qui abdiquaient.

-- Eh bien! reprit Mazarin, ne suis-je pas presque roi, et roi de
France meme? Jetee sur le pied d'un lit royal, je vous assure,
Madame, que ma simarre de ministre ressemble fort, la nuit, a un
manteau royal.

C'etait la une des humiliations que lui faisait le plus souvent
subir Mazarin, et sous lesquelles elle courbait constamment la
tete. Il n'y eut qu'Elisabeth et Catherine II qui resterent a la
fois maitresses et reines pour leurs amants.

Anne d'Autriche regarda donc avec une sorte de terreur la
physionomie menacante du cardinal, qui, dans ces moments-la, ne
manquait pas d'une certaine grandeur.

-- Monsieur, dit-elle, n'ai-je point dit, et n'avez-vous point
entendu que j'ai dit a ces gens-la que vous feriez ce qu'il vous
plairait?

-- En ce cas, dit Mazarin, je crois qu'il doit me plaire de
demeurer. C'est non seulement mon interet, mais encore j'ose dire
que c'est votre salut.

-- Demeurez donc, monsieur, je ne desire pas autre chose, mais
alors ne me laissez pas insulter.

-- Vous voulez parler des pretentions des revoltes et du ton dont
ils les expriment? Patience! Ils ont choisi un terrain sur lequel
je suis general plus habile qu'eux, les conferences. Nous les
battrons rien qu'en temporisant. Ils ont deja faim; ce sera bien
pis dans huit jours.

-- Eh! mon Dieu! oui, monsieur, je sais que nous finirons par la.
Mais ce n'est pas d'eux seulement qu'il s'agit; ce n'est pas eux
qui m'adressent les injures les plus blessantes pour moi.

-- Ah! je vous comprends. Vous voulez parler des souvenirs
qu'evoquent perpetuellement ces trois ou quatre gentilshommes.
Mais nous les tenons prisonniers, et ils sont juste assez
coupables pour que nous les laissions en captivite tout le temps
qu'il nous conviendra; un seul est encore hors de notre pouvoir et
nous brave. Mais, que diable! nous parviendrons bien a le joindre
a ses compagnons. Nous avons fait des choses plus difficiles que
cela, ce me semble. J'ai d'abord et par precaution fait enfermer a
Rueil, c'est-a-dire pres de moi, c'est-a-dire sous mes yeux, a la
portee de ma main, les deux plus intraitables. Aujourd'hui meme le
troisieme les y rejoindra.

-- Tant qu'ils seront prisonniers, ce sera bien, dit Anne
d'Autriche, mais ils sortiront un jour.

-- Oui, si Votre Majeste les met en liberte.

-- Ah! continua Anne d'Autriche repondant a sa propre pensee,
c'est ici qu'on regrette Paris!

-- Et pourquoi donc?

-- Pour la Bastille, monsieur, qui est si forte et si discrete.

-- Madame, avec les conferences nous avons la paix; avec la paix
nous avons Paris; avec Paris nous avons la Bastille! nos quatre
matamores y pourriront.

Anne d'Autriche fronca legerement le sourcil, tandis que Mazarin
lui baisait la main pour prendre conge d'elle.

Mazarin sortit apres cet acte moitie humble, moitie galant. Anne
d'Autriche le suivit du regard, et a mesure qu'il s'eloignait on
eut pu voir un dedaigneux sourire se dessiner sur ses levres.

-- J'ai meprise, murmura-t-elle, l'amour d'un cardinal qui ne
disait jamais "Je ferai", mais "J'ai fait". Celui-la connaissait
des retraites plus sures que Rueil, plus sombres et plus muettes
encore que la Bastille. Oh! le monde degenere!


LXXXVII. Precautions

Apres avoir quitte Anne d'Autriche, Mazarin reprit le chemin de
Rueil, ou etait sa maison. Mazarin marchait fort accompagne, par
ces temps de trouble, et souvent meme il marchait deguise. Le
cardinal, nous l'avons deja, dit, sous les habits d'un homme
d'epee, etait un fort beau gentilhomme.

Dans la cour du vieux chateau, il monta en carrosse et gagna la
Seine a Chatou. M. le Prince lui avait fourni cinquante chevau-
legers d'escorte, non pas tant pour le garder encore que pour
montrer aux deputes combien les generaux de la reine disposaient
facilement de leurs troupes et les pouvaient disseminer selon leur
caprice.

Athos, garde a vue par Comminges, a cheval et sans epee, suivait
le cardinal sans dire un seul mot. Grimaud, laisse a la porte du
chateau par son maitre, avait entendu la nouvelle de son
arrestation quand Athos l'avait criee a Aramis, et, sur un signe
du comte, il etait alle, sans dire un seul mot, prendre rang pres
d'Aramis, comme s'il ne se fut rien passe.

Il est vrai que Grimaud, depuis vingt-deux ans qu'il servait son
maitre, avait vu celui-ci se tirer de tant d'aventures, que rien
ne l'inquietait plus.

Les deputes, aussitot apres leur audience, avaient repris le
chemin de Paris, c'est-a-dire qu'ils precedaient le cardinal
d'environ cinq cents pas. Athos pouvait donc, en regardant devant
lui, voir le dos d'Aramis, dont le ceinturon dore et la tournure
fiere fixerent ses regards parmi cette foule, tout autant que
l'espoir de la delivrance qu'il avait mis en lui, l'habitude, la
frequentation et l'espece d'attraction qui resulte de toute
amitie.

Aramis, au contraire, ne paraissait pas s'inquieter le moins du
monde s'il etait suivi par Athos. Une seule fois il se retourna;
il est vrai que ce fut en arrivant au chateau. Il supposait que
Mazarin laisserait peut-etre la son nouveau prisonnier dans le
petit chateau fort, sentinelle qui gardait le pont et qu'un
capitaine gouvernait pour la reine. Mais il n'en fut point ainsi.
Athos passa Chatou a la suite du cardinal.

A l'embranchement du chemin de Paris a Rueil, Aramis se retourna.
Cette fois ses previsions ne l'avaient pas trompe. Mazarin prit a
droite, et Aramis put voir le prisonnier disparaitre au tournant
des arbres. Athos, au meme instant, mu par une pensee identique,
regarda aussi en arriere. Les deux amis echangerent un simple
signe de tete, et Aramis porta son doigt a son chapeau comme pour
saluer. Athos seul comprit que son compagnon lui faisait signe
qu'il avait une pensee.

Dix minutes apres, Mazarin rentrait dans la cour du chateau, que
le cardinal son predecesseur avait fait disposer pour lui a Rueil.

Au moment ou il mettait pied a terre au bas du perron, Comminges
s'approcha de lui.

-- Monseigneur, demanda-t-il, ou plairait-il a Votre Eminence que
nous logions M. de La Fere?

-- Mais au pavillon de l'orangerie, en face du pavillon ou est le
poste. Je veux qu'on fasse honneur a M. le comte de La Fere, bien
qu'il soit prisonnier de Sa Majeste la reine.

-- Monseigneur, hasarda Comminges, il demande la faveur d'etre
conduit pres de M. d'Artagnan, qui occupe, ainsi que Votre
Eminence l'a ordonne, le pavillon de chasse en face de
l'orangerie.

Mazarin reflechit un instant.

Comminges vit qu'il se consultait.

-- C'est un poste tres fort, ajouta-t-il; quarante hommes surs,
des soldats eprouves, presque tous Allemands, et par consequent
n'ayant aucune relation avec les frondeurs ni aucun interet dans
la Fronde.

-- Si nous mettions ces trois hommes ensemble, _monsou_ de
Comminges, dit Mazarin, il nous faudrait doubler le poste et nous
ne sommes pas assez riches en defenseurs pour faire de ces
prodigalites-la.

Comminges sourit. Mazarin vit ce sourire et le comprit.

-- Vous ne les connaissez pas, _monsou_ Comminges, mais moi je les
connais, par eux-memes d'abord, puis par tradition. Je les avais
charges de porter secours au roi Charles, et ils ont fait pour le
sauver des choses miraculeuses; il a fallu que la destinee s'en
melat pour que ce cher roi Charles ne soit pas a cette heure en
surete au milieu de nous.

-- Mais s'ils ont si bien servi Votre Eminence, pourquoi donc
Votre Eminence les tient-elle en prison?

-- En prison! dit Mazarin; et depuis quand Rueil est-il une
prison?

-- Depuis qu'il y a des prisonniers, dit Comminges.

-- Ces messieurs ne sont pas mes prisonniers, Comminges, dit
Mazarin en souriant de son sourire narquois, ce sont mes hotes;
hotes si precieux, que j'ai fait griller les fenetres et mettre
des verrous aux portes des appartements qu'ils habitent, tant je
crains qu'ils ne se lassent de me tenir compagnie. Mais tant il y
a que, tout prisonniers qu'ils semblent etre au premier abord, je
les estime grandement; et la preuve, c'est que je desire rendre
visite a M. de La Fere pour causer avec lui en tete a tete. Donc,
pour que nous ne soyons pas deranges dans cette causerie, vous le
conduirez, comme je vous l'ai deja dit, dans le pavillon de
l'orangerie; vous savez que c'est ma promenade habituelle; eh
bien! en faisant ma promenade, j'entrerai chez lui et nous
causerons. Tout mon ennemi qu'on pretend qu'il est, j'ai de la
sympathie pour lui, et, s'il est raisonnable, peut-etre en ferons-
nous quelque chose.

Comminges s'inclina et revint vers Athos, qui attendait, avec un
calme apparent, mais avec une inquietude reelle, le resultat de la
conference.

-- Eh bien? demanda-t-il au lieutenant des gardes.

-- Monsieur, repondit Comminges, il parait que c'est impossible.

-- Monsieur de Comminges, dit Athos, j'ai toute ma vie ete soldat,
je sais donc ce que c'est qu'une consigne; mais en dehors de cette
consigne vous pourriez me rendre un service.

-- Je le veux de grand coeur, monsieur, repondit Comminges, depuis
que je sais qui vous etes et quels services vous avez rendus
autrefois a Sa Majeste; depuis que je sais combien vous touche ce
jeune homme qui est si vaillamment venu a mon secours le jour de
l'arrestation de ce vieux drole de Broussel, je me declare tout
votre, sauf cependant la consigne.

-- Merci, monsieur, je n'en desire pas davantage et je vais vous
demander une chose qui ne vous compromettra aucunement.

-- Si elle ne me compromet qu'un peu, monsieur, dit en souriant
M. de Comminges, demandez toujours. Je n'aime pas beaucoup plus
que vous M. Mazarini: je sers la reine, ce qui m'entraine tout
naturellement a servir le cardinal; mais je sers l'une avec joie
et l'autre a contrecoeur. Parlez donc, je vous prie; j'attends et
j'ecoute.

-- Puisqu'il n'y a aucun inconvenient, dit Athos, que je sache que
M. d'Artagnan est ici, il n'y en a pas davantage, je presume, a ce
qu'il sache que j'y suis moi-meme?

-- Je n'ai recu aucun ordre a cet endroit, monsieur.

-- Eh bien! faites-moi donc le plaisir de lui presenter mes
civilites et de lui dire que je suis son voisin. Vous lui
annoncerez en meme temps ce que vous m'annonciez tout a l'heure,
c'est-a-dire que M. de Mazarin m'a place dans le pavillon de
l'orangerie pour me pouvoir faire visite, et vous lui direz que je
profiterai de cet honneur qu'il me veut bien accorder, pour
obtenir quelque adoucissement a notre captivite.

-- Qui ne peut durer, ajouta Comminges; M. le cardinal me le
disait lui-meme, il n'y a point ici de prison.

-- Il y a des oubliettes, dit en souriant Athos.

-- Oh! ceci est autre chose, dit Comminges. Oui, je sais qu'il y a
des traditions a ce sujet; mais un homme de petite naissance comme
l'est le cardinal, un Italien qui est venu chercher fortune en
France, n'oserait se porter a de pareils exces envers des hommes
comme vous; ce serait une enormite. C'etait bon du temps de
l'autre cardinal, qui etait un grand seigneur; mais mons Mazarin!
allons donc! les oubliettes sont vengeances royales et auxquelles
ne doit pas toucher un pleutre comme lui. On sait votre
arrestation, on saura bientot celle de vos amis, monsieur, et
toute la noblesse de France lui demanderait compte de votre
disparition. Non, non, tranquillisez-vous, les oubliettes de Rueil
sont devenues, depuis dix ans, des traditions a l'usage des
enfants. Demeurez donc sans inquietude a cet endroit. De mon cote,
je previendrai M. d'Artagnan de votre arrivee ici. Qui sait si
dans quinze jours vous ne me rendrez pas quelque service analogue!

-- Moi, monsieur?

-- Eh! sans doute; ne puis-je pas a mon tour etre prisonnier de
M. le coadjuteur?

-- Croyez bien que dans ce cas, monsieur, dit Athos en
s'inclinant, je m'efforcerais de vous plaire.

-- Me ferez-vous l'honneur de souper avec moi, monsieur le comte?
demanda Comminges.

-- Merci, monsieur, je suis de sombre humeur et je vous ferais
passer la soiree triste. Merci.

Comminges alors conduisit le comte dans une chambre du rez-de-
chaussee d'un pavillon faisant suite a l'orangerie et de plain-
pied avec elle. On arrivait a cette orangerie par une grande cour
peuplee de soldats et de courtisans. Cette cour, qui formait le
fer a cheval, avait a son centre les appartements habites par
M. de Mazarin, et a chacune de ses ailes le pavillon de chasse, ou
etait d'Artagnan, et le pavillon de l'orangerie, ou venait
d'entrer Athos. Derriere l'extremite de ces deux ailes s'etendait
le parc.

Athos, en arrivant dans la chambre qu'il devait habiter, apercut a
travers sa fenetre, soigneusement grillee, des murs et des toits.

-- Qu'est-ce que ce batiment? dit-il.

-- Le derriere du pavillon de chasse ou vos amis sont detenus, dit
Comminges. Malheureusement, les fenetres qui donnent de ce cote
ont ete bouchees du temps de l'autre cardinal, car plus d'une fois
les batiments ont servi de prison, et M. de Mazarin, en vous y
enfermant, ne fait que les rendre a leur destination premiere. Si
ces fenetres n'etaient pas bouchees, vous auriez eu la consolation
de correspondre par signes avec vos amis.

-- Et vous etes sur, monsieur de Comminges, dit Athos, que le
cardinal me fera l'honneur de me visiter?

-- Il me l'a assure, du moins, monsieur.

Athos soupira en regardant ses fenetres grillees.

-- Oui, c'est vrai, dit Comminges, c'est presque une prison, rien
n'y manque, pas meme les barreaux. Mais aussi quelle singuliere
idee vous a-t-il pris, a vous qui etes une fleur de noblesse,
d'aller epanouir votre bravoure et votre loyaute parmi tous ces
champignons de la Fronde! Vraiment, comte, si j'eusse jamais cru
avoir quelque ami dans les rangs de l'armee royale, c'est a vous
que j'eusse pense. Un frondeur, vous, le comte de La Fere, du
parti d'un Broussel, d'un Blancmesnil, d'un Viole! Fi donc! cela
ferait croire que madame votre mere etait quelque petite robine.
Vous etes un frondeur!

-- Ma foi, mon cher monsieur, dit Athos, il fallait etre mazarin
ou frondeur. J'ai longtemps fait resonner ces deux noms a mon
oreille, et je me suis prononce pour le dernier; c'est un nom
francais, au moins. Et puis, je suis frondeur, non pas avec
M. Broussel, avec M. Blancmesnil et avec M. Viole, mais avec
M. de Beaufort, M. de Bouillon et M. d'Elbeuf, avec des princes et
non avec des presidents, des conseillers, des robins. D'ailleurs,
l'agreable resultat que de servir M. le cardinal! Regardez ce mur
sans fenetres, monsieur de Comminges, il vous en dira de belles
sur la reconnaissance mazarine.

-- Oui, reprit en riant Comminges, et surtout s'il repete ce que
M. d'Artagnan lui lance depuis huit jours de maledictions.

-- Pauvre d'Artagnan! dit Athos avec cette melancolie charmante
qui faisait une des faces de son caractere, un homme si brave, si
bon, si terrible a ceux qui n'aiment pas ceux qu'il aime! Vous
avez la deux rudes prisonniers, monsieur de Comminges, et je vous
plains si l'on a mis sous votre responsabilite ces deux hommes
indomptables.

-- Indomptables! dit en souriant a son tour Comminges, eh!
monsieur, vous voulez me faire peur.

Le premier jour de son emprisonnement, M. d'Artagnan a provoque
tous les soldats et tous les bas officiers, sans doute afin
d'avoir une epee; cela a dure le lendemain, s'est etendu meme
jusqu'au surlendemain, mais ensuite il est devenu calme et doux
comme un agneau. A present il chante des chansons gasconnes qui
nous font mourir de rire.

-- Et M. du Vallon? demanda Athos.

-- Ah! celui-la, c'est autre chose. J'avoue que c'est un
gentilhomme effrayant. Le premier jour, il a enfonce toutes les
portes d'un seul coup d'epaule, et je m'attendais a le voir sortir
de Rueil comme Samson est sorti de Gaza. Mais son humeur a suivi
la meme marche que celle de M. d'Artagnan. Maintenant, non
seulement il s'accoutume a sa captivite, mais encore il en
plaisante.

-- Tant mieux, dit Athos, tant mieux.

-- En attendiez-vous donc autre chose? demanda Comminges, qui,
rapprochant ce qu'avait dit Mazarin de ses prisonniers avec ce
qu'en disait le comte de La Fere, commencait a concevoir quelques
inquietudes.

De son cote, Athos reflechissait que tres certainement cette
amelioration dans le moral de ses amis naissait de quelque plan
forme par d'Artagnan. Il ne voulut donc pas leur nuire pour trop
les exalter.

-- Eux? dit-il, ce sont des tetes inflammables; l'un est Gascon,
l'autre Picard; tous deux s'allument facilement, mais s'eteignent
vite. Vous en avez la preuve, et ce que vous venez de me raconter
tout a l'heure fait foi de ce que je vous dis maintenant.

C'etait l'opinion de Comminges; aussi se retira-t-il plus rassure,
et Athos demeura seul dans la vaste chambre, ou, suivant l'ordre
du cardinal, il fut traite avec les egards dus a un gentilhomme.

Il attendait, au reste, pour se faire une idee precise de sa
situation, cette fameuse visite promise par Mazarin lui-meme.


LXXXVIII. L'esprit et le bras

Maintenant passons de l'orangerie au pavillon de chasse.

Au fond de la cour, ou, par un portique ferme de colonnes
ioniennes, on decouvrait les chenils, s'elevait un batiment oblong
qui semblait s'etendre comme un bras au-devant de cet autre bras,
le pavillon de l'orangerie, demi-cercle enserrant la cour
d'honneur.

C'est dans ce pavillon, au rez-de-chaussee, qu'etaient renfermes
Porthos et d'Artagnan, partageant les longues heures d'une
captivite antipathique a ces deux temperaments.

D'Artagnan se promenait comme un tigre, l'oeil fixe, et rugissant
parfois sourdement le long des barreaux d'une large fenetre
donnant sur la cour de service.

Porthos ruminait en silence un excellent diner dont on venait de
desservir les restes.

L'un semblait prive de raison, et il meditait; l'autre semblait
mediter profondement, et il dormait. Seulement, son sommeil etait
un cauchemar, ce qui pouvait se deviner a la maniere incoherente
et entrecoupee dont il ronflait.

-- Voila, dit d'Artagnan, le jour qui baisse. Il doit etre quatre
heures a peu pres. Il y a tantot cent quatre-vingt-trois heures
que nous sommes la-dedans.

-- Hum! fit Porthos pour avoir l'air de repondre.

-- Entendez-vous, eternel dormeur? dit d'Artagnan, impatiente
qu'un autre put se livrer au sommeil le jour, quand il avait, lui,
toutes les peines du monde a dormir la nuit.

-- Quoi? dit Porthos.

-- Ce que je dis?

-- Que dites-vous?

-- Je dis, reprit d'Artagnan, que voila tantot cent quatre-vingt-
trois heures que nous sommes ici.

-- C'est votre faute, dit Porthos.

-- Comment! c'est ma faute?...

-- Oui, je vous ai offert de nous en aller.

-- En descellant un barreau ou en enfoncant une porte?

-- Sans doute.

-- Porthos, des gens comme nous ne s'en vont pas purement et
simplement.

-- Ma foi, dit Porthos, moi je m'en irais avec cette purete et
cette simplicite que vous me semblez dedaigner par trop.

D'Artagnan haussa les epaules.

-- Et puis, dit-il, ce n'est pas le tout que de sortir de cette
chambre.

-- Cher ami, dit Porthos, vous me semblez aujourd'hui d'un peu
meilleure humeur qu'hier. Expliquez-moi comment ce n'est pas le
tout que de sortir de cette chambre.

-- Ce n'est pas le tout, parce que n'ayant ni armes ni mot de
passe, nous ne ferons pas cinquante pas dans la cour sans heurter
une sentinelle.

-- Eh bien! dit Porthos, nous assommerons la sentinelle et nous
aurons ses armes.

-- Oui, mais avant d'etre assommee tout a fait, cela a la vie
dure, un Suisse, elle poussera un cri ou tout au moins un
gemissement qui fera sortir le poste; nous serons traques et pris
comme des renards, nous qui sommes des lions, et l'on nous jettera
dans quelque cul-de-basse-fosse ou nous n'aurons pas meme la
consolation de voir cet affreux ciel gris de Rueil, qui ne
ressemble pas plus au ciel de Tarbes que la lune ne ressemble au
soleil. Mordioux! si nous avions quelqu'un au dehors, quelqu'un
qui put nous donner des renseignements sur la topographie morale
et physique de ce chateau, sur ce que Cesar appelait les _moeurs_
et les _lieux_, a ce qu'on m'a dit, du moins... Eh! quand on pense
que durant vingt ans, pendant lesquels je ne savais que faire, je
n'ai pas eu l'idee d'occuper une de ces heures-la a venir etudier
Rueil.

-- Qu'est-ce que ca fait? dit Porthos, allons-nous-en toujours.

-- Mon cher, dit d'Artagnan, savez-vous pourquoi les maitres
patissiers ne travaillent jamais de leurs mains?

-- Non, dit Porthos; mais je serais flatte de le savoir.

-- C'est que devant leurs eleves ils craindraient de faire
quelques tartes trop roties ou quelques cremes tournees.

-- Apres?

-- Apres, on se moquerait d'eux, et il ne faut jamais qu'on se
moque des maitres patissiers.

-- Et pourquoi les maitres patissiers a propos de nous?

-- Parce que nous devons, en fait d'aventures, jamais n'avoir
d'echec ni preter a rire de nous. En Angleterre dernierement nous
avons echoue, nous avons ete battus, et c'est une tache a notre
reputation.

-- Par qui donc avons-nous ete battus? demanda Porthos.

-- Par Mordaunt.

-- Oui, mais nous avons noye M. Mordaunt.

-- Je le sais bien, et cela nous rehabilitera un peu dans l'esprit
de la posterite, si toutefois la posterite s'occupe de nous. Mais
ecoutez-moi, Porthos; quoique M. Mordaunt ne fut pas a mepriser,
M. Mazarin me parait bien autrement fort que M. Mordaunt, et nous
ne le noierons pas aussi facilement. Observons-nous donc bien et
jouons serre; car, ajouta d'Artagnan avec un soupir, a nous deux,
nous en valons huit autres peut-etre, mais nous ne valons pas les
quatre que vous savez.

-- C'est vrai, dit Porthos en correspondant par un soupir au
soupir de d'Artagnan.

-- Eh bien! Porthos, faites comme moi, promenez-vous de long en
large jusqu'a ce qu'une nouvelle de nos amis nous arrive ou qu'une
bonne idee nous vienne; mais ne dormez pas toujours comme vous le
faites, il n'y a rien qui alourdisse l'esprit comme le sommeil.
Quant a ce qui nous attend, c'est peut-etre moins grave que nous
ne le pensions d'abord. Je ne crois pas que M. de Mazarin songe a
nous faire couper la tete, parce qu'on ne nous couperait pas la
tete sans proces, que le proces ferait du bruit, que le bruit
attirerait nos amis, et qu'alors ils ne laisseraient pas faire
M. de Mazarin.

-- Que vous raisonnez bien! dit Porthos avec admiration.

-- Mais oui, pas mal, dit d'Artagnan. Et puis, voyez-vous, si l'on
ne nous fait pas notre proces, si l'on ne nous coupe pas la tete,
il faut qu'on nous garde ici ou qu'on nous transporte ailleurs.

-- Oui, il le faut necessairement, dit Porthos.

-- Eh bien! il est impossible que maitre Aramis, ce fin limier, et
qu'Athos, ce sage gentilhomme, ne decouvrent pas notre retraite;
alors, ma foi, il sera temps.

-- Oui, d'autant plus qu'on n'est pas absolument mal ici; a
l'exception d'une chose, cependant.

-- De laquelle?

-- Avez-vous remarque, d'Artagnan, qu'on nous a donne du mouton
braise trois jours de suite?

-- Non, mais s'il s'en presente une quatrieme fois, je m'en
plaindrai, soyez tranquille.

-- Et puis quelquefois ma maison me manque; il y a bien longtemps
que je n'ai visite mes chateaux.

-- Bah! oubliez-les momentanement; nous les retrouverons, a moins
que M. de Mazarin ne les ait fait raser.

-- Croyez-vous qu'il se soit permis cette tyrannie? demanda
Porthos avec inquietude.

-- Non; c'etait bon pour l'autre cardinal, ces resolutions-la. Le
notre est trop mesquin pour risquer de pareilles choses.

-- Vous me tranquillisez, d'Artagnan.

-- Eh bien! alors faites bon visage comme je le fais; plaisantons
avec les gardiens; interessons les soldats, puisque nous ne
pouvons les corrompre; cajolez-les plus que vous ne faites,
Porthos, quand ils viendront sous nos barreaux. Jusqu'a present
vous n'avez fait que leur montrer le poing, et plus votre poing
est respectable, Porthos, moins il est attirant. Ah! je donnerais
beaucoup pour avoir cinq cents louis seulement.

-- Et moi aussi, dit Porthos, qui ne voulait pas demeurer en reste
de generosite avec d'Artagnan, je donnerais bien cent pistoles.

Les deux prisonniers en etaient la de leur conversation, quand
Comminges entra, precede d'un sergent et de deux hommes qui
portaient le souper dans une manne remplie de bassins et de plats.


LXXXIX. L'esprit et le bras (Suite)

-- Bon! dit Porthos, encore du mouton!

-- Mon cher monsieur de Comminges, dit d'Artagnan, vous saurez que
mon ami, M. du Vallon, est decide a se porter aux plus dures
extremites, si M. de Mazarin s'obstine a le nourrir de cette sorte
de viande.

-- Je declare meme, dit Porthos, que je ne mangerai de rien autre
chose si on ne l'emporte pas.

-- Emportez le mouton, dit Comminges, je veux que M. du Vallon
soupe agreablement, d'autant plus que j'ai a lui annoncer une
nouvelle qui, j'en suis sur, va lui donner de l'appetit.

-- M. de Mazarin serait-il trepasse? demanda Porthos.

-- Non, j'ai meme le regret de vous annoncer qu'il se porte a
merveille.

-- Tant pis, dit Porthos.

-- Et quelle est cette nouvelle? demanda d'Artagnan. C'est du
fruit si rare qu'une nouvelle en prison, que vous excuserez, je
l'espere, mon impatience, n'est-ce pas, monsieur de Comminges?
d'autant plus que vous nous avez laisse entendre que la nouvelle
etait bonne.

-- Seriez-vous aise de savoir que M. le comte de La Fere se porte
bien? repondit Comminges.

Les petits yeux de d'Artagnan s'ouvrirent demesurement.

-- Si j'en serais aise! s'ecria-t-il, j'en serais plus qu'aise,
j'en serais heureux.

-- Eh bien! je suis charge par lui-meme de vous presenter tous ses
compliments et de vous dire qu'il est en bonne sante.

D'Artagnan faillit bondir de joie. Un coup d'oeil rapide traduisit
a Porthos sa pensee: "Si Athos sait ou nous sommes, disait ce
regard, s'il nous fait parler, avant peu Athos agira."

Porthos n'etait pas tres habile a comprendre les coups d'oeil;
mais cette fois, comme il avait, au nom d'Athos, eprouve la meme
impression que d'Artagnan, il comprit.

-- Mais, demanda timidement le Gascon, M. le comte de La Fere,
dites-vous, vous a charge de tous ses compliments pour M. du
Vallon et moi?

-- Oui, monsieur.

-- Vous l'avez donc vu?

-- Sans doute.

-- Ou cela? sans indiscretion.

-- Bien pres d'ici, repondit Comminges en souriant.

-- Bien pres d'ici! repeta d'Artagnan, dont les yeux etincelerent.

-- Si pres, que si les fenetres qui donnent dans l'orangerie
n'etaient pas bouchees, vous pourriez le voir de la place ou vous
etes.

Il rode aux environs du chateau, pensa d'Artagnan. Puis tout haut:

-- Vous l'avez rencontre a la chasse, dit-il, dans le parc peut-
etre?

-- Non pas, plus pres, plus pres encore. Tenez, derriere ce mur,
dit Comminges en frappant contre ce mur.

-- Derriere ce mur? Qu'y a-t-il donc derriere ce mur? On m'a amene
ici de nuit, de sorte que le diable m'emporte si je sais ou je
suis.

-- Eh bien! dit Comminges, supposez une chose.

-- Je supposerai tout ce que vous voudrez.

-- Supposez qu'il y ait une fenetre a ce mur.

-- Eh bien?

-- Eh bien! de cette fenetre vous verriez M. de La Fere a la
sienne.

-- M. de La Fere est donc loge au chateau?

-- Oui.

-- A quel titre?

-- Au meme titre que vous.

-- Athos est prisonnier?

-- Vous savez bien, dit en riant Comminges, qu'il n'y a pas de
prisonniers a Rueil, puisqu'il n'y a pas de prison.

-- Ne jouons pas sur les mots, monsieur; Athos a ete arrete?

-- Hier, a Saint-Germain, en sortant de chez la reine.

Les bras de d'Artagnan retomberent inertes a son cote. On eut dit
qu'il etait foudroye.

La paleur courut comme un nuage blanc sur son teint bruni, mais
disparut presque aussitot.

-- Prisonnier! repeta-t-il.

-- Prisonnier! repeta apres lui Porthos abattu.

Tout a coup d'Artagnan releva la tete et on vit luire en ses yeux
un eclair imperceptible pour Porthos lui-meme. Puis, le meme
abattement qui l'avait precede suivit cette fugitive lueur.

-- Allons, allons, dit Comminges, qui avait un sentiment reel
d'affection pour d'Artagnan depuis le service signale que celui-ci
lui avait rendu le jour de l'arrestation de Broussel en le tirant
des mains des Parisiens; allons, ne vous desolez pas, je n'ai pas
pretendu vous apporter une triste nouvelle, tant s'en faut. Par la
guerre qui court, nous sommes tous des etres incertains. Riez donc
du hasard qui rapproche votre ami de vous et de M. du Vallon, au
lieu de vous desesperer.

Mais cette invitation n'eut aucune influence sur d'Artagnan, qui
conserva son air lugubre.

-- Et quelle mine faisait-il? demanda Porthos, qui, voyant que
d'Artagnan laissait tomber la conversation, en profita pour placer
son mot.

-- Mais fort bonne mine, dit Comminges. D'abord, comme vous, il
avait paru assez desespere; mais quand il a su que M. le cardinal
devait lui faire une visite ce soir meme...

-- Ah! fit d'Artagnan, M. le cardinal doit faire visite au comte
de La Fere?

-- Oui, il l'en a fait prevenir, et M. le comte de La Fere, en
apprenant cette nouvelle, m'a charge de vous dire, a vous, qu'il
profiterait de cette faveur que lui faisait le cardinal pour
plaider votre cause et la sienne.

-- Ah! ce cher comte! dit d'Artagnan.

-- Belle affaire, grogna Porthos, grande faveur! Pardieu! M. le
comte de La Fere, dont la famille a ete alliee aux Montmorency et
aux Rohan, vaut bien M. de Mazarin.

-- N'importe, dit, d'Artagnan avec son ton le plus calin, en y
reflechissant, mon cher du Vallon, c'est beaucoup d'honneur pour
M. le comte de La Fere, c'est surtout beaucoup d'esperance a
concevoir, une visite! et meme, a mon avis, c'est un honneur si
grand pour un prisonnier, que je crois que M. de Comminges se
trompe.

-- Comment! je me trompe!

-- Ce sera non pas M. de Mazarin qui ira visiter le comte de La
Fere, mais M. le comte de La Fere qui sera appele par
M. de Mazarin?

-- Non, non, non, dit Comminges, qui tenait a retablir les faits
dans toute leur exactitude. J'ai parfaitement entendu ce que m'a
dit le cardinal. Ce sera lui qui ira visiter le comte de La Fere.

D'Artagnan essaya de surprendre un des regards de l'importance de
cette visite, mais Porthos ne regardait pas meme de son cote.

-- C'est donc l'habitude de M. le cardinal de se promener dans son
orangerie? demanda d'Artagnan.

-- Chaque soir il s'y enferme, dit Comminges. Il parait que c'est
la qu'il medite sur les affaires de Etat.

-- Alors, dit d'Artagnan, je commence a croire que M. de La Fere
recevra la visite de Son Eminence; d'ailleurs, il se fera
accompagner, sans doute.

-- Oui, par deux soldats.

-- Et il causera ainsi d'affaires devant deux etrangers?

-- Les soldats sont des Suisses des petits cantons et ne parlent
qu'allemand. D'ailleurs, selon toute probabilite, ils attendront a
la porte.

D'Artagnan s'enfoncait les ongles dans les paumes des mains pour
que son visage n'exprimat pas autre chose que ce qu'il voulait lui
permettre d'exprimer.

-- Que M. de Mazarin prenne garde d'entrer ainsi seul chez M. le
comte de La Fere, dit d'Artagnan, car le comte de La Fere doit
etre furieux.

Comminges se mit a rire.

-- Ah ca! mais, en verite, on dirait que vous etes des
anthropophages! M. de La Fere est courtois, il n'a point d'armes,
d'ailleurs; au premier cri de Son Eminence, les deux soldats qui
l'accompagnent toujours accourraient.

-- Deux soldats, dit d'Artagnan paraissant rappeler ses souvenirs,
deux soldats, oui; c'est donc cela que j'entends appeler deux
hommes chaque soir, et que je les vois se promener pendant une
demi-heure quelquefois sous ma fenetre.

-- C'est cela, ils attendent le cardinal, ou plutot Bernouin, qui
vient les appeler quand le cardinal sort.

-- Beaux hommes, ma foi! dit d'Artagnan.

-- C'est le regiment qui etait a Lens, et que M. le Prince a donne
au cardinal pour lui faire honneur.

-- Ah! monsieur, dit d'Artagnan comme pour resumer en un mot toute
cette longue conversation, pourvu que Son Eminence s'adoucisse et
accorde notre liberte a M. de La Fere.

-- Je le desire de tout mon coeur, dit Comminges.

-- Alors, s'il oubliait cette visite, vous ne verriez aucun
inconvenient a la lui rappeler?

-- Aucun, au contraire.

-- Ah! voila qui me tranquillise un peu.

Cet habile changement de conversation eut paru une manoeuvre
sublime a quiconque eut pu lire dans l'ame du Gascon.

-- Maintenant, continua-t-il, une derniere grace, je vous prie,
mon cher monsieur de Comminges.

-- Tout a votre service, monsieur.

-- Vous reverrez M. le comte de La Fere?

-- Demain matin.

-- Voulez-vous lui souhaiter le bonjour pour nous, et lui dire
qu'il sollicite pour moi la meme faveur qu'il aura obtenue?

-- Vous desirez que M. le cardinal vienne ici?

-- Non; je me connais et ne suis point si exigeant. Que Son
Eminence me fasse l'honneur de m'entendre, c'est tout ce que je
desire.

-- Oh! murmura Porthos en secouant la tete, je n'aurais jamais cru
cela de sa part. Comme l'infortune vous abat un homme!

-- Cela sera fait, dit Comminges.

-- Assurez aussi le comte que je me porte a merveille, et que vous
m'avez vu triste, mais resigne.

-- Vous me plaisez, monsieur, en disant cela.

-- Vous direz la meme chose pour M. du Vallon.

-- Pour moi, non pas! s'ecria Porthos. Moi, je ne suis pas resigne
du tout.

-- Mais vous vous resignerez, mon ami.

-- Jamais!

-- Il se resignera, monsieur de Comminges. Je le connais mieux
qu'il ne se connait lui-meme, et je lui sais mille excellentes
qualites qu'il ne se soupconne meme pas. Taisez-vous, cher du
Vallon, et resignez-vous.

-- Adieu, messieurs, dit Comminges. Bonne nuit!

-- Nous y tacherons.

Comminges salua et sortit. D'Artagnan le suivit des yeux dans la
meme posture humble et avec le meme visage resigne. Mais a peine
la porte fut-elle refermee sur le capitaine des gardes, que,
s'elancant vers Porthos, il le serra dans ses bras avec une
expression de joie sur laquelle il n'y avait pas a se tromper.

-- Oh! oh! dit Porthos, qu'y a-t-il donc? est-ce que vous devenez
fou, mon pauvre ami?

-- Il y a, dit d'Artagnan, que nous sommes sauves!

-- Je ne vois pas cela le moins du monde, dit Porthos; je vois au
contraire que nous sommes tous pris, a l'exception d'Aramis, et
que nos chances de sortir sont diminuees depuis qu'un de plus est
entre dans la souriciere de M. de Mazarin.

-- Pas du tout, Porthos, mon ami, cette souriciere etait
suffisante pour deux; elle devient trop faible pour trois.

-- Je ne comprends pas du tout, dit Porthos.

-- Inutile, dit d'Artagnan, mettons-nous a table et prenons des
forces, nous en aurons besoin pour la nuit.

-- Que ferons-nous donc cette nuit? demanda Porthos de plus en
plus intrigue.

-- Nous voyagerons probablement.

-- Mais...

-- Mettons-nous a table, cher ami, les idees me viennent en
mangeant. Apres le souper, quand mes idees seront au grand
complet, je vous les communiquerai.

Quelque desir qu'eut Porthos d'etre mis au courant du projet de
d'Artagnan, comme il connaissait les facons de faire de ce
dernier, il se mit a table sans insister davantage et mangea avec
un appetit qui faisait honneur a la confiance que lui inspirait
l'imaginative de d'Artagnan.


XC. Le bras et l'esprit

Le souper fut silencieux, mais non pas triste; car de temps en
temps un de ces fins sourires qui lui etaient habituels dans ses
moments de bonne humeur illuminait le visage de d'Artagnan.
Porthos ne perdait pas un de ces sourires, et a chacun d'eux il
poussait quelque exclamation qui indiquait a son ami que,
quoiqu'il ne la comprit pas, il n'abandonnait pas davantage la
pensee qui bouillonnait dans son cerveau.

Au dessert, d'Artagnan se coucha sur sa chaise, croisa une jambe
sur l'autre, et se dandina de l'air d'un homme parfaitement
satisfait de lui-meme.

Porthos appuya son menton sur ses deux mains, posa ses deux coudes
sur la table et regarda d'Artagnan avec ce regard confiant qui
donnait a ce colosse une si admirable expression de bonhomie.

-- Eh bien? fit d'Artagnan au bout d'un instant.

-- Eh bien? repeta Porthos.

-- Vous disiez donc, cher ami?...

-- Moi! je ne disais rien.

-- Si fait, vous disiez que vous aviez envie de vous en aller
d'ici.

-- Ah! pour cela, oui, ce n'est point l'envie qui me manque.

-- Et vous ajoutiez que, pour vous en aller d'ici, il ne
s'agissait que de desceller une porte ou une muraille.

-- C'est vrai, je disais cela, et meme je le dis encore.

-- Et moi je vous repondais, Porthos, que c'etait un mauvais
moyen, et que nous ne ferions point cent pas sans etre repris et
assommes, a moins que nous n'eussions des habits pour nous
deguiser et des armes pour nous defendre.

-- C'est vrai, il nous faudrait des habits et des armes.

-- Eh bien! dit d'Artagnan en se levant, nous les avons, ami
Porthos, et meme quelque chose de mieux.

-- Bah! dit Porthos en regardant autour de lui.

-- Ne cherchez pas, c'est inutile, tout cela viendra nous trouver
au moment voulu. A quelle heure a peu pres avons-nous vu se
promener hier les deux gardes suisses?

-- Une heure, je crois, apres que la nuit fut tombee.

-- S'ils sortent aujourd'hui comme hier, nous ne serons donc pas
un quart d'heure a attendre le plaisir de les voir.

-- Le fait est que nous serons un quart d'heure tout au plus.

-- Vous avez toujours le bras assez bon, n'est-ce pas, Porthos?

Porthos deboutonna sa manche, releva sa chemise, et regarda avec
complaisance ses bras nerveux, gros comme la cuisse d'un homme
ordinaire.

-- Mais oui, dit-il, assez bon.

-- De sorte que vous feriez, sans trop vous gener, un cerceau de
cette pincette et un tire-bouchon de cette pelle?

-- Certainement, dit Porthos.

-- Voyons, dit d'Artagnan.

Le geant prit les deux objets designes et opera avec la plus
grande facilite et sans aucun effort apparent les deux
metamorphoses desirees par son compagnon.

-- Voila! dit-il.

-- Magnifique! dit d'Artagnan, et veritablement vous etes doue,
Porthos.

-- J'ai entendu parler, dit Porthos, d'un certain Milon de Crotone
qui faisait des choses fort extraordinaires, comme de serrer son
front avec une corde et de la faire eclater, de tuer un boeuf d'un
coup de poing et de l'emporter chez lui sur ses epaules, d'arreter
un cheval par les pieds de derriere, etc., etc. Je me suis fait
raconter toutes ses prouesses, la-bas a Pierrefonds, et j'ai fait
tout ce qu'il faisait, excepte de briser une corde en enflant mes
tempes.

-- C'est que votre force n'est pas dans votre tete, Porthos, dit
d'Artagnan.

-- Non, elle est dans mes bras et dans mes epaules, repondit
naivement Porthos.

-- Eh bien! mon ami, approchons de la fenetre et servez-vous de
votre force pour desceller un barreau. Attendez que j'eteigne la
lampe.


XCI. Le bras et l'esprit (Suite)

Porthos s'approcha de la fenetre, prit un barreau a deux mains,
s'y cramponna, l'attira vers lui et le fit plier comme un arc, si
bien que les deux bouts sortirent de l'alveole de pierre ou depuis
trente ans le ciment les tenait scelles.

-- Eh bien! mon ami, dit d'Artagnan, voila ce que n'aurait jamais
pu faire le cardinal, tout homme de genie qu'il est.

-- Faut-il en arracher d'autres? demanda Porthos.

-- Non pas, celui-ci nous suffira; un homme peut passer
maintenant.

Porthos essaya et sortit son torse tout entier.

-- Oui, dit-il.

-- En effet, c'est une assez jolie ouverture. Maintenant passez
votre bras.

-- Par ou?

-- Par cette ouverture.

-- Pourquoi faire?

-- Vous le saurez tout a l'heure. Passez toujours.

Porthos obeit, docile comme un soldat, et passa son bras a travers
les barreaux.

-- A merveille! dit d'Artagnan.

-- Il parait que cela marche?

-- Sur des roulettes, cher ami.

-- Bon. Maintenant que faut-il que je fasse?

-- Rien.

-- C'est donc fini?

-- Pas encore.

-- Je voudrais cependant bien comprendre, dit Porthos.

-- Ecoutez, mon cher ami, et en deux mots vous serez au fait. La
porte du poste s'ouvre, comme vous voyez.

-- Oui, je vois.

-- On va envoyer dans notre cour, que traverse M. de Mazarin pour
se rendre a l'orangerie, les deux gardes qui l'accompagnent.

-- Les voila qui sortent.

-- Pourvu qu'ils referment la porte du poste. Bon! ils la
referment.

-- Apres?

-- Silence! ils pourraient nous entendre.

-- Je ne saurai rien, alors.

-- Si fait, car a mesure que vous executerez vous comprendrez.

-- Cependant, j'aurais prefere...

-- Vous aurez le plaisir de la surprise.

-- Tiens, c'est vrai, dit Porthos.

-- Chut!

Porthos demeura muet et immobile.

En effet, les deux soldats s'avancaient du cote de la fenetre en
se frottant les mains, car on etait, comme nous l'avons dit, au
mois de fevrier, et il faisait froid.

En ce moment la porte du corps de garde s'ouvrait et l'on rappela
un des soldats. Le soldat quitta son camarade et rentra dans le
corps de garde.

-- Cela va donc toujours? dit Porthos.

-- Mieux que jamais, repondit d'Artagnan. Maintenant, ecoutez. Je
vais appeler ce soldat et causer avec lui, comme j'ai fait hier
avec un de ses camarades, vous rappelez-vous?

-- Oui; seulement je n'ai pas entendu un mot de ce qu'il disait.

-- Le fait est qu'il avait un accent un peu prononce. Mais ne
perdez pas un mot de ce que je vais vous dire; tout est dans
l'execution, Porthos.

-- Bon, l'execution, c'est mon fort.

-- Je le sais pardieu bien; aussi je compte sur vous.

-- Dites.

-- Je vais donc appeler le soldat et causer avec lui.

-- Vous l'avez deja dit.

-- Je me tournerai a gauche, de sorte qu'il sera place, lui, a
votre droite au moment ou il montera sur le banc.

-- Mais s'il n'y monte pas!

-- Il y montera, soyez tranquille. Au moment ou il montera sur le
banc, vous allongerez votre bras formidable et le saisirez au cou.
Puis, l'enlevant comme Tobie enleva le poisson par les ouies, vous
l'introduirez dans notre chambre, en ayant soin de serrer assez
fort pour l'empecher de crier.

-- Oui, dit Porthos; mais si je l'etrangle?

-- D'abord ce ne sera qu'un Suisse de moins; mais vous ne
l'etranglerez pas, je l'espere. Vous le deposerez tout doucement
ici et nous le baillonnerons, et l'attacherons, peu importe ou,
quelque part enfin. Cela nous fera d'abord un habit d'uniforme et
une epee.

-- Merveilleux! dit Porthos en regardant d'Artagnan avec la plus
profonde admiration.

-- Hein! fit le Gascon.

-- Oui, reprit Porthos en se ravisant; mais un habit d'uniforme et
une epee, ce n'est pas assez pour deux.

-- Eh bien! est-ce qu'il n'a pas son camarade?

-- C'est juste, dit Porthos.

-- Donc, quand je tousserai, allongez le bras, il sera temps.

-- Bon!

Les deux amis prirent chacun le poste indique. Place comme il
etait, Porthos se trouvait entierement cache dans l'angle de la
fenetre.

-- Bonsoir, camarade, dit d'Artagnan de sa voix la plus charmante
et de son diapason le plus modere.

-- Ponsoir, monsir, repondit le soldat.

-- Il ne fait pas trop chaud a se promener, dit d'Artagnan.

-- Brrrrrrroun, fit le soldat.

-- Et je crois qu'un verre de vin ne vous serait pas desagreable?

-- Un ferre de fin, il serait le bienfenu.

-- Le poisson mord! le poisson mord! murmura d'Artagnan a Porthos.

-- Je comprends, dit Porthos.

-- J'en ai la une bouteille, dit d'Artagnan.

-- Une pouteille!

-- Oui.

-- Une pouteille bleine?

-- Tout entiere, et elle est a vous si vous voulez la boire a ma
sante.

-- Ehe! moi fouloir pien, dit le soldat en s'approchant.

-- Allons, venez la prendre, mon ami, dit le Gascon.

-- Pien folontiers. Che grois qu'il y a un panc.

-- Oh! mon Dieu, on dirait qu'il a ete place expres la.

Montez dessus... La, bien, c'est cela, mon ami.

Et d'Artagnan toussa.

Au meme moment, le bras de Porthos s'abattit; son poignet d'acier
mordit, rapide comme l'eclair et ferme comme une tenaille, le cou
du soldat, l'enleva en l'etouffant, l'attira a lui par l'ouverture
au risque de l'ecorcher en passant, et le deposa sur le parquet,
ou d'Artagnan, en lui laissant tout juste le temps de reprendre sa
respiration, le baillonna avec son echarpe, et, aussitot
baillonne, se mit a le deshabiller avec la promptitude et la
dexterite d'un homme qui a appris son metier sur le champ de
bataille.

Puis le soldat garrotte et baillonne fut porte dans l'atre, dont
nos amis avaient prealablement eteint la flamme.

-- Voici toujours une epee et un habit, dit Porthos.

-- Je les prends, dit d'Artagnan. Si vous voulez un autre habit et
une autre epee, il faut recommencer le tour. Attention! Je vois
justement l'autre soldat qui sort du corps de garde et qui vient
de ce cote.

-- Je crois, dit Porthos, qu'il serait imprudent de recommencer
pareille manoeuvre. On ne reussit pas deux fois, a ce qu'on
assure, par le meme moyen. Si je le manquais, tout serait perdu.
Je vais descendre, le saisir au moment ou il ne se defiera pas, et
je vous l'offrirai tout baillonne.

-- C'est mieux, repondit le Gascon.

-- Tenez-vous pret, dit Porthos en se laissant glisser par
l'ouverture.

La chose s'effectua comme Porthos l'avait promis. Le geant se
cacha sur son chemin, et, lorsque le soldat passa devant lui, il
le saisit au cou, le baillonna, le poussa pareil a une momie a
travers les barreaux elargis de la fenetre et rentra derriere lui.

On deshabilla le second prisonnier comme on avait deshabille
l'autre. On le coucha sur le lit, on l'assujettit avec des
sangles; et comme le lit etait de chene massif et que les sangles
etaient doublees, on fut non moins tranquille sur celui-la que sur
le premier.

-- La, dit d'Artagnan, voici qui va a merveille. Maintenant,
essayez-moi l'habit de ce gaillard-la, Porthos, je doute qu'il
vous aille; mais s'il vous est par trop etroit, ne vous inquietez
point, le baudrier vous suffira, et surtout le chapeau a plumes
rouges.

Il se trouva par hasard que le second etait un Suisse gigantesque,
de sorte qu'a l'exception de quelques points qui craquerent dans
les coutures tout alla le mieux du monde.

Pendant quelque temps on n'entendit que le froissement du drap,
Porthos et d'Artagnan s'habillant a la hate.

-- C'est fait, dirent-ils en meme temps. Quant a vous, compagnons,
ajouterent-ils en se retournant vers les deux soldats, il ne vous
arrivera rien si vous etes bien gentils; mais si vous bougez, vous
etes morts.

Les soldats se tinrent cois. Ils avaient compris au poignet de
Porthos que la chose etait des plus serieuses et qu'il n'etait pas
le moins du monde question de plaisanter.

-- Maintenant, dit d'Artagnan, vous ne seriez pas fache de
comprendre, n'est-ce pas Porthos?

-- Mais oui, pas mal.

-- Eh bien, nous descendons dans la cour.

-- Oui.

-- Nous prenons la place de ces deux gaillards-la.

-- Bien.

-- Nous nous promenons de long en large.

-- Et ce sera bien vu, attendu qu'il ne fait pas chaud.

-- Dans un instant le valet de chambre appelle comme hier et
avant-hier le service.

-- Nous repondons?

-- Non, nous ne repondons pas, au contraire.

-- Comme vous voudrez. Je ne tiens pas a repondre.

-- Nous ne repondons donc pas; nous enfoncons seulement notre
chapeau sur notre tete et nous escortons Son Eminence

-- Ou cela?

-- Ou elle va, chez Athos. Croyez-vous qu'il sera fache de nous
voir?

-- Oh! s'ecria Porthos, oh! je comprends!

-- Attendez pour vous ecrier, Porthos; car, sur ma parole, vous
n'etes pas au bout, dit le Gascon tout goguenard.

-- Que va-t-il donc arriver? dit Porthos.

-- Suivez-moi, repondit d'Artagnan. Qui vivra verra.

Et passant par l'ouverture, il se laissa legerement glisser dans
la cour. Porthos le suivit par le meme chemin, quoique avec plus
de peine et moins de diligence.

On entendait frissonner de peur les deux soldats lies dans la
chambre.

A peine d'Artagnan et Porthos eurent-ils touche terre, qu'une
porte s'ouvrit et que la voix du valet de chambre cria:

-- Le service!

En meme temps le poste s'ouvrit a son tour et une voix cria:

-- La Bruyere et du Barthois, partez!

-- Il parait que je m'appelle La Bruyere, dit d'Artagnan.

-- Et moi du Barthois, dit Porthos.

-- Ou etes-vous? demanda le valet de chambre, dont les yeux
eblouis par la lumiere ne pouvaient sans doute distinguer nos deux
heros dans l'obscurite.

-- Nous voici, dit d'Artagnan.

Puis, se tournant vers Porthos:

-- Que dites-vous de cela, monsieur du Vallon?

-- Ma foi, pourvu que cela dure, je dis que c'est joli!

Les deux soldats improvises marcherent gravement derriere le valet
de chambre; il leur ouvrit une porte du vestibule, puis une autre
qui semblait etre celle d'un salon d'attente, et leur montrant
deux tabourets:

-- La consigne est bien simple, leur dit-il, ne laissez entrer
qu'une personne ici, une seule, entendez-vous bien? pas davantage;
a cette personne obeissez en tout. Quant au retour, il n'y a pas a
vous tromper, vous attendrez que je vous releve.

D'Artagnan etait fort connu de ce valet de chambre, qui n'etait
autre que Bernouin, qui, depuis six ou huit mois, l'avait
introduit une dizaine de fois pres du cardinal. Il se contenta
donc, au lieu de repondre, de grommeler le_ ia_ le moins gascon et
le plus allemand possible.

Quant a Porthos, d'Artagnan avait exige et obtenu de lui la
promesse qu'en aucun cas il ne parlerait. S'il etait pousse a
bout, il lui etait permis de proferer pour toute reponse le
_tarteifle_ proverbial et solennel.

Bernouin s'eloigna en fermant la porte.

-- Oh! oh! dit Porthos en entendant la clef de la serrure, il
parait qu'ici c'est de mode d'enfermer les gens. Nous n'avons
fait, ce me semble, que de troquer de prison: seulement, au lieu
d'etre prisonniers la-bas, nous le sommes dans l'orangerie. Je ne
sais pas si nous y avons gagne.

-- Porthos, mon ami, dit tout bas d'Artagnan, ne doutez pas de la
Providence, et laissez-moi mediter et reflechir.

-- Meditez et reflechissez donc, dit Porthos de mauvaise humeur en
voyant que les choses tournaient ainsi au lieu de tourner
autrement.

-- Nous avons marche quatre-vingts pas, murmura d'Artagnan, nous
avons monte six marches, c'est donc ici, comme l'a dit tout a
l'heure mon illustre ami du Vallon, cet autre pavillon parallele
au notre et qu'on designe sous le nom de pavillon de l'orangerie.
Le comte de La Fere ne doit pas etre loin; seulement les portes
sont fermees.

-- Voila une belle difficulte! dit Porthos, et avec un coup
d'epaule...

-- Pour Dieu! Porthos, mon ami, dit d'Artagnan, menagez vos tours
de force, ou ils n'auront plus, dans l'occasion, toute la valeur
qu'ils meritent; n'avez-vous pas entendu qu'il va venir ici
quelqu'un?

-- Si fait.

-- Eh bien! ce quelqu'un nous ouvrira les portes.

-- Mais, mon cher, dit Porthos, si ce quelqu'un nous reconnait, si
ce quelqu'un en nous reconnaissant se met a crier, nous sommes
perdus; car enfin vous n'avez pas le dessein, j'imagine, de me
faire assommer ou etrangler cet homme Eglise Ces manieres-la sont
bonnes envers les Anglais et les Allemands.

-- Oh! Dieu m'en preserve et vous aussi! dit d'Artagnan. Le jeune
roi nous en aurait peut-etre quelque reconnaissance; mais la reine
ne nous le pardonnerait pas, et c'est elle qu'il faut menager;
puis d'ailleurs, du sang inutile! jamais! au grand jamais! J'ai
mon plan. Laissez-moi donc faire et nous allons rire.

-- Tant mieux, dit Porthos, j'en eprouve le besoin.

-- Chut! dit d'Artagnan, voici le quelqu'un annonce.

On entendit alors dans la salle precedente, c'est-a-dire dans le
vestibule, le retentissement d'un pas leger. Les gonds de la porte
crierent et un homme parut en habit de cavalier, enveloppe d'un
manteau brun, un large feutre rabattu sur ses yeux et une lanterne
a la main.

Porthos s'effaca contre la muraille, mais il ne put tellement se
rendre invisible que l'homme au manteau ne l'apercut; il lui
presenta sa lanterne et lui dit:

-- Allumez la lampe du plafond.

Puis s'adressant a d'Artagnan:

-- Vous connaissez la consigne, dit-il.

--_ Ia_, repliqua le Gascon, determine a se borner a cet
echantillon de la langue allemande.

-- _Tedesco_, fit le cavalier, _va bene._

Et s'avancant vers la porte situee en face de celle par laquelle
il etait entre, il l'ouvrit et disparut derriere elle en la
refermant.

-- Et maintenant, dit Porthos, que ferons-nous?

-- Maintenant, nous nous servirons de votre epaule si cette porte
est fermee, ami Porthos. Chaque chose en son temps, et tout vient
a propos a qui sait attendre. Mais d'abord barricadons la premiere
porte d'une facon convenable, ensuite nous suivrons le cavalier.

Les deux amis se mirent aussitot a la besogne et embarrasserent la
porte de tous les meubles qui se trouverent dans la salle,
embarras qui rendait le passage d'autant plus impraticable que la
porte s'ouvrait en dedans.

-- La, dit d'Artagnan, nous voila surs de ne pas etre surpris par
derriere. Allons, en avant.


XCII. Les oubliettes de M. de Mazarin

On arriva a la porte par laquelle avait disparu Mazarin; elle
etait fermee; d'Artagnan tenta inutilement de l'ouvrir.

-- Voila ou il s'agit de placer votre coup d'epaule, dit
d'Artagnan. Poussez, ami Porthos, mais doucement, sans bruit;
n'enfoncez rien, disjoignez les battants, voila tout.

Porthos appuya sa robuste epaule contre un des panneaux, qui plia,
et d'Artagnan introduisit alors la pointe de son epee entre le
pene et la gache de la serrure. Le pene, taille en biseau, ceda,
et la porte s'ouvrit.

-- Quand je vous disais, ami Porthos, qu'on obtenait tout des
femmes et des portes en les prenant par la douceur.

-- Le fait est, dit Porthos, que vous etes un grand moraliste.

-- Entrons, dit d'Artagnan.

Ils entrerent. Derriere un vitrage, a la lueur de la lanterne du
cardinal, posee a terre au milieu de la galerie, on voyait les
orangers et les grenadiers du chateau de Rueil alignes en longues
files formant une grande allee et deux allees laterales plus
petites.

-- Pas de cardinal, dit d'Artagnan, mais sa lampe seule; ou diable
est-il donc?

Et comme il explorait une des ailes laterales, apres avoir fait
signe a Porthos d'explorer l'autre, il vit tout a coup a sa gauche
une caisse ecartee de son rang, et, a la place de cette caisse un
trou beant.

Dix hommes eussent eu de la peine a faire mouvoir cette caisse,
mais, par un mecanisme quelconque, elle avait tourne avec la dalle
qui la supportait.

D'Artagnan, comme nous l'avons dit, vit un trou a cette place, et,
dans ce trou, les degres de l'escalier tournant.

Il appela Porthos de la main et lui montra le trou et les degres.

Les deux hommes se regarderent avec une mine effaree.

-- Si nous ne voulions que de l'or, dit tout bas d'Artagnan, nous
aurions trouve notre affaire et nous serions riches a tout jamais.

-- Comment cela?

-- Ne comprenez-vous pas, Porthos, qu'au bas de cet escalier est,
selon toute probabilite, ce fameux tresor du cardinal, dont on
parle tant, et que nous n'aurions qu'a descendre, vider une
caisse, enfermer dedans le cardinal a double tour, nous en aller
en emportant ce que nous pourrions trainer d'or, remettre a sa
place cet oranger, et que personne au monde ne viendrait nous
demander d'ou nous vient notre fortune, pas meme le cardinal?

-- Ce serait un beau coup pour des manants, dit Porthos, mais
indigne, ce me semble, de deux gentilshommes.

-- C'est mon avis, dit d'Artagnan; aussi ai-je dit: "Si nous ne
voulions que de l'or..." mais nous voulons autre chose.

Au meme instant, et comme d'Artagnan penchait la tete vers le
caveau pour ecouter, un son metallique et sec comme celui d'un sac
d'or qu'on remue vint frapper son oreille; il tressaillit.
Aussitot une porte se referma et les premiers reflets d'une
lumiere parurent dans l'escalier.

Mazarin avait laisse sa lampe dans l'orangerie pour faire croire
qu'il se promenait. Mais il avait une bougie de cire pour explorer
son mysterieux coffre-fort.

-- He! dit-il en italien, tandis qu'il remontait les marches en
examinant un sac de reaux a la panse arrondie; he! voila de quoi
payer cinq conseillers au parlement et deux generaux de Paris. Moi
aussi je suis un grand capitaine; seulement je fais la guerre a ma
facon...

D'Artagnan et Porthos s'etaient tapis chacun dans une allee
laterale, derriere une caisse, et attendaient.

Mazarin vint, a trois pas de d'Artagnan, pousser un ressort cache
dans le mur. La dalle tourna, et l'oranger supporte par elle
revint de lui-meme prendre sa place.

Alors le cardinal eteignit sa bougie, qu'il remit dans sa poche;
et, reprenant sa lampe:

-- Allons voir M. de La Fere, dit-il.

-- Bon, c'est notre chemin, pensa d'Artagnan, nous irons ensemble.

Tous trois se mirent en marche. M. de Mazarin suivant l'allee du
milieu, et Porthos et d'Artagnan les allees paralleles. Ces deux
derniers evitaient avec soin ces longues lignes lumineuses que
tracait a chaque pas entre les caisses la lampe du cardinal.

Celui-ci arriva a une seconde porte vitree sans s'etre apercu
qu'il etait suivi, le sable mou amortissant le bruit des pas de
ses deux accompagnateurs.

Puis il tourna sur la gauche, prit un corridor auquel Porthos et
d'Artagnan n'avaient pas encore fait attention; mais au moment
d'en ouvrir la porte, il s'arreta pensif.

-- Ah! _diavolo_! dit-il, j'oubliais la recommandation de
Comminges. Il me faut prendre les soldats et les placer a cette
porte, afin de ne pas me mettre a la merci de ce diable a quatre.
Allons.

Et, avec un mouvement d'impatience, il se retourna pour revenir
sur ses pas.

-- Ne vous donnez pas la peine, Monseigneur, dit d'Artagnan le
pied en avant, le feutre a la main et la figure gracieuse, nous
avons suivi Votre Eminence pas a pas, et nous voici.

-- Oui, nous voici, dit Porthos.

Et il fit le meme geste d'agreable salutation.

Mazarin porta ses yeux effares de l'un a l'autre, les reconnut
tous deux, et laissa echapper sa lanterne en poussant un
gemissement d'epouvante.

D'Artagnan la ramassa; par bonheur elle ne s'etait pas eteinte
dans la chute.

-- Oh! quelle imprudence, Monseigneur! dit d'Artagnan; il ne fait
pas bon a aller ici sans lumiere! Votre Eminence pourrait se
cogner contre quelque caisse ou tomber dans quelque trou.

-- Monsieur d'Artagnan! murmura Mazarin, qui ne pouvait revenir de
son etonnement.

-- Oui, Monseigneur, moi-meme, et j'ai l'honneur de vous presenter
M. du Vallon, cet excellent ami a moi, auquel Votre Eminence a eu
la bonte de s'interesser si vivement autrefois.

Et d'Artagnan dirigea la lumiere de la lampe vers le visage joyeux
de Porthos, qui commencait a comprendre et qui en etait tout fier.

-- Vous alliez chez M. de La Fere, continua d'Artagnan. Que nous
ne vous genions pas, Monseigneur. Veuillez nous montrer le chemin,
et nous vous suivrons.

Mazarin reprenait peu a peu ses esprits.

-- Y a-t-il longtemps que vous etes dans l'orangerie, messieurs?
demanda-t-il d'une voix tremblante en songeant a la visite qu'il
venait de faire a son tresor.

Porthos ouvrit la bouche pour repondre, d'Artagnan lui fit un
signe, et la bouche de Porthos, demeuree muette, se referma
graduellement.

-- Nous arrivons a l'instant meme, Monseigneur, dit d'Artagnan.

Mazarin respira: il ne craignait plus pour son tresor; il ne
craignait que pour lui-meme. Une espece de sourire passa sur ses
levres.

-- Allons, dit-il, vous m'avez pris au piege, messieurs, et je me
declare vaincu. Vous voulez me demander votre liberte, n'est-ce
pas? Je vous la donne.

-- Oh! Monseigneur, dit d'Artagnan, vous etes bien bon; mais notre
liberte, nous l'avons, et nous aimerions autant vous demander
autre chose.

-- Vous avez votre liberte? dit Mazarin tout effraye.

-- Sans doute, et c'est au contraire vous, Monseigneur, qui avez
perdu la votre, et maintenant, que voulez-vous, Monseigneur, c'est
la loi de la guerre, il s'agit de la racheter.

Mazarin se sentit frissonner jusqu'au fond du coeur. Son regard si
percant se fixa en vain sur la face moqueuse du Gascon et sur le
visage impassible de Porthos. Tous deux etaient caches dans
l'ombre, et la sibylle de Cumes elle-meme n'aurait pas su y lire.

-- Racheter ma liberte! repeta Mazarin.

-- Oui, Monseigneur.

-- Et combien cela me coutera-t-il, monsieur d'Artagnan?

-- Dame, Monseigneur, je ne sais pas encore. Nous allons demander
cela au comte de La Fere, si Votre Eminence veut bien le
permettre. Que Votre Eminence daigne donc ouvrir la porte qui mene
chez lui, et dans dix minutes elle sera fixee.

Mazarin tressaillit.

-- Monseigneur, dit d'Artagnan, Votre Eminence voit combien nous y
mettons de formes, mais cependant nous sommes obliges de la
prevenir que nous n'avons pas de temps a perdre; ouvrez donc,
Monseigneur, s'il vous plait, et veuillez vous souvenir, une fois
pour toutes, qu'au moindre mouvement que vous feriez pour fuir, au
moindre en que vous pousseriez pour echapper, notre position etant
tout exceptionnelle, il ne faudrait pas nous en vouloir si nous
nous portions a quelque extremite.

-- Soyez tranquilles, messieurs, dit Mazarin, je ne tenterai rien,
je vous en donne ma parole d'honneur.

D'Artagnan fit un signe a Porthos de redoubler de surveillance,
puis, se retournant vers Mazarin:

-- Maintenant, Monseigneur, entrons, s'il vous plait.


XCIII. Conferences

Mazarin fit jouer le verrou d'une double porte, sur le seuil de
laquelle se trouva Athos tout pret a recevoir son illustre
visiteur, selon l'avis que Comminges lui avait donne.

En apercevant Mazarin il s'inclina.

-- Votre Eminence, dit-il, pouvait se dispenser de se faire
accompagner; l'honneur que je recois est trop grand pour que je
l'oublie.

-- Aussi, mon cher comte, dit d'Artagnan, Son Eminence ne voulait-
elle pas absolument de nous; c'est du Vallon et moi qui avons
insiste, d'une facon inconvenante peut-etre, tant nous avions
grand desir de vous voir.

A cette voix, a son accent railleur, a ce geste si connu qui
accompagnait cet accent et cette voix, Athos fit un bond de
surprise.

-- D'Artagnan! Porthos! s'ecria-t-il.

-- En personne, cher ami.

-- En personne, repeta Porthos.

-- Que veut dire ceci? demanda le comte.

-- Ceci veut dire, repondit Mazarin, en essayant, comme il l'avait
deja fait, de sourire, et en se mordant les levres en souriant,
cela veut dire que les roles ont change, et qu'au lieu que ces
messieurs soient mes prisonniers, c'est moi qui suis le prisonnier
de ces messieurs, si bien que vous me voyez force de recevoir ici
la loi au lieu de la faire. Mais, messieurs, je vous en previens,
a moins que vous ne m'egorgiez, votre victoire sera de peu de
duree; j'aurai mon tour, on viendra...

-- Ah! Monseigneur, dit d'Artagnan, ne menacez point; c'est d'un
mauvais exemple. Nous sommes si doux et si charmants avec Votre
Eminence! Voyons, mettons de cote toute mauvaise humeur, ecartons
toute rancune, et causons gentiment.

-- Je ne demande pas mieux, messieurs, dit Mazarin; mais au moment
de discuter ma rancon, je ne veux pas que vous teniez votre
position pour meilleure qu'elle n'est; en me prenant au piege,
vous vous etes pris avec moi. Comment sortirez-vous d'ici? Voyez
les grilles, voyez les portes, voyez ou plutot devinez les
sentinelles qui veillent derriere ces portes et ces grilles, les
soldats qui encombrent ces cours, et composons. Tenez, je vais
vous montrer que je suis loyal.

-- Bon! pensa d'Artagnan, tenons-nous bien, il va nous jouer un
tour.

-- Je vous offrais votre liberte, continua le ministre, je vous
l'offre encore. En voulez-vous? Avant une heure vous serez
decouverts, arretes, forces de me tuer, ce qui serait un crime
horrible et tout a fait indigne de loyaux gentilshommes comme
vous.

-- Il a raison, pensa Athos.

Et comme toute raison qui passait dans cette ame qui n'avait que
de nobles pensees, sa pensee se refleta dans ses yeux.

-- Aussi, dit d'Artagnan pour corriger l'espoir que l'adhesion
tacite d'Athos avait donne a Mazarin, ne nous porterons-nous a
cette violence qu'a la derniere extremite.

-- Si au contraire, continua Mazarin, vous me laissez aller en
acceptant votre liberte...

-- Comment, interrompit d'Artagnan, voulez-vous que nous
acceptions notre liberte, puisque vous pouvez nous la reprendre,
vous le dites vous-meme, cinq minutes apres nous l'avoir donnee?
Et, ajouta d'Artagnan, tel que je vous connais, Monseigneur, vous
nous la reprendriez.

-- Non, foi de cardinal... Vous ne me croyez pas?

-- Monseigneur, je ne crois pas aux cardinaux qui ne sont pas
pretres.

-- Eh bien! foi de ministre!

-- Vous ne l'etes plus, Monseigneur, vous etes prisonnier.

-- Alors, foi de Mazarin! Je le suis et le serai toujours, je
l'espere.

-- Hum! fit d'Artagnan, j'ai entendu parler d'un Mazarin qui avait
peu de religion pour ses serments, et j'ai peur que ce ne soit un
des ancetres de Votre Eminence.

-- Monsieur d'Artagnan, dit Mazarin, vous avez beaucoup d'esprit,
et je suis tout a fait fache de m'etre brouille avec vous.

-- Monseigneur, raccommodons-nous, je ne demande pas mieux.

-- Eh bien! dit Mazarin, si je vous mets en surete d'une facon
evidente, palpable?...

-- Ah! c'est autre chose, dit Porthos.

-- Voyons, dit Athos.

-- Voyons, dit d'Artagnan.

-- D'abord, acceptez-vous? demanda le cardinal.

-- Expliquez-nous votre plan, Monseigneur, et nous verrons.

-- Faites attention que vous etes enfermes, pris.

-- Vous savez bien, Monseigneur, dit d'Artagnan, qu'il nous reste
toujours une derniere ressource.

-- Laquelle?

-- Celle de mourir ensemble.

Mazarin frissonna.

-- Tenez, dit-il, au bout du corridor est une porte dont j'ai la
clef; cette porte donne dans le parc. Partez avec cette clef. Vous
etes alertes, vous etes vigoureux, vous etes armes. A cent pas, en
tournant a gauche, vous rencontrerez le mur du parc; vous le
franchirez, et en trois bonds vous serez sur la route et libres.
Maintenant je vous connais assez pour savoir que si l'on vous
attaque, ce ne sera point un obstacle a votre fuite.

-- Ah! pardieu! Monseigneur, dit d'Artagnan, a la bonne heure,
voila qui est parle. Ou est cette clef que vous voulez bien nous
offrir?

-- La voici.

-- Ah! Monseigneur, dit d'Artagnan, vous nous conduirez bien vous-
meme jusqu'a cette porte.

-- Tres volontiers, dit le ministre, s'il vous faut cela pour vous
tranquilliser.

Mazarin, qui n'esperait pas en etre quitte a si bon marche, se
dirigea tout radieux vers le corridor et ouvrit la porte.

Elle donnait bien sur le parc, et les trois fugitifs s'en
apercurent au vent de la nuit qui s'engouffra dans le corridor et
leur fit voler la neige au visage.

-- Diable! diable! dit d'Artagnan, il fait une nuit horrible,
Monseigneur. Nous ne connaissons pas les localites, et jamais nous
ne trouverons notre chemin. Puisque Votre Eminence a tant fait que
de venir jusqu'ici, quelques pas encore, Monseigneur... conduisez-
nous au mur.

-- Soit, dit le cardinal.

Et coupant en ligne droite, il marcha d'un pas rapide vers le mur,
au pied duquel tous quatre furent en un instant.

-- Etes-vous contents, messieurs? demanda Mazarin.

-- Je crois bien! nous serions difficiles! Peste! quel honneur!
trois pauvres gentilshommes escortes par un prince de Eglise! Ah!
a propos, Monseigneur, vous disiez tout a l'heure que nous etions
braves, alertes et armes?

-- Oui.

-- Vous vous trompez: il n'y a d'armes que M. du Vallon et moi;
M. le comte ne l'est pas, et si nous etions rencontres par quelque
patrouille, il faut que nous puissions nous defendre.

-- C'est trop juste.

-- Mais ou trouverons-nous une epee? demanda Porthos.

-- Monseigneur, dit d'Artagnan, pretera au comte la sienne qui lui
est inutile.

-- Bien volontiers, dit le cardinal; je prierai meme M. le comte
de vouloir bien la garder en souvenir de moi.

-- J'espere que voila qui est galant, comte! dit d'Artagnan.

-- Aussi, repondit Athos, je promets a Monseigneur de ne jamais
m'en separer.

-- Bien, dit d'Artagnan, echange de procedes, comme c'est
touchant! N'en avez-vous point les larmes aux yeux, Porthos?

-- Oui, dit Porthos; mais je ne sais si c'est cela ou si c'est le
vent qui me fait pleurer. Je crois que c'est le vent.

-- Maintenant montez, Athos, fit d'Artagnan, et faites vite.

Athos, aide de Porthos, qui l'enleva comme une plume, arriva sur
le perron.

-- Maintenant sautez, Athos.

Athos sauta et disparut de l'autre cote du mur.

-- Etes-vous a terre? demanda d'Artagnan.

-- Oui.

-- Sans accident?

-- Parfaitement sain et sauf.

-- Porthos, observez M. le cardinal tandis que je vais monter;
non, je n'ai pas besoin de vous, je monterai bien tout seul.
Observez M. le cardinal, voila tout.

-- J'observe, dit Porthos. Eh bien?...

-- Vous avez raison, c'est plus difficile que je ne croyais,
pretez-moi votre dos, mais sans lacher M. le cardinal.

-- Je ne le lache pas.

Porthos preta son dos a d'Artagnan, qui en un instant, grace a cet
appui, fut a cheval sur le couronnement du mur.

Mazarin affectait de rire.

-- Y etes-vous? demanda Porthos.

-- Oui, mon ami, et maintenant...

-- Maintenant, quoi?

-- Maintenant, passez-moi M. le cardinal, et au moindre cri qu'il
poussera, etouffez-le.

Mazarin voulut s'ecrier; mais Porthos l'etreignit de ses deux
mains et l'eleva jusqu'a d'Artagnan, qui, a son tour, le saisit au
collet et l'assit pres de lui. Puis d'un ton menacant:

-- Monsieur, sautez a l'instant meme en bas, pres de M. de La
Fere, ou je vous tue, foi de gentilhomme!

-- _Monsou_, _monsou_, s'ecria Mazarin, vous manquez a la foi
promise.

-- Moi! Ou vous ai-je promis quelque chose, Mon seigneur?

Mazarin poussa un gemissement.

-- Vous etes libre par moi, monsieur, dit-il, votre liberte
c'etait ma rancon.

-- D'accord; mais la rancon de cet immense tresor enfoui dans la
galerie et pres duquel on descend en poussant un ressort cache
dans la muraille, lequel fait tourner une caisse qui, en tournant,
decouvre un escalier, ne faut-il pas aussi en parler un peu,
dites, Monseigneur?

-- Jesous! dit Mazarin presque suffoque et en joignant les mains,
Jesous mon Diou! Je suis un homme perdu.

Mais, sans s'arreter a ses plaintes, d'Artagnan le prit par-
dessous le bras et le fit glisser doucement aux mains d'Athos, qui
etait demeure impassible au bas de la muraille.

Alors, se retournant vers Porthos:

-- Prenez ma main, dit d'Artagnan; je me tiens au mur.

Porthos fit un effort qui ebranla la muraille, et a son tour il
arriva au sommet.

-- Je n'avais pas compris tout a fait, dit-il, mais je comprends
maintenant; c'est tres drole.

-- Trouvez-vous? dit d'Artagnan; tant mieux! Mais pour que ce soit
drole jusqu'au bout, ne perdons pas de temps.

Et il sauta au bas du mur.

Porthos en fit autant.

-- Accompagnez M. le cardinal, messieurs, dit d'Artagnan, moi, je
sonde le terrain.

Le Gascon tira son epee et marcha a l'avant-garde.

-- Monseigneur, dit-il, par ou faut-il tourner pour gagner la
grande route? Reflechissez bien avant de repondre; car si Votre
Eminence se trompait, cela pourrait avoir de graves inconvenients,
non seulement pour nous, mais encore pour elle.

-- Longez le mur, monsieur, dit Mazarin, et vous ne risquez pas de
vous perdre.

Les trois amis doublerent le pas, mais au bout de quelques
instants ils furent obliges de ralentir leur marche; quoiqu'il y
mit toute la bonne volonte possible, le cardinal ne pouvait les
suivre.

Tout a coup d'Artagnan se heurta a quelque chose de tiede qui fit
un mouvement.

-- Tiens! un cheval! dit-il; je viens de trouver un cheval,
messieurs!

-- Et moi aussi! dit Athos.

-- Et moi aussi! dit Porthos, qui, fidele a la consigne, tenait
toujours le cardinal par le bras.

-- Voila ce qui s'appelle de la chance, Monseigneur, dit
d'Artagnan, juste au moment ou Votre Eminence se plaignait d'etre
obligee d'aller a pied...

Mais au moment ou il prononcait ces mots, un canon de pistolet
s'abaissa sur sa poitrine; il entendit ces mots prononces
gravement:

-- Touchez pas!

-- Grimaud! s'ecria-t-il, Grimaud! que fais-tu la? Est-ce le ciel
qui t'envoie?

-- Non, monsieur, dit l'honnete domestique, c'est M. Aramis qui
m'a dit de garder les chevaux.

-- Aramis est donc ici?

-- Oui, monsieur, depuis hier.

-- Et que faites-vous?

-- Nous guettons.

-- Quoi! Aramis est ici? repeta Athos.

-- A la petite porte du chateau. C'etait la son poste.

-- Vous etes donc nombreux?

-- Nous sommes soixante.

-- Fais-le prevenir.

-- A l'instant meme, monsieur.

Et pensant que personne ne ferait mieux la commission que lui,
Grimaud partit a toutes jambes, tandis que, venant d'etre enfin
reunis, les trois amis attendaient.

Il n'y avait dans tout le groupe que M. de Mazarin qui fut de fort
mauvaise humeur.


XCIV. Ou l'on commence a croire que Porthos sera enfin baron et
d'Artagnan capitaine

Au bout de dix minutes Aramis arriva accompagne de Grimaud et de
huit ou dix gentilshommes. Il etait tout radieux, et se jeta au
cou de ses amis.

-- Vous etes donc libres, freres! libres sans mon aide! je n'aurai
donc rien pu faire pour vous malgre tous mes efforts!

-- Ne vous desolez pas, cher ami. Ce qui est differe n'est pas
perdu. Si vous n'avez pas pu faire, vous ferez.

-- J'avais cependant bien pris mes mesures, dit Aramis. J'ai
obtenu soixante hommes de M. le coadjuteur; vingt gardent les murs
du parc, vingt la route de Rueil a Saint-Germain, vingt sont
dissemines dans les bois. J'ai intercepte ainsi, et grace a ces
dispositions strategiques, deux courriers de Mazarin a la reine.

Mazarin dressa les oreilles.

-- Mais, dit d'Artagnan, vous les avez honnetement, je l'espere,
renvoyes a M. le cardinal?

-- Ah! oui, dit Aramis, c'est bien avec lui que je me piquerais de
semblable delicatesse! Dans l'une de ces depeches, le cardinal
declare a la reine que les coffres sont vides et que Sa Majeste
n'a plus d'argent; dans l'autre, il annonce qu'il va faire
transporter ses prisonniers a Melun, Rueil ne lui paraissant pas
une localite assez sure. Vous comprenez, cher ami, que cette
derniere lettre m'a donne bon espoir. Je me suis embusque avec mes
soixante hommes, j'ai cerne le chateau, j'ai fait preparer des
chevaux de main que j'ai confies a l'intelligent Grimaud, et j'ai
attendu votre sortie; je n'y comptais guere que pour demain matin,
et je n'esperais pas vous delivrer sans escarmouche. Vous etes
libres ce soir, libres sans combat, tant mieux! Comment avez-vous
fait pour echapper a ce pleutre de Mazarin? vous devez avoir eu
fort a vous en plaindre.

-- Mais pas trop, dit d'Artagnan.

-- Vraiment!

-- Je dirai meme plus, nous avons eu a nous louer de lui.

-- Impossible!

-- Si fait, en verite; c'est grace a lui que nous sommes libres.

-- Grace a lui?

-- Oui, il nous a fait conduire dans l'orangerie par M. Bernouin,
son valet de chambre, puis de la nous l'avons suivi jusque chez le
comte de La Fere. Alors il nous a offert de nous rendre notre
liberte, nous avons accepte, et il a pousse la complaisance
jusqu'a nous montrer le chemin et nous conduire au mur du parc,
que nous venions d'escalader avec le plus grand bonheur, quand
nous avons rencontre Grimaud.

-- Ah! bien, dit Aramis, voici qui me raccommode avec lui, et je
voudrais qu'il fut la pour lui dire que je ne le croyais pas
capable d'une si belle action.

-- Monseigneur, dit d'Artagnan incapable de se contenir plus
longtemps, permettez que je vous presente M. le chevalier
d'Herblay, qui desire offrir, comme vous avez pu l'entendre, ses
felicitations respectueuses a Votre Eminence.

Et il se retira, demasquant Mazarin confus aux regards effares
d'Aramis.

-- Oh! oh! fit celui-ci, le cardinal? Belle prise! Hola! hola!
amis! les chevaux! les chevaux!

Quelques cavaliers accoururent.

-- Pardieu! dit Aramis, j'aurai donc ete utile a quelque chose.
Monseigneur, daigne Votre Eminence recevoir tous mes hommages! Je
parie que c'est ce saint Christophe de Porthos qui a encore fait
ce coup-la? A propos, j'oubliais...

Et il donna tout bas un ordre a un cavalier.

-- Je crois qu'il serait prudent de partir, dit d'Artagnan.

-- Oui, mais j'attends quelqu'un... un ami d'Athos.

-- Un ami? dit le comte.

-- Et tenez, le voila qui arrive au galop a travers les
broussailles.

-- Monsieur le comte! monsieur le comte! cria une jeune voix qui
fit tressaillir Athos.

-- Raoul! Raoul! s'ecria le comte de La Fere.

Un instant le jeune homme oublia son respect habituel; il se jeta
au cou de son pere.

-- Voyez, monsieur le cardinal, n'eut-ce pas ete dommage de
separer des gens qui s'aiment comme nous nous aimons! Messieurs,
continua Aramis en s'adressant aux cavaliers qui se reunissaient
plus nombreux a chaque instant, messieurs, entourez Son Eminence
pour lui faire honneur; elle veut bien nous accorder la faveur de
sa compagnie; vous lui en serez reconnaissants, je l'espere.
Porthos, ne perdez pas de vue Son Eminence.

Et Aramis se reunit a d'Artagnan et a Athos, qui deliberaient, et
delibera avec eux.

-- Allons, dit d'Artagnan apres cinq minutes de conference, en
route!

-- Et ou allons-nous? demanda Porthos.

-- Chez vous, cher ami, a Pierrefonds; votre beau chateau est
digne d'offrir son hospitalite seigneuriale a Son Eminence Et
puis, tres bien situe, ni trop pres ni trop loin de Paris; on
pourra de la etablir des communications faciles avec la capitale.
Venez, Monseigneur, vous serez la comme un prince, que vous etes.

-- Prince dechu, dit piteusement Mazarin.

-- La guerre a ses chances, Monseigneur, repondit Athos, mais
soyez assure que nous n'en abuserons point.

-- Non, mais nous en userons, dit d'Artagnan.

Tout le reste de la nuit, les ravisseurs coururent avec cette
rapidite infatigable d'autrefois; Mazarin, sombre et pensif, se
laissait entrainer au milieu de cette course de fantomes.

A l'aube, on avait fait douze lieues d'une seule traite; la moitie
de l'escorte etait harassee, quelques chevaux tomberent.

-- Les chevaux d'aujourd'hui ne valent pas ceux d'autrefois, dit
Porthos, tout degenere.

-- J'ai envoye Grimaud a Dammartin, dit Aramis; il doit nous
ramener cinq chevaux frais, un pour son Eminence, quatre pour
nous. Le principal est que nous ne quittions pas Monseigneur; le
reste de l'escorte nous rejoindra plus tard; une fois Saint-Denis
passe, nous n'avons plus rien a craindre.

Grimaud ramena effectivement cinq chevaux; le Seigneur auquel il
s'etait adresse, etant un ami de Porthos, s'etait empresse, non
pas de les vendre, comme on le lui avait propose, mais de les
offrir. Dix minutes apres, l'escorte s'arretait a Ermenonville;
mais les quatre amis couraient avec une ardeur nouvelle, escortant
M. de Mazarin.

A midi on entrait dans l'avenue du chateau de Porthos.

-- Ah! fit Mousqueton, qui etait place pres de d'Artagnan et qui
n'avait pas souffle un seul mot pendant toute la route; ah! vous
me croirez si vous voulez, monsieur, mais voila la premiere fois
que je respire depuis mon depart de Pierrefonds.

Et il mit son cheval au galop pour annoncer aux autres serviteurs
l'arrivee de M. du Vallon et de ses amis.

-- Nous sommes quatre, dit d'Artagnan a ses amis; nous nous
relayons pour garder Monseigneur, et chacun de nous veillera trois
heures. Athos va visiter le chateau, qu'il s'agit de rendre
imprenable en cas de siege, Porthos veillera aux
approvisionnements, et Aramis aux entrees des garnisons; c'est-a-
dire qu'Athos sera ingenieur en chef, Porthos munitionnaire
general, et Aramis gouverneur de la place.

En attendant, on installa Mazarin dans le plus bel appartement du
chateau.

-- Messieurs, dit-il quand cette installation fut faite, vous ne
comptez pas, je presume, me garder ici longtemps incognito?

-- Non, Monseigneur, repondit d'Artagnan, et, tout au contraire,
comptons-nous publier bien vite que nous vous tenons.

-- Alors on vous assiegera.

-- Nous y comptons bien.

-- Et que ferez-vous?

-- Nous nous defendrons. Si feu M. le cardinal de Richelieu vivait
encore, il vous raconterait une certaine histoire d'un bastion
Saint-Gervais, ou nous avons tenu a nous quatre, avec nos quatre
laquais et douze morts, contre toute une armee.

-- Ces prouesses-la se font une fois, monsieur, et ne se
renouvellent pas.

-- Aussi, aujourd'hui, n'aurons-nous pas besoin d'etre si
heroiques; demain l'armee parisienne sera prevenue, apres-demain,
elle sera ici. La bataille, au lieu de se livrer a Saint-Denis ou
a Charenton, se livrera donc vers Compiegne ou Villers-Cotterets.

-- M. le Prince vous battra, comme il vous a toujours battus.

-- C'est possible, Monseigneur; mais avant la bataille nous ferons
filer Votre Eminence sur un autre chateau de notre ami du Vallon,
et il en a trois comme celui-ci. Nous ne voulons pas exposer Votre
Eminence aux hasards de la guerre.

-- Allons, dit Mazarin, je vois qu'il faudra capituler.

-- Avant le siege?

-- Oui, les conditions seront peut-etre meilleures.

-- Ah! Monseigneur, pour ce qui est des conditions, vous verrez
comme nous sommes raisonnables.

-- Voyons, quelles sont-elles, vos conditions?

-- Reposez-vous d'abord, Monseigneur, et nous, nous allons
reflechir.

-- Je n'ai pas besoin de repos, messieurs, j'ai besoin de savoir
si je suis entre des mains amies ou ennemies.

-- Amies, Monseigneur. Amies!

-- Eh bien, alors, dites-moi tout de suite ce que vous voulez,
afin que je voie si un arrangement est possible entre nous.
Parlez, monsieur le comte de La Fere.

-- Monseigneur, dit Athos, je n'ai rien a demander pour moi et
j'aurais trop a demander pour la France. Je me recuse donc et
passe la parole a M. le chevalier d'Herblay.

Athos, s'inclinant, fit un pas en arriere et demeura debout,
appuye contre la cheminee, en simple spectateur de la conference.

-- Parlez donc, monsieur le chevalier d'Herblay, dit le cardinal.
Que desirez-vous? Pas d'ambages, pas d'ambiguites. Soyez clair,
court et precis.

-- Moi, Monseigneur, je jouerai cartes sur table.

-- Abattez donc votre jeu.

-- J'ai dans ma poche, dit Aramis, le programme des conditions
qu'est venue vous imposer avant-hier a Saint-Germain la deputation
dont je faisais partie. Respectons d'abord les droits anciens; les
demandes qui seront portees au programme seront accordees.

Nous etions presque d'accord sur celles-la, dit Mazarin, passons
donc aux conditions particulieres.

-- Vous croyez donc qu'il y en aura? dit en souriant Aramis.

-- Je crois que vous n'aurez pas tous le meme desinteressement que
M. le comte de La Fere, dit Mazarin en se retournant vers Athos en
le saluant.

-- Ah? Monseigneur, vous avez raison, dit Aramis, et je suis
heureux de voir que vous rendez enfin justice au comte. M. de La
Fere est un esprit superieur qui plane au-dessus des desirs
vulgaires et des passions humaines; c'est une ame antique et
fiere. M. le comte est un homme a part. Vous avez raison,
Monseigneur, nous ne le valons pas, et nous sommes les premiers a
le confesser avec vous.

-- Aramis, dit Athos, raillez-vous?

-- Non, mon cher comte, non, je dis ce que nous pensons et ce que
pensent tous ceux qui vous connaissent. Mais vous avez raison, ce
n'est pas de vous qu'il s'agit, c'est de Monseigneur et de son
indigne serviteur le chevalier d'Herblay.

-- Eh bien! que desirez-vous, monsieur, outre les conditions
generales sur lesquelles nous reviendrons?

-- Je desire, Monseigneur, qu'on donne la Normandie a madame de
Longueville, avec l'absolution pleine et entiere, et cinq cent
mille livres. Je desire que Sa Majeste le roi daigne etre le
parrain du fils dont elle vient d'accoucher; puis que Monseigneur,
apres avoir assiste au bapteme, aille presenter ses hommages a
notre saint-pere le pape.

-- C'est-a-dire que vous voulez que je me demette de mes fonctions
de ministre, que je quitte la France, que je m'exile?

-- Je veux que Monseigneur soit pape a la premiere vacance, me
reservant alors de lui demander des indulgences plenieres pour moi
et mes amis.

Mazarin fit une grimace intraduisible.

-- Et vous, monsieur? demanda-t-il a d'Artagnan.

-- Moi, Monseigneur, dit le Gascon, je suis en tout point du meme
avis que M. le chevalier d'Herblay, excepte sur le dernier
article, sur lequel je differe entierement de lui. Loin de vouloir
que Monseigneur quitte la France, je veux qu'il demeure premier
ministre, car Monseigneur est un grand politique. Je tacherai
meme, autant qu'il dependra de moi, qu'il ait le de sur la Fronde
tout entiere; mais a la condition qu'il se souviendra quelque peu
des fideles serviteurs du roi, et qu'il donnera la premiere
compagnie de mousquetaires a quelqu'un que je designerai. Et vous,
du Vallon?

-- Oui, a votre tour, monsieur, dit Mazarin, parlez.

-- Moi, dit Porthos, je voudrais que monsieur le cardinal, pour
honorer ma maison qui lui a donne asile, voulut bien, en memoire
de cette aventure, eriger ma terre en baronnie, avec promesse de
l'ordre pour un de mes amis a la premiere promotion que fera Sa
Majeste.

-- Vous savez, monsieur, que pour recevoir l'ordre il faut faire
ses preuves.

-- Cet ami les fera. D'ailleurs, s'il le fallait absolument,
Monseigneur lui dirait comment on evite cette formalite.

Mazarin se mordit les levres, le coup etait direct, et il reprit
assez sechement:

-- Tout cela se concilie fort mal, ce me semble, messieurs; car si
je satisfais les uns, je mecontente necessairement les autres. Si
je reste a Paris, je ne puis aller a Rome, si je deviens pape, je
ne puis rester ministre, et si je ne suis pas ministre, je ne puis
pas faire M. d'Artagnan capitaine et M. du Vallon baron.

-- C'est vrai, dit Aramis. Aussi, comme je fais minorite, je
retire ma proposition en ce qui est du voyage de Rome et de la
demission de Monseigneur.

-- Je demeure donc ministre? dit Mazarin.

-- Vous demeurez ministre, c'est entendu, Monseigneur, dit
d'Artagnan; la France a besoin de vous.

-- Et moi je me desiste de mes pretentions, reprit Aramis, Son
Eminence restera premier ministre, et meme favori de Sa Majeste,
si elle veut m'accorder, a moi et a mes amis, ce que nous
demandons pour la France et pour nous.

-- Occupez-vous de vous, messieurs, et laissez la France
s'arranger avec moi comme elle l'entendra, dit Mazarin.

-- Non pas! non pas! reprit Aramis, il faut un traite aux
frondeurs, et Votre Eminence voudra bien le rediger et le signer
devant nous, en s'engageant par le meme traite a obtenir la
ratification de la reine.

-- Je ne puis repondre que de moi, dit Mazarin, je ne puis
repondre de la reine. Et si Sa Majeste refuse?

-- Oh! dit d'Artagnan, Monseigneur sait bien que Sa Majeste n'a
rien a lui refuser.

-- Tenez, Monseigneur, dit Aramis, voici le traite propose par la
deputation des frondeurs; plaise a Votre Eminence de le lire et de
l'examiner.

-- Je le connais, dit Mazarin.

-- Alors, signez-le donc.

-- Reflechissez, messieurs, qu'une signature donnee dans les
circonstances ou nous sommes pourrait etre consideree comme
arrachee par la violence.

-- Monseigneur sera la pour dire qu'elle a ete donnee
volontairement.

-- Mais enfin, si je refuse?

-- Alors, Monseigneur, dit d'Artagnan, Votre Eminence ne pourra
s'en prendre qu'a elle des consequences de son refus.

-- Vous oseriez porter la main sur un cardinal?

-- Vous l'avez bien portee, Monseigneur, sur des mousquetaires de
Sa Majeste!

-- La reine me vengera, messieurs!

-- Je n'en crois rien, quoique je ne pense pas que la bonne envie
lui en manque; mais nous irons a Paris avec Votre Eminence, et les
Parisiens sont gens a nous defendre...

-- Comme on doit etre inquiet en ce moment a Rueil et a Saint-
Germain! dit Aramis; comme on doit se demander ou est le cardinal,
ce qu'est devenu le ministre, ou est passe le favori! comme on
doit chercher Monseigneur dans tous les coins et recoins! comme on
doit faire des commentaires, et si la Fronde sait la disparition
de Monseigneur, comme la Fronde doit triompher!

-- C'est affreux, murmura Mazarin.

-- Signez donc le traite, Monseigneur, dit Aramis.

-- Mais si je le signe et que la reine refuse de le ratifier?

-- Je me charge d'aller voir Sa Majeste, dit d'Artagnan, et
d'obtenir sa signature.

-- Prenez garde, dit Mazarin, de ne pas recevoir a Saint-Germain
l'accueil que vous croyez avoir le droit d'attendre.

-- Ah bah! dit d'Artagnan, je m'arrangerai de maniere a etre le
bienvenu; je sais un moyen.

-- Lequel?

-- Je porterai a Sa Majeste la lettre par laquelle Monseigneur lui
annonce le complet epuisement des finances.

-- Ensuite? dit Mazarin palissant.

-- Ensuite, quand je verrai Sa Majeste au comble de l'embarras, je
la menerai a Rueil, je la ferai entrer dans l'orangerie, et je lui
indiquerai certain ressort qui fait mouvoir une caisse.

-- Assez, monsieur, murmura le cardinal, assez! Ou est le traite?

-- Le voici, dit Aramis.

-- Vous voyez que nous sommes genereux, dit d'Artagnan, car nous
pouvions faire bien des choses avec un pareil secret.

-- Donc, signez, dit Aramis en lui presentant la plume.

Mazarin se leva, se promena quelques instants, plutot reveur
qu'abattu. Puis s'arretant tout a coup:

-- Et quand j'aurai signe, messieurs, quelle sera ma garantie?

-- Ma parole d'honneur, monsieur, dit Athos.

Mazarin tressaillit, se retourna vers le comte de La Fere, examina
un instant ce visage noble et loyal, et prenant la plume:

-- Cela me suffit, monsieur le comte, dit-il.

Et il signa.

-- Et maintenant, monsieur d'Artagnan, ajouta-t-il, preparez-vous
a partir pour Saint-Germain et a porter une lettre de moi a la
reine.


XCV. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et
mieux qu'avec l'epee et du devouement

D'Artagnan connaissait sa mythologie: il savait que l'occasion n'a
qu'une touffe de cheveux par laquelle on puisse la saisir, et il
n'etait pas homme a la laisser passer sans l'arreter par le
toupet. Il organisa un systeme de voyage prompt et sur en envoyant
d'avance des chevaux de relais a Chantilly, de facon qu'il pouvait
etre a Paris en cinq ou six heures. Mais avant de partir, il
reflechit que, pour un garcon d'esprit et d'experience, c'etait
une singuliere position que de marcher a l'incertain en laissant
le certain derriere soi.

-- En effet, se dit-il au moment de monter a cheval pour remplir
sa dangereuse mission, Athos est un heros de roman pour la
generosite; Porthos, une nature excellente, mais facile a
influencer; Aramis, un visage hieroglyphique, c'est-a-dire
toujours illisible. Que produiront ces trois elements quand je ne
serai plus la pour les relier entre eux?... la delivrance du
cardinal peut-etre. Or, la delivrance du cardinal, c'est la ruine
de nos esperances, et nos esperances sont jusqu'a present l'unique
recompense de vingt ans de travaux pres desquels ceux d'Hercule
sont des oeuvres de pygmee.

Il alla trouver Aramis.

-- Vous etes, vous, mon cher chevalier d'Herblay, lui dit-il, la
Fronde incarnee. Mefiez-vous donc d'Athos, qui ne veut faire les
affaires de personne, pas meme les siennes. Mefiez-vous surtout de
Porthos, qui, pour plaire au comte, qu'il regarde comme la
Divinite sur la terre, l'aidera a faire evader Mazarin, si Mazarin
a seulement l'esprit de pleurer ou de faire de la chevalerie.

Aramis sourit de son sourire fin et resolu a la fois.

-- Ne craignez rien, dit-il, j'ai mes conditions a poser. Je ne
travaille pas pour moi, mais pour les autres. Il faut que ma
petite ambition aboutisse au profit de qui de droit.

-- Bon, pensa d'Artagnan, de ce cote je suis tranquille.

Il serra la main d'Aramis et alla trouver Porthos.

-- Ami, lui dit-il, vous avez tant travaille avec moi a edifier
notre fortune, jusqu'au moment ou nous sommes sur le point de
recueillir le fruit de nos travaux, ce serait une duperie ridicule
a vous que de vous laisser dominer par Aramis, dont vous
connaissez la finesse, finesse qui, nous pouvons le dire entre
nous, n'est pas toujours exempte d'egoisme; ou par Athos, homme
noble et desinteresse, mais aussi homme blase, qui, ne desirant
plus rien pour lui-meme, ne comprend pas que les autres aient des
desirs. Que diriez-vous si l'un ou l'autre de nos deux amis vous
proposait de laisser aller Mazarin?

-- Mais je dirais que nous avons eu trop de mal a le prendre pour
le lacher ainsi.

-- Bravo! Porthos, et vous auriez raison, mon ami; car avec lui
vous lacheriez votre baronnie, que vous tenez entre vos mains;
sans compter qu'une fois hors d'ici Mazarin vous ferait pendre.

-- Bon! vous croyez?

-- J'en suis sur.

-- Alors je tuerais plutot tout que de le laisser echapper.

-- Et vous auriez raison. Il ne s'agit pas, vous comprenez, quand
nous avons cru faire nos affaires, d'avoir fait celles des
frondeurs, qui d'ailleurs n'entendent pas les questions politiques
comme nous, qui sommes de vieux soldats.

-- N'ayez pas peur, cher ami, dit Porthos, je vous regarde par la
fenetre monter a cheval, je vous suis des yeux jusqu'a ce que vous
ayez disparu, puis je reviens m'installer a la porte du cardinal,
a une porte vitree qui donne dans la chambre. De la je verrai
tout, et au moindre geste suspect j'extermine.

-- Bravo! pensa d'Artagnan, de ce cote, je crois, le cardinal sera
bien garde.

Et il serra la main du seigneur de Pierrefonds et alla trouver
Athos.

-- Mon cher Athos, dit-il, je pars. Je n'ai qu'une chose a vous
dire: vous connaissez Anne d'Autriche, la captivite de
M. de Mazarin garantit seule ma vie; si vous le lachez, je suis
mort.

-- Il ne me fallait rien moins qu'une telle consideration, mon
cher d'Artagnan, pour me decider a faire le metier de geolier. Je
vous donne ma parole que vous retrouverez le cardinal ou vous le
laissez.

-- Voila qui me rassure plus que toutes les signatures royales,
pensa d'Artagnan. Maintenant que j'ai la parole d'Athos, je puis
partir.

D'Artagnan partit effectivement seul, sans autre escorte que son
epee et avec un simple laissez-passer de Mazarin pour parvenir
pres de la reine.

Six heures apres son depart de Pierrefonds, il etait a Saint-
Germain.

La disparition de Mazarin etait encore ignoree; Anne d'Autriche
seule la savait et cachait son inquietude a ses plus intimes. On
avait retrouve dans la chambre de d'Artagnan et de Porthos les
deux soldats garrottes et baillonnes. On leur avait immediatement
rendu l'usage des membres et de la parole; mais ils n'avaient rien
autre chose a dire que ce qu'ils savaient, c'est-a-dire comme ils
avaient ete harponnes, lies et depouilles. Mais de ce qu'avaient
fait Porthos et d'Artagnan une fois sortis, par ou les soldats
etaient entres, c'est ce dont ils etaient aussi ignorants que tous
les habitants du chateau.

Bernouin seul en savait un peu plus que les autres.

Bernouin, ne voyant pas revenir son maitre et entendant sonner
minuit, avait pris sur lui de penetrer dans l'orangerie. La
premiere porte, barricadee avec les meubles, lui avait deja donne
quelques soupcons; mais cependant il n'avait voulu faire part de
ses soupcons a personne, et avait patiemment fraye son passage au
milieu de tout ce demenagement. Puis il etait arrive au corridor,
dont il avait trouve toutes les portes ouvertes. Il en etait de
meme de la porte de la chambre d'Athos et de celle du parc. Arrive
la, il lui fut facile de suivre les pas sur la neige. Il vit que
ces pas aboutissaient au mur; de l'autre cote, il retrouva la meme
trace, puis des pietinements de chevaux, puis les vestiges d'une
troupe de cavalerie tout entiere qui s'etait eloignee dans la
direction d'Enghien. Des lors il n'avait plus conserve aucun doute
que le cardinal eut ete enleve par les trois prisonniers, puisque
les prisonniers etaient disparus avec lui, et il avait couru a
Saint-Germain pour prevenir la reine de cette disparition.

Anne d'Autriche lui avait recommande le silence, et Bernouin
l'avait scrupuleusement garde; seulement elle avait fait prevenir
M. le Prince, auquel elle avait tout dit, et M. le Prince avait
aussitot mis en campagne cinq ou six cents cavaliers, avec ordre
de fouiller tous les environs et de ramener a Saint-Germain toute
troupe suspecte qui s'eloignerait de Rueil, dans quelque direction
que ce fut.

Or, comme d'Artagnan ne formait pas une troupe, puisqu'il etait
seul, puisqu'il ne s'eloignait pas de Rueil, puisqu'il allait a
Saint-Germain, personne ne fit attention a lui, et son voyage ne
fut aucunement entrave.

En entrant dans la cour du vieux chateau, la premiere personne que
vit notre ambassadeur fut maitre Bernouin en personne, qui, debout
sur le seuil, attendait des nouvelles de son maitre disparu.

A la vue de d'Artagnan, qui entrait a cheval dans la cour
d'honneur, Bernouin se frotta les yeux et crut se tromper. Mais
d'Artagnan lui fit de la tete un petit signe amical, mit pied a
terre, et, jetant la bride de son cheval au bras d'un laquais qui
passait, il s'avanca vers le valet de chambre, qu'il aborda le
sourire sur les levres.

-- Monsieur d'Artagnan! s'ecria celui-ci, pareil a un homme qui a
le cauchemar et qui parle en dormant; monsieur d'Artagnan!

-- Lui-meme, monsieur Bernouin.

-- Et que venez-vous faire ici?

-- Apporter des nouvelles de M. de Mazarin, et des plus fraiches
meme.

-- Et qu'est-il donc devenu?

-- Il se porte comme vous et moi.

-- Il ne lui est donc rien arrive de facheux?

-- Rien absolument. Il a seulement eprouve le besoin de faire une
course dans l'Ile-de-France, et nous a pries, M. le comte de La
Fere, M. du Vallon et moi, de l'accompagner. Nous etions trop ses
serviteurs pour lui refuser une pareille demande. Nous sommes
partis hier soir, et nous voila.

-- Vous voila.

-- Son Eminence avait quelque chose a faire dire a Sa Majeste,
quelque chose de secret et d'intime, une mission qui ne pouvait
etre confiee qu'a un homme sur, de sorte qu'elle m'a envoye a
Saint-Germain. Ainsi donc, mon cher monsieur Bernouin, si vous
voulez faire quelque chose qui soit agreable a votre maitre,
prevenez Sa Majeste que j'arrive et dites-lui dans quel but.

Qu'il parlat serieusement ou que son discours ne fut qu'une
plaisanterie, comme il etait evident que d'Artagnan etait, dans
les circonstances presentes, le seul homme qui put tirer Anne
d'Autriche d'inquietude, Bernouin ne fit aucune difficulte d'aller
la prevenir de cette singuliere ambassade, et comme il l'avait
prevu, la reine lui donna l'ordre d'introduire a l'instant meme
M. d'Artagnan.

D'Artagnan s'approcha de sa souveraine avec toutes les marques du
plus profond respect.

Arrive a trois pas d'elle, il mit un genou en terre et lui
presenta la lettre.

C'etait, comme nous l'avons dit, une simple lettre, moitie
d'introduction, moitie de creance. La reine la lut, reconnut
parfaitement l'ecriture du cardinal, quoiqu'elle fut un peu
tremblee; et comme cette lettre ne lui disait rien de ce qui
s'etait passe, elle demanda des details.

D'Artagnan lui raconta tout avec cet air naif et simple qu'il
savait si bien prendre dans certaines circonstances.

La reine, a mesure qu'il parlait, le regardait avec un etonnement
progressif; elle ne comprenait pas qu'un homme osat concevoir une
telle entreprise, et encore moins qu'il eut l'audace de la
raconter a celle dont l'interet et presque le devoir etait de la
punir.

-- Comment, monsieur! s'ecria, quand d'Artagnan eut termine son
recit, la reine rouge d'indignation, vous osez m'avouer votre
crime! me raconter votre trahison!

-- Pardon, Madame, mais il me semble, ou que je me suis mal
explique, ou que Votre Majeste m'a mal compris; il n'y a la-dedans
ni crime ni trahison. M. de Mazarin nous tenait en prison, M. du
Vallon et moi, parce que nous n'avons pu croire qu'il nous ait
envoyes en Angleterre pour voir tranquillement couper le cou au
roi Charles Ier, le beau-frere du feu roi votre mari, l'epoux de
Madame Henriette, votre soeur et votre hote, et que nous avons
fait tout ce que nous avons pu pour sauver la vie du martyr royal.
Nous etions donc convaincus, mon ami et moi, qu'il y avait la-
dessous quelque erreur dont nous etions victimes, et qu'une
explication entre nous et Son Eminence etait necessaire. Or, pour
qu'une explication porte ses fruits, il faut qu'elle se fasse
tranquillement, loin du bruit des importuns. Nous avons en
consequence emmene M. le cardinal dans le chateau de mon ami, et
la nous nous sommes expliques. Eh bien! Madame, ce que nous avions
prevu est arrive, il y avait erreur. M. de Mazarin avait pense que
nous avions servi le general Cromwell, au lieu d'avoir servi le
roi Charles, ce qui eut ete une honte qui eut rejailli de nous a
lui, de lui a Votre Majeste, une lachete qui eut tache a sa tige
la royaute de votre illustre fils. Or, nous lui avons donne la
preuve du contraire et cette preuve, nous sommes prets a la donner
a Votre Majeste elle-meme, en en appelant a l'auguste veuve qui
pleure dans ce Louvre ou l'a logee votre royale munificence. Cette
preuve l'a si bien satisfait, qu'en signe de satisfaction il m'a
envoye, comme Votre Majeste peut le voir, pour causer avec elle
des reparations naturellement dues a des gentilshommes mal
apprecies et persecutes a tort.

Je vous ecoute et vous admire, monsieur, dit Anne d'Autriche. En
verite, j'ai rarement vu un pareil exces d'impudence.

-- Allons, dit d'Artagnan, voici Votre Majeste qui, a son tour, se
trompe sur nos intentions comme avait fait M. de Mazarin.

-- Vous etes dans l'erreur, monsieur, dit la reine, et je me
trompe si peu, que dans dix minutes vous serez arrete et que dans
une heure je partirai pour aller delivrer mon ministre a la tete
de mon armee.

-- Je suis sur que Votre Majeste ne commettra point une pareille
imprudence, dit d'Artagnan, d'abord parce qu'elle serait inutile
et qu'elle amenerait les plus graves resultats. Avant d'etre
delivre, M. le cardinal serait mort, et Son Eminence est si bien
convaincue de la verite de ce que je dis qu'elle m'a au contraire
prie, dans le cas ou je verrais Votre Majeste dans ces
dispositions, de faire tout ce que je pourrais pour obtenir
qu'elle change de projet.

-- Eh bien! je me contenterai donc de vous faire arreter.

-- Pas davantage, Madame, car le cas de mon arrestation est aussi
bien prevu que celui de la delivrance du cardinal. Si demain, a
une heure fixe, je ne suis pas revenu, apres-demain matin M. le
cardinal sera conduit a Paris.

-- On voit bien, monsieur, que vous vivez, par votre position,
loin des hommes et des choses; car autrement vous sauriez que
M. le cardinal a ete cinq ou six fois a Paris, et cela depuis que
nous en sommes sortis, et qu'il y a vu M. de Beaufort,
M. de Bouillon, M. le coadjuteur, M. d'Elbeuf, et que pas un n'a
eu l'idee de le faire arreter.

-- Pardon, Madame, je sais tout cela; aussi n'est-ce ni a
M. de Beaufort, ni a M. de Bouillon, ni a M. le coadjuteur, ni a
M. d'Elbeuf, que mes amis conduiront M. le cardinal, attendu que
ces messieurs font la guerre pour leur propre compte, et qu'en
leur accordant ce qu'ils desirent M. le cardinal en aurait bon
marche; mais bien au parlement, qu'on peut acheter en detail sans
doute, mais que M. de Mazarin lui-meme n'est pas assez riche pour
acheter en masse.

-- Je crois, dit Anne d'Autriche en fixant son regard, qui,
dedaigneux chez une femme, devenait terrible chez une reine, je
crois que vous menacez la mere de votre roi.

-- Madame, dit d'Artagnan, je menace parce qu'on m'y force. Je me
grandis parce qu'il faut que je me place a la hauteur des
evenements et des personnes. Mais croyez bien une chose, Madame,
aussi vrai qu'il y a un coeur qui bat pour vous dans cette
poitrine, croyez bien que vous avez ete l'idole constante de notre
vie, que nous avons, vous le savez bien, mon Dieu, risquee vingt
fois pour Votre Majeste. Voyons, Madame, est-ce que Votre Majeste
n'aura pas pitie de ses serviteurs, qui ont depuis vingt ans
vegete dans l'ombre, sans laisser echapper dans un seul soupir les
secrets saints et solennels qu'ils avaient eu le bonheur de
partager avec vous? Regardez-moi, moi qui vous parle, Madame, moi
que vous accusez d'elever la voix et de prendre un ton menacant.
Que suis-je? un pauvre officier sans fortune, sans abri, sans
avenir, si le regard de ma reine, que j'ai si longtemps cherche,
ne se fixe pas un moment sur moi. Regardez M. le comte de La Fere,
un type de noblesse, une fleur de la chevalerie; il a pris parti
contre sa reine, ou plutot, non pas, il a pris parti contre son
ministre, et celui-la n'a pas d'exigences, que je crois. Voyez
enfin M. du Vallon, cette ame fidele, ce bras d'acier, il attend
depuis vingt ans de votre bouche un mot qui le fasse par le blason
ce qu'il est par le sentiment et par la valeur. Voyez enfin votre
peuple, qui est bien quelque chose pour une reine, votre peuple
qui vous aime et qui cependant souffre, que vous aimez et qui
cependant a faim, qui ne demande pas mieux que de vous benir et
qui cependant vous... Non, j'ai tort; jamais votre peuple ne vous
maudira, Madame. Eh bien! dites un mot, et tout est fini, et la
paix succede a la guerre, la joie aux larmes, le bonheur aux
calamites.

Anne d'Autriche regarda avec un certain etonnement le visage
martial de d'Artagnan, sur lequel on pouvait lire une expression
singuliere d'attendrissement.

-- Que n'avez-vous dit tout cela avant d'agir! dit-elle.

-- Parce que, Madame, il s'agissait de prouver a Votre Majeste une
chose dont elle doutait, ce me semble: c'est que nous avons encore
quelque valeur, et qu'il est juste qu'on fasse quelque cas de
nous.

-- Et cette valeur ne reculerait devant rien, a ce que je vois?
dit Anne d'Autriche.

-- Elle n'a recule devant rien dans le passe, dit d'Artagnan;
pourquoi donc ferait-elle moins dans l'avenir?

-- Et cette valeur, en cas de refus, et par consequent en cas de
lutte, irait jusqu'a m'enlever moi-meme au milieu de ma cour pour
me livrer a la Fronde, comme vous voulez livrer mon ministre?

Nous n'y avons jamais songe, Madame, dit d'Artagnan avec cette
forfanterie gasconne qui n'etait chez lui que de la naivete; mais
si nous l'avions resolu entre nous quatre, nous le ferions bien
certainement.

-- Je devais le savoir, murmura Anne d'Autriche, ce sont des
hommes de fer.

-- Helas! Madame, dit d'Artagnan, cela me prouve que c'est
seulement d'aujourd'hui que Votre Majeste a une juste idee de
nous.

-- Bien, dit Anne, mais cette idee, si je l'ai enfin...

-- Votre Majeste nous rendra justice. Nous rendant justice, elle
ne nous traitera plus comme des hommes vulgaires. Elle verra en
moi un ambassadeur digne des hauts interets qu'il est charge de
discuter avec vous.

-- Ou est le traite?

-- Le voici.


XCVI. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et
mieux qu'avec l'epee et du devouement (Suite)

Anne d'Autriche jeta les yeux, sur le traite que lui presentait
d'Artagnan.

-- Je n'y vois, dit-elle, que des conditions generales. Les
interets de M. de Conti, de M. de Beaufort, de M. de Bouillon, de
M. d'Elbeuf et de M. le coadjuteur y sont etablis. Mais les
votres?

-- Nous nous rendons justice, Madame, tout en nous placant a notre
hauteur. Nous avons pense que nos noms n'etaient pas dignes de
figurer pres de ces grands noms.

-- Mais vous, vous n'avez pas renonce, je presume, a m'exposer vos
pretentions de vive voix?

-- Je crois que vous etes une grande et puissante reine, Madame,
et qu'il serait indigne de votre grandeur et de votre puissance de
ne pas recompenser dignement les bras qui rameneront Son Eminence
a Saint-Germain.

-- C'est mon intention, dit la reine; voyons, parlez.

-- Celui qui a traite l'affaire (pardon si je commence par moi,
mais il faut bien que je m'accorde l'importance, non pas que j'ai
prise, mais qu'on m'a donnee), celui qui a traite l'affaire du
rachat de M. le cardinal doit etre, ce me semble, pour que la
recompense ne soit pas au-dessous de Votre Majeste, celui-la doit
etre fait chef des gardes, quelque chose comme capitaine des
mousquetaires.

-- C'est la place de M. de Treville que vous me demandez la!

-- La place est vacante, Madame, et depuis un an que
M. de Treville l'a quittee, il n'a point ete remplace.

-- Mais c'est une des premieres charges militaires de la maison du
roi!

-- M. de Treville etait un simple cadet de Gascogne comme moi,
Madame, et il a occupe cette charge vingt ans.

-- Vous avez reponse a tout, monsieur, dit Anne d'Autriche.

Et elle prit sur un bureau un brevet qu'elle remplit et signa.

Certes, Madame, dit d'Artagnan en prenant le brevet et en
s'inclinant, voila une belle et noble recompense; mais les choses
de ce monde sont pleines d'instabilite, et un homme qui tomberait
dans la disgrace de Votre Majeste perdrait cette charge demain.

-- Que voulez-vous donc alors? dit la reine, rougissant d'etre
penetree par cet esprit aussi subtil que le sien.

Cent mille livres pour ce pauvre capitaine des mousquetaires,
payables le jour ou ses services n'agreeront plus a Votre Majeste.

Anne hesita.

-- Et dire que les Parisiens, reprit d'Artagnan, offraient l'autre
jour, par arret du parlement, six cent mille livres a qui leur
livrerait le cardinal mort ou vivant; vivant pour le pendre, mort
pour le trainer a la voirie!

-- Allons, dit Anne d'Autriche, c'est raisonnable, puisque vous ne
demandez a une reine que le sixieme de ce que proposait le
parlement.

Et elle signa une promesse de cent mille livres.

-- Apres? dit-elle.

-- Madame, mon ami du Vallon est riche, et n'a par consequent rien
a desirer comme fortune; mais je crois me rappeler qu'il a ete
question entre lui et M. de Mazarin d'eriger sa terre en baronnie.
C'est meme, autant que je puis me le rappeler, une chose promise.

-- Un croquant! dit Anne d'Autriche. On en rira.

-- Soit, dit d'Artagnan. Mais je suis sur d'une chose, c'est que
ceux qui en riront devant lui ne riront pas deux fois.

-- Va pour la baronnie, dit Anne d'Autriche, et elle signa.

-- Maintenant, reste le chevalier ou l'abbe d'Herblay, comme Votre
Majeste voudra.

-- Il veut etre eveque?

-- Non pas, Madame, il desire une chose plus facile.

-- Laquelle?

-- C'est que le roi daigne etre le parrain du fils de madame de
Longueville.

La reine sourit.

-- M. de Longueville est de race royale, Madame, dit d'Artagnan.

-- Oui, dit la reine; mais son fils?

-- Son fils, Madame... doit en etre, puisque le mari de sa mere en
est.

-- Et votre ami n'a rien a demander de plus pour madame de
Longueville?

-- Non, Madame; car il presume que Sa Majeste le roi, daignant
etre le parrain de son enfant, ne peut pas faire a la mere, pour
les relevailles, un cadeau de moins de cinq cent mille livres, en
conservant, bien entendu, au pere le gouvernement de la Normandie.

-- Quant au gouvernement de la Normandie, je crois pouvoir
m'engager, dit la reine; mais quant aux cinq cent mille livres,
M. le cardinal ne cesse de me repeter qu'il n'y a plus d'argent
dans les coffres de Etat.

-- Nous en chercherons ensemble, Madame, si Votre Majeste le
permet, et nous en trouverons.

-- Apres?

-- Apres, Madame?...

-- Oui.

-- C'est tout.

-- N'avez-vous donc pas un quatrieme compagnon?

-- Si fait, Madame; M. le comte de La Fere.

-- Que demande-t-il?

-- Il ne demande rien.

-- Rien?

-- Non.

-- Il y a au monde un homme qui, pouvant demander, ne demande pas?

-- Il y a M. le comte de La Fere, Madame; M. le comte de La Fere
n'est pas un homme.

-- Qu'est-ce donc?

-- M. le comte de La Fere est un demi-dieu.

-- N'a-t-il pas un fils, un jeune homme, un parent, un neveu, dont
Comminges m'a parle comme d'un brave enfant, et qui a rapporte
avec M. de Chatillon les drapeaux de Lens?

-- Il a, comme Votre Majeste le dit, un pupille qui s'appelle le
vicomte de Bragelonne.

-- Si on donnait a ce jeune homme un regiment, que dirait son
tuteur?

-- Peut-etre accepterait-il.

-- Peut-etre!

-- Oui, si Votre Majeste elle-meme le priait d'accepter.

-- Vous l'avez dit, monsieur, voila un singulier homme. Eh bien,
nous y reflechirons, et nous le prierons peut-etre. Etes-vous
content, monsieur?

-- Oui, Votre Majeste. Mais il y a une chose que la reine n'a pas
signee.

-- Laquelle?

-- Et cette chose est la plus, importante.

-- L'acquiescement au traite?

-- Oui.

-- A quoi bon? je signe le traite demain.

-- Il y a une chose que je crois pouvoir affirmer a Votre Majeste,
dit d'Artagnan: c'est que si Votre Majeste ne signe pas cet
acquiescement aujourd'hui, elle ne trouvera pas le temps de signer
plus tard. Veuillez donc, je vous en supplie, ecrire au bas de ce
programme, tout entier de la main de M. de Mazarin, comme vous le
voyez:

"Je consens a ratifier le traite propose par les Parisiens."

Anne etait prise, elle ne pouvait reculer, elle signa. Mais a
peine eut-elle signe que l'orgueil eclata en elle comme une
tempete, et qu'elle se prit a pleurer. D'Artagnan tressaillit en
voyant ces larmes. Des ce temps les reines pleuraient comme de
simples femmes.

Le Gascon secoua la tete. Ces larmes royales semblaient lui bruler
le coeur.

-- Madame, dit-il en s'agenouillant, regardez le malheureux
gentilhomme qui est a vos pieds, il vous prie de croire que sur un
geste de Votre Majeste tout lui serait possible. Il a foi en lui-
meme, il a foi en ses amis, il veut aussi avoir foi en sa reine;
et la preuve qu'il ne craint rien, qu'il ne specule sur rien,
c'est qu'il ramenera M. de Mazarin a Votre Majeste sans
conditions. Tenez, Madame, voici les signatures sacrees de Votre
Majeste; si vous croyez devoir me les rendre, vous le ferez. Mais,
a partir de ce moment, elles ne vous engagent plus a rien.

Et d'Artagnan, toujours a genoux, avec un regard flamboyant
d'orgueil et de male intrepidite, remit en masse a Anne d'Autriche
ces papiers qu'il avait arraches un a un et avec tant de peine.

Il y a des moments, car si tout n'est pas bon, tout n'est pas
mauvais dans ce monde, il y a des moments ou, dans les coeurs les
plus secs et les plus froids, germe, arrose par les larmes d'une
emotion extreme, un sentiment genereux, que le calcul et l'orgueil
etouffent si un autre sentiment ne s'en empare pas a sa naissance.
Anne etait dans un de ces moments-la. D'Artagnan, en cedant a sa
propre emotion, en harmonie avec celle de la reine, avait accompli
l'oeuvre d'une profonde diplomatie; il fut donc immediatement
recompense de son adresse ou de son desinteressement, selon qu'on
voudra faire honneur a son esprit ou a son coeur de la raison qui
le fit agir.

-- Vous aviez raison, monsieur, dit Anne, je vous avais meconnu.
Voici les actes signes que je vous rends librement; allez et
ramenez-moi au plus vite le cardinal.

-- Madame, dit d'Artagnan, il y a vingt ans, j'ai bonne memoire,
que j'ai eu l'honneur, derriere une tapisserie de l'Hotel de
Ville, de baiser une de ces belles mains.

-- Voici l'autre, dit la reine, et pour que la gauche ne soit pas
moins liberale que la droite (elle tira de son doigt un diamant a
peu pres pareil au premier), prenez et gardez cette bague en
memoire de moi.

-- Madame, dit d'Artagnan en se relevant, je n'ai plus qu'un
desir, c'est que la premiere chose que vous me demandiez, ce soit
ma vie.

Et, avec cette allure qui n'appartenait qu'a lui, il se releva et
sortit.

-- J'ai meconnu ces hommes, dit Anne d'Autriche en regardant
s'eloigner d'Artagnan, et maintenant il est trop tard pour que je
les utilise: dans un an le roi sera majeur!

Quinze heures apres, d'Artagnan et Porthos ramenaient Mazarin a la
reine, et recevaient, l'un son brevet de lieutenant-capitaine des
mousquetaires, l'autre son diplome de baron.

-- Eh bien! etes-vous contents? demanda Anne d'Autriche.

D'Artagnan s'inclina. Porthos tourna et retourna son diplome entre
ses doigts en regardant Mazarin.

-- Qu'y a-t-il donc encore? demanda le ministre.

-- Il y a, Monseigneur, qu'il avait ete question d'une promesse de
chevalier de l'ordre a la premiere promotion.

-- Mais, dit Mazarin, vous savez, monsieur le baron, qu'on ne peut
etre chevalier de l'ordre sans faire ses preuves.

-- Oh! dit Porthos, ce n'est pas pour moi, Monseigneur, que j'ai
demande le cordon bleu.

-- Et pour qui donc? demanda Mazarin.

-- Pour mon ami, M. le comte de La Fere.

-- Oh! celui-la, dit la reine, c'est autre chose: les preuves sont
faites.

-- Il l'aura?

-- Il l'a.

Le meme jour le traite de Paris etait signe, et l'on proclamait
partout que le cardinal s'etait enferme pendant trois jours pour
l'elaborer avec plus de soin.

Voici ce que chacun gagnait a ce traite:

M. de Conti avait Damvilliers, et, ayant fait ses preuves comme
general, il obtenait de rester homme d'epee et de ne pas devenir
cardinal. De plus, on avait lache quelques mots d'un mariage avec
une niece de Mazarin; ces quelques mots avaient ete accueillis
avec faveur par le prince, a qui il importait peu avec qui on le
marierait, pourvu qu'on le mariat.

M. le duc de Beaufort faisait son entree a la cour avec toutes les
reparations dues aux offenses qui lui avaient ete faites et tous
les honneurs qu'avait droit de reclamer son rang. On lui accordait
la grace pleine et entiere de ceux qui l'avaient aide dans sa
fuite, la survivance de l'amiraute que tenait le duc de Vendome
son pere, et une indemnite pour ses maisons et chateaux que le
parlement de Bretagne avait fait demolir.

Le duc de Bouillon recevait des domaines d'une egale valeur a sa
principaute de Sedan, une indemnite pour les huit ans de non-
jouissance de cette principaute, et le titre de prince accorde a
lui et a ceux de sa maison.

M. le duc de Longueville, le gouvernement du Pont-de-l'Arche, cinq
cent mille livres pour sa femme et l'honneur de voir son fils tenu
sur les fonts de bapteme par le jeune roi et la jeune Henriette
d'Angleterre.

Aramis stipula que ce serait Bazin qui officierait a cette
solennite et que ce serait Planchet qui fournirait les dragees.

Le duc d'Elbeuf obtint le paiement de certaines sommes dues a sa
femme, cent mille livres pour l'aine de ses fils et vingt-cinq
mille pour chacun des trois autres.

Il n'y eut que le coadjuteur qui n'obtint rien; on lui promit bien
de negocier l'affaire de son chapeau avec le pape; mais il savait
quel fonds il fallait faire sur de pareilles promesses venant de
la reine et de Mazarin. Tout au contraire de M. de Conti, ne
pouvant devenir cardinal, il etait force de demeurer homme d'epee.

Aussi, quand tout Paris se rejouissait de la rentree du roi, fixee
au surlendemain, Gondy seul, au milieu de l'allegresse generale,
etait-il de si mauvaise humeur, qu'il envoya chercher a l'instant
deux hommes qu'il avait l'habitude de faire appeler quand il etait
dans cette disposition d'esprit.

Ces deux hommes etaient, l'un le comte de Rochefort, l'autre le
mendiant de Saint-Eustache.

Ils vinrent avec leur ponctualite ordinaire, et le coadjuteur
passa une partie de la nuit avec eux.


XCVII. Ou il est prouve qu'il est quelquefois plus difficile aux
rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d'en sortir

Pendant que d'Artagnan et Porthos etaient alles conduire le
cardinal a Saint-Germain, Athos et Aramis, qui les avaient quittes
a Saint-Denis, etaient rentres a Paris.

Chacun d'eux avait sa visite a faire.

A peine debotte, Aramis courut a l'Hotel de Ville, ou etait madame
de Longueville. A la premiere nouvelle de la paix la belle
duchesse jeta les hauts cris. La guerre la faisait reine, la paix
amenait son abdication; elle declara qu'elle ne signerait jamais
au traite et qu'elle voulait une guerre eternelle.

Mais lorsque Aramis lui eut presente cette paix sous son veritable
jour, c'est-a-dire avec tous ses avantages, lorsqu'il lui eut
montre, en echange de sa royaute precaire et contestee de Paris,
la vice-royaute de Pont-de-l'Arche, c'est-a-dire de la Normandie
tout entiere, lorsqu'il eut fait sonner a ses oreilles les cinq
cent mille livres promises par le cardinal, lorsqu'il eut fait
briller a ses yeux l'honneur que lui ferait le roi en tenant son
enfant sur les fonts de bapteme, madame de Longueville ne contesta
plus que par l'habitude qu'ont les jolies femmes de contester, et
ne se defendit plus que pour se rendre.

Aramis fit semblant de croire a la realite de son opposition, et
ne voulut pas a ses propres yeux s'oter le merite de l'avoir
persuadee.

-- Madame, lui dit-il, vous avez voulu battre une bonne fois M. le
Prince votre frere, c'est-a-dire le plus grand capitaine de
l'epoque, et lorsque les femmes de genie le veulent, elles
reussissent toujours. Vous avez reussi, M. le prince est battu,
puisqu'il ne peut plus faire la guerre. Maintenant, attirez-le a
notre parti. Detachez-le tout doucement de la reine, qu'il n'aime
pas, et de M. de Mazarin, qu'il meprise. La Fronde est une comedie
dont nous n'avons encore joue que le premier acte. Attendons
M. de Mazarin au denouement, c'est-a-dire au jour ou M. le Prince,
grace a vous, sera tourne contre la cour.

Madame de Longueville fut persuadee. Elle etait si bien convaincue
du pouvoir de ses beaux yeux, la frondeuse duchesse, qu'elle ne
douta point de leur influence, meme sur M. de Conde, et la
chronique scandaleuse du temps dit qu'elle n'avait pas trop
presume.

Athos, en quittant Aramis a la place Royale, s'etait rendu chez
madame de Chevreuse. C'etait encore une frondeuse a persuader,
mais celle-la etait plus difficile a convaincre que sa jeune
rivale; il n'avait ete stipule aucune condition en sa faveur.
M. de Chevreuse n'etait nomme gouverneur d'aucune province, et si
la reine consentait a etre marraine, ce ne pouvait etre que de son
petit-fils ou de sa petite-fille.

Aussi, au premier mot de paix, madame de Chevreuse fronca-t-elle
le sourcil, et malgre toute la logique d'Athos pour lui montrer
qu'une plus longue guerre etait impossible, elle insista en faveur
des hostilites.

-- Belle amie, dit Athos, permettez-moi de vous dire que tout le
monde est las de la guerre; qu'excepte vous et M. le coadjuteur
peut-etre, tout le monde desire la paix. Vous vous ferez exiler
comme du temps du roi Louis XIII. Croyez-moi, nous avons passe
l'age des succes en intrigue, et vos beaux yeux ne sont pas
destines a s'eteindre en pleurant Paris, ou il y aura toujours
deux reines tant que vous y serez.

-- Oh! dit la duchesse, je ne puis faire la guerre toute seule,
mais je puis me venger de cette reine ingrate et de cet ambitieux
favori, et... foi de duchesse! je me vengerai.

-- Madame, dit Athos, je vous en supplie, ne faites pas un avenir
mauvais a M. de Bragelonne; le voila lance, M. le Prince lui veut
du bien, il est jeune, laissons un jeune roi s'etablir! Helas!
excusez ma faiblesse, madame, il vient un moment ou l'homme revit
et rajeunit dans ses enfants.

La duchesse sourit, moitie tendrement, moitie ironiquement.

-- Comte, dit-elle, vous etes, j'en ai bien peur, gagne au parti
de la cour. N'avez-vous pas quelque cordon bleu dans votre poche?

-- Oui, madame, dit Athos, j'ai celui de la Jarretiere, que le roi
Charles Ier, m'a donne quelques jours avant sa mort.

Le comte disait vrai; il ignorait la demande de Porthos et ne
savait pas qu'il en eut un autre que celui-la.

-- Allons! il faut devenir vieille femme, dit la duchesse reveuse.

Athos lui prit la main et la lui baisa. Elle soupira en le
regardant.

-- Comte, dit-elle, ce doit etre une charmante habitation que
Bragelonne. Vous etes homme de gout; vous devez avoir de l'eau,
des bois, des fleurs.

Elle soupira de nouveau, et elle appuya sa tete charmante sur sa
main coquettement recourbee et toujours admirable de forme et de
blancheur.

-- Madame, repliqua le comte, que disiez-vous donc tout a l'heure?
Jamais je ne vous ai vue si jeune, jamais je ne vous ai vue plus
belle.

La duchesse secoua la tete.

-- M. de Bragelonne reste-t-il a Paris? dit-elle.

-- Qu'en pensez-vous? demanda Athos.

-- Laissez-le-moi, reprit la duchesse.

-- Non pas, madame, si vous avez oublie l'histoire d'Oedipe, moi,
je m'en souviens.

-- En verite, vous etes charmant, comte, et j'aimerais a vivre un
mois a Bragelonne.

-- N'avez-vous pas peur de me faire bien des envieux, duchesse?
repondit galamment Athos.

-- Non, j'irai incognito, comte, sous le nom de Marie Michon.

-- Vous etes adorable, madame.

-- Mais Raoul, ne le laissez pas pres de vous.

-- Pourquoi cela?

-- Parce qu'il est amoureux.

-- Lui, un enfant!

-- Aussi est-ce une enfant qu'il aime!

Athos devant reveur.

-- Vous avez raison, duchesse, cet amour singulier pour une enfant
de sept ans peut le rendre bien malheureux un jour; on va se
battre en Flandre, il ira.

-- Puis a son tour vous me l'enverrez, je le cuirasserai contre
l'amour.

-- Helas! madame, dit Athos, aujourd'hui l'amour est comme la
guerre, et la cuirasse y est devenue inutile.

En ce moment Raoul entra; il venait annoncer au comte et a la
duchesse que le comte de Guiche, son ami, l'avait prevenu que
l'entree solennelle du roi, de la reine et du ministre devait
avoir lieu le lendemain.

Le lendemain, en effet, des la pointe du jour, la cour fit tous
ses preparatifs pour quitter Saint-Germain.

La reine, des la veille au soir, avait fait venir d'Artagnan.

-- Monsieur, lui avait-elle dit, on m'assure que Paris n'est pas
tranquille. J'aurais peur pour le roi; mettez-vous a la portiere
de droite.

-- Que Votre Majeste soit tranquille, dit d'Artagnan; je reponds
du roi.

Et saluant la reine, il sortit.

En sortant de chez la reine, Bernouin vint dire a d'Artagnan que
le cardinal l'attendait pour des choses importantes.

Il se rendit aussitot chez le cardinal.

-- Monsieur, lui dit-il, on parle d'emeute a Paris. Je me
trouverai a la gauche du roi, et, comme je serai principalement
menace, tenez-vous a la portiere de gauche.

-- Que Votre Eminence se rassure, dit d'Artagnan, on ne touchera
pas a un cheveu de sa tete.

-- Diable! fit-il une fois dans l'antichambre, comment me tirer de
la? je ne puis cependant pas etre a la fois a la portiere de
gauche et a celle de droite. Ah bah! je garderai le roi, et
Porthos gardera le cardinal.

Cet arrangement convint a tout le monde, ce qui est assez rare. La
reine avait confiance dans le courage de d'Artagnan qu'elle
connaissait, et le cardinal, dans la force de Porthos qu'il avait
eprouvee.

Le cortege se mit en route pour Paris dans un ordre arrete
d'avance; Guitaut et Comminges, en tete des gardes, marchaient les
premiers; puis venait la voiture royale, ayant a l'une de ses
portieres d'Artagnan, a l'autre Porthos; puis les mousquetaires,
les vieux amis de d'Artagnan depuis vingt-deux ans, leur
lieutenant depuis vingt, leur capitaine depuis la veille.

En arrivant a la barriere, la voiture fut saluee par de grands
cris de: "Vive le roi!" et de: "Vive la reine!" Quelques cris de:
"Vive Mazarin!" s'y melerent, mais n'eurent point d'echos.

On se rendait a Notre-Dame, ou devait etre chante un _Te Deum._

Tout le peuple de Paris etait dans les rues. On avait echelonne
les Suisses sur toute la longueur de la route; mais, comme la
route etait longue, ils n'etaient places qu'a six ou huit pas de
distance, et sur un seul homme de hauteur. Le rempart etait donc
tout a fait insuffisant, et de temps en temps la digue rompue par
un flot de peuple avait toutes les peines du monde a se reformer.

A chaque rupture, toute bienveillante d'ailleurs, puisqu'elle
tenait au desir qu'avaient les Parisiens de revoir leur roi et
leur reine, dont ils etaient prives depuis une annee, Anne
d'Autriche regardait d'Artagnan avec inquietude, et celui-ci la
rassurait avec un sourire.

Mazarin, qui avait depense un millier de louis pour faire crier
"Vive Mazarin!" et qui n'avait pas estime les cris qu'il avait
entendus a vingt pistoles, regardait aussi avec inquietude
Porthos; mais le gigantesque garde du corps repondait a ce regard
avec une si belle voix de basse: "Soyez tranquille, Monseigneur",
qu'en effet Mazarin se tranquillisa de plus en plus.

En arrivant au Palais-Royal, on trouva la foule plus grande
encore; elle avait afflue sur cette place par toutes les rues
adjacentes, et l'on voyait, comme une large riviere houleuse, tout
ce flot populaire venant au-devant de la voiture, et roulant
tumultueusement dans la rue Saint-Honore.

Lorsqu'on arriva sur la place, de grands cris de "Vivent Leurs
Majestes!" retentirent. Mazarin se pencha a la portiere. Deux ou
trois cris de: "Vive le cardinal!" saluerent son apparition; mais
presque aussitot des sifflets et des huees les etoufferent
impitoyablement. Mazarin palit et se jeta precipitamment en
arriere.

-- Canailles! murmura Porthos.

D'Artagnan ne dit rien, mais frisa sa moustache avec un geste
particulier qui indiquait que sa belle humeur gasconne commencait
a s'echauffer.

Anne d'Autriche se pencha a l'oreille du jeune roi et lui dit tout
bas:

-- Faites un geste gracieux, et adressez quelques mots a
M. d'Artagnan, mon fils.

Le jeune roi se pencha a la portiere.

-- Je ne vous ai pas encore souhaite le bonjour, monsieur
d'Artagnan, dit-il, et cependant je vous ai bien reconnu. C'est
vous qui etiez derriere les courtines de mon lit, cette nuit ou
les Parisiens ont voulu me voir dormir.

-- Et si le roi le permet, dit d'Artagnan, c'est moi qui serai
pres de lui toutes les fois qu'il y aura un danger a courir.

-- Monsieur, dit Mazarin a Porthos, que feriez-vous si toute la
foule se ruait sur nous?

-- J'en tuerais le plus que je pourrais, Monseigneur, dit Porthos.

-- Hum! fit Mazarin, tout brave et tout vigoureux que vous etes,
vous ne pourriez pas tout tuer.

-- C'est vrai, dit Porthos en se haussant sur ses etriers pour
mieux decouvrir les immensites de la foule, c'est vrai, il y en a
beaucoup.

-- Je crois que j'aimerais mieux l'autre, dit Mazarin.

Et il se rejeta dans le fond du carrosse.

La reine et son ministre avaient raison d'eprouver quelque
inquietude, du moins le dernier. La foule, tout en conservant les
apparences du respect et meme de l'affection pour le roi et la
regente, commencait a s'agiter tumultueusement. On entendait
courir de ces rumeurs sourdes qui, quand elles rasent les flots,
indiquent la tempete, et qui, lorsqu'elles rasent la multitude,
presagent l'emeute.

D'Artagnan se retourna vers les mousquetaires et fit, en clignant
de l'oeil, un signe imperceptible pour la foule, mais tres
comprehensible pour cette brave elite.

Les rangs des chevaux se resserrerent, et un leger fremissement
courut parmi les hommes.

A la barriere des Sergents on fut oblige de faire halte; Comminges
quitta la tete de l'escorte qu'il tenait, et vint au carrosse de
la reine. La reine interrogea d'Artagnan du regard; d'Artagnan lui
repondit dans le meme langage.

-- Allez en avant, dit la reine.

Comminges regagna son poste. On fit un effort, et la barriere
vivante fut rompue violemment.

Quelques murmures s'eleverent de la foule, qui, cette fois,
s'adressaient aussi bien au roi qu'au ministre.

-- En avant! cria d'Artagnan a pleine voix.

-- En avant! repeta Porthos.

Mais, comme si la multitude n'eut attendu que cette demonstration
pour eclater, tous les sentiments d'hostilite qu'elle renfermait
eclaterent a la fois. Les cris: "A bas le Mazarin! A mort le
cardinal!" retentirent de tous cotes.

En meme temps, par les rues de Grenelle-Saint-Honore et du Coq, un
double flot se rua qui rompit la faible haie des gardes suisses,
et s'en vint tourbillonner jusqu'aux jambes des chevaux de
d'Artagnan et de Porthos.

Cette nouvelle irruption etait plus dangereuse que les autres, car
elle se composait de gens armes, et mieux armes meme que ne le
sont les hommes du peuple en pareil cas. On voyait que ce dernier
mouvement n'etait par l'effet du hasard qui aurait reuni un
certain nombre de mecontents sur le meme point, mais la
combinaison d'un esprit hostile qui avait organise une attaque.

Ces deux masses etaient conduites chacune par un chef, l'un qui
semblait appartenir, non pas au peuple, mais meme a l'honorable
corporation des mendiants; l'autre que, malgre son affectation a
imiter les airs du peuple, il etait facile de reconnaitre pour un
gentilhomme.

Tous deux agissaient evidemment pousses par une meme impulsion.

Il y eut une vive secousse qui retentit jusque dans la voiture
royale; puis des milliers de cris, formant une vraie clameur, se
firent entendre, entrecoupes de deux ou trois coups de feu.

-- A moi les mousquetaires! s'ecria d'Artagnan.

L'escorte se separa en deux files; l'une passa a droite du
carrosse, l'autre a gauche; l'une vint au secours de d'Artagnan,
l'autre de Porthos.

Alors une melee s'engagea, d'autant plus terrible qu'elle n'avait
pas de but, d'autant plus funeste qu'on ne savait ni pourquoi ni
pour qui on se battait.


XCVIII. Ou il est prouve qu'il est quelquefois plus difficile aux
rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d'en sortir
(Suite)

Comme tous les mouvements de la populace, le choc de cette foule
fut terrible; les mousquetaires, peu nombreux, mal alignes, ne
pouvant, au milieu de cette multitude, faire circuler leurs
chevaux, commencerent par etre entames.

D'Artagnan avait voulu faire baisser les mantelets de la voiture,
mais le jeune roi avait etendu le bras en disant:

-- Non, monsieur d'Artagnan, je veux voir.

-- Si Votre Majeste veut voir, dit d'Artagnan, eh bien, qu'elle
regarde!

Et se retournant avec cette furie qui le rendait si terrible,
d'Artagnan bondit vers le chef des emeutiers, qui, un pistolet
d'une main, une large epee de l'autre, essayait de se frayer un
passage jusqu'a la portiere, en luttant avec deux mousquetaires.

-- Place, mordioux! cria d'Artagnan, place!

A cette voix, l'homme au pistolet et a la large epee leva la tete;
mais il etait deja trop tard: le coup de d'Artagnan etait porte;
la rapiere lui avait traverse la poitrine.

-- Ah! ventre-saint-gris! cria d'Artagnan, essayant trop tard de
retenir le coup, que diable veniez-vous faire ici, comte?

-- Accomplir ma destinee, dit Rochefort en tombant sur un genou.
Je me suis deja releve de trois de vos coups d'epee; mais je ne me
releverai pas du quatrieme.

-- Comte, dit d'Artagnan avec une certaine emotion, j'ai frappe
sans savoir que ce fut vous. Je serais fache, si vous mouriez, que
vous mourussiez avec des sentiments de haine contre moi.

Rochefort tendit la main a d'Artagnan. D'Artagnan la lui prit. Le
comte voulut parler, mais une gorgee de sang etouffa sa parole, il
se raidit dans une derniere convulsion et expira.

-- Arriere, canaille! cria d'Artagnan. Votre chef est mort, et
vous n'avez plus rien a faire ici.

En effet, comme si le comte de Rochefort eut ete l'ame de
l'attaque qui se portait de ce cote du carrosse du roi, toute la
foule qui l'avait suivi et qui lui obeissait prit la fuite en le
voyant tomber. D'Artagnan poussa une charge avec une vingtaine de
mousquetaires dans la rue du Coq et cette partie de l'emeute
disparut comme une fumee, en s'eparpillant sur la place de Saint-
Germain-l'Auxerrois et en se dirigeant vers les quais.

D'Artagnan revint pour porter secours a Porthos, si Porthos en
avait besoin; mais Porthos, de son cote, avait fait son oeuvre
avec la meme conscience que d'Artagnan. La gauche du carrosse
etait non moins bien deblayee que la droite, et l'on relevait le
mantelet de la portiere que Mazarin, moins belliqueux que le roi,
avait pris la precaution de faire baisser.

Porthos avait l'air fort melancolique.

-- Quelle diable de mine faites-vous donc la, Porthos? et quel
singulier air vous avez pour un victorieux!

-- Mais vous-meme, dit Porthos, vous me semblez tout emu!

-- Il y a de quoi, mordioux! je viens de tuer un ancien ami.

-- Vraiment! dit Porthos. Qui donc?

-- Ce pauvre comte de Rochefort!...

-- Eh bien! c'est comme moi, je viens de tuer un homme dont la
figure ne m'est pas inconnue; malheureusement je l'ai frappe a la
tete, et en un instant il a eu le visage plein de sang.

-- Et il n'a rien dit en tombant?

-- Si fait, il a dit... Ouf!

-- Je comprends, dit d'Artagnan ne pouvant s'empecher de rire,
que, s'il n'a pas dit autre chose, cela n'a pas du vous eclairer
beaucoup.

-- Eh bien, monsieur? demanda la reine.

-- Madame, dit d'Artagnan, la route est parfaitement libre, et
Votre Majeste peut continuer son chemin.

En effet, tout le cortege arriva sans autre accident dans l'eglise
Notre-Dame, sous le portail de laquelle tout le clerge, le
coadjuteur en tete, attendait le roi, la reine et le ministre,
pour la bienheureuse rentree desquels on allait chanter le _Te
Deum._

Pendant le service et vers le moment ou il tirait a sa fin, un
gamin tout effare entra dans l'eglise, courut a la sacristie,
s'habilla rapidement en enfant de choeur, et fendant, grace au
respectable uniforme dont il venait de se couvrir, la foule qui
encombrait le temple, il s'approcha de Bazin, qui, revetu de sa
robe bleue et sa baleine garnie d'argent a la main, se tenait
gravement place en face du Suisse a l'entree du choeur.

Bazin sentit qu'on le tirait par sa manche. Il abaissa vers la
terre ses yeux beatement leves vers le ciel, et reconnut Friquet.

-- Eh bien! drole, qu'y a-t-il, que vous osez me deranger dans
l'exercice de mes fonctions? demanda le bedeau.

-- Il y a, monsieur Bazin, dit Friquet, que M. Maillard, vous
savez bien, le donneur d'eau benite a Saint-Eustache...

-- Oui, apres?...

-- Eh bien! il a recu dans la bagarre un coup d'epee sur la tete;
c'est ce grand geant qui est la, vous voyez, brode sur toutes les
coutures, qui le lui a donne.

-- Oui? en ce cas, dit Bazin, il doit etre bien malade.

-- Si malade qu'il se meurt, et qu'il voudrait, avant de mourir,
se confesser a M. le coadjuteur, qui a pouvoir, a ce qu'on dit, de
remettre les gros peches.

-- Et il se figure que M. le coadjuteur se derangera pour lui?

-- Oui, certainement, car il parait que M. le coadjuteur le lui a
promis.

-- Et qui t'a dit cela?

-- M. Maillard lui-meme.

-- Tu l'as donc vu?

-- Certainement, j'etais la quand il est tombe.

-- Et que faisais-tu la?

-- Tiens! je criais: "A bas Mazarin! a mort le cardinal! a la
potence l'italien!" N'est-ce pas cela que vous m'aviez dit de
crier?

-- Veux-tu te taire, petit drole! dit Bazin en regardant avec
inquietude autour de lui.

-- De sorte qu'il m'a dit, ce pauvre M. Maillard: "Va chercher
M. le coadjuteur, Friquet, et si tu me l'amenes, je te fais mon
heritier." Dites donc, pere Bazin, l'heritier de M. Maillard, le
donneur d'eau benite a Saint-Eustache! hein! je n'ai plus qu'a me
croiser les bras! C'est egal, je voudrais bien lui rendre ce
service-la, qu'en dites-vous?

-- Je vais prevenir M. le coadjuteur, dit Bazin.

En effet, il s'approcha respectueusement et lentement du prelat,
lui dit a l'oreille quelques mots, auxquels celui-ci repondit par
un signe affirmatif, et revenant du meme pas qu'il etait alle:

-- Va dire au moribond qu'il prenne patience, Monseigneur sera
chez lui dans une heure.

-- Bon, dit Friquet, voila ma fortune faite.

-- A propos, dit Bazin, ou s'est-il fait porter?

-- A la tour Saint-Jacques-la-Boucherie.

Et, enchante du succes de son ambassade, Friquet, sans quitter son
costume d'enfant de choeur, qui d'ailleurs lui donnait une plus
grande facilite de parcours, sortit de la basilique et prit, avec
toute la rapidite dont il etait capable, la route de la tour
Saint-Jacques-la-Boucherie.

En effet, aussitot le _Te Deum_ acheve, le coadjuteur, comme il
l'avait promis, et sans meme quitter ses habits sacerdotaux,
s'achemina a son tour vers la vieille tour qu'il connaissait si
bien.

Il arrivait a temps. Quoique plus bas de moment en moment, le
blesse n'etait pas encore mort.

On lui ouvrit la porte de la piece ou agonisait le mendiant.

Un instant apres Friquet sortit en tenant a la main un gros sac de
cuir qu'il ouvrit aussitot qu'il fut hors de la chambre, et qu'a
son grand etonnement il trouva plein d'or.

Le mendiant lui avait tenu parole et l'avait fait son heritier.

-- Ah! mere Nanette, s'ecria Friquet suffoque, ah! mere Nanette!

Il n'en put dire davantage; mais la force qui lui manquait pour
parler lui resta pour agir. Il prit vers la rue une course
desesperee, et, comme le Grec de Marathon tombant sur la place
d'Athenes son laurier a la main, Friquet arriva sur le seuil du
conseiller Broussel, et tomba en arrivant, eparpillant sur le
parquet les louis qui degorgeaient de son sac.

La mere Nanette commenca par ramasser les louis, et ensuite
ramassa Friquet.

Pendant ce temps, le cortege rentrait au Palais-Royal.

-- C'est un bien vaillant homme, ma mere, que ce M. d'Artagnan,
dit le jeune roi.

-- Oui, mon fils, et qui a rendu de bien grands services a votre
pere. Menagez-le donc pour l'avenir.

Monsieur le capitaine, dit en descendant de voiture le jeune roi a
d'Artagnan, Madame la reine me charge de vous inviter a diner pour
aujourd'hui, vous et votre ami le baron du Vallon.

C'etait un grand honneur pour d'Artagnan et pour Porthos; aussi
Porthos etait-il transporte. Cependant, pendant toute la duree du
repas, le digne gentilhomme parut tout preoccupe.

-- Mais qu'aviez-vous donc, baron? lui dit d'Artagnan en
descendant l'escalier du Palais-Royal; vous aviez l'air tout
soucieux pendant le diner.

-- Je cherchais, dit Porthos, a me rappeler ou j'ai vu ce mendiant
que je dois avoir tue.

-- Et vous ne pouvez en venir a bout?

-- Non.

-- Eh bien! cherchez, mon ami, cherchez; quand vous l'aurez
trouve, vous me le direz, n'est-ce pas?

-- Pardieu! fit Porthos.


Conclusion

En rentrant chez eux, les deux amis trouverent une lettre d'Athos
qui leur donnait rendez-vous au Grand-Charlemagne pour le
lendemain matin.

Tous deux se coucherent de bonne heure, mais ni l'un ni l'autre ne
dormit. On n'arrive pas ainsi au but de tous ses desirs sans que
ce but atteint n'ait l'influence de chasser le sommeil, au moins
pendant la premiere nuit.

Le lendemain, a l'heure indiquee, tous deux se rendirent chez
Athos. Ils trouverent le comte et Aramis en habits de voyage.

-- Tiens! dit Porthos, nous partons donc tous? Moi aussi j'ai fait
mes apprets ce matin.

-- Oh! mon Dieu, oui, dit Aramis, il n'y a plus rien a faire a
Paris du moment ou il n'y a plus de Fronde.

Madame de Longueville m'a invite a aller passer quelques jours en
Normandie, et m'a charge, tandis qu'on baptiserait son fils,
d'aller lui faire preparer ses logements a Rouen. Je vais
m'acquitter de cette commission; puis, s'il n'y a rien de nouveau,
je retournerai m'ensevelir dans mon couvent de Noisy-le-Sec.

-- Et moi, dit Athos, je retourne a Bragelonne. Vous le savez, mon
cher d'Artagnan, je ne suis plus qu'un bon et brave campagnard.
Raoul n'a d'autre fortune que ma fortune, pauvre enfant! et il
faut que je veille sur elle, puisque je ne suis en quelque sorte
qu'un prete-nom.

-- Et Raoul, qu'en faites-vous?

-- Je vous le laisse, mon ami. On va faire la guerre en Flandre,
vous l'emmenerez; j'ai peur que le sejour de Blois ne soit
dangereux a sa jeune tete. Emmenez-le et apprenez-lui a etre brave
et loyal comme vous.

-- Et moi, dit d'Artagnan, je ne vous aurai plus, Athos, mais au
moins je l'aurai, cette chere tete blonde; et, quoique ce ne soit
qu'un enfant, comme votre ame tout entiere revit en lui, cher
Athos, je croirai toujours que vous etes la pres de moi,
m'accompagnant et me soutenant.

Les quatre amis s'embrasserent les larmes aux yeux.

Puis ils se separerent sans savoir s'ils se reverraient jamais.

D'Artagnan revint rue Tiquetonne avec Porthos, toujours preoccupe
et toujours cherchant quel etait cet homme qu'il avait tue. En
arrivant devant l'hotel de La Chevrette, on trouva les equipages
du baron prets et Mousqueton en selle.

-- Tenez, d'Artagnan, dit Porthos, quittez l'epee et venez avec
moi a Pierrefonds, a Bracieux ou au Vallon; nous vieillirons
ensemble en parlant de nos compagnons.

-- Non pas! dit d'Artagnan. Peste! on va ouvrir la campagne, et je
veux en etre; j'espere bien y gagner quelque chose!

-- Et qu'esperez-vous donc devenir?

-- Marechal de France, pardieu!

-- Ah! ah! fit Porthos en regardant d'Artagnan, aux gasconnades
duquel il n'avait jamais pu se faire entierement.

-- Venez avec moi, Porthos, dit d'Artagnan, je vous ferai duc.

-- Non, dit Porthos, Mouston ne veut plus faire la guerre.
D'ailleurs on m'a menage une entree solennelle chez moi, qui va
faire crever de pitie tous mes voisins.

-- A ceci, je n'ai rien a repondre, dit d'Artagnan qui connaissait
la vanite du nouveau baron. Au revoir donc, mon ami.

-- Au revoir, cher capitaine, dit Porthos. Vous savez que lorsque
vous me voudrez venir voir, vous serez toujours le bienvenu dans
ma baronnie.

-- Oui, dit d'Artagnan, au retour de la campagne j'irai.

-- Les equipages de M. le baron attendent, dit Mousqueton.

Et les deux amis se separerent apres s'etre serre la main.
D'Artagnan resta sur la porte, suivant d'un oeil melancolique
Porthos qui s'eloignait.

Mais au bout de vingt pas, Porthos s'arreta tout court, se frappa
le front et revint.

-- Je me rappelle, dit-il.

-- Quoi? demanda d'Artagnan.

-- Quel est ce mendiant que j'ai tue.

-- Ah vraiment! qui est-ce?

-- C'est cette canaille de Bonacieux.

Et Porthos, enchante d'avoir l'esprit libre, rejoignit Mousqueton,
avec lequel il disparut au coin de la rue.

D'Artagnan demeura un instant immobile et pensif puis, en se
retournant il apercut la belle Madeleine, qui, inquiete des
nouvelles grandeurs de d'Artagnan, se tenait debout sur le seuil
de la porte.

-- Madeleine, dit le Gascon, donnez-moi l'appartement du premier;
je suis oblige de representer, maintenant que je suis capitaine
des mousquetaires. Mais gardez-moi toujours la chambre du
cinquieme; on ne sait ce qui peut arriver.

FIN





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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.net

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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