The Project Gutenberg EBook of La Maison de l'Ogre, by Alphonse Karr This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La Maison de l'Ogre Author: Alphonse Karr Release Date: September 29, 2011 [EBook #37569] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON DE L'OGRE *** Produced by Hélène de Mink, Charlene Taylor and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was created from images of public domain material made available by the University of Toronto Libraries (http://link.library.utoronto.ca/booksonline/).)
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CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ŒUVRES COMPLÈTES
Format grand in-18
A BAS LES MASQUES! | 1 | vol. |
A L'ENCRE VERTE | 1 | — |
AGATHE ET CÉCILE | 1 | — |
L'ART D'ÊTRE MALHEUREUX | 1 | — |
AU SOLEIL | 1 | — |
LES BÊTES A BON DIEU | 1 | — |
BOURDONNEMENTS | 1 | — |
LES CAILLOUX BLANCS DU PETIT POUCET | 1 | — |
LE CHEMIN LE PLUS COURT | 1 | — |
CLOTILDE | 1 | — |
CLOVIS GOSSELIN | 1 | — |
CONTES ET NOUVELLES | 1 | — |
LE CREDO DU JARDINIER | 1 | — |
DANS LA LUNE | 1 | — |
LES DENTS DU DRAGON | 1 | — |
DE LOIN ET DE PRÈS | 1 | — |
DIEU ET DIABLE | 1 | — |
ENCORE LES FEMMES | 1 | — |
EN FUMANT | 1 | — |
L'ESPRIT D'ALPHONSE KARR | 1 | — |
FA DIÈZE | 1 | — |
LA FAMILLE ALLAIN | 1 | — |
LES FEMMES | 1 | — |
FEU BRESSIER | 1 | — |
LES FLEURS | 1 | — |
LES GAIETÉS ROMAINES | 1 | — |
GENEVIÈVE | 1 | — |
GRAINS DE BON SENS | 1 | — |
LES GUÊPES | 6 | — |
HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN | 1 | — |
HORTENSE | 1 | — |
LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN | 1 | — |
LE LIVRE DE BORD | 1 | — |
LE RÈGNE DES CHAMPIGNONS | 1 | — |
LA MAISON CLOSE | 1 | — |
MENUS PROPOS | 1 | — |
MIDI A QUATORZE HEURES | 1 | — |
NOTES DE VOYAGE D'UN CASANIER | 1 | — |
ON DEMANDE UN TYRAN | 1 | — |
LA PÊCHE EN EAU DOUCE | 1 | — |
ET EN EAU SALÉE | 1 | — |
PENDANT LA PLUIE | 1 | — |
LA PÉNÊLOPE NORMANDE | 1 | — |
PLUS ÇA CHANGE | 1 | — |
.. PLUS C'EST LA MÊME CHOSE | 1 | — |
LES POINTS SUR LES I | 1 | — |
LE POT AUX ROSES | 1 | — |
POUR NE PAS ÊTRE TREIZE | 1 | — |
PROMENADES AU BORD DE LA MER | 1 | — |
PROMENADES HORS DE MON JARDIN | 1 | — |
LA PROMENADE DES ANGLAIS | 1 | — |
LA QUEUE D'OR | 1 | — |
RAOUL | 1 | — |
ROSES ET CHARDONS | 1 | — |
ROSES NOIRES ET ROSES BLEUES | 1 | — |
LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE | 1 | — |
LA SOUPE AU CAILLOU | 1 | — |
SOUS LES ORANGERS | 1 | — |
SOUS LES POMMIERS | 1 | — |
SOUS LES TILLEULS | 1 | — |
SUR LA PLAGE | 1 | — |
TROIS CENTS PAGES | 1 | — |
UNE HEURE TROP TARD | 1 | — |
UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS | 1 | — |
VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN | 1 | — |
Tours.—Imp. E. Mazereau.
LA
PAR
ALPHONSE KARR
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1890
Droits de reproduction et de traduction réservés.
Tout à fait au bord de la mer, dans un bouquet de pins, de tamarix que j'ai plantés il y a vingt ans, et qui sont devenus de grands arbres, se cache une sorte de cabane, de tonnelle, couverte, en guise de chaume, par des branches de notre grande bruyère blanche si parfumée; elle est ouverte du côté qui fait face à la mer, et comme fortifiée de ce côté par des yuccas et des agaves sous lesquels s'étend une pelouse de cette grande ficoïde dont les fleurs, semblables à la reine-marguerite et plus larges qu'elle, sont, selon la variété, ou d'un jaune brillant sur un feuillage d'un vert gai, ou d'un rouge amaranthe, sur un feuillage d'un vert un peu cendré. Lorsque 2 le vent vient du large, on y est fort exposé au poudrin, et même quelque lame vient baigner le pied de la cabane. A quelques pas au-dessous, nos bateaux, le plus souvent, sont mouillés dans un petit abri de rochers ou tirés plus haut sur le sable quand la mer est mauvaise ou menaçante.
J'étais blotti dans cette cabane un des jours où la flotte cuirassée et les torpilleurs sont venus faire une petite guerre dans la baie de Saint-Raphaël.
Ces vaisseaux cuirassés, qui semblent des monstres énormes, sont loin d'avoir le charme et la grâce des bateaux de pêche qui seuls d'ordinaire sillonnent une mer le plus souvent calme ou ridée par une douce brise—semblables avec leurs voiles blanches à de grands cygnes glissant sur l'eau.—Les gigantesques vaisseaux cuirassés rompent les dimensions et l'harmonie; notre baie paraît plus étroite, les collines et les montagnes qui la bornent à l'ouest et au nord-ouest semblent moins élevées, et nos deux îlots de porphyre rouge ne paraissent plus que comme deux gros cailloux.
Sur le sable, au pied du talus sur lequel repose la cabane, deux jeunes hommes étaient couchés et devisaient ensemble:—l'un que 3 je connais de vue était un jeune professeur aspirant aux hauts grades universitaires, l'autre était un marin qui était venu en congé de convalescence se «refaire» dans sa famille à Saint-Raphaël.
—Que c'est donc beau! disait le marin,—en désignant les vaisseaux à son compagnon,—voici l'Indomptable,—voici la Dévastation,—voici le Courbet et voici le mien, le Richelieu, sur lequel, après demain, j'irai remonter à Toulon. Est-ce assez beau, assez chic ces grands cuirassés!
—Tu ne te fâcheras pas, reprit l'autre, si je te dis que, pour les yeux, pour la beauté, pour la magnificence, je préfère de beaucoup ces anciens vaisseaux à voiles, dont on voit encore les modèles à l'arsenal de Toulon et des autres ports de mer.
—Peut-on dire! s'écria le marin indigné; préférer ces beaux fichus bateaux à voiles à nos cuirassés, à nos torpilleurs, à nos citadelles d'acier;—mais, en comparaison, c'étaient des joujous, tes bateaux à voiles.
—Ah! dit le professeur, je respecte tes cuirassés, mais il faut avouer que ce n'est pas joli; au lieu de ces monstres, qui semblent peser sur la mer et la fatiguer, quel charmant spectacle ce serait que de voir glisser sur l'eau 4 le vaisseau sur lequel Cléopâtre alla au-devant d'Antoine!—Ah! si tu lisais Plutarque!
—Plutarque? je ne connais pas.—J'ai quitté l'école où nous étions ensemble pour m'embarquer, je savais mon alphabet—et je dois l'avoir un peu oublié.
—Eh bien, dit le professeur, voici ce que dit Plutarque de la belle reine d'Égypte et de son navire:
«Elle se mit sur le fleuve Cydnus en une nef dont la poupe était d'or, les voiles de pourpre, les rames d'argent qu'on maniait au son et à la cadence d'une musique de flûtes, hautbois, cithares, violes et autres tels instruments dont on jouait dedans; quant à sa personne, elle était couchée sous un pavillon d'or tissu, vestue et accoudée toute en la sorte qu'on peint ordinairement Vénus;—ses femmes et ses demoiselles semblablement estaient habillées en néréides.»
—Eh bien,—reprit le marin,—tout ça, c'est des bêtises;—on ne me fera jamais accroire que des «rames d'argent» soient bonnes à quelque chose et vaillent nos bons avirons de frêne. Mais, vous autres savants, vous vivez de préférence dans le passé, sans vous préoccuper du progrès; le progrès vous réveille, 5 vous gêne et vous ennuie; mais, moi, je suis pour le progrès. Voici l'heure de la cambuse, allons déjeuner.—Mais ton Plutarque ni toi vous n'êtes ni marins ni malins.
Ils se levèrent, s'en allèrent, et moi, je restai pensif.
D'abord je rappelai à ma mémoire le passage de Plutarque que venait de citer le jeune professeur, d'après la traduction d'Amyot,—et je retrouvai trois lignes qui m'avaient toujours frappé par une observation intelligente sur l'influence des femmes.
«Quoiqu'elle eût chargé sa nef de présents, de force or et argent, elle ne portait rien avec elle, en quoi elle eut tant de fiance comme en soi-même et aux charmes et enchantements de sa beauté, en l'âge où les femmes sont en la fleur épanouie de leur beauté et en la vigueur de leur entendement.»
Certes, je ne dirai pas de mal de la virginité qui permet à l'amant d'avoir à soi seul la vie tout entière de la femme aimée et la possession avare et exclusive de sa beauté et des mystères de son beau corps;—mais, quant à l'esprit, au cœur et à l'âme, il est des richesses qui ne s'épanouissent que plus tard, et j'ai toujours préféré une femme de vingt-cinq à trente ans à une jeune fille, cependant avec un 6 désir de temps en temps de l'étrangler pour avoir été à un autre et ne pas m'avoir attendu.
Puis je revins aux dernières paroles du marin: «le Progrès.»
Ce n'est que depuis quelque temps qu'on semble convenu de prendre le mot progrès dans le sens absolu de perfectionnement.
Étymologiquement «progrès» veut dire: marche en avant.
De même qu'on dit progrès dans le bien, dans la vertu, on dit progrès dans le mal et dans le vice;—on dit: les progrès de la maladie, les progrès de l'incendie, les progrès de l'inondation.
«Un si grand mal, dit Bossuet, faisait des progrès étonnants.»
Il est une école de philosophie qui professe que Dieu n'a fait qu'ébaucher le monde et qu'il l'a donné à l'homme à perfectionner; l'humanité, dit cette école, est perfectible, et va incessamment du moins bien au mieux, de l'ignorance à la science, de la barbarie à la civilisation.
C'est par erreur, ajoute-t-elle, qu'on a placé l'âge d'or dans le passé; il est dans l'avenir. Cette théorie est toujours soutenue par certains inventeurs de religions, certains fauteurs de révolutions qui offrent de nous conduire 7 à ce but en s'en faisant les prêtres ou les guides—plus ou moins rétribués.
D'autres vous diront, au contraire, que le monde, en sortant des mains de Dieu, avait toute la perfection qu'il peut avoir et que c'est l'homme qui l'a gâté et détérioré. Les sociétés humaines sont-elles en marche incessante vers leur perfectionnement, vers leur bonheur?
—Nous marchons, nous allons en avant, du moins en apparence;—mais est-il bien certain que nous marchions—quand nous marchons—que nous fassions nos pas, c'est-à-dire nos progrès précisément dans la direction qui mène au perfectionnement et au bonheur?
Lorsque le petit Poucet, perdu avec ses frères dans la forêt, s'efforce de retrouver la maison; quand les oiseaux ont mangé le pain qu'il avait émietté et semé sur le chemin pour le reconnaître; lorsque, après avoir hésité, il s'engage dans un sentier qu'il pense être le bon, il s'est trompé, tourne le dos au but, chaque pas, chaque «progrès» l'en éloigne davantage; il voit une lumière, il se dirige sur la lumière et arrive... à
LA MAISON DE L'OGRE!
8 Il me revient, en ce moment, à l'esprit, Louis Blanc, dont la taille était exiguë jusqu'à l'invraisemblance. Un jour, du temps des Guêpes, il vint me voir rue de la Tour-d'Auvergne (à Paris); il était accompagné de ce farceur de Caussidière, qui était un géant. Ce charmant Gérard de Nerval qui se tenait debout devant une de mes fenêtres et qui jouait sur la vitre, avec les ongles, un air arabe,—s'écria en les voyant tous deux traverser la cour: «Tiens! l'Ogre et le Petit Poucet!»
En 1848,—Louis Blanc, lors de la nomination par acclamation du Gouvernement provisoire, avait été élu secrétaire avec Albert «ouvrier»; il avait tout doucement, sur les affiches, supprimé le trait, le filet—qui séparait les secrétaires des autres membres; puis, ce trait effacé, avait diminué, puis supprimé l'intervalle, et lui et Albert «ouvrier» s'étaient trouvés membres du Gouvernement comme les autres.
Comme il était fort effacé par l'éloquence et la bravoure de Lamartine, autant que par la taille du poète, par la faconde et la popularité de Ledru-Rollin, il voulut se faire une place à part:—il proposa à ses collègues d'instituer un
Ministère—du «progrès»,
9 dont il serait naturellement le ministre. Cette proposition n'étant pas acceptée, il se donna à lui-même des fonctions équivalentes: il ouvrit au Luxembourg une sorte de club qu'il présidait:—c'étaient des conférences sur le «progrès.»
Il se fit facilement un auditoire très nombreux de quinze cents ou deux mille ouvriers,—leur parla de leurs misères, de leurs droits,—nullement de leurs défauts et de leurs devoirs.—Beaucoup de droits étaient de son invention, entre autres, celui de l'égalité des salaires entre tous les ouvriers,—les ouvriers laborieux et habiles formant, au détriment des fainéants et des malhabiles, une aristocratie qui devait disparaître avec les autres.
Toujours au nom du progrès, il parla de «l'infâme capital»,—des bourgeois,—et, un jour qu'il sortait de la conférence et qu'il montait dans une des voitures du roi Louis-Philippe qu'il avait confisquée à son usage,—il fut un peu embarrassé de voir qu'un certain nombre de ses auditeurs l'attendaient à la porte pour lui faire honneur et l'acclamer.—Cette voiture, ces chevaux, ces laquais, ne sentaient guère l'égalité; mais il reprit vite son aplomb—et s'écria: «Mes amis, vous voyez cette voiture et ces chevaux! eh bien, 10 dans la voie du progrès où nous marchons aujourd'hui, il viendra un jour où vous en aurez tous de semblables.»
Vous rappelez-vous où on arriva en marchant dans cette voie du «progrès?»
«A la maison de l'ogre»,
aux terribles et tristes journées de Juin d'abord, puis au despotisme du second Empire.
Il y aura cent ans dans quelques mois que, sous prétexte de «progrès» et de «liberté», la France est en révolutions, à travers des guerres civiles, des massacres, des misères et des crimes horribles;—et on ne s'aperçoit pas que l'on tourne bêtement en rond, de la monarchie à l'anarchie, de l'anarchie au despotisme, dont elle est la souche naturelle; puis combien de pas, de «progrès», avons-nous faits qui nous aient rapprochés du «perfectionnement» et du bonheur de l'humanité?
Moins bêtes étaient les bœufs de Memphis employés à faire tourner le manège d'une noria, machine hydraulique très commune en Italie et en Provence.—On ne leur faisait faire que cent tours;—ils ne manquaient pas de s'arrêter d'eux-mêmes au centième. 11
J'ai eu, à Nice, un grand mulet blanc, plus malin.—Les puits d'où on tire l'eau, au moyen de chapelets de godets, ne sont pas inépuisables; quand les godets remontent vides, on arrête, on dételle les bêtes et on laisse l'eau revenir dans le puits.—Tous les animaux, chevaux, ânes ou mulets, qu'on emploie à ce travail, sentent très bien, au poids diminué, quand il n'y a plus d'eau, et s'arrêtent d'eux-mêmes.—Ce mulet annonçait la chose par le cri—moitié hennissement, moitié braiment, auquel il a droit;—on allait donc, à ce signal, le dételer et le remettre à l'écurie; mais je m'inquiétais depuis quelque temps de voir l'eau moins abondante et le puits si promptement à sec.—Je finis par découvrir que le mulet avait remarqué que, lorsqu'il s'arrêtait et faisait entendre sa voix, on venait le dételer, et il avait jugé absurde d'attendre qu'il n'y eût plus d'eau et qu'il fût fatigué pour donner le signal du repos.
C'est ainsi que, sous prétexte de «progrès» et de «liberté», le peuple attelé à une noria, les yeux couverts d'une œillère comme les chevaux qui font le même métier, croit marcher et ne fait que tourner,—en faisant monter l'eau pour désaltérer ceux par lesquels il se laisse si sottement atteler. 12
J'ai lu, dans le très intéressant voyage que fit Tournefort dans le Levant, vers 1715,—une anecdote qui me semble venir à propos pour représenter, par une autre image, ce que c'est, jusqu'ici, que la marche du prétendu «progrès».
Tout le monde sait, au degré où on sait beaucoup d'autres choses, que, lors du déluge, l'arche construite par Noé s'arrêta au sommet du mont Ararat.—En Arménie, jamais mortel n'a pu parvenir au sommet neigeux de l'Ararat, où on dit que l'arche subsiste encore et subsistera toujours. Un religieux du monastère, appelé des Trois-Églises, qui est au pied de la montagne, résolut de tenter l'aventure; il s'y prépara par une année entière de jeûnes, de macérations et de prières, puis il se mit en route.—Ce n'était pas en un jour qu'on pouvait gravir la montagne. Le soir venu, il se coucha sur l'herbe,—dormit, et, le lendemain matin, se remit en route; à la fin du jour, il s'arrêta comme la veille, fit ses prières, se coucha et s'endormit.—Mais, le lendemain matin, quel fut son étonnement de se trouver précisément au point d'où il était parti la veille.
Et il en fut toujours ainsi pendant un mois; il marchait tout le jour, s'endormait le soir, 13 et se réveillait toujours au point où il s'était endormi le premier jour. Enfin, au bout d'un mois, un ange lui apparut dans la nuit:
—Il est inutile, lui dit l'ange, que tu t'opiniâtres davantage; l'Éternel a décidé qu'aucun mortel ne parviendrait au sommet de l'Ararat et ne verrait l'arche.—Cependant, tes austérités et tes prières t'ont mérité une récompense.—Voici un morceau de l'arche que je t'apporte. Le religieux, nommé Jacques, qui fut plus tard évoque de Ninive, crut d'abord avoir rêvé; mais il trouva à côté de lui la planche que l'ange avait apportée, et l'emporta à son couvent, où cette précieuse relique a toujours, depuis, reçu les hommages et le culte qui lui sont dus.
C'est sous prétexte de «progrès», de marche en avant vers le perfectionnement et le bonheur de l'humanité, que l'on a poussé et entraîné un peuple, autrefois spirituel, à retourner à 1789, d'où l'on descend par une pente fatale à 1793, à la Terreur, à la guillotine permanente, aux mitraillades, aux noyades, aux assignats, à la ruine, à la Commune, parodie ridicule, triste et sanglante de la Terreur, à la multiplicité des tyrans, à l'anarchie, puis à un despotisme nécessaire, fatal, sortant de l'anarchie comme de sa souche 14 naturelle, despotisme dont les soi-disant républicains s'empresseront de se faire les serviteurs dévoués.
Revenons à ces beaux vaisseaux cuirassés et au «progrès» dont notre jeune marin est si fier.
Le prix d'un grand vaisseau cuirassé est «officiellement» de quinze à seize millions;—mais, comme il faut quatre, cinq, six ans et quelquefois plus longtemps pour le construire, pendant cette construction, de nouveaux «progrès», de nouveaux systèmes, de nouvelles inventions, de nouvelles modes même ou de nouveaux engouements ont amené des changements dans les plans, dans les devis, partant des dépenses plus fortes, si bien qu'il est de notoriété qu'un grand cuirassé de premier rang revient à vingt millions, si ce n'est plus.
Une fois construit, vivant et en exercice, le monstre mange pour cinq à six mille francs de charbon par jour.
Ce n'est pas tout, ces ogres portent des canons; un de ces canons—de cent dix tonnes, par exemple, coûte quatre cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs,—tandis que, bien près de nous, en 1856,—le canon du plus fort calibre se payait deux mille huit cents francs.—Quel progrès! 15
Ce n'est pas encore tout:—les canons ne sont pas des monstres moins voraces que le bâtiment lui-même; grâce aux progrès de la poudre, de la poudre de coton, à la mélinite, à la roburite, etc., aux nouveaux boulets, etc., chaque coup de canon coûte quatre mille six cent soixante-quinze francs,—tandis qu'en 1856,—quels rapides progrès!—on satisfaisait un canon avec quatorze francs,—et ce n'est qu'un commencement. Combien d'esprits, de savants, d'inventeurs s'évertuent sans cesse à trouver de nouveaux «progrès.»
Par mon âge, par mes idées, par certains dégoûts, je ne suis pas de ce temps-ci:—j'y suis, pour ainsi dire, étranger;—je suis moins loin des anciens que de mes contemporains, et je vis beaucoup avec les anciens;—ils avaient certes leurs défauts, mais ils ne reste d'eux que ce qu'ils avaient de meilleur:—leurs livres—et c'est une bonne, saine et agréable société.
Je copie Florus:
«Lors de la première guerre punique, soixante jours après qu'on eut porté la hache dans la forêt, une flotte de cent soixante vaisseaux se trouva sur les ancres;—on eût dit qu'ils n'étaient pas l'ouvrage de l'art, mais que les dieux protecteurs de Rome avaient métamorphosé 16 les arbres en navires.—Près des îles de Lipari, cette flotte improvisée coula à fond et mit en fuite la flotte des Carthaginois.»
Tite-Live rapporte que, dans la guerre contre le roi Hiéron, deux cent vingt navires furent mis à la mer en quarante-cinq jours, depuis qu'on eut donné le premier coup de cognée.
Que coûtaient ces navires?—Rien; les soldats les construisaient eux-mêmes.—Le vent et les bras des hommes se chargeaient de la locomotion.
—Ah! s'écrierait mon jeune marin, vous nous parlez là de jolis sabots! des canots de sauvages!
Canots de sauvages et sabots,—je le veux bien, mais il n'en est pas moins vrai que ces canots de sauvages et ces sabots des Romains valaient bien vos cuirassés d'aujourd'hui, car leurs ennemis, les Carthaginois, n'avaient que des sabots semblables,—de même qu'aujourd'hui vos adversaires possibles ont des vaisseaux cuirassés pareils aux vôtres.
Il y a donc aujourd'hui grands et incontestables progrès dans l'art de travailler les métaux, progrès dans la chimie, progrès dans l'électricité,—science tout à fait nouvelle,—mais 17 nul progrès, tant s'en faut, vers «le perfectionnement et le bonheur de l'humanité», les seuls dont il soit juste et sage de se féliciter.
Il n'y a même pas progrès dans l'art de s'entre-tuer: car, avec les sabots en question, les Romains et les Carthaginois réussissaient à s'enfoncer mutuellement des choses pointues dans le corps, à se briser les bras, les jambes et la tête, à se noyer... enfin tout ce qu'on peut désirer sous ce rapport. Peut-être même les combats sur mer de ce temps-là étaient-ils plus meurtriers qu'ils ne le seraient aujourd'hui. Les Romains se sentant, comme navigateurs, inférieurs aux Carthaginois, avaient imaginé des grappins qu'ils jetaient sur les vaisseaux ennemis et les accrochaient à leurs vaisseaux, de façon que les deux tillacs ne faisaient plus qu'un; ils sautaient à l'abordage et on se battait corps à corps (cominus), comme sur terre. Or, dans ces combats corps à corps, tous les coups portent, et il doit y avoir au moins la moitié des combattants tués ou blessés, résultat bien supérieur à celui qu'on peut obtenir en se battant de loin (eminus), même avec les engins les plus perfectionnés.
Le progrès consiste donc dans l'énormité 18 des dépenses ruineuses que s'imposent réciproquement les peuples ou plutôt leurs soi-disant bergers, qu'il serait, en ce cas, plus justes d'appeler leurs bouchers.
Je parlais tout à l'heure du système, de l'engouement, de la mode qui pouvaient changer pendant le temps qu'on met à construire un vaisseau-cuirassé; déjà des objections se sont élevées contre eux,—quelques personnes très compétentes semblent regretter les navires légers et rapides.
Ouvrons Florus; nous y verrons les gros et lourds bâtiments d'abord en faveur:
«Nos pesants bâtiments arrêtèrent ceux des ennemis, qui, dans leur agilité, semblaient voler sur l'eau. Les Carthaginois, malgré leur science nautique, durent s'enfuir sur ceux de leurs vaisseaux que nous n'avions pas coulés.»
Mais, plus tard, en racontant la bataille d'Actium,—où Marc-Antoine fut vaincu par Octave,—voici comment il parle des gros vaisseaux:
«Nous n'avions pas moins de quatre cents vaisseaux, et les ennemis n'en avaient pas plus de deux cents;—mais la grandeur de ces vaisseaux compensait l'infériorité du nombre.
»Ils étaient surmontés de tours à plusieurs 19 étages et semblaient des citadelles ou même des villes flottantes. La mer gémissait sous leur poids et le vent ne suffisait qu'avec peine à les faire mouvoir.
»Les navires d'Octave, légers et exécutant facilement toutes manœuvres, attaquaient, évitaient, se retiraient avec rapidité; ils se réunissaient plusieurs contre une seule de ces énormes masses et les accablaient de traits et de feux lancés de près.»
Il était réservé à l'Italie de fournir un argument aux détracteurs des vaisseaux cuirassés.
Le jeune empereur d'Allemagne, qui s'est montré naguère si désireux d'être empereur que ça ne lui a peut-être pas permis d'être aussi fils qu'il l'eût fallu, se plaît à se produire partout et à toutes les cours, comme une femme qui a une robe neuve et veut la montrer.
Philippe de Commines a dit: «Les accointances des rois ne valent rien pour les peuples».
«Les Sabéens, dit Diodore de Sicile, étaient fort de cet avis.—Le roi auquel ils laissaient un pouvoir absolu tant qu'il restait dans son palais, était assailli de pierres aussitôt qu'il en sortait». On ne voit pas bien quel avantage les rois en tirent eux-mêmes.—On a dit: «Au contraire des statues qui grandissent à mesure 20 qu'on en approche, les hommes se rapetissent vus de trop près.»Cette maxime s'applique surtout aux rois, dont la grandeur doit beaucoup à l'imagination.—De deux souverains dont l'un fait une visite à l'autre, il y en a toujours un qui est plus ou moins humilié de son infériorité et désireux de la faire cesser.
Dernièrement, le jeune empereur d'Allemagne a été visiter et le pape et le roi d'Italie—et, assure-t-on, n'a satisfait ni l'un ni l'autre.
Pendant cette visite, l'Italie qui croit s'acquitter envers la France, à laquelle elle doit d'exister, en se montrant ingrate comme un débiteur qui déchirerait l'obligation qu'il a signée et dirait: «Je ne dois rien;»—l'Italie—qui croit se grandir en se faisant vassale de l'Allemagne, s'est mise en grands frais pour éblouir l'empereur.—Elle lui a fait passer en revue des troupes qui n'ont pas échappé à la critique des officiers prussiens—et a montré sa flotte—avec orgueil.
L'Italie qui, sous le ministère Crispi, s'évertue—ici à moi le latin, selon le précepte de Boileau, quoique les mots dont je veux me servir et que je ne traduirai pas, soient des mots autorisés, comme on dit aujourd'hui et que non-seulement Plaute, mais aussi Pline et Cicéron, 21 les aient écrits—et Victor Hugo a dit bien pis;—l'Italie qui s'évertue à crepitare altius quam habet clunes—a voulu avoir et possède en effet le plus gros vaisseau cuirassé qui existe;—mais—dans l'exhibition qui a été faite à l'empereur d'Allemagne, ce vaisseau n'a pu ni avancer, ni reculer, ni tourner et a fait un fiasco complet.
Il en est de même de la guerre sur terre.—Pompée «le Grand», qui n'avait ni fusils ni canons, put faire inscrire dans le temple de Minerve qu'il avait tué deux millions quatre-vingt-trois mille hommes. Ça, c'est le nombre des adversaires; car il ne donne pas le compte des soldats de son armée tués sous son commandement.
Vous me direz que Napoléon—non moins «le Grand», a fait tuer cinq millions de Français, et on peut supposer un nombre au moins égal d'Autrichiens, de Prussiens, de Russes, d'Italiens, d'Espagnols, d'Égyptiens, etc.
Les armes à feu seraient donc un «progrès»; mais on pouvait se contenter de ce que tuaient Pompée, César, Alexandre et les autres «grands hommes» au moyen des anciens engins de guerre—épées, haches, lances, javelots, etc.
De ce temps-ci, la recherche des armes à 22 longue portée a été due en grande partie à la rancune, à la haine, à la défiance que le règne de Napoléon avait éveillé dans la mémoire des autres peuples,—et c'est surtout contre la furia francese et la charge à la baïonnette qu'on s'est efforcé de combattre de loin.
Je ne sais si, avec les nouveaux fusils, les nouveaux canons, la nouvelle poudre, les nouveaux boulets, on tue plus de monde qu'autrefois;—mais les conditions de la bravoure militaire sont changées.
La victoire, autrefois, était au plus fort, au plus adroit, au plus brave.
Elle peut aujourd'hui encore, favoriser la bravoure, mais ce n'est pas la même bravoure qu'autrefois.—On tue des hommes si éloignés qu'on ne les voit pas et qu'ils ne vous voient pas, et on est tué par eux.
La bravoure doit se faire de résignation et de fatalisme, c'est un apprentissage que les Français avaient à faire et qu'ils ont fait tout de suite:—car la nation française est la gent porte-épée;—Nullum bellum sine milite gallo, disait César; mais vrai,—il n'y a plus de plaisir à être héros.—A quoi servent aujourd'hui la grande taille, le regard terrible, la voix formidable,—les armes brillantes? 23
Ecoutez Homère:
«Le casque et le bouclier de Diomède jetaient la flamme autour de lui».
Et Virgile:
«Le casque d'Énée jette sur sa tête un éclat étincelant; la crinière s'agite semblable à la flamme, et son bouclier d'or vomit des éclairs.—Telle une comète lugubre lance ses feux rougeâtres, etc.»
Que sont devenus, dans nos vieilles histoires de chevalerie, ces hommes aux armures, aux panaches de couleur éclatante? A quoi serviraient aujourd'hui la Durandale, la fameuse épée de Roland,—la Joyeuse, l'épée de Charlemagne, avec laquelle il tua de sa main mille Sarrasins dans une seule bataille,—la Flamberge de Brodisart,—la Balisarde de Renaud,—la Courtène d'Ogier, l'Escalibor d'Artus, qu'en mourant il fit jeter dans un lac par un écuyer, pour que personne ne la possédât après lui?
Je sais bien que, lorsque M. Boulanger fit éclipse dernièrement,—lorsque les uns le disaient à Saint-Pétersbourg, les autres à Ville-d'Avray,—les autres à Paris,—on a dit qu'il était allé pour rechercher l'Escalibor du roi Artus.—Mais ce n'était pas vrai, et aucune, d'ailleurs, de ces épées triomphantes, 24 grâce au «progrès», ne pourrait plus servir à rien.
Pas plus que la fameuse épée à deux mains de Godefroy de Bouillon, épée que l'on voit, dit-on, encore à Jérusalem,—épée avec laquelle d'un seul coup, il fendait et coupait en deux,—de la tête au bas des reins, un Sarrazin comme une pomme.
Et les écus, et les armoiries, et les devises?—A quoi bon aujourd'hui? Le chevalier Brandelis avait peint sur son écu—à fond d'azur, une épée dont la poignée était d'or—avec ces mots: Je pare, je brille, je frappe.
Arrodian de Coleih, chroniqueur et chevalier, portait pour armes, sur fond de sable (noir), un coq d'argent, et sa devise était: Plumes et ongles!
Le roi Pharamond portait un lion d'azur à trois fleurs de lis d'or et ces mots: Que de beaux fruits de ces fleurs doivent naître!
Aujourd'hui, toujours grâce au «progrès», Ulysse et Ajax ne se disputeraient plus les armes d'Achille, qui ne seraient d'aucun usage.
J'ai publié, il y a longtemps, un Dialogue des morts qui m'avait été révélé en songe—il y a si longtemps et c'est si vieux que ça serait nouveau si je le reproduisais aujourd'hui,—mais la place me manque. 25
Au moment où une grande guerre éclate, Mercure, par l'ordre de Jupiter, descend aux enfers, appelle les héros et demande quels sont ceux qui veulent remonter sur la terre et reprendre leur métier.—Tous refusent en haussant les épaules et en ricanant.
Où est le temps où Homère disait:
«Le bouclier soutenait le bouclier, le casque s'appuyait contre le casque, l'homme contre l'homme; on voyait alors à qui on avait affaire.
»Par Hécate, dit Léonidas, que ferions-nous avec nos épées si courtes dont nous étions fiers contre des ennemis invisibles!»
«J'ai pu, dit Horatius Coclès, empêcher les Étrusques de franchir un pont, mais je ne pourrais empêcher une bombe venant d'un point que je ne verrais pas, de passer par-dessus.»
«Je ne pourrais, dit Arnold Winkelried, comme à la bataille de Sempach, ouvrir un chemin à mes compagnons à travers les phalanges autrichiennes—en m'enfonçant dans la poitrine une brassée de piques des ennemis—les ennemis aujourd'hui seraient à une demi-lieue.»
«Il n'y aurait pas moyen, dit Condé, de jeter mon bâton de commandement au milieu 26 d'ennemis si éloignés.» Et comment, dit le maréchal de Saxe, inviter, comme nous fîmes à Fontenoy—Messieurs les Anglais à tirer les premiers?—Aujourd'hui, notre voix se perdrait dans l'espace, et nous ne pourrions pas voir si nos adversaires sont des Anglais.»
«Pour moi, dit Turenne, j'avoue que je ne saurais pas commander et conduire une armée de plus de 30,000 hommes.—Cependant, en ce temps-là, nous faisions de grandes choses avec de petites armées.»
Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'armées, de science, d'art militaire,—ce sont des invasions de sauterelles.
«Les anciens Romains, dit Varron, n'avaient qu'un seul mot—Hostis—pour dire ennemis et étrangers.»
Il faut en revenir là.—Aujourd'hui, dans cette Europe qui prétend être au plus haut point de la civilisation, un peuple doit se tenir sur ses gardes, croire possible que, sans raison, sans motif,—un peuple voisin se précipite sur lui comme un oiseau de proie ou un brigand.
Aujourd'hui, la guerre est aussi odieuse, aussi féroce, aussi sauvage qu'autrefois;—il n'y a qu'une différence, c'est qu'elle est beaucoup plus bête.—Autrefois, le vainqueur dépouillait 27 entièrement le vaincu et emmenait les hommes, les femmes, les enfants en esclavage. Aujourd'hui, on doit se contenter d'une certaine partie des dépouilles—et s'en retourner chez soi.—Or, le vainqueur n'a pas fait ses frais.—Avec nos cinq milliards, l'Allemagne n'en est pas moins ruinée, surtout par la préoccupation d'une revanche qui l'oblige à se tenir sur un pied de guerre qui absorbe toutes ses ressources et au delà.
Il faut donc avouer que, si les canons Krupp, les fusils Gras, les poudres nouvelles sont un «progrès», une marche en avant,—ce ne sont point des pas sur le chemin du perfectionnement et du bonheur de l'humanité.
C'est au nom du «progrès» que tant de villes en France veulent s'élargir et demandent des autorisations qu'on ne leur refuse jamais, de faire des emprunts qui obèrent le présent et engagent l'avenir.
Toutes veulent avoir de grandes rues, le gaz, la lumière électrique, des théâtres, des casinos, à «l'instar» de la capitale—grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que le bœuf;—ce qu'on appelle par habitude et plutôt par antiphrase «le gouvernement» les provoque à bâtir des monuments pour des 28 écoles laïques; puis vient un jour où les villes et les communes n'ont plus d'argent pour des besoins impérieux.—En attendant, la vie y est plus chère, plus difficile, les mœurs plus relâchées.
«Les maisons, dans la ville, disait Henri IV, se bâtissent avec les débris des chaumières.»
Autour de chaque ville règne une zone pestiférée, dont les habitants n'aspirent qu'à quitter les champs et la terre, pour venir habiter la ville, s'y livrer à des métiers moins rudes, plus rétribués et surtout à des amusements plus ou moins malsains.—Les garçons, ouvriers ou domestiques, les filles servantes en attendant pis.—Par suite de quoi, un tiers des terres si riches de ce beau pays de France, si favorisé du ciel, est aujourd'hui sans culture;—et l'on va bêtement et criminellement dépenser des centaines de millions et des milliers d'hommes pour conquérir des colonies, quand il y aurait une si belle colonie à faire en France: mettre le pays en état de culture et de production.
C'est au nom du «progrès» qu'on couvre la France d'écoles laïques où l'on enseigne principalement l'indiscipline, l'irréligion, les ambitions effrénées de sortir de sa sphère, de 29 se jeter dans des professions dites libérales, et depuis longtemps encombrées.—«Il ne faut pas, dit Richelieu dans son testament, profaner les lettres à toutes sortes d'esprits; vous produiriez ainsi beaucoup de gens plus propres à faire naître les difficultés qu'à les résoudre.»—Depuis soixante ans, la moitié des jeunes hommes se faisaient médecins, l'autre moitié avocats.—Comme il y en avait beaucoup plus que la société n'en pouvait nourrir, on a augmenté graduellement les difficultés de l'admission, mais absurdement et sottement on a placé ces difficultés,—ces obstacles, ces banquettes irlandaises à la fin de la carrière au lieu de les mettre au commencement et de ne pas laisser s'y engager les concurrents trop nombreux.—De là des intelligences surmenées, des générations exténuées, anémiques, malheureuses, désabusées trop tard;—de là cette foule de déclassés qui se jettent dans la politique au grand détriment du pays.—Une nouvelle carrière s'est ouverte, c'est celle des ingénieurs;—mais comptons combien s'y sont déjà jetés et combien sont en route.
Quant aux filles, le «progrès» consiste à les faire savantes; on ne tient aucun compte de ce que disait un ancien des enfants, et qui 30 doit s'entendre aussi bien des filles que des garçons: «Que doit-on enseigner aux enfants? Ce qu'ils auront à faire étant hommes, étant femmes.»—On tend à ne faire qu'un sexe; on a vendu longtemps, on vend encore un peu, à l'usage des femmes, une «poudre épilatoire» pour faire disparaître le duvet trop prononcé des bras, des joues et de la lèvre supérieure.—Si le «progrès» continue, nous verrons bientôt annoncer une pommade pour faire pousser la barbe au menton des femmes.
En attendant, pour les provoquer à cette instruction pour le moins inutile, on leur fait des promesses qu'on ne peut pas tenir.
Pendant quatre années, 1882, 1883, 1884, 1885, il a été délivré à des jeunes filles soixante-dix mille brevets élémentaires et sept mille trois cent cinquante brevets supérieurs;—un peu plus de soixante-dix-sept mille institutrices.
Un inspecteur primaire du Dauphiné disait dernièrement aux maîtres d'école: «La carrière de l'instruction est encombrée; pour une place, il y a cinquante individus. Prévenez vos élèves, et qu'ils portent ailleurs leurs ambitions.»
Cette observation peut s'appliquer à toutes 31 les carrières pour lesquelles on quitte l'agriculture et le métier de son père,—les postes, les télégraphes, les contributions, les douanes,—les écoles militaires et maritimes;—tout est encombré.
De là tant de désappointements, de désespoirs, d'ouvriers sans ouvrage de toutes les classes;—de là aussi les tribuns de brasserie, les hommes d'État de café, les politiques de cabaret;—de là, comme je le disais dernièrement,—les trottoirs devenus trop étroits pour les filles qui n'ont que cet équivalent de la politique qu'ont les garçons.
Le philosophe Momentus s'était efforcé de scruter et de dévoiler les secrets des mystères religieux et d'en «désabuser» les femmes.
Les déesses honorées à Éleusis lui apparurent en songe—et lui dirent qu'il les avait offensées;—étonné de les voir vêtues du costume des courtisanes et debout sur le seuil d'un lieu de prostitution, il leur demanda la cause de cet avilissement. «Ne t'en prends qu'à toi, lui dirent-elles en courroux:—tu nous a arrachées avec violence de l'asile que s'était ménagé notre pudeur.»
Comme «progrès», nous avons les chemins 32 de fer; où est le temps où Tournefort écrivait à M. de Pontchartrain qu'il avait quitté à Paris: «Ne nous arrêtant pas, nous sommes arrivés à Lyon en sept jours.»
Je sais tout ce qu'on a dit et tout ce qu'on peut dire relativement au commerce, à l'industrie, etc.
Mais j'applique à bien des choses ce que Pascal disait des individus:
«La plupart de nos malheurs viennent de ce qu'on ne sait pas rester dans sa chambre.»
S'il est un peuple qui aurait pu se passer des autres et rester paisiblement chez lui, c'est le peuple français. «Toutes les nations voisines, disait le roi de Pologne Stanislas Leczynski,—doivent devenir tributaires du peuple cultivateur d'un bon sol, s'il est encouragé et soutenu dans son travail.»
Placé au milieu de l'Europe, d'une part, dominant sur l'océan par la longue étendue et les détours de ses côtes, sur les mers des Flandres, d'Espagne, d'Allemagne; de l'autre, tenant à la Méditerranée—vis-à-vis de l'Algérie, qui est à lui, l'Espagne à sa droite, l'Italie à sa gauche,—quelle situation si la France savait en profiter!—un sol presque partout excellent et fertile. 33
Le Français, cultivateur laborieux et guerrier intrépide à l'occasion, devait être le plus heureux et le plus respecté des peuples—le commerce restant, comme il l'a été toujours, une source accessoire de bénéfices—ayant plus à vendre qu'il n'aurait besoin d'acheter.
«Voulez-vous, dit un ancien, conquérir une riche province?—Cultivez les terres incultes.»
Aujourd'hui, un tiers du sol de la France, et pour la plupart des terres excellentes, reste en friche.
La France a de plus l'Afrique, à la fois pépinière et gymnase de soldats, et un sol riche et d'une étendue immense, qui est bien loin d'être exploité et d'être mis en rapport; et, pendant ce temps, des hommes d'État de café, des hommes politiques de taverne, commettent le crime aussi bête que punissable de dépenser des centaines de millions et des centaines de mille de soldats et de marins pour s'emparer du Tonkin, climat meurtrier, où les usurpateurs sont sans cesse entourés d'ennemis acharnés et implacables, avec aucune chance de soumission réelle et de paix.
«Nos ancêtres, dit Caton l'Ancien, dans son livre De re rustica, des travaux de la terre,—lorsqu'ils voulaient louer un bon citoyen, 34 lui donnaient le titre de bon agriculteur;—cette expression était pour eux la dernière limite de la louange.
«C'est parmi les agriculteurs que naissent les meilleurs citoyens et les soldats les plus courageux; que les bénéfices sont honorables, assurés, et nullement odieux.—Ceux qui se vouent à l'agriculture n'ourdissent point de mauvais projets (Minime sunt mali cogitantes).»
Les voies ferrées, je ne le nierai pas, le transport facile et rapide des denrées peut donner plus de richesses avec plus de risques;—mais donne-t-il plus de bonheur?—Ce «progrès» est-il un pas en avant vers le perfectionnement et le bonheur de l'humanité?
J'ai consulté les vieillards d'un petit port de pêche, devant lequel passe un chemin de fer seulement depuis quelques années.
Êtes-vous plus riches? êtes-vous plus heureux?—Pas plus riches et moins heureux.—Il entre beaucoup plus d'argent chez nous, mais ce n'est pas, tant s'en faut, pour tout le monde.—C'est pour quelques mareyeurs et pour quelques marchands qui nous exploitent. Avant le chemin de fer, notre pêche et notre gibier, qui étaient abondants, ne pouvaient se 35 consommer et se vendre que dans un très petit rayon;—il se vendait très bon marché, mais nous en mangions tant que nous voulions, et on en donnait aux plus pauvres. Aujourd'hui,—ça se vend cher à une grande distance, mais ce n'est pas nous qui le vendons au dehors;—nous le vendons, il est vrai, plus cher chez nous, mais nous n'en mangeons plus et nous ne pouvons plus en donner.
Il vient ici des étrangers passer une saison. Comme ce sont des gens riches, on leur fait tout payer plus cher,—et ces prix, une fois établis, nous devons les subir comme les étrangers et les riches.—De plus, il s'est ouvert des cafés, des casinos où nos jeunes gens dépensent leur argent et leur santé.—Nos femmes et nos filles ne veulent plus ramender, raccommoder nos filets;—les plus modestes se font couturières, beaucoup se font institutrices;—beaucoup profitent des chemins de fer pour aller se faire servantes en quelque grande ville;—aucunes ne veulent plus s'habiller comme leurs mères,—elles se déguisent en dames et en demoiselles.
Nous ne sommes pas plus riches, tant s'en faut, et nous sommes surtout moins heureux, et quelques-uns moins honnêtes. 36
Avant les chemins de fer, le Parisien sortait peu de sa ville;—parfois, le dimanche, à une campagne voisine, à Romainville au temps des lilas;—à Saint-Cloud, lors de la fête annuelle; à Saint-Denis, pour manger une friture en famille, etc.
On vivait et on mourait dans le quartier où on était né.
On avait pour voisins un ou deux amis, camarades d'enfance et d'école;—on s'était toujours vu, on ne se perdait pas de vue, on s'arrangeait pour loger dans la même rue ou, du moins, dans le même quartier.—On n'essayait pas, ce qui, d'ailleurs, n'eût pas réussi, de se faire croire plus riche qu'on n'était, le vieil ami savait votre situation et vos affaires comme vous saviez les siennes; on s'était mutuellement, avec le temps, rendu de petits et quelquefois de grands services; on mangeait parfois ensemble sans cérémonie, sans apparat.—Si l'un avait tué un lièvre, si l'autre avait pêché un bon poisson ou reçu un pâté, on appelait la famille amie,—on régalait ses amis, on ne s'évertuait pas à les «épater», comme on dit aujourd'hui.
On épousait une fille qu'on avait connue, qu'on connaissait depuis l'enfance,—dont on savait toute la vie,—le caractère, la famille. 37
Aujourd'hui, grâce au «progrès», on veut être admiré et envié;—on a des connaissances, des relations;—on ment sur sa fortune, sur sa famille, sur sa situation; pour cela, il ne faut voir que des gens qui vous connaissent peu et depuis peu de temps. D'ailleurs,—en quelques heures de chemin de fer, on se débarrasse d'antécédents fâcheux, d'un nom au moins compromis;—on va aux bains de mer, aux stations d'hiver, où on est comte ou pour le moins baron.
Les mariages se font au hasard entre gens qui ne se connaissent pas—et qui sont souvent fort surpris et fort désappointés quand la connaissance tardive se fait.
Est-ce dans le commerce, dans l'industrie qu'est le «progrès», dans le sens que j'y attache et qui seul est désirable?
On ne veut plus fonder un établissement qui, après de longues années laborieuses, vous permettrait de vous retirer avec une petite aisance en laissant à vos enfants—l'établissement ou le métier que vous avez fondé ou exercé, en leur laissant en même temps, pour arriver d'un pas plus sûr et par un chemin moins rude, votre expérience, votre réputation, vos relations, votre clientèle. 38
Non, aujourd'hui,—il faut être riche tout de suite; on fait des coups—ou une fortune presque subite et une faillite qui ruine les autres.
Du reste, la vie est devenue si chère, si difficile, que le métier correct ne nourrit plus une famille. Il faut se jeter dans les affaires aléatoires, hardies, douteuses.—«Les affaires, a-t-on dit, c'est l'argent des autres.»—On a tant de besoins qu'on ne peut plus se contenter de son pain; on ne dîne qu'en interceptant ou escroquant le dîner des autres.
Rien n'est plus que jeu;—la police, naïvement, découvre et saisit de temps en temps quelque pauvre tripot,—mais elle ne va ni chez le président Grévy, ni chez les ministres, ni chez les députés.—Tout ce monde-là joue;—les plus malins ne mettent pas au jeu et trichent.
En même temps que toutes les villes veulent s'élargir à l'«instar» de Paris—Paris lui-même s'élargit tous les jours.—Paris, que Pierre le Grand trouvait déjà être une tête trop grosse pour le corps, et une ville trop grande au point de vue de la tranquillité du gouvernement et de la discipline.—Paris que la royauté de nos anciens rois s'efforça à plusieurs 39 reprises de borner dans son extension. Le premier édit à ce sujet est de novembre 1552, sous Henri II. On donna cinq raisons de cette interdiction de continuer à bâtir;—un autre édit de Louis XIII (janvier 1638) donna six raisons;—mais la cinquième de l'édit de 1552 et la sixième de l'édit de 1638 sont identiques,—je ne citerai que le second: «Ce peuple trop nombreux donne lieu aux dérèglements de tous genres, rend la police difficile et expose à des vols de jour et de nuit;—une des raisons est la difficulté de se débarrasser des immondices.
Depuis ce temps, Paris a toujours été en «progrès». La Seine, qui était le principal attrait pour la limpidité et la douceur des eaux, qui rappelait à Lutèce Julien alors proconsul et bientôt empereur,—est devenue un égout infect;—les poissons y meurent empoisonnés.—Paris, traversé par ce grand fleuve, manque d'eau, les dépenses énormes qu'on fait pour en avoir de loin ne réussissent pas à en fournir suffisamment; l'eau jadis si fraîche, si limpide de la Seine, cause des fièvres typhoïdes et pernicieuses;—quant aux immondices, on achève d'empoisonner la rivière, et on infecte quelques environs de la ville.
Ces questions de l'eau et des immondices 40 viennent tout doucement frapper les villes induites à s'élargir—au nom du «progrès».
Il est une science très belle, très intéressante et qui, avec sa langue très bien faite, est en grand «progrès» de ce temps-ci, mais ce «progrès» je ne puis l'accepter comme un pas vers le perfectionnement et le bonheur de l'humanité.
La chimie surtout nous donne de faux vin, de faux sucre, de fausse farine. Il n'y a plus aucune denrée qui soit pure et réelle. La margarine faite de vieilles graisses, de vieux os ramassés au coin des bornes,—on ajoute même de vieilles bottes,—a remplacé le beurre. Toutes ces sophistications, quand elles n'empoisonnent pas tout de suite, détruisent les estomacs,—provoquent des maladies autrefois inconnues et abrègent une existence douloureuse et misérable.
Est-ce un «progrès» vers «le perfectionnement et le bonheur de l'humanité» que ce qu'on a fait de la justice en France?
Un ancien a dit: «Le plus grand malheur pour une société, c'est la force sans justice et la justice sans force».
Pour satisfaire à des camaraderies de taverne, 41 pour payer les complaisances électorales, pour prévenir de justes reproches des complices et soi-même, on a «épuré» la magistrature. Il faut entendre «épurer» dans le sens d'ébrancher, effeuiller, «écrémer», couper les branches et les feuilles, enlever la crème; pour «épurer», on a destitué les «purs» et on les a remplacés par des complices et des complaisants.
Est-ce «un progrès» de voir la justice au moins suspecte? N'est-ce pas tout ce qu'il y a de plus funeste pour une société?
Je ne parlerai pas du jury qu'on a empoisonné de théories absurdes—par suite desquelles la peine de mort est réservée aux innocentes victimes, écartée de la tête de leurs assassins. Je vous défie d'imaginer un forfait avec les circonstances les plus atroces qui soit nécessairement puni de la peine capitale: c'est encore pour les assassins un jeu de hasard.
Un «progrès», c'est de payer les députés. Avons-nous obtenu une qualité supérieure, tout le monde est d'accord que c'est le contraire qui est arrivé.
Du temps qu'on ne payait pas les députés, jamais un député n'a volé le portefeuille d'un collègue comme cela vient d'avoir lieu. 42
Autrefois, le dimanche, les ouvriers, en costume de leur état, de beaux gars, pantalon et veste de velours, allaient à Belleville dîner joyeusement avec leur femme et leurs enfants.—Aujourd'hui, ils vont encore à Belleville,—mais seuls, la femme et les enfants restent à la maison, le plus souvent à la charge du bureau de bienfaisance;—car les maris, les pères, dépensent toute leur paye au cabaret et aux clubs à écouter et à débagouler des théories absurdes et criminelles.
La presse:—Le journaliste tient de l'avocat et du médecin et du pharmacien.
Les drogues qu'il donne à ses lecteurs sont plus dangereuses que celles qu'ordonnent et préparent les médecins et les apothicaires. Pourquoi la presse n'est-elle soumise à aucune condition sanitaire? Pourquoi n'est-on pas, après examen, n'est-on pas reçu journaliste, comme on doit être reçu médecin, avocat, apothicaire.
Autre «progrès»: le suffrage universel—la plus grosse, la plus formidable, la plus mortelle des bêtises; le plus ridicule, le plus mortel des mensonges.
Par le suffrage universel—«deux cailloux 43 valent mieux qu'un diamant, deux crottins valent mieux qu'une rose».
Cicéron (De la République) dit: Servius Tullius eut grand soin—ce qu'on ne doit jamais négliger dans une constitution de république, de ne pas laisser la puissance au nombre.—Ne plurimum valeant plurimi.
Finira-t-on par s'en apercevoir—ce qu'on appelle aujourd'hui «le progrès». Chaque pas—et les pas sont grands—nous approche de «la maison de l'ogre»—et heureusement pour le Petit Poucet et ses frères, ce n'est, au contraire, que pour s'en éloigner qu'il avait chaussé ses bottes de sept lieues.
Ah! que Jéhovah avait donc raison quand, au Paradis, il défendait à Adam et Ève de manger les fruits de l'arbre de la science!
«Progrès»—la musique sans mélodie? Une perdrix aux choux où il n'y aurait que des choux.
«Progrès»—des vers richement et puérilement rimés—bouts-rimés remplis au hasard—semblables à des habits couverts de paillettes et de clinquant,—tristement accrochés, pendus, vides et flasques chez un fripier, loueur de costumes pour le carnaval.
Je dois cependant reconnaître et signaler un 44 vrai «progrès». C'est la machine à coudre.
Et j'ai appris avec joie que l'invention en est due à un Français, à un tailleur de Tarare (près Lyon), nommé Thimonnier.—En 1830 ou 1831, il travaillait avec la machine qu'il avait inventée, machine qui, m'assure-t-on, se voit encore place de la Bourse, à Lyon, au Musée des arts industriels;—maintenant, qu'il y a plus qu'assez de rues Gambetta,—les Lyonnais devraient bien consacrer, si ce n'est déjà fait, au moins une ruelle à la mémoire de Thimonnier!—j'aimerais mieux une statue de Thimonnier qu'une statue de Danton, le promoteur des massacres de Septembre, qu'on vient d'élever à Paris.
Lorsque paraîtront ces lignes, le tribunal de Constantine aura jugé un monstre.
Dissimulant plus que probablement par des mensonges un crime plus horrible encore que celui qu'il avoue!—Voici ce que raconte Chambige: Amoureux d'une jeune femme mariée et mère de deux enfants, et généralement estimée, il l'avait rendue sensible à son amour;—désespérés de ne pouvoir être unis, ils avaient décidé de mourir ensemble.—D'une main ferme, il avait fracassé la tête de madame Grille;—puis il s'était fait à lui-même 45 deux légères blessures, deux simulacres, deux mensonges de blessures, et s'en était contenté ayant encore deux balles dans son pistolet. Aujourd'hui, parfaitement guéri, il vient devant la justice essayer de sauver sa misérable vie; il appelle à son secours, de Paris, le bâtonnier de l'ordre des avocats.—Et la défense va consister à s'efforcer de flétrir sa victime. Si j'étais appelé à soutenir l'accusation, je dirais aux jurés:
Cet homme est un lâche assassin!—si vous admettez, par impossible, le récit qu'il vous fait comme étant la vérité et toute la vérité, il mériterait encore et déjà la mort par cela seul qu'il est vivant.
Mais, cette femme, il a pu la désirer sauvagement;—mais l'aimer! il se vante. S'il l'eût aimée—il n'eût pas laissé son corps nu à découvert après la mort.
J'ai trois raisons d'adresser cette causerie à Ernest Legouvé.—Il est académicien, et mes chrysanthèmes sont en fleurs.
Ces deux raisons seront expliquées un peu plus loin.
Camarades de collège, nous sommes devenus et restés amis, quoique «physiquement» séparés à peu près toujours, de son côté, par le bonheur et la sagesse qu'il a eus de passer sa vie à Paris dans la maison où il est né et où a vécu son père, tandis que, moi, j'ai obéi à des instincts, à des goûts, à des besoins impérieux de vivre aux champs, aux bois, sur les rives et sur les plages.—Je n'ai jamais eu l'occasion ni le plaisir de lui être bon à 47 quelque chose, et, moi, je lui ai attribué, au moins pour une grande part, un honneur que m'a fait l'Académie, il y a, je crois, une dizaine d'années.
Ceux qui se sont donné le plaisir de lire un livre qu'il a publié en 1887.—Soixante ans de souvenirs—et qui auraient lu par hasard celui que j'avais publié quelques années auparavant—le Livre du bord—auraient pu remarquer le contraste de la destinée de ces deux camarades, à peu près, je crois, du même âge et sortant en même temps du collège pour entrer dans la vie.
On pourrait se représenter—au moment où la porte du collège s'ouvrait pour tous les deux—l'un montant dans une gondole pavoisée, mouillée d'avance à la porte et descendant doucement et sans secousses entre des rives fleuries jusqu'à une oasis où l'attendent des amis et des succès de tous genres; l'autre gravissant à pied une montagne escarpée, couverte de ronces et d'épines, ne sachant pas précisément où il allait, mais décidé à monter.
Et, cependant, si le premier se félicite de sa vie, le second ne se plaint pas de celle qui lui était destinée.
Il avait reçu des bonnes fées qui avaient 48 présidé à sa naissance un don plus précieux que la lance d'Argail—et que les trois œufs donnés à la princesse de l'Oiseau bleu.
Il était né poète—et vrai poète.
Je n'entends pas par là faiseur de vers, aligneur de syllabes et chercheur de consonances,—quoiqu'il eût fait passablement de vers aussi bons pour le moins que ceux de beaucoup d'autres et entre autres dix mille vers au moins pour une jeune fille, jeune homme alors lui-même, à laquelle il n'a jamais osé en montrer un seul,—ignorant alors ce qu'il n'a su que trop tard, combien les femmes sont sensibles à ce langage, et combien ont été mises à mal par des vers de treize pieds avec des rimes insuffisantes ou douteuses et vides de toute pensée.
J'entends par poète qu'il était doué de deux ou trois sens exquis perfectionnés par l'étude et la contemplation de la nature, peut-être aussi aux dépens des autres sens moins développés et moins exercés,—grâce auxquels il voyait, il entendait, il respirait dans les champs, dans les bois, au bord des rivières et des ruisseaux, sur les plages de la mer, des magnificences, des harmonies, des parfums et des ivresses inconnus aux autres humains;—presque semblable à cet homme d'un conte de 49 fée qui voyait et entendait l'herbe pousser.—Il jouissait tant de la vue et de l'odeur de l'aubépine, qu'il n'avait jamais consenti à appeler avec les savants cratægus oxyacantha, qu'il en aimait même les épines.—Il avait tout d'abord deviné ou senti qu'une violette est d'une aussi riche couleur qu'une améthyste et a, de plus que l'améthyste, le parfum et la vie.—Il se sentait appelé par préférence et invité aux fêtes perpétuelles que donne la nature;—il ressemblait à ce saint dont je me reproche d'avoir oublié le nom et qui disait: «Mes maîtres ont été les chênes, les hêtres et les bouleaux; je ne sais rien que ce qu'ils m'ont appris, et cependant je sais beaucoup de choses!» et à cet autre, saint François d'Assise, qui comprenait le langage des oiseaux et causait avec eux. Il ne considérait comme beau et grand que ce qui était en réalité beau et grand,—ne se laissant influencer ni par les engouements ni par la mode. Il savait que la nature ne produit par siècle que quelques douzaines d'hommes de bon sens, de grand cœur, de grand esprit, qu'il lui faut distribuer et éparpiller dans le monde entier,—si bien qu'on n'a que peu de chance de les rencontrer,—au milieu des esprits faux ou faussés des fats, des sots, des mauvais, des 50 vulgaires,—et à ceux-là il ne se résignait pas.—S'il mettait au nombre des grands et vrais plaisirs une conversation intelligente à cœur ouvert, à esprit déboutonné, il ne supportait pas l'échange de phrases vides, apprises par cœur, les mots soufflés et creux, les «potins», les bavardages. Il avait réuni sur trois planches les génies et les grands esprits de tous les temps et de tous les pays,—toujours prêts à lui tenir bonne et saine compagnie.—Il n'avait nulle envie de paraître, et nulle envie surtout de paraître riche,—ce qui est déjà presque une fortune; au point de vue de l'argent, il se contentait d'avoir de quoi satisfaire les vrais et naturels besoins, y compris le plus impérieux peut-être, avoir de quoi donner.
Il n'ambitionnait aucun rang, honneur ni dignité; il ne s'était pas mis sur l'échelle, gravissant, ou s'efforçant de gravir chaque échelon en en faisant tomber un autre;—il s'était tapi seul, isolé en son coin;—il n'avait jamais voulu être rien dans rien, il n'était même pas gendelettre.—Il s'était maintenu fidèle à ses deux devises, à ses deux cachets: Αυτοτατος [Autotatos] (toujours et tout à fait moi-même), et «Je ne crains que ceux que j'aime»! aimant peu de gens, mais les aimant beaucoup 51 et sincèrement;—heureux d'aimer ses enfants et ses petits-enfants, sans en exiger, ni peut-être en espérer de retour;—considérant que c'est déjà un grand bonheur d'aimer,—et ne leur demandant que de les voir heureux, en s'efforçant d'être pour quelque chose dans ce bonheur,—comme un cerisier, qui semble si satisfait de voir les oiseaux et les enfants manger ses cerises, qu'il n'hésite pas à refleurir à la saison suivante et à produire de nouvelles cerises qu'il leur a fait espérer et comme promises. Il n'était donc pas à plaindre et ne se plaignait pas.
Mais revenons à mon académicien et à mes chrysanthèmes.
Ah! mon ami l'académicien, si j'avais le grand plaisir de te voir ici, chez moi, dans cette humble et pauvre masure si richement revêtue de rosiers, de jasmins et de passiflores,—je te montrerais mes chrysanthèmes en leurs grands épanouissements; tu en verrais de toutes les couleurs:—blanc, rose, violet, amarante, cramoisi, jaune, orange, lilas et panaché de ces diverses couleurs,—et exhalant cette odeur particulière que j'appellerai odeur d'automne; puis, comme tu serais honteux de lire dans votre Dictionnaire, dont tu es solidaire et responsable pour ta part: 52
Je copie:
«Chrysanthème.—Substantif masculin, plante que l'on cultive dans les jardins à cause de ses belles fleurs JAUNES.»
C'est l'étymologie qui vous a égarés— χρυσος [chrysos] et ανθος [anthos]—fleur d'or;—mais alors comment ce respect de l'étymologie vous a-t-il permis de faire de ce nom un substantif masculin?
Quand vous dites:
Un chrysanthème,
Moi qui respecte aussi l'étymologie, j'entends:
Un fleur d'or.
Pendant que nous sommes au jardin,—permets-moi une autre observation, toujours à propos de votre Dictionnaire.
Regarde cette fleur tardive épanouie sur une plante paresseuse,—car c'est l'été qu'elle se montre d'ordinaire.
... Ces jolis bleuets que, pour mettre en couronne,
Les filles vont chercher au sein des blés jaunis.
Pourquoi les appelez-vous bluets? tout en disant:
«Sorte de centaurée qu'on appelle bluet à cause de sa couleur bleue.»
Le bleuet—la fleur bleue par excellence! 53 qui vous empêche alors d'appeler la rose roé? le rouge-gorge, ruge ou roge-gorge?
N'était-ce pas déjà trop d'avoir laissé les étincelles bleues devenir des bluettes, que, pour mon compte, je m'obstine à appeler bleuettes.
Sortons, si tu veux, du jardin, mais ne sortons pas de votre Dictionnaire?
Pourquoi appelez-vous charcutier le marchand de chair cuite? Pourquoi vous êtes-vous laissé imposer cette mauvaise prononciation populaire?
Pourquoi ne pas dire simplement chaircuitier? ou alors pourquoi ne dirait-on pas bucher au lieu de boucher, épcier au lieu d'épicier, chabonier au lieu de charbonnier, frutier au lieu de fruitier? Il y a, je le sais, des marchandes de pommes qui prononcent comme cela, mais elles ne sont pas de l'Académie.
Je n'ai aucune objection à faire contre le mot myrte—comme vous l'écrivez,—et, si j'ai l'habitude de l'écrire MYRTHE, c'est simplement que je l'ai trouvé plus joli ainsi orthographié, l'ayant lu dans de vieux livres, et notamment dans une histoire de chevalerie, où un chevalier de la table ronde se présente vêtu entièrement de vert, et sur son écu, de la même couleur, on lisait:
54 «Le verd est la couleur du myrthe et du laurier.»
Je demanderai seulement pourquoi le nom de cette couleur, qu'on écrivait autrefois avec un d final, s'est écrit depuis et s'écrit aujourd'hui par un t; ce qui ne va guère bien avec ses dérivés verdure et verdoyant.
Pourquoi a-t-on cessé d'écrire primtemps (premier temps) pour écrire printemps? sans compter qu'il y a aujourd'hui des gens qui écrivent printems.
Pourquoi ne se contente-t-on plus, au mot enfant, d'ajouter un s comme signe du pluriel;—quel avantage trouve-t-on à supprimer le t et à écrire enfans?
Pourquoi alors, si cela est admis, n'écrirait-on pas, en pratiquant un retranchement semblable, des abricos—des almanas,—et le pluriel de soleil serait soleis.
Au mot un, dans votre Dictionnaire, vous indiquez, avec raison, qu'on ajoute l'article devant un quand on l'oppose à l'autre—l'un et l'autre;—mais vous ne dites pas que c'est seulement dans ce cas—et quand il ne s'agit que de deux. Si bien qu'on prend aujourd'hui—surtout dans les journaux—cet article précédant un comme s'il était simplement euphonique;—on dit: «De trois voleurs, 55 l'un s'est enfui, les deux autres ont été arrêtés,» tandis qu'on ne devrait dire l'un que s'il y avait seulement deux voleurs;—l'un ne devrait se dire que par opposition à l'autre. C'est l'alter des Latins, qui ne se dit également qu'en parlant de deux.
Et si on peut dire les uns et les autres, c'est lorsque vous désignez une quantité quelconque,—mais divisée en deux parties dont chacune devient une unité,—ce que vous négligez de dire.
Etc., etc., etc...
Peut-être me trouveras-tu un peu pointilleux,—c'est que je m'inquiète de voir notre belle langue française menacée.
Saint François de Sales,—que j'ai choisi pour mon patron dans le ciel et dont j'aurais été si heureux d'être l'ami sur la terre, cet homme si sensé, si spirituel, si vrai, si indulgent, si charitable, si humain, a dit à Philotée: «Défiez-vous de ces petites blandices et muguetteries qu'on appelle innocentes et qui ne le sont pas longtemps.»
De même il ne faut pas permettre qu'on prenne avec la langue française même de petites libertés, et ce soin vous incombe surtout à vous autres les académiciens,—vestales chargées d'entretenir et de défendre le feu 56 sacré, et n'oubliez pas qu'on enterrait vivante la vestale qui le laissait éteindre, ne fût-ce qu'en s'endormant.
Longtemps—et peut-être encore un peu—la langue française a été la seconde langue de tous les peuples, comme la France était leur seconde patrie;—la pauvre France, tombée au pouvoir des incapables, des avides, des fous et des coquins, est en train de ne plus être bientôt une patrie, même pour nous.
Défendez au moins la langue contre l'invasion des barbares, et, si vous craignez de n'élever contre les attaques des Tartares qu'une impuissante muraille de porcelaine qui serait brisée comme une tasse,—vous aurez au moins retardé le désastre en disant, comme disaient les Anglais, lors de leur lutte désespérée contre Napoléon, qui avait bien vu le défaut de leur cuirasse et les attaquait si dangereusement pour eux par le blocus continental:
«Défendons-nous jusqu'à la mort; et, d'ailleurs, si l'Angleterre doit périr, il vaut mieux que ce soit ce soir que ce matin.»
La danger qui menace la langue française—se compose de plusieurs dangers:—la tribune politique, où les avocats, en majorité, 57 ont apporté la faconde creuse sans mesure et sans responsabilité du palais;—les clubs, les réunions publiques, les conférences, où s'en donnent à cœur joie les Démosthènes du ruisseau,—des ouvriers qui ont adopté la profession «d'ouvriers sans ouvrage», récitent des articles de journaux que ces journaux reproduisent et que d'autres orateurs récitent à leur tour;—à la Chambre des députés, chaque incident chaque «question» amène ses deux ou trois petits barbarismes—les journaux eux-mêmes nécessairement improvisés—ce qui est leur moindre défaut.
Ces nuées de sauterelles s'abattant sur le papier blanc, ces innombrables phalanges d'écrivains ou mieux d'écriveurs, la plupart illettrés encombrant le rez-de-chaussée des journaux et se hissant par l'influence des journaux jusqu'aux libraires: le besoin pour ceux qui se sentent incapables d'intéresser, s'efforçant d'étonner—«d'épater», comme on dit aujourd'hui,—la critique hostile ou complaisante ou payée, engouement ou dénigrement;—les lecteurs dupes des réclames de deux francs à dix francs la ligne qui vendent les journaux aux libraires, lesquels annoncent la trente-septième, la soixante-treizième édition des livres qu'ils publient 58 souvent en faisant payer le papier, l'impression et les annonces aux auteurs.
Ajoutons la mode d'emprunter à la langue anglaise une foule de mots non seulement pour la chasse, la pêche, l'équitation, le canotage, tous les exercices,—mais encore pour les jeux et pour «le monde» une assemblée, etc., select—high life—lunch—five o'clock.
Tout conspire contre notre belle langue française, que presque seuls parlent aujourd'hui correctement et noblement les étrangers qui l'ont apprise par la lecture des écrivains du siècle dit de Louis XIV—et du dix-huitième siècle.
Pourquoi l'Académie ne publierait-elle pas mensuellement des cahiers de critique sérieuse, de bonne foi, où elle lutterait peut-être avec autorité contre le mauvais goût et la décadence.
Après avoir dit les dangers, je crois devoir aussi réduire les craintes à leur proportion réelle.
La phalange naturaliste, intransigeante, documentaire d'aujourd'hui, n'est qu'une imitation avec grossissement, comme disent les photographes, de la phalange romantique de 1830.
59 Il y avait alors dans cette armée une quinzaine d'hommes de talent—dont huit ou dix sont restés et resteront—le reste a disparu.
Où sont Petrus Borel, le licanthrope, et Bouchardy, au cœur de salpêtre?
Ils sont où ira bientôt la foule à la suite des documentaires, naturalistes, etc.,—dont trois, disons quatre pour être gracieux, survivront à la mode.
Avec cette différence cependant que—vu le grossissement—la foule, la tourbe à la suite des romantiques se composait de fous, et que celle à la suite des documentaires se compose d'enragés.
Nous venons d'en voir une triste et odieuse preuve dans un procès récent dont j'ai déjà dit quelques mots et dont je vais reparler tout à l'heure.
Parmi les écrivains, surtout parmi les contemporains, quelques-uns joignent à un véritable talent—la manière de s'en servir, de le mettre en valeur.—Quelquefois même ce don complète ou remplace même le talent à un certain degré.
Décidés à arriver, ne se contentant pas du rêve démodé de la «postérité», ils se font une petite armée qu'ils payent de promesses magnifiques; s'ils marchent à la tête, c'est 60 pour enfoncer les portes, pour préparer le festin auquel tous auront part;—pour une armée en campagne, il faut un drapeau et une devise.
Saint-simonisme—romantisme, naturalisme, etc.,—il en est de même pour la politique, démocratie, intransigeance, irréconciliabilité—possibilisme, anarchie, etc.
Je compare les uns et les autres à des aéronautes qui ont besoin d'aides pour s'élever,—ceux-ci cousent le ballon et fabriquent la nacelle,—d'autres, et c'est le plus grand nombre, s'essoufflent à le gonfler. Ah! comme vous soufflez bien! quel génie! c'est vous qui faites tout!—encore un peu de courage et nous allons monter pour le moins à la lune. La nacelle est un peu petite, mais l'aéronaute dit en confidence à chacun de ses ouvriers qu'il compte n'emmener que le choix, les meilleurs, et qu'il est naturellement un des choisis;—tous se cramponnent aux cordes qui retiennent le ballon, et, tout à coup, l'aéronaute monte dans la nacelle, s'installe, et, tout à coup, crie: Je vais vous préparer les logements Lâchez tout!
On lâche les cordes, il s'élève et plane, laissant ses aides stupéfaits, ahuris, essoufflés avec les bouts des cordes dans les mains.
61 Il est une question assez difficile à résoudre: Est-ce la société qui agit sur la littérature? Est-ce la littérature qui agit sur la société?—Je crois que l'influence est mutuelle et réciproque—et qu'il n'y a pas plus de mauvais goût et de décadence à écrire certains volumes, qu'il n'y en a à les lire.—Encore un souvenir du collège; te rappelles-tu une certaine lettre de Sénèque à Lucilius? «En certain temps, dit-il, la façon de parler et d'écrire se corrompt,—l'enflure devient à la mode, inflata oratio viget;—il y a un vieux proverbe grec qui dit: «On a toujours parlé comme on a vécu, talis oratio qualis vita.—L'esprit dégoûté des choses ordinaires, affecte de s'exprimer d'une nouvelle façon; il va chercher des mots hors d'usage, il en invente ou change le sens de ceux usités ou en emprunte à une langue inconnue. Partout où vous verrez prendre goût à un langage corrompu, soyez certain que les mœurs y suivent une mauvaise pente—a recto descivisse.» Ainsi parle Sénèque.
Dans «l'affaire» Chambige, un avocat a fortement tonné contre la littérature contemporaine; le ministère public,—autre avocat, en vue peut-être de se rendre les journaux favorables et de leur subtiliser, extorquer un 62 «bon article», a pris la défense de cette littérature, du «grand Balzac» et de ses «continuateurs».
Ah! oui,—Balzac! parlons-en de Balzac.
On dit aujourd'hui «le grand Balzac», et, de son vivant, pendant la lutte qui l'a tué si jeune et en plein talent, on le discutait, on le contestait, on le niait, on le vilipendait.
Il faut ici rappeler l'Auvergnat qui se plaint à son gargotier de trouver un soulier d'enfant dans la soupe.
Balzac,—les livres de Balzac, ce n'était pas que ce fût sale,—mais «ils tenaient de la place», une place que chacun de ses impuissants détracteurs pensait pouvoir occuper, si Balzac ne l'eût usurpée.
Balzac!
J'ai été le seul alors à dire et à imprimer:
«L'Académie de notre temps veut avoir aussi son Molière à ne pas nommer.»
Deux procès simultanés ont excité singulièrement des intérêts différents.
Prado était un voleur, un assassin, un scélérat de profession;—il était accusé d'avoir assassiné une fille publique pour lui voler ses diamants;—il le niait avec une invincible obstination, beaucoup d'adresse, de sang-froid, 63 je dirai presque de talent,—malgré beaucoup de faits, on peut dire de preuves à l'appui de l'accusation.—Pour mon compte, je crois qu'il a assassiné Marie Aguettant; mais je ne sais si j'aurais osé le condamner à mort—faute d'une de ces preuves auxquelles l'accusé n'a plus rien à répondre et qui lui arrachent soit un aveu, soit un silence équivalent à un aveu.
Si je le crois coupable,—ce n'est pas sur les preuves avancées par l'accusation, quelque graves et vraisemblables qu'elles soient; c'est sur sa défense même si habile, si adroite, si troublante; c'est une plaidoirie d'un avocat très fort, et si son avocat avait assassiné Marie Aguettant, et, si Prado avait été le défenseur—peut-être l'accusé eût été acquitté ou eût obtenu des circonstances atténuantes.—Mais cette défense est une plaidoirie d'avocat; pas un cri, pas une phrase, pas un mot d'innocent.
—Prado a été condamné à mort, quoique son avocat dît, dans son plaidoyer—qu'il ne croyait guère à la légitimité de la peine de mort prononcée par la loi et la société.
L'autre était plus qu'un scélérat, c'est un monstre et un lâche.
Il a assassiné une honnête femme, mère de famille. Il prétend, contre toute vraisemblance, 64 que lui et elle voulaient mourir ensemble; il l'avait tuée d'une main ferme, de deux coups de pistolet—et qu'ensuite lui-même, avec quatre balles restées dans le pistolet et vingt-deux balles dans la poche, il s'était contenté d'une blessure ridicule, laissant sur un lit le cadavre nu jusqu'au-dessus de la ceinture. Non seulement il avouait le crime,—mais il s'en vantait comme d'une action admirable, sublime.—Il a fait venir de Paris le bâtonnier de l'ordre des avocats,—chargé de déshonorer sa victime, et qui s'en est acquitté de son mieux.
Un gamin de lettres est venu à l'audience le glorifier, sans que le président ait fait jeter le gamin à la porte du prétoire.
Le ministère public n'a pas osé requérir la peine de mort, dans la crainte de venir en aide à une vieille rengaine, à une vieille rouerie, à une vieille «ficelle» de la défense: «L'accusé aime mieux la mort que le bagne.» L'avocat général n'a pas osé parce qu'il courait le risque, en demandant la mort de ce monstre, de provoquer un acquittement. Dans ce crime, que toutes les circonstances rendaient plus horrible, le jury a trouvé des circonstances atténuantes, et M. Chambige en est quitte pour sept ans de travaux forcés.
65 Le lendemain de la condamnation, ses amis «littéraires» ont voulu avoir leur part dans la notoriété, dans la gloire de M. Chambige, et un d'eux a vu une occasion de célébrité et de bénéfices, en faisant annoncer dans les journaux un livre dédié au condamné!—espérant que ça se vendrait bien et aurait trente-sept éditions comme tant d'autres.
Comment le ministère public eût-il dû risquer un acquittement qui n'eût guère été plus scandaleux que la peine dérisoire—dont ce lâche, que son avocat avait dit «préférer la mort au bagne,»—se donne bien de garde d'appeler et se trouve satisfait!—comment l'avocat général n'a-t-il pas dit:
«Chambige, je requiers contre vous la peine de mort.—Soyez heureux que la loi et la justice vous débarrassent d'une vie désormais honteuse et misérable, d'une vie que, en admettant la fable dont vous avez accru votre crime, vous deviez à la morte, et que vous avez tenté par tous les moyens de lui escroquer.»
Cet avocat n'osait pas demander la peine capitale dans la crainte d'un acquittement pour un crime monstrueux commis par un homme ne méritant aucune pitié.
66 Cet autre avocat,—également ministère public, demandant et obtenant la mort de l'accusé, mais disant qu'il n'est pas certain que la société ait le droit de tuer—me font voir—une fois de plus—qu'il est des absurdités, des bêtises qui ont la vie bien dure et qu'il faut tuer plusieurs fois.
Aux mêmes insanités, je ne puis faire que les mêmes réponses;—mais je commencerai par dire:
A soutenir l'abolition de la peine de mort, on peut se laisser entraîner sans une conviction bien entière, parce que cette plaidoirie est féconde en phrases brillantes, faciles et toutes faites,—parce qu'elle a un air généreux, libéral, humain.
Pour soutenir l'avis contraire qu'on aimerait peut-être mieux ne pas avoir, et dont la popularité et le succès sont beaucoup moins certains, il faut être bien complètement, bien résolument de cet avis.
Il est curieux de remarquer que les plus ardents adversaires de la peine de mort sont des gens qui, en même temps, s'efforcent de réhabiliter Robespierre, Danton, Fouquier-Tinville, Carrier, Marat, etc., etc., puis d'excuser d'abord et d'expliquer ensuite et de glorifier la Terreur, la guillotine permanente, 67 les mitraillades de Lyon, les noyades de Nantes, la Commune, etc.
Les adversaires de la peine de mort se fondent sur deux arguments que voici:
1o «L'échafaud est inutile;—l'échafaud n'effraye pas les assassins.»
Qu'en savez-vous? Vous savez qu'un homme n'a pas été arrêté par crainte de l'échafaud; mais, si un homme, dix hommes ont subi cette crainte salutaire, iront-ils vous dire: «Mon bon monsieur, j'étais tourmenté d'un âpre désir de tuer mon ennemi et d'assassiner un homme riche qu'on ne pouvait dépouiller autrement, mais j'ai reculé devant l'idée de la guillotine.»
Admettons un moment que la peine de mort n'empêche pas l'assassinat, vous supprimez la peine de mort; mais que faites-vous des assassins? Vous leur infligez les travaux forcés.—Mais, si la crainte de la plus forte peine a été inefficace, pensez-vous que la crainte d'une peine moindre serait plus puissante?
Non; alors supprimons les travaux forcés.
De même pour l'emprisonnement—et nous descendrons toujours jusqu'à ce que nous ayons une peine homéopathique à la trois centième relative.
Mais heureusement que votre raisonnement 68 ne vaut rien; car il conduirait à ce raisonnement terrible:
La peine de mort est impuissante; il faut donc ne pas diminuer la peine, mais l'augmenter jusqu'à ce qu'on obtienne un résultat;—alors il faut recourir aux supplices, à la torture, aux membres rompus, à l'écartellement: est-ce là ce que vous voulez?—C'est cependant ce que vous demandez—en disant la peine de mort inefficace, c'est-à-dire insuffisante.
Dans le crime, comme dans toutes les autres circonstances, l'homme, à son insu parfois, fait un calcul des peines et des plaisirs;—on ne veut pas payer trop cher:—tel jouera un an de sa liberté contre la chance de s'approprier cent francs, qui reculera s'il ne peut prendre que dix sous en encourant la même peine, ou s'il doit jouer deux ans contre la capture de cent francs.
Il y a des voleurs qui ne volent jamais la nuit, quoiqu'ils aient moins chance d'être pris qu'en volant le jour, parce qu'ils ne veulent risquer qu'une certaine peine, et ne pas trop mettre au jeu.
Ces assassins sont une bande à part,—devenue plus nombreuse depuis qu'ils ne jouent plus contre l'échafaud, mais seulement contre 69 certaines chances aléatoires de l'échafaud—depuis qu'on rend des points aux assassins.
2o Argument.
«La société n'a pas le droit de tuer un homme, elle ferait dans ce cas ce qu'elle reproche au criminel d'avoir fait.»
Il y a cependant une certaine nuance sur laquelle j'appelle votre attention.—La société tue un homme parce qu'il en a tué un—et aussi pour l'empêcher d'en tuer d'autres, et aussi pour faire savoir à ceux qui seraient tentés de l'imiter qu'ils jouent leur tête, et aussi pour rassurer la société justement alarmée.
La société tue un homme parce qu'il en a tué un autre, l'assassin a tué un homme parce qu'il avait une montre.
L'homme attaqué par un assassin a-t-il le droit de le tuer pour se défendre?
C'est ce droit de se défendre que l'individu transmet à la société, et le transmet diminué de tout ce que la passion, la peur, la colère pourraient y ajouter d'arbitraire et d'excessif.
Mais, si la société avoue qu'elle est impuissante à protéger ses membres contre l'assassinat, elle rend à chaque individu la délégation qu'il lui a faite,—chacun rentre en possession de sa défense personnelle;—de là nécessairement, 70 la vendetta, la loi de Lynch, le revolver et le tomahawk.
Qu'aurait-on dit et fait à M. Grille, si, voyant que l'assassin et le calomniateur de sa femme n'est pas condamné à mort, l'y avait condamné lui-même en lui brûlant la cervelle à l'audience?—Ce n'est certes pas moi qui l'aurait blâmé.
Vous trouvez que tuer un homme est horrible,—moi aussi.
Que tuer un homme, fût-il un scélérat, c'est encore fort triste.
C'est mon avis.
Que la guillotine est un objet hideux.
Je le pense comme vous.
Que l'office de bourreau et le bourreau lui-même sont ignobles et répugnants.
Rien n'est plus clair.
Qu'il serait à désirer qu'on ne tuât plus personne, qu'on brûlât la guillotine.
Nul au monde ne le désire plus sincèrement et plus vivement que moi.
En un mot qu'on supprimât la peine de mort.
Je vous défie d'y applaudir plus que moi.
Supprimons donc la peine de mort, mais que messieurs les assassins commencent.
La peine de mort, grâce aux phrases dues à 71 la sympathie qu'il est de mode d'afficher pour les scélérats,—grâce aux faiblesses et à la sottise des jurés, n'existe déjà plus que très exceptionnellement pour quelques assassins, empoisonneurs, incendiaires, parricides, etc.;—mais elle subsiste et elle subsistera pour ceux qui laissent voir des chaînes de montre, pour ceux qui passeront pour avoir de vieux louis enfouis; elle subsistera pour la pauvre fille qui refuse d'épouser un mauvais sujet auquel elle aura inspiré une fantaisie.
La peine de mort n'existera plus pour les criminels, elle sera réservée exclusivement aux innocents.
Un jour le Bon Dieu s'éveillant.
Fut pour nous assez bienveillant.
La mode, qui exerce un despotisme si invincible est en même temps si mobile, que, si elle inquiète à juste titre ceux qu'elle adopte, elle ne doit pas décourager ceux qu'elle néglige et semble dédaigner, et qui peuvent avoir leur tour demain; elle est si changeante, qu'elle a fini par s'ennuyer d'elle-même, se trouve vieillie, ne se croit plus elle-même à la mode, change de nom, et se fait aujourd'hui appeler le «chic».
Aussi ai-je hésité, dans la crainte d'effaroucher les lecteurs, à rappeler ces deux vers de Béranger, si admiré, si loué pendant un temps, et aujourd'hui si dédaigné, si oublié avec une égale injustice et une semblable exagération. 73 Mais cette épigraphe convenait si bien à la petite histoire que je vais raconter, elle m'est si bien venue d'elle-même sous la plume, que je me suis risqué et résigné.
On aimerait à se représenter l'Être suprême invisible et senti dans tout, sans qu'on osât lui donner une forme et une figure, aimant, protégeant, réglant d'un égal et paternel amour son œuvre tout entière, tout ce qu'il a créé,—tout ce que nous voyons et tout ce qui est au delà de ce que nous voyons, les mondes infinis et un grain de poussière—les soleils et les lucioles—les mers et la goutte de rosée—l'homme et les insectes microscopiques, rien n'étant grand ni petit aux regards de cette souveraine et divine intelligence.
Malheureusement, la Bible, que nous sommes obligés de croire, nous le montre autrement.—Pendant plusieurs siècles, selon les saintes écritures, Dieu s'est presque exclusivement consacré au petit peuple hébreux qu'il a appelé «son peuple» par préférence et excellence, et dont il a été le Dieu particulier et confisqué, lui sacrifiant le grand peuple Égyptien et tous les peuples ses voisins, dans cette terre qu'il lui avait «promise», et où il l'avait conduit sans se décourager, quoiqu'il dit lui-même à Moïse: «Décidément, 74 ce peuple a la tête trop dure» (Duræ cervicis; Exode, XXXII, 9. Ce qui est répété dans le Deutéronome, IX, 13.)—Il alla jusqu'à lui envoyer son fils, par une préférence extraordinaire, et, je dirai même, difficile à comprendre—et, ce fils, ils le crucifièrent.
Je me croyais donc fondé à croire Jéhovah moins jeune, et guéri à jamais d'un pareil engouement et remonté chez lui, à cette hauteur d'où sont égales les montagnes et les taupinières, les chênes et les brins d'herbe, les éléphants et les fourmis.
Lorsque je trouvai par hasard en flânant sur les quais de Paris un vieux petit volume recouvert de parchemin jauni, qui m'obligea à penser autrement.
Oh! les bonnes flâneries sur les quais de Paris, à fouiller sur les parapets les boîtes des bouquinistes!
A vrai dire, depuis si longtemps que j'ai quitté Paris, c'est la seule chose que j'aie jamais regrettée—de cette ville, que Victor Hugo a appelée la «ville lumière», prenant naïvement pour une lumière la lueur rouge de l'incendie.
Voici ce que raconte ce bouquin:
«La terre, dit un jour Jéhovah, ce monde, un des moindres du nombre infini que j'ai 75 créés, me donne plus de soucis que tous les autres.—J'avais de mon mieux, et assez bien je puis le dire sans vanité, organisé les choses, pour que la courte existence des habitants de la terre fût très supportable et même assez heureuse; mais tous leurs efforts tendent à déranger l'ordre que j'ai établi, à inventer des maladies du corps et de l'esprit, à se créer des ambitions absurdes, des désirs irréalisables, des chagrins et des maux de tous genres, tant les uns contre les autres, que chacun contre soi-même, et je n'entends monter que des plaintes, des récriminations contre le sort, contre la vie, contre moi-même.
»Je veux faire encore un essai;—mais, par le Styx, ce sera le dernier!—Je vais tenter de rendre un peuple heureux et de lui donner tout ce qu'il peut raisonnablement désirer, et même un peu au delà.»
Il prit un peuple, le plaça dans une contrée située de la façon la plus avantageuse, entre des mers—un climat tempéré, un sol fertile; puis il doua les femmes non seulement d'une beauté suffisante, mais encore d'une grâce particulière et d'un charme spécial;—il doua les hommes de bravoure et d'un certain esprit qui n'est pas précisément «la raison ornée 76 et armée», mais d'une autre espèce plus pratique, plus agréable, peut-être plus capable de distraire et d'amuser:—il leur donna surtout la gaieté. La gaieté! cette santé de l'esprit, ce soleil qui colore la vie de teintes si riantes, qui rend les maux légers; il leur donna le rire, le seul avantage bien constaté que l'homme ait sur le singe.
Il leur expliqua que la monarchie est l'image du gouvernement paternel et fait d'un peuple une famille, puis il leur choisit lui-même une succession de rois aimant tendrement le peuple.
Mais de ces rois ils assassinèrent le premier, ils décapitèrent le second et forcèrent le troisième à s'en aller, après avoir échappé six fois aux couteaux et aux pistolets, aux cris de «Vive la liberté!»
«La liberté! dit Jéhovah, c'est un aliment de trop haut goût et de trop difficile digestion et assimilation pour vos faibles estomacs. Vous en avez eu jusqu'ici plus que vous n'en pouvez supporter; vous n'êtes pas des esclaves aspirant à briser leurs chaînes, vous êtes des domestiques capricieux aimant à changer de maîtres.—Eh bien, je vais vous satisfaire,—je vais vous mettre en République;—vous aurez alors quelques douzaines de 77 maîtres, de tyrans, dont vous changerez tous les dimanches.
«Puis je ne m'occupe plus de vous—débrouillez-vous. Je vous défends même d'écrire sur vos pièces de cent sous que je vous protège particulièrement, parce que désormais cela ne sera plus vrai.»
A ceux-là il n'envoya pas son fils, peut-être ne l'osa-t-il pas.
Et il fit comme il l'avait dit.
Et ce peuple se mit à ne plus labourer la terre si fertile qui lui avait été donnée.
Tout le monde voulut être médecin, avocat, notaire, homme politique, ministre, président de la République. La gaieté disparut; il ne crut plus à Dieu, mais il crut à tel ou tel avocat, à tel ou tel général, à tel ou tel déclassé, à tel ou tel fruit sec.
Il nomma pour le gouverner des hommes dont il exigea des promesses impossibles à réaliser,—qui ne seraient pas restés trois jours au pouvoir s'ils avaient tenté de tenir leur parole, et qui, ne la tenant pas, étaient renversés au bout de huit jours. Ce peuple, qui avait été longtemps un objet d'envie et de respect, devint un objet de pitié et de dérision;—au drapeau blanc, il substitua le drapeau tricolore, puis le drapeau rouge, puis le drapeau 78 noir;—il déclara la république une et indivisible, et se partagea en cent hordes ou meutes sous différents noms, si bien que leur vrai drapeau, celui qui eût convenu à cette situation, eût été la culotte d'Arlequin.
On gaspilla, on vola, on assassina; on fit, sinon des vertus, du moins des titres de gloire et de popularité, de tout ce qui autrefois déshonorait.
Au milieu de la foule, il se trouva par hasard un homme un peu bizarre, ami du vrai, du juste, du grand et du beau,—spectateur désintéressé, n'ayant envie de rien, ne voulant rien être dans rien;—il n'était guère écouté et choquait beaucoup de gens par les vérités qu'il émettait de temps en temps;—on ne disait jamais de lui: «Il a raison, aujourd'hui»;—mais on a dû souvent dire: «Comme il avait raison, il y a dix ans, il y a vingt ans!» Son faible, sa marotte, sa manie était de chercher patiemment des vérités;—puis, quand il en avait trouvé une, de l'éplucher, de la décortiquer, de la «décaper», de la nettoyer, de la fourbir, de la frotter, de la faire luire, en la réduisant à la plus simple, plus intelligible et plus brève expression.
Puis, quand il en avait rassemblé quelques-unes, de leur donner la volée comme à un 79 essaim de libellules échappées de leurs chrysalides.
Non seulement on ne lui en savait aucun gré, mais beaucoup s'en ennuyèrent, s'en offensèrent et lui voulaient du mal;—il s'en affligeait quelque peu, parce que cette indifférence ou cette malveillance l'empêchaient de faire le bien qu'il aurait voulu faire,—et il ressemblait à cet autre homme qui avait gagé de vendre sur un pont des louis d'or à trois sous la pièce, et auquel on n'en acheta pas un; ce qui lui fit gagner son pari. Cependant, comme cette malveillance allait jusqu'à la haine, il imagina de mettre à l'avenir ce qu'il avait à dire sous un nom d'emprunt qui ne serait pas compromis comme le sien, et permettrait peut-être de voir accepter et adopter quelques-unes des vérités qu'il croyait utiles.
Il pensa un moment à prendre pour gérant responsable le grand philosophe Koung-fou-Tsé que les jésuites ont appelé Confucius—mais on était habitué à ne pas prendre les Chinois au sérieux, la Chine n'était pas à la mode, et lui-même avait plus d'une fois parlé de ce grand homme avec admiration; ce qui aurait fait soupçonner l'expédient.
Un jour qu'il avait amassé un certain nombre d'aphorismes, d'axiomes plus hardis encore 80 que de coutume, il jugea que, pour échapper à l'indignation et au mépris, il était temps de mettre son idée à exécution.
En effet.
C'était un chapelet assez dangereux.
Par exemple.
Deux et deux font quatre.
La prétendue république n'est pas un but, c'est une échelle.
La partie est toujours moins grande que le tout.
On attaque les abus non pour les détruire, mais pour s'en emparer et en jouir.
Le plus court chemin d'un point à un autre est la ligne droite.
Les avocats s'intitulent les «défenseurs de la veuve et de l'orphelin»;—mais la veuve et l'orphelin n'auraient pas besoin d'eux, s'il n'y avait toujours en face de leur défenseur un autre avocat qui y oblige.
Un nombre, quel qu'il soit, est toujours pair ou impair.
L'avocat, après dix ans d'exercice de sa profession, ayant plaidé dans toutes les questions le pour et le contre, n'a plus aucun discernement du juste ni du vrai—et est tout à fait incapable de prendre part aux affaires publiques.
81 La liberté de chacun a pour limite la liberté des autres.
Cinq et quatre font neuf, ôté deux reste sept, etc., etc., etc., et autres paradoxes vrais peut-être, mais étranges, choquants, n'ayant nulle chance d'être acceptés.—C'était plus que n'en pouvait supporter la patience de ses concitoyens.
Il se décida à ne publier de pareilles hardiesses que sous le nom du «philosophe».
Klmprsk
Cette publication n'excita pas autant qu'il l'avait craint l'indignation générale,—à cause de la situation du gouvernement; le Président trônait depuis trois ans, le ministère depuis trois mois.—C'était un assez rare exemple de longévité.—Un parti s'était formé de tous les partis aussi ennemis entre eux pour le moins qu'ils l'étaient du parti au pouvoir, mais pour le moment d'accord sur ce point, qu'il fallait le renverser et rendre la place libre,—chacun à part soi, espérant jouer ses alliés et s'emparer de la place.
Ce qui, dans les idées émises par Klmprsk, concernait la république, reçu avec colère et haine par les uns, était accepté par les 82 autres, qui ne l'appliquaient qu'à leurs adversaires.
On en parla beaucoup, on questionna l'écrivain; il prit des airs réservés et mystérieux, répondit qu'il avait juré de ne pas trahir Klmprsk—qu'à la moindre indiscrétion, cesserait toutes relations avec lui—puis il s'en alla à la campagne, et de là, croit-on, à l'étranger, mais, en tout cas, disparut tout à fait.
Mais, se demandait-on, quel est ce Klmprsk? Les uns disaient: «C'est un diplomate!»—les autres, c'est un général ou un ancien ministre,—en tout cas, un homme supérieur. Mais quel nom! comment ça se prononce-t-il? Quelqu'un s'avisa de donner à chaque lettre le nom dont on l'appelle et cela produisit:
Kaelempeereska—mais c'était encore long et difficile. Une personne plus pratique rappela ce qu'avait fait autrefois un musicien compositeur allemand qui avait beaucoup de talent, mais un nom si hérissé de consonnes, si impossible à prononcer, qu'il n'y avait pas moyen d'en faire un nom répété par la foule et célèbre;—il avait imaginé, au-dessous de son nom, d'ajouter entre parenthèses: prononcez: Guillaume.
Eh bien, Klmprsk—se prononcera Gustave.
83 Ce logogriphe avait occupé l'attention pendant une semaine.—Quelques individus s'étaient fait une position dans certains salons en affectant des airs discrets comme s'ils en avaient su sur Klmprsk plus qu'ils n'en voulaient dire.
La mode s'en empara,—les femmes portèrent des manches et des tournures à la Gustave.
En même temps, on créa un petit journal—et on fit jouer un vaudeville sous ce titre:
Klmprsk
Prononcez Gustave
Le journal, dont les collaborateurs étaient soupçonnés de ne pas être étrangers au vaudeville, répandit le bruit que le ministère avait exigé des suppressions et des modifications.—C'était un attentat à la liberté de la presse et cela devait amener du bruit; aussi la police meubla la salle d'un nombre respectable de ses agents, ce qui provoqua ce qu'elle voulait empêcher. On applaudit la pièce à tout rompre. Les sifflets risqués par la police firent applaudir jusqu'au délire. On cria: «Vive Gustave!» et «A bas le ministère! A bas le président!»
Ce journal rendit un compte enthousiaste 84 de l'œuvre; un journal appartenant au pouvoir «actuel», comme il avait appartenu au pouvoir précédent, tout prêt à se livrer à ses successeurs, écrivit:
«Ce nom ridicule que vous acclamez, ce nom de Klmprsk que vous prononcez arbitrairement Gustave, nous le prononçons Jocrisse.»
Le premier journal répliqua: «Il vous plaît de donner un nom au héros du jour et, en bon parrain, vous lui donnez le vôtre.»
Le journal officiel, offensé, envoya treize témoins demandant une réparation,—l'offenseur leur opposa treize témoins qui rédigèrent et publièrent des procès-verbaux, de sorte que vingt-six individus bénéficièrent de la publicité qui leur avait échappé jusque-là et eurent leur part de la gloire des combattants. Le duel fut ainsi annoncé comme une pièce de théâtre,—contrairement à l'usage ancien qui aurait blâmé comme du plus mauvais goût que combattants et témoins ne gardassent pas le silence complet sur ce genre d'affaires; le combat dura une heure et demie:—il y eut trente-deux reprises; il est vrai que les adversaires se contentèrent de battre l'air de leurs flamberges à quatre longueurs de la lame;—un cependant, s'étant imprudemment rapproché, reçut un coup sur les doigts.—Les 85 vingt-six témoins arrêtèrent le duel,—douze médecins qu'ils avaient amenés déclarèrent que le blessé ne pouvait continuer sans se trouver dans un état d'infériorité,—on déclara l'honneur satisfait.—Le blessé, qui était le rédacteur du Klmprsk, soupçonné d'être l'auteur du vaudeville, rentra en ville le bras en écharpe et se montra ainsi au théâtre le soir.—Les deux journaux publièrent un nouveau procès-verbal du duel rendant hommage à la bravoure, à l'intrépidité des deux adversaires,—signé des vingt-six témoins et des douze médecins. Le public qui, chaque soir, encombrait le théâtre pour aller applaudir le vaudeville et crier: Vive Gustave! Conspuez le ministère! Conspuez le président!—fit une ovation au blessé, accusa le ministère d'être intervenu sans nécessité et d'avoir aggravé ainsi son premier crime d'attentat à la liberté de la presse.
Le nombre des abonnés du Gustave se décupla en trois jours;—le ministère fit éplucher le journal, un substitut zélé trouva facilement un délit dans quelques lignes—et on fit un procès.—Le jour de l'audience, le tribunal était encombré;—en vain, le président menaça de faire évacuer la salle si on se permettait la moindre manifestation d'approbation 86 ou d'improbation. Il ne put empêcher les cris de: Vive Gustave! A bas le président! A bas le ministère!
L'accusé fut prudemment acquitté;—en vain le président du tribunal voulut résister, on le saisit sur son fauteuil, et quatre solides gaillards, relayés de temps en temps par quatre autres gaillards non moins solides,—le portèrent en triomphe et lui firent faire le tour de la place—en mêlant son nom et son éloge à ceux de Gustave—et aux imprécations contre le ministère et contre le président.
On arrêta quelques-uns des manifestants; mais les autres les arrachèrent presque tous aux mains des agents de police;—ceux que ces agents purent emmener furent relâchés le soir; on n'osait pas leur faire des procès qui, dans l'état d'effervescence des esprits, seraient suivi d'autant d'acquittements.
Arriva le moment des élections générales.—Quelqu'un proposa la candidature de Klmprsk;—elle fut acclamée avec ardeur non seulement dans la capitale mais dans toutes les circonscriptions;—le cri de Vive Gustave! fut déclaré par le ministère «cri séditieux» et faisait tomber ceux qui le hurlaient sous le coup de soixante-quatorze articles de loi, ce qui centupla en vingt-quatre heures 87 le nombre des crieurs.—Le cri de Vive Gustave était toujours accompagné des cris de: A bas les ministres! A bas le président!
Le journal Klmprsk—prononcez Gustave—célébra les vertus de son candidat,—et elles étaient nombreuses. L'avenir que son élection promettait au pays décuplait toutes les félicités du paradis de Mahomet.
Le journal officiel attribua à Klmprsk tous les vices et quelques crimes—et annonça que son élection serait la ruine et la perte de la patrie.
Le ministère fit un chassé croisé de préfets et de sous-préfets pour s'opposer au torrent; on ne s'occupa plus que de la question Klmprsk.—Ce fut une belle époque pour les filous et les escarpes de la capitale, auxquels la ville fut abandonnée à merci.
Les deux partis couvrirent les murs et les maisons d'affiches de toutes les couleurs; les gustavistes rappelaient que c'était Klmprsk qui, à Xerxès, qui lui disait de rendre ses armes, avait répondu: «Viens les prendre!»
Les antigustavistes soutenaient qu'ils avaient des preuves qu'il était le petit-fils du célèbre Cartouche et les électeurs croyaient les uns et les autres.
Quelques agents de police ayant reçu l'ordre 88 d'arracher les affiches gustavistes, furent roués de coups, assommés par les gustavistes qui tapaient en criant: «On assassine nos frères!» A l'émeute manquait encore le cadavre traditionnel qu'on doit promener par les rues en criant: «Aux armes!»
On ramassa un citoyen ivre-mort qu'on coucha sur un brancard et que quatre robustes manifestants commencèrent à promener. Mais l'ivrogne se réveilla et se prit à chanter sans qu'il fût possible de le faire taire;—il fallut le remettre à terre au coin d'une borne où il se rendormit.
Heureusement passait une de ces mascarades appelées enterrements civils, avec des drapeaux et des immortelles teintes en rouge—sans oublier des stations aux cabarets, chemin faisant, où on buvait aux vertus et au patriotisme du mort «libre penseur».
Les citoyens qui portaient le défunt se firent un plaisir et un devoir de prêter le corps de leur ami pour accomplir la tradition, le rite et le cérémonial de l'émeute.
Deux millions de bourgeois terrifiés fermèrent leurs portes, laissant la rue au pouvoir de quelques centaines de fripouilles.
Le président avait déjà quitté son palais, les ministres déguisés, qui en marmitons, qui en 89 vieilles femmes, s'étaient mis à l'abri. Pendant ce temps, le suffrage universel fonctionnait. Klmprsk fut élu à la presque unanimité par trois cent soixante-cinq collègues sur trois cent soixante-six. Au trois cent soixante-sixième, il y eut ballottage; mais tout portait à croire qu'il suivrait l'exemple des autres. Voilà donc Klrmpsk—prononcez Gustave—seul représentant de tous les départements. On cherche quel titre lui donner. Tout le peuple était dans l'ivresse. On le nomma.
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
et protecteur à vie—avec hérédité pour les enfants qu'il pourrait avoir, mâles ou femelles.
—Maintenant, dit un des plus forts politiques du parti gustaviste, il est temps que le héros paraisse, et qu'on le conduise, ou plutôt qu'on le porte en triomphe au palais de la présidence.
Et déjà les plus obstinés adversaires se préparaient à faire amende honorable et à lui offrir leur concours fidèle et dévoué.
Mais où est-il?
On se mit à sa recherche, on proclama, on fouilla.. on...
Mon petit livre couvert de parchemin ne va 90 pas plus loin; les dernières pages ont été déchirées et manquent.
De sorte que nous ne pouvons savoir quel fantoche, Arlequin, Polichinelle ou Pierrot, a hérité de l'enthousiasme et de l'engouement excités pour cet homme qui n'avait jamais existé, ni à quel degré de bêtise et de misère tomba ce peuple que Jéhovah avait en vain essayé de faire heureux.
J'avais résolu, pour cette fois, de m'abstenir de toute politique. Si je ne puis tenir tout à fait cette promesse faite à moi-même, je m'en approcherai cependant le plus possible; après avoir, comme disent les papes en nommant des cardinaux, expectoré deux ou trois petits points que j'ai sur le cœur, et qui m'étoufferaient, je passerai à autre chose.
Rien ne réussit comme le succès;—qu'on se rappelle l'audacieuse tentative de Malet,—improprement appelée la conspiration de Malet, puisqu'il était seul, sans complices; en 1812, pendant la guerre de Russie, il se nomme gouverneur de Paris, jette en prison Rovigo et Pasquier,—ministre et préfet de police—entraîne 92 plusieurs régiments, etc.—Traduit devant une commission militaire, le président Dejean lui demandant quels étaient ses complices, il lui répondit: «Vous-même, si j'avais réussi.»
C'est ce qu'on vient de voir pour le général Boulanger. Nommé dans trois départements, il voit, en vingt-quatre heures, s'accroître, d'une façon à la fois comique et répugnante, le nombre de ses partisans, de ses flatteurs—parmi lesquels des hommes qui, la veille, le vilipendaient et le bafouaient ne se montrent pas les moins ardents.
Je me rappelle que, lors de la révolution de 1848, un des plus dévoués et des plus ardents serviteurs du gouvernement si malheureusement tombé, rencontrant un des chefs du parti républicain, s'élance vers lui, lui prend la main, la serre avec force, et lui dit: «J'espère que vous êtes des nôtres!—Vive la République!»
Naturellement,—les membres d'une nouvelle institution, les «reporters», se sont précipités sur le général à sa rentrée à Paris;—il les a tous reçus, a répondu à toutes leurs questions et surtout leur a dit ce qu'il a pensé avoir intérêt à répandre ou à faire croire, car les reporters en chasse ont l'avidité du requin 93 qui suit un navire, et avale gloutonnement tout ce qu'on en jette, les vieilles marmites et les casseroles, comme le lard.
Le général, donc, ne leur a pas caché l'enthousiasme dont il est l'objet:—il n'a pas gardé le secret aux nouveaux et subitement convertis.
Un de ces messieurs lui ayant effrontément et cyniquement demandé où il prenait les grosses sommes qu'il avait dépensées pour sa triple élection, et pour la vie qu'il mène depuis quelque temps, M. Boulanger lui a répondu: «De l'argent? Ne me parlez pas d'argent, j'en regorge, tout le monde m'en envoie: voici un plein panier de lettres chargées que je n'ai pas encore pu décacheter, tant il y en a d'autres non moins chargées et pleines d'argent.—Il y en a qui m'envoient 20,000 francs, d'autres 1,000 francs, d'autres trente sous;—il me faut cinq secrétaires pour décacheter les lettres,—et le reporter s'est empressé d'aller porter la chose à son journal. Ce n'est peut-être pas vrai, mais cette situation n'est pas sans exemple.—Du temps d'une autre Fronde contre le Floquet qui s'appelait alors Mazarin, le Boulanger qui s'appelait duc de Beaufort,—devint l'idole de la population de Paris, et fut surnommé le «Roi des halles».—Un jour qu'il jouait à la 94 paume, au Marais, les dames de la halle allaient par peloton le voir jouer et faire des vœux pour qu'il gagnât.—Comme elles faisaient du tumulte pour entrer et que le maître paumier s'en plaignait, le duc fut obligé de quitter le jeu et de venir leur parler à la porte. On convint que les femmes entreraient en petit nombre les unes après les autres pour le voir jouer. «Eh bien, ma commère, dit-il à une d'elles, vous avez voulu entrer: quel plaisir prenez-vous à me voir perdre mon argent?»—Elle lui répondit: «Monsieur de Beaufort jouez hardiment, vous ne manquerez pas d'argent; ma commère que voici et moi, nous avons apporté deux cents écus; s'il en faut davantage, j'irai en chercher.»
Quelque temps après, comme il passait devant l'église Saint-Eustache, une troupe de femmes se mit à lui crier: «Monsieur, ne consentez pas au mariage avec la nièce du Mazarin, quelque chose que vous dise ou vous fasse votre père; s'il vous abandonne, vous ne manquerez de rien: nous vous ferons tous les ans une pension de soixante mille livres dans la halle.»
La popularité dont jouit en ce moment le général Boulanger est incontestable: les relations des reporters et des journaux suffiraient 95 pour rendre vrai demain ce qui ne l'était pas hier;—la foule va où va la foule, sans bien savoir où; on lui envoie tant d'argent que cela!—et moi aussi, je vais lui envoyer 1 fr. 50.
On va donner son nom à une rue de Paris, et, dans tous les chefs-lieux des départements où il a été et sera élu, on parle d'une statue.
Mais que de lettres! que de félicitations! que d'offres de dévouement! que de demandes aussi!—des femmes lui tricotent des bretelles, une vieille dame lui envoie des pruneaux, en rappelant combien sa santé est précieuse à la France.
Il reçoit des vers, des odes, des acrostiches;—entre toutes ces missives, une mérite d'être citée: elle est de M. Joseph Prudhomme, fils naturel d'Henri Monnier, professeur d'écriture et de grammaire, élève de Brard et Saint-Omer, expert assermenté près les cours et tribunaux.
«Brave général, lui dit-il, c'est comme grammairien et au nom de la langue française et de l'alphabet que je viens vous dire: Heureuses les lettres, les neuf lettres qui ont l'honneur d'entrer dans votre nom!—tristes sont celles qui restent en dehors!—Ces neuf lettres deviennent l'aristocratie de l'alphabet, les 96 autres sont la foule, la populace, l'ignobile vulgus; les écrivains de mérite, s'efforceront de les employer le moins possible.
»Déjà ces neuf lettres composent un grand nombre de mots, un si grand nombre de mots qu'il ferait presque une langue, et qu'il suffirait de quelques légères modifications dans l'orthographe pour qu'on pût parler le «boulangisme».
»Ce nom est bien grand, il promet, il contient tout; outre la paix et la revanche, outre la prospérité et la moralisation du pays, le patriotisme, la liberté, la fraternité, etc.
»Voici un petit échantillon des mots qui, déjà, se peuvent écrire avec les neuf lettres de votre nom.—Je dis petit échantillon; car j'en ai trouvé cent trente et un;—j'en cherche et j'en trouverai encore.
»Blague—gabeur—gobeur—bouge—boue—rouge—ogre—roué—rogne—bagne—glu—rue—v'lan—âne—auge—Labre (saint)—bulle (de savon)—onagre—bougre—grue—bourbe—balle—grêlon—rage—gueule—borne—grève—râle—nul—goule—ravage—banal—grabuge—borgne—lave—gaver—bave—glou-glou—narguer—galon—geôle—gale—veule—bran, etc., etc., etc. 97
»Qui sait si on ne compléterait pas la langue avec vos prénoms?
»Si, par votre influence toute-puissante, brav' général, j'entre à l'Académie française, d'abord vous pourriez compter sur ma voix pour vous y faire entrer à votre tour, et ensuite je consacrerais mes veilles à la formation, au perfectionnement de la langue boulangienne toute tirée de votre nom; les lettres qui, obstinément, se refuseraient à cet honneur, seraient considérées comme suspectes, et rejetées pour le goût et le beau langage.
»Joseph Prudhomme.»
Et moi aussi, je veux donner quelque chose au brav' général; car on s'aborde dans la rue, et on se demande réciproquement: «Qu'avez-vous envoyé au général?...» Je n'ai pas, du reste, ce qui me distingue avantageusement, attendu son triple succès, pour lui fournir, par les exemples de Cromwell et de Bonaparte, la seule et efficace manière de dissoudre une Assemblée.
Je veux aujourd'hui, quoique ce soit hardi, peut-être imprudent—lui dire deux vérités:
La première, c'est qu'il ne faut pas s'enorgueillir de la popularité—et de la multiplicité des suffrages.—On ne vote pas pour 98 celui-ci ou celui-là, mais contre celui-là ou celui-ci.—Le favori n'est le plus souvent qu'un prétexte.—«Vive Boulanger!» ne veut peut-être dire que «A bas Floquet!» et même «A bas la République!»
—Vous valiez mieux, dit Sénèque à Lucilius, quand vous plaisiez à moins de monde.
Pourquoi, brav' général?—Connaissez-vous un général qui n'ait donné des preuves de bravoure?—Où, quand, et comment M. Boulanger en a-t-il donné plus que les autres? Et, d'ailleurs, que signifie cette épithète qui s'applique à tous, non seulement à tous les généraux, mais à tous les colonels, à tous les sergents, à tous les soldats?—Comme éloge, c'est banal et commun.
A Cromwell—qui, lui, savait dissoudre une Assemblée, un de ses courtisans faisait remarquer, avec enthousiasme, la foule énorme qui se pressait sous ses fenêtres pour le voir.
—Il y en aurait encore bien plus, dit le Protecteur, si on me menait pendre.
Beaucoup—même parmi les conservateurs, ont voté pour le brav' général, le jugeant instrument de guerre, machine de dissolution pour la République—et peu capable par lui-même de se soutenir et de s'installer. C'est ce 99 sentiment qui a tant servi à l'élection du prince président en 1848.—C'était quelqu'un dont on se débarrasserait facilement.—On a vu plus tard qu'on s'était trompé.
Peut-être agit-on aujourd'hui aussi légèrement, en ne faisant qu'un cas très médiocre de la personnalité de M. Boulanger.
Cependant—en examinant l'entourage, la cour, les associés de M. Boulanger, on peut dire que «ça manque de Morny», et, sans Morny, le prince Louis-Bonaparte ne serait pas devenu l'empereur des Français;—de même que, sans Ollivier, il serait peut-être encore sur le trône.
On me dit qu'un député,—un de ceux qui ont crié le plus énergiquement «A bas le dictateur!» lors de la séance de la démission,—inquiet de sa situation et, pour se concilier la faveur du général, témoigner son repentir et assurer sa réélection, se propose, à la rentrée des Chambres, de déposer deux projets de loi, par lesquels—à l'exemple du Sénat romain pour César:—1o il serait au-dessus des lois de façon à n'être jamais forcé de faire ce qui ne lui plairait pas—ni empêché de faire ce qui lui plairait;—2o on lui donnerait un droit absolu sur toutes les femmes de la République.
100 Les pauvres terrassiers viennent de recevoir une leçon dont je voudrais être certain qu'ils profiteront. C'était bonnement, innocemment, naïvement qu'ils s'étaient mis en grève, poussés, encouragés par les démocrates, les labouvistes, les anarchistes, les intransigeants, les exclusifs, les fructidoriens, les robespierristes, les dantoniens, les maratistes, les montagnards, les possibilistes, les nihilistes, les patriotes plus patriotes que les patriotes, les sans-culottes, les terroristes, les communards, les tape-durs et autres factions, tous ennemis acharnés les uns des autres et d'une République soi-disant concentrée, une et indivisible.
Ces bons terrassiers n'avaient aucune idée politique; aucun ne pensait à être président de la République.—Ce qu'ils voulaient, ce qu'on leur faisait espérer, c'était d'être plus payés à proportion qu'ils travailleraient moins, d'avoir plus de temps à passer au cabaret et plus d'argent à y dépenser, en s'offrant quelques petites douceurs; car, demandez aux marchands de la halle si les ouvriers aujourd'hui se privent de bons morceaux—et, regardez à la porte des marchands de vin, vous y verrez de coquettes écaillères ouvrant des huîtres.—On leur disait que c'était par méchanceté que les patrons ne les payaient pas plus cher et 101 exigeaient le travail de la journée d'autrefois.—Les patrons avares avaient de l'or à n'en savoir que faire.—Nul ne leur disait que, si la main-d'œuvre devenait plus chère, beaucoup de patrons seraient forcés de fermer les ateliers ou de faire faillite. Tout cela intéressait peu le conseil municipal et les «hommes politiques» de taverne, les Démosthènes du ruisseau.—J'ai vu en 1830, en 1834 et en 1848, des émeutiers fanatiques prêts à se faire tuer, mais les deux derniers sont morts en 1871: c'étaient Flourens et Delescluze.—Aujourd'hui, on ne veut pas mourir, on veut vivre et bien vivre, on attaque les abus pour s'en emparer et en jouir; on avait donc espéré pousser les terrassiers et les autres corps d'état en avant pour une revanche des journées de juin, en se tenant à l'abri, et leur faire tirer les marrons du feu.
Alors, on les accablait d'éloges, de sympathies, d'enthousiasme, on leur promettait beaucoup d'argent, on leur en donnait même un peu,—c'étaient tous des héros.
Mais les terrassiers, très probablement grâce à leurs femmes, ne s'y sont pas laissé prendre et sont restés sur leur terrain.
Alors, conseil municipal, démocrates, patriotes, possibilistes, nihilistes, etc., les ont 102 subitement et carrément lâchés et abandonnés.—Quelques terrassiers ont été blessés, d'autres mis en prison,—tous ont perdu un mois de travail et de gain.
Je parlais tout à l'heure des reporters et de l'ardeur avec laquelle ils s'étaient rués sur le général Boulanger, qui ne leur a pas plaint une pâture qu'ils ont gobée avidemment.
Il y a longtemps déjà—j'en ai cependant vu les commencements—que le journalisme a triomphalement laissé derrière lui cette prétendue renommée des Anciens—avec ses cent malheureuses trompettes; une nouvelle classe de littérature, l'institution des reporters, y a mis le comble.
Une armée d'hommes de tous âges, sortis de toutes conditions ingrates, ou moins amusantes,—les uns plus, les autres moins lettrés, plus ou moins bien vêtus et quelques-uns très bien et «ayant du monde»; tous hardis, résolus, imperturbables, quelquefois effrontés, forts d'un droit qu'ils s'attribuent et qu'ils réclament hautement. Cette armée infatigable ne se repose ni le jour ni la nuit.—Quelques-uns chassent avec un carnier à la dernière mode, quelques-uns chiffonnent avec la hotte et le crochet.—Cette armée se répand sur la ville 103 en quête de nouvelles—tous résolus à ne pas revenir bredouilles;—ils entrent partout, avec l'autorité que des magistrats n'exercent qu'avec des restrictions inviolables.
Un artiste, un peintre, une cantatrice, célèbres ou à la mode, un roi, un empereur arrivent-ils à Paris, à l'instant même, le reporter envoie sa carte, et suit, sans attendre de réponse, le domestique qui la porte, il s'assied et pose une série de questions à ces diverses majestés qui répondent avec complaisance, les uns intimidés, les autres malins:—«Quel âge avez-vous? Sortez-vous de parents honnêtes?—Quelles sont vos vertus, quels sont vos vices? Quel vin, quels mets préférez-vous? Tous ces cheveux sont-ils à vous? etc.»
Une famille vient d'être frappée d'un immense malheur, un de ses membres vient d'être assassiné ou de se tuer lui-même, le reporter sonne: il demande à voir la veuve, les enfants... On répond qu'ils sont tous accablés par la douleur et ne reçoivent personne.—«Personne, c'est possible; mais moi, c'est différent;—je suis—la presse!» Et alors on le reçoit, on répond en pleurant à des questions les plus risquées, les plus indiscrètes.
Pourquoi s'est-il tué? «Avait-il volé à la banque; où il était employé? ou a-t-il découvert, 104 madame, que vous le trompiez avec un de ses amis? etc.»
Le reporter s'en va, le carnier plein, mais, à l'instant même, lui succède le reporter d'un autre journal;—pourquoi refuser à celui-ci ce qu'on a accordé à l'autre?—Il fait à peu près les mêmes questions et empoche les mêmes réponses.
Un crime a été commis, le reporter va voir l'accusé dans sa prison, les geôles lui sont ouvertes comme des palais.
—Eh bien, mon pauvre criminel, nous avons donc tué notre père?
Il n'était pas encore question du reportage, lorsqu'il courut l'anecdote suivante, attribuée à Victor Hugo,—qui était, lui aussi, en quête de documents pour «Le Dernier Jour d'un Condamné».
Il obtint facilement l'autorisation des magistrats compétents, pour aller voir à la Force un assassin qui venait d'être condamné à la peine de mort.
Hugo,—très correct—et ne voulant pas manquer d'égards au condamné, se fait annoncer:
—Un monsieur demande à vous voir, dit le geôlier au prisonnier.
—Qui ça... un monsieur? 105
—M. Victor Hugo.
—Rugo?... répond le condamné—Rugo?... je connais pas; de quel bagne qu'i'sort?
Un nouveau volume «illustré» de charmants dessins de Riou,—que vient de publier l'heureux auteur d'un petit chef-d'œuvre Boule de suif—me rappelle une circonstance où une femme sut se servir habilement de l'intervention d'un reporter:
Bazaine, moins coupable peut-être que certains de nos ministres de la guerre, était dans la plus délicieuse prison, l'île Sainte-Marguerite, une oasis dans la Méditerranée;—je comptais même, si des amis à moi arrivaient au pouvoir, demander la survivance—en m'efforçant d'être ensuite transféré à l'île voisine, l'île Saint-Honorat, que je préfère de beaucoup.
On apprit un matin que le maréchal Bazaine s'était évadé et on attribua l'aventure à sa femme.—Le «pouvoir» ne s'en soucia point;—c'était un débarras.
Les fugitifs furent cependant poursuivis, mais par le reporter d'un journal très répandu—et qui ne regarde pas à la dépense pour satisfaire la curiosité de ses nombreux lecteurs;—voies ferrées, postes, etc., il ne négligea rien et les rejoignit;—il déclina ses 106 titres, et demanda une entrevue à madame Bazaine, qui, après un peu d'apparente hésitation, voulut bien le recevoir, montra quelques répugnances à répondre à ses questions, puis y consentit après lui avoir recommandé une discrétion qu'elle eût été bien fâchée de lui voir pratiquer.
—Eh bien, monsieur, dit-elle, je cède et je vais vous dire toute la vérité. Après quoi, elle commença une fable, ayant le but honnête de ne pas compromettre, peut-être de sauver les complices de l'évasion du maréchal.
—La nuit, au moyen d'une corde, dit-elle, le maréchal était descendu sur les rochers au pied de la forteresse;—pendant cette périlleuse gymnastique, il avait même frotté et fait luire une allumette pour se signaler aux sauveurs.
Les sauveurs étaient tout simplement madame Bazaine et un sien cousin, jeune homme aussi nouveau qu'elle aux choses de la mer;—ils avaient pris un petit bateau à la Croisette, en face de l'île,—avaient traversé, avaient accosté sur les rochers, où ils avaient recueilli M. Bazaine, puis étaient allés trouver un bâtiment italien mouillé au large du côté de Nice.—Voilà toute la vérité.
107 Et le reporter triomphant adressa son butin à son journal par le télégraphe, sans compter les mots.
Le récit fut lu avec avidité, reproduit par d'autres feuilles—et la légende était fondée.
Mais on en rit beaucoup à Cannes et à Saint-Raphaël.
Cette même nuit, en effet, j'avais à Saint-Raphaël des filets à la mer;—il se mit à souffler un des plus forts mistrals, vent du nord-ouest, que j'aie vu;—la mer était plus que grosse et les lames montaient en écumant sur les deux îlots, le Lion de terre et le Lion de mer en face de chez moi,—il s'agissait d'aller tirer ou, mieux, retirer nos filets, non pour prendre le poisson, mais pour sauver les filets.—Nous partîmes trois sur un canot, mon matelot, Basile Simon, M. Léon Bouyer et moi—tous trois hommes de mer endurcis.
Eh bien, nous mîmes plus d'une heure à atteindre les filets avec six avirons, et plus d'une heure et demie à les tirer de l'eau, après avoir été vingt fois sur le point d'y renoncer;—au retour, nous étions aussi mouillés que si nous étions venus à la nage, les lames nous passaient par-dessus la tête et notre canot était à moitié plein d'eau.
108 Cette nuit-là, aucun marin, aucun homme même connaissant un peu la mer, je ne dis pas n'aurait réussi, je ne dis pas n'aurait tenté d'accoster l'île Sainte-Marguerite par le côté où, selon la légende, madame Bazaine et son petit cousin avaient abordé les rochers; mais je dis même n'y aurait songé un instant, certain de voir l'embarcation s'emplir et couler en route, ou se briser en éclats sur les rochers.
Il n'était pas beaucoup plus vraisemblable de se figurer le maréchal, gros, pesant, peu gymnasiarque, pendu au bout d'une corde que le vent aurait agitée, secouée en le frappant et le meurtrissant contre la muraille.
Les choses ne s'étaient donc point passées ainsi.
Le maréchal—je ne me charge pas d'expliquer comment—était sorti par la porte, s'était transporté sur l'autre bord de l'île en face de l'île Saint-Honorat, côte à peu près possible par ce temps pour des marins,—où était venue le prendre une embarcation du navire italien en panne près de l'île, montée pour le moins par quatre vigoureux rameurs avec un homme à la barre.
Si, lorsque M. de Maupassant me fit le plaisir de me venir voir à Saint-Raphaël, la conversation 109 était tombée sur ce sujet, je me serais empressé de l'éclairer—et il n'eût pas, dans son livre dont la scène se passe entre Nice et Saint-Raphaël, adopté la légende de madame Bazaine,—modifiée cependant par ceux qui la lui avaient contée.—M. de Maupassant est propriétaire d'un yacht de plaisance et pas tout à fait étranger aux choses de la mer. On n'osa pas le traiter tout à fait en bourgeois et en terrien,—on corrigea et changea certains détails par trop invraisemblables:—on fit disparaître le «petit cousin» et on le remplaça par «un ami dévoué».
Pendant trois jours et trois nuits, le golfe de Saint-Raphaël vient d'être le théâtre d'un spectacle curieux et émouvant,—une petite guerre maritime: cinq ou six vaisseaux cuirassés tentant une descente sur les côtes d'Agay à Saint-Tropez, à Saint-Eygulph et à Saint-Raphaël,—harcelés par un guêpier de torpilleurs; le vaisseau qui se laissait surprendre par le torpilleur et approcher à 400 mètres de distance, était censé avoir reçu ses torpilles; si le torpilleur était aperçu en avant des 400 mètres, il était réputé foudroyé par le cuirassé. D'où une canonnade incessante 110 de jour et de nuit; les torpilleurs s'embusquant dans les anfractuosités, les caranques de la côte, les cuirassés envoyant des éclaireurs et des contre-torpilleurs à leur recherche.—Je crois que les torpilleurs ont eu l'avantage sur les cuirassés, représentant l'ennemi.
Nous avons vu manœuvrer ce que la science peut montrer jusqu'à présent de plus fort et de plus nouveau dans l'art de tuer les hommes en dépensant des trésors perdus.
On ne peut s'empêcher de remarquer qu'on n'a jusqu'ici trouvé qu'un seul moyen de faire des hommes, et qu'on a inventé et invente tous les jours de nouvelles manières de les tuer.
Notre petit Saint-Raphaël a joué dans l'histoire contemporaine, par deux fois, un rôle resté anonyme:—c'est à Saint-Raphaël (San-Raphaëlo)—que Bonaparte est descendu en revenant d'Égypte, c'est à Saint-Raphaël qu'il s'est embarqué pour l'île d'Elbe.
Mais ce n'était alors qu'une bourgade de pêcheurs, et on désignait, on désigne encore souvent le golfe qui le baigne, par le nom de Fréjus, qui est à une lieue de la mer.—Le territoire de Saint-Raphaël, dont Agay, Saint-Eygulph, Valescure, sont des dépendances, 111 est fort étendu et même bien changé depuis vingt-huit ans que je l'ai découvert et vingt-deux ans que je l'habite.
Quelques jours avant la petite guerre, on avait assisté à une scène triste et touchante:—il y a à Saint-Raphaël un jeune médecin instruit, studieux, soigneux et qui plus est... heureux,—pour lui appliquer ce que disait de lui-même un très célèbre médecin: «Je le soignais, Dieu l'a guéri.» La Providence a guéri la plupart des malades qu'il a soignés.
Il a eu le malheur de perdre un petit garçon de trois ans après l'avoir disputé à la mort pendant plusieurs mois. Nous n'avons pas encore ici le «hideux corbillard»,—et le petit corps couvert de fleurs était porté à l'église et au cimetière par des jeunes filles vêtues de blanc.
Le père suivait le convoi nombreux au bras d'un ami;—ses regards tombèrent sur une des jeunes filles qui portaient l'enfant, il la reconnut et dit avec amertume: «En voilà une que j'ai réussi à rappeler de bien loin et à sauver et je n'ai pu sauver mon pauvre petit garçon!»
Il n'est personne qui, ayant vu dangereusement 112 malade une personne chère, n'ait eu des anxiétés, des doutes sur la médecine.
Surtout si on a étudié l'histoire de cette science que Galien lui-même appelait une science de conjectures—et dont Pline dit qu'il n'y a point de discipline plus inconstante que la médecine.
Il n'y a que la politique, certaines religions, la philosophie et «la sagesse» qui aient engendré et fait croire autant d'absurdités et de saugrenuités que la médecine;—il n'y a que les jupes des femmes qui aient subi autant de variations, de révolutions et de modes différentes.
Pendant six cents ans, dit Pline, le chou composa toute la médecine des Romains.
Caton l'ancien, dans son livre «De re rustica, Des choses de la terre», dit:
Le chou tient le premier rang entre tous les légumes; c'est un aliment excellent qui détruit les germes de toutes les maladies;—il guérit la mélancolie, les palpitations du cœur, les lésions du foie, des poumons, des entrailles; il guérit la goutte, les insomnies, les maux de tête, les maux d'yeux, la surdité, les dartres. Si, dans un repas, dit-il textuellement, vous voulez bien boire et bien manger, mangez auparavant quelques feuilles de 113 chou confites dans le vinaigre, après le repas mangez-en encore cinq feuilles, vous serez comme si vous n'aviez ni bu ni mangé, et vous pourrez boire à votre fantaisie. Et il détaille la façon de préparer le chou d'après ce qu'on lui demande. En 1766, un nouveau légume vint remplacer le chou tombé tout à fait en oubli.
M. Ami-Félix Bridault, médecin des hôpitaux civils et militaires de la Rochelle, président du comité de santé de la Rochelle, publia un volume de près de 500 pages—grand in-8o—avec l'approbation et les éloges des principaux médecins de son temps et de nombreuses attestations de malades guéris;—on n'acceptait que les malades «incurables» et désespérés.
A cette époque, la carotte guérissait trente-sept maladies.—J'ai ouï dire qu'elle allait reparaître dans la pharmacopée. Insanas gentes! dit Juvénal en parlant des Égyptiens, heureux peuples qui voyaient croître leurs dieux dans leurs jardins.
Un autre légume a eu, de ce temps-ci, une destinée bien glorieuse, bien tapageuse, bien productive, dit-on pour ceux qui le cultivent, je parle de la lentille.
La lentille a été bien longtemps méconnue, 114 calomniée même, je le veux croire,— Pline seul en parlait favorablement:—«A ceux qui se nourrissent de lentilles, dit-il, une parfaite égalité d'âme.»
Mais écoutez les autres:
«Les lentilles sont de mauvais et grossier suc, engendrant peu de sang;—elles causent des tournoiements de tête et des vertiges, des convulsions, et parfois même l'épilepsie, elles nuisent à la vue selon certains auteurs», dit le docteur Philibert Guybert, docteur régent en la faculté de médecine de Paris (MDCL). Mais depuis quarante ans justice lui a été rendue; elle guérit non seulement toutes les maladies connues, mais aussi celles que les pauvres médecins devenus trop nombreux sont forcés d'inventer tous les jours; en effet, depuis trois quarts de siècle, la moitié des jeunes Français se font médecins, l'autre moitié avocats,—le trop-plein est forcé de se jeter dans la politique.
Le sort des médecins a presque autant varié que la discipline de la médecine.
Hérodote raconte que le médecin Mélampe ne consentit à donner ses soins à la fille de Prœtus, roi d'Argos, qu'à condition qu'on lui donnerait cette belle princesse Cyrianase et la moitié du royaume.
115 Le médecin Musa, ayant guéri Octave Auguste, se vit élever une statue et fut créé chevalier romain.
Mais, d'autre part, Alexandre, après la mort d'Éphestion, fit raser le temple d'Esculape et mettre en croix son médecin Glaucias.
Gontran, roi d'Orléans, fit couper la tête à deux médecins après la mort de sa femme Austrigilde, à laquelle il avait juré de la venger de l'ignorance ou de l'impuissance de ces deux malheureux.
A une autre époque, j'avais lu dans un livre de Cornélius Agrippa: De l'incertitude et de la vanité des sciences, une assertion que j'avais prise pour une de ces plaisanteries qu'on a toujours faites sur la médecine: «Le médecin, dit-il, examine le contenu des bassins, allant même quelquefois jusqu'à le goûter au bout du doigt (1590).» Et ce médecin lui-même de Louise de Savoie, mère de François Ier, appelle ses confrères scatophages, nom formé, comme anthropophages (mangeurs d'hommes), de deux mots grecs que je ne traduirai pas. Mais voici ce que j'ai lu dans les Tableaux de Paris, de Mercier, chapitre DLXXXV.» Voici les propres mots d'un règlement fait par Henri II sur la plainte des héritiers des personnes décédées par la faute des médecins: «Il en sera informé 116 et rendu justice comme de tout autre homicide, et seront les médecins mercenaires tenus de goûter les excréments de leurs patients et de leur importer toute autre sollicitude; autrement ils seront réputés avoir été cause de leur mort et décès.»
Je ne m'étendrai pas sur des panacées qui ont longtemps régné en médecine: l'orviétan, la thériaque, le mithridate, toutes trois composées d'une quantité prodigieuse d'éléments variés: des herbes, des pierres, des fientes et toujours des vipères;—ça guérissait de tout!—procédé naïf qui ressemble à celui d'un chasseur maladroit ou peu confiant qui, au lieu de mettre une balle dans son fusil, y entasse de nombreuses chevrotines et même du petit plomb. Sur cette quantité de drogues, il peut s'en trouver une qui atteigne la maladie.
La vipère a eu longtemps un grand succès—même auprès de ceux qui ne croyaient ni au bézoard ni à cent autres inventions,—et ces drogues si variées, si souvent contradictoires dans leurs effets, si inertes, ce n'étaient pas seulement de vulgaires charlatans qui les prescrivaient, ni des imbéciles qui les avalaient;—j'en produirai pour exemple madame de Sévigné.—Son gendre, M. de Grignan, avait des accès de faiblesse et 117 de débilité, madame de Sévigné, pleine de sollicitude pour le bonheur de sa fille, envoyait à M. de Grignan des vipères pour en confectionner des bouillons qui devaient lui rendre sa vigueur première. Nous la voyons préconiser minutieusement et avec enthousiasme la pervenche: «Si on demande sur quelle herbe vous avez marché pour redevenir si belle, dit-elle à sa fille, répondez: «Sur la pervenche!» Dieu l'a créée pour vous.
Elle croit à «l'eau divine de la reine de Hongrie» qui dissipe toute tristesse, et elle «s'en enivre».
Elle croit à la poudre de M. Delorme et à la poudre des capucins.
Elle demande qu'on lui fasse de l'huile de scorpion.
Elle croit aux gouttes du frère Ange et à la moelle de cerf.
Elle a estimé l'essence d'urine et «elle en boit huit gouttes.»
Blessée à une jambe, les «chers pères» appliquent à cette jambe des emplâtres de diverses herbes—qu'on change deux fois par jour:—«ces herbes, on les enfouit dans la terre, et, quand elles sont pourries, on est guéri.»
Cependant, elle ne guérit pas: elle a recours 118 à un «baume tranquille» qui ne la guérit pas davantage. Alors elle s'enthousiasme pour la «poudre sympathique» du célèbre docteur Digby. Ah! le docteur Digby, voilà un fort charlatan.
Ce n'était cependant pas une personne bien naïve et bien crédule que madame de Sévigné.
Tallemant des Réaux conte qu'une «dame» de son temps ayant un enfant très malade lui donna un clystère dans lequel elle avait fait dissoudre des reliques d'un saint;—il ne dit pas s'il y eut guérison.—Tout porte à croire que ce fut une inspiration personnelle, ce ne fut jamais de doctrine.
Une drogue merveilleuse, qui a longtemps régné dans le monde entier, c'est le bézoard.—C'était une pierre qu'on trouvait dans l'estomac d'une sorte de chèvre des Indes;—cette pierre était formée du suc et de l'esprit de certaines plantes salutaires que l'animal avait broutées; l'eau où avait un peu séjourné ce bézoard, la moindre raclure qu'on en absorbait suffisait pour préserver non-seulement de tout poison, de toute morsure de serpent ou de bête enragée, mais de toute maladie et surtout de la peste;—il suffisait même d'avoir un bézoard dans sa poche pour pouvoir tout braver;—les rois s'en envoyaient comme 119 chose plus précieuse que l'or et les diamants. Voici ce que raconte à ce sujet (en 1550) le célèbre chirurgien Ambroise Paré, qui fut chirurgien de quatre rois: Henri II, François II, Charles IX et Henri III, au chapitre XLIV du XXIe livre de la chirurgie:
«Le roi estant en la ville de Clermont, un seigneur lui apporta d'Espagne une pierre de bézoard; étant alors dans la chambre dudit seigneur roi, il m'appela et me demanda s'il existait quelque drogue qui pût préserver de tout poison; je lui répondis que non,—à cause de la diversité des venins et de leur action;—le seigneur qui avait apporté la pierre soutint l'efficacité du bézoard;—alors, je dis au roi qu'on aurait bien moyen d'en faire expérience certaine sur quelque coquin qui aurait gagné le pendre. Alors promptement il envoya querir M. de la Trousse, prévost de son hôtel et lui demanda s'il avait quelqu'un qui eust mérité la corde; il lui dit qu'il avait en ses prisons un cuisinier qui avait dérobé deux plats d'argent en la maison de son maître, et que, le lendemain, il devait être pendu et estranglé. Le roy lui dit qu'il voulait faire expérience d'une pierre qu'on lui disait être bonne contre tout venin, et qu'il sust dudit cuisinier s'il voulait prendre un certain poison, et qu'à 120 l'instant on lui baillerait un contre-poison, et que, s'il réchappait, il s'en irait la vie sauve, ce que ledit cuisinier très volontiers accorda, disant qu'il aimait trop mieux mourir dudit poison dans la prison que d'être estranglé à la vue du peuple. Alors un apothicaire lui donna un certain poison et subitement une raclure de ladite pierre de bézoard. Ayant ces deux drogues dans l'estomac, il cria qu'il avait le feu dans le corps.—Une heure après, je priai le sieur de la Trousse d'aller voir, ce qu'il m'accorda en compagnie de trois de ses archers; je trouvai le pauvre cuisinier à quatre pieds, cheminant comme une beste, la langue hors la bouche, les yeux et toute la face flamboyants, jetant le sang par les oreilles, par la bouche et par le nez, et mourut misérablement, criant qu'il eust mieux valu être mis à la potence. Ainsi la pierre d'Espagne n'eut aucune vertu; à cette cause, le roi commanda qu'on la jettast au feu: ce qui fut fait.»
Le bézoard n'était pas la seule pierre admise en médecine; on avait la pierre alectorienne,—qu'on trouvait dans les coqs et qui assurait la victoire à la guerre et la pluralité des suffrages aux comices.
Saint Isidore vante une petite pierre trouvée dans la tête d'une tortue des Indes qui donne 121 la faculté de deviner l'avenir à qui la porte sous la langue; mais on ferait un gros volume des inventions ou des crédulités de saint Isidore en fait d'histoire naturelle.
Un concile d'Auxerre défend l'expérience de la pierre oolithe, qui, broyée et mêlée à du pain, dénonçait les voleurs qui ne pouvaient manger ce pain.
On se servait beaucoup en médecine des cinq fragments précieux, qui étaient l'améthyste, le saphir, l'hyacinthe, la topaze et l'émeraude.
Cette pierre, d'ailleurs, ayant ses vertus particulières, l'hyacinthe, les perles, le rubis, préservaient celui qui les portaient de tout poison. L'émeraude guérissait l'épilepsie.
La topaze faisait disparaître l'hypocondrie, l'opale préservait de la peste, donnait plus d'éclat et de puissance aux yeux.
L'améthyste préservait de l'ivresse.
Sans parler de la pierre philosophale qui eût guéri de tout et eût supprimé la mort si on eût pu la trouver.
Le docteur Jean Marius, d'Augsbourg, élève de Jean Scutter, grand médecin, a écrit vers 1730 un Traité du castor, publié à Vienne en 1746, traduit en français et publié de nouveau chez David fils, libraire, à l'enseigne du Saint-Esprit, quai des Augustins.
122 Cet ouvrage est approuvé par un grand nombre de médecins de ce temps-là.
Marius y parle de la puissance de la pâquerette, «d'une si grande utilité dans la cure des blessures»; des vers de terre, si efficaces dans le traitement de la goutte. Il préconise les vertus des cloportes, de la chair des cerfs, des loups, des lièvres, des vipères.
Mais ce n'est rien à côté du castor et surtout du castoréum qu'on trouve dans cet animal. Le castor fournit des remèdes assurés pour presque tous les malades.
Une dent de castor les préserve des douleurs que leur causent leurs propres dents et de l'épilepsie.
La peau de castor—fût-ce une paire de gants—augmente la mémoire.
Le castoreum est souverain contre le mal caduc et contre l'apoplexie, contre les fièvres, les maux d'oreilles, les faiblesses d'estomac, contre la paralysie, l'asthme, les maladies des poumons, contre tous les maux,—enfin tout.
Dans le même ouvrage, Jean Marius préconise l'esprit de suie,—l'huile des philosophes où il entre des perles, des vipères, des crottes de souris et de la cendre de jeunes corbeaux.
En 1684, un docteur Confupe a publié un livre sur les fièvres. Cet ouvrage, adressé à 123 M. Naquem, premier médecin de Sa Majesté, est approuvé officiellement par les professeurs royaux en médecine de l'université de Toulon.
On y trouve la chair, poudre et sel de vipère, le bouillon composé de chapon, de vipère, des yeux et des pieds d'écrevisses de rivière, du corail et des perles; la corne de cerf, la dent de sanglier, les «fragments précieux».
En 1685 parut, avec privilège du Roi, un traité du thé, du café et du chocolat, par un docteur Sylvestre Dufour.
On y dit que le docteur Monin, célèbre médecin de Grenoble, a inventé quelques années auparavant le café au lait. Voilà une des rares drogues qui ont survécu aux modes.—Ce célèbre médecin, dit le médecin Dufour,—a «employé le café au lait et en a fait de fort belles cures».
«Au moyen de lait cafeté, j'ai arrêté la toux, guéri la migraine, la phtisie, la pleuropéripneumonie, la fièvre tierce, double tierce, triple quarte.»
Une des plus jolies fougères—l'adiantum cheveux de Vénus—a joué un assez grand rôle et a guéri bien des maux en 1644, comme en fait foi un traité publié par le docteur Pierre 124 Formi, docteur de l'université médicale de Montpellier. L'adiantum est une délicieuse petite fougère qui, dans la région que j'habite, vit très volontiers dans les anfractuosités et les fentes intérieures des vieux puits; elle ne s'élève pas à plus de dix à douze centimètres—sur des tiges fines comme des cheveux et d'un noir vernissé, elle émet des feuilles arrondies et découpées d'un vert gai;—on l'appelle, et on l'a appelée de tout temps, cheveux de Vénus;—cela me gêne un peu parce que je vois Vénus blonde. Elle sert, dit Pline, à teindre les cheveux et à les faire croître longs, épais et frisés; pour cet effet, on la fait cuire dans du vin et de l'huile.
On lui a découvert d'autres vertus. En MDCXLIV,—le docteur Pierre Formi, de l'université de médecine de Montpellier, a publié un Traité de l'adiantum, cheveux de Vénus—contenant la description, les utilités et les diverses préparations galiéniques et spagiriques de cette plante pour la «guérison de quelque indisposition que ce soit». Ce titre est modeste, car, dans la dédicace faite à puissante dame Marguerite de Montprat, abbesse de Noneuques,—il avoue—qu' «il n'est de maladie contre laquelle l'adiantum ne déploie le bénéfice de sa vertu». 125
Il purifie le sang, guérit la mélancolie, l'hypocondrie, toutes fièvres; fait croître et épaissir les cheveux, combat victorieusement le catarrhe, l'épilepsie, la céphalalgie, les maux de dents et d'oreilles; éclaircit la vue, éveille les facultés du cerveau, excite les puissances vitales, réjouit le cœur, annihile le venin des serpents, des scorpions, des vipères.
Il guérit encore l'asthme, la péripneumonie, la gravelle; remédie à la stérilité et à l'impuissance, la teigne, la jaunisse, les écrouelles, les ulcères, les fistules, etc. L'auteur cite encore Galien, Théophraste et Dioscoride.
La tisane qu'on en fait est un vrai or potable par sa couleur et par ses vertus; on en fait du vin adiantum, des opiats, des tablettes, des pastilles, des pilules, des poudres, des juleps, des gargarismes, des cataplasmes, etc.
Enfin, on ne voit pas ce qu'il reste à guérir aux autres drogues, médicaments, panacées, etc.
Le volume est terminé par des éloges, en prose, en vers, en français, en latin, en grec, du docteur Formi et de son ouvrage par d'autres médecins et savants.
En MDCLXVIII, le docteur Baillaud dédie 126 à M. Bourdelle, premier médecin de la reine de Suède, conseiller et médecin du roy, un «discours du tabac».
Le tabac, alors tout nouveau, avait été fort attaqué, rejeté; le docteur avait pris sa défense;—c'est pourquoi le docteur Baillaud lui dit qu'il a un esprit plus qu'humain.
Le livre est précédé des approbations du docteur Daquin, conseiller du roi en ses conseils et premier médecin de la reine; du docteur Lizot, conseiller et médecin ordinaire du roi; du docteur Guérin, régent en la faculté de médecine de Paris; du docteur de Michu, docteur en médecine de la faculté de Montpellier.
Il est inutile que je copie une nomenclature. Le tabac guérit complètement de tout.
L'auteur termine ainsi son volume, orné d'une jolie reliure en maroquin vert, orné de filets d'or.
«Mon ouvrage est complet, s'il n'est pas achevé; puisse-t-il donner l'estime que les véritables savants ont pour le tabac; c'est le plus riche trésor qui soit venu du pays de l'or et des perles. Il contient tout réuni ce que les autres médicaments n'ont que séparé.—La nature ayant fait un pareil miracle, ne devait pas le cacher plus de six mille ans à l'une des 127 moitiés du monde; elle fut injuste de le reléguer si longtemps parmi les barbares; elle fut moins indulgente pour nous que pour eux, lorsque, ayant égard à leur peu de lumières, elle ramassa tous les remèdes en un seul remède.»
Le chevalier Digby, dont nous allons parler, n'était pas le premier venu. Nommé gentilhomme de la chambre par le roi d'Angleterre Charles Ier, après la révolution, il émigra en France et s'y lia avec des savants, entre autres Descartes, pendant le séjour de Charles II en France; il avait été nommé «chancelier de la reine de la Grande-Bretagne». C'était à la fois un homme savant, un grand et effronté charlatan et un grand fou!
Il avait une très belle femme—qu'il droguait sans cesse pour conserver sa beauté; il la nourrissait de poulardes nourries elles-mêmes de la chair de vipères;—ce qui ne l'empêcha pas de mourir très jeune, et qui peut-être y contribua.
J'ai un petit livre, imprimé avec «Privilège de roi», daté de 1668. Sous ce titre: «Remèdes souverains et secrètes expériences de M. le chevalier Digby, chancelier de la reine d'Angleterre, avec plusieurs autres secrets 128 pour la beauté des dames,» l'éditeur, Jean Malbec de Trespel, «médecin spagirique», dit dans une préface: «Le nom du chevalier Digby est trop connu par toute l'Europe pour douter que ce qui vient de lui ne soit estimé; la délicatesse de son génie et la subtilité de son esprit ont toujours brillé dans ses ouvrages, etc.»
En voici quelques passages,
Poudre de la comtesse de Kent, laquelle a des vertus surprenantes:
«Prendre les extrémités des serres de cancres pendant que le soleil est au signe du cancer,—quatre onces des yeux des mêmes cancres,—sel de perles, sel de corail,—bézoard oriental,—de l'os qui se trouve au cœur des cerfs,—un peu de jus de céleri,—de la gelée de peau de vipère;—spécifiques pour empêcher les vapeurs de monter au cerveau, empêcher l'effet du vin pour enivrer, corroborer toute la nature—contre tous venins et morsures des chiens enragés et toutes les vertus.»
Remède contre le mal caduc:
«Prenez de la fiente de paon autant qu'il en peut tenir pour une pièce de quinze sous, et avalez le matin à jeun.
«Poudre de cloportes contre la gravelle,—on 129 peut également avaler la fiente d'un taureau de trois ans.»
«Contre une hémorrhagie prenez du crâne humain: râpez-le en poudre et avalez-le dans un verre de vin blanc.»
«Contre la morsure des serpents; des pâquerettes blanches en cataplasme.
«Contre la pleurésie; de la fiente de cheval dans du vin blanc.
»Également quelques pous dans un œuf à la coque, pour arrêter le sang d'une plaie.
»Prenez la mousse qui vient sur les têtes de mort;—mais que ce soit une tête d'homme; humectez d'eau de rose et mettez sur la veine du front descendant sur le nez.»
«Pour les yeux:
»De la moelle de l'os d'une aile d'oie avec gingembre.»
«Contre le mal de dents:
»Portez sur vous la dent d'un homme mort et frottez-en la dent qui vous fait souffrir.»
Autre remède:
»Prenez un clou, écorchez votre gencive de façon qu'il y ait un peu de sang, puis enfoncez le clou dans un arbre jusqu'à la tête, et le mal ne viendra plus.
»Or potable pour servir aux maladies les plus abandonnées, dont les effets sont admirables: 130 on mêle à l'or des perles, du bézoard, de l'ambre gris, du corail rouge.
»Huile de vitriol philosophique, pour les blessures.
»Les belles vertus du noble sel d'esprit d'urine: il guérit tout cancer,—le loup des jambes, les vieux ulcères,—les fièvres continues;—pour les maux d'yeux,—contre la peste,—contre les dartres, gales et toutes autres maladies de la peau; contre le mal de dents, contre la gravelle;—mais il faut le prendre au déclin de la lune.»
Parlons de la poudre de sympathie:
Dans un appartement voisin de celui qu'occupait le chevalier Digby, se trouvait un M. Jacques Hovell, secrétaire du duc de Buckingham, qui, voulant séparer deux de ses amis qui se battaient, reçut un terrible coup d'épée à la main droite, et la plaie ne se cicatrisant pas, quoi que fissent les médecins, on voyait des signes de gangrène, et on allait couper la main lorsqu'on s'adressa au chevalier Digby.
Celui-ci refusa de voir la blessure et le blessé, demandant seulement un des linges qui avaient servi à panser la blessure et l'épée qui l'avait faite. On lui donna un linge, le chevalier jeta une poignée de sa poudre dans 131 un bain plein d'eau où il plongea le linge en question.
Pendant ce temps, M. Hovell, dans la chambre, causant avec un gentilhomme, fit un mouvement en disant: «Je ne sens plus de douleur.»
Ce fait fut rapporté à M. de Buckingham et au roy, dit le chevalier.
«Un peu après, ajoute-t-il, je tirai le linge hors de l'eau et le fis sécher à un grand feu.—Voilà le laquais de M. Hovell qui vint me dire que les douleurs avaient repris à son maître, avec plus de force. «Retournez auprès de votre maître, lui dis-je, il sera guéri avant que vous soyez arrivé.» Il s'en va, je remets le linge dans l'eau et le laquais trouva son maître sans la moindre douleur; en cinq jours, la plaie fut entièrement cicatrisée.»
C'est de cette poudre de sympathie que nous avons vu madame de Sévigné si enthousiaste, ainsi que du «noble sel d'esprit d'urine».
Tous ces médicaments—et je n'en ai relaté qu'une partie—ont été longtemps dits, écrits, préconisés, approuvés, expérimentés,—non point par de vulgaires charlatans des rues et places publiques,—mais par de savants et célèbres médecins;—tout cela a été cru, accepté, subi,—non point par des niais, par de 132 pauvres esprits crédules,—mais par les esprits les plus éclairés, les plus défiants même,—tant est puissant l'instinct de l'amour de la vie et de la santé!
De la santé surtout.—On disait de je ne sais quel grand homme:—Il ne prenait aucun soin pour sa vie, et s'exposait volontiers à être tué; mais, sur l'article de la santé, il n'entendait pas raillerie et se soignait scrupuleusement.
C'est ainsi que lord Chesterfield écrivait à son fils: «Soignez votre santé;—il ne s'agit pas de vivre, vivre est peu important;—non, il s'agit de se bien porter pendant qu'on vit.»
Je veux cependant terminer cette conférence par quelques exemples de bon sens.
L'École de Salerne était au royaume de Naples une université très florissante et très célèbre; elle a laissé un recueil d'aphorismes écrits en vers latins, dits léonins, c'est-à-dire rimés soit à la fin, soit au milieu du vers, ce qui donne à ces sentences, le plus souvent très sages—quoique absolues—un certain air bouffon.
Citons en quelques-uns:
Ablue sæpe manus.
Lavez-vous souvent les mains, on dit que 133 ça éclaircit la vue; mais, en tout cas, ça rend les mains propres.
Sex horas dormire satis est.
Six heures au sommeil, c'est assez que l'on donne.
Sept pour le paresseux, huit heures pour personne.
L'empereur du Brésil, qui me fit l'honneur de me venir voir à Saint-Raphaël, était préoccupé d'une question: son médecin voulait qu'il dormît sept ou huit heures,—lui n'en voulait dormir que quatre ou cinq;—je lui rappelai à ce propos l'aphorisme de l'école de Salerne, et, quoique ça lui parût encore donner au sommeil une trop grande part de la vie,—un quart de la vie employé à ne pas vivre,—il accepta la sentence,—disant à son médecin: «Eh bien, vous dormirez sept heures, et moi six.»
Comment l'homme meurt-il quand il a de la sauge dans son jardin? c'est qu'il n'y a pas de remède contre la mort.
Si tibi deficiunt medici.
Es-tu sans médecin, je vais t'en donner trois:
Gaieté, diète et repos.
On ferait un gros volume rien que des prescriptions non seulement imaginées, conseillées 134 par les médecins, mais ordonnées sous des peines sévères par l'autorité et le gouvernement. Dans un très curieux livre,—quatre gros volumes in-folio, par Delamare, conseiller commissaire du Roy au Châtelet de Paris (MDCCXXIX); c'est un traité de la police, mais dans un sens élevé et général.
A l'article de la peste, les médecins sont sévèrement traités, et on leur impose de rudes devoirs. On donne une liste de parfums,—préservatifs;—après en avoir indiqué quelques-uns, on en signale un autre sous ce titre:
Autre parfum préservatif pour les personnes de condition.
Un médecin raconte qu'un client riche lui dit un jour: «Qu'est-ce que ce médicament de deux sous! gardez ça pour les pauvres, et donnez-moi quelque chose de rare, j'y mettrai le prix.»
Dans un autre livre très estimable du docteur Guybert, le Médecin et l'Apothicaire charitables (MDCLIII), il indique au contraire, après les médicaments rares, coûteux ou à la mode, des drogues équivalentes pour les pauvres.
Ainsi, en place de l'orviétan et du bézoard, si fort en crédit de son temps, il indique comme 135 contrepoison le citron;—peut-être en exagère-t-il les vertus, par la confiance en Virgile, qui a dit au livre II des Géorgiques:
«Contre les poisons des marâtres, il n'est rien de plus sûr que le citron.»
Mais, ce qui est au moins aussi certain, il cite contre la peste une recette dite médicament des trois adverbes:
Cite, longe, tarde, vite, loin, tard.
Allez-vous-en vite, assez loin, et revenez tard.
Je dois avouer que sa théorie sur le sommeil est assez étrange.
«Il faut, dit-il d'abord, se coucher sur le côté droit afin que le souper descende plus profondément au fond du ventricule, puis se retourner et se coucher sur le côté gauche, afin de hâter la coction de l'aliment; puis, un peu plus tard, se retourner encore et se recoucher sur le côté droit pour faciliter la distribution du chyle.
Il me semble que ce sommeil est bien laborieux et que, pour obéir aux prescriptions du docteur, il serait nécessaire de ne pas s'endormir.
Le célèbre Guy Patin (de 1601 à 1672) était un médecin non seulement très savant, très lettré et de plus très spirituel: on a raconté que, pour l'avoir souvent à leur table, 136 «quelques grands mettaient un louis d'or sous son assiette,» tant son entretien était intéressant, varié, gai et spirituel.
Il était sans pitié sur le charlatanisme de ses confrères et sur la médecine elle-même, à laquelle il croyait assez peu.
«J'aurais, disait-il, désiré être le médecin d'un vieil empereur;—il n'y a rien à faire avec un jeune prince:—il se passe de remèdes et il a raison, tandis qu'un vieux, il a peur, il s'affaiblit, devient crédule, et j'en aurais profité.»
«La nature, disait-il encore, a des secrets qu'elle ne nous révèle pas, et la vie de chacun est fixée à un certain nombre de jours qu'il n'est pas en notre pouvoir de prolonger.»
A un homme riche et gourmand qui se plaignait des premières atteintes de la goutte, il disait: «Il y a encore un moyen de vous guérir, vivez pendant un an avec trois francs par jour et gagnez-les en travaillant.»
«Nous profitons, disait-il encore, de l'entêtement des femmes, de la faiblesse des hommes et de la crédulité de tous.»
«Dans ma jeunesse, je rougissais quand on me donnait de l'argent; si je rougis aujourd'hui, c'est quand on ne m'en donne pas.»
Il disait encore:
137 «En fait de remèdes, je ne crois que ce que je vois.»
On usait beaucoup de la raclure de corne de cerf et surtout de licorne,—animal fabuleux que personne n'a vu plus que les tritons des Grecs et les hippogriffes.
«Pourquoi, disait-il, au lieu de prescrire de la corne de licorne, qui n'existe pas,—les médecins ne raclent-ils pas leurs propres cornes?—car aucune profession autant que la nôtre, qui nous oblige à être sans cesse hors de la maison et à y laisser nos femmes seules, n'expose la tête des hommes à cet ornement.»
Résumons: les anciens médecins n'étaient ni moins savants, ni moins intelligents, ni moins honnêtes que ceux d'aujourd'hui; leurs clients n'étaient ni plus crédules ni plus bêtes.
On a abandonné l'orviétan, la thériaque, les vipères, les pierres précieuses, etc.
Mais nous avons la morphine, la cocaïne, l'atropine, l'antipyrine, la caféine, etc.
Nous avons l'homéopathie, nous avons la théorie des altitudes sur les moulages, nous avons la guérison par persuasion, l'hypnotisme, la purgation par suggestion, etc.
Un évêque, voyant canoniser saints ou du 138 moins bienheureux des personnages qu'il avait connus, disait: «Les nouveaux saints me font beaucoup douter des anciens.»
Je dirai, en renversant l'idée: l'étude de l'ancienne médecine et des anciens médicaments m'inspire beaucoup de doutes sur les nouveaux.
Sur cette question du bonheur, que j'ai, non sans un peu d'imprudence peut-être, entrepris de traiter, je vais simplement écrire un peu pêle-mêle ce que j'ai vu et appris et pensé par moi-même, et ajouter ce que je me rappelerai d'ailleurs, soit que je l'aie lu, soit que je l'aie entendu dire.
Il n'y a aucun sentiment plus naturel à l'homme, plus unanime, que le désir d'être «heureux»; mais rien n'est plus différent, plus opposé même que les opinions qu'il se forme du «bonheur» et les routes qu'il prend pour y parvenir. «Tel, dit Horace, met son bonheur à se couvrir de la poussière du cirque, tel autre met le sien à entasser dans ses 140 greniers toutes les moissons de la Lybie;—celui-ci ne sera heureux que, si la faveur d'un peuple inconstant l'élève aux honneurs, celui-là veut le bruit des camps, le choc des armes et le son des clairons;—moi, la couronne de lierre qu'on donne aux poètes me fait l'égal des dieux—et, si Mæcenas me donne un rang parmi eux, mon front touchera le ciel.» (Horace.)
Comment réunirait-on les suffrages des hommes sur ce qu'est le bonheur? Le même homme n'est pas, sur ce sujet, deux heures d'accord avec lui-même—et dédaigne le soir ce qu'il désirait tant le matin.
«Juvénal, dites-vous, l'avait dit avant vous.» Je le sais. Et il dit encore: «Souvent les dieux trop faciles ont ruiné et perdu des familles entières en accordant ce qu'elles imploraient.»
Eruere domos totas optantibus ipsis
Di faciles.
Je ne maudirai pas, comme fit un poète moderne, les anciens d'avoir exprimé ses propres pensées avant lui;—mais la crainte de dire la même chose que Juvénal, si longtemps après lui, ne me fera pas, pour ne pas penser comme lui, ne pas penser comme moi.
Varron, dit-on, avait recueilli deux cent quatre-vingt-huit opinions sur le bonheur.
141 Je crois qu'on en trouverait facilement davantage. Chaque homme, peut-être, s'en fait une idée différente, et change bien des fois de sentiments dans le cour de sa vie.
«Le bonheur n'est pas un gros diamant;—c'est une mosaïque de petites pierres!»—disait Delphine Gay.—Ajoutons: de pierres d'inégale valeur et d'éclat différent, parmi lesquelles se trouvent quelques cailloux et qui souvent n'ont d'éclat que par le rapprochement ou le contraste des couleurs.
Ce n'est pas une rose bleue;—c'est un bouquet dans lequel il faut admettre le liseron des haies, la pâquerette des champs et la giroflée des murailles.
Ce n'est pas la pierre philosophale, dont la recherche a produit tant de déceptions, de fraudes et de misères.
Ce n'est pas le saint Graal que, à travers tant d'aventures et de périls, cherchaient les chevaliers de la «Table ronde».
.....Le bonheur, c'est la boule
Que cet enfant poursuit tout le temps qu'elle roule,
Et que, dès quelle s'arrête, il repousse du pied.
Certains philosophes ont fait consister le bonheur dans l'absence des maux. 142
De malheurs évités, le bonheur se compose;
L'homme, à l'âge envieux où naît l'austérité,
Où l'on fait la sagesse avec l'infirmité.
Saigne encor de l'épine et ne sent plus la rose.
Il y a des malheureux imaginaires, comme des malades imaginaires.—J'ai connu un homme dont la vie, divisée entre dix, eût fait dix bonheurs présentables, et qui se plaignait amèrement de son sort.—Je lui ai fait une longue liste des maux qu'il n'avait pas.
Êtes-vous aveugle?—Êtes-vous sourd?—Êtes-vous paralytique?—Êtes-vous défiguré par un chancre?—Ici, une page de maladies.
Êtes-vous pauvre jusqu'à la misère? Avez-vous une femme et des enfants que vous ne puissiez nourrir? Avez-vous une femme et des enfants laids ou malingres; les avez-vous perdus?—Sont-ils idiots, méchants, vicieux,—vous exposant à la honte et au déshonneur? Votre femme vous trompe-t-elle avec votre ami? Vous êtes-vous déshonoré vous-même par quelque action honteuse? Votre maison est-elle brûlée? Êtes-vous injustement accusé d'un crime, ou, qui pis est, l'êtes-vous justement?—Êtes-vous imbécile et ridicule?—Ici, trois pages de maux et de calamités.
Eh bien, il y a des gens qui subissent tout 143 cela. Quel droit et quelle chance particulière avez-vous d'en être exempt? Il faut donc vous faire un bonheur modeste de tous les maux qui vous sont épargnés.
Que d'heureux on pourrait faire avec tout le bonheur qui se perd et se gaspille dans le monde, par des gens qui en jouissent sans le sentir ni le comprendre?
Depuis que le monde existe, on fait des commentaires sur le bonheur, on le dissèque, on le discute, etc., et la vérité est que les gens les plus heureux sont ceux qui n'y ont jamais pensé, qui seraient fort embarrassés de dire ce que c'est que le bonheur, et qui en jouissent sans presque le connaître.
Oh! la charmante maison couverte de chaume avec des iris sur le faîte, entourée et tapissée de rosiers et de jasmins.
Arrêtez-vous, restez en face. Si vous étiez dedans, vous ne la verriez pas.
Prétendre trouver un bonheur parfait dans ce monde, c'est vouloir faire un canapé d'un buisson d'épines.
On n'est jamais si heureux ni si malheureux qu'on l'imagine.
144 En considérant l'impuissance des objets à nous satisfaire et la faiblesse de nos propres sens à recevoir leurs impressions et à en jouir, on renonce à la vaine poursuite de cette chimère du bonheur.
Les plaisirs sont de la monnaie du bonheur—peut-être sont-ils la monnaie d'une valeur de convention, fictive, idéale et n'existant pas, comme le grand sesterce des Romains et le talent des Grecs.
L'Académie et le Lycée—divisaient en trois classes les biens désirables et constituant le bonheur.—D'abord et avant tout: les biens de l'âme, les vertus;—ensuite: les biens extérieurs, les biens du corps, la santé, la force et la bonté;—enfin, les biens étrangers, comme la bonne réputation, les amis, les honneurs, les richesses.
J'ai vu, à la mer, un pêcheur prenant à sa ligne un très gros poisson;—il est un moment anxieux où le poisson et l'homme tirent chacun de son côté. Est-ce l'homme qui pêchera le poisson, ou le poisson qui pêchera l'homme?
Eh bien, dans ce moment, ambition, famille, amour, devoir, chagrin, honneur, 145 patrie, tout disparaît, il ne pense, il ne voit que ceci: aura-t-il son poisson?—Et j'avouerai humblement que, cet homme, ç'a été quelquefois moi-même.
Épicure, qui se connaissait en bonheur et qui mettait la vertu au nombre des voluptés, ne cessait de prêcher à ses disciples les goûts de l'obscurité et de l'éloignement de la foule.
Démosthène, au contraire, avouait qu'il était heureux lorsque, passant devant la halle au poisson, une des vendeuses disait à une autre, en le montrant du doigt:
Voilà Démosthène qui passe.
Quant au bonheur de laisser après soi un grand nom et une glorieuse renommée, l'empereur Marc-Antonin disait: «Je ne vois pas la différence qu'il y a entre les louanges des hommes qui naissent après nous, et les discours qu'on tenait avant notre naissance.»
Dioclétien, ayant abdiqué l'empire, répondit à celui qui l'exhortait à remonter sur le trône: «On voit bien que vous n'avez pas vu les belles laitues que je cultive dans mon jardin.»
L'ignorance et l'incuriosité, dit Montaigne, sont de doux oreillers pour une tête bien faite.
146 Euripide ayant mis dans la bouche de Bellérophon un éloge emphatique des richesses, les spectateurs furent si indignés qu'on le hua et qu'on voulait l'exiler;—il s'avança sur le théâtre et pria qu'on attendit la fin de la pièce, et qu'on verrait au dénouement le panégyriste des richesses périr misérablement.
Un peu dans le creux de la main, dit l'Ecclésiaste, vaut mieux avec le calme et le repos que plein les deux mains avec travail et contention d'esprit.
—On recommande avec raison le respect pour le malheur;—il ne faut pas moins respecter le bonheur, qui est plus rare. Si je vois un oiseau picorer des grains qu'il a trouvés, je m'écarte et je change de chemin pour ne pas le déranger.
Il y a un bonheur qui consiste à avoir assez de grands ennuis pour être insensible aux petits.
Solon disait: «Je vieillis en courtisant assidûment les Muses, Bacchus et Vénus, qui sont les seules sources des plaisirs permis aux mortels.»
147 On ne manque jamais d'expressions pour peindre la douleur, l'absence, la mort, la séparation, les regrets;—mais le poète ne sait bien parler du bonheur que lorsqu'il est absent, perdu ou passé; presque tous les poètes qui s'en sont avisés ont fait des enfers très passables;—tous les ciels ont été manqués.
Ne souhaitez pas d'être élevé avant que d'être grand;—ça ne servirait qu'à montrer l'exiguïté de votre taille.
Fût-on un héros, on peut avoir peu de soin de sa vie; mais il faut en avoir beaucoup de sa santé.
Femme, un peu de beauté, médiocrement d'esprit, et pas du tout de cœur, et tu seras heureuse si tu mets ton bonheur à gouverner les hommes.
«Les richesses, les honneurs, la renommée, dit Longin, ne passent jamais pour des biens vantables dans l'esprit du sage, puisque ce n'est pas un bien médiocre que de les pouvoir mépriser.»
Dans le choix du petit nombre de lieux que j'ai habités, j'ai toujours eu soin de me placer 148 de façon à bien voir le soleil couchant;—le choix et l'orientation des fenêtres ont toujours été le plus grand, souvent le seul luxe de mes habitations.
«Manquons-nous de maux véritables, nous sommes ingénieux à nous en créer, dit Ménandre, qui, pour être imaginaires, ne sont pas moins douloureux:—quelques paroles malveillantes,—un songe,—le cri d'une chouette, etc.
Socrate s'en rapportait au jugement de Dieu, et le priait de choisir pour lui et de lui accorder ce qu'il y aurait de mieux pour son bien, se déclarant incapable de le savoir lui-même.
La nature s'arrête au nécessaire;—la raison désire l'honnête et l'utile; la vanité et la passion portent au voluptueux et à l'excessif.
Dans la rigueur de l'hiver, celui-ci se contente de ne pas avoir froid, celui-là veut avoir chaud, un autre veut se brûler les tibias devant le feu et être forcé de s'en reculer.
Gygès, roi de Lydie, ayant consulté l'oracle pour savoir s'il y avait un mortel plus heureux que lui, l'oracle lui désigna un certain Aglaus.—Et 149 cet Aglaus, dit Valère-Maxime,—avait cultivé toute sa vie un petit champ qui fournissait à tous ses besoins.
«Les philosophes, dit Cicéron, ne recherchent-ils pas la gloire par l'affectation de la mépriser, et n'ont-ils pas soin de mettre leur nom à la première page des livres qu'ils composent sur la vanité de la renommée?»
De leur meilleur côté tâchons de voir les choses:
Vous vous plaignez de voir les rosiers épineux;
Moi, je me réjouis et rends grâces aux dieux
Que les épines créent des roses.
Il y a dans le cœur de l'homme un instinct qui le fait s'inquiéter d'un bonheur sans mélange, et penser que le malheur veille et cherche s'il est prudent d'être heureux tout bas.
J'ai entendu une femme dire: «Je suis trop heureuse, j'ai peur!»
«Il y a eu autrefois en l'homme, dit Pascal, un véritable bonheur dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, en cherchant dans les choses absentes ce qu'il n'obtient pas des présentes, et ce que les unes et les autres sont incapables de lui donner.»
150 Les amis:—une famille dont on a choisi les membres.
Le bonheur et le malheur des hommes ne dépendent pas moins de leur humeur que de la fortune.
Dacruon pense que les dieux et les hommes sont conjurés contre lui.—Parfois il signe une lettre: «Le plus malheureux des hommes.»
Cependant il a une bonne santé, une fortune suffisante, sa femme et ses enfants, sans être mieux que les autres, ne sont pas plus mal. Mais il appelle malheurs et calamités les plus petits contretemps;—il s'indigne et se désespère de tout ce qui n'est pas juste comme il le désire et peut-être comme il ne le désirera pas demain.
Après une longue sécheresse, le ciel accorde à la terre une pluie bienfaisante. Mais comme, ce jour-là, il avait l'intention de se promener, il s'écrie:
«C'est fait pour moi!»
Brentos, au contraire, pense que lui d'abord et ensuite tout ce qui lui appartient est ce qu'il y a de mieux au monde. Sa maison est la mieux située, la mieux orientée, la plus belle et la plus commode de toutes les maisons;—son 151 jardin produit les légumes les plus savoureux et les fruits les plus exquis; sa femme est la plus belle des femmes, ses enfants l'emportent de beaucoup sur tous les autres enfants par la beauté et l'intelligence;—son chien est sans pareil;—la rosse qu'il a achetée hier n'a pas plus tôt passé une nuit dans son écurie—que c'est un arabe, un pur sang, un coursier, un destrier, un palefroi;—s'il plante un clou dans un pan de mur, c'est le meilleur des clous dans le meilleur des murs;—chaque matin, il se réveille heureux de se trouver et d'être précisément lui-même, c'est-à-dire ce que le Créateur pouvait faire de mieux.
Ce qui n'est que le nécessaire pour tel homme, suffirait pour faire le bonheur de toute la rue qu'il habite.
Jetant sur un ciel gris des tons bleus et sereins,
La Providence emploie à charmer nos chagrins
L'amour,—comme aux bonbons a recours une mère...
Mais ses pralines ont souvent l'amende amère.
Le bonheur d'être décoré:—mettre un œillet rouge à sa boutonnière;—à dix pas, on croit que vous êtes officier de la Légion d'honneur; à trois pas, on voit que vous êtes un sot.
152 Je lis dans un livre publié par un Allemand en 1753: «L'Allemagne soumise à un seul prince serait sans doute plus puissante,—mais serait-elle plus heureuse?»
Dans un autre livre d'un baron de Biefeld, diplomate au service du grand Frédéric,—livre écrit en français et imprimé en 1772—je lis: «Voici les titres que tout bon Allemand donne à l'empereur: resplendissantissime, transparentissime, puissantissime et invincible empereur, etc. Allerdurchlauchttigster, grossmaechtigster und unueberwindlischter Kayser allergnaedister Kayser und Herr.
Il faut dire que le baron, qui se raille agréablement de ce «galimatias», était Prussien, et que l'empire d'Allemagne appartenait alors à l'Autriche. J'ignore, si les Prussiens, devenus aujourd'hui les maîtres, et leur roi étant passé empereur, ont ramassé ces titres comme joyaux de la couronne impériale, et si peuple et roi en sont très heureux.
Le bonheur légitime est si cher aujourd'hui,
Que, pour peu qu'un jeune homme ait d'ordre et de conduite,
Au banquet de l'amour il vit en parasite,
Et n'ose plus aimer que la femme d'autrui.
«La plupart de nos malheurs et de nos chagrins, dit Pascal, viennent de ce qu'on ne sait pas rester dans sa chambre.»
153 Un riche malaisé et embarrassé dans ses affaires est cent fois plus malheureux qu'un pauvre simplement pauvre.
Nous regardons les biens qui nous arrivent comme des dettes que paye la Providence, et les maux comme des injustices; nous jouissons des premiers sans reconnaissance, et nous subissons les autres sans résignation.
Tout bonheur se compose pour au moins, la moitié de deux sensations tristes:—le souvenir de la privation dans le passé, la crainte de la perte dans l'avenir.
On jouit toujours de ce qu'on espère, et on ne jouit pas même si longtemps de ce qu'on possède.
La nouveauté n'a plus le même attrait pour les vieillards; ils ont appris à se défier des promesses qu'elle fait.
Nos pères dînaient ensemble pour jaser, chanter, rire et boire.
Aujourd'hui, un dîner est une question de politique ou d'affaires:—on dîne contre ou pour le gouvernement; on a invité le punch d'honneur et le punch d'indignation:
Nalis in usumlæ titiæ scyphis pugnam thracum est. (Horace).
154 Se battre à table et se jeter à la tête les verres, inventés pour la gaieté,—c'est se conduire en sauvages.
Il n'y eut jamais si bel habit qui ne devint haillon, si mignonne et élégante pantoufle—qui ne devînt savate. Ainsi de tout bonheur, qu'on attend des autres et qu'on ne trouve pas en soi-même.
Une affaire importante dans la vie est de pouvoir être seul sans ennui et sans oisiveté.
Il vaudrait mieux être toujours seul que de n'être jamais seul.
Un des grands obstacles au bonheur—naît de ce que nous le faisons dépendre des autres:—nous nous agitons moins pour être heureux que pour le paraître. «Je me suis souvent étonné, dit l'empereur Marc-Aurèle, que les hommes, qui ont tant de vanité, fassent plus de cas de l'opinion des autres que de la leur propre.»
Il est un proverbe populaire qui exprime bien cette sottise:
«Il vaut mieux faire envie que pitié.» On se déguise en quelqu'un de plus riche, de plus noble, de plus beau, de plus heureux 155 qu'on ne l'est en réalité,—source de déceptions et de misères. On ne se contente pas d'être riche, beau, noble, on veut que d'autres le voient—et en soient un peu chagrinés.
Je crois que c'est Tallemant des Réaux qui raconte cette histoire d'un jeune seigneur:
A force de parler de son amour à une belle dame du matin au soir, il avait obtenu la permission d'en parler une fois du soir au matin;—mais, au milieu de la nuit, il se montre si inquiet, si agité, que la belle lui demanda s'il était malade.
—Non, dit-il; mais je voudrais qu'il fît jour pour aller raconter mon bonheur.
Il y a des hypocrites et des menteurs de bonheur—qui parfois payent de la réalité l'apparence qu'ils étalent.
Cependant les gens sages savent qu'il faut cacher son bonheur, comme le voyageur cache son or, quand il doit traverser une forêt périlleuse,—et la vie est fort boisée.
On sait ce qui arriva au roi Candaule pour avoir voulu montrer la beauté de sa femme.
«Il n'y a pas beaucoup de différence entre posséder un bien et en retrancher le désir,» a dit Sénèque.
156 La mesure des biens la plus avantageuse est celle qui ne nous expose pas à l'indigence, mais ne nous éloigne pas de la pauvreté.
O bona paupertas! dit Horace, heureuse pauvreté, présent des dieux, ton prix n'est pas assez connu des hommes; les vertus sont tranquilles à l'ombre de ta salutaire obscurité.
Il vient un âge où on ne peut plus être aimé, mais il n'en est pas où on ne puisse aimer—et c'est la moitié, plus que la moitié, du moins la meilleure moitié de l'amour que l'on conserve jusqu'à la fin.
L'envie qu'inspire le bonheur qu'on suppose à certaines gens vient de ce qu'on ne voit que l'endroit et le velours du manteau—et que celui qui s'en couvre connaît seul la grossièreté ou les trous de la doublure.
On est bien,—on s'en fatigue, on s'en ennuie;—on sort du bien pour trouver mieux, on s'agite, on trouve plus mal, et on s'y résigne, et on s'y installe,—crainte de pire.
La civilisation, l'industrie, les arts,—la vanité surtout ont ajouté beaucoup de besoins factices à trois ou quatre besoins réels et faciles à satisfaire que nous avait donnés la Nature; 157 d'où la vie plus difficile, et le pain quotidien si cher, que c'est non plus à Dieu, mais au diable qu'on le demande.
De ces besoins nouveaux le nombre s'accroît tous les jours; il est vrai qu'on invente également tous les jours des moyens de les satisfaire, mais incomplètement et dans la proportion de deux à cinq.
Ce qui était luxe autrefois devient usage, décence, nécessité.—Ce qui était les vices est devenu les mœurs.
Il est des gens qui ont ce don d'avoir froid aux pieds des autres—de souffrir du vide de l'estomac d'autrui.
Il en est, au contraire, qui ne pensent jamais aux pieds et à l'estomac des autres et qui savent à peine qu'il y a des autres, qui cependant ne sont pas méchants—et peut-être seraient bons—s'ils savaient.
Ne pas mettre le bonheur dans des choses impossibles ni le malheur dans des choses inévitables—comme on le fait si souvent.
Un homme fatigué d'exciter l'envie et la haine de ses voisins écrivit sur sa porte:
«Je fais savoir à mes voisins que je ne suis pas heureux.»
158 Combien c'est un plus grand plaisir de donner que de recevoir!—et comme on a envie de remercier ceux à qui on peut faire un vrai plaisir, surtout un plaisir inattendu!
Je vois une chèvre attachée à un pieu sur une pelouse tapissée d'une herbe verte, drue et savoureuse;—elle marche dessus sans la brouter, tire sur sa corde, s'étrangle pour atteindre du bout des dents quelques brins de la même herbe—au dehors du cercle que la corde lui permet de parcourir.
Là-bas, de l'autre côté de la rivière, est une jolie maisonnette, au milieu d'un jardin plein de roses,—avec des gazons de fraisiers; mais, depuis quelque temps, je ne vois plus l'habitant que j'avais souvent envié. Est-il mort? Est-il malade?
—Non, monsieur, au contraire: il est devenu riche, il a hérité, il est heureux;—il demeure maintenant à Paris, au cinquième étage d'une grande maison, dans une des rues les plus fréquentées, les plus sillonnées de riches équipages. Quelle chance! ce n'est pas à moi qu'il en arriverait une pareille.
Être libre,—mais j'entends tout à fait libre c'est-à-dire n'avoir ni à obéir ni à commander 159 à personne,—et ne pas se laisser persuader par la vanité qu'il y a un des deux bouts de la chaîne où il y a plus de liberté qu'à l'autre bout.
Cette pensée me rappelle un magnifique chien de Terre-Neuve auquel, du temps de ma jeunesse, j'ai appartenu pendant dix ans.—Il était violent et brutal dans ses mouvements; plus d'une fois je l'ai vu bousculer un passant dans la rue;—le passant se retournait et commençait un juron.
—Sacre...
Puis s'arrêtait et disait:
—Ah! le beau chien!
Il ne prétendait pas rester seul à la maison; quand il voyait seller mon cheval, qui du reste était son ami, il s'échappait et allait nous attendre dans la rue;—je n'allais que là où je pouvais l'emmener, et chez les gens qui l'invitaient en même temps que moi.—Comme, vu ses dimensions, il ne pouvait être admis dans l'intérieur des voitures, pendant dix ans je n'ai voyagé que sur l'impériale et sous la bâche des diligences.
Un de nos amis disait un jour: «J'ai rencontré Freyschütz et Alphonse chacun à un bout d'une corde; je n'ai pu discerner lequel était celui qui menait l'autre.»
160 Mais ici je dois m'arrêter sur ce sujet de bonheur à peine ébauché.
P.-S.—M. Alikoff, dans sa dernière chronique politique, en citant la plus brève et la plus radicale des constitutions dit: «Si je ne me trompe, elle est due à un des plus farouches intransigeants.»
M. Alikoff se trompe;—ce sont les Guêpes (Ier volume, page 85, édition Lévy) qui ont promulgué cette charte.—L'écrivain que M. Alikoff désigne, et qui, d'ailleurs, est assez riche de son propre fond, n'a fait que la reproduire dix ou douze ans plus tard, en y ajoutant un second article,—ce qui l'a gâtée, si je ne me trompe, pour parler comme M. Alikoff.
Puisque j'ai tant fait que de feuilleter les Guêpes pour retrouver ce passage, je vais le transcrire ici—pour constater humblement que si, comme Cassandre, j'ai reçu le don de prophétie, je n'ai, pas plus que la fille de Priam, été écouté ni compris des gens auxquels j'annonçais les destinées de Troie—qu'ils eussent pu alors conjurer, et sauver Pergame, si Pergama defendi possent—et s'ils avaient été moins aveugles—si mens non læva fuisset, mot à mot:—si l'esprit n'était pas tombé à gauche.
161 Voici le passage en question, du moins en partie; peut-être y reviendrons-nous quelqu'un de ces jours.
La Démocratie
Janvier 1810.
«Dans la société actuelle, dites-vous, quelques-uns ont, à l'exclusion des autres, le monopole des capitaux.»
Ouf! voilà le gros mot lâché.
Mais, messieurs, le capital, l'argent est le fruit du travail; ceux qui ont ce que vous appelez le «monopole des capitaux» ont aussi le monopole des fatigues, des veilles, des soirées, l'intelligence, le monopole de l'ordre et de l'économie; tout le monde—vous comme les autres—a le droit de vivre de ses rentes: il ne s'agit que de gagner ces rentes ou d'avoir un père qui les ait gagnées;—que voulez-vous de plus! Serait-ce par hasard de vivre des rentes des autres?
Vous réclamez la liberté religieuse;—mais un de ces jours derniers, vous vous êtes assemblés pour discuter et mettre aux voix la «reconnaissance de l'Être suprême», et l'Être suprême n'a passé qu'à une voix de majorité.
Vous parlez de supprimer aussi la propriété:—on 162 le comprend, c'est supprimer le vol;—c'est supprimer la justice, les tribunaux, les juges, les gendarmes.—Pourquoi ne promulguez-vous pas franchement votre charte en trois mots?
Article unique.
Il n'y a plus rien.
C'est d'autant plus facile qu'il ne reste déjà pas grand'chose.
Il est d'usage constant, pour reconnaître le génie et le talent, et rendre un légitime et public hommage à ceux qui en ont porté le faix et en ont subi les conséquences, d'attendre que ceux-ci soient morts et que ça ne puisse plus leur faire aucun plaisir.
Alexandre Dumas a sa statue, Balzac va avoir la sienne.—Or, j'ai vécu fraternellement avec le premier, familièrement avec le second, et je puis affirmer que bien des fois, pendant leur vie, ils auraient de grand cœur cédé pour cinq louis leurs chances d'avoir une statue vingt ans après leur mort.
On a, l'autre jour, dressé la statue de Jean-Jacques Rousseau près du Panthéon; il y a 164 eu musique, discours, etc.—M. Lockroy, ministre de l'instruction publique, s'est fait représenter par un de ses subalternes; qui diable peut représenter M. Lockroy, qui, lui, ne représente rien?—Du temps des rois, lorsque, pour rendre hommage à la mémoire d'un citoyen plus ou moins grand, plus ou moins célèbre, ils envoyaient leur voiture, selon un usage antique, suivre le convoi du mort, je m'étais permis de plaisanter ce cérémonial et de dire que c'était absolument comme si, moi qui n'ai pas de voiture, je faisais, derrière le corbillard, porter mes souliers sur un coussin.—Aujourd'hui, M. Lockroy et les autres,—car c'est eux qu'est les rois,—n'ont pas manqué de s'emparer de cette tradition.
Lorsque après la cérémonie—qui avait attiré beaucoup de monde comme tous les spectacles gratis, la foule se fut dissipée, beaucoup croyant que cette statue de Jean-Jacques était celle du distillateur Jacques,—la nuit tomba sur la ville,—le ciel était pur, la lune jetait sa douce et poétique clarté,—et il arriva quelque chose d'extraordinaire qui vaut la peine d'être raconté.
Tout le monde a lu l'histoire de cette statue de Memnon, à Thèbes en Égypte, qui rendait des sons harmonieux lorsqu'elle était frappée 165 des premiers rayons du soleil;—eh bien, la lune sur la statue de Jean-Jacques Rousseau produisit le même effet que le soleil sur celle de Memnon.
Ce n'était pas, du reste, la première fois qu'une statue parlait,—le souverain maître, créateur des mondes, dans sa divine indulgence, a accepté tous les noms et tous les attributs sous lesquels les hommes ont imaginé de l'adorer, pourvu que sous ces noms on prêchât la vertu et la bonté,—peu lui a importé d'être appelé Indra, Jupiter, Ζευς [Zeus], Thor, Jehovah, etc.; pourvu que le culte qu'on lui rendait tendît à rendre les hommes meilleurs ou moins mauvais; aussi toutes les religions ont eu des temples dans lesquels descendait un Dieu, des statues qu'il animait et faisait parler rendant des oracles et faisant des prodiges,—depuis Teutatès jusqu'à cette douce, poétique et légendaire Marie, mère du Christ, dont les sanctuaires et les statues attirent encore tant de dévots et effectuent, dit-on, tant de miracles à Lorette, à Lourdes, à la Salette, au Laghetto, etc.
Donc, la statue de Jean-Jacques se mit à parler:
«Ah çà! dit-elle, quelle singulière idée ont ces gens, de m'élever aujourd'hui une statue? 166 Que signifie cette foule que j'ai toujours détestée,—cette musique, ces discours moins bons que la musique? Je crains de comprendre ce qui se passe—il ne me manque plus que cela! comme si je n'avais pas autrefois subi toutes les mauvaises chances de la vie!
»Non,—c'est bien cela, ils me mettent au nombre de leurs patrons,—mais c'est idiot!—ils n'ont donc pas lu mes livres? Qui? moi?—me compromettre avec leurs héros, leurs grands hommes, ces fous, ces coquins, ces imbéciles et ces monstres.
»Certes, si j'avais été vivant en 1793, j'aurais été par eux accroché à une lanterne, guillotiné ou massacré à l'Abbaye;—en 1871, j'aurais figuré parmi les otages assassinés.
»Moi! Jean-Jacques! avec ces gens-là! je ne le souffrirai pas.»
Et il se mit à réciter des passages de ses livres:
«N'ai-je pas dit d'avance que ce serait le comble de l'absurdité et de la folie de tenter d'établir la démocratie dans un pays comme la France?
»La démocratie ne convient qu'aux États petits et pauvres,—aux nations grandes et opulentes, la monarchie.» (Contrat social.)
«Que de conditions à réunir pour une démocratie! 167 D'abord, un État très petit où le peuple soit facile à rassembler, où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres;—une grande simplicité de mœurs, beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les fortunes, peu ou pas de luxe.
»Il n'y a point de gouvernement aussi sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le gouvernement démocratique, parce qu'il n'en est aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme.» (Contrat social.)
Je viens de voir un joli exemple de la façon dont ces insensés, dont ces jobards trompés par des coquins entendent la république.
Cette élection d'un député,—cette population se partageant passionnément, haineusement entre un général tout à fait quelconque et un marchand de vin.
Ces journaux, ces affiches collées les unes sur les autres, augmentant l'épaisseur des murailles et diminuant la largeur des rues,—les deux partis se prétendant exclusivement amis du peuple—et dépensant trois cent mille francs à imprimer des mensonges et à en tapisser la ville,—un conseil municipal sacrifiant par deux fois, en un mois, une somme énorme à faire des ripailles de victuailles 168 les plus chères:—et cela dans une ville où la statistique dénonce un indigent sur douze habitants!—combien, pendant qu'on employait tant d'argent à gâter du papier, tant d'argent à s'empiffrer de pâtés de foies gras,—combien de gens se sont, ce jour-là, couchés sans souper,—ceux du moins qui avaient où se coucher.
Une jolie manière de faire des élections!
«Pour obtenir l'expression de la volonté générale, il faut qu'il n'y ait pas de sociétés partielles dans l'État, et que chaque citoyen n'opine que d'après lui-même;—que les citoyens, au moment des suffrages, n'aient entre eux aucune communication;—mais s'il se fait des associations partielles et des brigues, il n'y a plus autant de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations.» (Contrat social.)
«Il faudrait donc, pendant la période électorale, suspendre toutes réunions, ne pas permettre aux journaux de discourir sur la politique et les élections, et c'est précisément le contraire que vous faites.
»Corrigez s'il se peut les abus de votre Constitution, mais ne méprisez pas celle qui vous fait ce que vous êtes.» (Gouvernement de Pologne.)
169 «Les peuples prenant pour la liberté une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent à des enjôleurs qui ne font qu'aggraver les choses.» (Origine de l'inégalité.)
«C'est surtout la grande antiquité des lois qui les rend saintes et vénérables, le peuple méprise bientôt celles qu'il voit changer tous les jours. Il ne devrait être permis à personne de proposer de nouvelles lois à sa fantaisie. C'est ce qui perdit les Athéniens à force d'innovations dangereuses favorisant des projets insensés ou mal conçus.» (Sur l'inégalité.)
«Je ne voudrais pas habiter une république de nouvelle institution, de peur que le gouvernement ne convienne pas aux nouveaux citoyens ou que les citoyens ne conviennent pas au nouveau gouvernement, l'État est fort exposé à être ébranlé et déchiré presque dès sa naissance.
»Il en est de la liberté comme de certains aliments solides et succulents, propres à nourrir et à fortifier les tempéraments robustes, mais qui ruinent et énervent les faibles, les délicats, qui, une fois accoutumés à des maîtres, ne sont plus en état de s'en passer et ne font des révolutions que pour en changer.» (De l'inégalité.)
170 «Si la république vous donne plusieurs chefs, il vous faut supporter à la fois et leur tyrannie et leurs divisions.» (Économie politique.)
«Si vous comparez le monarque au père de famille, la nature fait une multitude de bons pères de famille; mais, depuis l'existence du monde, la sagesse humaine n'a fait que bien peu de bons magistrats.» (Économie politique.)
«La république est à la veille de se ruiner, sitôt que quelqu'un peut penser qu'il est beau de ne pas obéir aux lois.» (Économie politique.)
Depuis que vous payez vos députés, en avez-vous obtenu d'une qualité supérieure, et ne pourriez-vous dire:
«Tous mes maux ne viennent que de ceux que je paye pour m'en garantir.» (Économie politique.)
«Les peuples perdent le sens commun, non parce qu'ils sont ignorants, mais parce qu'ils ont la bêtise de croire savoir quelque chose.» (Réponse à M. Bondy.)
«Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d'elle-même une entreprise aussi grande, 171 aussi difficile qu'un système de législation?» (Contrat social.)
«Le plus actif des gouvernements est celui d'un seul.» (Contrat social.)
«Les Lacédémoniens n'avaient pas d'avocats.» (Lettre à M. Grimm.)
«Le luxe corrompt et le riche qui en jouit et le misérable qui le convoite.» (Au roi de Pologne.)
«Vous étiez à la direction d'un maître, vous croyez être mieux en en ayant plusieurs, et il faut supporter à la fois et leur tyrannie et leurs divisions.» (Économie politique.)
«Quelques hommes adroits, avec du crédit et une certaine faconde, sauront substituer aux intérêts du peuple leurs intérêts particuliers.» (Économie politique.)
«Consulter la volonté générale, ressource impraticable dans un grand peuple.» (Économie politique.)
«On ajoute édits sur édits, règlements sur règlements, et cela ne sert qu'à introduire de nouveaux abus sans corriger les anciens;—plus vous multipliez les lois, plus vous les rendez méprisables, et tous les surveillants que vous instituez ne sont que de nouveaux imposteurs destinés à partager avec les anciens, ou à faire leur pillage à part; les 172 hommes les plus vils sont les plus accrédités; leur infamie éclate dans leurs dignités, et ils sont déshonorés par leurs honneurs.» (Économie politique.)
«La plupart des peuples, ainsi que les hommes, ne sont flexibles que dans leur jeunesse.—Quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c'est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les changer.» (Contrat social.)
«Il ne faut pas souffrir de capitale, il faut faire siéger le gouvernement alternativement dans chaque ville.» (Contrat social.)
«Les Romains n'accordaient pas à la populace l'honneur de porter les armes, il fallait avoir des foyers pour obtenir le droit de les défendre.» (Contrat social.)
«Dans les circonstances graves, on doit, pour décider, arriver le plus près possible de l'unanimité.» (Contrat social.)
«Vous avez appelé suffrage universel «le triomphe d'une coterie»,—votre République votée à la majorité d'une voix,—peut-être celle d'un absent,—selon l'absurde et criminelle habitude que vous avez de permettre à un membre présent de voter pour un membre absent;—si bien que cette prétendue République consiste à mettre la moitié moins un 173 des «citoyens» sous le despotisme de la moitié plus un.
»Et vous appelez cela être en République!
»Je ne vous reconnais plus, ô Français! peuple autrefois si léger, si brave, si spirituel, si bienveillant, si poli, si galant, si gai, si sensé.
»Vous êtes devenus esclaves volontaires, crédules, aveugles, imbéciles, haineux, avides, cruels, grossiers, bêtes, ennuyés et ennuyeux;—la prétendue République vous a métamorphosés comme fit Circé des compagnons d'Ulysse.
»Et vous, les maîtres, les soi-disant républicains, arlequins, polichinelles et pierrots qui, dans les lambeaux de pourpre du manteau royal, vous êtes taillé des carmagnoles et des bonnets rouges, pour vous déguiser qui en Robespierre, qui en Danton, qui en Marat ou en Père Duchesne, vous les effrontés bavards, les affamés, les pillards, lâches, ignorants,—je vous défends de me déshonorer, de m'encanailler en me mettant au nombre de vos modèles, de vos maîtres, des saints et des dieux de votre calendrier...
»Je...»
A ce moment un gros nuage passa sur la 174 lune, et la statue, cessant d'être éclairée, cessa de parler et retomba dans le silence probablement pour toujours.
J'espérais qu'elle parlerait du scrutin de liste et du scrutin d'arrondissement;—mais je pensai que, à défaut d'elle, j'en sais assez long sur ce sujet, et que j'en puis parler moi-même.
Le ministère défunt et la Chambre malade étaient composés de ceux qui, avant de remplacer le scrutin de liste par le scrutin d'arrondissement, avaient remplacé le scrutin d'arrondissement par le scrutin de liste.
Le scrutin d'arrondissement ou uninominal, sans nous mettre beaucoup plus à l'abri des intrigues, des compromis, des corruptions, des mensonges, présente cependant un tour d'escamotage un peu plus difficile à exécuter que le tour du scrutin de liste, c'est pourquoi le cabinet Floquet et sa majorité obéissante et ahurie, en présence d'une dissolution presque inévitable, se sont avisés que leurs ennemis d'aujourd'hui avaient été leurs amis, leurs complices, leurs compères d'hier, et 175 possédaient comme eux tous les pièges, tous les boniments, tous les trucs du scrutin de liste—et, confiants dans une dextérité qu'ils pensent supérieure, ils ont voulu imposer au jeu des conditions plus ardues;—aussi nous avons vu les grands prestidigitateurs, Bosco, Robert Houdin, de Gaston, etc., abandonner aux faiseurs de tours de place publique de vulgaires escamotages, des muscades sous les gobelets avec la baguette, la gibecière et la poudre de perlimpinpin, que cette tourbe exécutait aussi bien qu'auraient pu le faire les maîtres, que d'autres montent sur les théâtres où ils travaillent, que des prestiges plus compliqués et plus difficiles à produire.
En effet, l'élection au scrutin de liste s'effectue ainsi;—c'est l'élection au panier; vous ramassez des fruits secs, des fruits verts, des fruits gâtés si vous voulez, et vous en emplissez votre panier en réservant au-dessus la place pour y placer un petit nombre de fruits sains, mûrs, appétissants du moins en apparence, et vous ne vendez que le panier entier sans permettre de déranger le dessus et de vérifier le dessous.
Le scrutin uninominal est la vente au détail,—beaucoup de fruits du scrutin de liste n'y pourraient figurer;—mais l'art consiste, en 176 étalant la marchandise, à bien placer chaque fruit, la tache ou la tare en-dessous, de les entourer, de les envelopper artistement de feuilles de vigne et de les montrer de façon à n'en laisser voir qu'une partie à peu près saine;—à annoncer aux acheteurs avec emphase telle pèche de vigne pour une grosse mignonne ou un teton de Vénus, telle pomme à cuire pour une calville ou une reinette, telle poire âpre et à peine bonne à cuire pour une beurrée William ou une crassane, telle prune à cochon pour une prune de reine-Claude.
Ça demande un peu plus d'aplomb, un peu plus de rouerie, un peu plus d'intrigue et de corruption, parfois même ça coûte un peu plus cher, mais enfin ça se fait.
Je vais, après vous en avoir préalablement demandé la permission, vous raconter une petite comédie, qui, je crois, n'est pas ennuyeuse, et où j'ai joué un rôle—rôle sacrifié, en 1848
Quæque ipse miserrima vidi
Et quorum pars magna fui!
et qui mettra bien en relief et en vue le fameux scrutin de liste et le scrutin d'arrondissement.—Puis, la comédie racontée, en guise de moralité de ma fable, qui n'est pas une fable, 177 mais une vérité rigoureuse, je vous dirai comme disait Ésope à la fin des scènes
μυθος δηλοι ὁτι [mythos dêloi hoti]
cette fable prouve que...
Je vous dirai, pour l'avoir étudié et expérimenté à mes dépens, ce qu'il faudrait changer, ajouter, retrancher, modifier au vote pour que le scrutin de liste et le scrutin uninominal ne fussent plus la plus effrontée des mystifications, le plus insolent et le plus pernicieux des mensonges.
En 1848,—la scène se passe à Sainte-Adresse, au Havre et à Rouen,—c'est une trilogie.
Je m'étais laissé persuader par Lamartine, qui jouait alors un si grand et si noble rôle, et par un groupe de notables habitants du Havre de me faire comparse dans la pièce;—le feu était à la maison, tout le monde devait se mettre à la chaîne et porter au moins son seau d'eau. Me voici donc, après quelques hésitations et avec une répugnance instinctive,—pressentant ma vie changée et ma liberté menacée, me voici candidat à la représentation nationale.—J'avais, parmi les marins et les pêcheurs, une amicale popularité;—j'avais plus d'une fois partagé leur rude existence, 178 quelquefois même leurs périls—j'avais pu, dans certaines circonstances, défendre leurs intérêts;—j'avais pu provoquer avec succès, en faveur des familles des marins morts à la mer, des souscriptions auxquelles le roi Louis-Philippe et ses fils avaient contribué.
Quant aux autres Havrais, mon titre était cette popularité qu'ils connaissaient.
Une fois décidé, je me mis à faire consciencieusement mon métier de «candidat»; j'assistai à diverses assemblées où j'étais convoqué avec mes concurrents;—j'étais parfois attaqué et j'avais à me défendre.
Je me rappelle la première séance.
Quand vient mon tour de parler, je monte sur une estrade que, jouant à l'Assemblée, on appelle la tribune—et je commence:
—Mes amis...
On crie:—Dites citoyens!
—Volontiers: Mes chers concitoyens, je ne viens pas solliciter vos suffrages. (Murmures), je ne viens pas solliciter vos suffrages, et voici pourquoi: c'est que je n'ai et n'aurais aucun avantage à être député.—Si j'aimais les fonctions, les places, les honneurs, etc., je serais à Paris et ne serais pas venu me confiner à Sainte-Adresse.—Si vous me faites l'honneur de me nommer votre représentant, je n'en 179 tirerai aucun bénéfice;—bien plus, il me faudra, pour défendre vos intérêts, travailler, étudier, apprendre des choses que je ne sais pas ou que je ne sais qu'imparfaitement et quitter, au moins pour un temps, la vie que j'ai choisie, que j'aime, que je me suis faite, et que, depuis longtemps, vous me voyez mener au milieu de vous, mon jardin et mon bateau.
«Mais, si je ne viens pas solliciter vos suffrages, je viens m'offrir à vous: de même que vous me connaissez depuis longtemps, je vous connais aussi, je sais votre situation, vos affaires, vos intérêts, vos besoins. Si vous pensez, comme je le pense, que je puis vous être utile, je viens m'offrir à vous, avec tout ce que je puis avoir d'intelligence, d'énergie et de dévouement.
A ce moment, on me crie:—Vous êtes un républicain du lendemain!
Cette voix était celle d'un citoyen, récemment nommé sous-préfet, je crois par lui-même;—je ne me rappelle pas si on avait changé le titre, mais il en occupait la place, et en touchait les appointements;—il était en outre administrateur ou employé supérieur du chemin de fer de Paris au Havre, et, comme moi, candidat à la députation.
180 —Puisque, répondis-je, citoyen sous-préfet, vous me reprochez d'être un républicain du lendemain!... (Murmures). Vous êtes, vous, un républicain de la veille?
—Oui, certes!
—Disons de l'avant-veille, si vous voulez,—mais permettez-moi de chercher ce que, à cette avant-veille dont vous vous parez avec un juste orgueil, ce que nous faisions, vous qui étiez républicain, et moi qui, selon vous, ne l'étais pas.
»A cette avant-veille, vous républicain, vous transportiez de Paris au Havre les voyageurs de troisième classe, c'est-à-dire les paysans, les ouvriers, les pauvres,—dans des tombereaux découverts, à travers des régions froides et humides où il pleut un jour sur trois, c'est-à-dire dans des conditions où il n'eût été ni humain ni prudent de voiturer des bestiaux; et moi, qui n'étais pas un républicain, je vous faisais à mes frais un procès à la suite duquel il fallut couvrir et fermer les wagons de troisième classe.
Le sous-préfet fut hué et dut quitter l'assemblée.
J'avais sur mes concurrents un avantage considérable,—c'est qu'au fond, je ne tenais que médiocrement à réussir,—et résolu à 181 n'être élu que dans les conditions qui me conviendraient tout à fait,—c'est-à-dire sans m'abaisser en rien, sans dissimuler mes sentiments ni mes opinions, sans faire de dissimulations ni de concessions.
En fait de concurrent, la vérité est que je n'en avais—ou du moins aurais dû n'en avoir qu'un; et, si je n'en avais eu qu'un, je n'en n'avais plus: car l'arrondissement du Havre avait droit à deux représentants, comme l'ancienne Rome à deux consuls,—et nous pouvions être élus tous les deux; cet autre candidat était un négociant très riche qui n'avait d'autre titre à ces fonctions législatives que le désir vaniteux et ardent qu'il en avait;—un nommé Morlot,—décidé à y mettre le prix.
Mais ce candidat se composait de deux personnes.
La mode était aux ouvriers.—Au gouvernement provisoire figurait:
Albert, ouvrier.
Garnier-Pagès,—membre de ce gouvernement provisoire, faisait instruire, chez un gros négociant de la rue de la Verrerie, son fils, qu'il destinait au commerce, et, dans une assemblée d'ouvriers, il dit: «Ouvriers! nous le sommes tous,—et moi, votre ministre, j'ai mon fils garçon épicier rue de la Verrerie.»
182 Un conseiller d'État publia une brochure signée: Un ouvrier, et fut élu député, et on dut casser l'élection, quoiqu'il prétendît qu'il n'avait pas menti et était ouvrier en lois,—comme d'autres étaient ouvriers en bois; on s'accolait un ouvrier comme certains mendiants volent ou louent des enfants pour émouvoir la charité publique.
M. Morlot avait pris Martinez, ouvrier,—et on disait, on imprimait, on affichait: Morlot et Martinez, presque comme en un seul mot.
Morlot ne pensait pas avec raison pouvoir être élu s'il ne passait à la faveur de Martinez, et, comme le Havre n'avait droit qu'à deux députés, pour que Morlot et Martinez fussent ou plutôt pour que Morlot-Martinez fût élu, il fallait que je ne le fusse pas.
On institua un «comité Morlot»; on envoya à grands frais des émissaires dans les communes rurales, on inonda le pays de professions de foi;—on couvrit les murs d'affiches, etc.
Mais on fit mieux: on alla à Rouen, le chef-lieu; là, le comité Morlot s'entendit avec le comité présidé par l'avocat Senard, ce bon Senard qui fut depuis ministre de l'intérieur sous Cavaignac et, avec une naïve confiance, planta dans le petit jardin du ministère des 183 pommiers dont il ne devait pas boire le cidre.
Le comité Morlot obtint du comité Senard l'admission sur la liste de Morlot-Martinez, en affirmant que je n'avais aucune chance au Havre, et on s'engagea à faire voter la liste Senard—mais le comité Senard exigeait un des deux sièges du Havre;—le comité Morlot le promit, mais dit: Laissez-nous jusqu'à l'élection notre ouvrier dont nous ne pouvons nous passer,—mais l'élection faite, nous nous en débarrasserons, il y aura réélection, et nous nommerons un Rouennais.
La liste du comité Senard fut répandue, affichée à profusion.
Il n'y avait pas de comité Karr,—pas de liste, pas d'affiches;—seul, un petit journal qui existe encore et a grandi, l'Arrondissement du Havre, auquel je donnais parfois quelques articles, soutenait ma candidature avec courage et désintéressement; le jour du vote, il imprima simplement de petits carrés de papier avec mon nom, et en donna à ceux qui vinrent en prendre.
Au Havre, le résultat du vote fut:
Morlot | 6,591 | voix. |
Martinez | 2,773 | — |
A. Karr | 8,131 | — |
184 J'avais bien l'air d'être député du Havre; mais je n'avais eu de voix qu'au Havre, à Etretat, à Sainte-Adresse, etc., là où j'étais connu, tandis que Martinez et Morlot, portés sur la liste Senard, furent nommés dans le reste du département, où ni eux ni moi n'étions nullement connus,—à une grande majorité.
Voilà donc Morlot et Martinez députés, installés à Paris, et, moi, je retourne chez moi à Sainte-Adresse; mais il fallait s'acquitter envers Rouen et donner le siège promis.
Au bout de quinze jours, l'engouement, la mode de l'ouvrier ne sévissant plus aussi fort, on invita Martinez à un déjeuner, où l'on but non pas le cidre national, mais des vins dont il n'avait jamais entendu parler, et qui lui parurent bons;—on le grisa à fond et on le mena à la Chambre; là, on le décida à monter à la tribune; les amis du Havre s'étonnaient qu'il n'eût encore rien dit; il demanda la parole et monta hardiment sur l'estrade.—Dieu sait les gestes, les phrases ponctuées de hoquets! la tribune avait l'air d'un «guignol» et l'orateur d'un polichinelle en délire.—Il prit le verre d'eau, en goûta le contenu, remit le verre sur le marbre avec dégoût, en disant: «Pouah!» et cria: «Garçon! du vin!»
Il finit par disparaître comme dans une 185 trappe, on dut l'emporter;—le lendemain, on lui fit honte de sa conduite, et on lui fit signer sa démission; il fallait refaire une élection; le comité de Rouen, d'accord avec le comité Morlot, proposa un filateur Rouennais appelé Loger; le comité de Rouen m'adressa une lettre pour me prier instamment de ne pas me présenter; à cette lettre signée Delaporte, secrétaire du comité, je répondis:
«Comme vous me le demandez, messieurs, je me suis désisté publiquement de ma candidature, mais c'était deux jours avant la réception de votre lettre et par dégoût de voir les intrigues des coteries se jouer des intérêts de la France.»
A mon refus de seconde candidature, cinq mille électeurs du Havre refusèrent de voter et, dans une protestation adressée à la Chambre des députés, laquelle Victor Hugo se chargea de déposer et M. Thiers d'appuyer, affirmèrent qu'ils continueraient à ne pas voter tant qu'on continuerait l'escobarderie du scrutin de liste. Morlot et le Rouennais Loger furent donc définitivement les députés du Havre—et jamais on n'en entendit plus parler ni à la Chambre ni ailleurs.
Seulement, lorsque, après le coup d'État de Décembre, le bon Goudchaux vint au Havre, 186 comme il allait parler, provoquer et organiser une souscription pour les exilés, le citoyen Morlot eut peur et refusa hardiment sa maison pour la réunion du comité, et cette réunion eut lieu dans mon jardin de Sainte-Adresse.
On peut voir, par cet exemple, qu'à cette époque il était possible, par le scrutin d'arrondissement, d'arriver assez près de la vérité, ce qui était impossible avec le scrutin de liste;—mais, depuis quarante ans les procédés d'escamotage ont été très perfectionnés, l'audace des prestidigitateurs s'est singulièrement accrue, et le scrutin d'arrondissement, ou uninominal, n'est plus qu'un peu meilleur que le scrutin de liste,—et le vote, quelle que soit la forme des deux qu'on adopte, si on n'y apporte pas une réforme radicale, restera le plus effronté et le plus pernicieux des mensonges, la plus absurde et la plus déplorable des sottises.
Il est triste de voir une grande nation jouer depuis vingt ans le rôle que voici: nous le peuple souverain, nous sommes tous attelés à un de ces jeux de bagues que l'on fait tourner dans les foires pour l'amusement des enfants:—chevaux et fauteuils occupés par une douzaine de joueurs: Ferry, Rouvier, Freycinet, Floquet, Ferrouillat, Lockroy, Méline, etc. 187 Les bagues que ceux qui occupent les fauteuils et les chevaux s'évertuent à enfiler au passage sont des portefeuilles gonflés de billets de banque, de concessions, d'actions, de places, de dignités, etc.
Et nous, attelés à la machine, nous nous exténuons à la faire tourner;—si Ferry manque la bague, nous nous croyons débarrassés de lui:—nullement! il repasse au tour suivant, et essaye de nouveau;—il en est de même de Floquet, de Freycinet et des autres.
On semble commencer à comprendre que ce jeu n'amuse qu'eux;—les citoyens de somme attelés à la machine menacent de s'arrêter, de se mettre en grève.
On parle de dissolution et d'Assemblée constituante. Eh bien, je vais faire ce que chacun doit faire en pareille circonstance, dire maintenant ce que doit être cette Assemblée avant de dire ce qu'elle doit faire;—c'est un rôle honorable à jouer pour l'Assemblée qui s'en va, qui pourrait la réhabiliter. Ce que je vais proposer est si simple, si indiscutable, si naïf 188 même, que ça pourrait se chanter sur l'air de M. de La Palisse:
Un quart d'heure avant sa mort,
Il était encore en vie!
Car c'est le développement de cette thèse méconnue jusqu'ici, que, pour représenter un département, il faut le connaître, et, pour être choisi, il faut en être connu.
Article premier.—Nul ne peut être candidat et député que dans un arrondissement où il réside depuis au moins dix ans,—y exerçant une profession, un métier, une industrie, y exploitant une propriété, ou y vivant d'un revenu quelconque.
De façon, d'une part, à connaître l'histoire, les intérêts, les besoins, les ressources de ce département et y ayant des intérêts communs avec les autres habitants.
Et, d'autre part, y étant parfaitement connu de tous,—tant pour sa vie publique, politique, etc.,—que pour sa vie privée et sa petite vie, son caractère, ses habitudes, ses mœurs, son intelligence, ses qualités et ses défauts.
Entre deux concurrents—le bon sens réveillé des électeurs choisissant celui qui est né dans la région et y a sa famille, ce qui 189 assure à un plus haut degré la connaissance des qualités nécessaires au représentant, on serait ainsi débarrassé des charlatans, des marchands d'orviétan, de pilules et de crayons,—coureurs de bénéfices et de places, ayant soin de poser leur candidature le plus loin possible des lieux où ils sont connus.
Article II.—La division du territoire par cantons est rétablie comme elle l'était sous l'ancienne monarchie, comme elle le fut par l'Assemblée nationale le 26 février 1790 et par l'Assemblée constituante en 1791.
Ce qui amenait le suffrage à deux degrés, ce mode de suffrage n'ayant nullement pour résultat d'en restreindre le droit, mais en réalité de l'étendre en y faisant participer effectivement et individuellement un bien plus grand nombre—au lieu de mener les électeurs aux urnes comme on mène au marché une troupe de dindons au moyen d'une baguette à laquelle est attachée une loque rouge, les électeurs primaires votant au chef-lieu de canton nommaient des représentants qui allaient en leur nom nommer les députés au baillage, c'est-à-dire au chef-lieu d'arrondissement.
Ce mode fut naturellement aboli par le Consulat;—et, en effet, comme le dit Lamartine, 190 le vote au chef-lieu de département a pour résultat d'aristocratiser l'élection;—ce que veulent toujours faire les soi-disant républicains à leur propre bénéfice.
Il sera toujours libre au candidat de faire des promesses d'autant plus magnifiques qu'une fois élu il ne pensera plus à les tenir;—mais les électeurs ne l'écouteront pas:—les électeurs prendront au sérieux ce programme que le député est leur représentant et, à ce titre, doit les représenter.—Ce sont eux qui rédigeront ce programme, consignant leurs intentions, leurs sentiments, leurs volontés, des «cahiers», comme on avait fait en 1789—s'expliquant nettement sur les idées et les actes alors en l'air;—et, en cas d'incidents imprévus, ils rappelleront le député pour lui donner de nouvelles instructions;—le député qui s'écarterait des instructions de ses commettants serait rappelé à l'ordre une première fois, et, à la seconde infraction considéré comme démissionnaire remplacé.
Article III.—Le chef de l'État, roi ou président, ne pourrait choisir les ministres dans aucune de ces Chambres. Il ne faut pas croire, comme il semblerait depuis vingt ans, que la France ne possède que le demi-quarteron de 191 farceurs qui se succèdent, se réunissent, se séparent, se combattent, se supplantent, depuis 1871.—Aucun député, pendant tout le cours de son mandat, ni pendant l'année qui en suivra l'expiration, ne pourra être promu à aucune place, à aucun emploi, à aucune dignité;—il sera toujours loisible aux électeurs, au cas où ces faveurs tomberaient sur quelque parent ou ami de député, de le mander pour lui demander des explications; le chemin étant ainsi fermé aux ambitions, aux vanités, aux avidités, aux corruptions, etc., les députés pourraient s'occuper d'autre chose que de se faire les complices, les associés, les hommes liges des ministres, n'en ayant rien à craindre ni à espérer, et, ne fût-ce que pour ne pas s'ennuyer, s'occuperaient des intérêts de leurs commettants et des affaires de l'État.—Resterait, il est vrai, la corruption par l'argent; mais, outre qu'elle est particulièrement honteuse, et ferait au moins hésiter assez de gens, l'électeur qui aurait lieu de les soupçonner pourrait demander des explications à son représentant, toujours révocable.
Article IV.—Pendant longtemps, on n'a pas payé les députés;—depuis qu'on les paye, il ne paraît pas, tant s'en faut, qu'on obtienne une qualité supérieure.
192 Si on continuait à les payer, faudrait-il que ce fût non au mois, mais sur des jetons de présence—donnés au député au commencement de la séance, et contrôlés à la sortie. Mais ne vaudrait-il pas mieux revenir à l'ancienne gratuité du mandat, sauf au département ou à l'arrondissement de subventionner le candidat pauvre qu'il aurait jugé apte à servir les intérêts publics, de préférence à de plus riches?
On serait ainsi débarrassé des pauvres hères, fruits secs, décavés, avocats à la serviette vide, médecins à la sonnette muette, pour lesquels les neuf mille francs sont un revenu jamais atteint, inespéré, surtout si on ajoute les chances de menus bénéfices, plus ou moins clandestins, pour des services plus ou moins honteux.
C'est ainsi que la France serait réellement représentée dans les deux Chambres, et qu'un gouvernement serait possible.—Tandis qu'aujourd'hui tout gouvernement est impossible, et le pays n'est nullement représenté, comme nous en faisons la triste et déplorable expérience depuis 1871. Ajoutons qu'on ne permettrait plus aux orateurs, comme cela se fait aujourd'hui, de venir corriger leur discours avant l'insertion au Journal officiel—de 193 même qu'on ne permettrait plus au président d'interdire aux sténographes de mentionner tel ou tel membre, telle ou telle phrase risquée ou malsonnante.
L'électeur doit pouvoir suivre toujours son mandataire, le surveiller et ne pas lui permettre de se masquer ni de se maquiller.
Ajoutons une prohibition sévère de voter jamais pour un absent.
Mais—me direz-vous—on ne voudra plus être député.
Tant mieux!—Alors les fonctions de député ne seront plus qu'un devoir et un honneur. Heureux, pour la France, le temps où il faudrait, dans l'âge mûr, imposer ces fonctions, comme on impose le service militaire dans la jeunesse.
Article V.—On ne sera plus admis à exercer des fonctions sans en avoir fait l'apprentissage. On ne s'improvise pas plus ministre, préfet, etc., qu'on ne peut s'improviser cordonnier ou serrurier. On n'arrivera alors aux places que par degrés, en commençant par en bas, ce qui supprimera les pluies de crapauds qui tombent d'en haut aujourd'hui sur les sièges et les positions rétribuées, au gré de la faveur, des complicités, des compromis, des corruptions. 194
Il sera nécessaire aussi que Paris donne des garanties au reste de la France, et que les départements ne soient plus exposés, chaque matin, à apprendre, par la poste, que les voyous de Paris, les banquiers de bonneteau et les souteneurs de filles ont changé le gouvernement de la France. Il ne faut plus que le conseil municipal de Paris puisse prétendre à devenir un «comité de Salut public» et une «Commune».
Et voilà!
P.-S.—Que serait-il probablement arrivé si, le 28 janvier, M. Carnot, au lieu de s'obstiner à ramasser dans son écart des ministres déjà une ou plusieurs fois renversés comme incapables ou usés, impopulaires ou odieux, eût fait appeler le général Boulanger et lui eût dit:
«Président d'une République basée sur le suffrage universel, je dois obéir aux manifestations de l'opinion, même si je la croyais fausse ou erronée.
»Dans la situation actuelle, je ne chercherai pas si cette manifestation est spontanée ou factice, ni par quelles intrigues, quelle suggestion elle a pu être créée, excitée, exaspérée; je dois m'y soumettre et je m'y soumets.
195 »La Chambre des députés est dès aujourd'hui dissoute de fait, sa dissolution légale et la revision de la constitution sont inévitables.
»Mais dans le ministère que j'avais il y a huit jours, comme dans celui que j'ai aujourd'hui, comme dans celui que j'aurai peut-être la semaine prochaine, il ne se trouve pas d'hommes résignés ou décidés à pratiquer l'opération.
»C'est pourquoi je vous ai fait appeler pour vous dire: Non seulement je vous autorise à former un cabinet dont vous serez le chef pour en exécuter ce que vous demandez avec tant de bruit, de fracas et de menaces, mais je vous somme de le faire pour calmer l'inquiétude et l'agitation dont souffre le pays.—Pour me servir d'une expression empruntée au jeu du billard, cher à mon prédécesseur,—vous avez collé la bille, il faut prendre à faire. Si vous refusez, c'est vous qui n'aurez voulu ni de la dissolution ni de la revision.»
Que serait-il arrivé? Ou le général aurait refusé, et l'ancien élu avouait que dissolution et revision ne seraient qu'un prétexte et un voile pour cacher des projets et des expédients moins avouables, et on aurait vu un assez grand nombre de gens de bonne foi et de dupes désabusés se séparer de lui, et l'isoler au milieu d'un groupe de complices et de dupes 196 opiniâtres. Ou il aurait accepté, il aurait formé un ministère pris dans ses partisans, et pour qui connaît son entourage, pour qui se rappelle le rôle joué par Morny dans le coup du Deux-Décembre,—celui qu'on suppose un aspirant César eût complètement manqué de Morny et fût resté Gros-Jean.—Il eût fallu aux boniments, aux promesses magnifiques, aux théories vagues, aux utopies faire succéder des réalisations, des applications sérieuses, et nécessairement certaines résistances;—et, comme l'avocat Floquet, comme l'avocat Gambetta, exemple plus frappant, le général n'eût eu devant lui que peu de mois de popularité et d'influence souveraine et dangereuse.
Mais nos soi-disants républicains ont agi autrement et ont montré, une fois de plus, qu'ils ne sont qu'une misérable et ridicule parodie de ceux qu'ils proclament leurs ancêtres, leurs maîtres et leurs modèles.
Ces grands hommes d'alors, lorsque, au nom de la liberté, ils se disputaient le despotisme, n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.—Je sais bien que certains de nos grands hommes d'aujourd'hui, qui ont fait leurs preuves comme membres ou partisans de la Commune, ne détesteraient pas ces expédients; mais ils sont arrêtés par un scrupule: 197 c'est que, pour demander la tête de ses adversaires, il faut mettre la sienne en jeu.—La méchanceté ne manquerait pas, mais le tempérament manque tout à fait.
C'est pourquoi ces farceurs et ces chienlits déguisés qui en Robespierre et en Danton, qui en Fouquier-Tinville, en Collot-d'Herbois, en Marat, etc., pâlissent sous leurs masques et se contentent puérilement de prendre un sanglier avec des filets à papillons et de jouer, dans la politique, le rôle que jouent dans les cirques les clowns, qui, en faisant des cabrioles, viennent dans l'arène élever des obstacles apparents, barrières, banderoles, cercles de papier, que jamais, on le sait d'avance, le cheval et l'écuyer vêtu d'un maillot, frisé et pommadé, ne manque de franchir, de crever et de traverser aux applaudissements du public.
Θανατου
Εγχομιον
[Thanatou
Enchomion.]
Vous avez l'air ennuyé.—Qu'avez-vous?
—Je voudrais être mort.
—Vous n'êtes pas dégoûté!
Le mieux serait de n'être pas né, de le savoir et d'en jouir en regardant les hommes et la vie.
Quelle est l'âme qui—au moment de descendre animer un être—sous deux baisers, si l'on faisait apparaître devant elle toute sa vie probable—consentirait à naître?
Qui consentirait à recommencer sa vie tout entière sans en effacer ou du moins en modifier certains jours et certaines heures? 199
Ma vie a été—comme celle du plus grand nombre—mélangée de bonnes et de mauvaises chance;—je n'ai pas coutume de me plaindre, n'ayant pas demandé à la vie plus qu'elle n'a à donner.
Cependant j'ai deux ou trois quarts d'heure que je ne voudrais pas recommencer, fût-ce au prix de l'immortalité.—Et notez que je ne mets certes pas dans ces quarts d'heure les quelques minutes que j'ai—il y a bien longtemps—passées sous l'eau de la Marne, à moitié étranglé, à moitié noyé par un cuirassier que j'eus le bonheur de ramener au bord.
L'enfant commence à mourir au moment où il sort du sein de sa mère;—chaque instant qui s'écoule est un pas vers la mort.
Depuis l'origine des mondes, deux hommes seuls ne sont pas morts:—Élie et Énoch, disent les livres saints.
Beaucoup de gens cependant osent croire que ce n'est peut-être pas vrai, et Tertullien, sentant le besoin d'atténuer ce prodige, prétend que leur mort n'a été que différée jusqu'à l'arrivée de l'Antéchrist, qu'ils noieront de leur sang;—ce qui, même ainsi expliqué, reste encore assez fort:
200 Mors dilata ut sanguine suo Antechristum extinguant. (Tertullien, De anima.)
Dans le rôle de l'homme, pour ne parler que de lui, sont compris certains devoirs, certaines opérations, certaines corvées;—il y est attiré, poussé, enfermé par divers instincts.—Ainsi il doit se reproduire et multiplier selon l'ordre donné à Abraham; il y est entraîné par l'attrait mutuel des sexes et par l'amour de ses petits;—ce qui engendre des joies et des bonheurs, mais aussi de cruelles anxiétés et angoisses.—Aussi, à ces instincts, il a été ajouté un autre instinct, c'est l'horreur irréfléchie de la mort;—sans quoi, l'homme aurait refusé de vivre plus longtemps et se serait tué à son premier mal de dents, à son premier accès de jalousie contre la femme adorée, à sa première inquiétude pour la vie de ses enfants. Dans l'ordre immuable de la nature, par la suprême intelligence, il a imposé son rôle à tout ce qui est,—depuis l'insecte microscopique dont trois cents se meuvent dans une goutte d'eau, jusqu'au Béhémoth, dont il est parlé dans le Livre de Job et dans les commentateurs de la Bible,—qui broutait chaque jour l'herbe de mille montagnes, herbe qui repoussait pendant la nuit,—buvant le Jourdain et le mettant à sec en vingt-quatre
201 heures, depuis le grain de poussière jusqu'aux astres et aux mondes.
L'homme a son rôle assigné dont il ne peut sortir.—J'ai lu, dans je ne sais plus quel livre de je ne sais plus quel savant,—trop savant ou peut-être pas assez savant,—que le seul emploi de l'homme et sa seule utilité dans l'ordre et les opérations de la nature est d'aspirer de l'oxygène, de brûler du carbone et d'expirer une certaine quantité donnée d'acide carbonique dont la nature a besoin pour l'ensemble de ces opérations.
Dans ce rôle, la mort est aussi nécessaire que la vie aux opérations de la nature;—elle a besoin, à un moment donné, de désagréger les divers éléments dont l'aggrégation a formé l'homme pour en faire un autre emploi;—ce qui a été chair et os doit devenir ou redevenir terre, puis herbe, et servir, par un nouveau mode d'aggrégation, à la formation d'autres êtres.
Aussi simplement que les poulets que la fermière nourrit et qui seront mis à la broche quand ils seront assez gras,—un seul atome qui se perdrait, ou manquerait à son rôle au moment fixé pour son entrée en scène dérangerait et peut-être détruirait l'ordre immuable et peut-être le monde.
202 Donc tout homme doit mourir par cela seul qu'il est né;—il est né pour mourir.—Peut-être la mort est-elle non seulement la fin, mais le but de la vie?
Mais cette crainte, cette horreur instinctive de la mort que l'homme avait reçue comme tous les autres animaux, lui avait été donnée comme aux autres êtres, dans une juste et nécessaire proportion. Seul, il s'est appliqué à l'augmenter, à l'exagérer et à en faire un supplice que la Providence ne lui avait pas destiné.
Il a entouré, orné la mort d'une foule de circonstances, de terreurs et d'angoisses nées de son imagination.—La nature avait fait une mort,—il en a fait une autre tout à fait terrible et empoisonnant sa vie;—la nature en avait fait une phase nécessaire de l'existence, il en a fait une torture.
On a imaginé un au-delà de la vie et de la mort—une autre vie dont la première ne serait que la préface;—on a beaucoup parlé, discouru, écrit de «l'immortalité» de l'âme: c'est un sujet sur lequel l'auteur de la nature ne nous a jusqu'ici permis que des opinions, gardant pour lui le vrai.
Jamais personne n'a pu décider, par les seules lumières de la raison humaine, si l'âme 203 survit au corps et est immortelle,—cette pensée plaît à l'imagination et s'accorde avec certaines idées consolantes de la justice divine,—il est agréable d'y croire, mais peu facile de le concevoir. Quant aux preuves qu'on a prétendu en donner, elles ont le défaut de ne pas être des preuves: il faut avoir recours à une révélation d'en haut;—dans les questions douteuses, le mieux est de tâcher de croire la solution la plus consolante.—Quant à ce qui nous a été donné de raison, le raisonnement nous dit que nous sommes, après la mort, ce que nous étions avant la naissance, c'est-à-dire que nous n'étions rien et que nous ne sommes plus rien.—Mais il ne faut pas se fier trop entièrement à la raison;—la vue de notre intelligence a une portée bornée comme celle de nos yeux,—le vrai—le seul vrai qu'on peut affirmer, c'est que nous n'en savons rien.
Socrate—devant ses juges—leur dit: «Si j'avais un conseil à vous donner, juges voulant dire justice, vu le bon effet que mes conversations ont eu sur un assez grand nombre de nos concitoyens en les rendant plus sages, plus honnêtes, plus vertueux, vu aussi ma pauvreté, ce serait de me loger et nourrir au prytanée, 204 comme vous l'avez accordé à d'autres. Mais on dit que vous voulez me faire mourir; je ne puis vous prier de ne pas le faire, parce que je ne sais pas s'il m'est plus avantageux de ne pas mourir que de mourir;—je puis craindre ce que je connais: la maladie, les blessures, le chagrin, l'exil, la prison.
«Mais, quant à la mort, je ne sais absolument pas ce que c'est,—et je n'en ai conséquemment aucune peur.»
Quant à l'immortalité de l'âme, je ne saurais la prouver et je n'ai aucun désir de la nier;—mais, pour propager une terreur peut-être salutaire sous certains rapports, on y a ajouté l'immortalité du corps, sans laquelle il n'y aurait pas eu moyen de faire redouter, au delà de la vie, certains supplices que les inventeurs, les ministres de toutes les religions se sont évertués à rendre épouvantables à qui mieux mieux.
Si la croyance à une autre vie avec des peines et des récompenses est un hommage à la justice raisonnablement présumée de Dieu,—il faut rendre sa justice égale à sa bonté et à sa toute-puissance—et ne pas supposer une lutte perpétuelle entre lui et le diable;—idée empruntée aux plus vieilles théories,—sorte de partie de trictrac ou de besigue où 205 Dieu et le diable jouent nos âmes, et où, vu les conditions exagérées, promulguées pour être sauvé,—le diable triche et gagne à peu près toujours,—le nombre des âmes gagnées par Dieu étant minime, en proportion du nombre de celles filoutées par le diable.
Pour mon compte, je crois fermement à toute la justice de Dieu; mais je crois aussi fermement à sa toute-puissance et à son immense bonté. En nous créant, il a prévu notre folie, notre légèreté, notre méchanceté de singes malfaisants, et il a mis son œuvre à l'abri, en ne nous donnant la puissance de créer ni de détruire, ni un brin d'herbe, ni une goutte d'eau.
Une des causes qui ont le plus puissamment fait admettre l'hypothèse d'une autre vie, c'est une crainte vague et orgueilleuse du néant,—auquel je ne reproche que ceci, qu'on ne le voit pas, ce qui aurait bien son charme. Ayant connu la vie,—l'homme aime encore mieux souffrir que ne pas être;—il veut étendre son existence en tous sens;—il l'étend avant sa vie par le culte moins pieux qu'orgueilleux des ancêtres,—il l'étend après la vie par l'idée d'une immortalité et d'une renommée sur les lèvres de la postérité.
Quoi qu'il en soit,—il est nécessaire, fatal, 206 que nous fassions restitution à la nature, pour les besoins de ses opérations, des éléments qui nous ont été prêtés, et dont l'aggrégation peut être utile à former notre individu; il ne faut pas penser à se dérober à cette nécessité.
Le corps est-il le vêtement, l'enveloppe et, selon quelques-uns, la prison de l'âme,—ou l'âme est-elle le résultat, le jeu, l'harmonie et la mélodie des organes?—C'est encore ce que Dieu seul pourrait nous dire et ce qu'il ne nous a pas dit.
Il faut mourir!—il n'y a pas moyen de refuser, d'escroquer à la nature les éléments de notre être qui se désagrègent—et qu'elle veut faire rentrer dans son trésor pour en faire de la terre, de la poussière, de l'herbe—que mangeront les moutons, moutons que mangera l'homme pour en faire de la chair humaine, jusqu'au jour où il faudra que homme accomplisse la restitution de soi-même.
Tout le monde est mort, tout le monde mourra.—Dans cent ans d'ici, tout ce qui est sur la terre sera dessous;—des centaines de millions d'hommes sont morts avant moi, des centaines de millions mourront après moi;—des 207 centaines de mille mourront la même année que moi, des milliers mourront le même jour, plusieurs centaines mourront à la même minute que moi.
Le plus sage est donc de s'accoutumer à cette idée, de se la rendre quotidienne et familière, de penser à la mort et d'en parler comme on pense au sommeil de chaque nuit,—d'en entretenir ceux qui nous entourent comme on s'entretient de la naissance, de la jeunesse, de la vieillesse et de tout autre sujet,—de leur faire envisager notre départ comme une nécessité contre laquelle il n'y a pas à lutter,—qui ne sera pas un mal pour nous-même—et qui ne sera pour eux qu'un chagrin que la Providence, dans sa souveraine bonté, a rendu le plus fugace et le plus momentané des chagrins:—«Dieu mesurant, comme on l'a dit, le froid à brebis tondue,»—appréciation que je voudrais avoir faite plus que tout ce qu'on a jamais écrit sur les religions.
De leur côté, il faut que ceux qui doivent nous rendre à la terre, se préparent à ne pas trop attrister pour nous notre départ par l'aspect de douleurs—qu'on croit souvent devoir exagérer pensant faire plaisir aux mourants—ce qui est une erreur.
208 En effet, si l'on a—entre les opinions et les croyances, si l'on a adopté celle d'une vie future dont celle-ci n'est qu'une épreuve, comme le cocon que file la chenille pour s'y enfermer et en sortir papillon; si l'on croit que celui qui s'en va de cette vie—grâce à la miséricorde infinie de Dieu, va entrer dans la véritable vie, dans une vie heureuse et glorieuse:—on peut ressentir pour soi-même un certain regret, un certain chagrin d'être privé de sa présence; mais on doit se réjouir pour lui de le voir s'élever à cette vie bien heureuse, où on ira le rejoindre plus tard,—non pour quelques jours, comme dans cette première vie, mais pour l'éternité.—Si c'est l'autre sentiment que vous avez adopté, songez aux maux de la vie et aux ennuis de la vieillesse dont celui qui part est à jamais délivré.
J'ai connu un homme qui avait été, durant sa vie, riche, puissant, obéi entre tous;—il mourut «plein de jours» et de la mort «naturelle», c'est-à-dire lorsque la lampe, ayant consumé toute son huile, n'émet plus que quelques dernières lueurs vacillantes.
Aux suprêmes moments, on enleva sa femme, et il ne resta auprès de lui que son fils, désespéré et fondant en larmes.
209 —Mon ami, lui dit-il d'une voix affaiblie, tu as été un bon fils, tu n'as plus qu'une fois à m'obéir et tu ne vas pas te démentir:—je n'ai plus que quelques instants à vivre,—je me sens m'éteindre, ne va pas attrister ces derniers moments par la tristesse et par l'ennui que j'ai redoutés toute ma vie.—Passe dans la chambre à côté où il y a un piano, et joue-moi jusqu'à la fin—qui ne va pas tarder—cet air de notre pays que j'ai toujours aimé et que je t'ai fait jouer tant de fois!
Le fils, qui est grâce à Dieu, encore de ce monde, et un de mes meilleurs amis, avait été accoutumé si scrupuleusement à obéir à son père, qu'il lui baisa la main,—sortit de la chambre, alla se mettre au piano et joua l'air favori pendant une demi-heure;—quand il rentra dans la chambre de son père, le vieillard était mort.
Il fut longtemps sans oser mettre les mains sur un piano;—mais la première fois qu'il s'y décida, ce fut pour jouer, et non sans une douce mélancolie, l'air sur lequel son père s'était endormi.
Il faut donc, dès à présent, et en pleine vie, se dire: «Quand je vais mourir, ce sera ou pour être mieux ou pour ne plus être.—Donc, s'il 210 y a du chagrin à avoir de cette désagrégation des éléments qui me composent, de cette restitution à la nature, ce n'est pas pour moi, c'est pour ceux que je quitterai;—il faut les accoutumer à cette idée de la séparation inévitable.»
Il est cependant un cas où le mourant doit subir d'horribles angoisses, c'est lorsque sa vie, son travail, sont nécessaires à ceux qu'il quitte; s'il va les laisser sans appui, sans ressources;—dans cette situation, si la vérité est une autre vie, mais d'où il ne soit pas possible de veiller sur ceux qu'on a aimés, de les défendre, de les protéger,—de quelques délices que soit remplie cette vie, je n'y verrais qu'un horrible supplice, et, si le choix m'était donné, sans hésiter je choisirais le néant,—en regrettant de ne pouvoir les y entraîner avec moi.
Une des causes qui font surtout redouter la mort est un faux raisonnement: on pense, en présence de la maladie ou d'un danger quelconque, qu'il s'agit de mourir ou de ne pas mourir,—tandis qu'en réalité il s'agit de mourir aujourd'hui ou de mourir demain.
La mort est le magasin, le trésor où la nature 211 prend la vie;—les feuilles meurent et tombent des arbres, l'herbe jaunit et se dessèche,—feuilles et herbes deviennent un engrais et produisent les feuilles nouvelles et l'herbe fraîche du printemps suivant,—la vie et la mort sont une évolution en cercle.
Tout nous parle sans cesse de la mort;—les portraits d'ancêtres sont des témoins de la mort;—nos divertissements, nos théâtres nous en retracent l'idée; la tragédie évoque et tire du tombeau le héros ou la beauté qui y reposent depuis des siècles, réveille leur poussière et les force de venir sur la scène nous divertir.
Nos tables les plus somptueuses, celles autour desquelles on se réunit pour la joie et la gaieté—nous parlent aussi de la mort;—poissons, gibier, viandes de toutes sortes savamment préparées et assaisonnées, nous nous nourrissons de cadavres.
C'est à la mort que la terre doit sa fertilité; la bêche et la charrue remuent et retournent les débris de ceux qui ont vécu avant nous,—nous les recueillons dans nos moissons, dans nos vendanges, ils forment, ils sont le pain que nous mangeons, le vin que nous buvons;—la surface de la terre, à une grande profondeur, est faite de la poussière des ancêtres;—nous 212 marchons, nous dansons sur les ruines de l'espèce humaine;—et ce que nous appelons notre science est l'épitaphe non seulement des hommes, mais des cités et des empires détruits.
Une des plus grandes folies que l'on ait imaginées a été de vouloir dérober son corps à la mort, filouter son cadavre à la nature qui en avait prêté les éléments—on s'est fait «embaumer».
On a voulu rendre éternels des restes horribles, hideux, et dont on n'a pu que retarder la destruction;—car la nature, qui est éternelle, a le temps d'attendre, est patiente et sûre d'arriver à ses fins.—Peut-être, dans notre histoire, la naissance du Corse Bonaparte, la Révolution, la Terreur, l'expédition d'Égypte n'avaient pour but que de faire sortir des Pyramides quelques poignées de grains de blé qu'on y avait enfermées avec les cadavres récalcitrants—et dont la faculté germinative approchait de son terme; en effet, on les a semés et ils ont donné des grains et du pain.
Cette affaire était au moins aussi importante pour l'ordre immuable de la nature que les batailles et les révolutions d'empires;—rien 213 ne doit se perdre dans le cercle éternel de ses évolutions et de ses opérations;—un grain de blé a son rôle comme un homme, comme une nation;—si ce grain de blé manquait, tout l'ordre serait dérangé, compromis, peut-être détruit;—aussi, je ne crois guère à Élie et à Énoch—ou du moins j'accepte l'interprétation de Tertullien, à savoir que leur mort n'en était que différée:—le tout à mettre au nombre immense des choses que nous ne savons pas.
Quant à la pratique absurde et répugnante des embaumements, s'il dépendait de moi, j'aurais, au contraire, hâté l'anéantissement des corps de ceux que j'ai perdus—et dont ma pensée a suivi malgré moi sous la terre la lente décomposition:—d'abord cadavres, puis, comme l'a dit je crois Bossuet, quelque chose qui n'a plus de nom dans aucune langue,—quelque chose de hideux, d'horrible en quoi sont changés ceux que j'ai, avec tendresse et bonheur, serrés dans mes bras.—Je suis soulagé quand je calcule qu'il s'est écoulé le temps nécessaire pour qu'il n'y ait plus rien... du moins là. Aussi je n'ai rien contre la crémation, ou les lits de chaux dont on a, dit-on, enveloppé le corps de Louis XVI assassiné dans la crainte que ce corps ne devînt une relique.
214 Où ai-je lu cette vieille chanson? il y a si longtemps que je la sais, que j'ai presque envie de me persuader—ce qui ne serait pas vrai que j'en suis l'auteur.
Quand la Parque aura sonné l'heure,
De coudriers et de lilas,
Prends soin d'embellir ma demeure;
Je veux, dans un pareil bouquet,
Plaire encore à jeune fillette,
Tantôt cueilli comme bouquet,
Tantôt croqué comme noisette.
Je citais un jour ce couplet à Victor Hugo, à propos de la pratique de l'embaumement. «La chanson a raison, me dit-il; il vaut mieux embaumer que d'être embaumé.»
Quant à la mort et à ce qui suit la mort, comme nous ne savons rien et que nous ne saurons jamais rien, nous sommes fort exposés à voir varier nos idées et nos opinions selon nos sensations.
Hugo, par exemple, qui était surtout un grand peintre—et qui choisissait dans tout le côté, la face qui présentait les couleurs les plus harmonieuses, surtout les plus éclatantes, était fort enclin à voir ses impressions changées, selon l'heure et la hauteur du soleil 215 qui dorait ou abandonnait les objets, ou les dorait d'un autre côté.
Lorsque sa charmante fille Léopoldine fut noyée à Quillebeuf avec son mari, qui, ne pouvant la sauver, voulut rester avec elle, lorsque j'allai avec la famille mettre les deux corps dans le même cercueil,—j'eus la triste mission d'apprendre à Victor Hugo, alors en voyage, le malheur qui le frappait; à son retour, il me dit un soir: «Ma douleur est bien adoucie par la ferme croyance que j'ai dans une autre vie où ma fille m'attend et où j'irai la rejoindre.»
Il est évident qu'il ne voyait plus cette question du même côté et sous le même aspect, lorsque, dans son testament, préparant, dernière antithèse, la mise en scène de ses funérailles, il ordonnait de le porter dans le corbillard des pauvres—et se faisait enterrer civilement.
Cette pensée de chicaner la mort,—de rester encore sous on ne sait quelle forme et quelle figure quelque temps de plus sur la terre, de se préoccuper d'un effet à produire sur les survivants, est très commun.
J'ai connu une vieille femme qui, avec une très petite fortune, suffisante cependant pour 216 ses modestes besoins, s'imposa toute sa vie quelques privations pour amasser un petit pécule qu'on trouva à sa mort avec cette note écrite de sa main: «Pour mon enterrement.» Suivaient les détails de cet enterrement: tant pour les voitures, tant pour les cierges, tant pour les pauvres et les pleureuses.. En un mot, un bel enterrement.
Je fus prié un jour d'assister à une cérémonie de ce genre par une famille de mon voisinage. Un des parents du mort me remercia et, faisant allusion à certains petits services que j'ai pu rendre au pays que nous habitions l'un et l'autre et à une certaine popularité:
—Ah! Monsieur, me dit-il, c'est vous qui aurez un bel enterrement!
—Croyez-vous, monsieur? lui répondis-je; mais quel chagrin j'aurai de ne pas le voir!
Lorsque tout est mort en nous, la vanité seule survit, cependant; la magnificence des obsèques est plus pour flatter la vanité des survivants que pour honorer les morts. Les gens qui ont pour métier d'enterrer les autres comptent pour leur fortune sur cette vanité—et mettent sur leur enseigne: Pompes funèbres.
217 Un jour, comme je revenais d'une de ces cérémonies où tout aurait surtout fait comprendre la vanité des vanités, j'ai pris la plume et ajouté à mon testament toutes les recommandations pour que cette opération à mon égard eût lieu avec la plus grande modestie, le moins de temps et le moins de dépenses possibles—et par le plus court chemin:—me contentant, en fait de pompes funèbres, de ne pas être enterré vivant,—soin que j'ai toujours eu pour ceux que j'ai perdus en ne les laissant mettre en cercueil qu'après un commencement visible de décomposition, seul signe certain, quoi qu'on dise, de la mort.
Les livres sont remplis de gémissements sur la brièveté de la vie—et néanmoins, pendant la durée de cette vie si courte, notre principale occupation est de nous en distraire, de ne pas la sentir, de «tuer le temps».
«La mort, dit Épicure,—ne nous concerne en rien; tant que nous vivons, elle n'est pas là;—quand elle arrive, nous n'y sommes plus.»
Lisez la traduction qu'a faite Boileau-Despréaux 218 d'une ode de Sapho—et vous verrez que la même description peut s'appliquer exactement et à la mort et aux délices de l'amour:
Un nuage confus se répand sur ma vue,
Je n'entends plus, je tombe en de molles langueurs,
Et, pâle, sans haleine, interdite, éperdue,
Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs!
Quel que soit le sentiment qu'on adopte sur une vie future ou sur l'anéantissement ou la transformation perpétuelle, le plus sûr est de se conduire d'après la première hypothèse—et de pouvoir dire, comme Épictète:
«Je veux, à mon dernier moment, pouvoir dire à Dieu: »Grand Dieu, ai-je suivi vos commandements? Ai-je abusé de vos dons? Ne vous ai-je pas soumis mes sens, mes vœux, mes opinions? Me suis-je jamais plaint de vous? Ai-je jamais accusé votre providence? Quand vous avez voulu que je fusse malade; j'ai voulu être malade;—vous avez voulu que je fusse pauvre, et j'ai été content de ma pauvreté. Aujourd'hui, vous voulez que je meure;—je sors de ce monde en vous remerciant de m'y avoir admis pour me faire voir tous vos ouvrages, et l'ordre admirable avec lequel vous gouvernez cet univers.» 219
«A la mort, dit saint Ambroise, commence l'égalité; les cadavres des riches et des pauvres sont semblables; seulement, comme les riches se sont nourris avec excès de mets savoureux et recherchés, leurs cadavres sentent plus mauvais que ceux des pauvres.»
On ne rencontre jamais de cadavres d'oiseaux dans les rues ni sur les chemins; c'est qu'ils vont pour mourir se cacher dans le fond des bois.
De même il faut cacher sa vieillesse—et épargner aux autres le spectacle de notre décrépitude.—On a dit avec raison: «Quand on n'orne plus les salons, il faut en disparaître.»
Il est rare que nous mourions tout d'un coup et tout vifs:—nous assistons à la mort successive de nos sens et de nos facultés.—J'avais trente ans lorsque j'ai écrit l'oraison funèbre d'une dent que j'avais perdue par accident.—Quand on dépasse le terme ordinaire de la vie, on se trouve dans une vaste solitude;—nos contemporains, nos amis, ceux que nous avons aimés et qui nous ont aimés ne sont plus; nous sommes étrangers dans un pays nouveau, la langue qu'on y parle n'est plus la même que nous savons parler; 220 les intérêts, les goûts, les idées ne sont plus les mêmes; nous gênons, nous encombrons,—nous sommes dans la vie comme de vieilles femmes dans un salon condamnées à «faire tapisserie», et on trouve cette tapisserie trop épaisse et tenant trop de place;—ce qui, de notre temps, était vice, est devenu coutume;—ce que nous trouvions beau et élégant est ridicule;—les meilleurs—et ils ne sont pas nombreux—nous traitent avec des marques affectées de bienveillance et de commisération humiliantes.
L'autre soir, traversant le cimetière, je voyais un grand nombre de tombes connues des élus morts bien plus jeunes que je ne suis aujourd'hui, et il me semblait entendre sortir de ces tombes des voix qui me disaient:
«Eh bien?...»
Les heures, faisant comme le Parthe, nous blessent en fuyant; et ces heures, comme nos journées et nos années, nous ne les comptons qu'à mesure qu'elles sont passées.—Quand on dit: «J'ai vingt ans,» c'est au contraire vingt ans qu'on n'a plus, vingt ans qu'on a dépensés du mystérieux nombre qui nous a été donné.
On m'a quelquefois reproché «de gâter» 221 les enfants. C'est toujours ça de bon qui leur est assuré.
Je n'ai jamais songé à leur demander, comme on fait d'ordinaire, de la reconnaissance de ce qu'ils «nous doivent la vie»,—et cela pour plusieurs raisons.—La première, c'est que, au moment où nous leur «donnions la vie», nous ne pensions guère à eux.—La seconde, c'est que, bien des fois dans le cours de leur existence, ils ne seraient pas d'accord sur la valeur du «don» et qu'ils pourraient nous répondre: «Je m'en serais bien passé!—plût à Dieu qu'un bon petit croup m'en eût délivré quand je venais de naître!»
Dans la jeunesse, un excès de sève nous fait nous étendre et épancher notre vie, notre âme, nos sens autour de nous et parfois très loin;—on aime tout,—on veut tout,—on est tout amour,—et cet amour qu'on éprouve est tout en soi;—les objets aimés ne sont que des prétextes;—notre vie s'étend comme la chaleur d'un foyer ardent;—mais, quand nous sommes vieux,—nous n'entendons plus, nous ne voyons plus d'aussi loin,—notre foyer ne rayonne plus au dehors,—la vie se resserre autour de nous.
... On finit un laid jour
Par n'aimer plus que soi—sot, froid et triste amour!
Beaucoup de vieillards, à force de vivre, finissent par se croire immortels,—comme si leur temps de mourir avait passé. Combien j'en ai vu ayant une telle horreur de la pensée de la mort—qu'ils retardaient de jour en jour, jusqu'à la fin, le soin de faire un testament dont l'absence, après leur mort, laisse à ceux qu'ils ont aimés mille soucis, mille tracas et souvent la ruine.
Louis XI, qui avait si peu marchandé la mort aux autres, en avait pour lui-même une terreur vengeresse.—Il se fit apporter la sainte ampoule et plusieurs reliques;—puis, comme on faisait des prières à un saint, demandant pour lui la santé du corps et le salut de l'âme, il interrompit le prêtre en disant: «Un peu de discrétion et pas d'importunité;—demandez seulement la santé—nous verrons le reste plus tard.»
Un «seigneur» avait défendu qu'on lui parlât jamais de mort.—Son secrétaire étant emporté par une maladie, on ne lui en dit rien;—mais, comme il le demandait opinâtrément, 223 on lui dit: «On ne trouve votre secrétaire nulle part.»—Il comprit et n'en parla plus.
Les anciens évitaient le mot «mort»; ils se servaient de synonymes.—Cicéron, pour annoncer au Sénat la mort des complices de Catilina, dit: «Ils ont vécu (vixerunt).»
Ils avaient un autre mot très beau pour exprimer la même idée—defunctus—quitte, ayant payé sa dette.
Malheureusement, la «pratique» s'est emparée de ce mot—et l'a rendu vulgaire;—pour conserver le mot et l'étymologie, je l'écris defunct, comme on l'écrivait autrefois.
Quant à feu, on a voulu le tirer du celtique—puis de felix, heureux, puis de fatum, destin;—il est plus simple et plus vrai de le tirer du latin fuit,—il fut.
Les étymologistes se sont livrés à de curieux excès.—On sait que Ménage tirait alfana d'equus.
On a tiré haricot de fistula par le procédé que voici:
Fistula—fistularis—fistularicus;—retranchez fistul vous aurez aricus—haricot.
De même Babet vient de Ludovicus par ce procédé analogue: 224
Ludovicus—Louis—Louise—Lise—Élisa—Élisabeth—Lisbet—Babet.
L'expression—n'est plus—est surtout claire et vraie.
Les vieux boivent la lie de leur vie;—pardonnez-leur de faire un peu la grimace.
Pendant que tu roules entre tes doigts, pour la friser, cette boucle de cheveux, elle devient blanche.
Chaque fois que je te baise la main en te quittant, en disant: «A demain!» c'est un prélude à l'éternel adieu, qui n'aura pas de lendemain.
La Providence, dans son extrême bonté, rend souvent les vieillards exigeants, égoïstes, radoteurs, ennuyeux, maussades, envieux de la jeunesse et sévères pour les fautes qu'ils ne peuvent plus commettre.
C'est autant de consolations efficaces préparées pour ceux qui leur survivront—et qui laisseront à leur tour les mêmes consolations.
Je n'essayerai pas de cacher à mes lecteurs que je me trouve dans un assez singulier embarras.
Pendant l'instruction laborieuse faite pour le procès du général Boulanger, beaucoup de gens ont été mandés, interrogés, ont eu leurs tiroirs forcés, leurs papiers indiscrètement feuilletés et emportés qui n'étaient peut-être pas aussi exposés aux soupçons de la justice que je le suis en ce moment.
Je ne sais si vous vous rappelez que, dans le numéro 9 de la Grande Revue, paru le 10 mars, je vous disais:
«Nos soi-disant républicains ne sont qu'une misérable et ridicule parodie de ceux 226 qu'ils proclament leurs ancêtres, leurs maîtres et leurs modèles.
»Ces grands hommes d'alors, lorsque, au nom de la liberté, ils se disputaient le despotisme, n'hésitaient pas à s'entre-guillotiner.—Je sais bien que certains de nos grands hommes d'aujourd'hui qui ont fait leurs preuves comme membres ou partisans de la Commune ne détesteraient pas cet expédient, mais ils sont arrêtés par un scrupule: c'est que, pour demander la tête de ses adversaires, il faut mettre la sienne au jeu,—la méchanceté ne manquerait pas, mais le tempérament manque tout à fait.»
Or, le 19 avril suivant, dans un banquet à Saint-Denis, le citoyen Naquet a lu, comme régal, une lettre du général Boulanger adressée de Bruxelles à ses «amis de Saint-Denis».
Et, dans cette lettre, il est dit:
«Quant à la Terreur, ils se bornent à la parodie en miniature,—ils n'oublient pas cette leçon de l'histoire que, lorsqu'on fait tomber des têtes, on risque fort de perdre la sienne, et ils ne sont pas désireux de faire de leur tête un enjeu;—c'était bon pour les hommes de la Convention.»
Ne suis-je pas exposé à ce que M. de Beaurepaire 227 me soupçonne de faire les discours et les lettres de M. Boulanger?—envoie fouiller mes papiers et m'invite à aller causer un brin au Luxembourg?
Je ne le connais pas et ne puis apprécier l'agrément que me pourrait donner cette entrevue en tout autre temps, mais, en ce moment de la magnifique explosion du printemps dans mon jardin, au moment où les camélias donnent leurs dernières fleurs pour faire humblement place aux roses, au moment où, d'un arbre à l'autre, s'étendent les guirlandes parfumées des glycines et des chèvrefeuilles, au moment où l'aponogéton couvre l'eau de ses coquillages blancs et noirs doucement odorants, au moment où comme disait le charmant chansonnier, mon ami Bérat:
Ça sent bon dans la plaine,
Deux à deux v'là qu'on s'y promène;
Les amours ont déjà r'pris,
L'rossignol chante toutes les nuits,
Dans les nids,
Y a des petits.
Je ferais une résistance sérieuse au voyage, je serais malade, vieux, etc.
Et, comme dit une de mes petites-filles, quand j'élude pour cette raison ou sous ce 228 prétexte quelque chose d'ennuyeux: «Voici le grand-père qui va tirer son grand âge.»
On a vu, par ces derniers temps, des gens mandés, amenés, interrogés, ennuyés, fouillés, pour des situations moins graves que celle où je me trouve par ce malheureux petit morceau de ma prose qui se trouve reproduit dans la lettre de M. Boulanger.
Mais je veux espérer que M. de Beaurepaire se contentera de recevoir par écrit et de Saint-Raphaël les renseignements, explications, éclaircissements, révélations et même humbles avis de son serviteur.—Je vais lui dire tout ce que je sais et tout ce que je pense, non pas de M. Boulanger, mais de l'affaire Boulanger,—car celui-ci y est personnellement pour peu de chose; je ne le connais pas, je n'en veux pas, mais je ne lui en veux pas, convaincu comme je le suis que ce n'est pas sa faute,—et, si j'allais à Bruxelles, ce ne serait certainement pas pour le voir. J'aurai soin que ces quelques pages soient mises sous les yeux de M. de Beaurepaire.
Quant aux dix lignes qui se trouvent dans mon article et dans la lettre du brav'général—la pensée qu'elles expriment est si vraie, je le maintiens, qu'elle a pu le frapper comme moi, quoique après moi;—et, d'ailleurs, on admettra 229 facilement que, depuis qu'il est à Bruxelles, il ait pour se distraire nourri son esprit et endormi ses ennuis par de bonnes lectures—et que ce passage lui ait paru exprimer congrûment une idée qu'il aurait pu avoir.
Permettez-moi de vous dire qu'il est puéril et même un peu ridicule, pour un procès entre républicains, de chercher, de colliger, d'inventer au besoin des «preuves», des révélations, etc. Vous vous jetez tout à fait hors des traditions que vous ont laissées vos maîtres, vos modèles et les saints de votre calendrier.
Un seul des membres de la Chambre des députés a conservé le dépôt de ces traditions;—est-ce Félix Pyat,—héros de la commune,—que, pour le comparer à Achille, on a dû choisir une des épithètes qu'Homère donne au fils de Pelée: «Achille aux pieds légers.»
Ποδας οχυς Αχιλλευς [Podas ochus Achilleus]
Est-ce le vieux Madier-Montjau?—Un des deux a récemment ramené le parti soi-disant républicain à ces traditions trop oubliées:
«Quand un homme gêne on le supprime.»
Au fond, c'est ce que vous voulez faire; mais pourquoi tant de détours et de fioritures?
Jean-Jacques Rousseau, auquel votre parti vient de faire l'injure d'une statue, tandis que, 230 si on l'avait lu et compris, vos ancêtres, s'il eût vécu de leur temps, n'eussent pas manqué de le guillotiner.
Jean-Jacques Rousseau a dit:
«Il n'y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme.»
Et Diderot, que vous allez déranger sottement pour le mettre au Panthéon, et pour lequel également il n'y eût pas eu assez de lanternes pour l'accrocher, si on l'avait lu et compris, vous dit franchement que, en République, la popularité est un crime.
«Comme le peuple n'est pas aimable, dit-il dans l'Encyclopédie, il faut supposer un but intéressé à ceux qui le caressent.»
«Les tyrans les plus odieux qui ont opprimé Rome ne manquaient pas de se rendre populaires par les assemblées, les spectacles et les libéralités folles.»
Il n'y a pas de République possible sans «l'ostracisme»; pour maintenir la République, il faut pouvoir exiler Aristide, parce que ça ennuie de l'entendre appeler le Juste; Alcibiade parce qu'il a coupé la queue à son chien, et fait périr Socrate sans savoir pourquoi.
231 Jusque-là, vous alliez assez bien,—vous vous étiez naturellement et fatalement, au nom de la liberté, avancé vers le despotisme le plus insolent;—vous combattez le suffrage universel, qui est le fondement et le prétexte de votre gouvernement; vous attaquez la liberté de la presse,—l'arche sainte quand vous n'étiez pas au pouvoir et quand vous vous en serviez; vous êtes comme des acrobates et funambules qui scieraient la corde sur laquelle ils dansent et font leurs tours.
Mais voici que tout à coup vous devenez timides, et, au lieu de «supprimer», vous chicanez, vous faites des procès qui vous perdent si vous les perdez, qui achèvent de vous couvrir de honte et de ridicule si vous les gagnez.
Mon Dieu! pourvu que le brav'général ne mette pas cette phrase-là dans une de ses lettres.
A Atticus Naquet!
Si cependant vous persévérez dans la voie où vous vous êtes engagés, je vais, même dans cette voie, vous donner des avis utiles, mais à condition que vous ne me dérangerez pas.
Vous avez bien inutilement dérangé, ennuyé, troublé, «embêté», beaucoup de témoins qui n'avaient rien vu, de complices qui ne savaient 232 rien ou ne voulaient rien dire, et auxquels vous avez donné deux fois le temps de brûler ou de mettre en sûreté les papiers, «pièces», etc., qui pouvaient les trahir.—Vous avez fait jaser des cochers, des passants et des portières—et, par une étourderie ou par un vertige étrange, vous avez oublié ou négligé les vrais coupables.
Je ne dirai pas les complices du brav'général, mais les vrais coupables; car c'est lui qui n'est que leur complice et qui n'a droit dans la répression qu'à un rang tout à fait subalterne.
Ces vrais coupables, je vais vous les révéler, vous les dénoncer; mais il est bien convenu que vous me laisserez tranquille à mes roses et à mon bateau.
Un de vos principaux chefs d'accusation contre le général Boulanger est la «tentative d'embauchage de l'armée».
Eh bien, oui, il y a eu tentative d'embauchage et tentative suivie d'effet.
Mais cette tentative a été commise par les groupes, par le tas de farceurs qui ont formé un ministère dans lequel ils l'ont fait entrer.—Je ne vous dis pas leurs noms, parce que je ne charge pas ma mémoire des noms de ces gens-là;—mais il vous sera facile de les retrouver.
233 Ce sont ceux qui, pensant avoir besoin d'un «sabre», ont appelé à eux un général auquel, je l'ai déjà dit, il n'a peut-être manqué que les occasions, mais à qui elles ont tout à fait manqué, pour sortir de la foule des généraux. Un nom sans passé, sans illustration, et ils l'ont choisi exprès dans ces conditions, parce qu'un nom plus éclatant par lui-même, Mac-Mahon, Galliffet, le vieux Canrobert, etc., ou n'auraient pas voulu de l'association, ou n'auraient pas fait espérer d'être un instrument aussi docile, aussi dévoué, aussi obéissant.
Une fois leur homme choisi, ils l'ont traité comme un ballon, comme un pantin de baudruche; ils lui ont appliqué un chalumeau, et se sont mis à souffler de tous leurs poumons pour l'enfler et le grossir; ils lui ont permis, en l'aidant même, de capter la faveur des soldats des chambrées par toutes sortes de menues concessions, de flatteries, et de «douceurs».
C'est là qu'il y a eu embauchage, embauchage du général par ses coministres, embauchage des soldats par le général et surtout par lesdits coministres.
Voilà les vrais coupables, et je n'ai pas ouï dire que vous vous soyez jusqu'ici adressé à eux.
234 Complices aussi ceux qui l'ont accusé, attaqué maladroitement et sottement: les Floquet, les Freycinet, les Lockroy, gens plus récents dont je n'ai pas encore oublié les noms.
Complice, ce grotesque Jacques qu'ils ont opposé au brav'général, autre pantin de baudruche qu'ils ont en vain soufflé de leurs poumons fatigués, et qui n'a pu se dilater et grossir suffisamment.
Complice, ce M. Antoine, qui va discourir et pérorer dans les départements.
Complice, la majorité de la Chambre des députés.
Complice, vous aussi, monsieur le procureur général, qui me semblez conduire l'affaire avec plus de passion ou plus de complaisance que de sagacité et de savoir-faire.
Voilà les vrais auteurs, les vrais coupables. J'espère que vous me saurez gré de vous avoir ainsi éclairé.
Vous savez maintenant tout ce que je sais sur cette affaire; je ne vous en dirais pas davantage au Luxembourg.
Si j'apprends quelque autre chose et du nouveau, je m'empresserai de vous le communiquer.
Je suis, monsieur le procureur, avec 235 tous les sentiments que l'on a au bas d'une lettre,
Votre serviteur,
A. K.
Vous mentez!
Ce n'est pas le centenaire de 1789 que vous voulez célébrer.
C'est le centenaire de 1792 et de 1793 que vous voulez fêter, en en rappelant les traditions, en en renouvelant et continuant les criminelles et monstrueuses folies. Vous mentez, et je vais le prouver, non aux soi-disant républicains, qui le savent aussi bien que moi, mais aux naïfs, aux crédules, aux ignorants, aux jobards qui se laissent endoctriner et atteler au cheval de Troie, machina fœta armis, qu'ils traîneront dans la ville pour achever de la ruiner.
Louis XIV, Louis le Grand, le plus despote des rois et le plus égoïste des hommes, possédait une faculté de premier ordre pour un roi, «la science du choix»;—il se trouvait lui-même trop grand pour avoir à craindre 236 d'approcher de lui les grands hommes qu'il avait la conscience de toujours surpasser ou plutôt qu'il absorbait comme des rayons à ajouter à son soleil, auquel ils appartenaient;—en dehors de cela, il «aimait la guerre», comme il se le reprocha en mourant;—amour singulier pour la guerre, dont il n'avait ni la science, ni les instincts, ni le tempérament;—personne n'était moins guerrier,—mais c'était une occasion, un piédestal pour recevoir des louanges dont il était insatiable, louanges qu'il prenait tellement au sérieux qu'il avait fini par se croire lui-même un héros.
La France était à lui et aussi les hommes de la France, et le sang et l'argent de ces hommes tout lui appartenait, et il ne croyait en devoir compte à personne.
Sur la fin de sa vie, il l'avait tellement épuisée qu'il fut un moment obligé de faire négocier trente-deux millions de billets pour se procurer huit millions en espèces;—dans son règne il avait dépensé dix-huit milliards.—Il laissa la France endettée de quatre milliards cinq cents millions; ajoutez le scandale de ses amours effrontément publiques et ruineuses pour le pays. C'était le despotisme sous la forme la plus cruelle, la plus dangereuse, la plus intolérable.
237 Le peuple français ne bougea pas.
Louis XV le Bien-Aimé, s'amusait davantage, quoique avec moins de faste, mais sans plus d'économie, et, quant à ses amours, il descendit graduellement jusqu'à la crapule.—La France subit de grandes humiliations en rendant toutes ses conquêtes par le second traité de paix d'Aix-la-Chapelle, par la sanglante défaite de Forbach et la guerre de Sept ans, par le traité de Paris, qui céda le Canada à l'Angleterre.
Le peuple français ne bougea pas.
Les parlements ayant risqué des réprimandes furent simplement exilées et supprimées.
Le duc de Berry monte sur le trône sous le nom de Louis XVI. Il refuse le don onéreux du joyeux avènement, de même que sa femme «la ceinture de la reine»; il supprime une partie de sa maison militaire,—fait disparaître tout le faste de la royauté, restreint ses dépenses personnelles à des actes de bienfaisance, abolit la torture,—supprime les lettres de cachet, délivre les prisonniers de la Bastille,—rappelle les parlements, met au ministère les hommes que lui désigne l'opinion publique—entre autres deux hommes éminents par la science, par l'honnêteté, par les 238 mœurs, par le caractère: Malesherbes et Turgot;—crée la Caisse d'escompte. La France se trouvait en face d'un déficit qui datait des règnes précédents et s'élevant à cinquante-cinq millions,—chiffre qui ferait lever les épaules à nos maîtres d'aujourd'hui. Il cherche, demande et accepte des conseils. A cet effet, il convoque les États généraux. Les députés envoyés à Paris arrivent avec des cahiers imposés par leurs commettants; tous ces cahiers, sans exception, veulent la monarchie héréditaire et l'inviolabilité du roi.
Dans la nuit du 4 août 1789,—la noblesse et le clergé renoncent à leurs droits et privilèges—et Louis XVI est déclaré à l'unanimité—«restaurateur de la liberté de la France.»
C'était une immense révolution que celle qui avait lieu dans le gouvernement, dans les mœurs, dans la liberté,—comparée aux deux règnes précédents; c'était bien au delà de ce qu'on avait pu espérer, même désirer: c'était l'entrée dans une ère nouvelle—d'égalité, de liberté, d'amour du peuple,—d'économie, de prospérité. La sagesse, le bon sens, la justice étaient d'arrêter là—et d'attendre de l'avenir les progrès peut-être désirables, mais non encore définis qu'on pourrait désirer.
239 Mais l'audace qu'on n'avait pas eue contre le despotisme humiliant, contre les scandales ruineux, se montra contre un roi honnête, vertueux, ami du peuple—qui avait eu l'imprudence de dire, un jour d'émeute: «Je ne consentirai jamais à ce qu'une goutte de sang français coule pour ma défense.» Alors on l'attaqua.
C'était bête, c'était lâche,—deux des éléments constitutifs de la cruauté.
Cela rappelle un vaudeville joué autrefois par le célèbre acteur Potier—les Inconvénients de la diligence.—Un voleur a établi à un tournant de la route trois manches à balai fichés en terre et coiffés d'un vieux chapeau, vêtus d'une vieille capote et armés d'un bâton étendu comme un fusil en joue. Cela fait, il arrête la diligence qui passe le soir, et les voyageurs, effrayés par le nombre des agresseurs, n'opposent pas une inutile et dangereuse résistance,—Potier tombe la face à terre devant un des manches à balai—et sans oser relever la tête lui dit:
—Monsieur le voleur, honorable voleur, ne me tuez pas, ne me faites pas de mal, je ne pense même pas à me défendre; voici ma montre; c'est un bréguet que je vous recommande; je la monte tous les soirs à neuf 240 heures; elle n'avance ni ne retarde pas d'une minute en six mois; vous en serez content. Voulez-vous mon habit, voulez-vous ma culotte?
Mais, comme la main offrant la bourse et la montre ne sent pas une autre main qui les prenne, il lève la tête, regarde l'ennemi et s'aperçoit de sa supercherie;—alors il se relève furieux, tombe sur le mannequin à coups de parapluie. Ah! coquin! ah! voleur! tu n'es qu'un mannequin?—Je vais t'arranger, tu sauras que tu as affaire à M. Prud'homme, je ne suis pas quelqu'un qu'on effraye—et, en s'adressant à moi, on trouve à qui parler.
Les coquins, les bavards, les ambitieux, les avides persuadèrent à la populace qu'elle était le peuple, et que ce peuple avait héroïquement pris et détruit la Bastille, laquelle n'existait plus depuis treize ans, c'est-à-dire depuis que le roi et Malesherbes avaient ouvert les portes aux prisonniers et supprimé les lettres de cachet; le bâtiment de la Bastille était non défendu, mais gardé par quelques invalides qui furent massacrés.
Pendant ce temps, que faisait le roi?
Il écrivait à un de ses amis:
«Sous le gouvernement des rois qui m'ont précédé, monsieur, des circonstances malheureuses 241 et imprévues ont formé la dette publique; j'ai cherché tous les moyens de l'éteindre; j'ai consulté les hommes qui joignirent la théorie à la pratique; j'ai confié les places administratives, en cette partie, aux financiers les plus habiles: ils ne m'ont offert pour remède que des emprunts, des impôts, ou la banqueroute; des projets désastreux de banque, ou des actes frauduleux... Ruiner l'État ou pressurer le peuple, voilà tout leur secret! Ce n'est pas ainsi que Sully acquittait les dettes contractées par le bon Henri, après une guerre longue et sanglante, lorsque les forfaits de la Ligue, la haine des catholiques et la méfiance des protestants semblèrent ôter toute confiance. Sully ne se borna point à de bizarres spéculations, il méprisait les esprits systématiques: ce n'est que dans l'économie qu'il trouvait des ressources. Exciter l'industrie, protéger l'agriculture, encourager le commerce: voilà toute sa politique, toutes ses ressources et tous ses moyens financiers. Je ne m'étonne plus si mon aïeul, le grand Henri, que mon cœur chérit et révère, avait acquis, par les services de cet excellent ministre, le cœur des Français. Henri était adoré, et cependant j'ose vous assurer qu'il ne pouvait pas aimer le peuple 242 d'un amour plus tendre que celui que je porte à tous mes sujets.»
Il écrivait à Malesherbes:
«Entouré, comme je le suis, d'hommes qui ont intérêt à égarer mes principes, à empêcher que l'opinion publique ne parvienne jusqu'à moi, il est de la plus haute importance, pour la prospérité de mon règne, que mes yeux se reposent avec satisfaction sur quelques sages de mon choix; que je puisse appeler les amis de mon cœur, et qui m'avertissent de mes erreurs avant qu'elles aient influé sur la destinée de vingt-quatre millions d'hommes.
»Mon cher Malesherbes, vous me demandez votre retraite? Non, je ne vous l'accorderai pas, vous êtes trop nécessaire à mon service; et, quand vous aurez lu cette lettre en entier, je connais assez votre âme sensible pour ne pas croire que vous cesserez de me la demander.
»Vous balançâtes longtemps à venir respirer à la cour un air qui convenait peu à la touchante simplicité de vos mœurs; mais Turgot vous fit entendre qu'il ne pouvait pas sans vous opérer un bien durable: il vous décida, et je l'en estimai davantage.
»Vous avez commencé votre ministère avec une vigueur qui ne contrariait pas mes principes: 243 on se plaignait des lettres de cachet, dont votre prédécesseur disposait au gré de ses favorites, et vous avez refusé d'en faire usage. La Bastille regorgeait de prisonniers qui, après plusieurs années de détention, ignoraient quelquefois leurs crimes; et vous avez rendu à la liberté tous les hommes à qui on ne reprochait que d'avoir déplu à ces messieurs en faveur, et tous les coupables qui avaient été trop punis.
»Temps plus heureux, le moment si cher à mon cœur, où, bannissant une vaine pompe, je n'aurai plus d'autre maison que les hommes de bien, tels que vous, qui m'entourent; et pour gardes les cœurs des Français.»
Voyons maintenant comment, dans l'éducation de son fils, il préparait un roi pour la France.
A l'instituteur du dauphin:
«Vous avez à former le cœur, l'esprit et le corps d'un enfant.
»L'exemple, de sages conseils, des louanges accordées avec art et des réprimandes toujours faites avec douceur feront naître dans le cœur de votre jeune élève la douce sensibilité, la honte de la faute, l'envie de bien faire, une louable émulation et le désir de plaire à son instituteur.
244 »Peu de livres, mais bien choisis; des livres élémentaires, clairs, précis et méthodiques; une aimable occupation qui ne fatigue point la mémoire, qui excite la curiosité, donne le goût de l'étude et l'amour du travail doivent former bientôt l'esprit d'un enfant bien organisé, docile et studieux.
»Je ne serais pas fâché que mon fils s'occupât d'un état mécanique dans les moments de loisir ou pendant les récréations. Je sais bien que certaines gens me blâment, qu'ils trouvent plaisant de me voir joindre les instruments de la serrurerie au sceptre des rois. Je tiens ce goût de mes aïeux; un de nos sages philosophes par excellence a fait mon apologie: mon fils ne sera que trop tenté d'imiter un jour ceux de ses ancêtres qui ne furent recommandables que par des exploits guerriers. La gloire militaire tourne la tête. Eh! quelle gloire que celle qui répand des flots de sang humain et ravage l'univers! Apprenez-lui, avec Fénelon, que les princes pacifiques sont les seuls dont les peuples conservent un religieux souvenir. Le premier devoir d'un prince est de rendre un peuple heureux: s'il sait être roi, il saura toujours bien défendre le peuple et sa couronne.
»Il faut le familiariser avec nos bons auteurs 245 français, afin de développer dans ses facultés intellectuelles cette pureté d'expression que doit avoir, dans ses paroles et ses écrits, un prince que tous les sujets auront droit un jour de juger.
»Ce n'est point des exploits d'Alexandre ni de Charles XII dont il faut entretenir votre élève: ces princes sont des météores qui ont protégé le commerce, agrandi la sphère des arts, enfin des rois tels qu'il les faut aux peuples, et non tels que l'histoire se plaît à les louer.
»En attendant que votre jeune élève apprenne l'art de régner, faites réfléchir sur lui le miroir de la vérité sur tout ce qui peut lui rappeler qu'il n'est au-dessus des autres hommes que pour les rendre heureux.
»Je me réserverai certains moments pour apprendre à mon fils la géographie, bientôt les premiers éléments de l'histoire lui seront développés, nous déroulerons devant lui les annales des peuples anciens et modernes.
»Souvenez-vous de lui enseigner que c'est lorsqu'on peut tout qu'il faut être très sobre de son autorité. Les lois sont les colonnes du trône: si on les viole, les peuples se croient déliés de leurs engagements.»
Il semble que Louis XVII eût été mieux 246 élevé pour être un grand et bon roi que ne l'ont été MM. Ferry, Constans, Lockroy, Rouvier, Freycinet, Tirard, Floquet, Laguerre, Vergoin, sans compter la horde des affamés qui se disputent les lambeaux de la France.
On a guillotiné Louis XVI, sa femme et sa sainte sœur, et on a fait mourir le dauphin de misère dans une prison.
Vous mentez!
Ce n'est pas 1789, mais 1792 et 1793 que vous voulez célébrer, rappeler et ramener, parce que là seulement vous voyez satisfaction à vos ambitions, à vos vanités, à vos appétits.
Les gouvernements étrangers ne s'y trompent pas et ne permettent pas à leurs ambassadeurs d'assister à cette comédie, à cette mascarade.
Aujourd'hui, après un siècle de guerres étrangères et intestines, après des pillages, des ruines, des misères de tout genre, nous sommes moins avancés dans la liberté que nous l'étions après la nuit du 4 août.
Si Louis XVI avait alors—et la France et l'impartiale histoire peuvent lui reprocher de ne pas l'avoir fait—si Louis XVI avait fait pendre une demi-douzaine de scélérats et de monstres et envoyé pérorer dans quelques colonies une cinquantaine de bavards,—monstres 247 et bavards qui, plus tard, mais trop tard, se sont entre guillotinés,—quelques-uns se réservant pour l'antichambre de Napoléon!—Louis XVI eût épargné à la France neuf cent quatre-vingt-neuf mille huit cent seize femmes, hommes, enfants, guillotinés, mitraillés, noyés, massacrés avec des raffinements de cruauté sauvage,—le pillage, le gaspillage effréné de la fortune publique,—la banqueroute. Il eût épargné les cinq millions de cadavres français laissés sur les champs de bataille—et deux invasions. Il nous eût épargné la haine et la défiance de l'Europe dont nous souffrons encore aujourd'hui.
Combien eût été différent le sort de la France si Louis XVI, finissant ses jours sur le trône, eût laissé pour continuer son œuvre le fils qu'il élevait si soigneusement pour le bonheur de la France!
En 1830, la Providence nous permit de renouer le fil de la tradition et de repartir de 1789.
Nous dûmes à cette phase heureuse dix-huit années d'une prospérité, d'un éclat en tous genres; dix-huit années dont on ne trouverait peut-être pas l'équivalent dans toute notre histoire,—la haine et la rancune de l'Europe s'étaient calmées, presque effacées. Les Français 248 ont préféré une parodie de l'Empire avec une troisième invasion et un nouvel isolement de la France, puis une parodie de 1792 et 1793. —C'est là que vous voulez en revenir, car vous élevez des statues à Étienne Marcel, assassin et traître qui allait livrer Paris à Charles le Mauvais, lorsqu'il eût la tête fendue par un bourgeois; à Danton, l'instigateur des massacres de Septembre.—Mais, pour célébrer justement, honnêtement, heureusement le centenaire de 1789, c'est aux quatre victimes assassinées,—Louis XVI, Marie-Antoinette, Madame Elisabeth et le petit dauphin, qu'il faudrait élever un monument national, symbole de regrets et d'expiation. C'est à Malesherbes, à Turgot qu'il faudrait élever des statues. Il faudrait renouer encore une fois le fil de la tradition de 1789.—Vous avez encore cette belle, noble et surtout si française famille d'Orléans; ses membres n'ont aucun besoin de vous, ni comme fortune ni comme illustration,—mais ils sont prêts à se dévouer au salut de la France.
Si j'avais l'honneur—ça s'appelle-t-il encore comme cela—d'être député,—je monterais à la tribune et je proposerais de mettre aux voix cette motion;
«Pas de mensonges, pas de quiproquos; 249 l'Assemblée nationale s'associe pleinement à la célébration du centenaire de 1789,—c'est-à-dire à l'abolition du despotisme, à l'extinction des privilèges, à l'égalité devant la loi, à la liberté dont Louis XVI fut unanimement déclaré le restaurateur. Mais, en même temps, elle affirme son horreur et son mépris pour les cruautés et les folies de 1792 et de 1793.»
Il serait curieux et instructif pour les électeurs de voir ceux qui se dérobaient à ce vote.
A Vienne, à Spa, à Turin, à Nice, on vient de décerner des prix de beauté.
Quelques doutes se sont élevés à ce sujet dans mon esprit;—je vais vous les dire,—peut-être quelqu'un pourra les dissiper.
Quels sont—quels peuvent être les juges? quelles garanties aura-t-on de leur compétence, de leur goût, de leur équité, de leur incorruptibilité?
Ils sont assez rares, les hommes qui se connaissent véritablement en beauté féminine.—Combien savent par la pensée séparer une femme de sa parure, et ne pas trouver plus jolie que les autres celle qui est la plus «à la mode».
251 Dans le fameux jugement de Pâris, qui eut pour résultat la ruine de Troie, l'Iliade, l'Odyssée et l'Énéide,—Vénus, malgré sa supériorité sur Junon et Pallas,—eut des doutes au dernier moment, et ne dédaigna pas de corrompre Pâris en lui promettant Hélène!
Les concurrentes—quelles diablesses de femmes peuvent êtres ces concurrentes?—se présenteront-elles aux yeux des juges en grande toilette, ou telles que la peinture nous a si souvent représenté les trois déesses,—seul costume convenable pour un jugement sérieux.—Si les candidates sont vêtues, il ne s'agit plus que du visage, et la tête n'est en hauteur que la septième partie d'une femme bien proportionnée;—si elles sont nues, comme fit la princesse Borghèse devant Canova, laissant la pudeur pour éterniser la beauté, les juges conserveront-ils leur sang-froid?
Les concurrentes elles-mêmes ont-elles des idées suffisamment justes et arrêtées sur les charmes qu'elles apportent au combat? Je soupçonne les femmes de ne pas entendre grand'chose à leur propre beauté.—Autrement permettraient-elles à des modes absurdes—tantôt de leur faire les bras plus 252 gros que la taille, les manches à gigot; tantôt de leur mettre, par les hautes coiffures, les visage au milieu du corps; tantôt de leur faire un gros ventre—ou un gros derrière, que la mode vient placer à sa fantaisie parfois au milieu du dos?
Combien mourraient désespérées dans la nuit si, en se déshabillant le soir telles se trouvaient construites comme elles se sont évertuées à le faire le jour!
Les femmes se scandalisent sans cesse des succès qu'obtiennent auprès des hommes certaines femmes qu'elles déclarent des «laiderons».
C'est qu'il faut diviser la beauté en deux espèces très souvent fort différentes.
Il y a la beauté qui se prouve—et la beauté qui s'éprouve.
La première a des règles fixes souvent imaginées et pour le moins consacrées par les arts;—c'est une question, ou plutôt une grammaire, une syntaxe qui dit inflexiblement comment on doit avoir le front, le nez, les yeux, les hanches, les jambes, les mains, etc.
Mais tout cela réuni peut laisser celles qui le possèdent manquer d'un don qui l'emporte victorieusement sur cette réunion:—c'est le 253 charme,—et c'est ce qui constitue la seconde, c'est-à-dire la beauté qui s'éprouve, qui émeut, qui trouble, qui fascine.
La beauté, qui se prouve et dont les conditions peuvent changer et changent très souvent, exige un petit front, un petit nez droit; elle fixe la dimension et la forme légale des yeux, mais elle ne tient pas compte du regard.
Or les yeux sont des fenêtres où viennent se montrer l'âme et l'esprit.—Que deviendraient les plus grandes, les plus belles, les plus correctes fenêtres s'il ne s'y montrait personne?
A propos du nez, parlerons-nous du petit nez retroussé de Roxelane, qui changea les lois d'un empire?
Le soulier de Rodolphe ne la portera-t-il pas sur le trône?
Les femmes ne croiront jamais qu'on puisse avoir les yeux trop grands, la bouche et les pieds trop petits, la taille trop menue.
Le plus sûr encore pour elles, c'est de juger de leur propre beauté par le succès qu'elles obtiennent sur les hommes qu'elles ont attirés; mais, là encore, elles peuvent se tromper:—les hommes, dans leurs préférences, se soumettent aussi à la mode.
254 J'ai vu, dans le cours relativement restreint de ma vie, les femmes maigres et vertes à la mode, et une noble Italienne, qui portait à l'excès ces deux dons, être entourée, comblée d'hommages pendant dix ans;—puis les femmes maigres et vertes ont été remplacées par les beautés plantureuses et colorées de Rubens. J'ai vu les cheveux roux honnis d'abord, puis ensuite adorés au point de faire gâter les plus belles chevelures noires, brunes ou blondes par des teintures vénéneuses.—J'ai vu plus d'une fois telle femme médiocrement et même point du tout belle, mais se déclarant elle-même, s'établissant, s'installant jolie femme et disant: «Nous autres jolies femmes,» et, au besoin, se plaignant «du don funeste de la beauté», qui expose les jolies femmes à tant de périls, être entourée, courtisée préférablement à d'autres réellement belles ou jolies, à peu près comme les fermières mettent un faux œuf, un œuf de plâtre, dans le nid où elles veulent que leurs poules aillent pondre.
Un autre point qui abuse certaines femmes: telle vous dira, avec une mine hypocritement fâchée: «Mon Dieu que les hommes sont ennuyeux, on ne peut se montrer dans la rue sans être «dévisagée» et suivie!
255 Mais, ma chère petite,—tu te glorifies de ce qui te devrait te faire rougir de honte,—regarde cette autre femme bien plus belle que toi qui n'est guère regardée ni surtout suivie;—eh bien, les hommes ne «l'ennuient» pas, ne la «dévisagent» pas, de même qu'elle est moins entourée que toi dans un salon.—Prends garde, examine, surveille, au besoin modifie tes «toilettes», ta démarche, tes attitudes, tes airs de tête,—il y a là quelque chose à corriger;—ces hommes si «ennuyeux» ne veulent pas perdre leur temps ni «payer trop cher». Quand ils suivent une femme dans la rue, c'est qu'elle a le malheur de leur inspirer la pensée que ce genre d'attaque peut réussir—et les mener à un but qui n'a pas de quoi t'enorgueillir;—combien, même au salon, doivent ce qu'elles croient un succès à une apparence de facilité,—tandis que cette femme que tu vois moins entourée, jamais suivie dans la rue doit ce que tu crois un abandon, une infériorité, une défaite à la parfaite correction, à la sévérité de son costume, de sa démarche, de ses attitudes, de ses airs de tête, de ses regards;—sa longue jupe tombe sur ses pieds à plis lourds et inflexibles comme du plomb—et ne permet pas à l'imagination de se figurer ces plis dans un autre 256 sens que la perpendiculaire; ses vêtements semblent rigoureusement attachés à sa personne comme les plumes à l'oiseau,—tandis que, pour toi, il semble que la moindre brise, peut-être même le vent d'un soupir, peut déranger les plis de ta robe, les agiter, les rendre transversaux, les chiffonner.
Il y avait autrefois un usage général que quelques-unes seulement aujourd'hui conservent; c'était de ne paraître dans la rue, à la promenade et dans les lieux publics que modestement, simplement, austèrement vêtues—presque sous le domino du bal masqué,—de passer inaperçue;—on laissait les triomphes de la rue aux filles qui n'ont pas de salons.
Il en est aujourd'hui beaucoup trop qui, voyant leurs salons abandonnés pour les cercles, elles-même délaissées pour les «filles», ont voulu engager le combat et aller braver et vaincre leur indignes rivales là où elles pouvaient les rencontrer;—de là à s'enquérir de la modiste de telle courtisane, de la couturière de telle «impure» dont elles savent les noms et la demeure; de là à imiter leurs costumes et, par une pente insensible, leurs allures, il n'y avait que quelques pas qu'elles ont vite franchis.—Et tout cela pour se faire 257 battre, car, comme filles, elles sont toujours moins filles que les vraies filles;—très peu même peuvent lutter de luxe avec elles, car une «honnête femme» ne peut guère ruiner que son mari et, à la rigueur, un amant,—tandis que les filles ruinent le public;—elles n'ont pas compris, elles ne comprennent pas que c'était en sens contraire qu'il fallait engager la lutte, qu'il fallait être «autres», ce grand charme! qu'il fallait rendre leurs salons plus rigoureux, plus fermés, plus solennels, et elles-mêmes plus sévères, plus majestueuses, plus imposantes et rester et être plus que jamais d'une autre espèce, presque d'un autre sexe que les filles,—redevenir les grandes justicières de la société,—faire comprendre que, pour leur plaire, il ne suffit pas d'être riche, habillée à la mode, d'être «chic», mais que leurs préférences sont absolument réservées aux plus braves, aux plus spirituels aux plus distingués, aux plus respectueux... en public.
Je parlais de salons fermés,—c'est-à-dire de salons où il faut, pour y être admis, remplir certaines conditions;—aujourd'hui, sauf quelques rares exceptions,—on veut la foule—la publicité; on a soin d'inviter des journalistes pour qu'ils entretiennent leurs lecteurs 258 des magnificences, des splendeurs, de tel dîner, de telle soirée, de tel bal.
Avec le «menu» du dîner—la parure des femmes, on les flatte, on les cajole pour avoir un «bon article», sauf à dire ensuite: «Mon Dieu, que ces journaux sont insupportables!»
Un homme était éperdument amoureux d'une femme douée de cette puissance, de ce charme magnétique, plus triomphant que les plus rares et les plus incontestables beautés;—une autre femme scandalisée de cette influence que naturellement elle ne pouvait sentir ni comprendre, lui dit: «Mais, enfin, elle n'est pas jolie.—Peut-être, répondit l'amoureux, mais elle est pire.»
Il est un autre genre, sinon de beauté, du moins de puissance tout à fait relative,—c'est d'être «autre». Eûtes-vous, Madame, toutes les perfections de formes, d'élégance, de teint, d'expression; fûtes-vous Vénus elle-même, il est un succès que vous ne pouvez atteindre, c'est d'être une autre,—et vous risquez fort d'être vaincue par une femme qui n'aura que ce seul avantage,—fût-elle d'une figure médiocre et même laide.
259 Quelques femmes cependant—mais très rares—ont le don de se métamorphoser d'un jour ou d'une heure à l'autre, de n'être jamais la même, de composer d'une seule femme un harem complet; mais ne croyez pas que ce don-là, peu prodigué par la Providence, se puisse obtenir en se déguisant, en se métamorphosant;—non, il est natif, naturel et dépend plus du caractère, du tempérament que des conditions extérieures;—il ne suffit pas cependant d'être capricieuse, quoique cela n'y nuise pas.
A propos de se déguiser, une preuve: les femmes n'entendent pas toujours grand'chose à leur propre beauté, c'est l'adoption immédiate et universelle dans le monde entier de telle ou telle forme de vêtements, de coiffures, de chaussures, de telle ou telle couleur;—formes et couleurs qui rompent follement les harmonies, qui tiennent une si grande place dans la beauté.
Ce n'est pas d'aujourd'hui ni même d'hier que date la mode des cheveux rouges, mode intermittente; car cette couleur a été, à certaines époques, méprisée, haïe, proscrite.
Nous la voyons admise du temps de Martial! 260 qui envoie un savon à une belle Romaine en lui disant:
«Recevez ce savon; son écume mordante allume et rougit la chevelure des Teutones, et rendra la vôtre plus belle encore que celle des captives de ce pays.»
Caustic Teutanicos accendit spuma capillos.
Juvénal nous montre Messaline—préférant un grabat au lit impérial, s'en allant la nuit cachant ses cheveux noirs sous une perruque jaune.
Nigrum flavo crinem abscondante
A une époque où sévissait dans sa plus grande intensité la mode des cheveux rouges, où tant de femmes gâtaient et perdaient de belles chevelures noires, blondes et brunes, les empoisonnant de drogues corrosives, un homme de ma connaissance s'éprit jusqu'à la frénésie d'une jeune fille à la crinière orange qu'il rencontrait dans le monde.—Il faut dire que nous étions en pays italien,—et que, au milieu des teints d'ivoire d'un blanc mat, des cheveux d'un noir reflété de bleu,—des yeux de velours noir, cette peau de l'étoffe et de la couleur des roses pâles comme «le Souvenir de la Malmaison ou le 261 Captain Christy, ces yeux de turquoise, cette abondante chevelure rutilante, il était impossible d'être plus «autre» et d'en bénéficier davantage, et, à ce titre, elle excitait plus d'admiration qu'il ne lui en était légitimement dû.—Un des amis de l'amoureux s'avisa, dans une intention qu'il croyait bonne, de le conduire un jour sans l'avertir, dans un jardin où il savait que la belle rousse avait coutume de se promener tous les matins pour prendre l'air avec toute sa famille; là, il vit non seulement l'objet adoré, mais aussi la mère qui n'allait plus dans le monde et qu'il ne connaissait pas, de même que deux sœurs de la belle qui n'y allaient pas encore, âgées l'une de seize ans, l'autre de quatorze;—plus encore, deux autres petites filles et deux petits garçons, tous avec la même chevelure enflammée; là, au milieu d'eux, tous en restant une jolie fille, comme elle l'était en effet, elle perdit l'avantage de l'étrangeté et du contraste, elle ne restait plus «autre».
L'ami se vanta plus tard d'avoir guéri l'amoureux.
Je ne l'eusse pas fait ni même tenté—estimant, comme je le fais, que l'amour, loin d'être une maladie qu'on doive s'efforcer de guérir, est, au contraire, l'état le plus complet 262 de la pleine et heureuse santé du corps, de l'esprit et de l'âme—et qu'il vaut cent fois mieux un amour, même fou, même malheureux, que pas d'amour.
De même que ce vrai savant, le centenaire Chevreul, avec autant d'esprit que de bon sens en constatant que la science est un chemin dont personne n'a vu la fin,—se dit «le doyen des étudiants» de même, pour ceux qui ont étudié la femme, on est obligé de s'avouer qu'on ne sait pas grand'chose et qu'il faut se dire étudiant de première, de seconde, de trentième, de centième année, ès problèmes sans solution, ès hiéroglyphes indéchiffrables, ès énigmes sans mot dans cette charmante, terrible et périlleuse étude.
On a beau apprendre tous les jours quelque chose, on finit par découvrir qu'on ne sait à peu près rien; cependant, m'étant quelque peu livré à l'attrait de cette étude ardue et vertigineuse, je ne me lasse pas de chercher partout des lumières et même des lueurs; j'en demande même aux saints, et je veux communiquer à mes lecteurs ce que m'ont enseigné et ce que m'ont appris à ce sujet saint Bernard et surtout saint François de Sales.
Saint Bernard tenait pour une œuvre plus 263 miraculeuse que de ressusciter les morts, de converser souvent en termes familiers avec des femmes sans perdre quelque chose de la chasteté du cœur ou quelquefois sans la perdre tout entière.
Un jour, raconte l'évêque de Belley, Pierre Camus, on parlait à saint François de Sales d'une dame de son pays et un peu sa parente, et, comme on disait que c'était la plus belle femme de cette contrée, il se tourna vers moi et me dit: «Je l'ai déjà ouï dire à plusieurs.»—Je lui répondis un peu brusquement: «Vous la voyez souvent, elle est votre parente d'assez proche; comment en parlez-vous ainsi sur le rapport d'autrui?
Il me répondit avec sa simplicité ordinaire:
«—Il est vrai que je l'ai vue souvent et que je lui ai parlé beaucoup de fois; mais je puis vous assurer que je ne l'ai pas encore regardée.
—Mon père, lui dis-je, comment faut-il faire pour voir les gens sans les regarder?
—Cette personne, me répondit-il, est d'un sexe qu'on peut voir, mais qu'il ne faut pas regarder; il le faut voir superficiellement et en général pour distinguer que c'est une femme à qui on parle, et se tenir sur ses gardes pour ne la regarder pas fixement et d'un regard trop arrêté et trop discernant.»
264 Au fond, François de Sales aimait les femmes—au moins avec une tendresse et une indulgences paternelles,—mais il se défiait d'elles et surtout de lui-même;—ce que je viens de citer en est la preuve.
Quelqu'un lui disait un jour qu'on était surpris qu'une personne de «grande qualité» et de grande dévotion, qui était sous sa conduite, n'avait pas seulement quitté les pendeloques et les diamants aux oreilles. Il répondit:
«—Je vous assure que je ne sais pas seulement si elle a des oreilles; ces pendeloques, ce sont mondanités féminines de l'essence de ce sexe, et puis je crois que la sainte femme Rébecca, qui était bien aussi vertueuse que cette dame, ne perdit rien de sa sainteté pour porter les pendants d'oreilles qu'Éliézer lui apporta de la part d'Isaac.»
Comme il était bienveillant, modeste et ne craignait pas la vérité ni les observations, quelqu'un lui dit un jour assez indiscrètement que l'on ne voyait que des femmes autour de lui.
«—Sans comparaison, répondit-il, il en était de même de Jésus-Christ, et les pharisiens en murmuraient.
—Mais, répliqua la même personne, je ne sais pourquoi ni à quoi elles s'amusent autour 265 de vous; car je ne m'aperçois pas que vous jasiez beaucoup avec elles, ni que vous leur disiez grand'chose.—Et comptez-vous pour rien, repartit François de Sales, de les laisser tout dire? Elles ont plus de besoin et de désir d'oreilles pour les écouter que des langues qui leur parlent et leur répondent;—elles en disent pour elles et pour moi;—c'est cette facilité à les écouter qui les fait s'empresser autour de moi.—Les femmes seraient trop faibles et désarmées, sans la langue qui est leur épée, et elles ne la laissent pas se rouiller.»
Quelqu'un que j'ai quelques raisons de ne pas nommer ajoute à ce secret, pour se concilier les femmes, de les écouter, de les encourager à parler et à tout dire, et aussi de faire semblant de les croire.
On a pu voir longtemps, en consultant les archives et les statistiques de la justice, que les femmes commettaient moins de crimes que les hommes, et cela dans une proportion assez grande; quelques-uns attribuaient cette différence à la douceur naturelle du beau sexe; d'autres, avec plus de raison, l'attribuaient à ceci, que la plupart des crimes commis par les hommes étaient commis pour les femmes;—d'où cet aphorisme généralement adopté par 266 la justice: «Quand un crime est commis, cherchez la femme.» Mais il faut constater aujourd'hui que cette proportion n'est déjà plus la même et tend encore tous les jours à se rapprocher de l'égalité,—c'est une conséquence fatale d'une modification dans le caractère féminin.—Les femmes tendent à se masculiniser,—elles veulent être médecins, avocats, savants;—le nombre des femmes de lettres s'est prodigieusement accru.
Autrefois, elles inspiraient des vers et des crimes; aujourd'hui, elles commettent les vers et les crimes elles-mêmes; sur ce second point, encouragées qu'elles sont par l'indulgence singulière du jury,—qui acquitte ou ne frappe que de peines légères les femmes qui déclarent digne de mort l'infidélité des hommes; elles défigurent, à l'aide du vitriol, les hommes qui cessent de les aimer et leur crèvent les yeux, jugés inutiles et coupables, lorsqu'ils ne sont plus consacrés uniquement à les admirer.
Le mariage légal était autrefois indissoluble;—le divorce aujourd'hui y a mis ordre.
Il n'y a plus d'insolubles que les unions illégitimes, grâce à la crainte du vitriol et à l'indulgence de la justice envers les Arianes abandonnées. 267
Et, partant de ce point, je terminerai aujourd'hui par une histoire qui m'a été contée il y a longtemps.
«Le fils du roi—on ne disait pas de quel roi—possédait un joli pavillon de chasse. Au milieu d'un parc distant de la ville de quelques heures;—un jour les paysans, qui cultivaient la terre autour du pavillon, et les gardes-chasse virent avec étonnement, à un kilomètre du pavillon, une chaumière qu'il n'avaient jamais vue et qu'aucun des plus anciens ne se souvenaient d'avoir vu bâtir.
»Elle était habitée par une femme d'un âge mûr et par une jeune fille d'une extraordinaire beauté; elles étaient servies uniquement par un homme très basané—qui faisait toutes leurs provisions au village, mais ne répondait à aucune question. Cet homme, qui vécut jusqu'à près de cent ans et survécut beaucoup à tous ceux qui vivaient au moment où se passe cette histoire—se voyant près de mourir, demanda un prêtre et lui fit d'étranges révélations sur ses maîtresses.
»—La mère, dit-il, était une puissante sorcière qui avait fait un pacte avec le diable, de ces femmes qui, comme dit Lucien, sont expertes dans les «charmes thessaliens», faisant 268 à sa volonté descendre la lune sur la terre
την σεληνἡν χαταγουσα [tên selênhên chatagousa].
Tous les vendredis, elle montait à cheval sur un manche à balai équipé d'une riche housse comme un palefroi,—disparaissait dans les airs et allait au sabbat,—d'où elle était toujours revenue avec le chant du coq.
»Longtemps auparavant, comme il allait être pendu pour un crime qu'il avait commis dans un pays bien loin de là, elle l'avait fait disparaître et l'avait enlevé:—par reconnaissance, il lui avait consacré la vie qu'elle lui avait sauvée.
»Quant à la fille, on ne lui avait jamais connu de père; on n'avait, non plus, jamais connu de mari ni d'amant à sa mère,—dont la grossesse avait paru dater d'une nuit passée au sabbat.
»Toujours est-il qu'un jour, le fils du roi, se promenant dans la forêt, fut surpris par un orage subit—tonnerre, pluie et grêle,—et que, se trouvant devant la chaumière, il avait dû y demander asile.
»Il fut frappé de l'extrême beauté de la fille.—On lui offrit des fruits et du lait;—l'homme basané croyait que la mère avait versé clandestinement un philtre dans le lait que but le 269 prince;—mais Proserpine—c'est le nom étrange que sa mère lui avait donné,—Proserpine était si belle, que le philtre était peut-être inutile.
»Le fils du roi revint plusieurs fois à la chaumière, se déclara amoureux et ne trouva pas Proserpine insensible;—mais, sans en obtenir les preuves qu'il aurait désirées.—Il avertit un jour la mère et la fille qu'il serait quelques jours sans les voir, à cause d'un voyage qu'il était obligé de faire;—il demanda un gage de souvenir, et Proserpine lui offrit et lui donna une mèche de ses cheveux.
»Il faut dire que ces cheveux étaient une merveille; ils étaient d'un noir refleté de bleu, si épais et si longs, que, éployés sur ses épaules, ils la revêtaient tout entière comme d'un vaste manteau royal, et si fins, qu'il en fallait cinq pour faire le volume d'un cheveu d'une autre femme.—On enferma la boucle de cheveux dans un joli petit sachet de soie que le prince plaça sur son cœur.
»De ce moment, dit l'homme basané au prêtre, il était perdu;—ces cheveux étaient un talisman, un amulette, un prophylactère fabriqué par Satan.
»Or il n'avait pas dit le but de son absence:—c'est qu'il allait se marier avec la fille d'un 270 prince voisin. Ces gens-là, pour mieux dire ne se marient pas, on les marie;—il parut froid et préoccupé,—sembla insensible à la grande beauté de sa femme et s'empressa de revenir auprès de celle qui l'avait ensorcelé. Mais l'homme basané, en allant aux provisions dans le village, avait appris et rapporté à ses maîtresses ce qui se passait.—Leur désappointement fut terrible et leur colère menaçante; mais elles ne firent paraître que de la tristesse—et Proserpine se contenta de supprimer les quelques familiarités et privautés quasi innocentes qu'elle avait précédemment permises.
»Le prince protesta de son amour,—parla des nécessités de son rang,—d'alliance politique inévitable, etc. On sembla lui pardonner, mais avec des restrictions graduées juste au point nécessaire pour exaspérer sa passion. Proserpine était peu susceptible de tendresse, mais elle était ambitieuse et aimait le luxe. Sa mère lui persuada que tout n'était pas perdu si elle continuait à se conduire avec une réserve... relative.
»Le prince les logea dans le pavillon de chasse, les entoura de toutes sortes de magnificences et faisait de très fréquentes visites;—parfois il lui semblait qu'il gagnait quelque 271 chose sur les savantes et stratégiques résistances de la belle; mais, le lendemain, il avait perdu le terrain gagné, et c'était à recommencer.
»Quant à la pauvre princesse qu'il avait épousée de si mauvaise grâce, il s'était conduit et se conduisait avec elle d'une façon incroyable.—Dominé, enchanté, ensorcelé par la funeste mèche de cheveux, par ce diabolique talisman, il éprouvait pour cette très belle, très charmante personne un éloignement, une répugnance qu'on pourrait dire miraculeuse, si bien que, dans son honnête et adorable innocente naïveté, à une de ses dames qui risquait quelques questions sur les chances de voir bientôt un héritier de la couronne, elle répondit:
»Je ne sais pas, je ne sais rien; mon mari, tous les soirs, me donne un baiser sur le front et s'en va dormir chez lui; je pense que c'est ainsi que se font les enfants.
»Proserpine faisait des questions au prince sur sa femme; il essayait d'éluder les réponses, puis finissait par les faire.
»—Est-elle laide?
»—Non; elle est, dit-on, très belle, mais je ne la regarde pas; je vous aime uniquement et je ne vois que vous. 272
»—Comment a-t-elle les pieds, dit un jour Proserpine en allongeant son ravissant petit pied.
»—Très jolis, je crois, je n'y ai pas fait attention,—on me l'a dit.
»—Apporte-moi un de ses souliers.
»Il refusa, puis obéit. Le soulier était si petit, que Proserpine, malgré l'exiguïté de son pied, ne put le chausser. Sa haine et son désespoir furent à leur comble.—Elle parla à sa mère de se tuer;—celle-ci la calma par une promesse solennelle de la venger et lui traça un plan de conduite.
»—Je suis vaincue quant aux pieds, dit-elle avec un doux sourire,—mais peut-elle lutter avec moi pour la chevelure?
»—Personne ne peut lutter en aucun point avec vous aux yeux de l'homme qui vous adore,—elle passe pour avoir de très beaux cheveux.—mais j'y ai fait peu d'attention;—ils m'ont paru de la couleur et presque de l'éclat des vôtres.
»—Je veux les comparer, dit-elle, couleur, longueur et finesse, et, si je suis encore vaincue, je me résignerai à accepter le second rang;—car, pour ce qui est des femmes, le premier rang, la royauté légitime appartiennent à la plus belle.
273 »—Mais c'est impossible... Comment lui demander une mèche de ses cheveux?—avec le peu de familiarité qui existe entre nous.
»—Arrangez-vous;—cette mèche de cheveux sera le prix de ce que vous appelez un bonheur que vous sollicitez avec tant d'instances.
»Le prince partit tout perplexe—demander à sa femme une boucle de ses cheveux; elle lui répondrait: «Pourquoi une boucle? Ils sont tous à vous», avec la tête et le reste.
»Il était tout à fait impossible de faire dérober cette mèche par une des dames d'atours.
»Cependant le prix qu'avait promis Proserpine était bien séduisant, bien enivrant;—il s'avisa d'une idée;—elle sait déjà que la princesse a les cheveux de la même couleur que les siens,—je vais lui porter ses propres cheveux que j'ai dans le petit sachet;—je n'ai plus besoin de ce gage, puisqu'en le sacrifiant je conquiers Proserpine tout entière. Il ouvrit le sachet, prit la mèche de cheveux et les porta à son tyran.—Il ne s'aperçut pas du sourire de haine satisfaite qui se dessina sur le beau visage de Proserpine.
»—Ils sont très beaux, dit-elle; laissez-les-moi pour que, ce soir, quand je serai décoiffée, 274 je les compare aux miens pour la longueur. A demain la récompense.
»Le prince parti,—elle courut à sa mère:
»—J'ai les cheveux.
»—C'est bien, cette nuit, tu seras débarrassée de ta rivale;—je ferai des incantations, des conjurations qui mettront fin à sa vie en quelques instants, dans d'horribles souffrances. Mais tu verras ce que c'est que l'amour d'une mère; car c'est le dernier prodige que je puis demander à Satan, et, dès lors, je lui appartiendrai.
»A minuit—la mère et la fille gagnèrent un certain carrefour de la forêt; j'avais ordre de les suivre d'assez loin.
»Là, la mère traça un cercle,—y entassa certaines herbes sèches,—y mit le feu—et prononça d'horribles paroles, des malédictions, des promesses au diable, etc;—puis elle alluma les herbes et y jeta la mèche de cheveux; mais, au premier crépitement que firent les cheveux en brûlant, celle à qui ils appartenaient et contre laquelle la conjuration était faite, Proserpine tomba en poussant un grand cri, se roula dans d'épouvantables convulsions et expira. Une main invisible saisit la vieille par les cheveux et l'enleva.—Je tombai évanoui de terreur.
275 »Quant au prince, aussitôt qu'il eut quitté le talisman, il fut délivré de l'obsession;—ses yeux s'ouvrirent,—il vit la beauté et le charme de sa femme.
»Et la naissance d'un héritier coïncida, quant à la conception, avec cette même nuit où Proserpine avait promis de se donner.»
C'est ainsi que l'homme basané raconta l'histoire avant de mourir avec l'absolution du prêtre qui l'assistait.
P.-S.—J'ai voulu, moi aussi, célébrer le fameux Centenaire de 1789 à 1889.
J'ai condensé en CINQ CENTS LIGNES la véritable histoire de France depuis cent ans, par un vieux spectateur désintéressé qui n'a jamais voulu être rien dans rien.
Ces cinq cents lignes sont la réfutation des mensonges effrontés publiés sur cette époque en tant de volumes par Thiers, Louis Blanc Michelet et tant d'autres.
Mensonges qui ont empoisonné tant d'esprits et infligé à la France tant de désastres et de misères.
Ça se vend cinq centimes et ça se trouve à Paris, boulevard Victor-Hugo, 104, à la Librairie nationale.
Vos regards rencontrent dans un salon une femme d'une si parfaite et splendide beauté qu'ils ne peuvent plus s'en détacher: à la régularité des traits, à la magie de la physionomie en même temps douce, fière et spirituelle,—elle joint la majesté et la souplesse de la taille, la noblesse et l'harmonie de la démarche, une voix mélodieuse et doucement vibrante et pénétrante. «Ah! la belle, la charmante créature! elle est mariée?—Oui.» Et on vous montre après, dans un coin, à une table de jeu, un homme gros, court, ventru, épais, mal bâti—vulgaire, grossier, la physionomie effacée, présomptueuse et bête.
—Ah! mon Dieu, vous écriez-vous, quelle 277 profanation! quel crime d'avoir livré cette admirable créature à cet immonde personnage!
Mais l'on vous dit: «On ne l'a pas livrée, c'est elle qui l'a choisi, c'est un mariage d'amour.» Vous êtes désenchanté, et vous cherchez à démêler sur ce visage qui vous charmait des signes de vulgarité, d'inintelligence, de bêtise ou de vice,—et vos regards se détournent avec dégoût.
C'est l'impression que doivent ressentir en ce moment les étrangers qui viennent à Paris, à l'Exposition. Ils voient la France grande, riche, puissante, embellie de toutes les magnificences, de tous les miracles de l'intelligence et du génie.
Oh! la grande, la merveilleuse nation!
Quels sont les hommes supérieurs, les grands hommes, les génies, les demi-dieux, dignes de la diriger, de la commander?
Et on leur montre un ramassis d'hommes vulgaires dont les meilleurs sont des médiocres, dont la plupart ont déjà été plus d'une fois renversés du pouvoir comme incapables et dangereux,—dont aucun n'est recommandable par aucune supériorité en aucun genre, dont la moralité a subi de vives attaques. Celui-ci est un bijoutier en faux, cet autre un vidangeur 278 ayant fait de mauvaises affaires;—celui-là, du temps que le petit Thiers se faisait leur complice pour devenir leur maître, a été publiquement accusé par lui d'avoir son incapacité et sa présomption infligé à la France la moitié de ses pertes en hommes, en argent et en territoire; tel autre a participé aux crimes de la Commune, pillage, assassinats, incendies. Chacun d'eux se sentant petit, ayant soin de ne pas laisser arriver auprès de lui au pouvoir des hommes moins petits qu'eux qui dénonceraient l'exiguité de leur taille;—mais, pour porter un jugement plus certain, moins suspect, sur les maîtres actuels de la France, laissons parler un homme qui a été un peu étourdiment leur ami et leur complice et paraît s'en être fort dégoûté: je copie textuellement, dans le journal de M. Rochefort, l'Intransigeant du 31 mai:
—Ces fripouilles, ces bandits, ces tire-laine, ces crapules, ces escarpes, et ces souteneurs qui ont fait de la France leur marmite.
—Oh! la pauvre grande nation! quelle tristesse de la voir avilie, déshonorée par une pareille horde de tyrans!
Ce ne sont pas des tyrans; elle les a choisis, elle les soutient, elle les aime.
Ah! la malheureuse! quelle déplorable 279 prostitution! comment allier tant de grandeur et tant de bassesse!
A M. Q. de Beaurepaire,
C'est encore moi, Monsieur, je tiens ma parole; vous ne m'avez pas dérangé, et je vous ai promis, en retour, de vous aider de mon petit mieux par des renseignements et des avis dans la besogne ingrate et peu facile que vous êtes peut-être aux regrets d'avoir assumée.
Savez-vous, Monsieur, que le brav' général, MM. Rochefort et Dillon n'ont pas eu tort de se dérober à l'arrestation préventive que vous aviez décrétée contre eux, qu'il y a déjà longtemps qu'ils seraient à Mazas, sans pouvoir deviner pour combien de temps ils y seraient encore renfermés avant d'être jugés.
A vrai dire, je ne comprends les lenteurs étranges de cette instruction, que par l'espoir que vous aurez conçu d'en fatiguer la légèreté et d'exciter l'amour du nouveau caractère français. Le public finira par dire: «Quoi! encore le procès Boulanger! Ah! c'est vieux, c'est une rengaîne, donnez-nous autre chose.» Et alors on pourrait tout doucement n'en plus parler et laisser tomber l'affaire.
280 En attendant, je viens aujourd'hui vous manifester mon étonnement d'un oubli bien étrange que vous avez fait.—Eh quoi! vous avez dérangé, ennuyé tant de gens qui ne tenaient ni de près ni de loin à l'affaire, et vous n'avez pas pensé au cheval noir, au fameux cheval noir qui a contribué pour une si large part à la popularité du général!
Où est ce cheval? Est-il en fourrière? ou a-t-il, comme son maître, réussi à gagner la Belgique ou l'Angleterre?
N'avez-vous pas compris, ne comprenez-vous pas le rôle important que ce cheval a joué dans le complot? Savez-vous seulement son nom? ce nom destiné à l'immortalité, comme celui du Bucéphale d'Alexandre, du Bayard de Roland, de l'El-Borach sur lequel Mahomet monta au ciel pour jaser avec Dieu, d'Incitatus, qui fut nommé consul par Caligula.
De Rossinante.
La fleur des coursiers d'Ibérie.
Les historiens n'ont-ils pas dû regretter d'ignorer le nom du cheval de Darius, fils d'Hystape, qui donna l'empire à son maître par un hennissement fait à propos. Et ce cheval pour lequel Richard III offrait son royaume. Et le cheval de Job, qui disait: 281 «Allons!» Et l'âne de Balaam qui donnait de si bons conseils au prophète, lequel se repentit amèrement de ne pas les avoir suivis. Et l'ânesse sur laquelle le fils de la vierge Marie fit son entrée à Jérusalem. Et Pégase, qui porte les poètes, parfois dans l'empyrée, plus souvent à l'hôpital.
Savez-vous si le cheval noir sait hennir à propos; s'il peut dire: Allons! à son maître irrésolu; s'il est capable de le porter au ciel ou à l'hôpital; s'il est en état de lui donner de sages avis; si, contrairement à Richard III, le brav'général pourrait le troquer contre un royaume. S'il a, en réalité, annoncé le désir de le nommer consul, sénateur ou procureur de la République. Et le cheval de Troie,
Instar montis equum,
à l'instar de «la Montagne», c'est-à-dire feignant d'être républicain.
Machina fœta armis,
machine grosse d'armes et de périls, à laquelle le peuple français, peuple aussi jobard que les Troyens, s'attelle pour l'introduction dans la ville et dans la République.
N'avez-vous pas à jouer en cette circonstance le rôle de Laocoon?
Equo ne credite teneri.
282 Troyens, défiez-vous du cheval noir!
Et ne devez-vous pas percer ses flancs de votre éloquence, comme le fit Laocoon avec le fer de sa javeline?
Validis ingentem viribus hastam contorsit.
«Les Allemands, dit Tacite, ajoutaient beaucoup de foi aux augures tirés des chevaux.»
Et vous, n'en sauriez-vous tirer aucun présage, aucune idée, aucun moyen?
Si vous l'avez laissé échapper, c'est une grande faute. Sans son cheval noir, le général Boulanger, à pied, perd plus de la moitié de son prestige.
Si vous le tenez, ne le lâchez pas, mais ne vous laissez pas aller à une colère irréfléchie. Je vous rappellerai à ce sujet ce qui arriva lors de la Restauration:
En 1815, on répandit le bruit que le roi Louis XVIII avait assassiné les chevaux «café au lait» de l'empereur Napoléon. Ce n'était pas vrai, mais tout le monde le crut, et cette légende ne contribua pas peu à renverser la Restauration en 1830.
Philippe de Commines disait: «Entrevues et accointances de rois ne valent rien pour les peuples.»
283 Sous le règne de Bismarck, en Allemagne, et de Crispi, en Italie, nous venons d'assister à une conférence entre l'empereur Guillaume et le roi Humbert, tous deux faisant les gestes et, derrière eux, tenant les ficelles, les deux ministres avec des «pratiques» dans la bouche, faisant le dialogue.
Il y a eu, certes, un côté comique à ces scènes menaçantes; les deux souverains se déguisant: l'Italien en soldat prussien, le Prussien en soldat italien, se privant de parler le français, qu'ils savent tous deux, et se servant chacun de sa langue, dont l'autre ne comprend pas un mot.
Je n'ai rien contre la langue allemande, ni contre la langue italienne,—toutes deux ont produit des chefs-d'œuvre immortels;—mais il faut croire qu'il y a certaines raisons au moins de clarté pour que, depuis si longtemps, on ait adopté la langue française comme langue diplomatique et commune à tous pour les conférences, traités, etc., entre les différents peuples de l'Europe. Langue, du reste, qui entre dans l'éducation des diverses nations, et est la seconde langue de tout le monde.
Déjà, après 1871, M. de Bismarck, ivre du succès, avait tenté de substituer la langue allemande à la langue française dans les relations 284 politiques, et, dérogeant à l'usage, avait écrit en allemand au gouvernement russe; mais l'empereur de Russie avait haussé les épaules et avait ordonné de répondre en langue russe.
Pour cette fois, l'entrevue des deux monarques avait, pense-t-on généralement, pour but une alliance offensive et défensive,—pour le cas d'une guerre possible contre la France.
L'Allemagne, en s'emparant de deux provinces, s'est créée de graves soucis et l'obligation, dans la prévision d'une revendication et d'une revanche, de se maintenir sur un pied de guerre ruineux pour elle et qui est loin de lui concilier la bienveillance des autres États de l'Europe, forcés de s'imposer les mêmes charges. On a dit que le père de l'empereur actuel songeait à se débarrasser de la garde onéreuse de l'Alsace et de la Lorraine, et, en les rendant à la France, d'en faire le gage d'une paix solide et durable pour les deux nations.
Quant à l'Italie, il est difficile de préciser les avantages qu'elle peut trouver dans cette alliance, sinon d'en finir tout à fait et de régler ses comptes avec la France, sa bienfaitrice, par l'ingratitude déclarée et une sorte de faillite,—elle 285 se croit alliée de la Prusse et elle n'est qu'une vassale.
Jusqu'ici, sa rupture commerciale avec sa voisine a jeté une partie des populations italiennes dans une triste misère.
En attendant, deux souverains, dînant et trinquant ensemble, conviennent d'un signal auquel on se mettrait à casser des têtes, des jambes et des bras à trois ou quatre peuples différents, en comptant les leurs, à faire chez les autres et chez eux-mêmes, des veuves, des orphelins, des mères sans enfants,—des terres en friche, des moissons foulées aux pieds des chevaux, etc, etc.
Après quoi, les peuples imbéciles appellent grands et héros ceux de leurs rois qui ont fait casser un peu plus de têtes, de bras et de jambes, qui ont fait un peu plus de veuves et d'orphelins et de mères sans enfants chez le peuple voisin—appelé l'ennemi sans qu'on sache pourquoi,—que chez leur peuple lui-même, qui n'en a pas moins eu sa bonne part.
Je ne connais pas le roi Humbert; je l'ai aperçu lorsqu'il était enfant dans les rues de Nice, il y a longtemps, mais j'ai assez connu son père, le brave, bon et intelligent Victor-Emmanuel, qui m'honora de quelque amitié, 286 et j'ai quelque lieu de douter qu'il eût accepté le rôle qu'on fait jouer à son fils.
J'en ai pour garant la dernière conversation que j'ai eue avec lui, à Rome, deux ans, je crois, avant sa mort.
Lorsqu'en 1852—je quittai la France, après avoir passé à peu près une année à Nervi, auprès de Gênes, je vins planter ma tente à Nice, ville alors italienne appartenant au Piémont.
Je dus, à propos des Guêpes, dont je voulais continuer la publication, m'adresser à M. de Cavour, relativement à certaines formalités imposées par la loi aux étrangers.—Il s'agissait de prendre un Italien comme «gérant responsable».—J'écrivis au ministre pour demander d'être dispensé de cette fiction et de rester, comme je l'avais été toute ma vie,—seul et entièrement responsable de mes écrits.
M. de Cavour me répondit:
«Dura lex, sed lex.—Je comprends que cette loi vous choque, mais c'est la loi,—il n'y a pas moyen d'éviter le gérant;—le Roi, qui connaît vos Guêpes, m'ordonne de faire mettre son nom en tête de la liste de vos abonnés, et, comme ministre constitutionnel, gérant responsable moi-même, je vous prie 287 d'inscrire mon nom au-dessous de celui du roi.»
On me trouva donc un certain Bonnavera qui consentait, pour un prix médiocre, à répondre de mes fautes, erreurs, sottises et crimes, et à payer, en mon lieu et place, les diverses peines et les supplices que je pourrais encourir.
Je me résignai—et, par une dernière protestation, je refusai de connaître Bonnavera—et je ne l'ai jamais vu pendant plusieurs années qu'il joua ce rôle, c'est-à-dire jusqu'à la cession de Nice à la France.
Un peu plus tard, le roi Victor-Emmanuel vint deux fois à Nice:—la première fois, je ne sais plus pourquoi; la seconde, pour rendre visite à l'impératrice de Russie, qui y passait l'hiver.
Je demandai l'honneur de lui être présenté et j'eus le très grand plaisir de le voir plusieurs fois.—Sa conversation gaie, familière, sans apprêt, et, en même temps, sérieuse, nette et intelligente, rapprochée de ce que j'apprenais à son sujet me frappèrent par une ressemblance singulière avec notre Henri IV de France.
Je me rappelle un détail:—Un jour, son maître d'hôtel vint dans mon jardin—je 288 m'étais alors fait jardinier—demander je ne sais quel légume ou quel assaisonnement peu ordinaire pour lesquels on dut avoir recours à moi;—je le fis jaser.
—J'aime beaucoup mon maître, me dit-il, c'est le meilleur et le plus juste des hommes; cependant j'ai amassé de quoi assurer le macaroni pour mes vieux jours, et je ne tarderai pas à prendre ma retraite—pour un homme de mon métier, et qui n'y est pas le premier venu, il n'y a pas de plaisir à travailler pour Sa Majesté.
»Voici ce qui m'arrive à chaque instant: Je fais mon dîner, je suis content de mon menu, j'espère des compliments,—je suis prêt à l'heure.—Mais le roi est parti pour la chasse dans la montagne; il rentre une heure, deux heures, trois heures plus tard.—Enfin, j'ai fait de mon mieux, j'ai tenu le dîner chaud, et, lorsque je viens annoncer que Sa Majesté est servie, il me répond: «J'ai dîné.»
»Et savez-vous où et comment il a dîné, et ce qu'il appelle avoir dîné? Il est entré dans une cabane de berger, s'est fait donner une miche de pain de maïs ou un morceau de polenta, un peu de fromage de chèvre et un oignon cru, puis un ou deux verres de vin sauvage.
Des trois talents que la chanson attribue à 289 Henry IV, je n'ai pas ouï dire que Victor-Emmanuel se piquât du premier,—pas plus, du reste, que Henry, qui se contentait si bien du «petit vin» d'Arbois, de son compère Rosny;—les deux autres: «aimer, battre» sont tout à fait constatés au compte de l'un et de l'autre, tous deux étaient braves, intrépides et «verts galants».
Plus tard,—lors de la guerre contre l'Autriche,—à Solferino, Victor-Emmanuel combattit de sa personne avec tant d'ardeur avec les soldats français, que ceux-ci le proclamèrent «caporal des zouaves».
J'écrivis à M. de Cavour:
»Votre roi a la sagesse de vous écouter un peu à l'occasion.—Je voudrais bien lui faire entendre ceci:
»Il est beau, il est juste—que les rois guerriers ou batailleurs, les généraux et autres chefs d'armée—montrent quelquefois que, à l'occasion, ils ne font pas meilleur marché de leur peau et de leur vie que de la peau et de la vie de leurs soldats.—Mais ce ne peut être qu'accidentellement; car un roi ou un général qui sabre ne vaut qu'un homme, et il a dans son armée un assez grand nombre d'hommes qui le valent par le courage, et valent mieux que lui pour la vigueur des coups de sabre.
290 »Comme général, par sa science, son sang-froid, sa décision, son génie,—il peut représenter et valoir plusieurs milliers d'hommes.»
»Il est très beau que votre roi ait été, par les troupes françaises, proclamé caporal des zouaves, mais il n'a aucun intérêt à devenir sergent.»
M. de Cavour me répondit:
«J'ai lu votre lettre au roi.» D'abord il a ri, puis il a dit: «Au fond, il a raison.» Et il m'a ordonné de vous envoyer la croix des Saints Maurice et Lazare.
Certes, je ne suis pas grand chasseur de croix.—J'ai passé douze à quinze ans à Nice, où les souverains, rois, empereurs, etc., en distribuent en partant—comme les bourgeois distribuent des cartes P. P. C. pour prendre congé—et je n'en ai pas visé une seule.
Je passe un peu plus des trois quarts de ma vie—au jardin et à la mer, en manches de chemise, ce qui me donnerait peu d'occasions de m'en orner.
Mais ce présent de Victor-Emmanuel—me fit un vrai plaisir, comme tout ce qui me serait venu de lui. D'autre part, le ruban de cette décoration est vert, couleur qui s'associe si harmonieusement au ruban rouge de la croix 291 de France;—et je ne cache pas mon faible pour l'harmonie des couleurs.
Je ne revis le roi Victor-Emmanuel que longtemps après.—La France avait subi l'humiliation et les désastres de la guerre d'Allemagne,—dus pour la première moitié à Napoléon III et à Ollivier, et pour la seconde moitié à Gambetta, à Freycinet et à la horde des avocats à la suite.
Je me trouvais à Rome, et, apprenant que le roi y était, je lui écrivis, pour lui demander la permission de lui présenter mes respects.—Je connaissais un peu, pour l'avoir vu à Nice, l'officier qui m'apporta l'invitation de me présenter au Quirinal,—et il me dit:
—Avez-vous un habit?
Or il y a plus d'un demi-siècle que j'ai cherché et trouvé le costume simple, commode, qui convient le mieux à mes habitudes d'exercices un peu violents, à ma stature, à ma forme, peut-être à ma physionomie, peut-être aussi au peu d'argent que je comptais et pouvais y mettre.—Ce choix fait, je n'ai pas plus changé que l'oiseau ne change son plumage, pas plus que le chien ou le cheval ne change sa peau;—depuis cinquante ans, je me suis trouvé deux ou trois fois à la mode, mais c'est la mode qui a changé.
292 Je ne me préoccupai donc pas de l'avertissement bienveillant que me donnait l'officier et, le lendemain, en abordant le roi, je lui dis qu'on m'avait presque détourné de le voir, parce que je n'avais pas d'habit.
—Heureusement, me dit-il en riant, que nous nous connaissions depuis longtemps et que vous n'avez pas tenu compte de ces sottises.—Si vous restez quelque temps à Rome, si vous revenez me voir, et s'il fait chaud comme aujourd'hui, venez en manches de chemise.—Qu'avez-vous fait depuis que nous ne nous sommes vus?
—Mais, Sire, j'ai fait comme Votre Majesté, j'ai continué mon métier; seulement vous avez eu plus d'avancement que moi: le caporal des zouaves est devenu roi d'Italie.
—Ce n'est pas toutefois sans peine, reprit-il, sans soucis, sans inquiétudes et sans travail;—il m'est arrivé plus d'une fois d'envier le sort d'un vrai caporal des zouaves. Et encore, j'ai eu d'heureuses chances; je n'étais pas aussi mal qu'on l'a cru avec le pape, qui aurait pu, s'il l'avait voulu, me créer de grandes difficultés: par exemple, s'il s'était avisé de fermer les églises, je ne sais comment je me serais tiré d'affaire avec les femmes.
—Mais, lui dis-je, Votre Majesté passe pour 293 avoir assez d'intelligence et d'accointances dans ce parti.
—Vous parlez d'autrefois, répondit-il,—et, vous et moi, nous avons quinze ans de plus qu'alors. Mais parlons un peu sérieusement—je ne veux pas que vous croyiez—je ne veux pas que personne croie—que j'ai été ingrat, et que j'ai volontairement abandonné la France dans son malheur; c'est la faute de l'empereur Napoléon;—il avait été question entre nous de l'éventualité, de la possibilité de cette guerre—et je lui avais dit:
—«En tous cas, faites en sorte que je sois averti trois mois d'avance; roi constitutionnel, je n'ai ni armée ni argent, il faut que je m'en fasse donner par ma Chambre des députés.»
»Cela convenu, quel fut mon étonnement d'apprendre, par hasard, étant à la chasse dans la montagne, que la guerre était déclarée et commencée!
»Mais, ajouta-t-il, après un silence, la France a la vie dure, elle ne tardera pas à se relever noblement.»
Quand je pris congé du roi, il m'accompagna jusque dans la salle pleine d'officiers, qui précédait son cabinet, et, là, me tendant de nouveau la main, d'une voix ferme et sonore, il me dit:
294 —«Français et Italiens, soyons toujours unis!»
Ces paroles prononcées—avec intention devant un grand nombre de témoins, me frappèrent;—je les écrivis alors et les publiai;—et je me les rappelle aujourd'hui en pensant que le fils du glorieux fondateur du royaume d'Italie n'aurait certes pas l'approbation de son père.
D'autre part,—je ne pense pas qu'un Français doive—et, conséquemment, puisse porter une décoration italienne, et j'ai détaché de la boutonnière de ma vareuse le ruban vert qui, depuis trente ans, y tenait, le plus souvent il est vrai dans une armoire, compagnie au ruban rouge de France.
Ah çà!—Français, mes frères, est ce que ce peuple auquel on a permis si longtemps de se dire le peuple le plus spirituel de la terre, serait devenu le plus crédule, le plus jobard et le plus gobe-mouches?
Est-ce que, sérieusement, on vous fait croire que vous êtes en république?
La république!—mais laquelle? Ce n'est certes pas celle qui s'intitule «une et indivisible;»—de la pourpre du manteau royal déchiré en lambeaux, une douzaine et demie de 295 petites républiques se sont taillé des carmagnoles et sont plus divisées entre elles, plus ennemies, plus acharnées les unes contre les autres, qu'elles ne l'ont jamais été contre la royauté.—Nous avons la République, mère Gigogne ayant enfanté une famille de petites républicailles.
Puis la République démocratique:—idem sociale;—idem opportuniste;—idem radicale;—idem possibiliste;—idem revisionniste;—idem intransigeante;—idem anarchiste;—idem nihiliste, etc., etc., etc., etc.
Toutes d'accord en un seul point qui a été trahi et dénoncé par la digne moitié d'un de nos maîtres du jour:
«A présent, c'est nous qu'est les princesses, c'est nous qu'est les rois.»
Jamais vous n'avez été si loin de la République qu'aujourd'hui.—Jamais vous n'en avez été si près que sous trois rois;—Henri IV, Louis XVI et Louis-Philippe;—de ces trois rois, deux ont été assassinés et le troisième chassé, après sept tentatives d'assassinat.
Voyons celle des républiques qui est au pouvoir aujourd'hui, elle se compose mi-parti de radicaux, mi-parti d'opportunistes, unis provisoirement contre le boulangisme, sauf à se séparer et à se battre plus tard.
296 Savez-vous combien il y a d'indigents dans la ville de Paris?
Il y a, à Paris,—selon les statistiques établies il y a quarante ans,—un indigent légal, c'est-à-dire «assisté», sur douze habitants.
Et les statistiques ne tiennent pas compte de la misère honteuse, dissimulée, qui lutte et attend la mort sans rien dire.
Cette misère a-t-elle diminué depuis l'établissement de la soi-disant République?
Il serait facile de prouver le contraire:—les grèves interrompant le travail, l'enchérissement des denrées,—des habitudes de luxe relatif,—le «pain quotidien», se composent de beaucoup plus d'éléments qu'autrefois, la multiplicité des cabarets, des brasseries, des cafés, etc, une foule de besoins nouveaux et factices, etc.
Eh bien, dans cette ville qui renferme un indigent sur douze habitants,—voici les festins que la République, que le conseil municipal de Paris se donne avec six cents de ses partisans:
POTAGE
Crème d'écrevisses Saint-Germain
Rissoles Lucullus—Tartelettes Conti
Saumon sauce Indienne
Turbot sauce Normande
Quartier de Marcassin Moscovite
Poulardes Périgourdines
Homards Bordelaise
Chauds-froids de Becfigues
Granités fine Champagne
Spooms au Cliquot
Paons truffés—Rocher de foie gras
Salade Russe
Asperges sauce Mousseline
Glace Eiffel—Glace Centenaire
Gaufrettes
Gâteau Millefeuilles—Gâteau Napolitain
Dessert
VINS
Madère 1858 retour de l'Inde
Grand Montrachez 1877
Saint-Nicolas Bourgueil 1884
Smith Haut-Laffitte 1875—Chambertin 1877
Château-Yquem 1875
Veuve Cliquot—Georges Goulet 1884
Fine Champagne 1842
Café—Liqueurs
Le service fait par quatre-vingts maîtres d'hôtel—aidés du personnel secondaire d'à peu près autant de personnes.
Chacun des six cents convives avait devant lui cinq verres de couleurs différentes.
Des noces de Gamache.
Et, ce soir-là, combien de malheureux, combien de femmes, d'enfants se sont couchés sans souper.
298 Voyons, le nouveau président de la République,—c'est, dit-on, un honnête homme, mais on dit aussi qu'il n'est que cela;—il ne met pas, comme son prédécesseur, dans sa poche, la grosse liste civile qui lui est allouée,—il dépense l'argent qu'il reçoit,—il s'est fait faire pour l'Exposition un très beau landau neuf, attelé de deux chevaux de prix. Ah! le beau landau! ah! les beaux chevaux! Ça a dû coûter cher.
Les journaux publient les toilettes de madame la présidente:—aujourd'hui, le rose tendre, le blanc, le bleu pâle,—un tricolore discret,—une aigrette de diamants, et, un autre jour,—et, d'autres jours encore, d'autres et de nouvelles parures.
C'est très bien;—mais n'était-on pas plus près de la République quand Henri IV écrivait à Sully:
«Mon ami, j'irai ce soir dîner chez vous à l'Arsenal.—Tâchez d'avoir du poisson,—nous boirons une ou deux bouteilles de votre petit vin d'Arbois.»
Louis-Philippe se promenant dans les rues de Paris avec son chapeau gris sur la tête—et son parapluie à la main,—n'avait-il pas l'air plus républicain que M. Carnot dans son beau landau?
299 Jamais les journaux ne rendaient compte des toilettes de la reine Amélie ni des parures de ses filles et de ses brus,—on ne les voyait jamais dehors. Autour de la reine, elles travaillaient pour les enfants pauvres,—elles se conformaient modestement à la célèbre épitaphe d'une matrone romaine.
Elle vécut chaste, restant dans sa maison et filant de la laine.
Gasta vixit, domun servivit, lanam fecit.
Quand la femme que j'ai citée disait: «C'est nous, aujourd'hui, qu'est les principes!» ce n'est pas ces principes-là qu'elle voulait, qu'elle espérait imiter.
Mais, si la République veut de la magnificence, elle doit regretter Louis XIV, qui se montrait avec dix millions de pierreries sur son habit.
La «maison militaire», que le roi Louis XVI avait supprimée par économie, a été rétablie par M. Carnot et pour l'avocat Grévy.
Et M. Yves Guyot est reçu dans les villes au bruit du canon.
C'est nous qu'est les rois.
Qui pourrait dire en France qu'il est plus heureux depuis que nous sommes censés en République,—excepté les quelques centaines 300 de naufrageurs qui ont partagé les épaves—et qui n'oseraient pas, ceux-là, prétendre qu'ils ne sont pas heureux des désastres de la patrie; car, sans la tempête qui a troublé et agité les profondeurs, la vase et la fange n'auraient pu monter à la surface sous forme d'écume.
J'ai lu dernièrement, dans un journal,—je crois bien que c'est dans la Grande Revue—Paris et Saint-Pétersbourg,—que quelques critiques m'accusent de me répéter quelquefois,—et le journal me défendait très gracieusement.
Si vous le permettez, nous allons un peu causer.—Je commencerai, comme font les criminels pour se concilier l'indulgence du juge d'instruction et du tribunal, comme on dit au Palais et dans les journaux judiciaires:—«J'entrerai d'abord dans la voie des aveux;» puis j'essayerai de plaider ma cause et d'obtenir au moins les «circonstances atténuantes.»
302 Je me répète quelquefois, tantôt sans m'en apercevoir, tantôt avec préméditation.—Voilà quant aux aveux.
J'ai eu pour ami un juge d'instruction. Un jour que j'avais voulu assister à l'interrogatoire qu'il faisait subir à un accusé qui s'embrouilla ou qu'il embrouilla assez vite, je lui fis cette question: «Ne seriez-vous pas bien embarrassé si l'accusé ne vous répondait absolument rien et, à vos questions plus ou moins captieuses, gardait un silence obstiné?—Plus embarrassé, me dit-il, que vous ne sauriez le supposer; mais cela n'est jamais arrivé ni à moi ni à aucun de mes confrères; quelques accusés essayent de ne pas parler, mais ça ne dure pas longtemps. Peut-être suis-je comme eux et aurais-je mieux fait de laisser passer l'accusation sans rien dire; parmi les lecteurs bienveillants, quelques-uns ne s'en seraient pas aperçus ou y attacheraient peu d'importance; quant aux autres, tout ce que je dirais ne convaincrait pas ceux qui ne veulent pas être convaincus.—Mais, puisque j'ai commencé, continuons.
Je voudrais qu'on me montrât un homme, parleur ou écrivain, qui, ayant raconté des histoires et des contes pendant plus de soixante ans, oserait affirmer qu'il ne lui est 303 jamais arrivé de raconter deux fois le même conte ou la même histoire.
Je me rappelle en ce moment un journaliste qui eut, sous la Restauration, une célébrité incontestée alors, bien vite oublié depuis,—il s'appelait Châtelain.—Il disait un jour: «Voilà vingt ans que je fais tous les matins, dans mon journal, le même article avec le même succès.»
Ce n'est pas ma faute si des gens auxquels j'ai déclaré la guerre n'ont pas plus varié, les uns leurs coquineries, les autres leur bêtise.
Si un tire-laine, d'une main, me vole ma bourse, je crie au voleur! Si de l'autre main, il me prend ma montre, que voulez-vous que je crie?— Je crie encore au voleur! n'est-ce pas? et, excepté le voleur, personne ne songera à m'en blâmer.
Si le feu est à la maison, on crie au feu! et on crie au feu jusqu'à ce que les secours arrivent, sans se préoccuper de chercher des synonymes et de varier ses cris.
Il me revient à la mémoire un exemple de «répétition» qui, d'après une légende conservée à la Sorbonne, fit obtenir un prix de vers latins à l'élève qui s'en avisa.
Le sujet proposé était la description d'un 304 incendie, et dans cette description il avait écrit ce vers:
Undam, undam, undam, accurite cives!
que j'ai traduit assez bien, mais pas tout à fait bien, par ce vers français:
De l'eau! de l'eau! de l'eau! citoyens, accourez!
Je dis assez bien—parce que ce qui fut remarqué dans ce vers, c'était l'harmonie imitative—qui était alors très à la mode.—Il semblait, en lisant ce vers, entendre le son monotone et sinistre des cloches et du tocsin.
Si ce son est reproduit par cette répétition:
De l'eau! de l'eau! de l'eau!
il l'est bien mieux encore par le latin si on pratique, en le lisant, les élisions exigées pour la mesure du vers:
Und! und! und!—accurite, cives
autant que dans le vers célèbre:
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?
Une des plus vives et des plus complètes jouissances qui soient permises à l'esprit humain—est d'abord de découvrir une vérité.
305 Puis ensuite de trouver, pour exprimer cette vérité, une formule nette, concise, disant tout, sans un seul mot de trop, formant une image qui frappe l'imagination, s'imprime, s'incruste dans la mémoire.
C'est un travail qui ressemble à celui d'un naturaliste conchyliologiste qui a trouvé dans la mer une coquille dont il ne fait qu'entrevoir ou deviner la beauté, enveloppée qu'elle est par la vase durcie—qu'on appelle le «drap marin». Au moyen de certains acides et d'une patience obstinée, il arrive à la nettoyer, à la débarrasser du «drap marin», à la «décaper», et alors il lui est permis de la contempler dans tout son éclat.
Cette jouissance extrême, il m'a été donné de l'éprouver trois ou quatre fois dans ma vie,—et de trouver des formules qui ont été acceptées comme aphorismes, axiomes—et mêmes proverbes;—ce qui n'arrive que lorsque l'auteur a disparu, lorsque la chose est tombée dans le «domaine public», que chacun en prend possession et s'en sert comme d'une chose à lui.
Comme sur certains points j'ai résumé, condensé, parfois, un travail assez long, et exprimé en quelques mots ce qu'il serait facile de délayer en vingt pages, je considère le sujet 306 comme suffisamment étudié; d'autres peut-être feraient mieux, mais pas moi.—J'ai dit tout ce que [je] sais, et, lorsque se représentent de nouveau le mensonge, l'erreur ou la bêtise que j'ai voulu combattre, je reproduis sans scrupule ma réponse déjà faite aux mensonges, erreurs ou bêtises déjà combattus.
J'ai ma poudrière et mon sac à plomb garnis, et je ne me crois pas obligé, pour chaque coup de fusil, de fabriquer de nouvelle poudre et de fondre de nouvelles balles.
Quand un bûcheron veut abattre un arbre, il donne de nouveaux coups précisément dans l'entaille que sa hache a faite au premier coup.
Quand le marin veut atteindre, accoster telle île ou telle embarcation, il donne des coups d'aviron répétés,—égaux, mesurés, cadencés, et d'autant plus puissants qu'ils sont toujours les mêmes.
J'ai, depuis longtemps, des principes fixes, des idées arrêtées sur les hommes et sur les choses, moins variés qu'on ne croit, formant un cercle, tournant en rond et se reproduisant les uns après les autres.—J'appelle par son nom chaque homme, chaque mensonge, chaque bévue, chaque infamie, à mesure que chacun ou chacune repasse.
307 Certes, il me serait plus facile de varier mes formules si j'avais un certain nombre de fois modifié mes principes, mes opinions, mes jugements.
On vient de discuter, pour la vingtième fois, plusieurs questions à la Chambre des députés.—Eh bien, ces questions, je les ai laborieusement étudiées, je me suis formé des sentiments qui n'ont pas changé et ne changeront pas.
Sur la question des vagabonds, par exemple, et des mendiants, je ne puis que répéter ce que j'ai dit plus d'une fois: Il faut distinguer le «pauvre» par vieillesse, par maladie, par manque de travail,—le pauvre de situation,—du pauvre de profession, qui, dans la mendicité, a trouvé des ressources plus fortes que ne pourrait lui en donner le travail.—Ces pauvres de profession sont les parasites des vrais pauvres; par leur effronterie, par leurs importunités opiniâtres, ils interceptent la charité et l'empêchent d'arriver aux vrais pauvres.—Ces pauvres de profession, ces mendiants audacieux, ces vagabonds sont les voleurs et les assassins de demain.
Eh bien, que chaque commune garde ses pauvres;—elle saura ceux qui ne peuvent 308 pas travailler et gagner leur vie, par la vieillesse, par l'infirmité, par la maladie,—par le manque d'ouvrage;—elle verra si cette situation cesse et quand elle cessera,—si la commune est pauvre elle-même, elle sera soutenue par le département.
Il vient de se faire une campagne contre le Laboratoire de Paris, qui ne réprime qu'une partie des fraudes des marchands de vins;—je ne sais si l'administration du directeur a été parfaitement correcte, mais les attaques visaient l'institution, et non pas lui; les marchands de vins, qui sont aujourd'hui un des pouvoirs de l'Etat, voulant détruire une surveillance incommode qui les gêne dans une industrie qui consiste à voler et à empoisonner les populations,—il faut pourtant, puisque cette question se représente, que je répète ce que j'ai déjà dit tant de fois.
Si l'acheteur glissait au marchand de vins de fausses pièces de cent sous, il serait arrêté, emprisonné, frappé de grosses amendes comme voleur,—peut-être mis aux travaux forcés comme faux monnayeur.
Si le chaland mettait dans la marmite de l'épicier ou du marchand de vins de l'arsenic ou tout autre substance toxique, il serait arrêté 309 et jugé comme empoisonneur, et subirait les peines édictées par la loi.
Eh bien, le marchand de vins et l'épicier qui volent et empoisonnent l'acheteur font juste ce que ferait l'acheteur qui volerait ou empoisonnerait l'épicier et le marchand de vins. Pourquoi des synonymes atténuants et doucereux? pourquoi vente à faux poids, sophistication, etc.,—pourquoi ne sont-ils pas également punis des mêmes peines?
M. Pelletan, député, en pleine Assemblée, vient de faire le panégyrique des féroces assassins de l'ingénieur Watrin, de Decazeville, et d'insulter à la mémoire de la victime, prétendant qu'il fallait amnistier ces pauvres assassins et ne pas les exaspérer. «Les amnistier, s'est écrié un autre député, M. de Lanjuinais; que MM. les assassins commencent!»
Cette fois, ce n'est pas moi qui me suis répété.
Je vois entre parenthèses. (Rires); c'était cependant ce qui s'était dit de plus raisonnable et de plus sérieux dans cette scandaleuse réunion.
Eh bien, supposons que la chose et l'homme en valussent la peine, que je cherche et probablement trouve un mot, un terme, une formule 310 qui exprimerait combien a été odieux, absurde, criminel et bête le discours de M. Pelletan. Supposons qu'un de ces jours, il recommence, en vue d'une ignoble popularité, à proférer des élucubrations ou des discours analogues, je n'hésiterai pas répéter le terme dont je me serais servi si, du premier coup, il avait suffisamment exprimé ma pensée.
A ce propos, lors de l'horrible catastrophe de Saint-Étienne, deux ingénieurs se sont fait intrépidement descendre dans le puits et en ont été retirés plus d'à moitié morts.
M. Basly, l'ex-cabaretier,—s'est écrié tout de suite que c'était la faute des patrons et des ingénieurs.—On ne dit pas quelle part de ses vingt-cinq francs il a donné pour les familles des victimes;—les ministres Guyot et Constans se sont portés sur les lieux et, lâchement, n'ont pas oser décorer les deux ingénieurs.—Quant aux ouvriers, ce n'est pas ces deux hommes qui se sont si intrépidement, si noblement dévoués pour les secourir,—qu'ils aimeront, qu'ils écouteront, auxquels, le cas échéant, ils donneront leurs voix pour les représenter à la Chambre: ce sera à M. Basly.—Eh bien, quand j'aurai dit une fois que M. Basly, l'ex-cabaretier, l'entrepreneur, l'impresario de grèves et d'émeutes est un animal dangereux, 311 une bête puante et enragée, surtout pour le malheur des ouvriers!—chaque fois que reparaîtra M. Basly, je répéterai que M. Basly est un animal dangereux et une bête puante et enragée, qu'il serait juste et salutaire de jeter au fond d'un puits, en plein grisou, avec autant de calme que le «divin» Homère répète et donne sans cesse à Achille le nom d'Achille aux pieds légers ποδας οχυς [podas ochus]—et Agamemnon celui de roi des hommes αναξ ανδρων [anax andrôn].
Pour finir sur ce point, j'adresse mes remerciements à ceux qui ont remarqué mes répétitions; car c'est une preuve qu'ils m'ont lu au moins pendant deux fois.
Quand le procès Boulanger sera fini,—s'il est destiné à finir, il y en a un autre tout prêt—qui demandera moins de temps et moins de peine à la commission et aux magistrats chargés de l'instruction.
C'est celui de M. Constans, aujourd'hui ministre de l'intérieur.
Lorsque Verrès revint de Sicile chargé de dépouilles, on ne le fit pas consul. Cicéron dévoila ses forfaitures, ses concussions, ses pillages, ses crimes de tous genres, et il dut disparaître.
M. Constans, qui, il n'est plus permis d'en douter, depuis qu'on a publié le rapport de Richaud, 312 a joué au Tonkin le petit Verrès; pour prix de ses déprédations, de ses exactions, a été choisi pour ministre par M. Carnot.
Le procès doit être fait non seulement à M. Constans, mais aussi à ses collègues, qui connaissaient les rapports du malheureux Richaud;—et à M. Carnot, qui n'ignorait pas les bruits qui couraient et qui sont tellement confirmés aujourd'hui, que l'opinion publique, exaspérée, commence à émettre des doutes sur le choléra qui aurait frappé Richaud, à la mort duquel M. Constans avait tant d'intérêt.—Je ne répète ce bruit que «sous toutes réserves», comme disent les journaux.
M. Carnot est «honnête»; mais cela ne suffit pas, il faut qu'il ne s'entoure que d'honnêtes gens;—sans cela, il manque essentiellement à son devoir.—Cadet Roussel (ça, c'est encore une chose que j'ai déjà dite et que je répète), Cadet Roussel était bon enfant, mais on n'avait pas songé à en faire le chef d'une grande nation, le président de la République française.
Comment M. Carnot a-t-il pu choisir d'abord et conserver ensuite un homme comme M. Constans, dont on peut dire avec vérité:
Ce qu'il y a de plus propre dans sa vie, c'est d'avoir été vidangeur.
313 Ce n'était pas au moment où on appelait et attirait le monde entier à Paris par les splendeurs de l'Exposition qu'il fallait lui présenter un pareil ministère, comme spécimen de ce que peut produire la France en honnêtes gens et en hommes d'État.
Puisque que je suis «entré dans la voie des aveux», il n'en coûtera pas davantage à mes lecteurs, à mes juges, de me pardonner une infraction de plus.
Je vais me «répéter», reproduire quelques courts passages d'un livre que j'ai publié il y a une vingtaine années et qui a pour titre: On demande un tyran.
Ce livre contient des prédictions dont la plus grande partie ne s'est déjà que trop réalisée.
«On proclamait l'amnistie, et on allait en grande pompe recevoir aux frontières et dans les ports tous les citoyens, tous les «martyrs»;—ils «rentraient dans leurs droits», et étaient non seulement électeurs, mais candidats acclamés plutôt qu'élus. M. Gambetta n'était nommé qu'à une faible majorité.—On voyait pêle-mêle entrer à la députation, d'abord tous les condamnés, déportés, etc., puis les plus compromis des «socialistes», puis tous les piliers d'estaminet, les orateurs de taverne, les forts au billard, etc.»
314 On redémolissait la maison de M. Thiers, on supprimait le Rappel,—on donnait des avertissements à la République française, le Journal officiel s'appelait la Carmagnole, on élevait des statues aux martyrs de la Commune, assassinés par les Versaillais,—la propriété étant décidément le vol, on faisait rendre gorge aux propriétaires.
Mais bientôt ce ministère était déclaré traître et l'Assemblée réactionnaire:—nouvelle dissolution,—nouvelles élections,—avènement d'une nouvelle couche sociale.
Entrent alors à l'Assemblée, les souteneurs de filles, les marchands de chaînes de sûreté,—les croupiers des trois cartes,—les victimes de la police correctionnelle et les martyrs de la cour d'assises.
Le ministère se compose de Polyte, de Gugusse et d'un fils naturel de Troppmann;—on déclare Ça ira l'air national,—mais ce gouvernement est bientôt à son tour traité de réactionnaire, Polyte, Gugusse et Troppmann fils se trouvent bien au pouvoir, s'y défendent par la force et se déclarent triumvirs.
Alors,—de mon rêve,—je ne me rappelle qu'une confusion de gâchis, de boue et de sang, des fuites, des exils, des pillages, des incendies, des pendaisons, des têtes coupées. 315
Puis je vis les murs de Paris couverts d'affiches:
ON DEMANDE UN TYRAN
et il se trouve qu'un tyran régnait sur la France; venait-il d'en haut, venait-il d'en bas? Je l'ignore, les rêves sont parfois aussi incohérents, aussi invraisemblables que la vie.
Toujours est-il que celui-ci régnait,—qu'on lui obéissait...
Voici le discours qu'il avait prononcé le premier jour de sa prise de possession:
«Tas de coquins d'un côté, tas d'imbéciles et de jobards de l'autre.
»Trois fois vous avez fait semblant de vous mettre en république;—pour cette troisième fois, comme pour les deux autres, alliés et disciplinés pour l'attaque, pour les surprises, en y ajoutant l'assassinat, le vol et l'incendie...
»Vous vous séparez, vous vous quittez, vous vous «engueulez», vous vous menacez au moment de la curée.
»Puis, d'excès en excès, de sottises en sottises, d'abus en crimes, vous avez inspiré à tous les honnêtes gens la terreur, le dégoût et l'horreur de la République, dont vous vous dites les apôtres, et vous l'avez tuée pour la troisième fois.
316 »Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards.
»La liberté!
»Ah! mes gaillards, c'est un nom que vous avez sottement donné au changement de despotisme.
»La liberté! c'est un vin trop pur et trop généreux pour vos pauvres têtes:—vous naissez gais, à moitié ivres, il n'en faut pas beaucoup pour vous achever.
»La liberté! c'est le pain des forts, des justes et des vertueux. A bas les pattes!—à bas les gueules!
»La liberté,—la sainte liberté,—vous ne la connaissez seulement pas;—vous ne vous croyez libres que quand vous êtes oppresseurs.
»Résignez-vous à m'obéir; n'essayez pas de résistance, vous savez bien que vous n'êtes pas braves;—vous savez bien que vous avez laissé ou plutôt fait tuer en les abandonnant le très petit nombre de républicains et le nombre plus grand de dupes, derrière lesquels vous vous abritiez...
»La France s'est dégoûtée de son bonheur,—la mode d'être heureux a cessé à la suite d'une maladie.
»Cette maladie vient de trop parler et de trop écouter parler.
317 Pour sauver le pays d'une ruine complète,—il est nécessaire d'appliquer une malédiction énergique, et, me conformant à l'exemple d'un autre tyran, mon prédécesseur chez les Grecs: «Il condamne Sparte à servir, Athènes à se taire.»
Lacedæmon servire jubet, Athenas tacere.
»J'ordonne un silence complet pendant un an; pendant cette année, chacun remettra dans son esprit un certain ordre logique qui consiste à penser avant de parler,—ordre qui s'était misérablement interverti:—le Français s'était accoutumé à lire, tous les matins, dans les journaux, ses opinions et ses pensées toutes faites pour la journée, comme son pain tout cuit;—son esprit, faute d'exercice, est devenu paresseux, puis s'est ankilosé et atrophié...
»Au bout d'un an de ce règne du silence, nous verrons s'il convient de le modifier ou de le prolonger.
»Tas de coquins d'un côté,—d'imbéciles et de jobards de l'autre.»
Ainsi, je prophétisais, il y a vingt ans;—mais alors—je n'osais prédire ce qui allait 318 arriver et le point où nous sommes aujourd'hui que sous la forme d'un rêve.
Et voilà que nous y sommes.
Il vient de mourir à Versailles une femme pour laquelle je professais, depuis un demi siècle, et je professe encore au delà de la tombe, une profonde et respectueuse affection.
C'est la duchesse d'Elchingen.
Je me suis demandé pourquoi la perte des gens que j'aime me cause aujourd'hui un chagrin plus calme, moins poignant qu'autrefois; serait-ce que mes sensations sont devenues plus obtuses et que je suis un peu mort moi-même?? Non,—c'est que, dans la première moitié de la vie, alors qu'on peut espérer ou craindre encore de nombreux jours, la mort des gens aimés vous inflige une longue séparation,—tandis qu'à l'âge que j'ai aujourd'hui, on se sent plus près des morts que des vivants; que, d'ailleurs, nous voyons la mort de près, la regardons bien en face, voyons, comme des fantômes, se dissiper les mystérieuses terreurs—et sommes convaincus qu'après tout ce n'est pas un grand mal, ou plutôt que c'est une délivrance pour presque le plus grand nombre.
C'est vers 1843 que j'ai connu la duchesse 319 d'Elchingen; depuis un peu plus de deux ans, je venais de découvrir Saint-Adresse après Étretat, et mes bavardages, et aussi la réputation que m'avait fait Étretat de me connaître en beaux paysages, commençaient à mettre Sainte-Adresse à la mode.
Le colonel d'Elchingen avait amené toute sa famille à Saint-Adresse, me l'avait recommandée et était retourné à son régiment; c'était une charmante famille;—la duchesse avait été, était encore une des femmes les plus belles, les plus aimées, les plus respectées de la cour des Tuileries, fort attristée depuis la mort du duc d'Orléans.
D'un premier mariage avec le baron de Vatry, elle avait un fils, Edgard de Vatry, alors âgé d'une douzaine d'années, et, du second mariage, Michel, qui n'avait que huit ou neuf ans, et la toute petite Hélène, filleule de la duchesse d'Orléans, qui en avait à peine quatre ou cinq; puis Henry Souham, à peu près de l'âge de Michel;—à la mort de Henry Souham, frère de madame d'Elchingen, capitaine des lanciers, le duc et la duchesse avaient adopté son fils et l'élevaient avec leurs enfants, d'une affection si égale, qu'à moins d'être initié, on le croyait un de leurs enfants.
320 La duchesse avait encore auprès d'elle une nièce qu'elle maria plus tard;—musicienne et pianiste habile, elle ajoutait un grand charme aux soirées, avec des mélodies rapportées d'Afrique pour le régiment de son oncle, qui faisait d'assez grands frais pour sa musique militaire.
Le colonel d'Elchingen, second fils du maréchal Ney, était un des plus beaux soldats que j'aie vus.—Reçu à l'École polytechnique en 1821, mais n'ayant pas pu y entrer à cause de son nom, il avait été prendre du service en Suède auprès de Bernadotte, où il était devenu capitaine d'artillerie; mais, en 1830, il rentra en France et fut nommé capitaine de cavalerie; il fit la campagne d'Anvers et les trois campagnes d'Afrique comme aide de camp du prince royal. Aussitôt qu'il avait quelques instants de liberté, il accourait à Sainte-Adresse et y passait quelques jours.
Les enfants était lâchés comme des jeunes chevaux en liberté au bord de la mer, et le professeur des garçons passait je crois plus de temps à jouer avec eux qu'à leur donner des leçons.
J'aime—surtout aujourd'hui—à me rappeler certains détails et certaines circonstances de ce temps-là, où toute cette belle famille 321 était heureuse et ignorante et imprévoyante de l'avenir.
Les pauvres n'avaient pas besoin de chercher madame d'Elchingen, c'était elle qui les cherchait;—elle s'occupait aussi de mettre ordre, par ses relations à Paris, à des injustices, à des passe-droits;—elle savait consoler les affligés, soigner et encourager les malades.
Si aujourd'hui, à Sainte-Adresse, où il n'y a plus que les enfants et les petits-enfants de ceux qui y vivaient alors, vous parliez de madame d'Elchingen, peut-être ne comprendrait-on pas tout de suite; mais, si vous disiez: «Vous souvenez-vous de la bonne duchesse? personne n'hésiterait.»
Elle était assez mal logée, et, comme elle revint plusieurs étés de suite, il ne manquait pas de maisons plus «confortables» qu'on lui offrait et qu'on l'engageait à prendre;—mais elle refusa toujours de changer de résidence, en disant: «Je ne peux pas, ça ferait trop de peine à ces pauvres gens qui me louent leur maison.»
Pour penser à quel point les enfants étaient heureux de courir, de barboter,—je me rappelle qu'un jour madame Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, qui était installée aux bains de Frascati au Havre, vint avec ses enfants faire 322 à Sainte-Adresse une visite à madame d'Elchingen; elle s'excusa du costume «à peine présentable de ses enfants».—«Attendez un instant, dit la duchesse, qu'on me cherche toute la troupe.» Ils arrivèrent couverts de sable, trempés d'eau, etc. On avait dû tirer Michel par les pieds pour le faire sortir d'un souterrain qu'il était en train de creuser dans le sable et la «tangue» de la mer, barbouillé de vase et des algues dans les cheveux;—Hélène avait voulu suivre son frère et était déjà entrée au commencement du souterrain, Edgard et Henry n'étaient pas en meilleur état.
Quant aux enfants d'Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire,—dont l'un est aujourd'hui avec grand succès, directeur du Jardin d'acclimatation à Paris,—je me rappelle qu'allant un jour voir leur père au Muséum, je trouvai dans une chambre les enfants jouant et se roulant avec de jeunes lionceaux nés au Jardin des plantes.
Un jour, la duchesse voit au bord de la mer une femme qui pleurait; elle s'approche d'elle, et, d'une voix compatissante, lui dit:
—Qu'avez-vous, ma pauvre femme?
—Pourquoi m'appelez-vous pauvre femme? répondit l'affligée; qui vous a dit que je suis 323 pauvre;—je ne suis pas pauvre, je suis propriétaire, et vous voyez ma maison d'ici.
—Excusez-moi, dit madame d'Elchingen; je vous voyais pleurer, j'ai pensé que vous aviez du chagrin, et j'aurais voulu vous donner quelques consolations, et peut-être vous aider en quelque chose.
—Oui, je pleure, c'est vrai, parce que mon fils, qui est au service, devait avoir un congé pour venir me voir et qu'on lui a refusé.
—Ah! votre fils est soldat?
—Qui vous dit qu'il est soldat?—Mon fils n'est pas soldat,—il est sergent.
—Pardonnez-moi, je n'ai pas voulu vous offenser, au contraire; c'est un beau titre que celui de soldat;—mon mari est colonel, et, en parlant de lui, je dis: «Il est soldat.»
Enfin, elle réussit à calmer cette revêche personne, écrivit à Paris, obtint le congé désiré, et ensuite fit recommander le sergent à son colonel.
Elle avait fait rapprocher un douanier de ses parents très vieux, qui avaient besoin de lui;—un autre douanier qui avait quelque faveur ou quelque justice à obtenir lui écrivit:
«Madame,
»On sait combien vous aimez les douaniers, 324 c'est pourquoi je m'adresse à vous, etc.»
Un matin, elle me fait appeler et me dit:
—Mon mari m'a dit: «Je ne veux pas que, vous et les enfants, vous alliez sur la mer en mon absence.
»Cependant, si ces enfants, vous forçaient de manquer à l'ordre, en voici un autre.—Mais celui-là,—il est de rigueur et inflexible.
»Si vous allez à la mer, n'y allez pas sans Karr. Eh bien, j'en suis à ce second ordre; voulez-vous nous mener promener?
—Je ferai mieux, je mettrai ce soir mes trois-mailles à la mer, et, demain matin, nous irons les lever ensemble.
Le lendemain, en effet, tout le monde s'embarque; mais nous n'étions pas encore à nos filets, tendus assez au large, que la pauvre duchesse fut prise d'un tel mal de mer, qu'après une lutte héroïque, elle fut forcée d'avouer ce qui se manifesta dans des conditions si affreuses que je lui dis:
—Madame, je ne puis en ce moment vous rendre qu'un service, ne vous faire qu'un plaisir, c'est de m'éloigner de vous et de disparaître.
Je criai à mon matelot:
—Toi, à terre, et bon train.
Et, piquant tout habillé une tête dans la mer, 325 je m'en allai à la nage sur un point différent de celui où elle allait aborder;—puis je courus chez elle chercher sa femme de chambre, qui vint la recevoir et la fit entrer dans ma cabane jusqu'à ce que le mal fût calmé.
—Je savais bien que je serais malade, dit madame d'Elchingen, seulement je ne croyais pas l'être autant. Mais les enfants en avaient tant d'envie!
—Voilà, disait, quelques jours après, mon matelot Buquet, voilà des gens qu'il est agréable de mener promener; vous ne savez pas tout ce qu'elle a donné à ma femme et à mes enfants!
Un jour qu'on avait envoyé des livres de contes aux quatre enfants, Michel me dit:
—Vous devriez bien nous faire les fées de la mer.
J'avoue que je n'y pensai plus, et ce n'est que bien longtemps après que Hetzel, l'éditeur de l'excellent Magasin illustré, me demandant un conte, je me rappelai les «Fées de la mer».—Mais Michel était alors général, et je n'osai pas le lui dédier.
Qu'est devenue cette famille, alors si heureuse?
La révolution de 1848, qui avait trouvé d'Elchingen colonel du 7e régiment de dragons s'empressa de le mettre à l'écart;—puis en 326 1851, le président le fit général de brigade, et il fut choisi pour commander une brigade de grosse cavalerie, lors de la guerre d'Orient; mais il mourut du choléra en arrivant à Gallipoli.
Son fils Michel Ney est mort d'une mort terrible et mystérieuse, au moment où, déjà général de brigade, il allait être promu divisionnaire—à quarante-quatre ans;—il avait vingt-sept ans de service, dix-neuf campagnes, six citations à l'ordre de l'armée, cinq blessures.
Henry Souham est mort d'une attaque d'apoplexie, lieutenant-colonel de cavalerie, chevalier de la Légion d'honneur.
Edgard de Vatry, obligé de quitter le service à la suite de douleurs incurables gagnées à la dernière guerre, s'est donné la tâche de traduire en français et de publier un ouvrage très célèbre en Allemagne, du général de Clausevitz:—Théorie de la grande guerre.—Cet ouvrage, commencé, dit-il, sans autre intention que de tromper ses regrets en continuant à s'occuper des choses du métier, a demandé treize ans d'un travail de traduction, et a reçu de l'Académie un prix Montyon, comme ouvrage d'utilité publique.
Quant à Hélène, l'enfant que j'avais plus d'une 327 fois rapportée sur un bras à la maison de sa mère et qui annonçait une grande beauté, promesse qu'elle a dit-on tenue,—je ne l'ai jamais revue;—elle a épousé le prince Nicolas Bibesco, élève de l'école Polytechnique, officier de la Légion d'honneur, chef d'escadron en France, au titre étranger,—ayant fait la campagne de 1870 comme aide de camp du général Trochu, et aujourd'hui membre de la Chambre des députés de Roumanie.
Hélène est mère de trois ou quatre beaux enfants.
P.-S.—Au livre III de l'Énéide, Virgile fait un récit qu'on peut appliquer à notre situation. Les Troyens débarqués se préparent, étendus sur des lits de gazon, à savourer un repas dont ils ont grand besoin. Mais tout à coup du haut de la «montagne», de montibus, les harpies fondent sur eux d'un effroyable vol, battant bruyamment des ailes et poussant des cris sinistres; elle se jettent sur leur nourriture, l'emportent, souillent tout de leur contact immonde, et mêlent à leurs cris d'insupportables et fétides odeurs:—Contacta omnia fœdunt.
Mais peut-être cette comparaison empruntée au grand poète est-elle trop noble pour la circonstance;—nos 328 maîtres ne ressemblent-ils pas davantage à ces fripouilles qui, sur le point d'être chassés d'un «garni» qu'ils ont sali sans jamais payer le loyer, «déménagent à la cloche de bois», c'est-à-dire s'en vont par la fenêtre, emportant les meubles du logeur, brisant les vitres, arrachant les tentures, etc.
C'est ainsi qu'avant de partir ils ont achevé de déshonorer et de détruire la «Légion d'honneur»; le gendre de M. Grévy vendait les décorations, mais au moins il les vendait cher;—ceux-ci en ont fait une monnaie de billon pour payer ou acheter de petits services et donner des pourboires à leurs complices «subalternes». Le Journal officiel vient de publier une liste de décorations qui, dit le Figaro, ne tiendrait pas dans les seize colonnes de ce journal.
M. Carnot sera-t-il assez «innocent», assez complice de M. Boulanger pour affronter les élections avec le ministère actuel?
Beaucoup voient déjà le brav' général président de la République, qu'il aura de son mieux tant contribué à détruire.—Quelque chose comme le gardien de Pompéi ou d'Herculanum.
Le cas échéant, il est difficile de prévoir, il 329 sera curieux de voir le premier ministère du président Boulanger;—par allusion au coup de 1852, ça manque totalement de Morny;—ça aussi je l'ai dit, et je le répète.
Rien n'est plus laid, plus absurde, plus bête, plus contraire à toute idée de justice qu'un procès politique.
On y voit des vaincus jugés par des vainqueurs, qui viennent d'avoir grand'peur et en ont encore un peu.
Il est incontestable que le général Boulanger et ses amis conspirèrent et conspirent encore pour s'emparer du pouvoir et de toutes ses douceurs, blandices et petits profits;—mais ils ont été jugés par des gens qui conspirent pour le garder après avoir antérieurement conspiré pour le prendre, et ont conspiré hier avec le même Boulanger contre lequel ils 331 conspirent aujourd'hui comme il conspire contre eux.
«Il n'y a pas, dit J.-J. Rousseau, de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme.»
Sous un gouvernement monarchique,—solidement appuyé sur les lois, sur l'ancienneté, personne ne peut rêver de le renverser pour prendre sa place,—et les ambitions ne peuvent s'agiter qu'au-dessous de lui et à une certaine hauteur;—mais sous un gouvernement où on a vu la royauté exercée par le vieil avocat Grévy, par tel petit journaliste comme Yves Guyot, par tel vidangeur malheureux comme M. Constans, chacun se dit: «Pourquoi pas moi!»—Et on met en usage pour les remplacer les procédés qu'eux-mêmes ont employés pour se jucher au pouvoir.
Dans cette circonstance du procès Boulanger, la droite du Sénat s'est conduite avec une adresse incontestable:—elle n'a voulu ni condamner ni absoudre le «brav'général»; elle a laissé les soi-disant républicains et les soi-disant révisionnistes se gourmer entre eux;—le général a été condamné, les juges ont été pas mal déshonorés;—cela pourrait se 332 représenter, s'illustrer par deux rats dans une cage qui se battent, se mordent, se déchirent, se mangent si bien, qu'il finit par ne rester que les deux queues.
Oui, tant que nous conserverons cette forme de gouvernement soi-disant démocratique, nous serons en guerre civile perpétuelle,—nous verrons les acteurs se battre derrière la toile à qui aura les grands rôles, et la pièce ne se jouera pas,—jusqu'à ce que les sifflets et les pommes cuites aient eu raison des histrions.
Notez que le niveau des ambitions politiques va toujours descendant et s'abaissant;—autrefois, du temps de Richelieu, de Mazarin, du cardinal de Retz,—c'était l'orgueil, la vanité qui étaient en jeu;—on voulait le «pouvoir», on voulait dominer;—aujourd'hui, ce qu'on veut, c'est le profit, on veut l'argent, on veut s'enrichir, on n'est pas ambitieux, on est avide,—ce n'est pas moins dangereux, ce l'est plus et davantage, parce que le nombre des compétiteurs est plus grand, mais surtout c'est beaucoup plus laid.
Cette forme de gouvernement est tellement antipathique au caractère français qu'elle a notablement altéré et détérioré ce caractère, un peuple autrefois bon, bienveillant, chevaleresque, 333 heureux et gai,—est devenu haineux, avide, malheureux et triste.
Jean-Jacques Rousseau disait: «La démocratie n'est possible que dans un État très petit, où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres;—une grande simplicité de mœurs, peu ou point de luxe.»
Le prince de Ligne disait: «Je n'aime les républicains que dans l'eau,—une petite île entourée par la mer,—au moins la liberté ne peut gâter les autres pays,—et, alors, on pourra essayer et voir comme ça marcherait en petit,—sauf à vérifier si, en agrandissant l'échelle, la chose serait possible.»
On est de tempérament si peu républicain en France que, après s'être servi de certaines maximes pour grimper au pouvoir, c'est la première chose dont on se débarrasse aussitôt qu'on est arrivé, parce qu'il n'y a point moyen de gouverner avec ces maximes;—ainsi l'absolue souveraineté du peuple—rend inutiles et inapplicables toutes les lois;—que devient l'arrêt du Sénat qui déclare le général Boulanger inéligible—quand le peuple est le maître d'élire Boulanger et de casser le Sénat?
Nous disions tout à l'heure que les conspirations sont aujourd'hui des affaires;—voyez 334 la conspiration de Boulanger contre Carnot, Constans, Yves Guyot, Freycinet, etc.,—et la conspiration de ceux-ci contre Boulanger.
Boulanger a des actionnaires,—les grosses sommes d'argent dont il dispose en sont une preuve irréfutable; les actionnaires, «les gogos» qui fournissent l'argent comptent bien rentrer dans leurs fonds avec d'honnêtes ou de déshonnêtes bénéfices.
D'autre part, Freycinet, Constans, etc., prennent pour actionnaires tous les Français, tous les contribuables,—et cela sans les consulter, malgré eux;—leurs louis d'or et leurs pièces de cent sous, produits par leur travail, deviennent des projectiles contre Boulanger.
J'ai raconté autrefois l'histoire d'un voyageur qui rencontre deux Hurons accroupis et jouant avec des cailloux à un jeu de hasard,—il les regarde et finit par prendre, sans savoir pourquoi, intérêt à un des deux joueurs;—la partie terminée, il félicite le gagnant pour lequel il avait fait des vœux et s'enquiert de l'enjeu.
Homme blanc, lui dit un des «Peaux-Rouges», en te voyant venir de loin nous avons joué à qui te mangerait, et c'est moi qui aurai cette joie.
C'est l'histoire du peuple français s'intéressant à telle ou telle coterie,—et pariant pour 335 elle,—Constans ou Boulanger;—quel que soit le gagnant, il sera mangé.
Pas de démocratie—sans ostracisme,—les vertus y sont aussi inquiétantes que les vices;—faute d'être assez grands, les démocrates doivent diminuer les plus grands qu'eux au moins de la tête,—il faut exiler Alcibiade et faire mourir Socrate—et bannir Aristide, parce que cela ennuie de l'entendre appeler le juste; ça n'est pas joli, mais c'est comme ça,—cela a, cependant, souvent des mérites; entre autres, celui de nous épargner l'écœurant spectacle d'un semblant de justice et des réquisitoires de cancans, de potins, de ramages,—de on-dit,—il paraît,—on croit que—comme l'œuvre de M. de Beaurepaire, qui a l'air d'avoir été tricotée par une vieille portière.
Nous allons un peu jaser, si vous le voulez bien, du Panorama-histoire du siècle.
Je dois commencer par remercier MM. Stevens et Gervex de ne pas avoir oublié dans leur intéressant ouvrage—un homme qu'à tout autre, il était facile et permis d'oublier; un homme qui a toujours vécu loin de tout et de tous,—qui n'a jamais fait partie de rien,—qui ne s'est jamais affilié ni à un parti, ni à 336 une école, ni à une secte, ni à une coterie, et qui n'est pas même gendelettres.
Ce devoir accompli avec justice et plaisir,—je vais parler du panorama:
Tout le monde est d'accord sur la grandeur et la noblesse de l'idée, sur l'habileté, l'intelligence, le goût avec lesquels les personnages sont groupés,—sur la frappante ressemblance d'un si grand nombre de portraits, sur les brillantes et rares qualités de l'exécution.
Cette œuvre présentait deux grandes difficultés: la première, de n'oublier aucun de ceux qui avaient droit d'y figurer;—la seconde, de ne pas se laisser influencer et circonvenir par des importunités, des obsessions, des exigences, des camaraderies, des pressions, pour donner à certaines personnes dans le panorama une place qu'elles n'ont pas occupée ou n'occupent pas dans le siècle ni même dans la vie,—de gens qui n'existent que dans le panorama, et qu'il s'agissait non de reproduire, mais de produire.
Nous allons commencer par le premier point—et signaler aux éminents auteurs de l'œuvre quelques oublis involontaires, quelques erreurs—qu'il leur sera facile de réparer;—aussi et tout à l'heure, nous leur en dirons les moyens; 337 probablement je me contenterai d'avoir indiqué le second point.
Je commence par une critique,—l'homme chargé, une baguette à la main, d'énumérer les personnages,—l'homme chargé de la préface, de la notice, de la brochure explicative,—n'aurait pas dû être un homme se mêlant de politique, affilié, qui plus est, à une coterie;—cette exhibition ne pouvait être faite qu'avec une complète impartialité,—une parfaite sincérité, comme les peintres en donnaient si bien l'exemple; cette notice devait être une notice comme le promettait son titre, et non une œuvre de politique boursouflée.
Elle devait s'adresser à tous les visiteurs du panorama et ne pas imposer des opinions, des appréciations qui ne seront acceptées que par un petit nombre.
M. Reinach—lui, je crois d'ailleurs, figure parmi les illustrations du siècle,—déclare Necker probe et austère;—eh bien, tout le monde n'est pas d'accord sur le droit à ces épithètes du financier genevois.
Il eût fallu désigner au moins avec respect Louis XVI, qui va être assassiné par un semblant de justice et ne pas dire, en croyant faire de l'esprit: «Louis XVI, bon, doux et gros.»
Il ne fallait pas appeler «l'Autrichienne» 338 cette reine assassinée, comme son époux, après avoir été l'idole des Parisiens. Il ne fallait pas appeler «la Belle dame» madame de Lamballe, aussi assassinée et dont le cadavre fut si odieusement profané.
Il fallait dire comme MM. Gervex et Stevens:
Le roi Louis XVI—la reine Marie-Antoinette—la princesse de Lamballe.
Voici David; M. Reinach constate qu'il a peint avec le même talent—et Marat et Napoléon Ier,—qu'il a été républicain farouche et humble courtisan;—et, voulant ajouter une épithète au nom du peintre,—l'auteur de la notice tombe malheureusement,—quand il avait tant d'adjectifs à sa disposition, sur l'épithète la moins juste, la moins appropriée au sujet,—il l'appelle peintre impeccable.
Il paraît que c'est son mot pour les peintres;—il appelle également Ingres l'impeccable.—Décidément la peinture n'est pas généreuse pour lui en adjectifs;—il appelle Horace Vernet le «fantassin de la peinture»; peut-être n'a-t-il jamais vu les magnifiques chevaux de front s'élancer hors du cadre de la Prise de la Smala d'Abdel-Kader; pourquoi «fantassin», ce peintre qui aimait tant les chevaux et en a fait tant de chefs-d'œuvre?
339 Pourquoi Berlioz est-il appelé divin au milieu d'Auber, d'Halévy, d'Adam sans épithètes?
Quant à Daguerre «qui arrache à la nature ses secrets», nous en reparlerons tout à l'heure, à MM. Gervex et Stevens. Décidément, c'est une grande difficulté, que M. Reinach surmonte rarement, que de s'imposer le devoir de mettre une adjectif à chaque nom. Ainsi, il appelle les esprits riants, les plus gais, les plus doux de notre temps—le sombre Gérard de Nerval, et Morny également était loin d'être un homme sombre, quoi qu'en dise l'auteur de la notice. De même,—Victor Hugo n'est pas un «républicain vaincu», nous en reparlerons également tout à l'heure, lorsque je m'adresserai à MM. Gervex et Stevens.
De quel droit M. Reinach—aux acheteurs de la brochure qui veulent simplement qu'on leur désigne les si nombreux personnages du panorama—prétend-il leur donner, leur imposer des appréciations comme celle-ci:
«Le grand Gambetta et M. de Freycinet—font sortir des armées de terre et les organisent.»
Tandis que beaucoup de visiteurs de panoramas—ont leur opinion faite sur ces deux 340 dictateurs,—auxquels—Thiers a reproché publiquement d'avoir, par leur incapacité et leur outrecuidance, coûté à la France la moitié de ses pertes en hommes, en territoire et en argent.
MM. Stevens et Gervex—se contentent de dire: «Voici Gambetta, voici M. de Freycinet,»—et tout le monde est d'accord pour applaudir le talent des artistes.
M. Reinach—annonce que «la France renaît et étonne le monde par la rapidité de sa régénération, par le règne de la liberté».
Eh bien, il est des gens qui ne voient pas ni liberté ni régénération, sous le gouvernement de MM. Constans, Rouvier, de Freycinet, etc., et au moins une grande partie du monde s'étonne du degré d'abaissement où ce grand et noble pays est tombé.
Ce que les acheteurs de cette notice demandent, c'est un catalogue explicatif,—une notice pour reconnaître une figure,—et non des opinions toutes faites sur les hommes et sur les choses, et non les opinions et les idées de M. Reinach.
Depuis quelque temps, il est à la mode d'assigner à Victor Hugo une place plus haute et plus large encore, dans l'histoire du siècle, que celle qui lui appartient légitimement, et qui 341 déjà est bien belle. Cette apothéose est due en très grande partie au zèle et à l'enthousiasme nouveau des républicains et soi-disant républicains, qui l'accablaient de tant d'injures et d'avanies en 1828, lorsqu'il était légitimiste; en 1830, lorsqu'il était orléaniste; en 1848, lorsqu'il était bonapartiste;—je me rappelle qu'en 1830, et 1848, le National, qui était alors à la tête du parti républicain, ayant découvert que Victor Hugo était vicomte disait: «Il ne manquait à M. Hugo que ce ridicule.»
Je répondis au National: «Soyez plus indulgent, ce n'est pas sa faute, c'est de naissance.»
Et combien connaissez-vous de gens ayant assez de modestie ou d'orgueil pour laisser trente ans au hasard, qui vous l'a fait découvrir, la révélation de cette tare?
Victor Hugo est un grand poète, un très grand poète, un des grands poètes dont s'honore la France;—mais il n'est que cela.—Certes c'est beaucoup, et cela assigne une haute place et fait une belle destinée.
Mais ce ne fut jamais ni un caractère, ni un philosophe, ni un grand homme.
Lamartine—qui n'a droit qu'au second rang comme poète, en 1848, de grand poète monta grand homme et héros.
342 Pour expliquer, pour justifier toutes les mobilités opposées des principes et des opinions de Victor Hugo, il faut comparer la nature de son génie à un beau lac dont les eaux limpides réfléchissent comme un miroir, les arbres et les palais qui l'entourent devant, derrière à droite et à gauche—et aussi le ciel et les formes changeantes des nuages qui voguent dans l'azur, et les splendides couleurs de l'aurore et du couchant—le tout avec calme inconscience, sans préférence et sans choix.
Causons maintenant avec MM. Stevens et Gervex.
Vous avez représenté M. Daguerre comme l'inventeur de la photographie, de l'héliographie, etc.
Eh bien, on vous a trompés.—M. Daguerre n'est nullement l'inventeur—et voici l'histoire irrécusable de l'inventeur;
L'inventeur est M. Nicéphore Niepce—qui avait obtenu les premiers résultats.—M. Daguerre, qui faisait des recherches à ce sujet, abusa de la candeur, de la naïveté d'un homme de génie—et l'amena à l'associer avec lui, sous prétexte de perfectionnements alors inconnus et des avantages que lui donnait sa position pour propager l'invention.—Voici, du reste, le traité qui fut fait entre eux.
343 Article premier.—Il y aura entre MM. Niepce et Daguerre une société sous la raison Niepce et Daguerre pour coopérer aux perfectionnements de la découverte inventée par M. Niepce et perfectionnée par M. Daguerre.
Art. 2.—M. Niepce apporte son invention et M. Daguerre une nouvelle combinaison de chambre noire, ses talents et son industrie, et les bénéfices seront partagés entre M. Niepce pour son invention et M. Daguerre, pour ses perfectionnements.
M. Daguerre, grâce à la protection d'Arago, qu'il trompa,—se substitua à Niepce,—qui mourut ruiné.—M. Daguerre escroqua la gloire et aussi les profits, la rosette d'officier de la Légion d'honneur, et je crois, une pension. Je ne sais par quelle finesse, quelle influence il obtint du fils de Niepce, malgré les conventions formelles du traité,—peut-être pour un peu d'argent à l'héritier sans héritage—l'autorisation de donner son nom de Daguerre à l'invention de Niepce.
Voilà donc une figure à changer—et vous ferez justice. On vous a laissé oublier Frédéric Sauvage l'inventeur des hélices;—moi qui ai eu l'honneur de défendre Sauvage contre l'oppression et d'être son hôte pendant deux ans dans ma petite maison de Sainte-Adresse, 344 je sais ce qu'il y a subi et courageusement supporté de luttes, de mauvais vouloir, de tentatives d'escroquerie—de misères.
On vous a laissé oublier Pradier, le grand sculpteur, dont on disait alors que c'était Praxitèle ayant changé la dernière syllabe de son nom, et aussi Carrier-Belleuse.
Gudin, le grand peintre de marine dont tant de tableaux sont à Versailles.
Ary Scheffer,—l'auteur de Saint Augustin et Sainte Monique, de Francesca de Rimini,—les Femmes souliotes, etc.
Scheffer, que le duc d'Orléans allait familièrement visiter dans son atelier.—Un jour, le fils de Louis-Philippe venant le voir, fut arrêté par le portier. «Monsieur, vous allez chez M. Scheffer?—Oui, mon ami.—Est-ce que vous auriez la complaisance de lui monter son pantalon, qu'il m'a donné à raccommoder, et faute duquel vous allez le trouver au lit?—Très volontiers.» Et le duc porta le pantalon.
Les deux Johannot,—qui ont illustré de si charmants dessins toutes les œuvres du romantisme:—Walter Scott et Cooper, Faust, de Gœthe, Molière, Don Quichotte, le Diable Boiteux, Paul et Virginie et des tableaux dont plusieurs sont à Versailles; je relèverai d'Alfred,—l'Entrée de Mademoiselle de Montpensier à 345 Orléans,—Saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre,—Don Juan naufragé, etc. Et de Thony, le Fleuve Scamandre,—l'Enfance de Duguesclin,—Un soldat auquel une femme donne à boire.
Quant au magnifique tableau d'après le roman de Walter Scott—la Marée d'équinoxe sur la falaise—je ne sais plus de qui il était;—peut-être des deux, car ils travaillaient souvent ensemble—c'étaient de vrais frères.
Raffet, le peintre militaire de tant de talent; Montgolfier, dont le nom est attaché à l'invention des aérostats, appelés longtemps montgolfières. Parmentier, l'introducteur de ce pain tout fait appelé pomme de terre—et qu'on a appelé parmentière tant que le légume précieux ne fut pas adopté,—malgré la protection de Louis XVI, qui porta tout un jour à la boutonnière un bouquet de fleurs violettes de ce tubercule.
Vous avez oubliez les Roqueplan.
L'aîné, peintre si gracieux, l'auteur du Lion amoureux et du Cerisier de Jean-Jacques.
Le second, le Parisien par excellence,—le fondateur du Figaro.
En même temps que vous faisiez les portraits de Béranger, de Désaugiers et de Pierre Dupont, vous négligiez celui de Frédéric Bérat, 346 le premier qui publia tant de romances et de chansons, dont, le premier après Jean-Jacques Rousseau, il faisait les paroles et la musique: Ma Normandie,—la Lisette de Béranger,—Viv' la joie et les pomm's de terre;—Monsieur l'écrivain, etc.
Et Gustave Nadaud,—qui agrandit le cadre de Bérat par une douce philosophie,—auteur également des paroles et de la musique,—de Cheval et Cavalier, de la Valse des adieux,—la Mouche de M. Letortut. En parlant de Cavaignac et de Charras, vous avez oublié Tourret, le seul ministre de l'agriculture que j'aie connu depuis que je suis au monde.—Notons, en passant, que pas un des ministres de Cavaignac ne fut accusé ni soupçonné de la moindre improbité;—la calomnie n'eût même pu les attaquer.
A côté de Bonjean assassiné par la Commune, j'aurais voulu voir le fils de la victime, par une inspiration sublime, consacrant sa fortune, son intelligence et sa vie à sauver les enfants abandonnés ou coupables, les enfants des assassins de son père, par une éducation honnête et paternelle.
Parmi les braves marins qui ont combattu les Prussiens et la Commune avec tant d'énergie, de dévouement, je ne vois pas chez vous 347 Jauréguiberry, l'intrépide amiral qui eût représenté la part admirable que prirent nos marins à la guerre de 1870.
Au nombre des grands comédiens dont vous avez admis des moyens et des petits, pourquoi ne voit-on pas Dorval, Georges, Duchesnois, Potier, Bouffé;—les Brohan, la mère et les filles, Jenny Vertpré. Mais vous oubliez aussi des grandes cantatrices? Et cet intrépide et dévoué Ducatel qui fit entrer l'armée de Versailles dans Paris, où les communards répandaient le sang et mettaient le feu.
D'autres figures sans doute encore ont échappé à vos si patientes recherches, à vos si louables études;—il en est, j'en suis certain, pour ne parler que de celles que je viens de vous signaler, que vous seriez heureux d'admettre dans ce panthéon, dans cette œuvre qui gardera sa place et avec vos noms dans le siècle que vous avez voulu glorifier.
Et il serait triste de répondre aux légitimes réclamations comme font les conducteurs d'omnibus: Complet! Il n'y a plus de place.
Mais, dans votre collection, vous avez passablement de ministres, de fonctionnaires, et, parmi ces ministres, un nombre remarquable qui, tombant au pouvoir, comme tombent les pluies de crapauds,—ont fait, font et feront 348 comme les grenouilles dont parle Publius Syrus:
Du trône, elles ressautent dans le bourbier.
Beaucoup n'existaient pas avant d'être ministres,—et n'existent plus après.—Je n'irai pas aussi loin, au moins quant à la forme, que ce vieux courtisan qui disait: «Je déclare à l'avance que je suis l'ami et un peu le parent de tout homme qui arrive au pouvoir, décidé que je suis, au besoin, à tenir le pot de chambre au ministre tant qu'il est ministre, mais aussi prêt à le lui verser sur la tête aussitôt qu'il est tombé du pouvoir.»
C'est d'abord parmi les ministres qui vont disparaître que vous pourrez, en les effaçant proprement, trouver des places pour réparer les oublis involontaires que, j'en suis certain, vous regrettez amèrement;—et ainsi, en profitant de ces vacances et de quelques autres dont je ne parle pas,—vous complèterez votre œuvre, et vous la rendrez digne de survivre à jamais à la circonstance qui vous l'a fait évoquer.
Cela dit,—je vous renouvelle, Messieurs, et mes félicitations, et mes remerciements, et vous adresse un salut cordial.
349 Autre chose.
Il s'est installé à Paris, depuis quelque temps, une entreprise qui peut et doit être très agréable et utile à beaucoup de gens.
Écrivains, artistes, hommes et femmes du monde, hommes d'affaires, etc., etc.,—l'abonné reçoit, par l'entremise du journal, tout ce qu'on peut dire de lui dans tous les journaux du monde entier.
Le directeur, avec un désintéressement complet, et dans un but de simple bienveillance, m'a adressé quelques-uns de ses numéros où il était question de moi.
J'ai dû le remercier et lui écrire:
«Monsieur, je suis très reconnaissant de l'envoi que vous voulez bien me faire de quelques extraits de journaux qui, par hasard, parlent de moi—et, avec mes remerciements, je viens vous prier de ne plus continuer cette gracieuseté.
»Depuis... presque toujours, je vis loin de tous et de tout, je ne suis rien dans rien et de rien, je ne pense pas au public qui, de son côté, ne pense pas à moi.
»Ce n'est pas pour lui que j'écris depuis plus d'un demi-siècle, c'est pour un auditoire restreint mais fidèle, un petit auditoire d'amis connus et inconnus que je me suis acquis dans 350 ma longue carrière;—tel de mes livres a été écrit pour une seule personne—que parfois même je ne connais pas, qui ne me connaît pas et qui ne me connaîtra jamais, comme je ne la connaîtrai pas;—parfois ce livre s'adresse à une femme que, en passant, j'ai vue à sa fenêtre, qui ne m'a pas vu, ne me verra jamais, et que je ne reverrai pas davantage.
»D'autre part, je suis convaincu que l'homme dont on dit le plus de bien aurait grand avantage à ce qu'on ne parlât jamais de lui.
»Vous avez, jusqu'ici, eu la bonté de m'adresser quelques extraits de feuilles bienveillantes ou endoctrinées par mon éditeur Calmann Lévy.—Je ne cache pas que j'ai humé ces quelques grains d'encens; mais, après les éloges, viendraient les critiques, sans doute même les mauvais compliments—j'ai pensé que c'était le moment de vous arrêter.—J'ai bu le breuvage agréable, je crains la lie,—et je ne vide pas le verre.
»D'ailleurs, les éloges même les plus flatteurs ne satisfont que rarement celui qui les reçoit: il lui semble que ce n'est que justice—et il y manque toujours quelque chose;—on ne serait donc tout à fait loué à son goût que par soi-même.—Les critiques, au contraire, 351 semblent facilement injustes, malveillantes, hostiles.—Fontenelle montrait un jour à ses amis une grand malle fermée. «Dans cette malle, dit-il, j'ai mis tout ce qu'on a écrit contre moi—et je ne l'ai jamais lu;—peut-être dans le nombre se trouve-t-il des louanges, mais je payerais trop cher celles-ci en lisant les autres.» J'ajoute: à moins qu'on ne dise de moi que je suis un voleur, un lâche ou un menteur, je m'inquiète peu du reste, et, quant à mes assertions, j'attendrais, pour m'en occuper, qu'on vînt me les dire, parlant à ma personne; ce qu'on n'a pas fait jusqu'ici, et ce que je ne conseillerais de faire à personne.
»Agréez, avec mes remerciements, mes cordiales civilités—et une poignée de main encore assez solide de pêcheur et de jardinier.»
Pages | |
LA MAISON DE L'OGRE | 1 |
A ERNEST LEGOUVÉ | 46 |
KLMPRSK | 72 |
LOGOGRIPHE | 91 |
CONFÉRENCE SUR LE BONHEUR | 139 |
LA STATUE DE JEAN JACQUES ROUSSEAU | 163 |
ÉLOGE DE LA MORT | 198 |
AFFAIRE BOULANGER | 225 |
PRIX DE BEAUTÉ | 250 |
UNE FEMME DANS UN SALON | 276 |
UNE PROPHÉTIE | 301 |
PANORAMA DU SIÈCLE | 330 |
Tours, imp. E. Mazereau.
End of the Project Gutenberg EBook of La Maison de l'Ogre, by Alphonse Karr *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON DE L'OGRE *** ***** This file should be named 37569-h.htm or 37569-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/7/5/6/37569/ Produced by Hélène de Mink, Charlene Taylor and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was created from images of public domain material made available by the University of Toronto Libraries (http://link.library.utoronto.ca/booksonline/).) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.