The Project Gutenberg EBook of Couple?es, by Marcel Boulenger This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Couple?es Author: Marcel Boulenger Release Date: March 23, 2018 [EBook #56820] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COUPLE?ES *** Produced by Clarity, Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.) _Couplées_ DU MÊME AUTEUR: =La Femme baroque=, roman. =Le Page=, roman. =La Croix de Malte=, roman. _EN PRÉPARATION_: =Au Pays de Sylvie.= =L'Amazone blessée=, roman. MARCEL BOULENGER _Couplées_ ROMAN [Illustration] PARIS SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES _Librairie Paul Ollendorff_ 50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 1903 Tous droits réservés. _Il a été tiré à part cinq exemplaires sur papier de Hollande numérotés._ A L'UN DES PLUS BEAUX ESPRITS DE FRANCE HENRI DE RÉGNIER M. B. PREMIÈRE PARTIE EN HARIALE I Sur les confins de l'Ile-de-France et du Valois, en Hariale... Comment, que dites-vous, madame? Vous avez été dans les forêts, dans le pays d'Hariale? Allons donc! Vous y serez allée pour les courses, aux grandes réunions d'automne et du printemps. Vous aurez aperçu du haut des tribunes le château des anciens ducs de Guyenne. Vous aurez lu dans votre journal que la petite ville d'Hariale-sous-Bois est un «centre d'élevage et d'entraînement», c'est-à-dire que chaque matin des bandes innombrables de chevaux en parcourent les rues, qu'il y a dans la contrée plus de grainetiers que de boulangers, et qu'on ne saurait y trouver un gamin de six ans qui ne parlât anglais et ne cachât ses mollets nus sous des leggins. J'admets encore que vous ayez regardé par la portière de votre wagon, quand vous traversâtes la forêt. Il me semble même que vous dûtes faire «ah!...», ainsi que tout le monde, en passant le viaduc d'où l'on a vue sur les étangs. Mais vous êtes-vous promenée dans cette forêt si élégante, si douce aux yeux, et dans celles qui s'y rattachent, et parmi tous ces paysages qu'on dirait peints sur un éventail, et qu'on découvre à l'orée des bois? Avez-vous seulement poussé jusqu'aux futaies d'Alcret, à quelques lieues de là? Avez-vous visité le château et son parc, plus aimable et mieux tenu que celui de Versailles?.. Un parc dont notre La Bruyère lui-même écrivit sans doute: «Cela est bien imaginé et bien ordonné; il règne ici un bon goût et beaucoup d'intelligence». Hélas, vous ignorez tout cela. Vous aviez, au printemps, une robe charmante à faire admirer, ce dont je vous loue, et vous n'avez point quitté les tribunes, ce dont je vous blâme. Et pourtant, le château qui s'élevait là, devant vous, tout au bord du champ de courses, de «la pelouse», comme on dit si joliment dans le pays, c'est un palais national, pareil à ceux de Fontainebleau, de Saint-Germain, de Compiègne. Chacun y peut entrer le dimanche, le jeudi, le mardi, le samedi même, je crois. Ouvrez un guide, vous verrez. Ah, de grâce, madame, par un beau jour, en semaine, prenez le train, et descendez à Hariale-sous-Bois. Veuillez même y coucher, s'il vous plaît. Vous irez visiter les trésors du Château et errer dans le parc infini. Vous écouterez demain matin le galop sourd et vif des bandes de pur-sang qu'on lance sur la pelouse. Vous pourrez, pendant l'automne et l'hiver, suivre les chasses du Rallye-Vaille, et forcer votre cerf comme les autres. Vous aurez chance enfin de croiser à quelque tournant de route Sylvie Montreux, de la voir sourire au passage ou même rêver dans son jardin. Car notre grande Sylvie daigne vivre en Hariale. Et de certains endroits du parc, vous apercevez les allées de sa propriété, vous en approchez, vous croyez y être. Mais ne le saviez-vous pas? C'est pourtant écrit aussi sur le guide, en toutes lettres. II D'ailleurs, qui ne la connaît, cette incomparable Sylvie? Qui ne pourrait raconter ses débuts, n'a point applaudi sa beauté, son charme et son talent, qui n'a contribué à sa gloire? Seriez-vous donc la seule à ignorer que le baron Levaître, alors veuf, l'épousa scandaleusement en 1897, et qu'il lui apportait en cadeau de noce, outre ses millions, une fille âgée de quinze ans, née de son premier mariage et nommée Pauline? Allons, vous en aurez jasé, comme nous tous. Ce fut un mariage européen. Et le moyen en effet que Paris, que la France, que l'Europe entière ne se troublassent point quand un insolent millionnaire avait ainsi l'audace de confisquer une femme dont le moindre geste était ordinairement déclaré le miracle de l'art; une femme dont les inflexions de voix avaient enchanté les deux mondes, une femme qui était revenue des contrées lointaines chargée de cadeaux royaux, qui avait mis le schah de Perse à la porte et n'avait pas voulu voir le sultan--notre glorieuse Sylvie enfin, notre grande comédienne, une comédienne! Qu'on y songe, l'impératrice de Russie n'a pas tant de prestige que nos deux ou trois reines de théâtre. Il vaut mieux d'ailleurs atteindre comme celles-ci la dignité suprême par les planches: on y montre plus de talent, d'abord; puis on y a plus d'autorité, c'est certain. Il y a longtemps qu'un critique dramatique avait écrit pour la première fois: «Mademoiselle Sylvie Montreux est vraiment très intelligente.» Ses confrères ne s'étaient pas fait faute de tenir le même propos quelques mois plus tard, et il n'y eut bientôt plus personne à Paris qui ne répétât régulièrement lorsqu'il s'agissait d'elle: «Quelle nature d'élite, cette Sylvie!» Elle ne cessait en effet de donner à chaque instant les preuves les plus indéniables d'esprit, dont une ingénieuse entre toutes fut, par exemple, de quitter avec éclat l'Opéra-Comique et d'abandonner brusquement le chant pour la comédie. Le procédé est sûr et tout artiste qui ne se croit pas assez en vogue devrait s'y résoudre: que les peintres injustement appréciés commencent à sculpter, que les poètes qu'on ne décore pas se fassent reporters, et que les barytons méconnus se mettent aux affaires publiques. Ils s'en loueront. Enfin, après des années de triomphes inouïs, le vieil Amédée Paqueret était un soir entré dans la loge de l'illustre Sylvie, amenant avec lui un autre monsieur, grand, chauve, d'aspect un peu grave et très distingué. «--Ma chère amie, dit-il, vous avez été plus que belle, plus que délicieuse, et voici mon camarade le baron Levaître qui a voulu vous exprimer aussi son émotion.» Et telle avait été l'origine de cette passion profonde qui lia pour toujours le baron Levaître à Sylvie Montreux. Il avait des millions, un équipage, un yacht, des chevaux de courses; il avait sa fille enfin, et la comédienne ne pouvait se défendre d'un plaisir délicat à la pensée de jouer ce rôle si périlleux et si difficile de mère. Elle permit qu'on la fît baronne. Aussi bien l'opinion publique lui fut-elle favorable dans cette circonstance. Cela se conçoit du reste: il n'y avait pas un chroniqueur qui ne crût un peu marier en elle sa petite cousine ou sa s½ur aînée, pas un minuscule gazetier qui n'eût traité cette cérémonie comme une fête de famille. Le malheureux baron fut au contraire traîné dans la boue: épouser une actrice, quel scandale, quel défi! De sorte que les mêmes qui disaient gentiment: «Eh bien, l'incomparable Sylvie consent donc à se donner un maître...» ajoutaient avec douleur: «Ce Levaître est bien coupable.» Le baron Etienne méprisa les uns comme les autres, et fit bien. On peut, lorsqu'on dispose de plusieurs forêts de chasse et d'une meute sérieuse, se permettre d'épouser en somme qui l'on veut. Les gens du monde ont sans doute une passion très noble pour les convenances sociales, mais ils en nourrissent une fort irrésistible aussi pour la poursuite des cerfs et des daguets. Il est beau de flétrir la conduite d'autrui, mais encore plus divertissant de mener une bête aux étangs. Comme l'avait fort exactement prévu l'avisé maître d'équipage, ces messieurs et ces dames boudèrent un peu le premier mois, puis revinrent en foule, et la baronne Sylvie se trouvait traitée avec les plus grands égards par la meilleure société de l'Ile-de-France et du Valois, quand une pleurésie lui enleva brusquement son mari en décembre 99. Mais il y avait bientôt trois ans de cela. Aujourd'hui, Gaston Levaître a succédé comme maître d'équipage au baron Etienne, son frère aîné. La petite Pauline et sa belle-mère Sylvie ont quitté le deuil; elles habitent ensemble leur princière maison de chasse, élevée en face du château d'Hariale, perdue parmi les arbres et bordée par le plus majestueux canal. Cette eau seule sépare le jardin de Sylvie des parterres que disposa Le Nôtre: un canot, quelques coups de rames, et vous y voilà. III Cependant Adeline Demain et Blanche de Rueil, au Café de Paris, n'en croyaient pas leurs beaux yeux, le soir qu'elles virent le jeune marquis de Caumais-Simier et le baron Gaston Levaître causer si sérieusement et si longtemps l'un avec l'autre. «--Penses-tu, ma chère, qu'il lui en raconte, le petit! --Et le vieux qui lui répond, sérieux comme un pape! --Oh, le vieux.... Tu sais qu'il a cinquante ans, cet homme-là, pas davantage? --Mais il est mal conservé. C'est une crapule d'ailleurs. --Eh bien, et Caumais-Simier, donc? --C'en est une pire.» Aussi bien ce mot de «crapule» signifie-t-il peu de chose en notre langage d'aujourd'hui. On ne l'emploie que dans les cas les plus incertains. Sans doute François de Caumais-Simier ne possédait-il qu'une fortune dérisoire, ce qui est bien fâcheux pour un gentilhomme élégant. Mais son titre du moins était pur et sans nul alliage de Pape ou d'Empereur. Or, à ce moment précis, François de Caumais-Simier, appuyant doucement ses coudes pointus sur la nappe, disait au baron Levaître: «--Enfin, mon cher, voilà: je voulais vous pressentir, vous avertir, savoir enfin si vous seriez hostile à un projet d'union, à une demande.... --Mais, mon petit François, répliquait l'autre, encore une fois, c'est à ma belle-s½ur qu'il faut poser ces questions. Vous savez bien qu'elle est tutrice de Pauline. Ah, mon frère Etienne avait des idées particulières! Epouser une comédienne et lui laisser jusqu'à sa fille par testament, voilà qui est original, amusant, imprévu....» Et le baron parlait ainsi avec une vivacité qu'il regretta sans doute, car il reprit d'un air important: «Sylvie d'ailleurs est une femme extrêmement intelligente; Etienne eut bien raison de nous l'imposer. On aurait pu sans cela lui tourner le dos; c'eût été inique. Elle a su se montrer pour notre Pauline plus affectueuse et peut-être meilleure qu'une mère véritable. Parlez à Sylvie, mon petit François, tout ceci ne regarde qu'elle. Moi, je suis le maître d'équipage en forêt d'Hariale, rien de plus. S'il s'agit de vénerie, venez me trouver. S'il s'agit de ma nièce, voyez Sylvie.» Gaston même ajouta: «Du reste, si je m'en mêlais, il me faudrait discuter dot et fortune. Or, j'ai horreur des affaires d'argent. --Hélas, je ne puis malheureusement les souffrir non plus,» répondit poliment François. Il est inconvenant, en effet, dans la bonne société, de conclure la moindre affaire sans s'être au préalable assuré qu'on n'y songe point. On déclare même avec grâce le plus souvent: «C'est à peine si je sais ma table de multiplication.» Blanche et Adeline pourtant, aidées de deux petits jeunes gens d'une sévérité toute romaine, continuaient à s'occuper de leurs voisins. --«Tenez, voulez-vous mon opinion? Eh bien, je suis persuadée que votre Levaître et votre Caumais-Simier organisent ensemble quelque chose de pas très propre. --Bah! cela n'empêchera pas qu'on les honore, ni surtout qu'on les épouse: ils sont à vendre. --Pas le vieux, du moins.... D'ailleurs sa position n'inquiète plus personne depuis qu'il est devenu premier valet de chiens chez sa belle-s½ur. --On dit qu'elle ne compte jamais, la belle Sylvie, et qu'elle le loge même gratuitement à Vaille.... --Au chenil. --Taisez-vous donc, fit Adeline, vous serez encore bien contents et vous irez lui faire des courbettes s'il vous invite à ses chasses.» Au bout d'une demi-heure, les jeunes Catons n'avaient pas encore mis un terme à leurs vertueux propos, mais en dépit d'eux nos compères, là-bas, devaient s'être entendus, car le baron Levaître concluait: «Je n'éprouve pas de plus cher désir, mon petit, que de vous voir réussir.» Mon Dieu, Gaston n'avait aucune confiance en François. D'autre part, celui-ci n'eût pas laissé son portefeuille entre les mains de celui-là. Et voici cependant que ces deux hommes se sentaient pris l'un pour l'autre d'une petite faiblesse, d'une sympathie plus sincère au fond qu'ils ne l'eussent crue: ils se trouvaient de la même race, ils étaient «du monde», ils se méprisaient délicatement. Et quand ils quittèrent le Café de Paris, promenant à la ronde un regard hostile et cruel, comme il sied à quiconque entre dans un restaurant ou en sort; quand, passant devant les deux femmes, ils eurent soulevé ensemble leurs chapeaux, Blanche ne put malgré tout s'empêcher de dire à Adeline: «Ce sont des crapules, mais on ne s'en douterait pas. --Caumais-Simier, surtout, est étonnant. --Il marque bien.» En effet: avec son visage immobile, sa moustache si blonde et si fine qu'elle en semblait postiche, sa raideur, ses vêtements incassables, il vous avait un air charmant de gravure de modes; on eût cru qu'il allait jouer à la Comédie-Française, il était un peu ridicule. IV Personne ne serait si osé que de venir troubler la quiétude et le silence du splendide palais national d'Hariale avant sept heures du matin. Le boucher ou le boulanger ne se permettraient jamais d'y apporter plus tôt la nourriture de MM. les conservateurs et gardiens, et l'indomptable laitier lui-même ne s'y risquerait point. Ce château est devenu bien de l'Etat: on n'y entre pas comme dans un moulin, devant qu'il ne fasse jour, et grand jour. Il faut attendre au moins que le brouillard de l'aube ait découvert l'entrée des charmilles et que tous les cygnes, bien réveillés, flottent sur les pièces d'eau. Cependant la baronne Levaître, la belle Sylvie, ne se gêne pas tant. Elle ne s'embarrasse ni de la coutume ni des règles. Sa maison n'étant, on l'a vu, séparée du parc d'Hariale que par le canal, elle passe l'eau en barque à chaque instant, va, vient, donne des ordres, envoie ses domestiques, se croit chez elle. Aujourd'hui, dès l'aurore, c'était son groom qui s'en venait aux nouvelles chez le gardien-chef. «--Madame m'envoie; elle est très inquiète. Comment va-t-il ce matin? --Qui? --Le daim du bosquet de Phillis. --Ma foi, je ne sais pas encore. Hier soir, en tous cas, il était toujours couché et se laissait approcher sans remuer une patte. Il pourrait bien mourir aujourd'hui: il est vieux. --Madame dit que non. Elle veut qu'on le transporte au jardin, chez nous. Madame trouve que le trajet n'est pas plus dangereux pour la pauvre bête que les nuits passées ici, en plein air. --Mais... il faudrait au moins prévenir M. Fouvier.» Et voilà comment M. Jacques Fouvier, conservateur adjoint du château d'Hariale, fut réveillé à une heure insolite ce jour-là par la sollicitude de sa belle voisine. «--Dites-moi, Lehup, répondit-il, l'animal est perdu, n'est-ce pas? --Oh, monsieur, s'il n'est pas mort maintenant, ce sera tout à l'heure. Il ne bougeait déjà plus hier soir. --Que madame Levaître fasse donc ce qu'elle veut. Ne la chagrinons pas.» M. Jacques Fouvier pouvait apprécier, dans son emploi au château, les avantages qui s'attachent aux situations secondaires, à la «médiocrité dorée». Sans doute existait-il plusieurs conservateurs du domaine d'Hariale: mais on ne les y voyait jamais l'hiver, et s'ils consentaient l'été à venir un peu respirer l'odeur des roses et des bois au château, c'était encore le jeune conservateur adjoint qui, même alors, recevait le courrier, classait la bibliothèque, soignait les tableaux, veillait à la propreté des meubles et des parquets, surveillait les jardiniers, faisait des rondes dans le parc, réglait la dépense, allait voir les gardiens malades, et recevait les observations du ministre s'il s'égarait un numéro de vestiaire les jours de visite, ou si l'un des paons du domaine perdait ses plumes hors de saison. Ainsi troublé dans son repos du fin matin par le gardien Lehup, Jacques Fouvier ne se rendormit pas, mais se leva dans le dessein sournois de faire sa ronde à l'improviste et d'aller voir jusqu'au fond du parc, plus tôt que de coutume, comment les jardiniers balayaient les feuilles mortes et couvraient pour l'hiver les terres fragiles. Lorsqu'il partit: «Pourquoi déjà?» fit Edmée, son épouse, en ouvrant à demi des yeux furtifs. «--Parce que madame Levaître m'a fait réveiller à une heure extravagante. Je m'en félicite, d'ailleurs...» Mais déjà Edmée n'insistait plus et reprenait ses rêves: le nom seul de Sylvie suffisait à tout. Jacques Fouvier suivit d'abord les allées menant au Pavillon d'Echo, qui est une sorte de Trianon tout caché sous des ombrages. On dit que la duchesse de Guyenne enferma jadis le poète Sarasin dans une chaumière qui déjà se trouvait nichée là: elle l'y nourrit de confitures et de blanc-manger, le munit d'argent, le choya toute une année, puis le rendit à l'hôtel de Rambouillet, reposé, frais et plus disert qu'auparavant. On avait après cela rebâti le galant asile, on l'avait meublé, orné d'une terrasse, environné de fleurs et de buis taillé. On en avait fait un lieu de délices, enfin, où échanger à l'aise, au murmure des feuilles et des abeilles, épigrammes, serments éternels, vers indiscrets et douces prières. Et aujourd'hui encore, il semble que de vieux parfums s'y exhalent. On voudrait, dès qu'on s'en approche, se rappeler un madrigal ou un sonnet. On forme malgré soi des pensées cadencées, langoureuses. Une vigne épaisse tapisse l'entrée; à l'entour, les arbres se balancent plus mélodieusement, le soleil ou la pluie passent avec moins de force entre les branches, et à la plus légère brise, la nymphe elle-même, la nymphe Echo s'y souvient du passé: on l'entend. Le jeune conservateur poussa la grille dédorée et toucha l'une des portes du pavillon. Elle n'était point close et s'ouvrit: à l'intérieur un gardien menait grand bruit, époussetait les tentures, frottait les meubles. «--Bonjour, monsieur. --Bonjour. Mais qu'est-ce que cela? fit Jacques Fouvier en apercevant, posée comme un coquillage sur le marbre d'une console, une épingle d'écaille, blonde et courbe. --C'est à madame la baronne. Hier, elle est venue lire ici. Je lui rendrai l'épingle tantôt. --Vous savez pourtant bien, Constant, que je ne veux pas qu'on séjourne dans le pavillon, qu'on y écrive ni qu'on y lise. Cette règle est pour madame Levaître comme pour les autres. Ne vous le faites plus rappeler.» Puis Jacques Fouvier marcha longtemps sous les avenues couvertes, prenant l'une, l'autre, au hasard, guettant parmi les feuilles d'or la fuite légère des écureuils et méditant sur la tyrannie de madame Sylvie. Dans un carrefour, un jardinier savonnait un banc de pierre: «Vous devenez fou, mon ami? --C'est, monsieur, le banc préféré de madame la baronne. Elle m'a recommandé de le tenir toujours brillant. --Vous feriez mieux de couvrir les statues. Je vous l'ai déjà dit plusieurs fois, et toutes celles que j'ai vues de ce côté du parc n'ont pas encore leur manteau de chaume. --Mais, monsieur, madame la baronne m'a conseillé, de votre part, d'attendre les prochaines pluies...» En revenant le long du noble et vaste canal que Le Nôtre jadis creusa, le conservateur adjoint eut encore la douloureuse surprise de voir nager au milieu des eaux une douzaine de cygnes qui portaient tous une chaînette d'or au col. Il ne douta point que ce ne fût là une fantaisie nouvelle de Sylvie: «N'oubliez pas, déclara-t-il sévèrement au gardien Lehup qui passait, que ces intrus appartiennent à madame Levaître; que leur nourriture par conséquent la regarde seule, et que nous ne sommes nullement responsables du vol de tous ces petits colliers dont elle a jugé bon de les orner. Qu'elle y veille, s'il lui plaît!» Lorsque enfin, arrivé devant la maison même de la baronne, Jacques Fouvier trouva le groom en train de planter des pieux surmontés de lanternes japonaises, une sorte de découragement le saisit. «--C'est pour la fête de ce soir, dit le domestique. Madame en fait planter toute une rangée de votre côté du canal. Ils éclaireront l'eau, et cela fera bien, vu du jardin.» «Remportez-moi tout cet attirail! aurait dû répondre Jacques Fouvier. Le parc d'Hariale, la nuit au moins, appartient au passé, au souvenir, au silence. Votre maîtresse peut réunir un peuple de cercleux et d'imbéciles, et même tirer des feux d'artifice, mais chez elle, au delà de notre eau, qui restera jusqu'au matin noire, immobile et mystérieuse...» Hélas! vous ne dîtes rien de tout cela, monsieur le conservateur adjoint... Vous vous rappelâtes malgré vous, comme le gardien Lehup, comme Constant, comme le dernier des jardiniers d'Hariale, la bonne grâce irrésistible, le sourire, la voix souveraine de madame Levaître. N'était-elle point une manière de fée dans tout le pays? Ne respectait-on pas ses volontés et ses moindres caprices de la forêt du Mahouleux jusqu'au Bois du Roy, de Pontmorin jusqu'en Alcret? Et qui soutenait l'asile d'Hariale-sous-Bois, qui l'école des dentellières, qui l'hôpital des jockeys, qui toutes les familles pauvres du canton? Elle, parbleu. Qui faisait du Rallye-Vaille l'équipage le plus recherché de toute l'Ile-de-France? Elle, toujours elle. Et quel homme civilisé se fût senti le grossier courage de résister à cette Sylvie glorieuse et belle, triomphante et enviée? Voilà ce que vous pensâtes, monsieur Jacques Fouvier. Et vous avez sagement renoncé à lutter, et vous avez permis qu'on plantât les pieux et qu'on disposât les lanternes; et vous êtes revenu avec modestie dans votre bibliothèque, afin d'y reprendre vos savantes recherches sur la vie du poète Sarasin, non sans songer d'ailleurs qu'il serait galant de dédier un jour cet ouvrage à la baronne Levaître. Votre auteur lui-même n'avait-il pas écrit: Achille, beau comme le jour, Et vaillant comme son espée, Pleura neuf mois pour son amour Comme un enfant pour sa poupée... A chanter ces fameux exploits J'employrois volontiers ma vie; Mais je n'ay qu'un filet de voix, Et ne chante que pour Sylvie. V Dans le temps même que Jacques Fouvier après avoir dûment constaté le pouvoir invincible de la baronne Levaître, rentrait au château, celle-ci s'éveillait au crépitement d'un grand feu de bois, à la fraîcheur exquise du matin et au parfum des roses mourantes. Car Sylvie, qui ne craignait ni les faiblesses ni les migraines, dormait avec sa fenêtre ouverte, quelque froid qu'il fît, dans une chambre garnie de fleurs, en quelque mois que l'on fût. A Paris, elle n'était point si matinale. Cela se conçoit: à quoi bon s'éveiller tôt dans notre ville, si l'on n'y est pas contraint? Dehors, on pave la rue, les tramways hurlent, les fiacres et les camions font sauter la boue, les passants vous attristent avec leurs habits de croque-morts; il faut, dès que l'on quitte son logis, se blottir en voiture, ou affronter des milliers de regards malveillants, dont on est las de s'expliquer la cause. Autant rester au lit. A la campagne au contraire, un vrai bain de Jouvence vous attend au jardin: on descend, on plonge dans la brume glacée et l'on ressort énergique et rajeuni d'un jour, aussi fort qu'hier matin. Cela vaut la peine. Et pourtant Sylvie ne descendit pas ce matin-là, et ne s'en fut ni voir ses poules, ni parler à ses chevaux, ni caresser ses lévriers. Elle demeura paresseuse et souriante au milieu des lettres innombrables qu'on venait de lui envoyer à l'occasion de sa fête. Pour la Sainte-Sylvie, en effet, cette volée de billets s'était abattue sur son lit de tous les points de la France, et les plus intimes parmi ses chères «madame et amie» ou ses galants «tout dévoué» avaient joint à leurs meilleurs v½ux quelque menu cadeau, un souvenir. Sylvie était donc là, savoureusement étendue parmi des enveloppes décloses et des papiers chiffonnés, une de ses belles épaules hors la chemise et un sein presque nu, quand on heurta deux coups légers à la porte. «--Qui frappe? C'est toi, Pauline? --C'est moi. --Entre, voyons. Bonjour, ma chérie. --Bonne fête....» Mais déjà Pauline Levaître, qui avait franchi vivement le seuil de la porte, s'arrêtait, interdite et gênée. Il n'en paraissait rien sur sa peti½te figure de mauvais ange: cependant elle avait remarqué en un clin d'il le désordre de Sylvie, observé combien ses cheveux étaient dorés, sa peau fraîche, le contour de son corps harmonieux, abondant et, pour ainsi dire, heureux. Pauline n'avait pas dit à sa belle-mère: «Que tu es jolie!»--mais elle s'était cambrée mieux encore, avait sans y prendre garde ouvert les épaules et porté instinctivement la main à son corsage, comme pour voir si sa poitrine délicate avait depuis hier mûri. Elle s'avança vers Sylvie, l'embrassa et ne lui dit pas davantage: «Vraiment, tu embaumes!»--mais: «Moi, je n'en ai presque plus. --Et de quoi donc? --Eh bien, de parfum. Il faudra même que j'écrive au marchand. Mais la dernière fois je n'avais pas bien réussi le mélange: j'avais mis trop de _Brise d'Amalfi_ et pas assez de _Goûtez-moi ça_. Cette fois-ci, tu me le feras toi-même, n'est-ce pas? --Oui, ma chérie. --Et as-tu reçu beaucoup de cadeaux? --Mais, tu vois. Ceci, de Paqueret. Ceci, de ton oncle. Un bout de dentelle ancienne, du petit Caumais-Simier. Et même, à ce propos, j'ai quelque chose de très important à te dire, Pauline. --Pour ta fête? --Non, ma foi, car je me passerais bien de ces commissions. Enfin, voilà: j'ai eu la visite de ton oncle, hier, pendant que tu étais sortie. Tu le préoccupes, ton oncle, il s'intéresse beaucoup à toi. --Il y a mis le temps. --Ne me fais pas rire. Ce dont il m'a parlé est très sérieux. Il s'agit d'un mariage. --Caumais-Simier. --Comme tu devines! --Je le savais. Voici un mois qu'il ne me quitte pas. Mais il perd sa peine. --Tu ne l'aimes pas? --Non. Du reste, lui non plus. Il n'en veut qu'à ma dot. --Oh, Pauline, ne dis pas cela ainsi, tout cru! Ne le dis pas si vite, du moins. Attends un peu, examine. Peut-être est-il sincère, ce garçon.... Ce ne sont pas en tous cas des raisons de fortune qui doivent t'arrêter, puisque.... --Ne te fatigue pas, Sylvie: c'est inutile.» Et la svelte Pauline, assise sur le pied du lit, souriait d'un air obstiné. «--Enfin, essaya d'ajouter Sylvie, tu réfléchiras. --C'est tout réfléchi. --François de Caumais-Simier est distingué, aimable, correct.... --Cependant il ne te plairait pas, tu n'en voudrais pas non plus? --Oh, moi, ma chérie, j'ai peu de goût pour les oisifs, et quand un homme du monde n'a pas l'intelligence de ton pauvre père, je ne l'estime pas excessivement, tu le sais. Pourtant, je considère François comme un jeune homme fort agréable et même spirituel. --Il ne m'intéresse pas du tout. --On dirait: la marquise de Caumais-Simier... --Non.» En entendant ce dernier refus, Sylvie n'y tintin tint plus: «Eh bien, fit-elle triomphalement, je ne voulais pas te le dire, mais je trouve que tu as raison. J'ai consciencieusement essayé de te persuader, comme je le devais, rends-moi cette justice... --Tu as très bien travaillé. --Et maintenant... parlons d'autre chose. Rappelle-toi cependant que François n'a pas officiellement demandé ta main. Il n'a fait que pousser ton oncle à une démarche délicate, dont tu ne dois même pas te douter. --C'est compris.» Et les deux femmes se mirent à deviser de la chasse qui aurait lieu tout à l'heure, de la réception du soir, du dîner et de la façon dont on y placerait les convives. «--C'est ma fête, disait Sylvie. Je suis libre d'organiser ma table, en un tel jour, comme il me plaît. Tu te mettras en face de moi, et nous installerons Paqueret à ta droite, à la place d'honneur. C'est encore notre meilleur ami, Amédée Paqueret. --Je l'aime beaucoup. --Caumais-Simier trouverait qu'il a de la chance. --Caumais-Simier m'ennuie. D'ailleurs, tous mes épouseurs m'ennuient. --Ah, par exemple..... pourquoi? --Parce que.» Quand une femme a dit: «Parce que», il n'y a pas à insister. VI Et c'est pourtant ce qu'osa faire Amédée Paqueret, après le dîner. Il venait de poser des questions indiscrètes à Pauline, sa filleule: «Mon cher parrain, lui avait répondu celle-ci, je ne suis pas près de me marier, et quant au bal, je n'y vais point, ou presque point, car je ne m'y plais guère. --Jolie comme tu es? --Peuh.... Sylvie est jolie, oui, et belle, et charmante, à la bonne heure. Quant à moi, ne me racontez pas d'histoires. --Pourquoi donc cela? --Parce que. --Parce que! Allons, continue et achève mon éducation. J'ai passé les soixante premières années de ma vie à étudier le c½ur des chevaux de pur sang, c'est trop. Je veux me mettre maintenant à connaître les jeunes filles. On dit que c'est plus difficile. Je n'ai que le temps!» Mais le vieux gentleman se trouvait en proie à une extraordinaire agitation, et il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il causât ainsi à tort et à travers: il parlait pour parler, sans prêter nulle attention à ce qu'on lui répliquait; il eût aussi bien interviewé le Pape ou contredit Mommsen. Rien qu'à le voir, du reste, maigre et sourcilleux comme don Quichotte, avec ses cheveux blancs ramenés sur les tempes, ses yeux inquiets et ses rides profondes, on se disait: «Cet homme est fou, poète ou savant.» Tant vaut l'un que l'autre, en effet. Cependant, c'était plutôt un poète. Sans doute, n'y a-t-il pas quelque grâce divine et quelque don poétique chez les maniaques, chez les optimistes? Amédée Paqueret avait vu s'évanouir deux fortunes entre ses mains, et disparaître, après des séries de désastres inouïs, ses deux magnifiques haras de Rochenoire et de Vouzy: la perte de ce dernier surtout, reconstitué patiemment, cheval par cheval, lui avait été cruelle; il s'était entendu contester son zèle et ses états de service dans l'élevage français, sa méthode et jusqu'à sa bonne foi sur les champs de courses; il avait inspiré des inquiétudes à son cercle et s'était trouvé presque réduit au suicide; mais rien n'avait jamais pu ébranler en lui la certitude de triompher un jour sur tous les hippodromes de Paris et de la province, ni celle de fonder le plus prospère et le mieux aménagé des haras. Et aujourd'hui que, grâce au prestige et à l'autorité de son nom, il avait su trouver les fonds nécessaires à la création de cette grande revue de sport intitulée _La Race Pure_, et de ce quotidien à gros tirage que les camelots annoncent chaque soir dans les rues avec des hurlements affreux: _«le Pneu!! le Pneu!!»_; aujourd'hui que l'une et l'autre avaient pleinement réussi et lui allaient rapporter peut-être une troisième fortune, le chimérique Paqueret n'attendait encore qu'une occasion de racheter enfin la bonne poulinière dont il saurait tirer cette fois, comme Perrette du pot au lait, petits poulains au pré, cracks invincibles et gloire immortelle. Car en vrai sportsman, Amédée Paqueret ne tenait pas tant à l'argent qu'à la gloire. Que ses futurs chevaux lui valussent plus tard des millions, il n'en doutait point, mais peu lui importait: ce qu'il devait à l'humanité, c'était de faire naître, de montrer tout à coup, de lancer des produits Paqueret; c'était de présenter au monde étonné quelque nouvel et radieux poulain, comme ce bel et puissant Jugurtha qui, en 1890, lui eût gagné le derby d'Epsom si, par une fatalité incroyable, le pauvre animal ne se fût cassé la jambe le matin même de la course. Illusion, rêverie, entêtement Second Empire! Amédée Paqueret, il est vrai, regrettait ingénument cette époque naïve; il en affectait encore l'élégance puérile, et ne portait pas sans orgueil la moustache cirée avec ce rien de barbiche au menton qui signifient qu'on a soupé jadis à Compiègne et dansé aux Tuileries. La soirée, grâce à lui, avait été mouvementée. Il avait commencé par manquer le dernier train de Paris, plongeant ainsi tous les invités et Sylvie elle-même dans la plus sombre angoisse: il était huit heures passées, allait-on l'attendre pour dîner? Enfin, au milieu de la consternation générale, une dépêche arrivait, ainsi conçue: «Chère amie, pardonnez-moi. Mettez-vous à table: ne puis être près de vous que dans une heure. Retardé par les événements de Roubaix: Marc vainqueur!» Et tandis qu'on servait le rôti, le vieux fou faisait son entrée en effet, l'½il brillant, et témoignait dès ses premiers mots d'une exaltation fébrile. Il baisait la main de Sylvie, saluait les convives à la ronde, murmurait hâtivement quelques formules d'excuse, et tout de suite se mettait à raconter le sujet de son émotion: «--Vous comprenez, je n'ai su le résultat qu'à cinq heures et demie. Le temps de bâcler une chronique, de faire envoyer plusieurs échos, de téléphoner en divers endroits.... L'Anglais est tombé à la huitième reprise! Notre Marc a été acclamé, porté en triomphe. Tous les restaurants et cafés de Roubaix sont pavoisés, et les Roubaisiens parcourent les rues en proie à une véritable furie patriotique. --C'est la revanche de Fachoda. --Ne plaisantez pas, monsieur: c'est un très grand et très mérité succès. Un Français n'avait jamais osé jusqu'ici se mesurer à poings nus contre un de ces redoutables champions anglais ou américains, qui sont à la fois des bêtes brutes et des bêtes cruelles. Le jeune Marc Thierry n'a pas hésité à le faire: il a triomphé; c'est crâne. Croyez-en mon expérience, d'ailleurs; cet athlète est un héros. Il nous étonnera tous. Et il y a déjà dans sa vie passée plus de traits d'énergie et de courage qu'il n'en faudrait pour illustrer chacun de nous.» Ah, cette fois Amédée Paqueret venait de frapper tous ces messieurs au point le plus sensible de leur amour-propre. «--Marc Thierry? fit Gaston Levaître. Attendez donc.... Mais, je ne me trompe pas, c'est bien l'assassin de Maxime Alain? --Non pas l'assassin, mon cher Levaître. Il est vrai que Marc, il y a quatre ans, a fendu le crâne à votre Maxime Alain. Mais il avait été provoqué, frappé, et se trouvait en état de légitime défense. --Il a passé en cour d'assises, en tous cas. --Pour y être acquitté. --C'est lui, reprit un autre, qui sert de réclame chez Sandow? --Et au Ranch-Bar, dit un troisième, où on le nourrit gratuitement. --S'il vit de son beau physique, c'est son droit. --Comme d'empocher les paris qu'il gagne, ou qu'on lui fait gagner. --Messieurs, dit Paqueret, prenez-y garde, car c'est Marc Thierry qui, en dernier lieu, aura raison de vous. Songez qu'il va devenir définitivement illustre, maintenant. Tous les journaux en parleront, Paris suivra, et vous savez bien que pas un de vous ne se retiendra d'aller serrer la main, d'un petit air camarade et habitué, à l'élu de nos chères gazettes...» Oui, parbleu, et malgré les protestations indignées, Paqueret proférait là de grandes vérités: si tout homme du monde, en effet, parcourt anxieusement les moindres comptes-rendus de bals et de mariages, à seule fin de lire qu'on l'y a «remarqué dans l'assistance,» avec quel tremblement des gens de sport, des veneurs ne vont-ils pas dévorer les feuilles publiques où l'on aura peut-être chanté leurs exploits! Pour eux, le journaliste fait partie d'une secte méprisée, mais divine; et les journaux sont de très grands fétiches. Cependant Sylvie avait écouté curieusement les discours de son vieil ami et les aigres réponses de ses hôtes. Ce Marc Thierry lui plaisait déjà; avant que de savoir seulement s'il était blond ou brun, elle ressentait une sympathie légère pour ce garçon qui avait vaincu en public, sur une scène rudimentaire sans doute, sur une estrade, mais qui enfin avait de là soulevé toute une foule, et qu'on allait «lancer», comme une grande étoile, et qui goûterait cette semaine l'ivresse inoubliable de la gloire. Quoiqu'elle eût à jamais quitté le théâtre, quoiqu'elle fût irréparablement devenue grande dame, et bien que la fine fleur des cercles (peuh!) l'entourât étroitement, cette ingrate Sylvie se rappelait toujours avec une tendresse infinie le bruit délicieux des applaudissements, l'odeur agréablement pourrie des coulisses, la vue délectable de son nom en vedette, et surtout le murmure perpétuel et caressant d'une ville amoureuse. Marc l'avait fait songer à tous ces souvenirs: elle lui en savait gré, et lui donnait un bon point pour commencer. «--Mon cher Amédée, demanda-t-elle, le trouverions-nous beau, votre athlète? --Oui, souligna Pauline, car voilà l'important.» Paqueret tire un énorme portefeuille, y fouille, et: «Voici, mesdames, déclare-t-il triomphalement, celui de ses portraits que j'ai jugé le moins digne d'être reproduit dans la _Race Pure_.» Et la photographie de circuler autour de la table. On y voyait un gars au visage brutal et régulier, mais dont la carrure n'était pas sans grâce et dont les cheveux bouclaient dans un bon style antique. «--Il ressemble, dit le baron, à tous les yankees de Washington ou de Chicago qui viennent visiter Paris au printemps. --Moi, je trouve qu'il a l'air d'un jeune cocher, décoratif et bien portant. --Non, fit Jacques Fouvier, vous vous trompez. Regardez ce front court, ce nez droit: c'est à s'y méprendre la figure même de l'Apoxyomène qui se trouve à Rome, au musée du Vatican.» Ce mot insolite d'Apoxyomène eut pour effet immédiat de rendre aussitôt tous les convives maussades et muets: quoi! Jacques Fouvier voulait-il leur en imposer? La photographie continua de circuler dans un grand silence, et le marquis de Caumais-Simier seul, que rien n'intimidait, s'apprêtait à porter un jugement des plus sévères, quand Sylvie, pour renouer la conversation, décida: «--Bref, il est beau. --Très beau! surenchérit Pauline. --Très bien, accorda Caumais-Simier». La cause était entendue. On parla d'autre chose, et Amédée Paqueret chercha vainement à tromper son idée fixe par un bavardage perpétuel. Et c'est ainsi qu'il s'était mis, par exemple, à interroger si étourdiment sa filleule Pauline, après le dîner, et à insister sur le «Parce que» qu'elle lui avait répondu. Cela ne donna rien, naturellement, car on ne confesse pas une petite fille à moins de soins infinis, que Paqueret n'était point ce soir en état de prendre. Il ne put que constater, comme tout le monde, avec quelle froideur sa filleule recevait les assiduités de François de Caumais-Simier. C'étaient des «Oui, sans doute... Si vous voulez, cela m'est égal...» d'une indifférence terrible. «Voyez, mon cher, dit-il à Jacques Fouvier, comme cette Pauline s'entend à maltraiter son amoureux. --Mais, répondit l'historien, le contraire m'étonnerait. Caumais-Simier a-t-il courtisé notre hôtesse la baronne Levaître? Non, il lui parle avec respect et la traite en mère noble. Celle-ci, d'autre part, ne voit en lui qu'un joli garçon sans valeur, un simple «titre à vendre». Comment voulez-vous, dès lors, que mademoiselle Pauline le prenne au sérieux? Elle n'aime ici-bas et n'apprécie, vous le savez, que quiconque aura d'abord su plaire à madame Sylvie. C'est son reflet, son ombre. Ou mieux, ces deux femmes, monsieur, sont couplées...» VII «Couplées, oui!» poursuivit complaisamment l'historien. Ce mot l'enchantait par sa précision. «Mais il m'est difficile de continuer ici cet entretien... --Je vais partir, fit Paqueret, je dois rentrer de bonne heure à Paris. Conduisez-moi jusqu'à la gare. --Eh bien, allons à pied. Nous pourrons traverser le parc du Château, dont j'ai la clef. Vous gagnez un quart d'heure ainsi.» Ils prirent congé, revêtirent leurs manteaux et descendirent au jardin, dont les allées ténébreuses menaient droit au canal. Un serviteur marchait devant eux avec une petite lanterne, et le froid, le silence de la nuit, cet homme qui psalmodiait d'une voix grave: «Par ici, messieurs... Prenez garde, cela descend fort... Attention, voici l'eau...» tout contribuait à rendre Paqueret aussi taciturne qu'il venait de se montrer loquace; car il agitait des pensées profondes en foulant avec précaution le sol obscur, et l'enthousiasme que n'avait point cessé de lui causer la victoire de Marc se mêlait dans son esprit au souci de ne pas se donner d'entorse. Quand ils furent dans le canot au moyen de quoi l'on passait du jardin de Sylvie dans le parc d'Hariale, le domestique saisit les rames et se mit à frapper l'eau sombre. «--Ecoutez, fit Jacques Fouvier, écoutez ce clapotis funèbre. Il semble que nous avancions sur un nouvel Achéron, et ne fût ce canot commode et non ruiné comme celui de Caron, ne fût surtout cette file de lanternes légères allumées là-bas, sur l'autre rive, par ordre de madame Sylvie, l'illusion serait grande. Il nous faudrait trembler d'une horreur sacrée. Aussi bien le parc d'Hariale, en ce moment, ne figure-t-il pas à souhait de mornes Champs élyséens avec ses fontaines, ses ruisseaux, ses parterres harmonieux, ses bosquets mi-clos? A la moindre lune, tout cela s'anime: les Guyenne et les Guivremaison reviennent en foule errer autour de ces bassins de marbre avec les femmes, les bouffons et les poètes qu'ils ont aimés. On ne peut pas me soutenir le contraire, car je jurerais de les avoir vus; et je serais tout à fait sûr que ces morts se pressent chaque nuit dans leur ancien domaine, si les allées du parc produisaient seulement en abondance les mauves et les poireaux dont, au dire d'Erasme, se nourrissent les ombres.» Paqueret se rappelait surtout, en fait d'Achéron, un cheval de courses que son propriétaire, épris sans doute d'Orphée aux Enfers, avait ainsi nommé. Caron, il faut l'avouer, ni Erasme ne lui étaient guère plus connus. Cependant, ce vieux sportsman avait confiance en Jacques Fouvier, dont il appréciait l'esprit exact et méthodique: il ne le croyait point capable de débiter des sornettes dénuées de tout fondement; et du reste il comprenait déjà, maintenant que tous deux avaient débarqué et qu'ils avaient laissé derrière eux les lampions de Sylvie, maintenant qu'ils cheminaient, seuls vivants, à travers ce parc auguste et perdu dans la nuit, rempli d'urnes lugubres, de statues pareilles à des fantômes, de balustres affreusement pâles, de lacs immobiles et d'arbres qui courbaient jusqu'à terre leurs branchages de jais, il sentait fort bien que le jeune homme avait dit vrai: car toute cette splendeur nocturne faisait peur à la fin, et l'on ne tardait point à y voir, de ses propres yeux, les ombres familières qui çà et là rêvaient par groupes, ou flottaient en longues théories sous les bocages noirs. Après un quart d'heure de marche silencieuse, les deux compagnons ouvrirent à tâtons la porte du parc, franchirent une route pavée, enjambèrent des chaînes et se trouvèrent sur l'immense pelouse, le champ de courses qui s'étendait devant eux comme un océan d'encre. Mais là du moins, ni Guyenne défunt, ni tragique Guivremaison: toutes les ombres dolentes avaient fui. Paqueret traversait d'ailleurs un hippodrome, il était chez lui: et ce fut avec un véritable soulagement qu'il reprit le dialogue au point où Jacques Fouvier l'avait laissé chez la baronne Levaître: «--Vous me disiez donc là-haut que Sylvie et Pauline étaient.... comment? Couplées? --Sans doute. --Je ne vois pas cela, mon petit. Sylvie a trente-sept ans, Pauline vingt à peine. Autant celle-ci est svelte, droite, un peu guindée même, autant celle-là est épanouie au contraire et marche avec souplesse. Quand l'une fronce si souvent les sourcils, l'autre sourit. Quand la petite a des cheveux couleur de martre ou de vizon, notre amie teint les siens de l'or le plus doux. Non, vraiment, plus j'y songe, moins je trouve ces deux femmes heureusement couplées. Sans parler de leurs caractères qui ne se ressemblent en rien. --Monsieur Paqueret, je m'exprimais d'une façon plus rigoureuse. La couple, vous le savez, est cette corde par laquelle on attache deux à deux les chiens de meute. Un lien semblable paraît exister entre mademoiselle Pauline et sa belle-mère. Vous avez bien vu qu'elles ne se quittent jamais. Mademoiselle Pauline ne s'occupe que de Sylvie, et s'habille comme elle, l'imite passionnément, la regarde sans cesse, la surveille, se mêle à toutes ses causeries, survient en tiers lorsqu'on lui parle.... Prendrons-nous cela pour de la tendresse? Ce serait trop beau. Pour de la haine? Ce serait absurde. Concluons donc qu'il y a là autant de l'une que de l'autre, si vous voulez.... --Jacques Fouvier, mon cher enfant, je ne puis vous suivre. Ma filleule n'est pas si compliquée. Elle ressent pour sa mère adoptive une affection peut-être un peu exagérée, voilà. --Affection? Oui, c'est bien par affection pure, en effet, que votre filleule refuse tous les mariages, même les plus brillants. Et cependant, je l'ai vue récemment, moins hautaine, se plaire quinze jours durant à la conversation du séduisant dramaturge italien Giuseppe Sartori. Mais ce jeune homme était attentif envers Sylvie. Et si mademoiselle Pauline a recherché naguère la compagnie du stupide Jauziat et de Pierre de Trémulon, qui également avaient courtisé Sylvie, si elle ne daigne abaisser sa fierté que devant quiconque touche, de près ou de loin, à la littérature, au journalisme, au théâtre surtout, c'est-à-dire devant quiconque aurait quelque chance de plaire à madame Levaître, est-ce uniquement de l'affection pure? Croyez-moi donc, monsieur Paqueret: qu'un beau jeune homme paraisse, que notre aimable baronne s'en éprenne, et je renonce à l'histoire pour toute ma vie si votre filleule n'en tombe pas amoureuse sur-le-champ!» Mais qu'avait donc ce vieux maniaque de Paqueret? Son idée fixe l'avait-elle subitement reconquis? Voici de nouveau qu'il ne répondait plus, et qu'il semblait perdu si avant dans sa rêverie qu'il en marmottait tout bas. Jacques Fouvier pensait l'avoir convaincu. Pourtant, comme ils approchaient de la gare, Paqueret lui dit: «--Vous ne risquez rien avec votre paradoxe. On ne tentera évidemment pas l'expérience. --Bah! un garçon résolu, qui viendrait crânement s'en prendre à madame Levaître.... Vous verriez!» Quelques minutes encore, et ils furent sur le quai de la gare où le train se rua presque en même temps. Après de brefs adieux, Jacques Fouvier s'en revint seul, à travers la pelouse, toujours à pied. C'était un jeune homme habitué par ses études historiques à penser net; un raisonnement dru le touchait au c½ur, et il avait coutume de déduire avec une sorte de sensualité toutes les conséquences probables de ce qu'il pouvait faire ou dire. Mais on ne saurait songer à tout, et quand il fut rentré chez lui, quand il eut embrassé les jolis yeux clos de madame Edmée, sa femme, qu'une migraine avait retenue au lit, je gagerais que Jacques Fouvier ne se doutait pas du grand projet qu'il avait éveillé ce soir dans l'esprit d'Amédée Paqueret, ni de la suite d'événements cruels qu'allaient déchaîner ainsi, par sa faute, un frivole dialogue nocturne et des paroles ailées. Car l'incorrigible éleveur roulait maintenant vers Paris, en proie au plus logique, au plus tyrannique des rêves. Pourquoi, songeait-il, oui, pourquoi les hommes de sport ne se dévouent-ils uniquement qu'à l'élevage des chevaux? Préparer la carrière d'un valeureux poulain, le mener depuis son premier travail jusqu'aux grandes épreuves d'Auteuil ou de Longchamp, puis, son mérite bien prouvé, sa noblesse dûment constatée, le consacrer à perpétuer sa race, voilà qui est bien; mais faut-il donc s'interdire toute culture analogue? Ne peut-on, par exemple, préparer ainsi la carrière de quelque autre bel animal, d'un athlète, d'un homme? Or, pour un homme, parvenir à la dignité suprême d'un Flying-Fox ou d'un Sancy, c'est avoir gagné la gloire et la fortune, s'être établi solidement et fonder une famille prospère. Sans doute, le chef-d'½uvre d'un éleveur vraiment digne de ce nom consisterait à prendre une magnifique bête humaine, comme Marc Thierry, et à la pousser jusque-là, de gré ou de force! Quant à la méthode à suivre, eh bien, mais Jacques Fouvier l'avait démontrée. Puisque cette étrange petite Pauline s'attachait régulièrement à tout galant que Sylvie distinguait; puisque ce phénomène, quelle qu'en fût la raison, était invariable, il n'y avait qu'à diriger Marc Thierry vers Hariale-sous-Bois: si d'aventure il plaisait à Pauline du premier coup, tout allait bien; s'il plaisait à Sylvie, tout allait mieux encore; et s'il déplaisait à toutes deux, Paqueret, mon Dieu, perdait la partie, voilà tout. Combien d'autres, plus graves, n'avait-il pas ainsi perdues, depuis l'Empire! Mais quoi! l'ancien propriétaire de Richenoire et de Vouzy sentait se réveiller en lui son légendaire entêtement. Et l'homme juste et bon qu'était aussi le vieil Amédée approuvait tout bas: Pauline, se disait-il, est jolie, Marc l'aimera, ils seront heureux.... Là s'arrêtaient du reste ses réflexions sentimentales, car si les gens de sport sont certainement imprégnés de cet esprit que Pascal nomme géométrique, on les sait beaucoup moins pourvus de cet autre que le même philosophe appelle de finesse. A Paris, Amédée Paqueret prit un fiacre et se fit ramener directement chez lui. Mais hélas, rien, dans son petit appartement, n'était pour calmer sa fièvre, ni pour donner un autre cours à ses méditations. Il n'y avait en effet, accrochés à tous les murs, que des souvenirs de Richenoire et de Vouzy, plans, dessins, tableaux représentant de vastes pâturages, profils innombrables d'étalons et de poulinières, groupes de lads, photographies d'entraîneurs et de jockeys; sur toutes les tables reposaient ici des reliques de chevaux célèbres, là des objets d'art, gagnés en prix, et dans la chambre à coucher même de Paqueret pendait, au chevet du lit, le portrait de ce fameux Jugurtha, qui s'était si malencontreusement cassé la jambe le matin du derby d'Epsom. Ajoutons qu'une victorieuse dépêche de Marc arriva juste à point pour délier les derniers scrupules: «Triomphe partout, disait le télégramme. On me propose nouveaux défis. Les battrai tous. Serai au journal demain dans la journée.» Allons! il serait criminel de ne pas faire la fortune de ce garçon-là. Et Amédée Paqueret, définitivement résolu, s'endormit peu à peu sous l'image tutélaire de Jugurtha, en qui Jacques Fouvier n'eût pas manqué de reconnaître quelque dieu lare ou pénate, quelque génie, d'ailleurs défavorable et funeste, du foyer. DEUXIÈME PARTIE A LA VOIE I Le grand projet d'Amédée Paqueret venait à peine d'éclore depuis quelques jours dans sa cervelle aventureuse que M. Ernest Antonin, professeur de troisième au lycée François Ier, se présentait chez M. Rodolphe Thierry, proviseur du même lycée. M. Antonin semblait à la fois fort mécontent et profondément affligé! Il portait sous son bras une liasse épaisse de journaux et de revues illustrées. «--Qu'est-ce donc que cela, mon ami? fit M. Thierry avec le plus amène sourire. Les feuilles publiques se seraient-elles par hasard souciées de notre cher lycée? Ne craignez rien; vos intérêts et ceux de vos collègues me sont précieux à trop juste titre, et s'il le faut, je me ferai moi-même échotier, je répondrai: _Si quid opus fuerit, scis me non esse rogandum_...» M. le proviseur se trouvait en verve ce matin-là. Il eût encore cité quelques textes et parlé avec bonhomie de son cher lycée, de ses chers collègues, de leurs chers élèves et des chères études--car à mesure qu'un homme avance dans l'enseignement, son langage gagne en onction, et le nombre des choses qui sont chères à un professeur croît en raison directe du traitement qu'il touche; mais M. Antonin, qui tourmentait impatiemment d'une main grasse sa petite barbe en pointe, coupa tout net l'éloquence de son supérieur hiérarchique: «--C'est, monsieur, de votre fils qu'il s'agit.» Ah, quel prompt et merveilleux effet produisirent ces simples mots sur M. Thierry! Gaîté, douceur, bienveillance, tout disparut aussitôt, et son visage chenu devint semblable à celui de ces sévères Démosthène ou de ces Sénèque chagrins que l'on voit reproduits dans les manuels d'histoire ancienne. «--Hélas, mon fils, mon fils.... m'aura causé plus d'un déboire dans sa courte vie. Il fait beaucoup parler de lui, non sans scandale ni ridicule, malheureusement. C'est une grande amertume, voyez-vous, mon pauvre Antonin, que d'être trompé par son propre sang....» M. Antonin était un garçon plein d'avenir, qui témoignait en toutes choses d'un esprit vague et généreux: et ainsi passait-il pour fort éloquent; mais il ne méprisait pas cependant à ce point les faits précis et les notions exactes qu'il ignorât la réputation détestable qu'avait laissée dans le monde pédagogique feu madame Thierry, née Sophie Péryannis, grecque d'origine et mère de l'athlète Marc Thierry. L'Université en effet ne s'était pas fait faute d'attribuer à cette regrettée Sophie un nombre d'amants presque fabuleux. La vérité, c'est qu'elle en avait pris quelques-uns, par hygiène, et que vers la naissance de Marc, principalement, elle nourrissait de bonnes relations avec un gaillard de belle prestance, grand ami de son beau-frère Oswald Thierry. Or l'éloquent Antonin savait toute cette histoire, qu'il jugeait répugnante; aussi ne s'attendrit-il pas outre mesure sur les doléances de M. Thierry au sujet de «son propre sang.» D'ailleurs, le temps pressait: Ernest Antonin prétendait à la main de mademoiselle Marguerite Thierry; il recherchait l'alliance de cette famille considérable dans la république universitaire; mais si ce maudit Marc se mêlait maintenant de jeter du discrédit jusque sur les siens--attention! Le désintéressement et l'honneur étaient deux vertus sublimes dont Ernest Antonin discourait avec des transports de génie, mais qu'il ne ravalait point au niveau de sa vie privée. Le jeune professeur tint donc impitoyablement à son chef le petit discours suivant: «Mon cher maître, croyez que je partage vos douleurs plus sincèrement que personne. Mais enfin, quelques scrupules que j'en éprouve, et en m'autorisant uniquement du lien qu'il me serait si doux de former un jour avec votre famille, je vous dirai: prenez garde, surveillez votre fils Marc, il vous nuira; bien mieux, il vous a déjà nui. Tant qu'il n'a fait que remplir de son nom, que dis-je! de votre nom les gazettes de sport, soit.... Tant qu'il n'a fait même que mener une vie oisive, tapageuse et--permettez-moi cette parole vive--peu en rapport avec la dignité des siens, passe encore.... Mais aujourd'hui, voici que ses équipées servent d'aliment à tous les quotidiens du boulevard; il n'y a pas un journal, pas une gazette illustrée qui n'aient publié sa biographie et son portrait: et je ne veux même pas à ce propos insister sur l'inconvenance de ces portraits où votre fils est figuré le torse nu comme un saltimbanque. Est-il même décent que mademoiselle Marguerite puisse remarquer dans les kiosques et à toutes les devantures de libraires l'image de son frère en tenue de gladiateur? Non, ce perpétuel défi n'a que trop duré. Je m'excuse beaucoup, mon cher maître, de vous parler d'une façon si pressante, mais rappelez-vous que lors de son procès en cour d'assises, Marc faillit déjà compromettre votre haute situation universitaire. Grâce à Dieu, votre éminente personnalité, ainsi que le crédit des vôtres, vous mirent alors à l'abri. Cependant il faut tout craindre de la malignité des envieux, et il n'y aurait en somme rien d'impossible à ce que le Ministre finît par se plaindre très sérieusement. Tenez, parcourez de grâce cette provision de papiers publics, et vous serez édifié au sujet des prouesses de M. votre fils, de la réclame honteuse qu'on lui organise et du bruit qu'il mène à Paris.» M. Thierry était atterré, car il vivait dans un tremblement continuel. Les personnes qui n'ont jamais pénétré en un milieu soumis à quelque Ministre se feront difficilement une idée de ces terreurs-là. Mais quoi! Bussy-Rabutin, en 1664, disait avec vilenie à Louis XIV: «Il y a trois semaines que je ne fais que languir. Votre Majesté ne daignait me regarder; j'aime autant qu'elle me fasse mourir, Sire, si elle ne me regarde pas.» Rien ne change, et de nos jours, le proviseur du lycée François Ier ne languissait pas moins bassement à la pensée qu'il pût, par la faute de son exécrable fils, déplaire «en haut lieu.» Il essaya pourtant d'atténuer la gravité des événements: «Tout cela, soupira-t-il, est bien inquiétant, bien déplorable. Je comprends votre juste émotion, mon cher Antonin, et je trouve même ici qu'elle fait votre éloge. Pourtant, n'exagérez-vous pas un peu? Les stupides et coupables exploits de Marc ont-ils vraiment un tel retentissement en dehors de quelques journaux spéciaux? --Voici, répondit Antonin, le _Scapin_, la _Quotidienne_, le _Rayon_, le _Télégramme_, le _Demain_. Voici le _Cinématographe_, le _Reporter_, l'_Europe illustrée_.... Partout des articles en première page, des gravures, des photographies. Et je ne vous signalerai que pour mémoire les chroniques insérées quotidiennement depuis une semaine dans le _Pneu_, ainsi qu'un numéro extravagant de la _Race Pure_, et cent autres périodiques imbéciles comme l'_Athlète_, l'_Espace_, l'_Echo des routes_.... --Assez, miséricorde!» fit M. Thierry, abasourdi et consterné. La renommée nouvelle de son fils le plongeait dans une sorte de détresse. «--Je vais, continua-t-il avec effort, mettre demain, ou plutôt essayer de mettre un terme à ce triste état de choses. Soyez-en bien assuré, mon cher Antonin. Nous nous revoyons ce soir, comme d'habitude, sans doute? --A ce soir... oui,» répondit faiblement le subtil Antonin. Cette défaillance de son subordonné acheva d'imprimer la plus âpre résolution dans l'esprit du proviseur. Quoi! ce jeune homme d'un avenir si brillant allait-il par hasard rompre le mariage projeté, et cet Ernest accompli n'épouserait-il pas Marguerite à cause d'un polisson comme Marc? On allait voir! M. Thierry rédigea pour son fils un télégramme impératif, par lequel il lui enjoignait de venir le trouver le lendemain matin pour une affaire des plus graves. Et il n'était même plus besoin, pour confirmer le proviseur dans son indignation, que tous les membres de sa famille se rencontrassent le soir à sa réception hebdomadaire, où ils exprimèrent leurs condoléances et lamentèrent ensemble comme après un affreux malheur. «--Qui se fût douté qu'il tomberait là! faisait madame Poron, née Thierry. --Voilà les fruits, poursuivait Poron, le philosophe, de cette éducation physique dont on nous rebat les oreilles. --On y apprend du moins à parvenir,» ajoutait finement Antonin. Il était à peine utile que mademoiselle Marguerite contât ingénument qu'elle avait lu dans le journal l'annonce d'un nouveau match, encore plus sensationnel que celui de Roubaix, projeté entre Marc et elle ne savait plus quel insulaire. Un enjeu de 12000 francs devait être déposé. La famille tout entière répéta lugubrement: «12000 francs! --Où les prendra-t-il? murmura Poron. --Je donnerai ma démission,» déclara le proviseur. Ce fut même en vain qu'après ce dernier coup Oswald Thierry, le peintre, survint à son tour, apportant un illustré sur la couverture duquel se trouvait un Marc en train de combattre, extrêmement ressemblant. Le nom d'ailleurs figurait dans la légende. «--Le moment viendra, gémit le père infortuné, où le garnement paraîtra sur des affiches. --Si ce n'est déjà fait. --Hélas! --Le ridicule est plus souvent près de la honte qu'on ne croit. --Il faudrait aviser. --Mais comment? --Quelle pitié!» On a raison de prétendre que la gloire offense. II Cependant le jeune Hector, ponctuel serviteur de Marc Thierry, remettait le lendemain matin à son maître deux télégrammes. «--Monsieur, lui disait-il sévèrement, n'a donc pas vu celui-ci qui est arrivé hier avant le dîner, et que j'avais posé sur le plateau?» Marc ne voulut pas avouer à son domestique qu'ayant reconnu l'écriture de son père, il s'était bien gardé d'ouvrir le petit bleu, par crainte de gâter sa nuit. Car il vivait avec le proviseur dans les plus fâcheux termes, et d'autre part il tenait à ne pas déranger son sommeil réglementaire, puisqu'il se trouvait en pleine période d'entraînement: le match dont sa s½ur Marguerite avait si malencontreusement parlé la veille pouvant être conclu d'un moment à l'autre. Marc gisait donc sur son lit, les cheveux en désordre et les sourcils froncés. Enfin: «Donne», dit-il à Hector. Il tutoyait son domestique sans que celui-ci s'en montrât choqué: bien loin même de juger cette coutume peu démocratique, le jeune Hector s'en prévalait auprès de ses relations, et se figurait de bonne foi, surtout depuis le triomphe de Roubaix, être au service d'une sorte de prince Rodolphe, capable de mater d'une seule main les plus redoutables chourineurs, capable d'enlever des reines et des princesses, capable surtout de lui administrer, le cas échéant, une extraordinaire volée. Aussi respectait-il son maître et l'admirait-il en tout; aussi veillait-il avec un zèle religieux sur ses performances, et s'entendait-il à prendre, dès qu'il le fallait, les plus opportunes décisions: «Monsieur, déclarait-il, n'aura plus de café: c'est assez comme cela. J'ai dit à cette dame que Monsieur était en voyage, qu'il reviendrait samedi, après le match. Monsieur prendra-t-il sa douche, à la fin? Monsieur veut se refroidir, monsieur est fou.» Le second des deux télégrammes, signé Paqueret, portait ces simples mots: «Venez vite. Il y a pour vous un gros coup à jouer. Vous pouvez faire fortune.» A la bonne heure! Voilà qui était parler. Quant à l'ordre de son père, Marc le lut avec non moins d'humeur que d'ennui. Allons, encore des explications, encore une scène, encore un départ furieux et des portes claquées... Résumant toutes ses impressions en un seul mot, que je ne veux écrire, puis décidant brusquement de se débarrasser au plus vite de cette visite au lycée François Ier, Marc saute à bas de son petit lit de fer et quitte la cellule blanchie à la chaux qui lui sert de chambre à coucher pour entrer dans la salle confortable et chaude qu'est son cabinet de toilette. Notre athlète mettait beaucoup de temps à s'habiller: boxer longuement avec un ballon, puis agiter des massues pesantes, se doucher, se faire frictionner, barboter dans des cuvettes, se raser, se polir, se vêtir--c'est un long et fastidieux travail. Bref, la matinée était déjà fort avancée lorsqu'il pénétra sous la voûte du lycée François Ier. Le concierge de cet établissement connaissait Marc, et ne l'aimait guère. On apprécie peu, sur la rive gauche, les muscadins qui portent beau, à moins qu'ils ne soient officiers. Et encore ne faut-il être qu'officier d'infanterie ou d'artillerie, si l'on veut plaire au boulevard Saint-Michel: les hussards ou les dragons y sont tenus pour de la soldatesque. En outre, Marc n'avait point de moustaches, ce qui produit toujours mauvais effet. Ce fut par conséquent avec sa mine la plus glaciale que le concierge répondit: «M. le Proviseur est chez lui, mais je ne sais s'il reçoit.» «Cela s'annonce au mieux, pensa Marc. Charmant accueil.» D'ailleurs cet homme venait de lui souhaiter véritablement la bienvenue si l'on compare le ton de ses paroles avec celui dont M. le Proviseur dit à son fils: «Ah, te voilà. Eh bien, assieds-toi, j'ai à te parler.» La scène s'acheva vivement. Aussi bien nul dialogue, pour hostile ou pacifique qu'il fût, ne pouvait-il durer longtemps entre un père et un fils qui ne se comprenaient pas, qui ne parlaient point la même langue, qui se méprisaient mutuellement de tout leur cur. «--Il y a, fit M. Thierry, un mois que je ne t'ai vu. Depuis ce temps il t'a plu de compromettre ton nom par une scandaleuse réclame, et je t'ai fait venir pour te signifier qu'il est grand temps que ce bruit cesse. --Mais d'abord, mon père, cette réclame n'est ni scandaleuse, ni honteuse, puisqu'elle n'est pas payée par moi. En outre si, à propos d'un ouvrage récent, tous les journaux faisaient ton éloge... --Je te sais gré de comparer mes ouvrages avec tes tours de bateleur et tes exploits de lutteur de foire! Je ne veux du reste pas insister sur ce rapprochement dont l'inconvenance, j'espère, t'échappe complètement. Tu m'assures que la réclame qu'on te fait n'est point payée... --Et avec quel argent la paierais-je? Si mes exploits de foire ont intéressé tout Paris, je n'y puis rien. Chacun son métier; toi, tu diriges des études; moi, je gagne des championnats. On répétera plus tard: Marc Thierry fut un athlète remarquable. Cela me paraît bien. Voilà. --On répétera: ce fut un saltimbanque et un baladin. Tu as déjà sur la conscience, pourtant, un procès en cour d'assises: il me semble que cela devrait te suffire. Sais-tu qu'avec tout ce ridicule si choquant, pour ne pas dire plus, que tu verses sur nous, tu nous fais un tort immense! Songes-tu, te rappelles-tu seulement que tu as une s½ur et qu'elle doit se marier? Qu'est-ce encore que ce pari de douze mille francs, et où prends-tu cet argent, s'il te plaît? --Cela me regarde. J'ai vingt-cinq ans, je suis majeur et me conduis comme je l'entends. En outre, il ne s'agit pas de conclure un pari, mais de déposer un enjeu. En langage de sport, cela n'a pas la même signification. --Des mots! Marc, écoute-moi bien: si tu donnes suite à ce projet...» Marc se leva: «Mon père, si tu n'as pas autre chose à me dire ... --Si! s'écria M. Thierry outré de colère. J'ai à te dire: sors d'ici! Je ne veux plus rien avoir de commun avec un gredin de ton espèce, et te dispense de remettre les pieds jusqu'à nouvel ordre dans un lycée que ta présence honore peu!» Le proviseur avait lancé d'un trait cette apostrophe ... Et en vérité, son accent ne fut point sans beauté. N'oublions pas qu'il défendait contre un gladiateur, l'austère barbon, ce qu'il croyait le droit et la dignité de la pensée. Mais devant un ministre, il eût baissé de ton. Et au besoin, devant un député. Marc sortit du lycée plein de rancune. Cependant: «Ne le savais-je pas? Ne l'avais-je pas prévu?» se répétait-il à satiété. Mais on ne console jamais ni les autres, ni soi-même. Et puis en somme, quoi! il se trouvait sur le pavé. Le minuscule héritage de sa mère était depuis longtemps dissipé jusqu'au dernier écu. Il vivait d'expédients, sous la dépendance de certains journaux, athlète professionnel plutôt qu'amateur, à l'extrême limite du moins. Son père devait être sa dernière ressource: celle-ci perdue, il ne lui restait plus que... que Paqueret, parbleu! Marc héla un fiacre: «Boulevard des Italiens, cocher, au _Pneu_, vous savez? --Connais, monsieur.» Là, quelle différence de réception, quel enthousiasme, quelle cordialité! «M. le directeur attend monsieur. Je vais le prévenir.» Et les rédacteurs: «Cela va? Et l'entraînement? Les nouvelles sont excellentes, vous savez, et même (chut, je vous le confie sous toutes réserves) je crois bien que le patron marche pour les douze mille.» Amédée Paqueret terminait impatiemment une affaire de publicité pour la _Race Pure_ quand on vint lui annoncer Marc à voix basse: «Monsieur, je réfléchirai, dit-il subitement au courtier stupéfait. Revenez demain.» Et dès que Marc fut entré: «Mon billet vous aura surpris, mon cher enfant. Mais c'est que je viens de prendre une décision très importante pour vous, pour votre avenir. Cependant, il me faut votre adhésion. Si vous voulez, j'accepte pour vous le match avec Sam Hawson dès ce soir. Je dépose l'enjeu et le _Pneu_ lance la nouvelle.» Marc était devenu pâle. «Mais, balbutia-t-il, l'enjeu... c'est une grosse somme.» Effilant sa barbiche et souriant à son effet, Amédée Paqueret ajouta posément: «Si vous gagnez, vous garderez les douze mille francs.» Ah, pour le coup, Marc se ressaisit, et peu s'en fallut même qu'il ne se fâchât. En matière de sport, il n'admettait point qu'on plaisantât. --«Je parle très sérieusement, continua Paqueret, imperturbable. Ecoutez-moi de même. Ne vous étonnez en rien de ma résolution, ne m'en remerciez pas non plus. Je ne vous oblige nullement. Je fais presque une affaire. Suivez mon raisonnement, en effet. Après le triomphe de Roubaix, si vous êtes vainqueur de Sam Hawson, Paris va vous porter aux nues. Pendant un an l'on vous adorera, et rien ne vous sera plus facile que de faire un mariage opulent. Alors, vous me rembourserez. Si vous perdez, je vous fais mousser pendant six mois, et vous retrouverez la somme dans un autre match, moins sérieux. D'ailleurs...» Marc hésitait. Il supputait sa chance avec loyauté. --«D'ailleurs, continua Paqueret, si vous êtes encore vainqueur, vous devenez un demi-dieu, mon garçon, et vous valez votre pesant d'or. On vous prêtera ce que vous voudrez. Personnellement, j'engage la caisse du _Pneu_ et de la _Race Pure_. Allons, est-ce que j'annonce?... Songez que vos risques sont nuls, après tout. Vous ne compromettez pas vos fonds... --Comment ferais-je? --Ni ceux de votre père... --Il vient de me défendre sa porte... --Alors? --Alors... Sam Hawson, euh... c'est une terrible partie. --En avez-vous peur? --J'accepte. --Bravo!» s'écria joyeusement Paqueret. En même temps, le vieux Don Quichotte sonnait: «Je fais publier sur-le-champ que le défi de Sam Hawson est relevé.» Puis, au bout d'un instant, il ajouta: «A propos, je parlais de vous l'autre jour chez la baronne Levaître. --Sylvie Montreux? --Oui. Ne soyez point surpris si vous recevez une invitation aux chasses d'Hariale. Sylvie veut vous connaître. --Mais... mon équipage est mince. --Battez Sam Hawson, mon petit. Après, vous achèterez des chevaux.» III François de Caumais-Simier habitait à l'orée de la forêt d'Hariale, une sorte de château déchu qui avait donné son nom au village de Pontmorin. Le domaine du jeune marquis ne consistait plus qu'en ce manoir aux toits coupés, aux tourelles rases dont les douves étaient devenues des étangs à canards et dont une arche mal taillée tenait lieu du pont-levis. Pas le moindre parc, aucun jardin, on avait tout abandonné, et les paysans menaient boire leurs bêtes à l'eau des vieux fossés. Mais à trente pas de là naissaient les futaies d'Hariale. Mais aussi la marquise mère vivait au château et y veillait, élevant des cygnes parmi les canards, plaçant des fleurs un peu partout, faisant sabler la cour, fourbir les écuries, graisser les serrures anciennes et polir les vitres vertes, derrière lesquelles un petit nombre de meubles caducs, de tapisseries et de portraits armoriés était mis en ordre et religieusement gardé. Au-dessus du porche démantelé enfin se trouvait grossièrement sculpté dans la pierre l'authentique écu des Simier. Ceux-ci avaient possédé jadis la contrée en même temps que les Guivremaison, et de leurs biens considérables, ce manoir seul demeurait: aussi se plaisait-on à y voir loger le dernier d'entre eux. Stendhal disait ne pouvoir se défendre d'un mouvement de respect devant un vieillard qui habite un beau palais; qui se défendrait d'un mouvement de sympathie devant l'héritier d'une longue race qui habite encore chez ses pères, dans leur maison, chez lui? Il faut bien l'avouer, pourtant: meubles, tapisseries, portraits et jusqu'au manoir même, tout eût été vendu depuis longtemps, malgré la présence de la douairière, si le marquis François n'eût compté sur les agréments de sa figure et le prestige de son titre pour enchanter quelque gracieuse demoiselle, dont les rentes lui permissent de conserver ses souvenirs de famille, et de passer dans l'opulence le reste de ses jours. C'est la seule excuse des millionnaires que d'aider ainsi, par les dots de leurs filles, à conserver les belles choses et à faire vivre les jolis garçons. Ils sauvent aussi quelques titres mémorables: en somme ils sont utiles. En Hariale, pas d'hésitation possible: le jeune marquis n'eût su faire un autre choix que Pauline Levaître, en qui toutes les perfections s'étaient rencontrées puisqu'elle unissait à beaucoup d'argent un fin visage, un corps élégant et tôt ou tard la possession de magnifiques forêts de chasse. Que Gaston Levaître prenne seulement une petite fluxion de poitrine pendant quelque interminable bat-l'eau ou dans un mauvais carrefour--et François s'imaginait déjà grand seigneur en Valois, dans ce même pays où jadis ses lointains ancêtres avaient commandé de pair avec les ducs de Guyenne, princes du sang. D'ailleurs il aimait à peu près Pauline. Il l'avait élue. Il l'avait destinée à devenir marquise. Il lui en savait gré d'avance, et lui prêtait en quelque sorte tendrement, avant la lettre, ses armoiries et son nom. Vous l'eussiez surpris en insinuant que ce n'était point là de l'amour, et même vif. Deux petites lieues séparaient le château de Pontmorin du village de Vaille, également situé en lisière de la forêt et où se trouvait le chenil de l'équipage d'Hariale. François fit atteler son tonneau et se rendit rapidement au cottage que Gaston Levaître y occupait près des chiens. Le marquis préférait trotter en voiture que de monter à cheval, se voyant forcé, s'il se mettait en selle, d'enfoncer cruellement son chapeau sur sa tête, ce qui gâtait toute l'harmonie de sa personne, au lieu qu'il s'entendait délicieusement à conduire un poney de cet air négligent et à demi éc½uré qui vous achève un élégant. Il trouva Gaston Levaître en train de fumer sa pipe et de considérer un grand feu de bois dans sa cheminée. M. le baron attendait sa petite amie qui devait tout à l'heure arriver de Paris. Mais François eut tôt fait de rompre ces doux projets. «--Mon cher Levaître, lui dit-il, savez-vous qui j'ai rencontré hier à Paris? Paqueret, plus agité, plus affairé que jamais. La taille pincée dans son pardessus, le pantalon bien tiré sur sa guêtre, il semblait rajeuni de dix ans. Naturellement, je lui parle aussitôt de la rencontre prochaine entre son fameux champion Marc Thierry et Sam Hawson, et devinez ce qu'il répond? «A ce propos, me dit-il, je voulais justement vous écrire. J'ai demandé à Sylvie une invitation aux chasses pour Marc Thierry. Moi, vous comprenez, je n'ai pas le temps d'aller en Hariale; je n'ai pas une heure à moi. Dans ces conditions, je me suis permis de compter sur vous pour présenter Marc à l'équipage la première fois qu'il ira chasser. Nous dînerons ensemble d'ici là. Cela ne vous ennuie pas trop? Merci d'avance...» Et le voilà parti. Comment trouvez-vous cette fantaisie? Assez coquette, n'est-il pas vrai?» Le plafond se fût écroulé que le baron n'en eût pas été plus abasourdi. En un instant il se trouva au même point d'indignation que François, mais dans un plus grand désarroi. Car enfin Amédée Paqueret, en tant que journaliste, et surtout en tant qu'ami le plus intime de Sylvie, était à ménager, diable! Toutefois, moins de deux heures après cet entretien, Gaston avait traversé la forêt d'Hariale et sonnait à la porte de sa belle-s½ur, résolu à montrer la plus insigne fermeté. Car il avait bien réfléchi en route et s'était rappelé les paroles convenables et voilées, fort nettes cependant, par lesquelles François de Caumais-Simier avait pour ainsi dire conclu avec lui un pacte défensif et offensif, naguère au Café de Paris, dans le but d'épouser sa nièce. «Je m'engage, lui avait à mots couverts signifié cet intelligent jeune homme, à ne jamais vous disputer le titre de maître d'équipage auquel je pourrais prétendre comme gendre de Sylvie; à ne jamais pousser ma belle-mère à mettre le nez dans les comptes du Rallye-Vaille; à vous laisser, comme jadis, le soin des locations, dommages et intérêts, entretien des hommes, chiens, chevaux; à ne point faire diminuer l'imposante somme remise chaque année à cet effet, mais plutôt à l'augmenter au contraire; à ne pas davantage conseiller à Sylvie de vous réclamer le loyer de cette jolie maison que vous occupez à Vaille, près du chenil, et qui lui appartient; à ne pas vous reprocher non plus les petites horreurs et peccadilles dont votre vie passée, je le sais, n'est pas exempte...» En échange de ces incomparables avantages, Gaston avait promis son appui. Il fallait tenir. D'autant qu'un nouveau gendre, voire un amant, le ruinerait si aisément, vu la nature exaltée, capricieuse et fantasque de Sylvie! N'importe quel inconnu pouvait en somme le faire rejeter au pavé de Paris, sans argent et presque sans honneur, tel enfin qu'il vivait avant la mort de son frère, alors que n'étant pas maître d'équipage, on l'ignorait. Surtout si cet intrus venait maintenant à se présenter sous la forme d'un aventurier, d'une espèce d'athlète professionnel, d'un assassin, d'un homme qui n'était pas du monde! Non, non, il importait à la dignité de l'équipage, comme l'avait si bien dit François, d'empêcher ce scandale. «--Tiens, bonjour, s'écria gaîment Sylvie lorsqu'il entra. Par exemple, il est étonnant que vous me trouviez: je vais à Paris tout à l'heure et n'en reviendrai qu'après-demain. Qu'est-ce qui vous amène? Voulez-vous voir Pauline? Elle est là-haut dans sa chambre... --Non, ma chère Sylvie, je préfère que nous soyons seuls au contraire. Je venais... --Quel air solennel! Mais tenez, (et Sylvie prit sur un guéridon, devant elle, une enveloppe cachetée) voilà une lettre qui vous était destinée. J'allais vous la faire porter: c'est pour vous prier d'envoyer à Marc Thierry une invitation pour les chasses.» Gaston ne s'attendait pas à commencer les hostilités d'une façon si prompte, ni si directe. Il se trouva déconcerté, mais répondit pourtant d'un air encore assuré: «Eh bien, voilà précisément en quoi je tenais à vous prévenir le plus amicalement possible--car je savais que vous deviez m'envoyer ce message. Il me semble incorrect, je crois qu'il ne serait pas convenable de recevoir en Hariale ce Marc Thierry. --Pourquoi donc? --Parce que c'est un baladin, ma chère, presque un virtuose de cirque. Qu'il explique donc d'abord d'où lui viennent les douze mille francs de son match avec Sam Hawson? Mais il est payé, voyons, pour aller se faire ainsi casser la figure devant mille personnes... Sans parler de sa vie privée, qui ne fut jusqu'ici que réclame, puffisme, publicité, cour d'assises. Non, nous ne pouvons le présenter à l'équipage. --Ces raisons seraient bonnes pour d'autres. Moi, je m'en moque. Il me plaît de voir ce garçon-là, je l'invite. --Mais on nous montrera au doigt. Comment se fait-il que vous ne le sentiez pas? Pour moi, je vous déclare que je ne saurais me prêter à cela, ni consentir à envoyer cette invitation. --Vous n'y consentez pas!» O Parisiens qui adorâtes Sylvie Montreux, peuples européens qui l'applaudîtes, vous tous qui l'avez escortée, chantée, portée aux nues, que ne fûtes-vous là pour assister à l'un de ses plus saisissants, à l'un de ses plus brusques et admirables changements de physionomie! Quelle colère subite sur ce beau visage, quelle expression de tyrannie et de mépris dans ces yeux sombres! «--Vous n'y consentez pas! Je crois, ma parole, que vous me faites la leçon! Ah çà, oubliez-vous que vous êtes maître d'équipage dans ma forêt, que vous faites les honneurs chez moi, que vous logez même chez moi? Et vous refuseriez d'inviter qui j'invite? --Pardon, ma chère amie, je n'ai pas dit... --Si, vous avez dit! Vous avez fait à ce Marc Thierry des reproches bien étranges, entendez-vous, Gaston. Car je vous connais, moi. Votre frère m'a conté votre histoire; et je n'ignore pas où vous en étiez lorsque Etienne mourut, où vous en seriez demain si nous nous fâchions. Marc Thierry travaille, gagne de l'argent? Beau grief! Quel que soit son métier, cela me semble tout aussi digne que d'avoir perdu sa fortune au tripot, ou que d'avoir traîné un conseil judiciaire jusqu'à la quarantaine: car c'est Etienne finalement qui vous l'a fait lever, je le sais. Marc Thierry est cité dans les gazettes? Allons, qui de vous autres ne souhaiterait de l'être? Et Marc Thierry enfin a sur la conscience une mort d'homme... Eh bien, après? Ne me forcez donc pas à vous rappeler que s'il a réellement, lui, passé en cour d'assises, vous avez été à deux doigts, vous, après cette affaire de jeu au Cercle des Nations... Personnellement, voyez-vous, je préfère les assises à d'autres tribunaux, chacun son goût.» Le silence tomba lourdement. «--Ecoutez, continua Sylvie au bout d'un instant, je me suis laissée emporter. Donnez-moi la main, Gaston. Et oublions tout cela, voulez-vous? Accueillez bien Marc Thierry, pour me faire plaisir, là--et tout est fini. Tenez, embrassez-moi. Je vais faire appeler Pauline. Et les chiens, au fait, comment vont-ils?...» Gaston Levaître revint à son cottage de Vaille. Il y trouva sa petite amie qui se chauffait tranquillement les mollets au feu. «--Ah, ma pauvre chérie, soupira-t-il avec mélancolie, le monde ne tourne pas bien. Tout s'y passe de mal en pis. Voilà maintenant qu'on invite les forains à chasser... Oui, Marc Thierry, tu sais, le boxeur, le paillasse, ma belle-s½ur veut le voir en forêt. --Tiens, je la comprends... Il est beau. --Peuh... --Oui, mon vieux, et crânement, et de partout... --Enfin, c'est comme une bête, un cheval! Espérons au moins qu'il se cassera les pattes, ou la figure--puisqu'il n'a que ça...» Et le baron Levaître haussa douloureusement les épaules: mais l'invitation pour Marc Thierry partit le soir même. IV «Le _Pneu!!_ Le _Pneu!!_ Résultat du match Thierry-Hawson!!! Victoire française!!! Le _Pneu!!_» Le triomphe de Marc fut ainsi hurlé par les rues dès cinq heures du soir. Vociférant et portant sous le bras la bonne nouvelle, les camelots couraient comme des possédés tout le long des trottoirs, afin que de ci, de là, un passant arrêtât leur furie et s'offrît pour un sou le plaisir d'aller lire à la lueur d'un bec de gaz le récit fraîchement imprimé du combat. «--Plus de douze cents assistants.... On eût entendu battre les s½, lorsque les deux champions s'avancèrent l'un contre l'autre... Très pâles.... Enfin le chronométreur prend le temps: ils ferment les poings, ils commencent... Le visage de Marc bientôt couvert de sang, mais l'énergique garçon garde continuellement l'offensive.... A la dixième reprise, un involontaire coup de genou met fin à tout le combat: l'Anglais s'affaisse, ne peut se relever.... Marc acclamé....» Suivaient quelques commentaires lyriques sur le vainqueur et les méthodes françaises, si imprudemment méprisées et traitées par nos voisins de danses et de niaiseries. Or, de tous les Parisiens qui achetèrent le _Pneu_ ce soir-là, un des plus enthousiastes fut assurément le patron du Ranch Bar. Il s'était déjà fait téléphoner de Neuilly la nouvelle, et tenait encore à connaître scrupuleusement la relation de cette grande journée. Ce n'était pourtant pas qu'il entendît mot à la science des coups, ni même qu'il s'intéressât en rien à ce genre d'études; mais il savait que Marc allait sans aucun doute venir dîner au Bar, peut-être même qu'il y souperait, traînant derrière lui la suite de reporters, de femmes, de badauds, de snobs, les innombrables Milon de Crotone et terreurs en habit qui allaient se faire un devoir de ne point le quitter de la nuit, et, pour mieux fêter son triomphe, manger, boire, se griser, enrichir les tziganes, tutoyer les maîtres d'hôtel, payer de folles additions. Le propriétaire du Ranch Bar devait beaucoup de reconnaissance à Marc Thierry. Celui-ci avait ses habitudes dans cet établissement. Il y prenait tous ses repas; c'était là qu'il vivait de régime des mois durant, et là qu'après ses succès il se livrait à de glorieuses ripailles, parmi une nuée de jeunes élégants qui ne cessaient de parler chevaux que pour s'entretenir de muscles, de records, de têtes brisées, de rôdeurs mis en déroute et d'aventures terribles. On se regardait d'un air héroïque et provocateur au Ranch Bar; on n'y marchait que le nez au vent, les épaules carrées, le torse élargi, la taille haute: il fallait y être herculéen, ou en sortir. Les filles s'y plaisaient, et jusqu'aux plus cotées: on les traitait à la souteneur, c'était le genre; mais ces façons leur agréaient assez, et elles couraient la chance de trouver dans ce cabaret luxueux, pendant la saison, outre les plus notoires ivrognes de Paris, le fin régal de quelque lutteur professionnel ou du jockey le plus récemment mis à pied, voire même, parfois, l'aubaine d'un clown célèbre, qui ressemblait à un vieil acteur tragique et que ces demoiselles s'arrachaient. Marc Thierry se trouvait donc nourri sans bourse délier, à peu de chose près. Mais c'était lui en vérité qui, voilà sept ans, avait amené chaque jour les cow boys, engagés alors au Cirque voisin, boire du gin et des bocks dans le petit café nommé Ranch Bar en leur honneur. A cette époque, Marc, très jeune mais en passe déjà d'être connu, ne quittait point ces gens-là; il avait appris d'eux à sauter à cheval, et à se servir d'un revolver ou d'un lasso avec beaucoup de talent. La mode vint bientôt d'aller prendre son cocktail coude à coude avec les cow' boys: les courtisanes s'y mirent, et le lieu fut consacré. Il était juste que le patron sût gré à Marc de l'avoir ainsi lancé, et voilà pourquoi il lui faisait pension. Aussi Marc habitait-il pour ainsi dire dans cette maison. On l'y visitait, on l'y glorifiait. Lorsque, pendant l'Exposition, à peine revenu de son service militaire et désireux d'inaugurer sa rentrée à Paris par un coup d'éclat, il avait eu l'audace folle de tuer le taureau dans une fête de charité, aux Arènes de Boulogne, c'était au Ranch Bar que ses amis et ses admirateurs lui avaient offert un banquet. Ce fut encore au même endroit qu'on vint le féliciter et le porter presque en triomphe quand la Cour d'assises de Caen l'acquitta du crime d'homicide: il avait au moyen d'une bouteille pesante, brisé le crâne d'un sot nommé Maxime Alain, qui s'était risqué jusqu'à le provoquer, et même jusqu'à le gifler. L'origine de la querelle n'étant autre que la jolie et populaire Yvonne Saint-Cloud, l'opinion publique avait faibli. On s'attendrit, on pactisa: «C'est une dispute d'amoureux, un peu prompte. Puis la victime avait assailli ce pauvre Marc. Circonstance atténuante. Crime passionnel.» Cette fois encore, il ne pouvait être question d'un autre restaurant pour le nouveau banquet que les organisateurs du match décidèrent sur-le-champ d'offrir dès le lendemain au vainqueur. De sorte que l'heureux patron supputait des menus tout en apprenant par c½ur le _Pneu_ et autres feuilles du soir qu'il se faisait acheter Vers six heures, les fiacres commencèrent à s'arrêter devant la porte. Les journalistes entraient, affairés, et les habitués en souriant; chacun d'eux croyait avoir déconfit Sam Hawson. «Eh bien, est-il là?--Que fait-il?--Il dîne ici, n'est-ce pas?--Il a dit qu'il allait venir.» Enfin, à six heures et demie: «Le voilà!» Il apparut, riant comme un enfant, jetant à l'un son pardessus, à l'autre son chapeau, sa canne, serrant les mains, recevant les femmes dans ses bras. Son ancienne amie, Yvonne Saint-Cloud, pleurait: «Mon grand, mon grand!» balbutiait-elle. Blanche de Rueil et Adeline Demain s'embrassaient, les larmes aux yeux, et embrassaient aussi leurs deux petits amants, puis tout le monde, comme si elles eussent retrouvé l'enfant prodigue. Des reporters qui n'avaient pas vu le combat se faisaient présenter, crayon en main. Marc les accueillait avec beaucoup de cordialité: «--Messieurs, leur disait-il, je suis à vous. Mais je meurs de faim, et surtout de soif. Laissez-moi commander mon dîner et le champagne. Et en attendant que nous buvions ensemble à la santé de Sam Hawson, tenez, demandez à ces dames de vous répondre. Elles le feront mieux que moi, et cela ira plus vite.» Odette Partout, la maîtresse du fameux duelliste Bob Milton, regardait Marc de tous ses yeux et en restait saisie: «Dieu! s'écria-t-elle, qu'il est beau!» Et en effet, dans son smoking, la peau brune, les yeux durs, Marc avait cet air de force irrésistible qui terrifie délicieusement les dames. A voir même son front bas et son nez grec, certains envieux ajoutaient: «C'est la brute.» Mais ils ne formulaient point ce jugement tout haut. Sans l'avouer, on craignait les mains homicides de Marc, ces mains rudes et noueuses, dont l'une était cerclée au poignet d'une gourmette d'or. Il n'y avait pas ce soir-là jusqu'à son menton déchiré et jusqu'à ses pommettes écorchées qui ne lui donnassent un aspect violent et cruel, propre à frapper les imaginations. Cependant Yvonne Saint-Cloud, très flattée de sa mission, renseignait gravement l'un des journalistes: «Oui, monsieur, à quinze ans il avait déjà établi des records qui ne furent battus que beaucoup plus tard... --C'est lui, continuait Adeline, qui s'en est allé à la nage, un matin, absolument seul, de Fécamp à Yport. C'est long, vous savez, en pleine mer, quand on n'a personne avec soi, et qu'on regarde les vagues, et puis les vagues, et encore les vagues: il n'y a pas de quoi rire. --Ecrivez aussi, ajoutait Blanche de Rueil, qu'étant dragon il obtenait des permissions à force de risquer sa peau, et qu'on se le prêtait entre garnisons, tant il était bon pour les raids à cheval...» Là-dessus, le champagne arriva. Les jeunes demoiselles cessèrent aussitôt d'instruire la postérité, des toasts furent portés au vainqueur, à Paqueret, à l'Angleterre, aux assistants, à qui voulait. Constant Bussat, bouffon indispensable à toute fête, survint à ce moment. Bref, la soirée, la nuit passèrent, et le jour se levait que nul ne songeait encore à cesser de célébrer cet événement mémorable. Mis en verve par un vieux brandy, le père Patt, marchand de chevaux, vendit là d'un seul coup deux bêtes à Marc. Il n'y avait pas une heure qu'il venait de faire sa connaissance: «Mon garçon, dit-il, je ne vous vends pas mes chevaux, je vous les donne. Emmenez-les, essayez-les, chassez dessus et je ne veux pas de votre argent si vous ne les trouvez pas bons. Ce sont des rochers, mon garçon, ces animaux-là!» Le lendemain, au banquet, des hommes solennels, les pères conscrits de la république des sports, congratulèrent Marc officiellement. Ne traitons pas légèrement cette république; elle a son opinion, sa presse, ses usages, son code, une administration bien rétribuée, une langue spéciale; on y compte des citoyens innombrables, des riches et des pauvres, des sincères et des escrocs; les bavards et les réformateurs ne lui manquent pas, les abus y sont fréquents. C'est un Etat. Il y avait d'ailleurs autour de la table des personnages considérables et chenus, le général Rondion, directeur des haras du Poitou, le vieux comte de Bagy, qui avait été Grand Ecuyer de l'Impératrice, lord Cunnigan, Amédée Paqueret, puis le président de l'A.G.F., de l'U.I.S., du R.P.C. Le moyen qu'une telle assemblée parût occupée de sujets frivoles! Aussi bien cette époque est-elle bien lointaine où l'on traitait les exploits sportifs ainsi que de dangereuses folies réservées aux viveurs et aux cerveaux brûlés: on pariait alors que celui-ci n'en reviendrait pas, que tel autre se casserait les os. Aujourd'hui, on enregistre les records, on en fait des procès-verbaux, et si l'on se tue, c'est un accident du travail, et voilà tout. Lorsqu'on en fut aux cigares et aux liqueurs, une carte fut remise à Amédée Paqueret: c'était celle du marquis de Caumais-Simier. L'ingénieux François s'était dit en effet: «Cédons. Suivons le flot. Ce baladin a la veine. Il viendra donc en Hariale, mais patronné par moi: qu'il soit au moins mon obligé.» Aussi, sans accepter d'assister au banquet, s'était-il bien promis pourtant d'y paraître cinq minutes vers la fin. Ce n'était point du reste déroger: aller en un tel jour serrer la main de Marc, était-ce autre chose que de venir caresser l'encolure du gagnant après le Grand-Prix? Le sport excuse toutes les familiarités. François fut à son ordinaire la correction même. Après un compliment bref et fort bien tourné: «Je sais, monsieur, dit-il, que vous êtes attendu en forêt d'Hariale. Ce sera moi, si vous le voulez bien, qui aurai le plaisir de vous présenter au baron Levaître et à l'équipage.» V Et voilà comment, par une belle matinée d'hiver, Marc Thierry se trouvait en forêt d'Hariale. Il chevauchait sur un grand diable d'animal rouan, non d'ailleurs l'un de ceux que le père Patt lui avait vendus pendant l'orgie du Ranch Bar, Amédée Paqueret s'étant mis du marché en effet, ayant été chez le maquignon et lui ayant dit: «Mon cher Patt, Marc Thierry est mon ami. Il se dispose à chasser tout l'hiver avec le baron Levaître. On ne peut ignorer dans l'équipage que c'est moi qui l'ai fait inviter, moi qui l'envoie. Or, vous n'espérez point, j'imagine, que votre proposition de la nuit dernière soit sérieusement prise en considération. D'abord, vous étiez tous ivres-morts... --Voilà qui est vrai, monsieur Paqueret. Cependant M. Thierry a bel et bien acheté. --Peut-être. Mais vous n'ignorez pas mes relations, mon influence, l'intérêt qu'il y a pour vous à gagner les faveurs de deux organes tels que la _Race Pure_ et le _Pneu_... Or, en raison de cela, considérez notre jeune vainqueur comme votre propre fils. Les chevaux que vous lui avez fait voir ne sont pas assez beaux, et ne me semblent pas assez bons. Je vous donne huit jours pour nous présenter, moyennant un prix dérisoire, deux merveilles. Et puis, après cela, venez me parler aux bureaux du journal. Vous n'aurez pas à vous plaindre...» Prompt à entendre à demi-mot, le père Patt avait donc découvert pour Marc ce grand rouan osseux, ainsi qu'une jument trapue dont un pair du Royaume-Uni se fût contenté. En même temps, Amédée Paqueret faisait embaucher à Hariale-sous-Bois un jeune lad nommé Ralph qui, chassé de partout pour son inconduite, allait se trouver trop heureux de n'avoir plus que deux chevaux à soigner, un maître à suivre à travers bois et ses anciens patrons à narguer dans le pays. Ce Ralph serait excellent pendant un an au moins, et saurait dire à monsieur pour les premières chasses: «Que monsieur prenne à droite; à gauche maintenant...», car monsieur ignorait totalement le plan de la forêt dans laquelle il lui fallait se distinguer. Enfin, quinze jours durant, Paqueret prit la peine d'instruire son pupille en vénerie, et ne dédaigna même pas de le conduire en personne chez le tailleur, auquel il expliqua: «Tous vos clients sont plus ou moins cacochymes, débiles, voûtés, bancroches ou ventrus. Voici par contre le vainqueur de Sam Hawson, qui représente le plus haut degré de perfection plastique pour un homme. Il va chasser; habillez-le.» Le tailleur se piqua de montrer tout son génie, et s'inspirant à la fois du goût le plus éprouvé comme de la plus certaine tradition, sut costumer Marc, le culotter de blanc comme il convenait, le mouler dans une longue tunique, le mettre à la mode enfin de ces cavaliers impassibles et gourmés qui, sur les estampes anglaises et les keepsakes romantiques, vont maîtrisant des montures à col de cygne, et suivent un damné renard à travers champs. De sorte qu'également satisfait de ses habits neufs, de ses deux chevaux et de sa gloire impudente, Marc n'avait même pas le soupçon qu'un être sous le ciel lui pût nuire ou résister. Rien qu'à se sentir vivre, il triomphait. «Paqueret, se disait-il brutalement, simplement, veut me marier dans l'équipage Levaître. Quel est son intérêt? Je n'en sais rien. Mais peu m'importe. J'épouserai cette demoiselle Pauline. Paqueret a fait ma carrière, en somme, et s'il lui plaît à présent que je devienne millionnaire, soit.» Qu'est-ce d'ailleurs qu'un héros comme Marc, qu'est-ce qu'un champion? Un homme à qui l'on dit depuis des années: «Fais ceci, vis de telle manière. A tel moment tu donneras ton effort. Et tu vaincras.» Poussez-le de même dans la vie. Il obéit encore, il réussit. En approchant du lieu de rendez-vous, il fut pourtant extrêmement surpris et inquiet de ne rencontrer ni voitures, ni cavaliers, ni chiens. L'allée s'allongeait, silencieuse, entre ses deux murailles de bois nu: au carrefour, personne, pas un bruit, pas une bestiole, pas même le mendiant, le seul mendiant du pays, qui erre par tous les méandres de la forêt comme un vieux sylvain morose. «--Ah, fit Ralph sans s'émouvoir, je me suis trompé de rond-point. Nous ne sommes pas du tout à celui du Vilain, nous lui tournons le dos. Mais que monsieur aille sur sa gauche. Nous tomberons probablement dans la chasse.» Furieux et grommelant, Marc prend le trot, pressant soudain son cheval, faisant jaillir la boue, coupant les routes et traversant les clairières l'oreille au guet, écoutant parfois mal à propos l'aboi lointain d'un chien de ferme ou le tapage de quelque prétentieux oiseau. Mais alors: «Hallo, monsieur, ce n'est rien», lui disait Ralph, qui le serrait de près d'un air compétent, le chapeau sur le nez. Enfin, après une très longue course, un son presque imperceptible de cor, un murmure de chiens parvinrent jusqu'à eux. Il semblait que cette rumeur légère eût expiré à l'autre bout du monde. Et les voici guidés maintenant, de ci, de là, par ce bruit ténu qu'on menait au loin, qui grandissait. Certains abois s'étant même étrangement rapprochés, Marc fit halte au bord d'un chemin. Quelque chose allait arriver, c'était certain, quelque chose venait, le taillis frémissait. Tout à coup, brisant les branches et sortant du bois dans un bond superbe, un cerf empanaché franchit la route et disparut. Un chien, deux chiens se montrèrent presque aussitôt, puis plusieurs autres à la file, et sans doute tous allaient-ils suivre, si au triple galop, une sorte de centaure hurlant, le piqueur, ne fût survenu juste à temps pour faire rouler sous le fouet les pauvres bêtes, et couper ainsi, écraser, anéantir cette fausse chasse. Ce n'était là qu'un change en effet. Deux hommes d'équipage accouraient à toute bride que déjà l'incident était clos et les chiens repartis sur la bonne voie. Le baron Levaître lui-même apparaissait: «Ce n'est pas notre cerf, Monjoye, que les chiens chassent là!» criait-il au piqueur. Gaston portait le travesti feuille-morte à parements gris du Rallye-Vaille. Tout grimaçant et ravagé qu'il fût, il avait pourtant assez bon air là-dessous. «--Monsieur Marc Thierry, sans doute? fit-il en reconnaissant l'athlète qui le saluait. Nous vous attendions, monsieur, soyez le bienvenu.» Puis sans écouter la réponse, il piquait des deux et rentrait sous bois. Pris de court et d'ailleurs interloqué, Marc se mit machinalement à galoper derrière le baron. Bientôt il se trouvait sans savoir comment en pleine chasse, des voitures lui bouchaient la route, des veneurs l'entouraient de tous côtés, et François de Caumais-Simier disait à mademoiselle Pauline en le désignant: «Voici notre grand champion Marc Thierry, le triomphateur de Sam Hawson.» Or Marc avait peut-être plus que personne l'habitude d'être examiné, jugé, contesté. Aussi le prodigieux intérêt qu'il excitait ne le troubla-t-il guère. Ce n'était pas l'instant de remarquer les regards mauvais et hautains de messieurs les veneurs, ni ceux plus dédaigneux encore de leurs épouses; il ne s'agissait point de s'attrister au sujet de la malveillance particulière aux chétifs humains dès qu'ils sont à cheval--non, Marc était venu en Hariale pour plaire à mademoiselle Levaître. Il devait mener cette affaire à bien, non une autre, et sur-le-champ il l'entreprit. «Mademoiselle, répondit-il tout d'un trait, je suis très reconnaissant au baron Levaître d'avoir bien voulu m'accueillir; je désirais depuis longtemps chasser en Hariale, et surtout vous être présenté.» Pauline Levaître eût pu s'étonner de cette lourde flatterie, au besoin s'en montrer choquée. Mais elle riposta de la seule façon que Marc n'eût point prévue: elle rit avec impertinence. Cela fut suivi d'un silence affreux. Caumais-Simier n'en laissait rien paraître, mais frémissait de joie. Tous les autres se taisaient également, en proie au délicieux plaisir de constater l'échec de ce fameux athlète. Quelques-uns songeaient même à se confier entre eux: «Après tout, le trouvez-vous si beau qu'on dit? D'ailleurs, je tiens de source sûre qu'il est tuberculeux, qu'il fume de l'opium et qu'il n'aime point les femmes...» quand une voix cria soudain, en appuyant sur l'a d'une façon comique: «Taïaut! taïaut!» C'était le cerf de chasse, le vrai, cette fois, qui venait de sauter à cent mètres de là. Tout le monde aussitôt de s'arrêter net, et de paraître oublier Marc. Les yeux brillèrent, les poitrines palpitèrent. Il faut savoir qu'en certains cas, à la chasse, on se doit de témoigner d'une ardeur profonde et d'un intérêt passionné, qui sont des témoignages appréciés de noble éducation, la preuve qu'on a toujours forcé des cerfs et des sangliers, qu'on tient ce goût de naissance, et qu'on mourra le jour où la République aura commis le dernier méfait de proscrire ce divertissement. En un mot, l'angoisse est de mise, en vénerie, comme les bottes à revers, et voilà pourquoi vous voyez tant de braves gens bouleversés dans les forêts de l'Etat. Au bout de quelques minutes, on vit passer pesamment la meute désordonnée. Tout allait bien, et les veneurs se remirent en route, Pauline et Caumais-Simier devant, Marc à leur suite. Mais celui-ci ne regardait déjà plus tant la chasse que cette bizarre, que cette farouche et détestable Pauline qui lui causait une émotion toute nouvelle. N'était-ce pas la première fois qu'une femme non seulement le repoussait, mais encore le tournait en dérision, l'offensait? Quel plus sûr moyen de s'attacher une sorte de truand et de mauvais garçon comme lui, qui, pendant les semaines où il ne s'entraînait point pour quelque match, vivait au Ranch Bar parmi les Yvonne Saint-Cloud et les Adeline Demain, dans une débauche paisible et continue, sans tenir à l'une plutôt qu'à l'autre, et les confondant quelquefois. Car le crédit de Marc Thierry était grand auprès de ces demoiselles, et s'il ne pouvait espérer encore le succès d'un vieux clown ou d'un ténor ventru, il se classait du moins tout de suite après, sur le rang des lieutenants de cavalerie, au-dessus, c'est certain, des avocats célèbres, des journalistes, littérateurs, députés et autres hommes publics. Quoi qu'il en fût, l'auraient-elles donc ainsi traité, ses amies du Ranch Bar? Se seraient-elles avisées de le bafouer impudemment devant dix personnes? Et pourtant, il se souvenait d'avoir courtisé quelques jeunes femmes--oh, bien rarement, et d'une façon qui n'était sans doute ni très spirituelle, ni très délicate. Mais... mais ce n'étaient là que des sottises. Marc n'avait régné que sur un troupeau de filles. Et il regardait avec un sentiment de colère et d'envie cette jolie bête fière, cette proie inconnue qu'il ne savait prendre. «--Restez avec nous, monsieur Thierry, fit Caumais-Simier en se tournant négligemment sur sa selle; dès que nous rencontrerons la baronne, je vous présenterai.» Un huissier de cour eût déclaré du même ton: «Veuillez demeurer: vous verrez le Roi tout à l'heure.» Marc poussa son grand cheval rouan au niveau de celui du marquis: «Je suppose, mademoiselle, dit-il en fixant Pauline, que mon titre de champion de France me nuit beaucoup. Un boxeur doit passer pour une brute... --Bah, monsieur, vous vous occupez donc de boxe?» Pauvre Marc! Peut-être se fût-il sauvé sur l'heure, sans saluer, sans même tourner la tête, si une fois encore un hasard de la chasse ne l'eût tiré de là: «--Ah, chanta la plus mélodieuse voix du monde, vous voici donc, monsieur Thierry? Venez ici que je vous complimente; et nous prendrons ce cerf ensemble, si vous voulez...» C'était Sylvie. TROISIÈME PARTIE LE CHANGE I L'hiver s'avançait. Les veneurs, en Hariale, rentraient après chaque journée de chasse revêtus de crotte ou ruisselants d'eau, les lèvres mortes et les doigts gourds, maudissant le beau cerf dédaigneux qu'ils n'avaient point pris et sur qui la forêt jalouse s'était refermée; mais parfois aussi rassasiés par le carnage de la curée, écoutant mourir la dernière fanfare et cheminant deux à deux, trois à trois, victorieux, paisibles. Ils se séparaient aux crochets des routes, les uns regagnant leurs demeures éparses, les autres tirant vers la gare, et ceux-ci se hâtant davantage, car ils n'auront que le temps à Paris de se mettre en habit et de courir vers les Paillard et les Durand. Mais tous, que ce soit au son des tziganes ou devant les chenets, rêveront ce soir à la clairière dévastée où l'on a dépecé la bête; ils se rappelleront la meute hors d'haleine, et se reverront eux-mêmes plus semblables par la nuit tombante à des soudards couverts de fourrures et d'oripeaux qu'à des veneurs honnêtes: car les tuniques feuille-morte se sont rouillées sous la pluie et la bise, l'or des galons est éteint, le velours jadis gris des parements a passé, les grosses bottes se fendillent, le tricorne des piqueurs est bossué, et parmi ces visages brûlés par le froid, ces chevaux harassés, ces fouets usés, ces armes, le cerf eut bien l'air tout à l'heure d'être venu donner au plein milieu d'un parti de maraudeurs ou de bandits. Il n'avait vraiment manqué au tableau que quelques vieux fusils, un étendard déchiré, et deux ou trois de ces tambours trop hauts qui servent à faire rouler les dés pipés. Et quelle métamorphose, à la chasse, de ces messieurs si corrects, si indifférents partout ailleurs, quel changement sur leurs physionomies! Tel qui ne va plus paraître au retour qu'un petit sot bien peigné, avait à l'hallali la grâce d'un Méléagre. Tel autre père de famille qui, dans son salon, ferait songer à quelque grave professeur de l'Université d'Iéna, évoquera l'image en forêt du plus déterminé preneur de loups. Mais un entre tous dont l'ardeur et la sombre mine vous eussent frappé, c'était assurément Marc Thierry. Celui-ci ne manquait plus un rendez-vous, quelque temps, quelque froid qu'il fît. Il était fou de vénerie, ayant tout de suite ressenti le besoin furieux de conquérir, de traquer et d'abattre la bête poursuivie, de forcer la forêt, de la voler, de lui arracher son nourrisson vivace et farouche, royal dix-cors ou daguet au front insolent. Il galopait sans pitié, ne perdant guère les chiens de vue et faisant l'admiration du piqueur Monjoye. «--Ce monsieur Thierry, disait celui-ci, a compris la besogne.» Certes, il avait compris! Mais il restait cependant toute une partie de sa tâche où il réussissait moins bien, où sa chance l'abandonnait, où il allait échouer peut-être. Ah, que c'était oublié maintenant, le projet d'épouser Pauline Levaître! Et que si, dès le premier jour, Marc s'était tourné vers Sylvie, accueillante, souriante et aisée, il se demandait aujourd'hui s'il en obtiendrait jamais rien, il doutait de lui. Quel supplice pour un homme, véritablement un homme--une bête enfin! Lorsqu'à son arrivée dans l'équipage, après que Pauline venait de lui infliger cet affront, Sylvie était survenue à point, ils avaient suivi la chasse côte à côte, puis, pendant un long retour à travers la forêt, causé presque en camarades. Marc racontait, non sans feu, ses prouesses et ses succès, Sylvie ripostait par les siens, ils échangeaient leurs triomphes. Ne prononçaient-ils pas de la même façon, d'ailleurs, ce mot sacré «le public»? Marc Thierry n'avait même point daigné voir de quel regard Pauline le suivit quand il s'en fut. A la seconde chasse, tout alla bien encore. Mais à la troisième, Sylvie avait décrit toute sa vie; déjà elle pensait à autre chose, Marc ne l'amusait plus, c'en était fait de lui. «Eh bien, mon petit, lui demandait parfois un peu impatiemment Amédée Paqueret, que devient-on en Hariale?» Hélas, rien. Au Ranch Bar: «Ce garçon-là végète, ma chère», disait avec mépris Blanche de Rueil à son inséparable Adeline, qui répondait d'un air plus magnanime qu'irrité: «Les Levaître l'abrutiront. Voilà tout ce qu'il y gagnera.» Et pendant ce temps, l'insidieux François de Caumais-Simier se poussait, lui, sagement, correctement, endormant Sylvie à force de bonnes manières, et finissant par apprivoiser Pauline à force de patience. Puis, il y avait aussi, il y avait surtout ce maudit château de Pontmorin, avec son écusson sculpté sur la porte, et le tas de meubles branlants et de bibelots qui s'y trouvait, et la vieille marquise qui vous y recevait, et cet odieux portrait à fraise d'un certain Simier que la reine Elisabeth aima, et devant lequel on se pâmait ridiculement. Sans parler de quelques douzaines de lettres à large sceau, de chartes et de bulles, dont François disait d'un ton insupportable: «Des papiers de famille, des chiffons....» Sans oublier non plus le récit que vous faisait la marquise de la vie et des aventures de ce fameux Jean de Simier, de cet ancêtre éternel, écrasant, assommant! Un hardi gentilhomme, d'ailleurs: conseiller du duc d'Alençon et son ambassadeur en Angleterre, séduisant la reine, affolant la cour, quatre fois assassiné, toujours sauf, ayant tué sa femme et son frère avec cela... Et la vieille dame vous racontait complaisamment ces horreurs de sa voix élégante et cassée, insistant sur l'énergie de ce forban parfumé, faisant bien remarquer la haute mine et le rire impudent qu'il eut, ajoutant qu'il avait aimé les arts et que la merveille du château, la petite Diane d'ivoire, venait de lui. Oh, que Marc l'eût bien envoyée à la rivière, cette statuette qu'on ne cessait de lui vanter! Polie et achevée par quelque élève inconnu de Donatello, rapportée d'Italie en France, elle s'élevait sur son socle, svelte, forte et pure, avec son arc étincelant à la main. Une grâce divinement grave habitait son visage. C'était l'image même, avait affirmé Jacques Fouvier, de la Diane que jadis Pline le jeune, chassant un jour loin de Rome, entrevit, de la déesse qui, pour ce veneur pensif, «n'errait pas moins que Minerve sur les montagnes». On la regardait avec déférence, on n'osait y toucher. Elle semblait la protectrice du logis. Aussi Marc la haïssait-il tout spécialement. Le château de Pontmorin se trouvait à égale distance de la forêt du Mahouleux et du Bois du Roy, sur la lisière d'Hariale, non loin des étangs où le cerf venait à l'eau le plus souvent. Or, un jeune homme aussi industrieux que François n'était pas, on l'imagine, pour avoir négligé l'avantage d'une telle position. C'étaient d'abord un veneur ou deux qu'il y avait priés à déjeuner les jours de chasse; puis on s'était mis à y goûter; puis enfin les réceptions étaient devenues régulières. Tout l'argent que les usuriers pouvaient encore prêter sur la Diane d'ivoire et les tapisseries devait ainsi passer en frais de table, mais c'était la plus sage des prodigalités, car on disait maintenant à l'équipage: «Vous n'étiez pas à Pontmorin aujourd'hui?» comme on eût dit: «Que vous est-il donc arrivé?» Et François parvenait tout doucement à être de la sorte le personnage le plus influent en Hariale après Sylvie. Gaston Levaître y perdait encore en prestige, et Pauline s'en voyait moins assidûment recherchée, puisqu'il n'y avait plus un prétendant qui ne pensât: «Caumais-Simier l'épousera, parbleu, c'est évident.» Et de fait, il y paraissait bien. Marc observait cela comme tout le monde. Comme tout le monde, oui, mais de plus loin pourtant, car on ne l'invitait pas à Pontmorin, on se détournait de lui, on affectait l'oubli--un lourd et cordial oubli. Une fois même, le cerf s'étant arrêté au pied du château, dans la douve débordée, François avait fait entrer chez lui toute la chasse et prié le baron de vouloir bien donner la curée dans sa cour. Et tandis que l'on commençait à dépecer: «--Tiens, monsieur Thierry, dit François avec bonhomie, comme s'il s'apercevait soudain de cette présence infime, mais je n'ai pas eu jusqu'ici le plaisir de vous voir chez moi, il me semble.... Un oubli, un simple oubli.» Marc était revenu, brûlant de dépit. Quoi! seul, sans appui, sans fortune, et tandis que le bruit fait autour de son nom s'éteignait déjà, lutter contre un équipage tout entier, contre cette poupée de François, son marquisat, ses ancêtres, son château de famille, son château, son château.... Marc se fût cru sauvé si Pontmorin eût disparu. Le soir, au Ranch Bar, il apprit que Bob Milton, l'obstiné duelliste, venait pour la vingtième fois peut-être, d'envoyer une paire de témoins à quelqu'un. Mais pour le coup, l'affaire s'annonçait considérable, car l'adversaire n'était rien moins que l'héritier d'Illyrie. «--Cela t'étonne, mon vieux? lui dit Bob. Mais j'ai raison, vois-tu, absolument raison. Cet imbécile a parlé contre les duels, en Illyrie, dans un banquet d'étudiants, et s'est permis de me blâmer, de me nommer! Je le provoque. Il ne me répondra pas, mais il y aura du bruit dans la presse, il y aura scandale. Et l'on saura là-bas, comme on le sait ici, qu'il ne faut jamais m'ennuyer, que je riposte toujours. Aussi, tiens, vois comme chacun me fait bon visage: c'est qu'on a peur. Dans la vie, ne te retiens pas, va. Traite tes pareils comme du bétail. Au fond, les hommes sont étonnamment lâches. Quand ils t'empêchent de passer, tape dedans. Si quelque obstacle te gêne, casse-le....» En s'éveillant le lendemain matin, Marc trouva une petite carte impertinente de François, qui l'invitait à déjeuner pour la prochaine chasse. Il se rendit à Pontmorin au jour dit, et le marquis de Caumais-Simier put ainsi goûter le plaisir de le recevoir sans honneur, de lui désigner une place de figurant au bas bout de la table, de lui laisser constater bien à l'aise que ni la baronne Levaître, ni Pauline, ni même Gaston n'assistaient au repas, qu'il n'y avait là que le fretin de l'équipage, tout ce dont on ne se soucie qu'à la fin des fins. En outre, il fallait manger vite, le temps pressait, ces dames eussent pu attendre au carrefour de la Biche d'Ambre où était le rendez-vous. Bref, on se trouva au salon, les tasses de café en main, avant que d'y avoir pensé. «--Le jockey Marc Trell vient d'acheter le château de la Rochepaille, disait quelqu'un. --Et quel âge a-t-il, ce millionnaire? --Dix-neuf ans. --Parfait, répondait la marquise. Jadis, on eût fait dîner un jockey à l'office. Mais bientôt les palefreniers et les acrobates feront frapper monnaie.» François affecta de changer la conversation: «Voyons, maman, allons-nous en, êtes-vous prête? Il faut partir, ou l'on attaquera sans nous.» Le temps de revêtir sa fourrure, et la marquise monte dans la victoria, les invités enfourchent leurs chevaux, qui attendaient en tournant dans la cour, puis on se met en route, au petit trot. Mais bientôt: «J'ai, déclare Marc, laissé mes gants au salon. Allez toujours: je retourne les prendre et vous rejoindrai.» Ce fut une vieille servante qui accourut au bruit que fit le grand cheval rouan en entrant sous la voûte, en passant sous le détestable écu des Simier. «--Monsieur a oublié quelque chose? --Oui, mes gants. --Que monsieur ne descende pas, je vais les chercher. Où monsieur les a-t-il mis? --Non, j'irai moi-même, cela sera plus vite fait. Qu'on tienne seulement mon cheval pendant ce temps-là. --Mais, monsieur, le cocher conduit madame, le valet de chambre vient de partir en carriole pour le village. Je suis là toute seule à déjeuner. --Ne vous inquiétez pas, il ne bougera point. Il est très sage quand on le tient en main. Prenez-le ici, comme ceci....» Marc escalade donc l'escalier, ouvre la porte du salon, s'arrête.... C'était une pièce toute garnie de tapisseries, jadis tendres et fraîches sans doute, mais aujourd'hui bien vieilles, bien gâtées, montrant leur trame et d'ailleurs dépareillées, car si Alexandre le Grand y défaisait Darius sur deux panneaux, on y voyait sur le troisième une crèche, un enfant Jésus, l'âne et le b½uf en extase, S. Joseph qui se réveillait, et ces trois déguisés de rois mages dont le cortège se déroulait encore tout le long d'une portière, jusqu'à la cheminée. Présidant à ces pieux ébats comme à ces fêtes guerrières, la statuette divine s'érigeait à la place d'honneur, et tandis qu'un reflet du foyer teignait en pourpre l'or fin de son arc: «Barbare, que viens-tu faire?» semblaient dire à l'intrus ses yeux peints, sa lèvre hautaine. Mais celui-ci s'en souciait peu. Rapidement, il avise ses gants, les met dans sa poche, et, se saisissant des pincettes, choisit dans la cheminée la plus rougeoyante des bûches; puis, après avoir doucement renversé le garde-feu, il dépose avec soin ce tison brûlant sous le plus proche fauteuil. Ce meuble bas et dont l'étoffe traînait, se trouvait tout à côté de la portière aux rois mages: c'était parfait. Il ne restait plus qu'à parsemer les cendres sur le tapis et le garde-feu, comme si la bûche avait roulé. Là... Marc se recule pour examiner son travail, et satisfait, sort, referme la porte, descend posément l'escalier, se met en selle, et s'éloigne sans hâte, au petit galop, tranquille, résolu, simple. Il avait accompli ce qu'il avait voulu. Et maintenant, où diable le cerf s'était-il sauvé? Voilà ce qui importait. La chasse fut particulièrement dure ce jour-là. L'animal fuyait aux quatre coins de la forêt, rusait, se cachait parmi des troupeaux de biches; il y eut des changes, on revint sur ses pas, on tourna sur soi-même. Il allait faire nuit. Les chiens suivaient follement tout le gibier qu'ils rencontraient. Le maître d'équipage était exaspéré: «Eh! cria-t-il à un bûcheron qui courait, où allez-vous? Holà, voyons, qu'y a-t-il? Vous finirez par couper les chiens, sacrebleu! --Mais, monsieur le baron, il y a le feu là-bas, regardez...» Une lueur en effet, comme d'une grosse topaze rose, commençait de poindre à l'horizon. François, qui se trouvait là, se mit au trot instinctivement lorsqu'il vit de quel côté la lueur s'élevait. On le suivit. «--Ah! monsieur, s'écria un garde qui passait, c'est à Pontmorin, paraît-il!» François blêmit, poussa son cheval. Les veneurs s'échelonnèrent le long du chemin. On approcha d'un village: «Vite, monsieur le marquis, c'est chez vous...» François partit comme une flèche. Tout le pays courait maintenant, femmes, enfants, gars laissant l'ouvrage commencé, vieux se hâtant sur le sol inégal, c'était comme une déroute par les champs, par les prés et le long des taillis déjà sombres, vers l'incendie qui peu à peu envahissait le ciel et repoussait la nuit. Cependant, en Hariale, bien loin de Pontmorin, le piqueur Monjoye, abandonné de tous, hurlait toujours, et ne cessait d'appuyer ses chiens. «--A la voie, mes beaux, criait-il, à la voie, aoh, aoh, aoh... Ah, vous êtes toujours là, monsieur Thierry? Vous ne quittez jamais, au moins, vous... Eh quoi, leur feu, cela ne nous regarde point! D'ailleurs, monsieur le baron n'a pas donné l'ordre d'arrêter. Et puis une chasse, une fois commencée, c'est comme la messe, il la faut mener jusqu'au bout. --Jusqu'au bout, Monjoye, jusqu'au bout!» Ils prirent leur cerf à deux lieues de là, dans un carrefour obscur, et le farouche Monjoye sonna triomphalement, pour eux tout seuls, les fanfares réglementaires. II Le feu dura jusqu'à sept heures. Au début, ce fut magnifique: l'incendie rutilait et ronflait dans les ténèbres avec furie, on savait qu'il n'y avait plus personne au château, et toute la chasse demeurait là, assistait au spectacle comme si on l'y eût priée par invitations. On se disait d'un air compatissant: «Quelle horreur, croyez-vous!» mais on pensait: «C'est de toute beauté, et je vais raconter cela ce soir à Paris.» Une animation extraordinaire régnait; on s'agitait, on parlait haut. Quelque poutre même étant tombée au plus fort du sinistre, une gerbe de flammes jaillit jusqu'au ciel, et ce fut à peine si l'on se retint de pousser un de ces «ah» d'extase dont on salue les pièces inattendues dans les feux d'artifice. Enfin les secours s'organisèrent peu à peu, et les invités se rappelèrent soudain l'heure du train, car on commençait à leur faire tenir des tonneaux d'arrosage et porter des seaux pleins. D'ailleurs, le feu s'éteignait visiblement, et bientôt même il s'apaisa tout à fait. La pauvre marquise, entourée par Sylvie et Pauline, ne pouvait prononcer une parole. Quant à François, il avait vite recouvré son sang-froid, et se contentait maintenant d'évaluer les pertes. «Le salon seul, disait-il, la salle-à-manger et une partie de l'étage supérieur ont brûlé. La moitié du château, en somme, reste debout. Mais elle est désormais inhabitable. Je pense que la compagnie d'assurances paiera. En tous cas, elle ne nous rendra ni la statuette, hélas, ni surtout le portrait de mon aïeul Jean, qui pour moi valait tout le reste.» Il crânait. Sylvie et Pauline ne revinrent qu'à neuf heures du soir à Hariale-sous-Bois, ramenant en voiture la marquise de Caumais-Simier. François restait à Pontmorin, et coucherait chez des paysans. On tenta vainement en arrivant de faire manger la malheureuse dame, qui avait aimé son logis comme un autre enfant. Elle se réfugia dans sa chambre, anéantie. Après le dîner, Jacques Fouvier se fit annoncer. Il venait prendre des nouvelles. «--François ne veut pas l'avouer, lui dit Sylvie, mais Pontmorin faisait le plus clair de leur avoir. Estimiez-vous leurs collections, monsieur Fouvier? --Oui, madame, en ceci qu'elles étaient surtout vénérables. En effet, j'ai vu partout d'aussi beaux meubles, moins délabrés, moins réparés et d'un goût plus rare: mais les leurs portaient aux serrures les armes des Simier. Rien n'indiquait que le portrait brûlé fût un Clouet, on pouvait même douter qu'on eût bien là l'image de Jean de Simier: mais c'était un portrait d'ancêtre. Consolons-nous encore des archives détruites; je les ai parcourues, et n'y trouvai que de menus titres de propriété, des brevets, des lettres autographes utiles à la seule histoire de la maison de Simier. Quant aux tapisseries, je les regrette, sinon pour elles-mêmes, car le dessin n'en était pas des meilleurs, et aussi bien les vers n'en avaient-ils presque rien laissé: mais du moins parce qu'au bas de l'une d'elles on lisait SANNAZAR CANT., «Sannazar en fut le poète.» C'était en effet la scène de la crèche telle que ce candide auteur l'a chantée: l'enfant Jésus vient de naître, et saint Joseph qui n'en sait rien s'éveille bonnement bien longtemps, après que le b½uf et l'âne ont déjà rendu leurs hommages au bambin sacré. Pieux et touchant épisode, qui scandalisa pourtant d'excellents esprits! Mais la perte, madame, la perte irréparable, c'est la Diane... Ah, n'en doutez pas, cette petite idole se souvenait et pensait. Elle parlait du siècle charmant où quelque orfèvre florentin l'avait si finement tirée d'un pur ivoire. Elle portait sans faiblir un peu de la grande âme qui poussait dans les bois l'antique déesse. S'il est vrai que celle-ci ne les a point quittés, que son regard y veille encore et qu'on y voit briller son sourire par les nuits de lune, il faut la craindre, elle se vengera. Sa colère est longue et certaine...» III La présence de Marc dans un bal avait de quoi surprendre. Jamais on ne l'y avait vu pendant sa rude jeunesse adonnée aux exploits pénibles plutôt qu'aux grâces et aux entrechats, et l'on peut croire qu'il n'avait guère appris la courtoisie au Ranch Bar. Il était plus habile à gagner des matchs qu'à tourner dans la moindre valse, et s'entendait mieux à forcer un cerf par la plus dure journée d'hiver qu'à deviser sur des riens d'un air empressé. Ses amis eussent été bien stupéfaits d'assister vers minuit à son entrée chez les Morinon-Landon, et qu'eussent-ils en outre pensé s'ils avaient su que Marc avait même intrigué pour obtenir une invitation! Car c'était une idée si étrange de supposer Marc Thierry pirouettant au bal, qu'on ne s'avisait pas de l'y convier. Les Morinon-Landon faisaient partie de l'équipage, et c'était à ce titre que la baronne Levaître avait consenti à se laisser admirer ce soir-là chez eux, malgré la longue impression d'angoisse que l'incendie de la veille lui avait laissée. La marquise de Caumais-Simier était demeurée à Hariale-sous-Bois, plus défaite que si tout lui manquait à la fois, honneur et fortune, famille et patrie. Sylvie l'avait embrassée tendrement le matin, et priée de rester tant qu'elle voudrait, avec cette voix irrésistible, ce regard, ce geste souverain, tout ce pathétique enfin dont l'admirable actrice retrouvait un sincère usage à la moindre émotion. Et à cette heure encore, elle évoquait sans effort, tout naturellement, par sa mine et sa seule attitude, le personnage douloureux de Déjanire ou pitoyable d'Antigone, la plaintive Juliette ou la triste Chimène: son c½ur variable, son c½ur de théâtre avait été touché. On se bousculait dans les salons pour la regarder, lui parler, avoir la bonne fortune de la distraire quelques instants. Il faut dire que les Parisiens en réalité ne s'étaient pas encore bien habitués à ne plus voir en elle que la baronne Levaître. Pour eux, c'était toujours Sylvie Montreux, leur Sylvie, et ils eussent bien vite oublié son nouvel état, n'eût été cette Pauline qui ne la quittait pas, cette Pauline mince et sombre, dardant le feu de ses yeux jaloux, cette Pauline qui se tenait obstinément à son côté, coude à coude, comme si elle eût exigé sa part des compliments et des baisemains, comme si elle eût revendiqué son rang et imposé par sa présence enfin ce nom de Levaître, qu'on oubliait! Si bien que nul ne se fût adressé publiquement qu'à toutes deux ensemble, et que leurs visages étaient à ce point unis dans la mémoire de chacun qu'on les y voyait comme superposés, à l'exemple de ces doubles profils frappés dans l'airain des médailles ou taillés sur l'améthyste des camées. Marc fit donc son entrée vers minuit, et fort résolument. Il se dirigea tout de suite vers le groupe de Sylvie. On s'y récria. «--Comment... Pas possible... Qu'arrive-t-il?... Les athlètes s'en vont... Vous verrez qu'il dansera... Et en mesure, encore.» Sylvie elle-même lui dit en souriant: «Quelle aubaine!» Mais celui-ci avait son idée: «Je suis content, madame. Il m'est arrivé cette semaine un grand bonheur, et en témoignage de réjouissance, je sors, je cours les fêtes, j'irai, si vous le permettez, vous rendre visite, je fais enfin tout ce qui peut m'être agréable. --Bravo! Toutefois ne saurons-nous pas pourquoi vous voilà si joyeux? --Si, je puis le dire, mais à vous seule.» Cette réponse était directe. On se regarda dans le groupe avec stupeur. Quelle audace! Et Pauline? Elle restait saisie. Et Sylvie? Elle riait. «--Cela me paraît d'un sérieux effrayant. Pourtant, je veux montrer du courage, et je vous entendrai--tout à l'heure. --Je reste là, madame.» Et Marc en effet s'installe, se croise les bras, prend racine. On le considère avec une sorte d'indignation. Quoi! vraiment, va-t-il demeurer ainsi? Il n'a donc aucun sentiment du ridicule? Non. Et quelle éducation! Sans doute. Mais en attendant, le voilà dans la place, impassible, pesant, inébranlable, tant et si bien qu'après une demi-heure Sylvie, amusée au fond et intriguée aussi, finit par lui prendre le bras. «--Allons, menez-moi au buffet, et venez dans un petit coin me confier votre secret.» Elle croyait plaisanter. Cependant Marc n'était pas de ceux avec qui l'on joue. D'abord il n'avait point d'esprit. Et puis, il s'était juré de dire tout ce qu'il avait à dire. Bref, à peine se trouvèrent-ils un peu à l'écart qu'il porta l'entretien sur un étrange ton. «--Eh bien, je suis content parce que Pontmorin a brûlé. --Oh, quelle cruauté! Comment pouvez-vous dire cela! --Pontmorin m'offusquait, Pontmorin m'empêchait de vivre. M'en voici délivré. --Mais, voyons, vous étiez en bons termes avec François de Caumais-Simier. C'est lui qui vous a introduit à l'équipage. Il vous recevait... --Par déférence envers M. Paqueret, dont je suis l'ami. Mais il me méprise probablement. Non? Allons donc! Et d'ailleurs, quand il n'y songerait même pas, moi, je le hais. --Pourquoi? --Ah, ici, je m'arrête, madame. Je ne veux pas dire pourquoi. Seulement... Où se trouvait le château de Pontmorin? Entre vos trois forêts de chasse. Quand on arrivait au rendez-vous en avance, où étiez-vous? A Pontmorin. C'était là que peu à peu vous sembliez vous retirer, vous retrancher, vous plaire, trop vous plaire. A présent, cette maudite baraque est détruite. --Je crois, monsieur Thierry, que vous exagérez un peu. Et puis, vous êtes bizarre! Qu'y aura-t-il de changé pour vous, désormais, je vous le demande? --Eh, il y aura que si la chasse s'en va finir loin, par delà le Bois du Roy, dans les côtes Bourbon et jusqu'en pleine forêt du Mahouleux, je ne sentirai plus le dépit de vous voir disparaître après cela dans une maison où je n'ai pas accès, où l'on me dédaigne, si ce n'est plus. Et je courrai peut-être la chance, une fois ou deux, d'un retour pareil au premier que nous fîmes, vous en souvient-il? --Mais... mais vous vous occupez beaucoup moins de moi, quand vous êtes derrière les chiens, soit dit sans reproche. --Oui, je chasse passionnément, et je fuis, et je me sauve avec Monjoye au plus profond des fourrés, oui! Vous ne devinez donc pas pourquoi, madame? Il le faut pourtant, car vous ne me l'entendrez jamais dire. Vous ririez, et je sais mal prêter à rire. Le seul aveu que je ferai, c'est celui de ma joie profonde parce qu'une barrière aura été brisée entre moi et... et ceux qui vous entourent--parce qu'aussi j'ai vu malheureux un homme que je tiens pour un ennemi, ou, si peu que ce soit, pour un rival!» La voix de Marc avait tremblé sur ces derniers mots. On ne saurait, il est vrai, parler impunément d'un rival à une femme épanouie et brillante, que l'on voit décolletée pour la première fois, qui, au lieu de porter comme d'habitude une jaquette en gros drap roux et un sec tricorne sur les cheveux, vous caresse les yeux avec sa chair nue, vous éblouit avec ses perles et ses bijoux, vous rend tout sot avec ses fleurs et ses parfums... Et Sylvie de son côté, singulièrement émue par cette jeune violence, dont elle était désaccoutumée depuis cinq ans qu'on l'avait faite baronne, Sylvie se prit à admirer soudain que Marc l'eût si magistralement séparée de Pauline, qu'il l'eût prise à part avec cette décision pour lui dire en si peu de mots qu'il l'aimait. Loin de songer qu'il n'avait agi ainsi que tout bêtement (car il n'y a encore que ces sauvages-là pour réussir aux entreprises où de trop fins échouent, qui pensent, calculent et se méfient), elle se persuada qu'il avait montré l'énergie la plus rare et un tact exquis. Elle détourna les yeux, et vit que de tous côtés on l'épiait: «Eh, je n'ai pas séduit, observa-t-elle, un inconnu. Marc Thierry est célèbre, certains l'envient, tous le craignent...» Puis, ramenant son regard, il fallut bien aussi qu'elle aperçût l'extraordinaire beauté de cet être brutal, incivil et tragique, qui s'inclinait vers elle comme s'il la voulait ici même, sur-le-champ, en signe de réjouissance, et parce que Pontmorin avait brûlé. «--Reconduisez-moi,» lui dit-elle doucement, prenant son bras. Et elle ne sentit pas sans plaisir, à travers le tissu léger de l'habit, les muscles de l'athlète tressaillir quand elle y eut posé, en appuyant peut-être un peu, les doigts. IV La nouvelle année commença sous la neige, la terre gela, les chasses furent interrompues, et pendant deux semaines Sylvie put délibérer à l'aise dans son hôtel de la rue Murillo. Quand il fait bien froid dehors, notre prudence et nos méditations croissent d'autant, parce qu'il est doux de rêver au coin d'un joli feu. On y philosophe même si longtemps que le plein hiver est sans nul doute l'époque où l'on se décide le plus sagement à commettre toutes les folies. Quant au sujet qui la faisait tant songer, il est délicat. Elle-même ne l'eût peut-être avoué à personne. Mais en vérité, la baronne Levaître, pour belle et séduisante qu'elle fût restée, avait trente-sept ans bien sonnés. Or c'est vers la quarantaine, on le sait, que les femmes ont pu trouver enfin assez de réflexion pour comprendre qu'il ne faut rien se refuser, que c'est le meilleur parti. Elles y gagnent assurément quelques remords, mais elles y évitent aussi des regrets, et quand ceux-ci leur empoisonneraient une longue vieillesse, elles oublient ceux-là plus vite encore que vous ne croyez. Une aventure passionnée, en outre, ne pouvait guère surprendre Sylvie Montreux. Car plus d'un amant l'avait caressée, avant le baron son mari. Et elle n'avait oublié ni la douceur du premier, ni la tendresse du second, ni la bonne grâce et le fin visage d'un troisième, ni la science amoureuse, les regards touchants, les sourires habiles de quelques autres aussi. Elle revivait plusieurs nuits trop courtes, et certaines de ces heures qui fuient sans qu'on y pense. Tel poète lui avait offert sa gaîté, son esprit, tel prince avait mis son orgueil à lui plaire, tel amant professionnel même lui avait fait hommage de sa vaine personne. Mais de pas un seul Sylvie ne se rappelait tout simplement le corps, la chair. Ce n'étaient qu'yeux perfides, mains expertes, voix captieuses, puis, au lit, des chemises de soie. Peuh! c'est alors que Sylvie songeait avec une curiosité friande et joyeuse à ce splendide athlète qui l'aimait, et dont la forme vraiment nue devait être incomparable. Sylvie avait trente-sept ans, encore une fois. S'il n'est pas permis à cet âge de vouloir jouer avec le corps d'un gars parfaitement beau, rien que pour sa beauté, et rien que pour jouer, quand donc admettra-t-on que l'âge de raison puisse venir aux femmes? Avec les rides? A d'autres! Sylvie désirait tenir entre ses bras le torse admirable de Marc, par volupté pure, de même qu'on peut souhaiter, en considérant quelque statue radieuse, de la voir vivre et tendre ses lèvres. C'est la sagesse. Elle vient tard. Ce fut donc sans grand mérite que Marc Thierry sut se montrer tel, dès que les chasses eurent repris, qu'il avait été chez les Morinon-Landon, malgré Pauline, malgré tous les envieux qui l'observaient, le blâmaient, s'indignaient, malgré le prestige même de Sylvie. La cause du jeune homme était gagnée d'avance, et celle dont il avait juré, sinon d'enchanter l'esprit, au moins de baiser les douces épaules, ne résistait plus que par plaisir. Aussi bien, Sylvie pouvait-elle vraiment céder, comme cela, tout de suite? Non. Passé oblige. Avouons aussi qu'elle craignait un peu Pauline. Comment supporter les yeux clairs de celle-ci, après cet enfantillage? Comment souffrir qu'ils parussent lui dire: «Et mon père, Sylvie, qui t'a livré son nom, tu l'as donc oublié? Et moi, qui te regarde, tu m'oublies? Tu te conduis comme une petite fille, ma mère, ma tutrice... De sorte que je te juge, maintenant, car tu m'en as donné le droit. Et cela me peine. Et j'en souffre.» Sylvie adorait Pauline. A la pensée de la chagriner en rien, elle se sentait désolée. «--Irons-nous à l'Opéra demain, ma chérie? lui disait-elle. On nous offre cette loge, tu vois. Que dois-je répondre? Parle, décide. --Mais, c'est comme tu voudras. --Que non! Je ne vais qu'où il te plaît. Dès que tu as la migraine, je tombe enrhumée, tu le sais bien, et dès que tu t'amuses quelque part, je suis contente. --Ah, c'est vrai. Mais je t'adore, en revanche, tant pis pour toi! --Oui, ma petite Pauline, et tu es un ange, et nous sommes heureuses, et nous nous passons tout, et c'est joli de vivre ainsi... Pourtant, voyons, si une fois, tout à coup, je me mettais à faire quelque chose qui te déplût, là! Qui froncerait ses méchants sourcils, qui ne pourrait plus voir sa Sylvie? --Ce ne serait pas moi. Tu es libre. Nous sommes toutes libres...» Mais déjà le visage de Pauline se gâtait, et Sylvie prudemment s'en remit à elle toute seule du soin de savoir ce qu'elle avait à faire. Forte résolution à laquelle, en Hariale, les détours et la brume des forêts, ainsi que certains hasards, ne furent pas sans beaucoup aider, puisque tout semblait désormais servir ce conquérant de Marc, puisque les plus augustes décors, la voix immense et hautaine du vent, toute la rudesse de l'hiver enfin ne faisaient plus qu'embellir à présent l'amour inconvenant dont il renouvelait insolemment l'aveu, le regard qui luisait sous son front têtu, le geste même qu'il osait. Qu'on eût en effet découplé devant un fourré profond et que les chiens y eussent paru plonger un à un, puis s'y être noyés en hurlant; ou bien que le piqueur les eût lancés sur la plaine livide--Sylvie admirait seulement la bonne grâce de Marc à se jeter, lui aussi, en plein taillis, sous la futaie, ou mieux encore à travers champs... Que la meute invisible aboyât frénétiquement, comme si elle déterrait un trésor, ou bien que l'on fût au contraire en défaut, et qu'on vît passer de tous côtés hommes d'équipages, veneurs et invités, coupant les routes ou suivant les sentiers, éperdus, affairés, pareils à des figurants qui manquent leur entrée--et Sylvie n'était attentive qu'au seul galop de son bel athlète, de son bel esclave... Qu'on eût mené le cerf hallali, et que celui-ci flottât sur l'étang, sa tête sèche hors de l'eau, rayant et coupant le lac paisible, suivi par un triangle de chiens; qu'il se fût encore réfugié dans quelque ruisseau, haletant, fourbu, ruant parmi la horde qui le dévore vif; ou qu'à demi mort, il eût franchi quelque haut talus pour s'y arrêter soudain, et poser pour les photographes--et Sylvie se prenait à remercier Marc d'un sourire, comme si c'eût été lui qui eût offert toute cette fête, ordonné le spectacle et conduit la chasse. Si l'on se pressait autour d'elle quand, la bête enfin tombée, l'heure était venue des révérences et des présentations; si à la curée, tandis que les piqueurs rangés en ordre soufflaient dans leurs trompes avec une sombre fureur, tandis qu'on agitait devant la meute frémissant de convoitise et d'angoisse la tête du cerf et ses bois redoutables, tandis que les chiens féroces et bientôt couverts de sang se ruaient sur la viande chaude, si chaque cavalier tâchait à faire le plaisant auprès de la baronne, celle-ci n'avait d'yeux que pour le taciturne Marc. Et plus d'une fois, au moment du retour: «Allons, monsieur Thierry, disait-elle, je vous donne l'hospitalité dans ma voiture. Nous y tiendrons bien tous les trois, avec Pauline. Voici qu'il va faire nuit». Tant de faiblesse n'était pas, on l'imagine, pour que l'on se fâchât beaucoup lorsque après cela, sous les fourrures, Marc l'effronté se gênait peu, cependant qu'à l'entour la brume complice tombait. Un jour, au fond d'une allée solitaire, il avait, dressé sur ses étriers, pris dans ses bras la molle Sylvie, et senti l'arome de sa chevelure lumineuse; mais ce jour-là, la forêt étincelait sous le soleil, une pluie récente avait laissé un diamant au bout de chaque rameau, et le cerf, tombé en pleine campagne, mourut entre un double arc-en-ciel, l'un qui brillait dans la nue, et l'autre sur les champs: car c'était au plus tendre début du printemps, et Sylvie avait pu se croire enivrée par le parfum des bois. Hélas, à la chasse qui suivit, il régnait partout un brouillard tel que la pluie même avait dû renoncer à le pénétrer: faut-il l'avouer? Sylvie se laissa égarer encore, et Marc éprouva la fraîcheur de ses lèvres au secret d'un carrefour. V Mais voici le mois de mai. Toutes les feuilles sont écloses, le dernier daguet du printemps s'est fait prendre, et Sylvie est venue dans son jardin d'Hariale-sous-Bois passer quinze jours à regarder naître les fleurs. Il est quatre heures. Madame la baronne a fait atteler; elle est sortie, suivie par ses trois lévriers, Quélus, Schomberg et Maugiron, et enlevée par son trotteur Aérolithe. Elle ira vite et loin. Quant à Pauline, accablée par la migraine, (cessera-t-on jamais de croire aux migraines?) elle est restée au logis. La chambre à coucher de Sylvie demeure donc abandonnée. Aucune dentelle, aucun bijou n'y traîne hors de sa place; nul papier n'y flâne sur la table; pas un tiroir n'y bâille. Tout est sous clef, bien verrouillé. Seules, quelques roses vivent, embaument et se regardent du haut des vases. Un bruit cependant a troublé le silence. Une fleur laisse choir un pétale, on a bougé. C'est la serrure qui tourne et s'ouvre: et c'est Pauline qui entre à pas de loup. Celle-ci n'hésite point, mais va droit au secrétaire de Sylvie, y glisse une clef qu'elle tient dans sa main, rabat avec décision le panneau d'acajou, et fouille dans le premier tiroir à gauche. Or, ce tiroir est rempli de lettres d'une écriture brusque et rapide, celle de Marc. Les premières commencent par «Madame, Chère Madame...» On s'y excuse au sujet d'un retard, on y demande une audience. Puis, voilà du «Sylvie» tout court; puis des «Hier, en nous quittant... Mardi prochain... Une promesse...» Puis enfin c'est un billet tout frais, que Pauline a vu venir ce matin même par la poste: «... Après-demain. J'arriverai de nuit, par Sérigny, nul ne m'aura donc vu. C'est un jeu de passer la grille du château à l'endroit que je vous ai montré. Dans le parc, rien à craindre non plus: à onze heures du soir, les gardiens sont couchés depuis longtemps. Et une fois au canal, tout va bien: le canot ne fait aucun bruit.» La jeune fille replie violemment le billet, le rejette au tiroir et referme le secrétaire d'un geste sec. A quoi bon en voir davantage? Inutile. Pauline connaît un par un, et à ne pas s'y tromper d'une date, tous les secrets de Sylvie. Elle a pris elle-même les empreintes de toutes les serrures, de tous les coffrets qui pouvaient les lui livrer; elle a visité les chiffonniers, les boîtes et jusqu'aux médaillons. Elle sait que Marc, le victorieux et sauvage intrus, s'est emparé du caprice de Sylvie... Caprice, mais non! Giuseppe Sartori, à la bonne heure, Jauziat le dilettante et Pierre de Trémulon le misanthrope, ces trois conquêtes auxquelles par jalousie et par dépit Pauline osa prétendre, elle aussi, ceux-là furent des caprices, sans doute. Sylvie s'en est divertie: fin de veuvage, plaisirs de demi-deuil, gracieux renouveau... Et Pauline de son côté ressentit à peine un regret en s'apercevant que sa dot immense, ni sa jeunesse, ni sa beauté ne pouvaient asservir l'aimable italien, qui revint aux muses, le mol amateur qui, par paresse, craignit de se marier, l'homme d'esprit qui se dit: «On rirait trop.» Mais Marc, la belle brute, ah, c'est bien autre chose! Il a lourdement insisté, lui, pesé, forcé, réussi... La belle brute! Il n'y a qu'à tourner les yeux pour rencontrer dans cette chambre même son admirable image. Là, sur cette table, s'élève une réduction de l'Apoxyomène antique dont il montre, paraît-il, la forme et la figure. Et là-bas, sur la petite bibliothèque, vous n'avez qu'à feuilleter tout un amas de vieilles revues sportives pour constater que la ressemblance est merveilleuse. Sans doute, elles sont usées, ces revues, mais peut-être davantage encore que Sylvie, c'est Pauline qui en a froissé les pages. Et en cette minute même, la jeune fille se dirige vers la bibliothèque. Toutefois, ce ne sont point les revues, mais un grand et gros album qu'elle y prend: cet obèse in-folio contient toute la collection des costumes de théâtre qu'a portés Sylvie Montreux. Voici l'actrice, menue et grêle, à l'Opéra-Comique, puis bientôt épanouie, devenue tour à tour déesse ou mendiante, grande dame ou courtisane, Nausicaa ou Circé, Aude ou Yolande, La Vallière ou Lamballe; elle passe ici, maniant la haute canne de la Montespan, et trône là, chargée des cruels bijoux de Poppée; ou encore vous la reconnaissez dans ses robes célèbres d'il y a six ou sept ans. Que de grâce, que d'aisance à porter cela! Pauline, toute pâle, tourne un feuillet, encore un feuillet... A l'un des derniers portraits, elle s'arrête: c'est que Sylvie, drapée cette fois comme un Tanagra et nue sous l'étoffe légère, rayonne d'une beauté trop exaspérante, trop indiscutable. Pauline bondit au miroir, ouvre son corsage, se décollète, se cambre et se contemple: mais quel visage de drame et de tragédie lui apparaît dans la glace! Elle est là, le sourcil haut, le profil dur, les yeux luisants; son cou net, sa gorge altière ont une inflexible pureté: c'est Lucifer, ou c'est Médée. Jamais on ne l'aimera. Jamais elle ne l'emportera sur sa caressante et savante rivale. Oh, comme elle la hait, cette Sylvie! A côté de l'album aux costumes cependant, il en est un autre, plus petit, que Pauline ne peut entr'ouvrir sans pitié, sans tendresse. Ici, c'est elle, Pauline, qu'on voit à chaque page; elle repose tout enfant sur les genoux de la mère qu'elle n'a point connue, la vraie; ensuite, fillette, elle joue, solitaire, dans un jardin; elle entre au couvent; elle y est triste et laide dans son uniforme... Ah, mais voilà Sylvie, toute élégante et pimpante, qui la retire de prison, l'habille, la choie, l'amuse, et se fait photographier avec elle; puis Sylvie encore qui la conduit si joliment par la main dans leur maison d'Hariale, Sylvie près d'elle à la chasse, à la mer, en Italie, au bal... Mais ce fut la douceur et la joie de sa vie, ce fut sa grande et sa seule amie. Et Pauline revient aux portraits où elles rêvent toutes deux, joue contre joue, en grand deuil... Elle n'y tient plus, son c½ur se serre. Comme elle l'adore pourtant, cette Sylvie! Allons, plus de faiblesse. Aussi bien faut-il sortir de cette chambre, à la fin. Le soir tombe. La baronne Levaître va rentrer. Bientôt en effet, on entend le trot d'Aérolithe. Les roues font crier le gravier de la cour, Sylvie saute du siège et pénètre avec une bouffée d'air parfumé dans l'antichambre: «Comment va mademoiselle?» demande-t-elle aussitôt. Mademoiselle? Jolie, pensive et guindée, comme toujours, elle vient à la rencontre de sa grande amie. Mademoiselle? Elle ne peut se détourner de sourire, ni s'empêcher de souffrir. Elle la regarde, sa grande amie, et comprend qu'elle l'adore et la hait en même temps, et qu'il n'y a point de remède, car cette passion-là, c'est l'envie. On n'en guérit pas. VI «... J'ai donc besoin, pour toutes ces raisons, tu comprends, de m'absenter, quelque temps, quelques mois. J'irai à Versailles, chez ma cousine des Eparges. Elle m'a toujours priée de l'aller voir, et d'en user à mon aise avec elle. En voici l'occasion. Je ne la surprendrai pas, la brave dame: elle m'attend. Cependant, je crois t'entendre, ma Sylvie chérie. Tu vas gronder: cette Pauline est une fausse petite fille, elle n'a aucune affection pour moi, et n'en a jamais eu... Oh, ne pense pas cela! Ce serait si injuste et si méchant! Rappelle-toi donc le premier jour, dans le salon, quand papa m'a fait venir, et qu'il m'a dit: «Voici une grande amie pour toi, Pauline, et je crois que tu l'aimeras bien.» Et la première fois après cela que tu es arrivée au parloir avec ta robe prune et blanche: tu m'as emmenée du couvent, et je n'y suis pas rentrée, tout de même! A la maison, tu t'es écriée: «Mais, Etienne, elle est fagotée, cette petite!» Alors, tu m'as conduite chez ton couturier, qui m'a reçue comme une princesse: la belle-fille de madame Sylvie, excusez du peu! Mais c'est la corsetière, surtout, dont je me souviens: elle est venue, m'a pris mesure, et trois jours après, je me trouvais jeune fille, avec une taille...» Et il y en avait ainsi des pages et des pages... Pauline relisait sa lettre avec un peu de surprise. Comment, c'était bien elle qui avait écrit cela, qui s'était laissée aller à cet attendrissement, à ce bavardage? Et pourquoi faire? A quoi une lettre a-t-elle jamais servi? Si l'on veut persuader quelqu'un, il faut lui aller parler, seul à seul, et non lui envoyer de fades paperasses, qui ne prouvent rien--et qui restent. Mais Pauline avait commencé sa longue épître dans l'après-midi, au grand jour. On sait qu'il suffit d'un rien pour chasser la bonté d'un c½ur ombrageux. Toute douceur s'était éteinte en celui de Pauline tandis que le soleil agonisait dans le ciel pâle. Enfin, n'y voyant plus guère, la jeune fille venait d'allumer sa lampe électrique, et sa tendre lettre, illuminée ainsi, ne lui paraissait plus que faible, enfantine et humble. Il n'était pas jusqu'à ce projet de s'en aller durant quelques mois, projet dont chacun pourtant se fût accommodé, qui ne lui semblât piteux maintenant. Se sauver, fuir, abandonner un poste difficile--non! Pauline prit sa lettre et la déchira. On sonnait le premier coup du dîner. Elle s'habilla et descendit. Il n'arrivait presque jamais qu'elle soupât ainsi en tête-à-tête avec Sylvie. A Paris, toutes deux dînaient en ville le plus souvent, ou recevaient à leur tour, ou mangeaient à la hâte afin de ne pas manquer plus de la moitié de la pièce en vogue. Pendant la saison des chasses, elles hébergeaient toujours quelque veneur attardé, quelques voisins familiers. Mais au printemps, les deux amies accomplissaient une sorte de retraite dans leur maison d'Hariale. On ne venait point les y troubler, et elles prenaient leurs repas en garçons, les coudes sur la nappe, ne tolérant la présence que des seuls Quélus, Schomberg et Maugiron, qui, silencieux, le dos rond, rôdaient lentement autour de la table, et flairaient partout, non sans dédain, avec leurs longs nez d'aristocrates. Ce soir-là, il faisait tiède, et la flamme des bougies vacillait à peine dans la salle à manger, bien que mille parfums y entrassent par les fenêtres décloses. Quand Pauline ouvrit la porte, Sylvie était assise au bout de la longue table, dans une cathèdre de chêne, luisante et fragile; elle flattait Quélus et lisait en riant un journal: «--Arrive vite, Pauline. Viens voir... --Quoi donc? --C'est un article délicieux du _Moniteur de l'Ile-de-France_. A propos de la fin des chasses, le rédacteur fait de la poésie sur les vieux usages, sur la galanterie française, sur les honneurs du pied, que sais-je! Et toute cette éloquence est tout simplement une transition, ma chère, pour chanter les louanges de la baronne Levaître, parfaitement... Tiens, écoute-moi ces fins morceaux: «... Une de nos dernières grandes dames, qui sait unir aux charmes fringants et capiteux de la parisienne le ton inimitable d'une princesse authentique... Une chrétienne enfin, dont les bonnes ½uvres ne se comptent plus, et qui malgré l'éclat de sa vie passée, malgré le bruit encore tout vibrant de sa gloire, sait modestement ajouter à ses charités le don ineffable d'un sourire, l'offrande exquise de sa simplicité... Dans notre monde moderne où se poursuit sans idéal une éternelle chasse à l'argent, où triomphent les cyniques et où d'inqualifiables bandits reniflent d'avance une odeur de curée chaude, madame la baronne Levaître aura fait revivre ces exquises qualités de noblesse à la fois et d'urbanité.., etc., etc...» Et il y a aussi un petit mot pour ton oncle Gaston, pour les principaux habitués de l'équipage... --Et pour moi, qu'est-ce qu'il y a? --Ma foi, ma chérie, félicite-toi, il n'y a rien. Ce diligent soutien de la société n'a pas haussé jusqu'à toi sa sottise... Pas si sot pourtant, car il va me demander vingt-cinq louis pour son journal, évidemment. C'est de l'accaparement, d'ailleurs, car la forêt d'Hariale est plus en Valois qu'en Ile-de-France...» Pauline ne se plaignit point, naturellement, d'avoir été oubliée dans une méchante petite feuille de chou. Mais on a beau penser le plus spirituellement du monde, il est outrageant que l'on vous ignore. Et il est encore plus facile de l'avouer que de s'en cacher. Cependant Sylvie poursuivait: «J'ai reçu des nouvelles d'Italie, de Sartori. Il est à Rome...» Puis, se tournant vers le maître d'hôtel: «Faites-moi, je vous prie, apporter mon courrier.» Et quand on le lui eut remis: «Oui, signora Silvia, se prit-elle à lire de sa voix infaillible, oui, je suis à Rome, dans ma Rome. Que vous en dirai-je qui vous prouve que je n'oublie ni le pays lointain d'Hariale, ni vous? Les chasses ici sont terminées depuis longtemps. Et puis, sauf qu'on s'y casse le cou bien davantage, elles ne valent point les vôtres. En outre, les hommes de lettres n'y vont guère. Ceux que l'on y accueille, et qui par hasard montent à cheval, terrifient nos trois mondes, le papal, le royal et l'anglican, par leurs extravagantes calomnies: on les donnerait plutôt à dévorer aux chiens, comme de nouveaux Actéons... Alors, n'est-ce pas, je me souviens du Guido, qui se vantait d'avoir deux cents manières de faire regarder le ciel par deux beaux yeux. Moi, j'en ai deux ou trois mille de vous faire regarder par les yeux de mon âme: je vais dans les musées. Je fréquente le Vatican, les villas, les palais, je suis familier de l'Olympe, et même du Paradis, et ne quitte plus ni les dieux, ni les saints. Ils s'accordent très bien. Et je m'arrête tout spécialement devant ces allégories drapées, des Pudeurs, je pense, qui ramènent leurs voiles ou vont les dérouler... --Et, interrompit un peu grossièrement Pauline, daigne-t-il au moins, lui, Sartori, s'occuper de moi? --Mais... non. Ou plutôt si, si: il te baise les mains à la fin, là, tiens, tu vois... --Ah.» Pauline se tut. Elle avait envie de pleurer. Sylvie n'acheva pas la lettre d'Italie, et il fallut avoir dépêché le dîner, s'être levé bien vite de table et avoir passé au salon pour que commençât seulement à se dissiper un peu la grande gêne qui venait de tomber entre les deux amies. Mais, hélas, il y avait peu de temps qu'elles devisaient là, tout en pianotant, tout en feuilletant quelque livre, tout en brodant, quand Sylvie sembla tomber dans un abattement pénible et regarda la pendule. Ses yeux exprimaient une douleur menue et lancinante pourtant, une douleur parfaite: «Oh, soupira-t-elle, déjà près de dix heures! Je ne sais si c'est la névralgie, la fatigue, ou le grand âge, mais j'ai mal à la tête. Ma foi, je vais me coucher. Aussi bien est-ce l'heure pour les vieilles dames. Bonsoir, Pauline.» Avec quel art cela fut dit! Beaucoup de lassitude, une légère amertume, un sourire exténué de jeune aïeule--Pauline s'y fût laissée prendre, si elle n'eût su que c'était un complet mensonge. Dix heures, parbleu, la nuit s'avançait déjà: que chacun se retirât chez soi, que la maison s'endormît, et l'autre, le voleur, allait venir tranquillement, une porte s'ouvrirait devant lui, il monterait... Le canot n'aurait fait aucun bruit. Pauline regagna sa chambre, et s'y accoudant au balcon, fondit en sanglots, par désespoir ou par colère, elle ne savait plus. Puis, peu à peu, elle se tut: le silence hautain de la nuit fait honte à ceux qui pleurent. Va-t-on se répandre en larmes stupides, va-t-on pousser de faibles gémissements quand nul ne pourra ni les entendre, ni s'en émouvoir? Allons donc! «Qui se soucie de moi, qui m'aime, songea-t-elle? Personne. Mais c'est de ma faute. Je n'ai rien su faire pour cela. Assez de chagrins, assez d'humiliation... Quand je resterai là!... Assez! On va voir.» Sur quoi, fermant résolument sa fenêtre, la jeune fille alla baigner dans l'eau ses yeux rougis, ses yeux superbes qui avaient pleuré. Elle se parfuma, se poudra, jeta sur ses épaules un manteau, puis, ayant tout éteint et bien pris garde qu'on ne l'eût vue, se glissa dans le jardin par un escalier dérobé. VII Pauline frissonna en entrant dans la nuit. Mais, allons! il y avait mieux à faire que de trembler: et domptant son angoisse, écoutant bravement les ténèbres, elle avança. Enfermés au chenil, les trois lévriers dormaient, et nul aboiement n'était à craindre. Aucune lumière ne brillait plus dans la maison, sauf à la fenêtre de Sylvie. Il ne s'agissait que de ne point écraser le sable des allées, et de descendre ainsi tout doucement jusqu'à l'eau. Celle-ci clapotait sournoisement contre l'herbe, et le canot léger flottait près d'un petit quai de bois que Pauline reconnut sans peine. Elle avait cent fois passé toute seule d'un bord à l'autre du canal. On man½uvrait à son gré le frêle esquif sans se servir des avirons: il suffisait de le retenir tout le long d'un grand câble de fer tendu au-dessus de l'eau. Il était en outre aisé de le tirer à soi de la rive opposée au moyen d'une corde et d'une poulie. Pauline s'aventura donc avec assez d'assurance, en se cramponnant au câble de fer, et le bateau se mit à doucement avancer. Une mer immense et noire sembla s'élever tout autour. Enfin la terre surgit, s'approcha traîtreusement, et tout à coup l'on s'y cogna. La jeune fille accrocha la barque à tâtons, et s'enfonça au plus profond de l'ombre. Puis elle se blottit au pied d'un arbre, et pendant plus d'une demi-heure il lui fallut grelotter là, frémissant à chaque bruit; car des platanes géants se rejoignaient au-dessus de sa tête, et parfois ce dôme sombre grondait, cependant que mystérieusement, sans cause, elle entendait soudain craquer le gravier du parc. Alors, était-ce Marc, ou un garde--ou quoi? Un instant même, son c½ur s'arrêta: on marchait au loin, oui, on marchait, et l'ombre, au bout de l'avenue bougea. Une forme s'arrêta, terrible. «--Marc, Marc, monsieur Thierry, implora Pauline, est-ce vous?» La forme, haute et droite, avança de deux pas: «Qu'y a-t-il? Pourquoi avez-vous traversé?» Puis, se méfiant: «Mais... qui est là?.. Sylvie?» Marc avait parlé net et clair, sans souci de la nuit. Ces deux syllabes «Sylvie» déchirèrent les oreilles de Pauline comme une insulte. Il parut à celle-ci que Marc l'intrus, Marc le voleur la provoquait, se raillait d'elle. Folle dès lors de rage et de passion, elle se dressa tout à coup, et s'approchant brusquement du jeune homme: «--Non! cria-t-elle, ce n'est pas Sylvie. Regardez.» Marc distinguait mal. Il reconnut pourtant cette voix ardente et brève; il crut voir étinceler les yeux d'or: «Comment, fit-il d'un ton plus bas, saviez-vous que je viendrais?» Et il se découvrit: «Etiez-vous là pour m'attendre, mademoiselle? --Oui. --On vous aurait envoyée? --Personne ne me donne d'ordres, ni de ces commissions. --Il faut pourtant qu'on vous ait prévenue. --N'importe. Je ne veux pas avouer de quelle manière j'ai su. Enfin, je suis venue--pour vous empêcher d'entrer chez moi.» Marc remit furieusement son chapeau sur sa tête, et l'y enfonça. Il pestait tout bas, et ne pouvait imaginer au monde une situation plus ridicule que celle où il se trouvait ici. Ainsi, cette jeune fille lui barrait la route, sans qu'il pût donc deviner en vertu de qui, et sans qu'il pût même comprendre pourquoi. Et c'est qu'il n'y avait qu'à obéir, avec cela! En effet, il eût fallu la bousculer pour passer: or, outre la violence d'en user ainsi, elle eût appelé, crié. Ayant affronté la traversée du canal, et s'étant jouée du danger d'être vue, elle n'allait pas ensuite hésiter à réveiller tout le parc, c'était évident. Et puis... la fatuité des hommes est indomptable. Oh, parbleu, Marc ne se disait point: «Elle est venue par jalousie, elle m'aime.» Non. Seulement il ne se sentait déjà plus tout à fait aussi fâché qu'il eût dû l'être, voilà. Pauline cependant se penchait vers lui. En vérité, elle ne céderait pas un pouce de terrain à coup sûr; elle poursuivait les dents serrées, toute tremblante: «Ah, monsieur Thierry, oui, je comprends, cela vous étonne. Vous voyez durant des mois une petite fille pas très liante, pas très communicative, certes, mais bien sage, et qui ne souffle mot, et qui vous laisse tout à votre aise faire la cour à votre illustre amie... Puis, au moment le plus romanesque, la fâcheuse comparse surgit et vous dit: non, vous n'entrerez pas chez moi... Je ferai tout, vous m'entendez, tout pour que vous ne deveniez pas sous mes yeux l'amant de Sylvie! --Mais il n'est point question de cela... --Je voudrais qu'il n'en eût jamais été question... Chut! Taisez-vous, ne me demandez rien. Sachez seulement que votre amour m'offense, me rend folle. Ici du moins, ici, en Hariale, éloignez-vous, attendez... attendez... Et ce soir surtout, allez-vous en, parce que... --Parce que? --Parce que je vous en supplie!» Elle venait de saisir dans sa main crispée le poignet de Marc, et la voix lui manqua. «--Mademoiselle, balbutia Marc... --Eh bien? --Sylvie... --Chut! --Sylvie, dont l'amitié... --Assez, assez! Laissez Sylvie. Allez-vous en, allez-vous en...» La jeune fille implorait maintenant. Elle avait joint ses mains sur celles de Marc, et les serrait convulsivement. Son parfum montait dans la nuit, et ses yeux d'or perçaient les ténèbres. Marc perdait la tête: «Allons, fit-il, cessons ceci, par grâce, et laissez-moi passer, ce n'est que sage. Sylvie peut venir et vous surprendre, que ferons-nous? --Avez-vous peur? --Mais vous-même, ne craignez-vous donc rien? Le scandale serait immense. --Cela m'est égal! Tout m'est égal, scandale, catastrophe, je m'en moque! Ce qui m'importe seulement, c'est que vous n'alliez point la retrouver... Si vous faites un pas, j'appelle, et vous serez tiré par les gardes. Mais non, vous partirez, et vous ne direz jamais rien de toute cette aventure. Le pouvez-vous, d'ailleurs? On se moquerait. Votre amie Sylvie rirait la première. --Mon amie Sylvie... Comme vous en parlez! Je la croyais aussi la vôtre. Vous la détestez donc? --Oui... quand elle me prend ce qui m'est dû!» Le silence tomba, pénible et rompu par le battement violent de ces deux c½urs. Marc reprit à voix sourde: «Pourquoi m'avez-vous maltraité, bafoué quand je vins en Hariale? Pourquoi vous êtes-vous montrée si dure, et si dédaigneuse ensuite? --Je ne sais pas. Est-ce qu'on sait! --Et si je faiblis, si je me soumets, vous me mépriserez encore. --Non, je croirai seulement que vous avez un peu d'affection pour moi. --Eh bien, donc... il le faut... --Ah!» Pauline leva lentement sa main, et la porta aux lèvres de Marc. Par quel geste ingénu de gratitude, cette main s'en vint-elle toute ouverte s'appuyer si doucement sur la bouche du jeune homme? C'était la propre main qui l'avait dompté. --«Allez, murmura Pauline tout bas, allez, Marc... Plus un mot, ne vous retournez pas. Ne gâtez rien...» Il s'en fut comme il était venu, par l'allée obscure. Pauline le regardait passionnément se perdre dans l'ombre, cependant que là-haut, bien loin, une petite lumière brillait toujours à la fenêtre de Sylvie. QUATRIÈME PARTIE BIEN ALLÉ! I A Paris cependant, le lendemain matin, Marc en était encore à se demander pourquoi il avait obéi à Pauline. Ainsi tout, jusqu'à présent, lui avait réussi; dans sa dernière entreprise, la conquête de Sylvie, il l'emportait encore; puis une petite fille lui disait: «Va-t'en», et il partait! L'aimerait-il? Quel enfantillage! Non, c'était la nuit, c'étaient le silence et la surprise qui l'avaient étourdi, bouleversé. C'était l'émoi même de Pauline, et son parfum, et peut-être aussi quelque crainte soudaine de lui déplaire... Eh bien donc, il l'aimait? Impossible. Pourtant, il se rappelait sa première entrevue avec Pauline, alors qu'il était venu en Hariale pour la séduire, et rien que pour cela. Elle lui avait insolemment ri au nez: alors il s'était senti piqué, fouaillé, séduit; et n'eût été l'arrivée fortuite de Sylvie... Maintenant, la même Pauline se dressait sur son chemin, le matait, le renvoyait... Et comme c'était fait! En dix minutes à peine. Voilà du joli travail, à la bonne heure. Marc se reconnaissait honteusement battu; mais il ne le constatait peut-être pas, au fond, sans douceur. Allons, que cela soit de l'amour ou non, après tout... Il s'habilla et se rendit au _Pneu_, où il se fit annoncer chez son vieux confident Amédée Paqueret. Celui-ci le reçut tout de suite: «--Eh bien, lui demanda-t-il dès l'abord et selon sa coutume, rien de neuf en Hariale? --Si, justement. --Bah! Sylvie prend un autre amoureux? Non? Elle conserve donc toujours le même? Eh bien, mes compliments. Mais, mon petit, et sans reproches, je ne vois guère là de fait nouveau. Attendez pourtant... Notre amie ne songerait-elle point à rompre un trop long veuvage? --Il ne s'agit pas d'elle, du moins pas directement d'elle. --Oh, oh, serait-ce en ce cas de ma filleule qu'il nous faut parler? Mais vous n'allez pas m'annoncer, j'espère, ses fiançailles avec le petit marquis de Caumais-Simier. On m'a fait là-dessus des cancans affligeants. --Caumais-Simier ne quitte pas les hommes d'affaires, les experts et l'architecte. Il a bien d'autres soucis en ce moment, et de plus pressants encore que de songer à se marier. --Alors, si j'en crois votre air agité, il serait survenu quelque incident entre Pauline... et vous? --Ma foi, c'est cela. --Un incident favorable? Oui! Ah, mon cher enfant!» Amédée était devenu pâle de saisissement, de joie. Enfin, enfin! son poulain se décidait donc, son poulain venait en forme, son poulain allait lui remporter cette victoire magnifique, ce prix inestimable! Quel triomphe, quelle récompense des sacrifices consentis, des sommes dépensées! Cependant, pas d'enthousiasmes prématurés, cette fois, pas d'espoirs trop hâtifs. Il importait de n'oublier jamais l'exemple de Jugurtha: jusqu'à l'arrivée même sur le poteau, on ne devait être assuré de rien, non, de rien du tout. Amédée Paqueret n'était plus l'éleveur fougueux que l'on avait connu jadis: assagi par l'expérience, il consentait à faire quelquefois la part du hasard aujourd'hui. C'est pourquoi, sans douter un seul instant--cela, c'était évident--que Marc ne finît par vaincre, il s'efforça pourtant d'empêcher tout son visage de rire et sa barbiche de trembler pour dire à Marc du ton le plus paisible auquel il sut atteindre: «--Voyons, voyons, ne nous emballons pas. Mais qu'y a-t-il au juste, et que puis-je faire pour vous? Racontez-moi bien tout par le menu.» Marc lui fit le récit, aussi atténué, aussi discret que possible, de son aventure dans le parc. Il fallut sans doute confesser le rendez-vous avec Sylvie, le point de tendresse où l'on en était près d'elle, comme l'ardeur subite de Pauline, ses prières, sa volonté, sa beauté même dans la nuit, et, aveu plus sensible peut-être, l'aisance déconcertante avec laquelle on avait obéi, on s'en était allé. Mais enfin le jeune homme parvint à décrire tout cela sans trop de lourdeur. Il n'eut point tout à fait l'air de détailler des bonnes fortunes. En tant qu'ami, en tant que parrain même, Paqueret n'eut à le reprendre de presque rien. Et puis, le reprendre, vraiment, il y pensait bien! C'est-à-dire plutôt qu'il était anxieux, radieux! Aucun historique de course ne l'avait jamais intéressé autant. Il supputait avec ivresse les chances de son favori, ce cher, ce valeureux Marc. Il le voyait déjà traversant l'église, puis étalon de race, père d'une descendance superbe. Mais allons, il ne s'agissait plus maintenant de laisser Sylvie s'opposer à cela. Donc, premier soin à prendre: éloigner celle-ci, la détourner, la distraire, l'occuper ailleurs... «Précisons un point, mon cher enfant, voulez-vous, puisque nous n'en sommes plus à une confidence près, n'est-ce pas, maintenant. Entre galants hommes du reste, il n'existe pas de secrets qu'on dévoile, mais quelques petites obscurités tout au plus, qu'on éclaircit. Dites-moi tout net si vous n'avez pas conclu avec Sylvie de lien assez fort pour qu'on ne puisse honnêtement le rompre, de lien formel, enfin... Non? Bravo. Et ma petite filleule, sincèrement, l'aimez-vous, l'aimerez-vous?» Marc voulut allumer une cigarette avec désinvolture, s'embarrassa, brisa deux allumettes. Aussi bien, Paqueret ne songeait-il plus à sa question. Il oubliait déjà Marc lui-même. Il mettait son pardessus, il sortait. Les passionnés sont incurables. Il ne prit que le temps de déjeuner et courut rue de Rivoli, chez Ambroise Drayfus, l'éminent directeur du Théâtre Vendôme. Celui-ci allait quitter son logis dans le moment même que Paqueret y arriva. «--Vous tombez juste, cher monsieur, dit l'éminent directeur, je partais. Je vais au théâtre pour la _Bonne Manière_. Mais si vous avez une communication pressante à me faire, nous pouvons aller à pied jusque-là. --Parfait. Nous causerons en marchant. Mais d'abord, entre nous, vous êtes content de la _Bonne Manière_? C'est un nouveau succès. --Entre nous? Euh, euh... Enfin, je ne sais pas. Comme directeur en tout cas, je vous avoue, mon cher monsieur Paqueret, que je suis très embêté.» Et flattant sa longue barbe, haussant un grave sourcil, Ambroise Drayfus répéta plusieurs fois: «Très embêté, très embêté.» Son interlocuteur apprenait avec une douce satisfaction cette nouvelle qui favorisait tous ses plans. «--Comment, répondit-il en témoignant d'une innocence hypocrite, embêté, vous, le directeur habile et avisé du plus florissant des théâtres, de la scène la plus appréciée, la plus recherchée de Paris? Vous le directeur heureux de cette Gabrielle Aurély que suit la fortune? --La fortune, la fortune... Elle finira par se lasser, votre fortune.» La récente querelle entre Gabrielle Aurély et son directeur ayant eu un retentissement européen, Paqueret ne pouvait décemment feindre de l'ignorer. Gabrielle Aurély avait en effet poussé la provocation jusqu'à prendre pour dernier amant un des ennemis personnels d'Ambroise Drayfus. D'autre part, le Théâtre Vendôme n'existait que par la toute-puissante Aurély, et il n'y avait plus un auteur dramatique français qui ne travaillât exclusivement pour elle. On s'était donc en définitive embrassé, puisqu'on s'embrasse toujours au théâtre. (A-t-on remarqué le nombre et la fréquence des embrassements dans ces lieux privilégiés? Auteurs, directeurs, interprètes, camarades, parents, on ne cesse de se tomber dans les bras les uns des autres. Tout y est prétexte: lectures, répétitions, premières, dernières, mariages, morts, naissances, engagements, congés, départs, éloges, calomnies, décorations. Les soirs de désastre, on fait ce qu'on peut; les soirs de triomphe, c'est du délire). Mais Ambroise Drayfus avait conservé au fond du c½ur la plus venimeuse rancune. Cela le rendait même intelligent: «Voyez-vous, dit-il à Paqueret, le théâtre est une entreprise difficile et hasardeuse. Nous dépendons en somme d'un changement de coiffure. Mais oui! Voyez Aurély: elle était brune et s'enorgueillissait d'un chignon bas et lourd. Elle aimait les rôles sombres, tragiques, pessimistes. Alors, on m'apportait des pièces sinistres, dans lesquelles les affaires humaines tournaient de mal en pis. Le public applaudissait, le public haïssait la vie, tout allait bien. Ce furent les succès du _Labyrinthe_, du _Sablier_, de la _Faux_. Puis Aurély fait une petite typhoïde de rien du tout, se coupe les cheveux, les ébouriffe, les frise, les teint. Elle joue à la gamine et ne veut plus que des rôles souriants. Bon! changement complet: la pensée de notre pays se modifie; Paris et la province chantent la joie d'être né, l'optimisme et la bonne humeur. Et voilà les succès de _Pour rire_, _Les Fées, Ça ira, Mon Fétiche_. Mais maintenant, savez-vous ce qui arrive? C'est qu'Aurély souffre beaucoup du foie, et qu'elle tombe dans la mélancolie. Elle commence à jouer les neurasthéniques: et mes casiers, mon cher monsieur, ne sont pleins que de comédies heureuses. Autant de fours, si vous m'en croyez. A sa première crise hépatique, d'ailleurs, je ferme mon théâtre. --Quand finit votre engagement avec madame Aurély? --L'année prochaine. --Eh bien, si je vous apportais un autre engagement qui la fît bien vite et complètement oublier, cette Gabrielle Aurély? --Allons donc! elle a l'oreille du public. Il l'aime, il en est fou, il en est idiot. --Oui, mais on l'a si souvent vu fou. Madame Aurély en somme n'est ni jolie, ni très variée. Elle n'a que quatre ou cinq effets dont elle ne change guère... --Permettez, permettez... --Enfin, si je vous ramenais... Sylvie Montreux! --Comment! Ambroise Drayfus, suffoqué par la stupeur et l'émotion, s'arrêta net dans la rue. Il considéra Paqueret comme s'il eût du sur l'heure le reconnaître pour empereur ou le faire fusiller. Puis ayant sans doute pris son parti, il prononça d'une voix légèrement altérée: «--Si vous réussissez à cela, si, dans le plus profond secret, vous parvenez à conduire cette entreprise et à persuader la baronne Levaître, dites-vous bien, mon cher monsieur Paqueret, que jamais, vous entendez, jamais une rentrée plus retentissante n'aura été organisée pour personne au monde, depuis qu'il y a des théâtres, et qui comptent. J'y consacrerai ma fortune, s'il le faut, je saurai arracher aux auteurs leurs plus parfaits chefs-d'½uvre, je...» Comme c'était un homme d'affaires excellent, il ne souffla mot d'argent ni de traité. Mais quoi! Amédée Paqueret y songeait-il, à l'argent? Bah! voyez plutôt le vieux don Quichotte qui, tout illuminé, le chapeau sur l'oreille, se dirigeait déjà vers le prochain bureau de postes où, sans plus attendre, il télégraphiait à Sylvie: «Projet considérable à vous soumettre. Secret le plus absolu. Viendrai dîner avec vous.» II Il était huit heures. La baronne Levaître s'en retournait du parc, où elle avait emmené Amédée Paqueret dès l'arrivée de celui-ci, curieuse et désirant savoir tout de suite: «--Ah, mon vieil ami, bonjour! lui avait-elle dit.... venez immédiatement vous promener au jardin. Nous avons à parler, je pense. Dépêchons-nous pendant que Pauline est encore à s'habiller. --Mais, ce que j'ai à vous dire est un secret. --Tant mieux. Nous nous cacherons. --Très sérieusement, il ne faut pas qu'on entende un mot. --Nous passerons l'eau, nous irons dans le parc. --Soit. Trouvez un banc pour mes vieilles jambes, au fond d'un massif bien mystérieux, et je vous fais des aveux complets.» C'est ainsi qu'aux derniers murmures des oiseaux, Sylvie avait appris le projet Drayfus-Paqueret--sa rentrée! Mon Dieu, Amédée n'employa pas beaucoup de temps, et ne mit pas grand art à lui expliquer comment cette idée de génie leur était venue. Non, il lui lança cela tout à trac: «Si vous voulez reparaître en scène, Ambroise Drayfus s'engage à vous organiser le plus ébouriffant triomphe qu'on ait encore vu à Paris. Aurély s'en ira où elle voudra, où elle pourra. Cet événement fantastique éclatera tout à coup, car les préparatifs en seront faits dans un complet silence. Et observez trois choses: vous êtes veuve d'abord, et vous n'avez pris envers personne l'engagement de ne plus jouer; puis, le public n'a pas un instant cessé de vous regretter, ni de vous aimer; enfin, si votre petite Pauline vous arrête, eh bien--attendez son mariage, voilà tout. Il ne saurait beaucoup tarder.» Mais il en avait encore presque trop dit. Point n'était besoin d'observer ceci ou cela: ces seuls mots «rentrer au théâtre» avaient frappé Sylvie au plus profond, au plus intime d'elle-même. Non qu'elle n'y eût jamais songé depuis la fin de son veuvage: au contraire, elle y pensait souvent. Seulement, rien qu'à entendre une voix prononcer cette phrase enchanteresse: «Le public vous adore toujours, Sylvie, et votre triomphe sera sans égal,» il lui semblait presque que c'était déjà fait, qu'elle assistait au délire d'une salle et la voyait défaillir d'enthousiasme.... Quand le groom là-dessus, et tandis que les deux complices s'acheminaient lentement vers la maison, aussi exaltés l'un que l'autre, remit à la baronne Levaître un billet d'excuse de Marc, tout mesquin et ridicule sur le plateau d'argent, peuh! il parut à celle-ci qu'elle retournait à l'école. Une lettre de Marc, en vérité, voilà bien une pièce capitale, quand il ne s'agissait de rien moins que de se décider à reparaître devant toute une ville amoureuse, que de se redonner à toute une presse en folie! Sylvie lut cependant cette lettre infime: Marc s'était mal expliqué à Sérigny, il n'avait pas trouvé la voiture, il n'avait pu venir, il était désolé.... La mince histoire! Vraiment, jouer à l'amour avec un Marc Thierry, c'est au mieux quand on n'a rien à faire. Mais dès qu'il s'agit de reconquérir la France--cela semble jeunet. «--Pauline, dit le lendemain Sylvie toute rêveuse à la jeune fille, si nous revenions à Paris, hein? Ce n'est pas qu'on s'ennuie ici, certes. Il fait beau, les fleurs embaument. Mais nous avons aujourd'hui la première de _Sa Grâce_, après-demain celle de la _Bonne Manière_. Il y a les invitations des S. et des D. que nous avons acceptées. Et puis, il y a le Bois, qui n'est pas laid non plus. Est-ce dit, revenons-nous? --Si tu veux. --Cependant, ma chérie, si tu souhaitais le moins du monde de rester, tu sais que moi.... --Mais non, rentrons, je le désire aussi--pourquoi pas?» Pauline abaissa ses longs cils sur ses prunelles claires pour exprimer plus doucement cette dernière réponse. Mais elle pensait tout bas: «Naturellement, elle veut aller le rejoindre. Elle juge que c'est trop périlleux ici....» Les deux amies se rétablirent donc le jour même rue Murillo, et dès le soir elles se trouvaient dans leur loge au Théâtre Neuf, pour la première de _Sa Grâce_. Elles allaient contempler là, dans tout son éclat, l'extraordinaire talent de Manuel Fontane. Cet homme était arrivé peu à peu à passer pour le plus rare interprète que nous possédions--et Dieu sait pourtant s'il nous en manque! D'ailleurs, le secret de Manuel Fontane était simple: que cet ingénieux acteur eût à figurer la douleur d'un amant, l'espoir d'un fiancé, l'angoisse d'un mari, l'émoi d'un père, il s'en tirait toujours de même, il prenait l'air maussade. Chacun aussitôt de s'écrier: «Que de finesse, que d'intentions!» Et l'on se félicitait d'entrevoir spirituellement tant de choses où le voisin n'apercevait rien, mais n'en criait que davantage pour ne pas sembler sot. On disait en outre que _Sa Grâce_ était l'½uvre d'un certain auteur dramatique: soit. Au premier entr'acte, le cortège traditionnel commença de défiler dans la loge de Sylvie: vieux critiques «qui l'avaient vue débuter», jeunes princes de lettres qui se tenaient avec elle sur le pied de galanterie et ne l'appelaient jamais, au fond, que la baronne; gens du monde qui passaient, un peu gourmés, un peu pressés, un peu «prêts à tout» enfin, au milieu de ces gazetiers. Et ce n'étaient que de continuels: «--Manuel Fontane est bien intelligent, exquis, mais.... nous avons connu Sylvie. --Il y a des talents qu'on ne peut remplacer. --Un charme qu'on pleure encore, madame. --Et des sourires qu'on n'oublie pas.» Sylvie recevait avec une impériale aisance ces déférents hommages, qui ne lui paraissaient nullement immérités, à tout dire, et qui dans l'occurrence la préparaient voluptueusement, l'entraînaient sans peine à reprendre son ancien rang parmi son public, son peuple. Au moment qu'elle se sentait le plus épanouie, après quelque fadeur habile entre toutes, la porte de la loge s'ouvrit soudain devant Marc Thierry: hélas, elle l'avait complètement oublié, le pauvre garçon! Un bon remords la saisit: «--Bonjour, ami, fit-elle avec une bienveillance extrême, entrez, asseyez-vous. Il y a longtemps que je ne vous ai vu....» Et comme on se bousculait un peu, car le rideau allait se relever, elle eut le temps de lui glisser à l'oreille: «C'est convenu, j'irai.» Il s'agissait du rendez-vous qu'il avait imploré la veille, à la fin de sa lettre d'excuse, et qu'il se rappelait à peine, lui aussi, tant il n'avait déjà l'esprit rempli que de Pauline, l'oreille attentive au seul bruit de la soie dont celle-ci était revêtue, les yeux inattentifs à tout, hors à l'ombre, hors au reflet roux de sa chevelure, hors au tendre contour de son profil perdu. III Vous savez, n'est-ce pas, que dix fois sur douze, les rendez-vous d'amour donnent de mélancoliques résultats? C'est que l'on s'y rend quelquefois dans un état de réel amour, et presque toujours avec une émotion néfaste. Mais supposez un jeune homme qui implore une entrevue et s'en souvient à peine; une dame qui l'accepte et se voit forcée de l'inscrire sur son agenda; celui-là, de plus songe avec un grand trouble de c½ur à une autre femme, celle-ci n'a la tête qu'aux rôles qu'elle va jouer prochainement, bientôt, demain. A la bonne heure, voilà des amants qui ne vont point dire des sottises. Ils feront une partie fine, et se promettront de la recommencer sous peu. On goûte tellement mieux des caresses, quand ce n'est pas très sérieux. Or, ce fut ainsi entre Marc et Sylvie. Ce fut heureusement ainsi dans le vaste atelier de toilette de Marc, sa monastique chambre à coucher ne convenant guère à des ébats, et son salon se trouvant exigu et triste. C'était une manière de gymnase que cet atelier. Outre des lits de repos et maintes commodités, outre un ballon de boxe, des massues, des poids, des fouets de chasse, des objets gagnés en prix, des portraits, il y avait jusqu'à des revolvers follement chargés et jusqu'à des reproductions encadrées d'athlètes antiques. Faut-il ajouter que le fameux Apoxyomène n'en était point exclu? Marc de son côté ressentait un succulent orgueil à tenir dans ses bras Sylvie, Sylvie Montreux! A qui celle-ci ne fût-elle pas apparue comme resplendissante de gloire? Son corps soyeux et velouté, son corps doux et lumineux, et mieux encore un certain rire paisible, de certains gestes plus qu'adroits, tout accusait en elle le meilleur âge pour aimer. Bref, ils se quittèrent en souriant, ce qui est rare en pareil cas. «--A bientôt? --Nous verrons. Ne nous pressons pas trop, c'est plus sage. --Quel jour cesserez-vous d'avoir raison? --Le jour que je ne serai plus de votre avis, et ce jour-là, vous saurez bien me le dire, je m'y attends. --Si j'avais de l'esprit, je vous répondrais amèrement, madame. --Vous avez d'esprit ce qu'il m'en faut: sur les lèvres... Au revoir!» Marc referma gaîment sa porte. Il remit en place quelques coussins, resserra son n½ud de cravate. On sonna. Son domestique avait congé pour la journée. Le jeune homme s'en fut donc ouvrir lui-même, et faillit reculer de surprise, presque d'effroi. Toute droite, inévitable, les mains tremblantes, mais le visage terriblement résolu, Pauline se tenait devant lui. «--Je comprends, fit-elle, je comprends. Vous ne deviez pas m'attendre.» Elle entra. Marc, stupéfait, lui ouvrit son minuscule et mystérieux salon, où l'on y voyait à peine. «--Il fait sombre chez vous. Est-ce ici que vous avez reçu Sylvie? --Mais, mademoiselle, Sylvie n'est jamais... --Oh, écoutez, non! Vous répondez comme vous devez le faire, mais ce n'est pas la peine. Voilà deux heures que j'attends en bas. Mais oui, mais oui, j'ai attendu, dans un fiacre, comme un policier. J'ai observé sans grande malice que Sylvie tenait à sortir seule aujourd'hui, un soupçon m'a prise, je l'ai suivie. Ce n'est pas élégant, le métier que j'ai fait là? Je le reconnais sans peine. Cela me dégoûte bien un peu, mais quoi! Quand on veut savoir, n'est-ce pas...» Mal remis de ce coup, Marc allait et venait devant elle. Une émotion profonde l'étreignait. «--Je n'ai pas, balbutia-t-il, à porter de jugement. Je ne le pourrais pas d'ailleurs. C'est à peine si je vous comprends, à peine du moins si... si je l'ose. --Cela m'étonne. --Et pourquoi? Croyez-vous que j'aie deviné la raison qui vous a mise sur mon chemin l'autre nuit, dans le parc? --Vous l'auriez pu. --Voyons, reprit Marc d'une voix soudain faible, et bien humble, et singulièrement tendre--voulez-vous que nous soyons... très francs l'un avec l'autre?» A quel point souffrait-elle, cette ombrageuse Pauline, pour qu'un peu de douceur fût ainsi venue à bout de toute sa fierté, pour que, n'y tenant plus, elle eût éclaté soudain en sanglots? «--Pauline, qu'avez-vous? Mon Dieu, vous ai-je froissée, vous ai-je fait de la peine?... Répondez-moi, qu'y a-t-il? --Il y a... que Sylvie me vole, entendez-vous, puisque tous ceux que j'eusse aimés, elle me les prend! Et il y a que maintenant, j'en ai assez, que je ne veux plus. Tant pis, je lutte! Marc, je peux me tromper cruellement, et c'est fou peut-être: pourtant je crois... je crois...» A la fin, elle parvint bien à le lui dire, sans doute, ce qu'elle croyait, mais tout bas, mais tout près, mais avec tant de passion aussi, que la plus troublante des phrases dont elle se servit ne contint pas un «Vous m'aimez,» encore moins de «Je vous aime,» et que, tout simple cependant qu'il fût, Marc entendit ce second aveu à merveille, s'il ignorait le premier moins que personne. Et tous deux ne retrouvèrent leur parole vive que pour fixer quelques points, traiter d'avenir et s'occuper d'autrui. «--Donc, vous quitterez Sylvie? --Mais sous quel prétexte? C'est impossible. --Je sais un moyen, moi. --Non, Pauline, il n'y en a pas. J'appartiens à Sylvie. Renonçons plutôt. Que lui répondrais-je... --Un grand moyen, et définitif, et hardi! --Tout au plus un mensonge, qu'on découvrira. --Certes! --Plaisantez-vous? --Epousez-moi!» IV «--Et qu'est-ce que vous avez répondu?» demanda sévèrement Amédée Paqueret à Marc, lorsque celui-ci lui rapporta cet «Epousez-moi!» «--Euh, j'ai répondu... J'ai dû paraître bien ridicule, allez! J'ai répondu... Et puis, là, entre nous, je vais vous faire un aveu. Quand votre filleule m'intima cet ordre, car je vous assure que c'en était un, je me sentis soudain, ma foi! pris d'une telle émotion que si je n'en ai pas tout bêtement pleuré, ce fut bien juste. Oh, je n'ignore pas qu'on se récriera: quoi! Marc le champion, Marc l'athlète, et mieux encore, cette brute de Marc, pleurnicher au moment qu'il remporte la victoire! Marc amoureux, Marc atteint de langueur--quel carnaval! Et on clabaudera, on me trouvera grotesque. C'est entendu. Mais tout de même, je serais curieux de savoir qui se fût retenu à ma place... Que voulez-vous, cela touche plus que je ne croyais. Et pour admirable, Pauline l'était, je vous le garantis, avec ses yeux brûlants! Je ne peux en aucune façon lutter contre elle... Voilà des propos de collégien. Je rajeunis, hein, je m'effémine? C'est pitoyable! Je n'ai pourtant pas les moyens de perdre mon temps à ça...» Paqueret demeurait bouche bée à écouter cette extraordinaire apostrophe, Marc ne l'ayant guère habitué jusqu'ici à de semblables accès de sensibilité. Il arrivait bien rarement en effet que ce garçon brutal parlât des femmes, qu'il tenait en affectueux mépris, et dont il usait avec une bonhomie cynique. Car ses m½urs étaient dissolues, mais régulières, et en dehors des périodes d'entraînement, il apportait dans ses plaisirs cette grossièreté sereine qui caractérise les gens raisonnables. Enfin: «--Mon cher enfant, se résolut à répondre Paqueret, vous venez, je le confesse, de me surprendre vivement. Cependant, votre exaltation est au fond légitime, et je l'admets. Mais, encore une fois, qu'avez-vous répondu? --Mon Dieu... vous ne supposez pas que j'ai envoyé promener cette jeune fille, bien sûr. --Non. Pourtant, j'imagine que vous avez montré quelques scrupules, objecté sa dot énorme, votre propre dénûment, votre crainte de l'opinion? --Si vous croyez que j'y ai songé! --Mais vous aurez en tout cas déploré de n'avoir à lui offrir, au lieu d'un marquisat, qu'un nom roturier, un peu bizarrement connu, et même assez scandaleux? --Pas davantage. --Comment... Et Sylvie, au moins, en avez-vous discrètement traité? Avez-vous insinué que son consentement serait bien délicat à obtenir, bien difficile... --Rien du tout. --Sapristi, Marc, vous aviez donc tout à fait perdu l'esprit! --Eh oui... Vous êtes étonnant. Vous vous figurez que l'on médite en de telles circonstances. Non pas! D'ailleurs, je n'osais vous le déclarer, mais l'entretien a fini de trop près pour que je pusse proférer un mot, voilà. Et, croyez-moi bien, si nous en vînmes à des baisers, ce n'est pas tellement de ma faute. Votre filleule veut ce qu'elle veut...» Mais Amédée Paqueret n'était plus en humeur de suivre les développements de Marc. Sombre, et d'un ton qui ne souffrait point de réplique, l'inflexible vieillard décréta: «--Mon petit, vous allez immédiatement boucler une valise, et vous sauver. --Me sauver?... Et où? Et pourquoi? --Où vous voudrez. Dans un beau pays, avec vos chevaux: par exemple, à Fontainebleau. Et défense de donner votre adresse à qui que ce soit. Vous vous cacherez dans la forêt. Quant à savoir pourquoi... Laissez-moi faire. Vous venez, malheureusement, de commettre une grosse faute. Toutefois, rien n'est perdu, si l'on agit avec décision. Rentrez donc chez vous, comme je vous le dis, prenez des chemises, des bottes, et disparaissez. --Encore m'apprendrez-vous pour combien de temps? --Huit ou neuf semaines, environ.» Marc, à ce coup, devint soudain tout rouge, boutonna son veston, se leva, et répondit nettement: «Non. C'est trop long. Je ne peux pas.» Paqueret en pensa suffoquer. Alors, quoi? Son produit se révoltait, maintenant, son produit refusait le travail, son produit discutait l'effort à donner? C'était à n'y plus rien comprendre, en vérité. «--Vous ne devenez pas fou, Marc? --Non, mais j'aime Pauline, entendez-vous cela, je l'aime. Je n'y peux rien.» Bon! l'amour, à présent. Le malheureux éleveur, bouleversé, se prit le front dans les mains. Non qu'il se trouvât particulièrement hostile aux tendres sentiments; mais les a-t-on jamais vus intervenir dans les affaires sérieuses, si ce n'est au bon moment, au moment opportun et choisi? Animé de son esprit géométrique, l'inexorable Amédée ne pouvait supporter qu'il en dût être autrement entre Pauline et Marc. D'ailleurs, l'inqualifiable tentative de celui-ci n'aurait aucune suite. Paqueret allait remettre, en quelques phrases exactes, l'athlète à la raison. «--Mon petit, fit-il avec beaucoup de fermeté, réfléchissez, je vous prie. Vous montrez une impatience dont je ne vous blâme qu'à demi. Mais comptons, voulez-vous? Cela vaut toujours mieux que de se monter la tête. Depuis sept ou huit mois, vous vivez à mes frais. Je ne vous le reproche pas, puisque c'est une affaire que nous avons conclue. Je vous ai fourni votre équipage de chasse, vos chevaux, et prêté pas mal d'argent. Bien. Mais de votre côté, vous vous êtes engagé à faire un mariage opulent, après lequel vous me rembourseriez. Or, vous voici peut-être en posture d'y parvenir. Laissez-moi donc tout diriger à mon gré, puisqu'au bout du compte, et si nous avions la maladresse d'échouer, vous en seriez quitte, vous, pour des regrets, tandis que j'y perdrais, moi, une assez forte somme. Est-ce juste, mon raisonnement, oui ou non? --Pas tant que cela. --Et pourquoi? --Parce que j'aime Pauline. --Oh, quel entêtement et quelle incroyable puérilité! Mais puisqu'il s'agit de l'épouser! Puisque j'y tiens peut-être plus que vous, à ce mariage! --Du reste... je n'ai jamais compris la raison qui vous poussait à construire ma fortune aux dépens de la vôtre, à vouloir mon bonheur avec une obstination curieuse, à... --Assez, mon petit, c'est mon affaire, et non la vôtre, il me semble. Mettons que votre avenir m'intéresse à la folie, ou que je nourris une passion sénile pour votre bonheur, et n'en parlons plus. Votre rôle est-il si difficile, après tout, et si désagréable? Vous n'avez qu'à m'obéir aveuglément; quand je vous dis «Plaisez», qu'à plaire; quand je vous dis «Souriez», qu'à sourire; quand je vous dis... Bref, je vous tiens pour le plus heureux des prétendants. Comment! vous n'avez qu'à recueillir la dot et les baisers, quand je me charge de tout le reste, de toute la mise en scène... A vous la lune de miel, à moi les soucis. Comme légère épreuve, pendant que je travaillerai pour vous, une jolie petite villégiature incognito en pleine forêt, dans les feuilles, avec vos chevaux. Comme unique obligation, ne plus donner signe de vie. Ah, mais si cette aventure vous déplaît, en vérité, mon cher, que vous faut-il? Monsieur votre père, ou l'usurier du coin, peuvent-ils vous offrir mieux? Allons, allons, asseyez-vous là, et écrivez les deux lettres que, pour vous éviter jusqu'à un soupçon de peine, je vais vous dicter.» La première était adressée à Pauline, et contenait des: «J'ai bien réfléchi... L'immense disproportion qu'il y a entre votre fortune et ma pauvreté... Je ne veux point passer pour un chevalier d'industrie. Quelle que soit ma sincérité, je n'échapperai pas à cette accusation, je le sais. Le mieux est donc, hélas! de disparaître...» La seconde devait toucher Sylvie, et l'informer de mille scrupules indéfinis: «On ne se sentait plus la conscience très pure, on était gêné. Une occasion de s'interroger minutieusement était survenue depuis l'autre jour: et à l'examen, bien des tares étaient apparues, bien des problèmes... On était inquiet, on souffrait. On allait s'imposer la douleur de disparaître quelque temps...» On pouvait être bien sûr aussi, songeait Paqueret, qu'une femme occupée à méditer un traité avec Ambroise Drayfus et à interroger de nouveau l'opinion publique, n'allait point se casser la tête à déchiffrer mot pour mot le sens agaçant de cette épître. Aussitôt lu, aussitôt chiffonné, le prétentieux billet; à supposer même qu'il fût seulement lu jusqu'au bout. A peine Marc eut-il quitté la pièce, non sans avoir juré le grand et solennel serment d'être parti avant le soir pour Fontainebleau, que l'actif directeur du _Pneu_ saisit sa plume et rédigea un message pressant pour Ambroise Drayfus: «Vous pouvez envoyer dès maintenant, et sans crainte, un projet de traité à Sylvie Montreux. Le moment me paraît venu. En tous cas, engagez au plus tôt des pourparlers.» Puis il ouvre son carnet de notes, sur lequel il inscrit: «Pauline. Aller la voir souvent, et insister sur le rôle délicat que Marc se voit contraint de jouer entre elle et sa belle-mère.» Parcourant ensuite les feuillets déjà noircis, il y remarque le nom de Gaston Levaître, avec cette mention: «Fort capable d'avoir conclu des arrangements pour le mariage de sa nièce avec Caumais-Simier.» Bah! fait-il, j'en conclurai de meilleurs encore pour le compte de Marc: à deux mille francs près, nous aurons cet homme-là. Arrivé enfin à une page qui portait en vedette le nom du jeune marquis: «Ah, ça, observe Amédée, c'est un peu plus grave.» Et aussitôt, le voilà qui fouille parmi d'autres papiers, pour en extraire bientôt une adresse, la carte commerciale d'une agence de police officieuse, laquelle fournit des renseignements confidentiels et se charge d'enquêtes au sujet des disparus, dissipateurs, faillites, interdictions judiciaires et procès de toutes natures. «--Monsieur, écrit-il, je désirerais être mis au courant, dans le plus grand détail, de la situation financière où se trouve actuellement le marquis François de Caumais-Simier. Je vous rappelle que ce jeune homme était perdu de dettes quand le château de Pontmorin, représentant tout son avoir, brûla presque entièrement cet hiver, par accident. Je compte sur tout le zèle de votre agence, etc.» V L'agence consultée répondit au bout d'une semaine que François de Caumais-Simier en était à toute extrémité. La compagnie d'assurances payait sans doute, mais la vieille marquise, inconsolable devant son château ruiné, s'était mis en tête de le rebâtir, sans que rien la pût détourner de ce projet funeste. Tout l'argent acquis allait donc passer là. Aussi les créanciers de François obtenaient-ils jugement sur jugement contre l'infortuné, qui s'engageait par détresse dans des procès désespérés. Ajoutons qu'il se voyait au même instant chassé du foyer familial par une mère irritée, dont il s'obstinait en dépit de tout à vouloir faire constater la folie et assurer l'interdiction. Allons, François de Caumais-Simier en avait bien pour un an avant que de se tirer d'un tel désastre. Certes, l'ingénieux marquis était trop fin pour n'en pas venir à bout par quelque joli tour; mais on n'allait toujours pas le revoir de si tôt. On avait tout son temps. Parfait. Amédée Paqueret s'en fut trouver Ambroise Drayfus: «Eh bien, où en êtes-vous avec Sylvie? Lui avez-vous écrit? --Je lui ai parlé. --Que dit-elle? --Bah, je pense que tout s'arrangera. Mais elle est exigeante, votre amie.» L'habile directeur se gardait d'avouer qu'il était rigoureusement décidé à ne point livrer une seule ligne de son écriture à Sylvie devant qu'il n'eût obtenu de celle-ci de sérieuses promesses et des garanties respectables: quoi d'étonnant du reste à ce qu'il s'entourât ainsi de précautions? Il risquait beaucoup dans cette entreprise: non que la baronne Levaître demandât une fortune pour reparaître en scène, au contraire; mais elle se montrait intraitable sur les frais de publicité: il fallait que des articles enthousiastes s'en fussent annoncer la bonne nouvelle jusque dans les journaux chiliens et sibériens, que des portraits parussent à la fois à Buenos-Ayres et à Pékin, dans la république d'Andorre et à Yvetot, que les cours étrangères fussent averties, que l'on fût assuré d'avoir au moins le soir de la première une avant-scène garnie d'ambassadeurs ou de ministres, tandis que Gabrielle Aurély se mourrait dans l'autre; qu'un dais fût tendu devant la porte et que l'on tâchât d'obtenir que les membres de l'Institut vinssent en costume. On jouerait enfin n'importe quoi, mais ce qu'il y aurait de plus cher à ce moment-là dans le commerce dramatique. «--Oui, repartit Amédée, voilà des conditions un peu lourdes. Mais c'est une partie que vous engagez avec plus d'un atout dans vos cartes, convenez-en.» Puis, ce furent d'opportunes visites dans l'hôtel de la rue Murillo. A tout propos, Paqueret venait s'y délasser, disait-il, mais en vérité éclaircir quelque doute en Sylvie, exalter quelque trouble en Pauline. Il prenait à part l'une et l'autre: un si vieil ami! un si bon parrain! on se laissait aller. «--Vous bouleverserez l'Europe, disait-il à Sylvie, et nul n'osera s'en plaindre. --Pas même Pauline? --Elle sera fière de vous. Vous savez comme elle vous aime.» Et à celle-ci: «Eh quoi, petite, toujours triste? --Triste, non; malheureuse, oui. Je sens bien, allez, je comprends bien pourquoi il est parti. Il n'ose pas se mettre entre Sylvie et moi. C'est un lâche. --Ne sois pas injuste, Pauline. C'est au contraire un loyal et honnête garçon. Il s'est éloigné sans doute pour tenter l'épreuve de son amour. --Je n'ignore pas le lieu de sa retraite, d'ailleurs, vous le pensez bien. J'irai, si cela me chante. --Non! Ce ne serait ni digne, ni joli. Qu'en sais-tu, d'ailleurs? Peut-être se sent-il encore un peu pris par Sylvie...» Pâlissant sous l'offense, mais trop orgueilleuse pour s'en plaindre, Pauline se taisait. Quant à la baronne Levaître, c'est à peine si elle songeait une fois le jour à ce garçon, sans doute fort beau et bien agréable à la chasse ou dans un lit, mais dont à tout prendre elle n'eût su que faire dans une loge de théâtre, pendant des répétitions, un soir de première surtout. Où le mettre en effet, à quoi eût-il servi, qu'eût-il dit? Les deux amies allèrent en Normandie tout en rêvant ainsi. Non loin de Trouville, Etienne Levaître avait jadis fait élever une villa au milieu d'un jardin d'où l'on découvrait la mer. Mais cette année-là, les reporters mondains furent contraints de ne citer qu'à peine dans leurs comptes-rendus la toute charmante baronne et sa jeune belle-fille, puisque celles-ci laissèrent passer la grande semaine sans guère paraître aux courses, ni ailleurs: bien plutôt les rencontrait-on assises au bord des flots mourants, vaguant par la campagne, habitant leur jardin, ou devisant chaque soir au logis, tout simplement. Paqueret avait promis de passer une huitaine auprès d'elles. «Il faudra, espérait l'une, qu'il ait revu Ambroise Drayfus.--J'exigerai, décidait l'autre, qu'il rappelle Marc.» Quant à ce dernier, il trottait sur les routes, à Fontainebleau, ramait ou nageait en Seine, explorait la forêt en tous sens, à pied, à bicyclette, à cheval. Un de ses camarades lui ayant par surcroît confié son écurie, il fatiguait deux ou trois montures par jour, envoyait des relais dans les plus lointains villages, se grisait de soleil, de poussière, de chemin parcouru, de fatigue. On se le signalait en ville, on guettait ses départs et ses retours, on s'interrogeait. «Qu'est-ce qu'il est venu faire chez nous?--C'est un aliéné.--En tous cas, un ami du petit d'Oinèche, vous savez, ce godelureau qui achève ici son service militaire.--Celui qui reçoit tant de filles tous les dimanches?--Justement.» En vérité, Marc, dévoré d'impatience et de regrets, vivait dans l'unique attente des lettres de Paris et de Normandie. Car il en recevait à la fois de Paqueret, qui le tenait au courant et lui disait: «Tout va bien, demeurez en repos, je vous préviendrai»; de Pauline qui le questionnait parfois avec ironie sur ses scrupules, et même de Sylvie qui de temps à autre l'invitait distraitement à dîner. Ayant ordre de ne répondre que dans les termes les plus insignifiants, et au besoin pas du tout, il obéissait. Mais il déchirait durement tous ces papiers inutiles, et se sauvait en forêt. Ah! combien de fois, cet été-là, fuyant le ciel éclatant, fuyant aussi son inquiétude, son ennui, sa colère, ne gagna-t-il point les futaies profondes, immobiles et glauques, les hautes futaies pareilles à quelque aquarium silencieux! Et que de siestes il fit sous bois, aux heures chaudes, suivant de son regard ensommeillé les insectes qui jasent, marmottent ou murmurent, ceux qui vont cheminant, revêtus d'émail, ceux au contraire qui volent comme des perdus et ne se posent jamais, ceux encore qui flânent et s'en viennent, soutenus sur leurs ailes fines, vous conter les nouvelles de l'herbe ou de la fougère voisine. Il écouta par dés½uvrement les harangues et les conciliabules qui ne cessent jamais dans l'intolérable république des cigales, tout en perdant sa peine à observer que les feuilles palpitent toutes à la moindre brise, quand les plus rudes tempêtes n'arrivent pourtant pas à disperser tous ces paquets d'aiguilles dont les grands pins sont couronnés, non plus que cette neige qui s'est amoncelée sur les bouleaux. N'eut-il point tout le temps d'errer parmi les chênes écailleux, les hêtres vénérables ou les charmes gras comme des moines, constatant à plaisir les horribles blessures des troncs, la maladie de peau des platanes, ou encore, et toujours, et partout la fuite exaspérante de ces petits rouquins d'écureuils? Il faisait ainsi des lieues et des lieues, puis rentrait: «Hector, criait-il à son domestique du plus loin qu'il le voyait, y a-t-il des lettres? Donne vite!» Enfin, et le mois d'août s'achevant, Amédée Paqueret se trouva sur le point de quitter Trouville. Ses deux amies, qui l'avaient hébergé, devaient rentrer bientôt dans leur chère maison d'Hariale. «--Comme tu voudras, ma petite fille, dit-il à Pauline, comme tu voudras! Je tenterai une démarche auprès de Marc, soit. Je lui conseillerai de quitter sa retraite, de revenir à Paris, de reparaître même en Hariale. Mais s'il retourne alors à Sylvie, qu'il reverra librement, tu ne pourras, tu ne devras rien faire. Il faudra, par délicatesse, que tu l'acceptes, que tu te soumettes...» VI Ah, pardieu, se soumettre!! Pauline ne fut pas plus tôt rentrée à Hariale-sous-Bois qu'elle le fit savoir à Marc. Puisque Sylvie se rapprochait de Paris, c'était afin de reprendre son amant, n'est-ce pas? Les femmes sujettes aux idées fixes raisonnent de la sorte. Puis Pauline, qu'on s'en souvienne, ignorait encore les premiers débats engagés entre le directeur du Théâtre Vendôme et Sylvie. Donc, celle-ci n'était demeurée à ce point songeuse et inquiète pendant l'été que par dépit amoureux. Donc, elle se disposait à rappeler celui qui l'a fuie. Et l'on venait parler de souffrir cela, de passer en second, de se soumettre! Voilà comment Marc, arrivé lui-même à Paris depuis la veille, apprit sans plus d'ambages qu'on l'attendait mardi matin, à dix heures, tout au bout du parc d'Hariale, au plus creux de cette charmille qui d'un côté débouchait dans un pré toujours désert, et de l'autre menait au bord d'un ruisseau secret, le long duquel personne jamais n'allait rompre les fourrés ni fouler l'herbe vierge. Le mardi n'était point jour de visite publique au château d'Hariale. Mais Marc possédait une carte de Jacques Fouvier qui lui ouvrait à toute heure de la semaine la grille du parc. Ne pouvait-il d'ailleurs franchir la clôture sans être vu à cet endroit qu'il connaissait bien? Ne l'avait-il point déjà fait, de nuit? On l'avisait par la même lettre que sans doute il n'oserait, que la crainte le retiendrait; qu'aussi bien, et puisqu'il était le valet de coeur de Sylvie, on ne serait pas plus surprise que de raison s'il ne venait pas au rendez-vous; que c'était affaire à lui; qu'on ne lui écrivait que par scrupule, et presque par acquit de conscience... Marc accourut à l'heure dite, le c½ur battant et l'esprit plein de haine contre cette impudente Pauline: c'est-à-dire enfin qu'il eût tout bravé pour la joie de pouvoir la fesser ou la battre, et que, dès qu'il la vit s'avancer, élégante et hardie, au bout de la charmille, il s'élança vers elle en pleurant presque et la serra dans ses bras! Devons-nous croire qu'une émotion si grande, eut à la fin raison de la jeune fille? Peut-être l'ignorance aussi la rendit-elle étrangement résolue, peut-être encore le sable doux ou la mousse sur quoi l'on était trop tenté de se laisser aller à rêver dans cette allée silencieuse, peut-être même quelque rayon du soleil d'automne qui rôdait par là, et qui, vous le savez, caresse comme un amant, un autre amant... Pauline souffrit un entretien bien familier. Il me faut ici dire un mot de la pudeur, une vertu en somme, pour si suspecte qu'on la tienne. Mais nommez-la seulement «du goût», et voilà qu'aussitôt chacun en réclame, et que chacune s'en flatte, et qu'en vérité nous en avons tous montré, en certains cas, par élégance, par douceur. Mais si j'y songe mieux, est-ce bien tout à fait ainsi, dans ce sens-là, que nous fîmes état de notre modestie? Voyez par exemple Pauline: fut-ce par un sentiment de réserve, ou de crainte, ou de combinaison, ou pour dérober à Marc l'éclat de ses yeux, ou pour ne point assister au triomphe de celui-ci, ou afin que la nuit favorisât au contraire un trouble plus tendre, qu'elle arrêta son ami sur le bord du péché, et qu'elle lui dit entre deux baisers plus savoureux: «Ce soir, ce soir... Traverse le canal et viens, je t'attendrai--si tu n'as pas peur...» VII Une date passa enfin... Il m'est bien difficile de préciser quelle date. Que le lecteur me comprenne. Qu'il sache que depuis près de trois semaines, Marc s'était introduit plus d'une fois dans le jardin d'Hariale, qu'il avait passé nuitamment le canal, qu'il était monté dans la chambre de Pauline, que celle-ci l'y avait accueilli sans remords, sans chagrin, sans niaiserie, au contraire... Puis, qu'elle avait éprouvé une joie sauvage, au lendemain de ces rendez-vous mystérieux, à retrouver Sylvie toute belle, toute blonde, toute royale, et à l'interroger longuement, suavement, en épiant son cher regard langoureux: «Il y a déjà quelque temps, il me semble, que nous n'avons vu Marc Thierry... Comment va-t-il?... Ne doit-il pas venir te rendre visite aujourd'hui?...» La baronne n'en savait rien, et s'en souciait à peine: mais Pauline jouissait d'une secrète et délicieuse satisfaction. Et le soir, elle en goûtait mieux la présence ignorée de son ami, de son amant, soyons exact. Bref, une date arriva qui amena décidément la jeune fille un beau matin à s'habiller, à se parer avec quelque cérémonie, à s'en aller trouver Sylvie et à lui dire: «--J'ai à te parler. Peux-tu m'entendre maintenant?» Surprise, la baronne Levaître repoussa dans son secrétaire un mémoire qu'elle étudiait, et qui n'était autre que le fameux projet de traité enfin communiqué par Ambroise Drayfus. Elle avait passé trois heures hier avec un homme de loi, disputé du pour et du contre, examiné les chances de procès, les cas de fraude, les hypothèses de mauvaise foi; elle avait eu ensuite une suprême entrevue avec son futur directeur, obtenu plusieurs amendements, écarté certaines embûches, gagné un ou deux points, et maintenant elle relisait une dernière fois le document définitif, avant que d'y signer au bas, irrévocablement. Jugez de son émoi, de sa fièvre, de son exaltation non commune à tenir ce papier qui devait, après le trait de plume qu'elle y allait tracer, changer toute sa vie, et la reporter en pleine ivresse, en pleine passion... Mais que voulait à présent Pauline, avec ce visage presque solennel? Quelle importunité, quel ennui! «--Eh bien, ma chérie, qu'y a-t-il? Tu m'as fait peur. Rien de fâcheux, j'espère? --Mais non. A mon gré, du moins. Les autres estimeront selon leur manière, mais je m'inquiète peu des autres, et c'est toi-même qui m'as appris à penser ainsi. D'ailleurs, tu m'aideras à les faire taire, les autres, n'est-ce pas? --Voyons, Pauline, explique-toi sans préambule. Puisque tu es heureuse de ce qui se passe, tu ne peux douter, je suppose, que je ne m'en réjouisse aussi, que je ne t'approuve, et que je ne t'embrasse de bien bon c½ur quand je saurai... --Marc Thierry et moi, nous nous aimons.» Sylvie pâlit, et retint mal un mouvement. Mais le coup était rude, en vérité, trop rude. Voilà donc la plus habile offense, le plus ingénieux échec, la plus rare, la plus imprévue des avanies, et de qui cela venait-il? De cette Pauline si choyée, de Pauline! Ainsi, tant de mensonge, tant de volonté, tant de force sous ce front étroit, derrière ces yeux jaunes, et dans ce corps cambré, et malgré le silence de ces lèvres arquées, de ces lèvres perfides! Cependant la jeune fille, soutenue par un effort admirable d'énergie, continuait hardiment: «--Oui, nous nous aimons. Et... je vais l'épouser. Si toutefois... puisque tu es... ma tutrice... (Ah, que chacun de ces mots lui déchirait la gorge!) tu veux bien y consentir.» Non, non! Sylvie se jurait tout bas d'anéantir cette basse intrigue. Et déjà ses sourcils s'étaient joints, elle allait répondre, quand Pauline ajouta d'une voix cristalline: «--Je dois t'apprendre que je suis enceinte.» Un horrible silence tomba. Les deux femmes se considéraient, comme prêtes pour un combat mortel. L'une tenait en réserve mille arguments sournois et féroces, l'autre se préparait à faire valoir pour la première fois son autorité de tutrice, et tout d'abord à chasser ignominieusement ce Marc, l'esclave infidèle, traître, fourbe, et pis encore... «--Et quant à toi, Pauline, dit-elle, je ne voudrai jamais comprendre ce qui t'a poussée à te cacher de moi, tu m'entends. Tu t'es conduite comme une ingrate, comme une ennemie. Pourquoi? Je t'aime tant! --Tu crois donc que je ne t'aime pas, moi? --Certes! et que même tu me hais... Car tu m'as menti avec une perfection méchante et cruelle. On ne ment pas ainsi sans un motif bien profond, bien grave. Il fallait que tu eusses celui-là!... Et, si j'y songe, elles ne sont pas très nobles, les raisons d'une telle haine. T'imagines-tu que je t'aie frustrée de l'affection que n'a cependant jamais cessé une minute de te porter ton père? Et n'ai-je pas moi-même tout fait pour y aider, pour y suppléer même, quand il le fallut? M'accuserais-tu par hasard de t'avoir pris ton argent? Ta dot est intacte, tu peux t'en rendre compte. --Oh, Sylvie, laissons cela. --Allons, donc! il faut tout dire, au contraire. --Je ne peux pas. A peine si je me l'explique... --Que me reproches-tu? Parle donc! Je te croyais plus forte. --Je ne te reproche rien précisément... Mais je voulais vivre à mon tour, et qu'on me trouvât belle, et qu'on m'aimât aussi! Je suis jeune et une année passe vite. J'ai craint de vieillir dans l'ombre...» Peuh! Pauline balbutiait maintenant, et son regard tout à l'heure indomptable, sombrait par instants dans la détresse. C'était bien vrai pourtant qu'elle fût morte du bonheur de Sylvie! Mais elle venait aussi, sans y penser, de frapper celle-ci comme il convenait, avec une adresse involontaire peut-être, mais exquise et directe. La jeunesse! Sylvie, qu'on s'en souvienne, avait trente-sept ans. Encore un peu, ses cheveux blanchiraient, les rides viendraient, et ce serait elle qui s'éteindrait dans l'ombre, bien avant Pauline... Dans l'ombre! Qui a dit cela? Sylvie, la triomphatrice et l'omnipotente Sylvie, subir le sort commun, déchoir, s'effacer, pâlir--quand le théâtre l'attendait, le théâtre qui élève, qui sauve, qui divinise, la gloire qui transfigure, l'amour de tout un peuple qui recrée la beauté, qui ne juge plus, qui ne compte pas! Sylvie Montreux prit son porte-plume, tira le traité de Paqueret, l'ouvrit devant Pauline, sans lui en montrer ni la teneur, ni le titre, et vivement, nettement, le signa. Puis elle le repoussa tout au fond du secrétaire. Voilà donc, une bonne fois, cette grandiose résolution prise, cette surhumaine affaire conclue! Sylvie Montreux reparaissait au théâtre. Les circonstances s'y prêtaient même à merveille: le secret de l'engagement étant maintenu, on faisait épouser Pauline au plus vite par l'athlète--qu'on lui cédait si volontiers!--et aussitôt après les noces, madame la baronne Levaître, libre enfin, quittait le monde et rentrait en scène. On insistait dans les journaux sur la vertueuse rigueur avec laquelle notre géniale artiste avait su accomplir jusqu'au bout son devoir de mère, menant sa fille adoptive au pied des autels avant que de reprendre sa vie publique... Note familiale, discrète et douce, note qui porterait juste, et loin. Allons! il n'y avait plus qu'à se remettre au travail, qu'à faire renaître, plus tendre et plus nuancé que jamais, tout l'adorable talent, tout le charme de naguère. Il fallait dès demain reprendre à part soi quelque rôle ardu et savant, s'essayer de nouveau, tenter une épreuve. Et pourquoi demain? Non, tout de suite. Sylvie ne trouvait-elle point justement ici même une situation délicate et dangereuse à souhait: celle de la mère qui se sacrifie, sans mot dire, et abandonne son amant?... Quelle aubaine! L'extraordinaire comédienne s'y montra telle qu'en ses plus beaux jours, et traita ce rôle avec une maîtrise incroyable. Désespoir contenu, mystérieuse torture, héroïsme sobre et simple, bonté irrésistible, grâce unique, elle indiqua tout cela, elle raffina sur tout cela. Elle eut des: «Car, vois-tu, ma pauvre enfant, c'est encore nous, les mères, les aînées, qui souffrons le plus douloureusement des injustices... Nous vieillissons.» Et des: «Va, va, sois heureuse, ne regarde pas qui tu blesses!» Elle se jugea sublime, et s'applaudit tout bas. Que si l'on venait après cela lui parler de Gabrielle Aurély--fi donc! Les Parisiens allaient revoir leur Sylvie plus surprenante qu'ils ne l'avaient perdue, grâce au ciel! Pauline d'autre part se disait avec orgueil: «C'est moi qui l'emporte: elle se retire, elle cède.» Puis, tout à coup, voici qu'elle se prit à pleurer sur l'épaule de son amie détestée. Elle lui pardonna éperdument. Elle souffrit le martyre. On fixa l'époque du mariage, qui se ferait en hâte, avant un mois. On se sépara, et Sylvie courut sur-le-champ à Paris porter elle-même au Théâtre Vendôme le traité signé, en n'exigeant d'Ambroise Drayfus qu'un tout petit article additionnel: le directeur devrait en effet s'engager par écrit à observer rigoureusement le même secret absolu que par le passé, au moins jusqu'après le mariage proche de mademoiselle Pauline Levaître avec monsieur Marc Thierry. C'était là peu de chose. Il n'y eut aucune difficulté. CINQUIÈME PARTIE JUGURTHA I Le baron Levaître découpla une ou deux fois secrètement, cet automne-là, pour entraîner les chiens. Puis, sur le désir formel de Sylvie, la première chasse de l'année eut lieu le 12 octobre, en grand apparat et au milieu d'un concours extraordinaire de curieux et d'amis. Pourtant ce n'était pas afin de voir succomber avec grâce encore un cerf que tant de Parisiens étaient venus se joindre en Hariale à tous les hobereaux du Valois et aux officiers de Sérigny. Non, mais chacun se piquait d'observer comment Marc Thierry, dont le mariage avait lieu dans huit jours supportait son étourdissante fortune, la peine ou l'aisance qu'il allait montrer à saluer ceux devant qui, l'an passé, il avait fait ses débuts en forêt, la mine enfin qu'il aurait sous la tenue du Rallye-Vaille, puisqu'on venait de lui donner le bouton. Le bouton! Bien mieux que cela, et ce fut à croire que Sylvie avait élevé d'un coup son futur gendre à la dignité sans appel de maître d'équipage. Le gaillard en effet se trouvait au rendez-vous, à cheval, le poing sur la hanche, côte à côte avec le baron Levaître et tout à fait traité sur le même pied. Il eut l'impudence de ne pas seulement s'écarter d'un pouce quand le piqueur Monjoye s'en vint, tricorne bas, faire à Gaston son rapport, et si l'on entendit encore, (et pour la dernière fois, on eût dû le craindre), le baron décider: «Nous attaquerons tel cerf, à tel endroit...», c'est qu'à cet instant Marc, incliné vers la voiture qui portait sa jeune belle-mère et sa fiancée, Marc bavardait en souriant. A qui le sourire allait-il? A l'ancienne amie, ou bien à la jeune femme, son épouse déjà, et violemment, aveuglément aimée? A Sylvie, à Pauline? Celle-là pouvait penser: «Il se souvient,» celle-ci se disait: «Il me préfère.» Et l'une comme l'autre avait raison. Or, il n'est pas douteux que ce n'eût été à dessein que Gaston Levaître eût ainsi saisi cette minute où Marc était inattentif pour donner une preuve suprême d'autorité, de commandement. Le malheureux maître d'équipage en effet se sentait en danger. La toute-puissance de Marc le menaçait, c'était clair, et sans qu'il pût se défendre: car s'il y a toujours un recours contre un homme du monde--l'attaquer sournoisement au cercle, le mettre en quarantaine, le faire chanter au besoin--que tenter en revanche contre un odieux aventurier, contre un gredin dont les femmes étaient assotées, et qui ne craignait rien en outre, qui vous eût tué pour passer! Un fauve enfin, peut-être superbe, mais un vrai fauve. Gaston avait rencontré quelques jours auparavant François de Caumais-Simier. Celui-ci n'ayant point réussi, n'ayant plus d'argent, c'était à grand'peine que le baron l'avait reconnu; mais le jeune marquis s'en était venu à lui, toujours correct, et d'un ton doucement venimeux: «Ah! mon cher baron, avait-il dit, les affaires ne vont plus fort, hein? Bah, consolons-nous, consolez-vous, tout s'arrange. Et votre position vaut mieux que la mienne, allez: car mon sort, à moi, dépend de juges et d'huissiers, qui, s'ils meurent, seront remplacés par d'autres huissiers et d'autres juges, tandis qu'il suffirait pour vous d'une petite cheminée qui tomberait ou d'un joli pot de vitriol... Sans doute, supposez que ce brillant Marc Thierry soit défiguré: que vaudrait-il après, je vous le demande? Et n'est-ce pas bien juste, en vérité, qu'un gars pareil ne soit plus bon qu'à abattre s'il se casse ou s'abîme? Mais tant qu'il restera entier, dame! Non, voyez-vous, mon cher, contre la beauté physique et la force brutale, c'est triste à dire, mais on ne peut rien, rien...» Le souvenir de ce discours hantait notre Gaston et l'emplissait d'amertume. Sombre hantise qui, jointe à son dépit, ne contribuait pas à égayer sa face contractée. Si bien qu'à la vue de ces deux hommes, l'un tout morose, grimaçant et vieux, l'autre éclatant de gaîté, de confiance, portant avec une puérile ostentation son costume feuille morte, ses grandes bottes et son cor battant neuf, on ne pouvait guère hésiter: «Voilà, disait-on du premier, un bonhomme désagréable et dont nous sommes las. Et voici tout à côté son successeur, l'athlète héritier, le dauphin. Sa fortune est un peu subite, mais elle aura fait du moins un beau veneur. D'ailleurs, c'est un parvenu, un chevalier d'industrie, un triste sire, etc...» Cette dernière partie des réflexions qu'échangeaient les curieux est commune à tous les jugements que portent des hommes sur des hommes, et vous ne l'ajoutez à votre conversation que comme une formule de convenance ou par une sorte de politesse pour la personne avec qui vous causez. Quoi qu'il en fût, Marc ne se tenait point de triompher et de laisser paraître son bonheur. Il avait acheté deux nouveaux chevaux, les plus nerveux, les plus fougueux qu'il eût pu trouver. «--Mais, monsieur Thierry, lui avait dit Patt, ces deux monstres-là vont vous embêter tout le temps de la chasse. Essayez-moi donc plutôt ce gros sauteur paisible ou cet irlandais pommelé. Un veneur, monsieur, un vrai veneur, un futur maître d'équipage ne veut pas que ses chevaux le fassent endêver à la chasse. Il a d'autres soucis...» Le père Patt était choqué de cette faute de goût que commettait son client--un client millionnaire! Mais, déjà trop riche pour suivre étroitement, comme jadis, des conseils, Marc s'était obstiné dans son choix. Il est permis de croire que le désir de cavalcader plus brillamment aux yeux de sa fiancée sur une monture couverte d'écume avait encore accru son entêtement. Cependant, la chasse commença sous les meilleurs auspices. Le cerf fut promptement mis sur pied, bien séparé, bien lancé. Le sévère piqueur Monjoye, qui n'aimait pas trop le baron, témoignait au contraire d'une extrême indulgence pour «M. Thierry,» et parut mettre quelque coquetterie à traiter celui-ci en maître, à lui rendre certains honneurs professionnels et de discrets hommages: non qu'il fût allé jusqu'à le consulter, l'interroger--pour qui prenez-vous Monjoye?--mais il lui disait en passant: «Je crois que cela va sauter à gauche... Il me semble que cela court aux étangs...» Et l'on ne peut se figurer tout ce qu'il y avait de condescendance, de protection, d'affection même dans cet «Il me semble» et sous ce simple «Je crois.» Marc avait donc l'illusion de diriger la chasse. Il s'amusait, et tant pour calmer enfin sa bête que par belle humeur, galopait comme un perdu, faisant le tour de tous les taillis, entrant sous les futaies, ne voulant ni perdre les chiens un seul instant, ni manquer de voir à chaque passage de route bondir le cerf léger. Mais celui-ci, très robuste et très vite, égarait souvent la meute paresseuse. Au bout d'une heure pourtant, et las de ruser, l'animal changea de forêt: il traversa les bruyères et franchit la Butte aux Chevaliers pour gagner sans doute les bois du Mahouleux. Non loin de la lande en effet, près de la lisière d'Hariale, Monjoye et Marc se rejoignaient au galop et apercevaient les chiens qui paraissaient dans les broussailles: «--Eh, Monjoye, cela débuche! --Oui, monsieur, mais les chiens remontent, voyez. Le cerf aura gagné le Mahouleux au bas de la plaine, là-bas. --Suivez, suivez; moi, je coupe au court. Ma jument grimpera la butte, ça la distraira...» Car le jeune homme venait d'enfourcher sa deuxième monture qui, lancée toute fraîche en pleine chasse, roulait des yeux éperdus, ouvrait des naseaux de licorne, et se cabrait terriblement comme pour se préparer à prendre un galop dont son cavalier se souviendrait. C'était une prudente pensée que de lui donner tout d'abord à gravir ce lourd monticule de sable. Marc rendit la main et partit à fond de train sur la bruyère. Il fut avant que d'y penser en haut de la butte, et en redescendit comme un trait. Les bois du Mahouleux s'approchaient, hauts, noirs et silencieux. Marc s'y engouffra bride abattue. Mais il n'y avait pas fait dix mètres qu'une harde de biches jaillissait des arbres au tournant d'un chemin, et s'en venait presque donner dans la jument. Epouvantée, celle-ci se jette dans les pins: l'un d'eux, à demi déraciné, penche, barre la route. Marc s'y cogne rudement, se rattrape comme il peut aux crins de sa monture, qui sans doute se croit en danger de mort si elle ne fuit au plus vite: et la voilà qui baisse la tête et file au train de course entre les troncs d'arbres, par dessus les racines, les fossés, sur une route enfin, terrifiée, enivrée, emballée! Les pins succèdent aux pins, les kilomètres aux kilomètres. Marc cependant a rajusté ses rênes, et se dirige tant bien que mal. Il attend que la jument se fatigue. Hélas! des rochers surviennent, des pierres cachées sous le sable: c'est la Gorge aux Sangliers. Il faut s'arrêter coûte que coûte: de violentes saccades sur le mors, une lutte suprême entre l'athlète et la bête furieuse, celle-ci devient folle, franchit deux roches, culbute à la troisième et rebondit en une carrière abrupte au fond de quoi elle ne bouge plus, morte. Marc, tombé sur le flanc, reste inanimé. Bien loin de là, aux étangs, l'inquiétude fut grande, quand on y sonna enfin l'hallali. «--Où donc se cache l'héritier? disait-on... Il paraît avoir étrangement perdu la chasse, le futur patron. Pour un début... --J'ai quitté M. Thierry, répondit Monjoye très contrarié, au moment où l'animal débucha, puis fit retour.» Le baron Levaître, méchamment, laissa traîner tant qu'il put le dépeçage et la curée. Si bien que le jour s'attristait déjà lorsque Pauline et Sylvie, prises d'angoisse, envoyèrent les hommes d'équipage battre tout le pays. II «--Enfin, monsieur, le malheureux boitera-t-il toute sa vie? --Je le crains bien, madame.» Et le chirurgien venu de Paris en consultation explique le cas à Paqueret atterré, à Sylvie qui l'écoute, anxieuse: col du fémur fracturé de la façon la plus grave; on remettra Marc debout cependant, mais il est presque impossible qu'un raccourcissement de la jambe ne se produise point.... «--Et même, madame, je ne veux pas vous abuser. Il est trop certain, hélas, que le jeune homme restera sa vie durant atteint de claudication. Son état général de fièvre et d'abattement n'est actuellement que la suite de la commotion, des heures d'évanouissement, de la nuit presque entière passée dans la forêt. Mais la constitution de notre sujet est exceptionnellement robuste: elle nous aidera. Pourtant il serait bon, je pense, de l'emmener dès qu'il sera transportable, dans une dizaine de jours. Je n'ignore pas le lien qui allait unir prochainement votre belle-fille à M. Thierry, et je sais qu'il peut compter sur le plus affectueux dévouement; mais outre que Sérigny, où nous voici, est loin d'Hariale-sous-Bois, où vous habitez, outre la longueur probable de la convalescence, vous ne devez pas, il me semble, exposer mademoiselle Levaître à ce spectacle douloureux et continuel de son fiancé cloué sur un lit d'hôpital--et cela dans l'intérêt commun de ces deux enfants, croyez-moi, madame.... Ce jeune homme a un foyer, une famille à Paris. Il faut l'y envoyer.....» Voilà. C'était dit. Maintenant, l'illustre chirurgien ne songeait plus déjà qu'à fuir au plus vite: revêtu de son pardessus et son chapeau à la main, il s'inclinait devant le vieil Amédée, devant Sylvie, anéantie dans un fauteuil.... Devant Amédée qui, pâle, raide et muet, évoquait en secret le souvenir grandiose et lamentable, le souvenir éternel de Jugurtha. Ainsi, l'incroyable catastrophe se renouvelait? Ainsi, c'était donc écrit que tous ses cracks se rompraient la jambe au moment d'arriver au poteau, et que jamais, jamais il n'éprouverait la joie d'un pur triomphe? Car ce Marc Thierry ne comptait plus maintenant: un athlète infirme, un héros qui boite? Perdu, fini. Encore un produit Paqueret qui manquait sa carrière.... Et l'infortunée Sylvie de son côté songeait avec angoisse à tout ce qui allait suivre cette horrible aventure, à la vie commune d'abord, compromise et bouleversée, puis au Théâtre Vendôme, aux débuts retardés; mais surtout, oui, surtout au chagrin de Pauline..... Qu'allait-elle faire, la pauvre petite, avec un fiancé estropié--et d'ici peu de mois, un enfant? Se laisserait-elle marier quand même? Devait-on révéler son secret? Et si Marc aussi bien venait à ne pas survivre..... Hélas! Cependant Amédée Paqueret quitte l'hôpital avec le docteur, que Sylvie a reconduit jusqu'à la porte du parloir. Ils montent en voiture, et roulent ensemble vers la gare de Sérigny. On doit traverser toute la ville: le trajet est long, il faut causer: «--Madame Levaître, fait le chirurgien, paraît profondément affligée. Mais rassurez-la, monsieur. Dites-lui bien que son gendre ne court aucun danger. Il boitera, voilà tout. Vous confesserai-je qu'une question me tourmente depuis mon arrivée, et que si je ne craignais fort d'être indiscret.... --Du tout. Demandez. --Eh bien, comment se fait-il que je n'aie vu au chevet du jeune homme aucun membre de sa famille? Je vous avoue que cela m'a surpris. Car nous sommes plus habitués, nous autres médecins, à nous débattre contre la poursuite d'une tribu d'oncles et de cousins qu'à trouver un malade orphelin. M. Thierry ne voit-il pas les siens? --Son père lui a défendu sa porte. --Et le brillant mariage qu'allait conclure le pauvre garçon ne les avait point raccommodés? Le fait est grave. --En effet.... Mais il y avait une telle différence de points de vue, une si réelle incompatibilité d'humeur! M. Thierry le père a toujours témoigné envers son fils d'une malveillance extrême; et comme avec cela Marc était un caractère très violent, un peu rude.... --Etait?» Enfin, quand le rapide de Paris eut disparu au loin, Paqueret s'en retourna seul vers l'hôpital de Sérigny: «Quoi! se disait-il en route, renvoyer Marc parmi les siens? Mais y tiennent-ils seulement? On les a prévenus, on leur a télégraphié. Nous avons vu débarquer madame Poron, née Thierry, le peintre Oswald, et aussi mademoiselle Marguerite qui a embrassé sa future belle-s½ur. Puis, à l'heure du dernier train, ils sont repartis: et c'est encore Pauline, Sylvie et moi qui n'avons pas dormi cette nuit-là....» Revenu à l'hôpital, il ouvrit résolument la porte du parloir où le chirurgien leur avait avoué tout à l'heure la vérité. Il s'arrêta, se découvrit, se tut. Sylvie se tenait encore enfouie dans le même fauteuil, à la même place. «--Il faut, mon amie, déclara Paqueret, il faut absolument que Pauline .... sache. Je viens d'y réfléchir: c'est un douloureux et cruel cas de conscience. On ne peut la laisser engager tout son avenir ainsi. --Mon Dieu, Amédée, quelle épreuve! Et qui lui dira.... --Moi, si c'est nécessaire. Mais vous plutôt, ma chère Sylvie, vous qui lui apprendrez l'affreuse nouvelle avec l'adresse et les précautions d'une mère. --Je n'oserai pas. --Si! vous le devez. Notre responsabilité serait trop lourde. Que nous nous taisions ou que nous parlions, d'ailleurs, c'est toujours une vie que nous brisons: mais en parlant, songez-y, vous sauverez une enfant jeune, saine et qui peut être heureuse. --Hélas, Amédée, si vous saviez.... Tout est bien irréparable, allez!» Ah, cette fois, c'en était fait, Sylvie allait tout dévoiler, le mariage forcé, la grossesse de Pauline, les fiançailles précipitées--quand la porte de nouveau tourna sur ses gonds, quand un visage tout émacié parut, qu'éclairaient deux yeux luisants: c'était Pauline. Elle entendit le silence subit qui se fit à son entrée: «--Quoi, dit-elle, qu'est-ce qu'il y a? Que me cachez-vous? Vous avez cessé l'entretien comme j'entrais.... Que vous a dit le chirurgien? Marc est donc plus malade? --Mais non, je te le jure. Rassure-toi, ma chérie, ne t'énerve pas.... --Allons, j'en suis certaine, il est plus malade, et peut-être en danger: il vaudrait pourtant mieux m'en avertir!» Paqueret en prit son parti: «Non, Pauline, fit-il avec beaucoup de fermeté, Marc n'est pas en danger. Mais la fracture dont il souffre est très grave.... très grave. --On ne l'en remettra pas? --On l'en remettra. Il guérira, cela ne fait point de doute. Seulement... --Eh bien?... Oh! je comprends!» Et soudain la jeune fille, éperdue, désespérée, terrifiée, s'est jetée en sanglotant sur une chaise, près de Sylvie.... Infiniment douce, celle-ci ne détourna point, ne calma point, mais attendrit cette immense douleur. Pauline pleura longtemps, longtemps... Si bien qu'à se sentir ainsi choyée, bercée, elle s'alanguit à la fin, s'abandonna peu à peu, s'apaisa toute seule, revint à elle: «--J'aurais préféré, vois-tu, Sylvie, balbutia-t-elle, qu'on l'eût rapporté mort!» III «Ma chère Pauline, »Tu seras sans doute surprise de cette lettre. Mais après tout, je suis ton oncle et ton plus proche parent; et si des circonstances ou une volonté particulière ont empêché que je ne fusse ton tuteur, je n'en ai pas moins, il me semble, le droit et peut-être le devoir de prendre ici ton intérêt, de défendre un nom que tu portes encore, et qui est aussi le mien. J'espère que tu reconnaîtras l'honnêteté de ma démarche, et mon affection pour toi qui seule me dicte ma conduite dans cette circonstance. »D'autre part, je sais combien tu es au-dessus de l'état d'esprit enfantin qui est habituellement celui des jeunes filles de ton âge. L'éducation un peu libre, mais éclairée, je me plais à le reconnaître, que t'a donnée Sylvie, t'a mise à même de pouvoir juger hautement certains actes, dont il serait inutile et dangereux de seulement te parler, si tu étais restée au niveau commun. »Sache donc que Sylvie, ta belle-mère, rentre au théâtre. Je ne te dis point «va rentrer», ni «songe à rentrer». Non: les traités sont dûment signés; elle reparaît sur la scène dans quelques mois. Tu devines, n'est-ce pas, que je n'avancerais pas cette information si je n'en étais tout à fait certain. Je la tiens de source absolument sûre. D'ailleurs, c'est un bruit qui commence à se répandre dans Paris. Encore un peu, et ce sera dans les journaux. »Or, sens-tu bien, ma chère Pauline, l'énormité, la folie de cette fantaisie? Prévois-tu le scandale qui va nous atteindre, les railleries, les lâches insinuations, les avanies même auxquelles nous serons en butte? Toute la situation mondaine de notre famille, si honorable et si haute du temps de ton pauvre père, et dans laquelle nous eûmes tant de peine à maintenir Sylvie Montreux, s'effondrera du coup. Elle croulera, le marquis de Caumais-Simier me le disait encore hier, sous le ridicule, et bientôt sous la honte. »Je n'ai pas besoin de t'expliquer les risques que nous fait courir à tous deux la décision funeste de ta belle-mère. Songe à la difficulté pour toi de te marier, du moins dans notre monde, au cas où Sylvie nous exposerait ainsi à la risée publique: car enfin, on ne peut considérer comme définitive, dans les circonstances présentes, l'union projetée avec M. Marc Thierry. Quant à l'hypothèse de maintenir le même train de maison, de recevoir, de conserver un équipage de chasse, il va de soi qu'il ne saurait même en être question. »Moi, que puis-je faire en tout ceci? Rien, hélas. Sylvie est entièrement libre, sinon responsable, de ses actes. Mais toi, Pauline, j'ai pensé que tu saurais peut-être, s'il en est temps encore, la détourner de cette désastreuse résolution! »Nos intérêts à tous deux sont ici, je te le répète, intimement liés. Maintenant, je m'adresse, non plus à ton intelligence, mais à ton c½ur, pour te demander, pour te prier de ne point me dévoiler dans l'occurrence. Crois bien que si tu me citais, cela ne servirait qu'à indisposer Sylvie et à la rendre intraitable. Réponds, si l'on t'interroge, que tu as appris la chose par hasard, ou mieux, tiens, par une lettre anonyme. »Allons, ma chère petite, bon courage. Agis énergiquement, adroitement, et ne doute pas, quel que soit le résultat de cette entreprise, de mes sentiments les plus tendres et les plus sincères. Ton oncle affectionné »GASTON LEVAÎTRE.» Pauline, en recevant cette lettre, comprit qu'elle était trahie. Quoi! elle avait arraché à sa belle-mère son amant, si bien même qu'elle en était enceinte. Et Sylvie, pendant ce temps, la sournoise et lâche Sylvie signait un engagement? Mais alors, la dupe, dans tout cela... Trahison! Une fois au théâtre en effet, Sylvie ne devenait-elle point à jamais divine et jeune pour toujours, comme toutes les grandes actrices? Pauline devait se résigner à vivre éternellement dans l'ombre de cet impérissable bonheur. A quoi bon désormais avoir si brillamment mené la conquête de Marc? Elle ne s'en était guère souciée, la fausse rivale! Le seul amant qu'il lui fallût, à cette comédienne, c'était le public, c'était la France tout entière! Comment ne l'avoir pas senti? Et comment aussi Pauline n'eût-elle pas souffert de ce que Sylvie se détachât, s'éloignât ainsi d'elle irrévocablement? Les répétitions, les soirées au théâtre, la foule, la vie publique... C'était fini. La jeune fille n'allait plus savoir qui haïr, ni qui aimer sur terre. Marc? Un homme déprécié, dont tout le monde aurait pitié, un infirme... Elle ne concevait même pas qu'elle eût pu le distinguer, maintenant que l'indifférence de Sylvie le laissait pareil à tous les autres... Peuh! même point pareil aux autres: il ne valait plus rien, il boitait. Ah, que l'on s'était donc bien joué d'elle, pourtant! Ainsi, pas une indiscrétion commise pendant ses ridicules fiançailles, pas une lettre échangée, pas un mot imprudent... Et le traité? Parbleu, il était à Paris, chez quelque notaire. Que de précautions... Fi donc! Sylvie piquait de longues aiguilles dans son chapeau quand Pauline, après avoir déchiré la lettre de Gaston, s'en vint, perdue de découragement et d'humiliation, frapper à sa porte. Toutes deux devaient aller à Sérigny pour assister au départ de Marc, que l'on allait transporter à Paris: sa famille ayant désiré le reprendre, le soigner; M. Thierry le père s'étant écrié dans un mouvement d'une rare magnanimité: «Qu'on me ramène mon fils! J'oublie tous ses torts devant son infortune.» On ne pouvait qu'admirer ce sentiment au Ministère. En apercevant dans la glace sa belle-fille, la baronne Levaître fit sans se retourner: «Voilà, je suis prête. Mais toi-même, tu n'as pas ton chapeau? Dépêche-toi. Il faut partir: tu entends, voilà qu'on amène Aérolithe devant le perron.» Au dehors en effet, le gravier du jardin bruissait sous les roues de la voiture. Mais Pauline continua de s'avancer dans la chambre: «--Je viens d'apprendre que tu rentres au théâtre, que c'est une affaire conclue.» Sylvie tressaillit: «Qui t'a écrit cela, qui? --Un billet anonyme.» La baronne Levaître acheva de fixer son chapeau, réfléchit vivement, et conclut que, parbleu! il fallait toujours bien en arriver là. Donc: «Eh bien, oui, répondit-elle, c'est vrai.» Pauline manqua de force, et s'accouda toute blanche sur le dossier d'un fauteuil. Son front tomba dans ses mains, et un mot, un seul, qu'elle ne cessa plus de répéter, lui vint aux lèvres: «Et moi, soupira-t-elle, et moi?» Quelle angoisse pour Sylvie, et combien elle eût préféré de l'indignation, voire quelque mauvaise et cruelle colère! Ce fut une scène accablante: «--Pauline, ma petite Pauline, comprends-moi, mets-toi à ma place, grand Dieu! Tu sais bien que je t'aime tendrement, ma chérie, et plus que tout ici-bas, va, je te l'assure... D'ailleurs, j'en ai donné la preuve pendant toute ton enfance, et récemment encore, il me semble. Seulement, dis-toi qu'on ne peut pas oublier la gloire... Et la gloire, pour moi, c'est le théâtre. Or, j'étais libre, en somme... --Et moi? --Mais toi, voyons, tu te mariais! Tu n'y songes donc plus? c'est toi justement qui m'abandonnais... De mon côté, j'ai cru pouvoir recommencer une autre vie, conçois-tu? Puisque je ne devais plus t'avoir auprès de moi comme par le passé, j'ai cru pouvoir me retourner vers mes premières joies--ah, Pauline, des joies irrésistibles! --Et moi, que faire à présent? --Hélas, à présent!... Oh, nous sommes malheureuses, bien malheureuses... Et je ne le suis guère moins que toi! Crois-tu que cette horrible catastrophe ne m'atteigne pas aussi? Et ton chagrin, ton chagrin, j'en ai plus que ma part...» Mais Pauline ne répondait plus. C'était Sylvie maintenant qui pleurait et dont la voix manquait. La jeune fille demeurait muette, la tête toujours baissée, les yeux cachés. «--Au fond, vois-tu, reprit Sylvie, c'est peut-être un bien, que je rentre au théâtre. Mais oui: le monde va nous tourner le dos, ce dont tu te consoleras comme moi, je suppose. Et puisque tu vis dans l'attente, désormais, d'un pauvre petit être que nous serons deux à aimer et à choyer, eh bien, ma chérie, que tu te maries ou non, nous resterons ensemble comme autrefois, côte à côte. Je ne veux plus que tu me quittes. Nous sommes riches: nous narguerons les sots. Et si je retrouve sur la scène mes triomphes d'antan--nous serons deux à nous en réjouir.» Elle ajouta même en souriant: «Pardon, nous serons trois.» Et avec des inflexions adorables de voix, avec des câlineries, avec ces mille façons délicates de séduire que vous ont les mères, avec ce ton de tendresse camarade qui n'appartient qu'aux s½urs, elle continua longtemps d'expliquer comment elles allaient se consoler de cette dure épreuve dans une intimité plus étroite et plus douce encore. Elle jouerait, elle reparaîtrait en scène, soit: mais Pauline serait toujours là, Pauline la ferait répéter, Pauline jugerait, accepterait ou refuserait les rôles. Et puis, on soignerait ensemble, on habillerait, on élèverait le petit qui allait venir. L'opinion? Bah!... on la materait. «--Nous nous consolerons, tu verras», disait-elle. Elle le croyait. Pauline ne levait point la tête. Tout à coup: «Mon Dieu! s'écria Sylvie. Et Sérigny que nous oublions... Cours vite t'apprêter! Avec Aérolithe, nous arriverons pour l'heure du train, mais ce sera juste. Pauvre Marc... Dépêchons-nous!» Mais ici Pauline découvrit enfin ses yeux, des yeux tout étincelants de douleur. Marc? Il allait payer pour tous! «--Vas-y seule!» s'écria-t-elle. Sylvie joignit les mains: «Pauline! y penses-tu? Songe qu'on l'emmène, qu'on l'emporte sur une litière... --Vas-y seule!» Puis se laissant aller de nouveau, peut-être par honte, peut-être pour mieux mentir, ou par dégoût, ou par fatigue: «Oui... C'est un spectacle que je ne me sens pas capable de supporter. Excuse-moi... Dis que je suis malade, que je souffre, que c'était au-dessus de mes forces... Dis ce que tu trouveras... Je ne peux pas!» Il fallut bien que Sylvie se résignât: l'heure pressait. Lorsqu'elle eut sauté dans la voiture légère, le cocher lui présenta les guides: «Oh, non, fit-elle, non. Menez vous-même. Et vite!» Elle ne parvint à la gare de Sérigny que dix minutes avant le train de Paris. Sur le quai, se profilait l'humble silhouette de mademoiselle Marguerite Thierry, puis une figure hautaine qui n'était autre que celle de madame Poron. Non loin se tenaient des infirmiers. Et parmi tout ce monde gisait une litière chargée de couvertures, sous quoi l'on distinguait à peine une forme livide, lugubre, immobile: Marc. Jamais, non, jamais, durant toute sa vie tumultueuse, Sylvie Montreux ne devait rencontrer un regard plus misérable que celui dont Marc l'accueillit quand il comprit qu'elle arrivait seule! Elle s'était penchée, il lui prit la main: «--Comment, gémit-il presque bas, n'est-elle pas venue?» Sylvie voulut répondre. A quoi bon? Sans cesser de lui tenir la main, Marc avait détourné la tête. Et il demeura ainsi, incapable de remuer même les lèvres, jusqu'à ce que le train ayant stoppé en gare, les infirmiers eussent chargé sur un wagon leur pitoyable colis humain. IV Marc ne tolère plus que la compagnie de sa s½ur Marguerite... Marc est étendu sur sa chaise longue, dans la chambre qu'on a mise à sa disposition au lycée François Ier. Il a pu de sa fenêtre voir tomber, depuis deux mois, les dernières feuilles des arbres; et le meilleur moment de ses journées est encore celui où, pendant la récréation, les jeunes lycéens lui donnent le spectacle quotidien d'une partie de foot-ball, ah, bien mal ordonnée, mais enfin consciencieuse. Alors, Marc suit et s'amuse un peu: il voudrait diriger ces petits. Puis, à la cloche, tout se tait, la cour devient déserte. L'infirme retombe dans sa lourde tristesse. L'infirme!... Car il sait, maintenant: il a interrogé, d'homme à homme, le chirurgien. Cependant, c'est fête aujourd'hui: le docteur a décidé que son malade pourrait dans trois jours faire quelques pas, descendre l'escalier, porté à bras, mettre le nez dehors. Aussi doit-on venir tout à l'heure lui prendre mesure pour une canne et une béquille, une jolie béquille. Marc attend le marchand de béquilles. Pendant ces deux longs mois de martyre, son beau visage, devenu blême, a tristement maigri: les yeux s'y sont enfoncés, les épaules remontent, la tête penche, la bouche désespérée s'est distendue. Il parle presque bas. «--Marguerite... Qu'est-ce que papa a dit hier soir à dîner, quand il a appris la nouvelle? --Dame! tu sais comme il est. Il s'est répandu en considérations, et a déclaré que tu aurais bien pu différer encore pour rendre sa parole à mademoiselle Levaître. Que celle-ci s'était beaucoup hâtée d'accepter sa liberté; qu'il n'aurait pas cru que cela dût se passer si simplement... --Assez. Hector a-t-il apporté la valise que j'avais demandée? --Oui. Elle est dans l'antichambre. Veux-tu que j'aille te la chercher? --Tu serais gentille... Mais sonne plutôt: elle doit être lourde, cette valise. --Ma foi, c'est vrai. Elle contient donc tout ton appartement? --Bah, ce sont des bibelots et des revues qui étaient restés chez moi et qui me manquaient. Quand on est impotent, on devient maniaque.» Hector, mandé, s'en fut quérir la valise. «--Mets-la ici, à ma portée. Tu as la clef? Donne-la. --Voilà, monsieur. --Bien. Je n'ai plus besoin de toi. Tu ne viendras que si je t'appelle.» Hector parti, un silence léger se fit. Puis: «Marguerite, demanda Marc, te rappelles-tu exactement à combien de jours remonte la dernière visite de ces dames? --Mais... à six jours, il me semble. Oui, six jours. --L'autre semaine, elles n'étaient restées que cinq jours sans venir, n'est-ce pas? --Mon Dieu... oui, peut-être. --Et la semaine d'avant, trois seulement? --Je ne me rappelle plus. --Si, si....» Et Marc ajouta tout bas: «Pendant le premier mois, elles montèrent quotidiennement. Puis elles ont manqué une fois, puis ne vinrent que tous les deux jours, puis...» A cet instant, un pas résonna dans le corridor. C'était M. Thierry qui voulait voir son fils. Le proviseur Thierry coulait des jours plus heureux depuis l'accident. Car on n'avait nullement tenu rigueur au jeune homme, dans sa famille, de s'être brisé le col du fémur. Au contraire: il allait se trouver estropié maintenant, et par conséquent reprendre une vie régulière, sans s'amuser davantage à remporter des championnats de boxe et à épouser des jeunes filles millionnaires avec lesquelles on était au plus mal. On lui taillerait une petite place honorable sur le budget de l'Etat. Il aurait un peu à travailler, il ne commettrait plus d'excentricités; et tous ces bienfaits pour une infirmité qui n'était point dégoûtante. C'était donné. «--Eh bien, mon grand, cela va mieux? Ainsi, c'est pour après-demain, cette sortie? Je me promets une grosse émotion à te voir faire dans la cour tes premiers pas. --Une émotion... agréable? --En doutes-tu? --Tu sais que j'aurai des béquilles, et qu'ensuite je boiterai? --Pour un temps, pour un temps... Et puis, Marc, il ne suffit tout de même point de se trouver en équilibre sur ses deux jambes pour être heureux ici-bas. --Chacun son goût, mon père. Mais excuse-moi: je suis très fatigué. --Je te laisse, je te laisse.» Et ils se serrèrent la main. Alors, se tournant vers sa s½ur: «Laisse-moi aussi, ma petite Marguerite, veux-tu bien? fit Marc. Je suis las. Je vais feuilleter mes souvenirs. Après, je dormirai.» Comme elle sortait, il la rappela: «Marguerite!... Ecoute: on m'a dit, un jour, que c'était de ma faute si ton mariage avec Antonin n'avait pas réussi. Est-ce vrai? --Pas du tout. Au fond, je ne pouvais pas le souffrir. --En ce cas... tu ne m'en veux pas?... Tu... n'as rien à me reprocher? --Mais non, mais non... --Eh bien... embrasse-moi. Pourquoi pleures-tu?» Quand elle eut disparu, Marc se mit en devoir d'ouvrir la précieuse valise. Tant de vieilles revues et tant d'objets divers la remplissaient qu'il dut prendre bien garde que tout ne se répandît par terre. C'étaient les médailles, les prix qu'il avait gagnés dans sa carrière d'athlète; c'étaient les cadeaux qu'on lui avait faits; c'étaient des photographies, des coupures de l'Argus et les feuilles innombrables où l'on avait publié son portrait; c'étaient, dans un coin, les lettres de Sylvie, et tout à coté, soigneusement cachetées, celles de Pauline. Il commença lentement à dépouiller, à parcourir. Il se retrouvait porté en triomphe, à Roubaix, acclamé après sa victoire sur Sam Hawson, comme il l'avait été après son acquittement de Rouen; il se revit figuré de face, de dos, de profil, dans tous les costumes, en veneur, en dragon, à la suite de ses raids au régiment; puis chez lui, à la promenade, au Bois, au Racing-Club, au collège même. Il relut les récits de ses principaux exploits, du plus dangereux surtout, de celui pour lequel il avait dépensé la plus folle énergie: ce parcours Fécamp-Yport à la nage, tout seul... Il examina bibelots et médailles, soupira, et atteignit enfin la photographie spécialement éditée pour lui à Rome, l'image du svelte et splendide Apoxyomène! Il se plut une dernière fois à la comparer avec ceux de ses portraits où il se trouvait en tenue de gladiateur, à peu près nu: oui c'était bien cela... Osant ensuite saisir un miroir sur le guéridon proche, l'athlète déchu s'y mira: hélas! Allons, le moment était venu: repoussant quelques paperasses et plusieurs écrins, Marc tira du tréfonds de la valise son revolver de poche et la petite boîte qui contenait les cartouches. Il le chargea. Il attendit: son coeur battait. Allons! Mais aux plus braves, il faut une émotion suprême qui leur pousse le doigt et les décide... Hector cogna à la porte. L'arme vivement cachée: « Entre! Qu'y a-t-il? --Monsieur, c'est le marchand de béquilles...» Marc sentit le rouge lui monter au front: «Hector! fit-il, viens ici. Prends ces deux paquets de lettres. Mets-les dans le feu. Non, non, pas comme cela: sur la bûche du milieu... Bien. Maintenant, va trouver cet homme, et dis-lui qu'il s'en aille, qu'il ne revienne plus! Je n'userai pas de ses béquilles. --Mais, monsieur... --Je t'ordonne d'y aller! Ferme la porte derrière toi--et que personne ne m'ennuie plus!» Puis, demeuré seul, Marc Thierry leva vers sa tempe une main qui ne tremblait pas, et le coup partit. V Dans l'église Saint-Etienne-du-Mont, tendue de noir, le philosophe Poron, mari de madame Poron, née Thierry, se lamentait tout bas. Décidément, il avait eu tort de venir à l'enterrement de ce Marc, puisque la plus élémentaire sagesse démontrait clairement qu'un homme qui se tue manque à son devoir social. Cependant cette fameuse baronne Levaître, dont la réapparition prochaine sur les planches n'était plus un secret pour personne, allait sans aucun doute se trouver à l'église, et probablement au cimetière. Jamais le philosophe Poron n'avait vu cette dame; c'était à peine s'il en gardait un souvenir confus pour l'avoir entendue voici quelque dix ans. Cette considération, si elle ne changea certes point ses principes, piqua toutefois sa curiosité. Aux dernières nouvelles enfin, il apprit que l'on s'était ému en haut lieu, qu'on avait formulé des condoléances et qu'un envoyé du ministre assisterait probablement aux obsèques. Du coup, toute la sagesse de notre moraliste ayant pris un autre cours, il s'aperçut soudain qu'il était plus digne d'un esprit élevé de savoir pardonner des fautes aux défunts que de les leur reprocher éternellement. Mais pourtant, qu'il est téméraire de se déjuger ainsi, par une impulsion du sentiment et sur un simple retour de la pensée! M. Poron, maintenant que l'office prenait fin, maintenant qu'on disait l'absoute, maintenant que l'on se formait en cortège pour aller au cimetière, M. Poron sentait croître en lui une profonde amertume. Ni Sylvie Montreux, ni l'envoyé du ministre n'avaient été signalés à l'enterrement. On n'y avait vu que toutes sortes de cousins et de parents qui n'eussent point salué Marc dans la rue tant qu'il était vivant, mais qui ne laissèrent point d'arriver en foule pour contempler un père affligé, une soeur en larmes, des gens en deuil et un lourd cercueil que l'on allait descendre en terre. On put remarquer aussi quelques-uns des plus fervents admirateurs de Marc, ceux qui sanglotaient d'enthousiasme lors des matchs de l'an passé. Tous, en quittant Saint-Etienne-du-Mont, parurent sincèrement touchés: «Le pauvre garçon... Quelle horrible fin!» Puis, à chaque tournant de rue, il en disparut un. Amédée Paqueret seul, très vieux, très las, marcha derrière la famille jusqu'au cimetière. Il se survivait, l'extravagant chimérique, pour la troisième fois. Après Richenoire, après Vouzy, son ultime rêve avortait encore. Après l'effondrement de Jugurtha, celui de Marc Thierry... Héroïquement, et non sans avoir versé peut-être les dernières larmes de sa vie, le vieillard demeura jusqu'au bout. Puis il s'en fut d'un pas lourd s'asseoir seul à l'écart. Quand tout le monde enfin se fut écoulé, quand le dernier petit cousin eut disparu et que les ouvriers mêmes eurent laissé le chemin désert, Amédée Paqueret attendit un peu, écouta, puis descendit jusqu'à la porte du cimetière. Il fit un signe. Une voiture s'avança, dont deux femmes sortirent. Sans avoir prononcé un mot--pourquoi faire?--Amédée les conduisit devant la tombe. Pauline et Sylvie s'y agenouillèrent. Pauline et Sylvie pleurèrent ensemble, puis ensemble se sont levées, et l'une au bras de l'autre, suivies de Paqueret, en allées. Le silence tomba. Marc était complètement enterré. SIXIÈME PARTIE EPILOGUE ÉPILOGUE Le petit Luc venait de naître, au début de l'été, dans une des plus riantes villas qui bordent le lac de Côme. Et Pauline, encore couchée, se trouvait par un certain après-midi tout étincelant de soleil, assez contente. Elle ne contemplait pas sans plaisir les flots de dentelles admirables dont on l'avait parée comme une relique. Quelque sensualité la flattait à tourner sa tête languissante sur un oreiller qu'une princesse de Golconde eût à peine osé froisser. Rien qu'à voir le berceau du petit, d'ailleurs, on se fût cru déjà dans un monde enchanté, dans un palais de féerie. Des musiques lointaines et tous les parfums d'Italie entrant par la fenêtre ouverte achevaient presque l'illusion. Sylvie, qui ne jouait plus à Paris, la saison théâtrale ayant pris fin, était venue s'installer près de sa belle-fille dans ce pavillon de marbre, dont les jardins s'étendaient jusqu'à l'eau du lac. De son lit, Pauline apercevait plusieurs arbres qui semblaient en extase dans la clarté. Et très doucement, elle se laissait un peu aller, écoutant avec un léger battement de coeur le bruit presque imperceptible du bambin qui dormait là, tout contre, dans le somptueux berceau. Mais croyez-vous cependant qu'elle soit apaisée, que son démon secret ne la tourmente plus, que c'en soit fait de toutes ses rancoeurs, de toute son envie? Non pas! Le premier cri même de son fils n'a point chassé de sa mémoire le bruit des applaudissements dont, voici quelques mois, elle endura le supplice, ni le souvenir torturant de la foule debout, qui acclamait Sylvie. Pauline avait subi cette longue, cette angoissante soirée de première; Pauline avait suffoqué de douleur et d'admiration au triomphe public de sa chère rivale. Puis, presque tout de suite après, il lui avait fallu s'aller cacher, seule, sur cette rive du lac de Côme. Mais encore aujourd'hui, elle n'a rien oublié, si bien qu'en embrassant un matin Sylvie, dans l'émotion profonde qui les étreignit toutes deux devant le berceau où l'on venait de poser le petit Luc: «Ecoute, murmura faiblement la jeune mère, écoute: je veux entrer... moi aussi... au théâtre... Promets-moi ton appui et tes leçons. Si!... je le veux. Ce sera mon cadeau de relevailles. Promets-moi...» Sylvie avait promis. Ceci, pensait-elle, s'arrangerait comme le reste! L'extraordinaire actrice se croyait maintenant presque tout à fait surhumaine, presque tout à fait fée. Elle avait de nouveau fait délirer Paris. Son succès avait dépassé toutes les bornes connues. Et c'était seulement après quatre mois d'une ivresse continuelle qu'elle avait enfin pu se sauver juste à temps pour s'en venir bercer ici son petit-fils. Faut-il ajouter que déjà Ambroise Drayfus lui avait présenté pour la rentrée, humblement, presque avec des excuses, un rôle composé sur mesure par le meilleur artiste de l'année? Quant à Paqueret... Eh bien, mais justement, Pauline l'attendait: il s'arrachait pour quelques jours à la _Race Pure_ et au _Pneu_ afin de faire connaissance avec son nouveau filleul. Et ce fut tout souriant qu'il arriva, le fol Amédée, et qu'il entra dans la chambre en compagnie de Sylvie. Puis, dès qu'on lui eut montré Luc, dès qu'on lui eut mis ce marmot sur les bras, voilà que notre extravagant se trouva tout à coup la gorge serrée et les yeux troubles. Il lui semblait qu'il fût soudain, lui aussi, devenu grand-père. Une tendresse immense avec un enthousiasme subit pour ce beau petit gars s'emparèrent de lui: «--Pauline! s'écria-t-il, il est superbe, ton fils! Quand il aura douze ans, tu me le confieras. Je m'en charge. J'en ferai un athlète, j'en ferai un héros. Je l'élèverai, tu verras, je le lancerai, il deviendra le premier homme de France! Je...» Etc. etc... FIN TABLE Première partie. --En Hariale 1 Deuxième partie. --A la Voie 55 Troisième partie.--Le Change 109 Quatrième partie.--Bien Allé! 169 Cinquième partie.--Jugurtha 225 Sixième partie. --Épilogue 267 Imprimerie générale de Châtillon-sur-Seine.--A. PICHAT. End of the Project Gutenberg EBook of Couple?es, by Marcel Boulenger *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COUPLE?ES *** ***** This file should be named 56820-0.txt or 56820-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/6/8/2/56820/ Produced by Clarity, Hélène de Mink and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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