Project Gutenberg's Les épaves de Charles Baudelaire, by Charles Baudelaire This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Les épaves de Charles Baudelaire Author: Charles Baudelaire Editor: Auguste Poulet-Malassis Illustrator: Félicien Rops Release Date: September 27, 2008 [EBook #26710] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ÉPAVES DE CHARLES BAUDELAIRE *** Produced by Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) LES EPAVES DE CHARLES BAUDELAIRE AVEC UNE EAU-FORTE FRONTISPICE DE FÉLICIEN ROPS AMSTERDAM A L'ENSEIGNE DU COQ MDCCCLXVI Tirage avec eau-forte frontispice de F. Rops, à 10 ex. chine; 250 ex. grand papier vergé de Hollande; les uns et les autres numérotés. EXPLICATION DU FRONTISPICE Sous le Pommier fatal, dont le tronc-squelette rappelle la déchéance de la race humaine, s'épanouissent les Sept Péchés Capitaux, figurés par des plantes aux formes et aux attitudes symboliques. Le Serpent, enroulé au bassin du squelette, rampe vers ces _Fleurs du Mal_, parmi lesquelles se vautre le Pégase macabre, qui ne doit se réveiller, avec ses chevaucheurs, que dans la vallée de Josaphat. Cependant une Chimère noire enlève au delà des airs le médaillon du poëte, autour duquel des Anges et des Chérubins font retentir le _Gloria in excelsis!_ L'autruche en camée, qui avale un fer à cheval, au premier plan de la composition, est l'emblème de la Vertu, se faisant un devoir de se nourrir des aliments les plus révoltants: VIRTUS DURISSIMA COQUIT. [Illustration] AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR _Ce recueil est composé de morceaux poëtiques, pour la plupart condamnés ou inédits, auxquels M. Charles Baudelaire n'a pas cru devoir faire place dans l'édition définitive des _Fleurs du Mal_._ _Cela explique son titre._ _M. Charles Baudelaire a fait don, sans réserve, de ces poëmes, à un ami qui juge à propos de les publier, parce qu'il se flatte de les goûter, et qu'il est à un âge où l'on aime encore à faire partager ses sentiments à des amis auxquels on prête ses vertus._ _L'auteur sera avisé de cette publication en même temps que les deux cents soixante lecteurs probables qui figurent--à peu près,--pour son éditeur bénévole, le public littéraire en France, depuis que les bêtes y ont décidément usurpé la parole sur les hommes._ LES EPAVES I LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève, Comme une explosion nous lançant son bonjour! --Bienheureux celui-là qui peut avec amour Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve! Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon, Se pâmer sous son oeil comme un coeur qui palpite... --Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite, Pour attraper au moins un oblique rayon! Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire; L'irrésistible Nuit établit son empire, Noire, humide, funeste et pleine de frissons; Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage, Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage, Des crapauds imprévus et de froids limaçons[1]. [1] Le mot: _Genus irritabile votum_, date de bien des siècles avant les querelles des Classiques, des Romantiques, des Réalistes, des Euphuistes, etc... Il est évident que par _l'irrésistible Nuit_ M. Charles Baudelaire a voulu caractériser l'état actuel de la littérature, et que les _crapauds imprévus_ et les _froids limaçons_ sont les écrivains qui ne sont pas de son école. Ce sonnet a été composé en 1862, pour servir d'épilogue à un livre de M. Charles Asselineau, qui n'a pas paru: _Mélanges tirés d'une petite bibliothèque romantique_; lequel devait avoir pour prologue un sonnet de M. Théodore de Banville: _Le lever du soleil romantique_. (_Note de l'éditeur._) PIÈCES CONDAMNÉES TIRÉES DES _FLEURS DU MAL_ II LESBOS[2] [2] Cette pièce et les cinq suivantes ont été condamnées en 1857, par le tribunal correctionnel, et ne peuvent pas être reproduites dans le recueil des _Fleurs du Mal_. (_Note de l'éditeur._) Mère des jeux latins et des voluptés grecques, Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux, Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques, Font l'ornement des nuits et des jours glorieux; Mère des jeux latins et des voluptés grecques, Lesbos, où les baisers sont comme les cascades Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds, Et courent, sanglotant et gloussant par saccades, Orageux et secrets, fourmillants et profonds; Lesbos, où les baisers sont comme les cascades! Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent, Où jamais un soupir ne resta sans écho, A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent, Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho! Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent, Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté! Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses, Caressent les fruits mûrs de leur nubilité; Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère; Tu tires ton pardon de l'excès des baisers, Reine du doux empire, aimable et noble terre, Et des raffinements toujours inépuisés. Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère. Tu tires ton pardon de l'éternel martyre, Infligé sans relâche aux coeurs ambitieux, Qu'attire loin de nous le radieux sourire Entrevu vaguement au bord des autres cieux! Tu tires ton pardon de l'éternel martyre! Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge Et condamner ton front pâli dans les travaux, Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux? Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge? Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? Vierges au coeur sublime, honneur de l'Archipel, Votre religion comme une autre est auguste, Et l'amour se rira de l'Enfer et du Ciel! Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs, Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs; Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre. Et depuis lors je veille au sommet de Leucate, Comme une sentinelle à l'oeil perçant et sûr, Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate, Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur; Et depuis lors je veille au sommet de Leucate Pour savoir si la mer est indulgente et bonne, Et parmi les sanglots dont le roc retentit Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne, Le cadavre adoré de Sapho, qui partit Pour savoir si la mer est indulgente et bonne! De la mâle Sapho, l'amante et le poëte, Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs! --L'oeil d'azur est vaincu par l'oeil noir que tachète Le cercle ténébreux tracé par les douleurs De la mâle Sapho, l'amante et le poëte! --Plus belle que Vénus se dressant sur le monde Et versant les trésors de sa sérénité Et le rayonnement de sa jeunesse blonde Sur le vieil Océan de sa fille enchanté; Plus belle que Vénus se dressant sur le monde! --De Sapho qui mourut le jour de son blasphème, Quand, insultant le rite et le culte inventé, Elle fit son beau corps la pâture suprême D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété De celle qui mourut le jour de son blasphème. Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente, Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers, S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente Que poussent vers les cieux ses rivages déserts! Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente! III FEMMES DAMNEES DELPHINE ET HIPPOLYTE A la pâle clarté des lampes languissantes, Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur, Hippolyte rêvait aux caresses puissantes Qui levaient le rideau de sa jeune candeur. Elle cherchait, d'un oeil troublé par la tempête, De sa naïveté le ciel déjà lointain, Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête Vers les horizons bleus dépassés le matin. De ses yeux amortis les paresseuses larmes, L'air brisé, la stupeur, la morne volupté, Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes, Tout servait, tout parait sa fragile beauté. Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie, Delphine la couvait avec des yeux ardents, Comme un animal fort qui surveille une proie, Après l'avoir d'abord marquée avec les dents. Beauté forte à genoux devant la beauté frêle, Superbe, elle humait voluptueusement Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle, Comme pour recueillir un doux remercîment. Elle cherchait dans l'oeil de sa pâle victime Le cantique muet que chante le plaisir, Et cette gratitude infinie et sublime Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir. --«Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses? Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir L'holocauste sacré de tes premières roses Aux souffles violents qui pourraient les flétrir? Mes baisers sont légers comme ces éphémères Qui caressent le soir les grands lacs transparents, Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières Comme des chariots ou des socs déchirants; Ils passeront sur toi comme un lourd attelage De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié... Hippolyte, ô ma soeur! tourne donc ton visage, Toi, mon âme et mon coeur, mon tout et ma moitié, Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles! Pour un de ces regards charmants, baume divin, Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles, Et je t'endormirai dans un rêve sans fin!» Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête: --«Je ne suis point ingrate et ne me repens pas, Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète, Comme après un nocturne et terrible repas. Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes Et de noirs bataillons de fantômes épars, Qui veulent me conduire en des routes mouvantes Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts. Avons-nous donc commis une action étrange? Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi: Je frissonne de peur quand tu me dis: «Mon ange!» Et cependant je sens ma bouche aller vers toi. Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée! Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection, Quand même tu serais un embûche dressée Et le commencement de ma perdition!» Delphine secouant sa crinière tragique, Et comme trépignant sur le trépied de fer, L'oeil fatal, répondit d'une voix despotique: --«Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer? Maudit soit à jamais le rêveur inutile Qui voulut le premier, dans sa stupidité, S'éprenant d'un problème insoluble et stérile, Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté! Celui qui veut unir dans un accord mystique L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour, Ne chauffera jamais son corps paralytique A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour! Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide; Cours offrir un coeur vierge à ses cruels baisers; Et, pleine de remords et d'horreur, et livide, Tu me rapporteras tes seins stigmatisés... On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître!» Mais l'enfant, épanchant une immense douleur, Cria soudain: «--Je sens s'élargir dans mon être Un abîme béant; cet abîme est mon coeur! Brûlant comme un volcan, profond comme le vide! Rien ne rassasiera ce monstre gémissant Et ne rafraîchira la soif de l'Euménide Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang. Que nos rideaux fermés nous séparent du monde, Et que la lassitude amène le repos! Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde, Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux!» --Descendez, descendez, lamentables victimes, Descendez le chemin de l'enfer éternel! Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes, Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel, Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage. Ombres folles, courez au but de vos désirs; Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage, Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs. Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes; Par les fentes des murs des miasmes fiévreux Filtrent en s'enflammant ainsi que des lanternes Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux. L'âpre stérilité de votre jouissance Altère votre soif et roidit votre peau, Et le vent furibond de la concupiscence Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau. Lion des peuples vivants, errantes, condamnées, A travers les déserts courez comme les loups; Faites votre destin, âmes désordonnées, Et fuyez l'infini que vous portez en vous! IV LE LETHE Viens sur mon coeur, âme cruelle et sourde, Tigre adoré, monstre aux airs indolents; Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants Dans l'épaisseur de ta crinière lourde; Dans tes jupons remplis de ton parfum Ensevelir ma tête endolorie, Et respirer, comme une fleur flétrie, Le doux relent de mon amour défunt. Je veux dormir! dormir plutôt que vivre! Dans un sommeil aussi doux que la mort, J'étalerai mes baisers sans remord Sur ton beau corps poli comme le cuivre. Pour engloutir mes sanglots apaisés Rien ne me vaut l'abîme de ta couche; L'oubli puissant habite sur ta bouche, Et le Léthé coule dans tes baisers. A mon destin, désormais mon délice, J'obéirai comme un prédestiné; Martyr docile, innocent condamné, Dont la ferveur attise le supplice, Je sucerai, pour noyer ma rancoeur, Le népenthès et la bonne ciguë Aux bouts charmants de cette gorge aiguë Qui n'a jamais emprisonné de coeur. V A CELLE QUI EST TROP GAIE Ta tête, ton geste, ton air Sont beaux comme un beau paysage; Le rire joue en ton visage Comme un vent frais dans un ciel clair. Le passant chagrin que tu frôles Est ébloui par la santé Qui jaillit comme une clarté De tes bras et de tes épaules. Les retentissantes couleurs Dont tu parsèmes tes toilettes Jettent dans l'esprit des poëtes L'image d'un ballet de fleurs. Ces robes folles sont l'emblème De ton esprit bariolé; Folle dont je suis affolé, Je te hais autant que je t'aime! Quelquefois dans un beau jardin Où je traînais mon atonie, J'ai senti, comme une ironie Le soleil déchirer mon sein; Et le printemps et la verdure Ont tant humilié mon coeur, Que j'ai puni sur une fleur L'insolence de la Nature. Ainsi je voudrais, une nuit, Quand l'heure des voluptés sonne, Vers les trésors de ta personne, Comme un lâche, ramper sans bruit, Pour châtier ta chair joyeuse, Pour meurtrir ton sein pardonné, Et faire à ton flanc étonné Une blessure large et creuse, Et, vertigineuse douceur! A travers ces lèvres nouvelles, Plus éclatantes et plus belles, T'infuser mon venin, ma soeur![3] [3] Les juges ont cru découvrir un sens à la fois sanguinaire et obscène dans les deux dernières stances. La gravité du Recueil excluait de pareilles _Plaisanteries_. Mais _venin_ signifiant spleen ou mélancolie, était une idée trop simple pour des criminalistes. Que leur interprétation syphilitique leur reste sur la conscience. (_Note de l'éditeur._) VI LES BIJOUX La très-chère était nue, et, connaissant mon coeur, Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores, Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores. Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur, Ce monde rayonnant de métal et de pierre Me ravit en extase, et j'aime à la fureur Les choses où le son se mêle à la lumière. Elle était donc couchée et se laissait aimer, Et du haut du divan elle souriait d'aise A mon amour profond et doux comme la mer, Qui vers elle montait comme vers sa falaise. Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté, D'un air vague et rêveur elle essayait des poses, Et la candeur unie à la lubricité Donnait un charme neuf à ses métamorphoses; Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins, Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne, Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins; Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne, S'avançaient, plus câlins que les Anges du mal, Pour troubler le repos où mon âme était mise, Et pour la déranger du rocher de cristal Où, calme et solitaire, elle s'était assise. Je croyais voir unis par un nouveau dessin Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe, Tant sa taille faisait ressortir son bassin. Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe! --Et la lampe s'étant résignée à mourir, Comme le foyer seul illuminait la chambre, Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir, Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre! VII LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE La femme cependant, de sa bouche de fraise, En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise, Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc, Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc: --«Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science De perdre au fond d'un lit l'antique conscience. Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants, Et fais rire les vieux du rire des enfants. Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, La lune, le soleil, le ciel et les étoiles! Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés, Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés, Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste, Timide et libertine, et fragile et robuste, Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi, Les anges impuissants se damneraient pour moi!» Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle, Et que languissamment je me tournai vers elle Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus! Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante, Et quand je les rouvris à la clarté vivante, A mes côtés, au lieu du mannequin puissant Qui semblait avoir fait provision de sang, Tremblaient confusément des débris de squelette, Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, Que balance le vent pendant les nuits d'hiver. GALANTERIES VIII LE JET D'EAU Tes beaux yeux sont las, pauvre amante! Reste longtemps, sans les rouvrir, Dans cette pose nonchalante Où t'a surprise le plaisir. Dans la cour le jet d'eau qui jase Et ne se tait ni nuit ni jour, Entretient doucement l'extase Où ce soir m'a plongé l'amour. La gerbe épanouie En mille fleurs, Où Phoebé réjouie Met ses couleurs, Tombe comme une pluie De larges pleurs. Ainsi ton âme qu'incendie L'éclair brûlant des voluptés S'élance, rapide et hardie, Vers les vastes cieux enchantés. Puis, elle s'épanche, mourante, En un flot de triste langueur, Qui par une invisible pente Descend jusqu'au fond de mon coeur. La gerbe épanouie En mille fleurs, Où Phoebé réjouie Met ses couleurs, Tombe comme une pluie De larges pleurs. O toi, que la nuit rend si belle, Qu'il m'est doux, penché vers tes seins, D'écouter la plainte éternelle Qui sanglote dans les bassins! Lune, eau sonore, nuit bénie, Arbres qui frissonnez autour, Votre pure mélancolie Est le miroir de mon amour. La gerbe épanouie En mille fleurs, Où Phoebé réjouie Met ses couleurs, Tombe comme une pluie De larges pleurs. IX LES YEUX DE BERTHE Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres, Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s'enfuit Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit! Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres! Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés, Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques Où, derrière l'amas des ombres léthargiques, Scintillent vaguement des trésors ignorés! Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes, Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi! Leurs feux sont ces pensers d'Amour, mêlés de Foi, Qui pétillent au fond, voluptueux ou chastes. X HYMNE A la très-chère, à la très-belle Qui remplit mon coeur de clarté, A l'ange, à l'idole immortelle, Salut en l'immortalité! Elle se répand dans ma vie Comme un air imprégné de sel, Et dans mon âme inassouvie Verse le goût de l'éternel. Sachet toujours frais qui parfume L'atmosphère d'un cher réduit, Encensoir oublié qui fume En secret à travers la nuit, Comment, amour incorruptible, T'exprimer avec vérité? Grain de musc qui gis, invisible, Au fond de mon éternité! A la très-bonne, à la très-belle, Qui fait ma joie et ma santé, A l'ange, à l'idole immortelle, Salut en l'immortalité! XI LES PROMESSES D'UN VISAGE J'aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés, D'où semblent couler des ténèbres, Tes yeux, quoique très-noirs, m'inspirent des pensers Qui ne sont pas du tout funèbres. Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux, Avec ta crinière élastique, Tes yeux, languissamment, me disent: «Si tu veux, Amant de la muse plastique, Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité, Et tous les goûts que tu professes, Tu pourras constater notre véracité Depuis le nombril jusqu'aux fesses; Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds, Deux larges médailles de bronze, Et sous un ventre uni, doux comme du velours, Bistré comme la peau d'un bonze, Une riche toison qui, vraiment, est la soeur De cette énorme chevelure, Souple et frisée, et qui t'égale en épaisseur, Nuit sans étoiles, Nuit obscure!» XII LE MONSTRE OU LE PARANYMPHE D'UNE NYMPHE MACABRE I Tu n'es certes pas, ma très-chère, Ce que Veuillot nomme un tendron. Le jeu, l'amour, la bonne chère, Bouillonnent en toi, vieux chaudron! Tu n'es plus fraîche, ma très-chère, Ma vieille infante! Et cependant Tes caravanes insensées T'ont donné ce lustre abondant Des choses qui sont très-usées, Mais qui séduisent cependant. Je ne trouve pas monotone La verdeur de tes quarante ans; Je préfère tes fruits, Automne, Aux fleurs banales du Printemps! Non, tu n'es jamais monotone! Ta carcasse a des agréments Et des grâces particulières; Je trouve d'étranges piments Dans le creux de tes deux salières Ta carcasse a des agréments! Nargue des amants ridicules Du melon et du giraumont! Je préfère tes clavicules A celles du roi Salomon[4], Et je plains ces gens ridicules! [4] Voilà un calembour _salé_! Nous ne _cabalerons_ pas contre. (_Note de l'éditeur._) Tes cheveux, comme un casque bleu, Ombragent ton front de guerrière, Qui ne pense et rougit que peu, Et puis se sauvent par derrière Comme les crins d'un casque bleu. Tes yeux qui semblent de la boue, Où scintille quelque fanal, Ravivés au fard de ta joue, Lancent un éclair infernal! Tes yeux sont noirs comme la boue! Par sa luxure et son dédain Ta lèvre amère nous provoque; Cette lèvre, c'est un Eden Qui nous attire et qui nous choque. Quelle luxure! et quel dédain! Ta jambe musculeuse et sèche Sait gravir au haut des volcans, Et malgré la neige et la dèche Danser les plus fougueux cancans[5]. Ta jambe est musculeuse et sèche; [5] Sans doute une allusion à quelque particularité des _caravanes_ de cette dame. M. Prévost-Paradol l'eût avertie qu'elle dansait le cancan sur un volcan. (_Note de l'éditeur._) Ta peau brûlante et sans douceur, Comme celle des vieux gendarmes, Ne connaît pas plus la sueur Que ton oeil ne connaît les larmes, (Et pourtant elle a sa douceur!) II Sotte, tu t'en vas droit au Diable! Volontiers j'irais avec toi, Si cette vitesse effroyable Ne me causait pas quelque émoi. Va-t'en donc, toute seule, au Diable! Mon rein, mon poumon, mon jarret Ne me laissent plus rendre hommage A ce Seigneur, comme il faudrait. «Hélas! c'est vraiment bien dommage!» Disent mon rein et mon jarret. Oh! très-sincèrement je souffre De ne pas aller aux sabbats, Pour voir, quand il pète du soufre, Comment tu lui baises son cas![6] Oh! très-sincèrement je souffre! [6] A la _Messe noire_. Comme ces poëtes sont superstitieux! (_Note de l'éditeur._) Je suis diablement affligé De ne pas être ta torchère, Et de te demander congé, Flambeau d'enfer! Juge, ma chère, Combien je dois être affligé, Puisque depuis longtemps je t'aime, Etant très-logique! En effet, Voulant du Mal chercher la crème Et n'aimer qu'un monstre parfait, Vraiment oui! vieux monstre, je t'aime! XIII FRANCISCÆ MEÆ LAUDES VERS COMPOSES POUR UNE MODISTE ERUDITE ET DEVOTE[7] [7] Le sous-titre de cette pièce, supprimé dans la seconde édition des _Fleurs du Mal_, se trouve dans la première avec la drôle de note suivante: «Ne semble-t-il pas au lecteur, comme à moi, que la langue de la dernière décadence latine,--suprême soupir d'une personne robuste, déjà transformée et préparée pour la vie spirituelle,--est singulièrement propre à exprimer la passion, telle que l'a comprise et sentie le monde poëtique moderne? La mysticité est l'autre pôle de cet aimant, dont Catulle et sa bande, poëtes brutaux et purement épidermiques, n'ont connu que le pôle sensualité. Dans cette merveilleuse langue, le solécisme et le barbarisme me paraissent rendre les négligences forcées d'une passion qui s'oublie et se moque des règles. Les mots, pris dans une acception nouvelle, révèlent la maladresse charmante du barbare du Nord, agenouillé devant la beauté romaine. Le calembour lui-même, quand il traverse ces pédantesques bégaiements, ne joue-t-il pas la grâce sauvage et baroque de l'enfance?»--C. B. Novis te cantabo chordis, O novelletum quod ludis In solitudine cordis. Esto sertis implicata, O femina delicata, Per quam solvuntur peccata! Sicut beneficum Lethe, Hauriam oscula de te, Quæ imbuta es magnete. Quum vitiorum tempestas Turbabat omnes semitas, Apparuisti, Deitas, Velut stella salutaris In naufragiis amaris. --Suspendam cor tuis aris! Piscina plena virtutis, Fons æternæ juventutis, Labris vocem redde mutis! Quod erat spurcum, cremasti; Quod rudius, exæquasti; Quod debile, confirmasti! In fame mea taberna, In nocte mea lucerna, Recte me semper guberna. Adde nunc vires viribus, Dulce balneum suavibus Unguentatum odoribus! Meos circa lumbos mica, O castitatis lorica, Aqua tincta seraphica; Patera gemmis corusca, Panis salsus, mollis esca, Divinum vinum, Francisca! EPIGRAPHES XIV VERS POUR LE PORTRAIT DE M. HONORE DAUMIER[8] [8] Ces stances ont été faites pour un portrait de M. Daumier, gravé d'après le remarquable médaillon de M. Pascal, et reproduit dans le second volume de l'_Histoire de la caricature_, de M. Champfleury, où cet écrivain a rendu justice au caricaturiste avec la raison passionnée qui lui est habituelle. (_Note de l'éditeur._) Celui dont nous t'offrons l'image, Et dont l'art, subtil entre tous, Nous enseigne à rire de nous, Celui-là, lecteur, est un sage. C'est un satirique, un moqueur; Mais l'énergie avec laquelle Il peint le Mal et sa séquelle, Prouve la beauté de son coeur. Son rire n'est pas la grimace De Melmoth ou de Méphisto Sous la torche de l'Alecto Qui les brûle, mais qui nous glace. Leur rire, hélas! de la gaîté N'est que la douloureuse charge; Le sien rayonne, franc et large, Comme un signe de sa bonté! XV LOLA DE VALENCE[9] [9] Ces vers ont été composés pour servir d'inscription à un merveilleux portrait de mademoiselle Lola, ballerine espagnole, par M. Edouard Manet, qui, comme tous les tableaux du même peintre, a fait esclandre.--La muse de M. Charles Baudelaire est si généralement suspecte, qu'il s'est trouvé des critiques d'estaminet pour dénicher un sens obscène dans le _bijou rose et noir_. Nous croyons, nous, que le poëte a voulu simplement dire qu'une beauté, d'un caractère à la fois ténébreux et folâtre, faisait rêver à l'association du _rose_ et du _noir_. (_Note de l'éditeur._) Entre tant de beautés que partout on peut voir, Je comprends bien, amis, que le désir balance; Mais on voit scintiller en Lola de Valence Le charme inattendu d'un bijou rose et noir. XVI SUR _LE TASSE EN PRISON_ D'EUGENE DELACROIX Le poëte au cachot, débraillé, maladif, Roulant un manuscrit sous son pied convulsif, Mesure d'un regard que la terreur enflamme L'escalier de vertige où s'abîme son âme. Les rires enivrants dont s'emplit la prison Vers l'étrange et l'absurde invitent sa raison; Le Doute l'environne, et la Peur ridicule, Hideuse et multiforme, autour de lui circule. Ce génie enfermé dans un taudis malsain, Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l'essaim Tourbillonne, ameuté derrière son oreille, Ce rêveur que l'horreur de son logis réveille, Voilà bien ton emblême, Ame aux songes obscurs, Que le Réel étouffe entre ses quatre murs! 1842. PIECES DIVERSES XVII LA VOIX Mon berceau s'adossait à la bibliothèque, Babel sombre, où roman, science, fabliau, Tout, la cendre latine et la poussière grecque, Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio. Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme, Disait: «La Terre est un gâteau plein de douceur; Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!) Te faire un appétit d'une égale grosseur.» Et l'autre: «Viens! oh! viens voyager dans les rêves, Au delà du possible, au delà du connu!» Et celle-là chantait comme le vent des grèves, Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu, Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie. Je te répondis: «Oui! douce voix!» C'est d'alors Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie Et ma fatalité. Derrière les décors De l'existence immense, au plus noir de l'abîme, Je vois distinctement des mondes singuliers, Et, de ma clairvoyance extatique victime, Je traîne des serpents qui mordent mes souliers. Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes, J'aime si tendrement le désert et la mer; Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes, Et trouve un goût suave au vin le plus amer; Que je prends très-souvent les faits pour des mensonges, Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous. Mais la Voix me console et dit: «Garde tes songes: Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous!» XVIII L'IMPREVU[10] [10] Ici l'auteur des _Fleurs du Mal_ se tourne vers la Vie Eternelle. Ça devait finir comme ça. Observons que, comme tous les nouveaux convertis, il se montre très-rigoureux et très-fanatique. (_Note de l'éditeur._) Harpagon, qui veillait son père agonisant, Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches: «Nous avons au grenier un nombre suffisant, Ce me semble, de vieilles planches?» Célimène roucoule et dit: «Mon coeur est bon, Et naturellement, Dieu m'a faite très-belle.» --Son coeur! coeur racorni, fumé comme un jambon, Recuit à la flamme éternelle! Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau, Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres: «Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau, Ce Redresseur que tu célèbres?» Mieux que tous, je connais certain voluptueux Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure, Répétant, l'impuissant et le fat: «Oui, je veux Etre vertueux, dans une heure!» L'Horloge, à son tour, dit à voix basse: «Il est mûr, Le damné! J'avertis en vain la chair infecte. L'homme est aveugle, sourd, fragile comme un mur Qu'habite et que ronge un insecte!» Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié, Et qui leur dit, railleur et fier: «Dans mon ciboire, Vous avez, que je crois, assez communié, A la joyeuse Messe noire? Chacun de vous m'a fait un temple dans son coeur; Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde![11] Reconnaissez Satan à son rire vainqueur, Enorme et laid comme le monde! [11] Voir à propos de la _messe_ et de la _fesse_, la _Sorcière_, de Michelet, la _Monographie du Diable_, de Charles Louandre, le _Rituel de la haute Magie_, d'Eliphas Lévi, et, en général, tous les auteurs traitant de la sorcellerie, de la démonologie et du rit diabolique. (_Note de l'éditeur._) Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris, Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche, Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix, D'aller au Ciel et d'être riche? Il faut que le gibier paye le vieux chasseur Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie. Je vais vous emporter à travers l'épaisseur, Compagnons de ma triste joie A travers l'épaisseur de la terre et du roc, A travers les amas confus de votre cendre, Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc Et qui n'est pas de pierre tendre; Car il est fait avec l'universel Péché, Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!» --Cependant, tout en haut de l'univers juché, Un Ange sonne la victoire De ceux dont le coeur dit: «Que béni soit ton fouet, Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie! Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet, Et ta prudence est infinie.» Le son de la trompette est si délicieux, Dans ces soirs solennels de célestes vendanges, Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux Dont elle chante les louanges. XIX LA RANÇON L'homme a, pour payer sa rançon, Deux champs au tuf profond et riche, Qu'il faut qu'il remue et défriche Avec le fer de la raison; Pour obtenir la moindre rose, Pour extorquer quelques épis, Des pleurs salés de son front gris Sans cesse il faut qu'il les arrose. L'un est l'Art, et l'autre l'Amour. --Pour rendre le juge propice, Lorsque de la stricte justice Paraîtra le terrible jour, Il faudra lui montrer des granges Pleines de moissons, et des fleurs Dont les formes et les couleurs Gagnent le suffrage des Anges. XX A UNE MALABARAISE Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche Est large à faire envie à la plus belle blanche; A l'artiste pensif ton corps est doux et cher; Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair. Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître, Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître, De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs, De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs, Et, dès que le matin fait chanter les platanes, D'acheter au bazar ananas et bananes. Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus, Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus; Et quand descend le soir au manteau d'écarlate, Tu poses doucement ton corps sur une natte, Où tes rêves flottants sont pleins de colibris, Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris. Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France, Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance, Et, confiant ta vie aux bras forts des marins, Faire de grands adieux à tes chers tamarins? Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles, Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles, Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs, Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs, Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges Et vendre le parfum de tes charmes étranges, L'oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards, Des cocotiers absents les fantômes épars! 1840. BOUFFONNERIES XXI SUR LES DEBUTS D'AMINA BOSCHETTI AU THEATRE DE LA MONNAIE, A BRUXELLES Amina bondit,--fuit,--puis voltige et sourit; Le Welche dit: «Tout ça, pour moi, c'est du prâcrit; Je ne connais, en fait de nymphes bocagères, Que celle de _Montagne-aux-Herbes-Potagères_.» Du bout de son pied fin et de son oeil qui rit, Amina verse à flots le délire et l'esprit; Le Welche dit: «Fuyez, délices mensongères! Mon épouse n'a pas ces allures légères.» Vous ignorez, sylphide au jarret triomphant, Qui voulez enseigner la valse à l'éléphant, Au hibou la gaîté, le rire à la cigogne, Que sur la grâce en feu le Welche dit: «Haro!» Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne, Le monstre répondrait: «J'aime mieux le faro!» 1864. XXII A M. EUGENE FROMENTIN A PROPOS D'UN IMPORTUN QUI SE DISAIT SON AMI Il me dit qu'il était très-riche, Mais qu'il craignait le choléra; --Que de son or il était chiche, Mais qu'il goûtait fort l'Opéra; --Qu'il raffolait de la nature, Ayant connu monsieur Corot; --Qu'il n'avait pas encor voiture, Mais que cela viendrait bientôt; --Qu'il aimait le marbre et la brique, Les bois noirs et les bois dorés; --Qu'il possédait dans sa fabrique Trois contre-maîtres décorés; --Qu'il avait, sans compter le reste, Vingt mille actions sur le _Nord_; --Qu'il avait trouvé, pour un zeste, Des encadrements d'Oppenord; --Qu'il donnerait (fût-ce à Luzarches!) Dans le bric-à-brac jusqu'au cou, Et qu'au Marché des Patriarches Il avait fait plus d'un bon coup; --Qu'il n'aimait pas beaucoup sa femme, Ni sa mère;--mais qu'il croyait A l'immortalité de l'âme, Et qu'il avait lu Niboyet![12] [12] Nous ne savons pas ce que vient faire ici M. Niboyet; mais M. Baudelaire n'étant pas un esclave de la rime, nous devons supposer que l'_importun_ s'est vanté d'avoir lu les oeuvres de M. Niboyet, comme ayant tous les courages. (_Note de l'éditeur._) --Qu'il penchait pour l'amour physique, Et qu'à Rome, séjour d'ennui, Une femme, d'ailleurs phtisique, Etait morte d'amour pour lui. Pendant trois heures et demie, Ce bavard, venu de Tournai, M'a dégoisé toute sa vie; J'en ai le cerveau consterné. S'il fallait décrire ma peine, Ce serait à n'en plus finir; Je me disais, domptant ma haine: «Au moins, si je pouvais dormir!» Comme un qui n'est pas à son aise, Et qui n'ose pas s'en aller, Je frottais de mon cul ma chaise, Rêvant de le faire empaler. Ce monstre se nomme Bastogne; Il fuyait devant le fléau. Moi, je fuirai jusqu'en Gascogne, Ou j'irai me jeter à l'eau, Si dans ce Paris, qu'il redoute, Quand chacun sera retourné, Je trouve encore sur ma route Ce fléau, natif de Tournai. Bruxelles, 1865. XXIII UN CABARET FOLATRE SUR LA ROUTE DE BRUXELLES A UCCLE Vous qui raffolez des squelettes Et des emblêmes détestés, Pour épicer les voluptés, (Fût-ce de simples omelettes!) Vieux Pharaon, ô Monselet![13] Devant cette enseigne imprévue, J'ai rêvé de vous: _A la vue Du Cimetière, Estaminet!_ [13] La malice est cousue de fil blanc; tout le monde sait que M. Monselet fait profession d'aimer à la rage le rose et le gai.--Un jour M. Monselet reprochait à M. Baudelaire d'avoir écrit ce vers abominable, à propos d'un pendu dont les oiseaux ont crevé le ventre: Ses intestins pesants lui coulaient sur les cuisses. «Mais, dit le poëte impatienté, je ne pouvais pas faire autrement. Le sujet voulait cela. Qu'auriez-vous préféré à cette image?--Une rose!» répondit M. Monselet. Cependant il ne faudrait pas croire que l'indispensable mélancolie ne perce pas de temps en temps sous ce vernis anacréontique. Nous avons vu récemment une petite composition de lui, où, se reprochant d'avoir rebuté une pauvresse, le poëte se met à sa recherche, et ne se couche que tout triste de ne l'avoir pu retrouver. Cette pièce est d'un homme vraiment sensible, même à jeun. Regrettons que M. Monselet ne cède pas plus souvent à son tempérament lyrique, qu'une gaîté, tant soit peu artificielle, a trop souvent contrarié. (_Note de l'éditeur._) TABLE Avertissement de l'éditeur I LES EPAVES I--Le Coucher du soleil romantique. 3 PIECES CONDAMNEES, TIREES DES _FLEURS DU MAL_. II--Lesbos. 11 III--Femmes damnées.--Delphine et Hippolyte. 21 IV--Le Léthé. 33 V--A celle qui est trop gaie. 39 VI--Les Bijoux. 45 VII--Les métamorphoses du Vampire. 51 GALANTERIES. VIII--Le Jet d'eau. 59 IX--Les Yeux de Berthe. 65 X--Hymne. 69 XI--Promesses d'un visage. 75 XII--Le Monstre. 81 XIII--Franciscæ meæ laudes. 91 EPIGRAPHES. XIV--Vers pour le portrait de M. Honoré Daumier. 101 XV--Lola de Valence. 107 XVI--Sur _le Tasse en prison_, d'Eugène Delacroix. 111 PIECES DIVERSES. XVII--La Voix. 117 XVIII--L'imprévu. 123 XIX--La Rançon. 131 XX--A une Malabaraise. 135 BOUFFONNERIES. XXI--Sur les débuts de mademoiselle Amina Boscheti. 143 XXII--A propos d'un importun. 147 XXIII--Un Cabaret folâtre. 155 FIN DE LA TABLE. End of the Project Gutenberg EBook of Les épaves de Charles Baudelaire, by Charles Baudelaire *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ÉPAVES DE CHARLES BAUDELAIRE *** ***** This file should be named 26710-8.txt or 26710-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/6/7/1/26710/ Produced by Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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