The Project Gutenberg EBook of Le Roi s'amuse, by Victor Hugo This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Le Roi s'amuse Author: Victor Hugo Release Date: July 30, 2009 [EBook #29549] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROI S'AMUSE *** Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com Victor Hugo LE ROI S'AMUSE 1832 Table des matières PERSONNAGES I MONSIEUR DE SAINT-VALLIER ACTE PREMIER SCÈNE PREMIÈRE SCÈNE II. SCÈNE III. SCÈNE IV. SCÈNE V. II SALTABADIL ACTE DEUXIÈME SCÈNE PREMIÈRE. SCÈNE II. SCÈNE III. SCÈNE IV. SCÈNE V. III LE ROI ACTE TROISIÈME SCÈNE PREMIÈRE. SCÈNE II. SCÈNE III. SCÈNE IV. IV BLANCHE ACTE QUATRIÈME SCÈNE PREMIÈRE SCÈNE II. SCÈNE III. SCÈNE IV. SCÈNE V. V TRIBOULET ACTE CINQUIÈME SCÈNE PREMIÈRE. SCÈNE II. SCÈNE III. SCÈNE IV. SCÈNE V NOTES L'apparition de ce drame au théâtre a donné lieu à un acte ministériel inouï. Le lendemain de la première représentation, l'auteur reçut de monsieur Jouslin de la Salle, directeur de la scène au Théâtre-Français, le billet suivant, dont il conserve précieusement l'original: «Il est dix heures et demie, et je reçois à l'instant l'_ordre_[1] de suspendre les représentations du _Roi s'amuse._ «C'est monsieur Taylor qui me communique cet ordre de la part du ministre. «Ce 23 novembre.» Le premier mouvement de l'auteur fut de douter. L'acte était arbitraire au point d'être incroyable. En effet, ce qu'on a appelé la _Charte-Vérité_ dit: «Les Français ont _le droit de publier»_ Remarquez que le texte ne dit pas seulement _le droit d'imprimer, _mais largement et grandement _le droit de publier_. Or, le théâtre n'est qu'un moyen de publication comme la presse, comme la gravure, comme la lithographie. La liberté du théâtre est donc implicitement écrite dans la Charte, avec toutes les autres libertés de la pensée. La loi fondamentale ajoute: «_La censure ne pourra jamais être rétablie._» Or, le texte ne dit pas _la censure des journaux, la censure des livres_, il dit _la censure_, la censure en général, toute censure, celle du théâtre comme celle des écrits. Le théâtre ne saurait donc désormais être légalement censuré. Ailleurs la Charte dit: _La confiscation est abolie_. Or, la suppression d'une pièce de théâtre après la représentation n'est pas seulement un acte monstrueux de censure et d'arbitraire, c'est une véritable confiscation, c'est une propriété violemment dérobée au théâtre et à l'auteur. Enfin, pour que tout soit net et clair, pour que les quatre ou cinq grands principes sociaux que la Révolution française a coulés en bronze restent intacts sur leurs piédestaux de granit, pour qu'on ne puisse attaquer sournoisement le droit commun des Français avec ces quarante mille vieilles armes ébréchées que la rouille et la désuétude dévorent dans l'arsenal de nos lois, la Charte, dans un dernier article, abolit expressément tout ce qui, dans les lois antérieures, serait contraire à son texte et à son esprit. Ceci est formel. La suppression ministérielle d'une pièce de théâtre attente à la liberté par la censure, à la propriété par la confiscation. Tout notre droit public se révolte contre une pareille voie de fait. L'auteur, ne pouvant croire à tant d'insolence et de folie, courut au théâtre. Là, le fait lui fut confirmé de toutes parts. Le ministre avait, en effet, de son autorité privée, de son droit divin de ministre, intimé l_'ordre_ en question. Le ministre n'avait pas de raison à donner. Le ministre avait pris sa pièce, lui avait pris son droit, lui avait pris sa chose. Il ne restait plus qu'à le mettre, lui poëte, à la Bastille. Nous le répétons, dans le temps où nous vivons lorsqu'un pareil acte vient vous barrer le passage et vous prendre brusquement au collet, la première impression est un profond étonnement. Mille questions se pressent dans votre esprit.--Où est la loi? Où est le droit? Est-ce que cela peut se passer ainsi? Est-ce qu'il y a eu, en effet, quelque chose qu'on a appelé la Révolution de juillet? Il est évident que nous ne sommes plus à Paris. Dans quel pachalik vivons-nous?-- La Comédie-Française, stupéfaite et consternée, voulut essayer encore quelques démarches auprès du ministre pour obtenir la révocation de cette étrange décision; mais elle perdit sa peine. Le divan, je me trompe, le conseil des ministres s'était assemblé dans la journée. Le 23, ce n'était qu'un ordre du ministre; le 24, ce fut un ordre du ministère. Le 23, la pièce n'était que _suspendue_; le 24, elle fut définitivement _défendue_. Il fut même enjoint au théâtre de rayer de son affiche ces quatre mots redoutables: _Le Roi s'amuse_ Il lui fut enjoint, en outre, à ce malheureux Théâtre-Français, de ne pas se plaindre et de ne souffler mot. Peut-être serait-il beau, loyal et noble de résister à un despotisme si asiatique; mais les théâtres n'osent pas. La crainte du retrait de leurs priviléges les fait serfs et sujets, taillables et corvéables à merci, eunuques et muets. L'auteur demeura et dut demeurer étranger à ces démarches du théâtre. Il ne dépend, lui poëte, d'aucun ministre. Ces prières et ces sollicitations que son intérêt mesquinement consulté lui conseillait peut-être, son devoir de libre écrivain les lui défendait. Demander grâce au pouvoir, c'est le reconnaître. La liberté et la propriété ne sont pas choses d'antichambre. Un droit ne se traite pas comme une faveur. Pour une faveur, réclamez devant le ministre; pour un droit, réclamez devant le pays. C'est donc au pays qu'il s'adresse. Il a deux voies pour obtenir justice, l'opinion publique et les tribunaux. Il les choisit toutes deux. Devant l'opinion publique, le procès est déjà jugé et gagné. Et ici l'auteur doit remercier hautement toutes les personnes graves et indépendantes de la littérature et des arts, qui lui ont donné dans cette occasion tant de preuves de sympathie et de cordialité. Il comptait d'avance sur leur appui. Il sait que, lorsqu'il s'agit de lutter pour la liberté de l'intelligence et de la pensée, il n'ira pas seul au combat. Et, disons-le ici en passant, le pouvoir, par un assez lâche calcul, s'était flatté d'avoir pour auxiliaires, dans cette occasion, jusque dans les rangs de l'opposition, les passions littéraires soulevées depuis si longtemps autour de l'auteur. Il avait cru les haines littéraires plus tenaces encore que les haines politiques, se fondant sur ce que les premières ont leurs racines dans les amours-propres, et les secondes seulement dans les intérêts. Le pouvoir s'est trompé. Son acte brutal a révolté les hommes honnêtes dans tous les camps. L'auteur a vu se rallier à lui, pour faire face à l'arbitraire et à l'injustice, ceux-là même qui l'attaquaient le plus violemment la veille. Si par hasard quelques haines invétérées ont persisté, elles regrettent maintenant le secours momentané qu'elles ont apporté au pouvoir. Tout ce qu'il y a d'honorable et de loyal parmi les ennemis de l'auteur est venu lui tendre la main, quitte à recommencer le combat littéraire aussitôt que le combat politique sera fini. En France, quiconque est persécuté n'a plus d'ennemis que le persécuteur. Si maintenant, après avoir établi que l'acte ministériel est odieux, inqualifiable, impossible en droit, nous voulons bien descendre pour un moment à le discuter comme fait matériel et à chercher de quels éléments ce fait semble devoir être composé, la première question qui se présente est celle-ci, et il n'est personne qui ne se la soit faite:--Quel peut être le motif d'une pareille mesure? Il faut bien le dire, parce que cela est, et que, si l'avenir s'occupe un jour de nos petits hommes et de nos petites choses, cela ne sera pas le détail le moins curieux de ce curieux événement; il paraît que nos faiseurs de censure se prétendent scandalisés dans leur morale par _le Roi s'amuse_; cette pièce a révolté la pudeur des gendarmes; la brigade Léotaud y était et l'a trouvée obscène; le bureau des mœurs s'est voilé la face; monsieur Vidocq a rougi. Enfin le mot d'ordre que la censure a donné à la police, et que l'on balbutie depuis quelques jours autour de nous, le voici tout net: _C'est que la pièce est immorale.--_Holà! mes maîtres! silence sur ce point. Expliquons-nous pourtant, non pas avec la police à laquelle, moi, honnête homme, je défends de parler de ces matières, mais avec le petit nombre de personnes respectables et consciencieuses qui, sur des ouï-dire ou après avoir mal entrevu la représentation, se sont laissé entraîner à partager cette opinion, pour laquelle peut-être le nom seul du poëte inculpé aurait dû être une suffisante réfutation. Le drame est imprimé aujourd'hui. Si vous n'étiez pas à la représentation, lisez; si vous y étiez, lisez encore. Souvenez-vous que cette représentation a été moins une représentation qu'une bataille, une espèce de bataille de Monthléry (qu'on nous passe cette comparaison un peu ambitieuse) où les Parisiens et les Bourguignons ont prétendu chacun de leur côté avoir _empoché la victoire_, comme dit Mathieu. La pièce est immorale? croyez-vous? Est-ce par le fond? Voici le fond. Triboulet est difforme, Triboulet est malade, Triboulet est bouffon de cour; triple misère qui le rend méchant. Triboulet hait le roi parce qu'il est le roi, les seigneurs parce qu'ils sont les seigneurs, les hommes parce qu'ils n'ont pas tous une bosse sur le dos. Son seul passe-temps est d'entre-heurter sans relâche les seigneurs contre le roi, brisant le plus faible au plus fort. Il déprave le roi, il le corrompt, il l'abrutit; il le pousse à la tyrannie, à l'ignorance, au vice; il le lâche à travers toutes les familles des gentilshommes, lui montrant sans cesse du doigt la femme à séduire, la sœur à enlever, la fille à déshonorer. Le roi dans les mains de Triboulet n'est qu'un pantin tout-puissant qui brise toutes les existences au milieu desquelles le bouffon le fait jouer. Un jour, au milieu d'une fête, au moment même où Triboulet pousse le roi à enlever la femme de monsieur de Cossé, monsieur de Saint-Vallier pénètre jusqu'au roi et lui reproche hautement le déshonneur de Diane de Poitiers. Ce père auquel le roi a pris sa fille, Triboulet le raille et l'insulte. Le père lève le bras et maudit Triboulet. De ceci découle toute la pièce. Le sujet véritable du drame, c'est _la malédiction de monsieur de Saint-Vallier. _Écoutez. Vous êtes au second acte. Cette malédiction, sur qui est-elle tombée? Sur Triboulet fou du roi? Non. Sur Triboulet qui est homme, qui est père, qui a un cœur, qui a une fille. Triboulet a une fille, tout est là. Triboulet n'a que sa fille au monde; il la cache à tous les yeux, dans un quartier désert, dans une maison solitaire. Plus il fait circuler dans la ville la contagion de la débauche et du vice, plus il tient sa fille isolée et murée. Il élève son enfant dans l'innocence, dans la foi et dans la pudeur. Sa plus grande crainte est qu'elle ne tombe dans le mal, car il sait, lui méchant, tout ce qu'on y souffre. Eh bien! la malédiction du vieillard atteindra Triboulet dans la seule chose qu'il aime au monde, dans sa fille. Ce même roi que Triboulet pousse au rapt, ravira sa fille, à Triboulet. Le bouffon sera frappé par la Providence exactement de la même manière que M. de Saint-Vallier. Et puis, une fois sa fille séduite et perdue, il tendra un piége au roi pour la venger; c'est sa fille qui y tombera. Ainsi Triboulet a deux élèves, le roi et sa fille, le roi qu'il dresse au vice, sa fille qu'il fait croître pour la vertu. L'un perdra l'autre. Il veut enlever pour le roi madame de Cossé, c'est sa fille qu'il enlève. Il veut assassiner le roi pour venger sa fille, c'est sa fille qu'il assassine. Le châtiment ne s'arrête pas à moitié chemin; la malédiction du père de Diane s'accomplit sur le père de Blanche. Sans doute ce n'est pas à nous de décider si c'est là une idée dramatique, mais à coup sûr c'est là une idée morale. Au fond de l'un des autres ouvrages de l'auteur, il y a la fatalité. Au fond de celui-ci, il y a la Providence. Nous le redisons expressément, ce n'est pas avec la police que nous discutons ici, nous ne lui faisons pas tant d'honneur, c'est avec la partie du public à laquelle cette discussion peut sembler nécessaire. Poursuivons. Si l'ouvrage est moral par l'invention, est-ce qu'il serait immoral par l'exécution? La question ainsi posée nous paraît se détruire d'elle-même, mais voyons. Probablement rien d'immoral au premier et au second acte. Est-ce la situation du troisième qui vous choque? lisez ce troisième acte, et dites-nous, en toute probité, si l'impression qui en résulte n'est pas profondément chaste, vertueuse et honnête? Est-ce le quatrième acte? Mais depuis quand n'est-il plus permis à un roi de courtiser sur la scène une servante d'auberge? Cela n'est même nouveau ni dans l'histoire ni au théâtre. Il y a mieux, l'histoire nous permettait de vous montrer François Ier ivre dans les bouges de la rue du Pélican. Mener un roi dans un mauvais lieu, cela ne serait pas même nouveau non plus. Le théâtre grec, qui est le théâtre classique, l'a fait; Shakspeare, qui est le théâtre romantique, l'a fait; eh bien! l'auteur de ce drame ne l'a pas fait. Il sait tout ce qu'on a écrit de la maison de Saltabadil. Mais pourquoi lui faire dire ce qu'il n'a pas dit? pourquoi lui faire franchir de force une limite qui est tout en pareil cas et qu'il n'a pas franchie? Cette bohémienne Maguelonne, tant calomniée, n'est, assurément, pas plus effrontée que toutes les Lisettes et toutes les Martons du vieux théâtre. La cabane de Saltabadil est une hôtellerie, une taverne, le cabaret de _la Pomme du Pin_, une auberge suspecte, un coupe-gorge, soit; mais non un lupanar. C'est un lieu sinistre, terrible, horrible, effroyable, si vous voulez, ce n'est pas un lieu obscène. Restent donc les détails du style. Lisez[2]. L'auteur accepte pour juges de la sévérité austère de son style les personnes mêmes qui s'effarouchent de la nourrice de Juliette et du père d'Ophélia, de Beaumarchais et de Regnard, de _l'École des Femmes_ et _d'Amphitrion_, de Dandin et de Sganarelle, et de la grande scène du _Tartufe_, du _Tartufe_, accusé aussi d'immoralité dans son temps! seulement, là où il fallait être franc, il a cru devoir l'être, à ses risques et périls, mais toujours avec gravité et mesure. Il veut l'art chaste, et non l'art prude. La voilà pourtant cette pièce contre laquelle le ministère cherche à soulever tant de préventions! Cette immoralité, cette obscénité, la voilà mise à nu. Quelle pitié! Le pouvoir avait ses raisons cachées, et nous les indiquerons tout à l'heure, pour ameuter contre _le Roi s'amuse_ le plus de préjugés possible. Il aurait bien voulu que le public en vînt à étouffer cette pièce sans l'entendre pour un tort imaginaire, comme Othello étouffe Desdémona. _Honest Iago!_ Mais comme il se trouve qu'Othello n'a pas étouffé Desdémona, c'est Iago qui se démasque et qui s'en charge. Le lendemain de la représentation, la pièce est défendue _par_ _ordre._ Certes, si nous daignions descendre encore un instant à accepter pour une minute cette fiction ridicule, que dans cette occasion c'est le soin de la morale publique qui émeut nos maîtres, et que, scandalisés de l'état de licence où certains théâtres sont tombés depuis deux ans, ils ont voulu à la fin, poussés à bout, faire, à travers toutes les lois et tous les droits, un exemple sur un ouvrage et sur un écrivain, certes, le choix de l'ouvrage serait singulier, il faut en convenir, mais le choix de l'écrivain ne le serait pas moins. Et, en effet, quel est l'homme auquel ce pouvoir myope s'attaque si étrangement? C'est un écrivain ainsi placé que, si son talent peut être contesté de tous, son caractère ne l'est de personne. C'est un honnête homme avéré, prouvé et constaté, chose rare et vénérable en ce temps-ci. C'est un poëte que cette même licence des théâtres révolterait et indignerait tout le premier; qui, il y a dix-huit mois, sur le bruit que l'inquisition des théâtres allait être illégalement rétablie, est allé de sa personne, en compagnie de plusieurs autres auteurs dramatiques, avertir le ministre qu'il eût à se garder d'une pareille mesure; et qui, là, a réclamé hautement une loi répressive des excès du théâtre, tout en protestant contre la censure avec des paroles sévères que le ministre, à coup sûr, n'a pas oubliées. C'est un artiste dévoué à l'art, qui n'a jamais cherché le succès par de pauvres moyens, qui s'est habitué toute sa vie à regarder le public fixement et en face. C'est un homme sincère et modéré, qui a déjà livré plus d'un combat pour toute liberté et contre tout arbitraire, qui, en 1829, dans la dernière année de la Restauration, a repoussé tout ce que le gouvernement d'alors lui offrait pour le dédommager de l'interdit lancé sur Marion de Lorme, et qui, un an plus tard, en 1830, la Révolution de juillet étant faite, a refusé, malgré tous les conseils de son intérêt matériel, de laisser représenter cette même Marion de Lorme, tant qu'elle pourrait être une occasion d'attaque et d'insulte contre le roi tombé qui l'avait proscrite; conduite bien simple sans doute, que tout homme d'honneur eût tenue à sa place, mais qui aurait peut-être dû le rendre inviolable désormais à toute censure, et à propos de laquelle il écrivait, lui, en août 1831: «Les succès de scandale cherché et d'allusions politiques ne lui sourient guère, il l'avoue. Ces succès valent peu et durent peu. Et puis, c'est précisément quand il n'y a plus de censure qu'il faut que les auteurs se censurent eux-mêmes, honnêtement, consciencieusement, sévèrement. C'est ainsi qu'ils placeront haut la dignité de l'art. Quand on a toute liberté, il sied de garder toute mesure[3].» Jugez maintenant. Vous avez d'un côté l'homme et son œuvre; de l'autre le ministère et ses actes. À présent que la prétendue immoralité de ce drame est réduite à néant, à présent que tout l'échafaudage des mauvaises et honteuses raisons est là, gisant sous nos pieds, il serait temps de signaler le véritable motif de la mesure, le motif d'antichambre, le motif de cour, le motif secret, le motif qu'on ne dit pas, le motif qu'on n'ose s'avouer à soi-même, le motif qu'on avait si bien caché sous un prétexte. Ce motif a déjà transpiré dans le public, et le public a deviné juste. Nous n'en dirons pas davantage. Il est peut-être utile à notre cause que ce soit nous qui offrions à nos adversaires l'exemple de la courtoisie et de la modération. Il est bon que la leçon de dignité et de sagesse soit donnée par le particulier au gouvernement, par celui qui est persécuté à celui qui persécute. D'ailleurs nous ne sommes pas de ceux qui pensent guérir leur blessure en empoisonnant la plaie d'autrui. Il n'est que trop vrai qu'il y a au troisième acte de cette pièce un vers où la sagacité maladroite de quelques familiers du palais a découvert une allusion (je vous demande un peu, moi, une allusion!) à laquelle ni le public ni l'auteur n'avaient songé jusque-là, mais qui, une fois dénoncée de cette façon, devient la plus cruelle et la plus sanglante des injures. Il n'est que trop vrai que ce vers a suffi pour que l'affiche déconcertée du Théâtre-Français reçût l'ordre de ne plus offrir une seule fois à la curiosité du public la petite phrase séditieuse: _le Roi s'amuse_. Ce vers, qui est un fer rouge, nous ne le citerons pas ici; nous ne le signalerons même ailleurs qu'à la dernière extrémité, et si l'on est assez imprudent pour y acculer notre défense. Nous ne ferons pas revivre de vieux scandales historiques. Nous épargnerons autant que possible à une personne haut placée les conséquences de cette étourderie de courtisan. On peut faire, même à un roi, une guerre généreuse. Nous entendons la faire ainsi. Seulement, que les puissants méditent sur l'inconvénient d'avoir pour ami l'ours qui ne sait écraser qu'avec le pavé de la censure les allusions imperceptibles qui viennent se poser sur leur visage. Nous ne savons même pas si nous n'aurons pas dans la lutte quelque indulgence pour le ministère lui-même. Tout ceci, à vrai dire, nous inspire une grande pitié. Le gouvernement de juillet est tout nouveau né, il n'a que trente-trois mois, il est encore au berceau, il a de petites fureurs d'enfant. Mérite-t-il en effet qu'on dépense contre lui beaucoup de colère virile? Quand il sera grand, nous verrons. Cependant, à n'envisager la question, pour un instant, que sous le point de vue privé, la confiscation censoriale dont il s'agit cause encore plus de dommage peut-être à l'auteur de ce drame qu'à tout autre. En effet, depuis quatorze ans qu'il écrit, il n'est pas un de ses ouvrages qui n'ait eu l'honneur malheureux d'être choisi pour champ de bataille à son apparition, et qui n'ait disparu d'abord pendant un temps plus ou moins long sous la poussière, la fumée et le bruit. Aussi, quand il donne une pièce au théâtre, ce qui lui importe avant tout, ne pouvant espérer un auditoire calme dès la première soirée, c'est la série des représentations. S'il arrive que le premier jour sa voix soit couverte par le tumulte, que sa pensée ne soit pas comprise, les jours suivants peuvent corriger le premier jour. _Hernani_ a eu cinquante-trois représentations; _Marion de Lorme_ a eu soixante et une représentations; _le Roi s'amuse_, grâce à une violence ministérielle, n'aura eu qu'une représentation. Assurément le tort fait à l'auteur est grand. Qui lui rendra intacte et au point où elle en était cette troisième expérience si importante pour lui? Qui lui dira de quoi eût été suivie cette première représentation? Qui lui rendra le public du lendemain, ce public ordinairement impartial, ce public sans amis et sans ennemis, ce public qui enseigne le poëte et que le poëte enseigne? Le moment de transition politique où nous sommes est curieux. C'est un de ces instants de fatigue générale où tous les actes despotiques sont possibles dans la société même la plus infiltrée d'idées d'émancipation et de liberté. La France a marché vite en juillet 1830; elle a fait trois bonnes journées; elle a fait trois grandes étapes dans le champ de la civilisation et du progrès. Maintenant beaucoup sont essoufflés, beaucoup demandent à faire halte. On veut retenir les esprits généreux qui ne se lassent pas et qui vont toujours. On veut attendre les tardifs qui sont restés en arrière et leur donner le temps de rejoindre. De là une crainte singulière de tout ce qui marche, de tout ce qui remue, de tout ce qui parle, de tout ce qui pense. Situation bizarre, facile à comprendre, difficile à définir. Ce sont toutes les existences qui ont peur de toutes les idées. C'est la ligue des intérêts froissés du mouvement des théories. C'est le commerce qui s'effarouche des systèmes; c'est le marchand qui veut vendre; c'est la rue qui effraye le comptoir; c'est la boutique armée qui se défend. À notre avis, le gouvernement abuse de cette disposition au repos et de cette crainte des révolutions nouvelles. Il en est venu à tyranniser petitement. Il a tort pour lui et pour nous. S'il croit qu'il y a maintenant indifférence dans les esprits pour les idées de liberté, il se trompe; il n'y a que lassitude. Il lui sera demandé sévèrement compte un jour de tous les actes illégaux que nous voyons s'accumuler depuis quelque temps. Que de chemin il nous a fait faire! Il y a deux ans on pouvait craindre pour l'ordre, on en est maintenant à trembler pour la liberté. Des questions de libre pensée, d'intelligence et d'art, sont tranchées impérialement par les vizirs du roi des barricades. Il est profondément triste de voir comment se termine la Révolution de juillet, _mulier formosa supernè._ Sans doute, si l'on ne considère que le peu d'importance de l'ouvrage et de l'auteur dont il est ici question, la mesure ministérielle qui les frappe n'est pas grand'chose. Ce n'est qu'un méchant petit coup d'État littéraire, qui n'a d'autre mérite que de ne pas trop dépareiller la collection d'actes arbitraires à laquelle il fait suite. Mais, si l'on s'élève plus haut, on verra qu'il ne s'agit pas seulement dans cette affaire d'un drame et d'un poëte, mais, nous l'avons dit en commençant, que la liberté et la propriété sont toutes deux, sont tout entières engagées dans la question. Ce sont là de hauts et sérieux intérêts; et, quoique l'auteur soit obligé d'entamer cette importante affaire par un simple procès commercial au Théâtre-Français, ne pouvant attaquer directement le ministère, barricadé derrière les fins de non-recevoir du conseil d'État, il espère que sa cause sera aux yeux de tous une grande cause, le jour où il se présentera à la barre du tribunal consulaire, avec la liberté à sa droite et la propriété à sa gauche. Il parlera lui-même, au besoin, pour l'indépendance de son art. Il plaidera son droit fermement, avec gravité et simplicité, sans haine des personnes et sans crainte aussi. Il compte sur le concours de tous, sur l'appui franc et cordial de la presse, sur la justice de l'opinion, sur l'équité des tribunaux. Il réussira, il n'en doute pas. L'état de siége sera levé dans la cité littéraire comme dans la cité politique. Quand cela sera fait, quand il aura rapporté chez lui, intacte, inviolable et sacrée, sa liberté de poëte et de citoyen, il se remettra paisiblement à l'œuvre de sa vie dont on l'arrache violemment et qu'il eût voulu ne jamais quitter un instant. Il a sa besogne à faire, il le sait, et rien ne l'en distraira. Pour le moment un rôle politique lui vient; il ne l'a pas cherché, il l'accepte. Vraiment, le pouvoir qui s'attaque à nous n'aura pas gagné grand'chose à ce que nous, hommes d'art, nous quittions notre tâche consciencieuse, tranquille, sincère, profonde, notre tâche sainte, notre tâche du passé et de l'avenir, pour aller nous mêler, indignés, offensés et sévères, à cet auditoire irrévérent et railleur qui depuis quinze ans regarde passer, avec des huées et des sifflets, quelques pauvres diables de gâcheurs politiques, lesquels s'imaginent qu'ils bâtissent un édifice social parce qu'ils vont tous les jours à grand'peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de lois des Tuileries au Palais-Bourbon et du Palais-Bourbon au Luxembourg! 30 novembre 1832 PERSONNAGES FRANÇOIS PREMIER. TRIBOULET. BLANCHE. MONSIEUR DE SAINT-VALLIER. SALTABADIL. MAGUELONNE. CLÉMENT MAROT. MONSIEUR DE PIENNE. MONSIEUR DE GORDES. MONSIEUR DE PARDAILLAN. MONSIEUR DE BRION. MONSIEUR DE MONTCHENU. MONSIEUR DE MONTMORENCY. MONSIEUR DE COSSÉ. MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. MADAME DE COSSÉ. DAME BÉRARDE. Un Gentilhomme de la reine. Un Valet du roi. Un médecin. Seigneurs, Pages. Gens du Peuple. Paris, 152.. I MONSIEUR DE SAINT-VALLIER ACTE PREMIER _Une fête de nuit au Louvre. Salles magnifiques pleines d'hommes et de femmes en parure. Flambeaux, musique, danse, éclats de rire--des valets portent des plats d'or et des vaisselles d'émail; des groupes de seigneurs et de dames passent sur le théâtre.--La fête tire à sa fin; l'aube blanchit les vitraux. Une certaine liberté règne; la fête a un peu le caractère d'une orgie.--Dans l'architecture, dans les ameublements, dans les vêtements, le goût de la renaissance._ SCÈNE PREMIÈRE LE ROI,--_comme l'a peint Titien_.--MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. LE ROI. Comte, je veux mener à fin cette aventure. Une femme bourgeoise, et de naissance obscure Sans doute, mais charmante! MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. Et vous la rencontrez Le dimanche à l'église? LE ROI. À Saint-Germain-des-Prés. J'y vais chaque dimanche. MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. Et voilà tout à l'heure Deux mois que cela dure? LE ROI. Oui. MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. La belle demeure? LE ROI. Au cul-de-sac Bussy. MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. Près de l'hôtel Cossé? LE ROI, _avec un signe affirmatif._ Dans l'endroit où l'on trouve un grand mur. MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. Ah! je sais, Et vous la suivez, sire? LE ROI. Une farouche vieille Qui lui garde les yeux, et la bouche et l'oreille, Est toujours là. MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. Vraiment? LE ROI. Et le plus curieux, C'est que le soir un homme, à l'air mystérieux, Très-bien enveloppé, pour se glisser dans l'ombre, D'une cape fort noire et de la nuit fort sombre, Entre dans la maison. MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. Hé! faites de même! LE ROI. Hein! La maison est fermée et murée au prochain! MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. Par Votre Majesté quand la dame est suivie, Vous a-t-elle parfois donné signe de vie? LE ROI. Mais, à certains regards, je crois, sans trop d'erreur, Qu'elle n'a pas pour moi d'insurmontable horreur. MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. Sait-elle que le roi l'aime? LE ROI, _avec un signe négatif._ Je me déguise D'une livrée en laine et d'une robe grise. MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY, _riant_. Je vois que vous aimez d'un amour épuré Quelque auguste Toinon, maîtresse d'un curé! _Entrent plusieurs seigneurs et Triboulet._ LE ROI, _à monsieur de la Tour-Landry._ Chut! on vient.--En amour il faut savoir se taire Quand on veut réussir. _Se tournant vers Triboulet, qui s'est approché pendant ces dernières paroles et les a entendues._ N'est-ce pas? TRIBOULET. Le mystère Est la seule enveloppe où la fragilité D'une intrigue d'amour puisse être en sûreté. SCÈNE II. LE ROI, TRIBOULET, MONSIEUR DE GORDES, _plusieurs Seigneurs. Les seigneurs superbement vêtus. Triboulet, dans son costume de fou, comme l'a peint Boniface._ _Le roi regarde passer un groupe de femmes._ MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY. Madame de Vendosme est divine! MONSIEUR DE GORDES. Mesdames D'Albe et de Montchevreuil sont de fort belles femmes. LE ROI. Madame de Cossé les passe toutes trois. MONSIEUR DE GORDES. Madame de Cossé! sire, baissez la voix. _Lui montrant monsieur de Cossé, qui passe au fond du théâtre. __--Monsieur de Cossé, court et ventru, «un des quatre plus gros gentilhommes de France,» dit Brantôme._ Le mari vous entend. LE ROI. Hé! mon cher Simiane, Qu'importe! MONSIEUR DE GORDES. Il l'ira dire à madame Diane. LE ROI. Qu'importe! _Il va au fond du théâtre parler à d'autres femmes qui passent._ TRIBOULET, _à monsieur de Gordes._ Il va fâcher Diane de Poitiers. Il ne lui parle pas depuis huit jours entiers. MONSIEUR DE GORDES. S'il l'allait renvoyer à son mari? TRIBOULET. J'espère Que non. MONSIEUR DE GORDES. Elle a payé la grâce de son père. Partant, quitte. TRIBOULET. À propos du sieur de Saint-Vallier, Quelle idée avait-il, ce vieillard singulier, De mettre dans un lit nuptial sa Diane, Sa fille, une beauté choisie et diaphane, Un ange que du ciel la terre avait reçu, Tout pêle-mêle avec un sénéchal bossu! MONSIEUR DE GORDES. C'est un vieux fou.--J'étais sur son échafaud même Quand il reçut sa grâce.--Un vieillard grave et blême. --J'étais plus près de lui que je ne suis de toi. --Il ne dit rien, sinon: Que Dieu garde le roi! Il est fou maintenant tout à fait. LE ROI, _passant avec madame de Cossé._ Inhumaine! Vous partez! MADAME DE COSSÉ, _soupirant._ Pour Soissons, où mon mari m'emmène. LE ROI. N'est-ce pas une honte, alors que tout Paris, Et les plus grands seigneurs et les plus beaux esprits, Fixent sur vous des yeux pleins d'amoureuse envie, À l'instant le plus beau d'une si belle vie, Quand tous faiseurs de duels et de sonnets, pour vous, Gardent leurs plus beaux vers et leurs plus fameux coups, À l'heure où vos beaux yeux, semant partout les flammes, Font sur tous leurs amants veiller toutes les femmes, Que vous, qui d'un tel lustre éblouissez la cour, Que, ce soleil parti, l'on doute s'il fait jour, Vous alliez, méprisant duc, empereur, roi, prince, Briller, astre bourgeois, dans un ciel de province! MADAME DE COSSÉ. Calmez-vous! LE ROI. Non, non, rien. Caprice original Que d'éteindre le lustre au beau milieu du bal! _Entre monsieur de Cossé._ MADAME DE COSSÉ. Voici mon jaloux, sire! _Elle quitte vivement le roi._ LE ROI. Ah! le diable ait son âme! _À Triboulet._ Je n'en ai pas moins fait un quatrain à sa femme! Marot t'a-t-il montré ces derniers vers de moi? TRIBOULET. Je ne lis pas de vers de vous.--Des vers de roi Sont toujours très-mauvais. LE ROI. Drôle! TRIBOULET. Que la canaille Fasse rimer amour et jour vaille que vaille. Mais près de la beauté gardez vos lots divers, Sire, faites l'amour, Marot fera les vers. Roi qui rime déroge. LE ROI, _avec enthousiasme._ Ah! rimer pour les belles, Cela hausse le cœur.--Je veux mettre des ailes À mon donjon royal. TRIBOULET. C'est en faire un moulin. LE ROI. Si je ne voyais là madame de Coislin, Je te ferais fouetter. _Il court à madame de Coislin et paraît lui adresser quelques galanteries._ TRIBOULET, _à part_ Suis le vent qui t'emporte Aussi vers celle-là. MONSIEUR DE GORDES, _s'approchant de Triboulet et lui faisant remarquer ce qui se passe au fond du théâtre._ Voici par l'autre porte Madame de Cossé. Je te gage ma foi Qu'elle laisse tomber son gant pour que le roi Le ramasse. TRIBOULET. Observons. _Madame de Cossé, qui voit avec dépit les intentions du roi pour madame de Coislin, laisse en effet tomber son bouquet. Le roi quitte madame de Coislin et ramasse le bouquet de madame de Cossé, avec qui il entame une conversation qui paraît fort tendre._ MONSIEUR DE GORDES, _à Triboulet._ L'ai-je dit? TRIBOULET. Admirable! MONSIEUR DE GORDES. Voilà le roi repris! TRIBOULET. Une femme est un diable Très-perfectionné. _Le roi serre la taille de madame de Cossé, et lui baise la main. Elle rit et babille gaiement. Tout à coup monsieur de Cossé entre par la porte du fond. Monsieur de Gordes le fait remarquer à Triboulet.--Monsieur de Cossé s'arrête, l'œil fixé sur le groupe du roi et de sa femme._ MONSIEUR DE GORDES, _à Triboulet._ Le mari! MADAME DE COSSÉ, _apercevant son mari, au roi, qui la tient presque embrassée._ Quittons-nous! _Elle glisse des mains du roi et s'enfuit._ TRIBOULET. Que vient-il faire ici, ce gros ventru jaloux? _Le roi s'approche du buffet au fond et se fait verser à boire._ MONSIEUR DE COSSÉ, _s'avançant sur le devant du théâtre, tout rêveur._ _À part._ Que se disaient-ils? _Il s'approche avec vivacité de monsieur de la Tour-Landry, qui lui fait signe qu'il a quelque chose à lui dire._ Quoi? MONSIEUR DE LA TOUR-LANDRY, _mystérieusement._ Votre femme est bien belle! _Monsieur de Cossé se rebiffe et va à monsieur de Gordes, qui paraît avoir quelque chose à lui confier._ MONSIEUR DE GORDES, _bas._ Qu'est-ce donc qui vous trotte ainsi par la cervelle? Pourquoi regardez-vous si souvent de côté? _Monsieur de Cossé le quitte avec humeur et se trouve face à face avec Triboulet, qui l'attire d'un air discret dans un coin du théâtre, pendant que messieurs de Gordes et de la Tour-Landry rient à gorge déployée._ TRIBOULET, _bas à monsieur de Cossé._ Monsieur, vous avez l'air tout encharibotté! _Il éclate de rire et tourne le dos à monsieur de Cossé, qui sort furieux._ LE ROI, _revenant._ Oh! que je suis heureux! Près de moi, non, Hercules Et Jupiter ne sont que des fats ridicules! L'Olympe est un taudis!--Ces femmes, c'est charmant! Je suis heureux! et toi? TRIBOULET. Considérablement. Je ris tout bas du bal, des jeux, des amourettes; Moi, je critique, et vous, vous jouissez; vous êtes Heureux comme un roi, sire, et moi, comme un bossu. LE ROI. Jour de joie où ma mère en riant m'a conçu! _Regardant monsieur de Cossé, qui sort._ Ce monsieur de Cossé seul dérange la fête. Comment te semble-t-il? TRIBOULET. Outrageusement bête. LE ROI. Ah! n'importe! excepté ce jaloux, tout me plaît. Tout pouvoir, tout vouloir, tout avoir, Triboulet! Quel plaisir d'être au monde, et qu'il fait bon de vivre! Quel bonheur! TRIBOULET. Je crois bien, sire, vous êtes ivre! LE ROI. Mais là-bas j'aperçois... les beaux yeux! les beaux bras! TRIBOULET. Madame de Cossé? LE ROI. Viens, tu nous garderas! _Il chante._ Vivent les gais dimanches Du peuple de Paris! Quand les femmes sont blanches TRIBOULET, _chantant._ Quand les hommes sont gris. _Ils sortent. Entrent plusieurs gentilhommes._ SCÈNE III. MONSIEUR DE GORDES, MONSIEUR DE PARDAILLAN, _jeune page blond_; MONSIEUR DE VIC, _maître_ CLÉMENT MAROT, _en habit de valet de chambre du roi; puis_ MONSIEUR DE PIENNE, _un ou deux gentilhommes. De temps en temps_ MONSIEUR DE COSSÉ, _qui se promène d'un air rêveur et très-sérieux._ CLÉMENT MAROT, _saluant monsieur de Gordes._ Que savez-vous ce soir? MONSIEUR DE GORDES. Rien; que la fête est belle, Que le roi s'amuse. MAROT. Ah! c'est une nouvelle! Le roi s'amuse? Ah! diable! MONSIEUR DE COSSÉ, _qui passe derrière eux._ Et c'est très-malheureux; Car un roi qui s'amuse est un roi dangereux. _Il passe outre._ MONSIEUR DE GORDES. Ce pauvre gros Cossé me met la mort dans l'âme. MAROT, _bas._ Il paraît que le roi serre de près sa femme? _Monsieur de Gordes lui fait un signe affirmatif. Entre monsieur de Pienne._ MONSIEUR DE GORDES. Eh! voilà ce cher duc! _Ils se saluent._ MONSIEUR DE PIENNE, d'un air mystérieux. Mes amis! du nouveau! Une chose à brouiller le plus sage cerveau! Une chose admirable! une chose risible! Une chose amoureuse! une chose impossible! MONSIEUR DE GORDES. Quoi donc? MONSIEUR DE PIENNE. _Il les ramasse en groupe autour de lui._ Chut! _À Marot, qui est allé causer avec d'autres dans un coin._ Venez çà, maître Clément Marot! MAROT, _approchant_. Que me veut monseigneur? MONSIEUR PIENNE. Vous êtes un grand sot. MAROT. Je ne me croyais grand en aucune manière. MONSIEUR PIENNE. J'ai lu dans votre écrit du siége de Peschière Ces vers sur Triboulet? «Fou de tête écorné, Aussi sage à trente ans que le jour qu'il est né...--» Vous êtes un grand sot! MAROT. Que Cupido me damne Si je vous comprends! MONSIEUR DE PIENNE. Soit! _À monsieur de Gordes._ Monsieur de Simiane, _À monsieur de Pardaillan._ Monsieur de Pardaillan, _Monsieur de Gordes, monsieur de Pardaillan, Marot et monsieur de Cossé, qui est venu se joindre au groupe, font cercle autour du duc._ devinez, s'il vous plaît. Une chose inouïe arrive à Triboulet. MONSIEUR DE PARDAILLAN. Il est devenu droit? MONSIEUR DE COSSÉ. On l'a fait connétable? MAROT. On l'a servi tout cuit par hasard sur la table? MONSIEUR DE PIENNE. Non. C'est plus drôle. Il a...--Devinez ce qu'il a.-- C'est incroyable! MONSIEUR DE GORDES. Un duel avec Gargantua! MONSIEUR DE PIENNE. Point. MONSIEUR DE PARDAILLAN. Un singe plus laid que lui? MONSIEUR DE PIENNE. Non pas. MAROT. Sa poche Pleine d'écus? MONSIEUR DE COSSÉ. L'emploi du chien du tourne-broche? MAROT. Un rendez-vous avec la Vierge au Paradis? MONSIEUR DE GORDES. Une âme, par hasard? MONSIEUR DE PIENNE. Je vous le donne en dix! Triboulet le bouffon, Triboulet le difforme, Cherchez bien ce qu'il a...--quelque chose d'énorme! MAROT. Sa bosse? MONSIEUR DE PIENNE. Non, il a...--Je vous le donne en cent! Une maîtresse! _Tous éclatent de rire._ MAROT. Ah! ah! le duc est fort plaisant. MONSIEUR DE PARDAILLAN. Le bon conte! MONSIEUR DE PIENNE. Messieurs, j'en jure sur mon âme, Et je vous ferai voir la porte de la dame. Il y va tous les soirs, vêtu d'un manteau brun, L'air sombre et furieux, comme un poëte à jeun. Je lui veux faire un tour. Rôdant à la nuit close, Près de l'hôtel Cossé, j'ai découvert la chose. Gardez-moi le secret. MAROT. Quel sujet de rondeau! Quoi! Triboulet la nuit se change en Cupido! MONSIEUR DE PARDAILLAN, _riant._ Une femme à messer Triboulet MONSIEUR DE GORDES, _riant._ Une selle Sur un cheval de bois! MAROT, riant. Je crois que la donzelle, Si quelque autre Bedfort débarquait à Calais, Aurait tout ce qu'il faut pour chasser les Anglais! _Tous rient. Survient monsieur de Vic. Monsieur de Pienne met son doigt sur sa bouche._ MONSIEUR DE PIENNE. Chut! MONSIEUR DE PARDAILLAN, _à monsieur de Pienne._ D'où vient que le roi sort aussi vers la brune, Tous les jours et tout seul, comme cherchant fortune? MONSIEUR DE PIENNE. Vic nous dira cela. MONSIEUR DE VIC. Ce que je sais d'abord, C'est que Sa Majesté paraît s'amuser fort. MONSIEUR DE COSSÉ. Ah! ne m'en parlez pas! MONSIEUR DE VIC. Mais que je me soucie De quel côté le vent pousse sa fantaisie, Pourquoi le soir il sort, dans sa cape d'hiver, Méconnaissable en tout de vêtements et d'air, Si de quelque fenêtre il se fait une porte, N'étant pas marié, mes amis, que m'importe! MONSIEUR DE COSSÉ, _hochant la tête._ Un roi,--les vieux seigneurs, messieurs, savent cela,-- Prend toujours chez quelqu'un tout le plaisir qu'il a. Gare à quiconque a sœur, femme ou fille à séduire! Un puissant en gaîté ne peut songer qu'à nuire. Il est bien des sujets de craindre là dedans. D'une bouche qui rit on voit toutes les dents. MONSIEUR DE VIC, _bas aux autres._ Comme il a peur du roi! MONSIEUR DE PARDAILLAN. Sa femme fort charmante En a moins peur que lui. MAROT. C'est ce qui l'épouvante. MONSIEUR DE GORDES. Cossé, vous avez tort. Il est très-important De maintenir le roi gai, prodigue et content. MONSIEUR DE PIENNE, _à monsieur de Gordes._ Je suis de ton avis, comte! un roi qui s'ennuie, C'est une jeune fille en noir, c'est un été de pluie. MONSIEUR DE PARDAILLAN. C'est un amour sans duel. MONSIEUR DE VIC. C'est un flacon plein d'eau. MAROT, _bas._ Le roi revient avec Triboulet-Cupido. _Entrent le roi et Triboulet. Les courtisans s'écartent avec respect._ SCÈNE IV. LES MÊMES, LE ROI, TRIBOULET. TRIBOULET, _entrant, et comme poursuivant une conversation commencée._ Des savants à la cour! monstruosité rare! LE ROI. Fais entendre raison à ma sœur de Navarre. Elle veut m'entourer de savants TRIBOULET. Entre nous, Convenez de ceci,--que j'ai bu moins que vous. Donc, sire, j'ai sur vous, pour bien juger les choses, Dans tous leurs résultats et dans toutes leurs causes, Un avantage immense, et même deux, je crois C'est de n'être pas gris et de n'être pas roi. --Plutôt que des savants, ayez ici la peste, La fièvre, et cætera! LE ROI. L'avis est un peu leste. Ma sœur veut m'entourer de savants! TRIBOULET. C'est bien mal De la part d'une sœur.--Il n'est pas d'animal, Pas de corbeau goulu, pas de loup, pas de chouette, Pas d'oison, pas de bœuf, pas même de poëte, Pas de mahométan, pas de théologien, Pas d'échevin flamand, pas d'ours et pas de chien, Plus laid, plus chevelu, plus repoussant de formes, Plus carapaçonné d'absurdités énormes, Plus hérissé, plus sale, et plus gonflé de vent, Que cet âne bâté qu'on appelle un savant! --Manquez-vous de plaisirs, de pouvoir, de conquêtes, Et de femmes en fleur pour parfumer vos fêtes? LE ROI. Hai... ma sœur Marguerite un soir m'a dit très-bas Que les femmes toujours ne me suffiraient pas, Et quand je m'ennuirai TRIBOULET. Médecine inouïe! Conseiller les savants à quelqu'un qui s'ennuie! Madame Marguerite est, vous en conviendrez, Toujours pour les partis les plus désespérés. LE ROI. Eh bien! pas de savants, mais cinq ou six poëtes TRIBOULET. Sire! j'aurais plus peur, étant ce que vous êtes, D'un poëte, toujours de rime barbouillé, Que Belzébuth n'a pas peur d'un goupillon mouillé. LE ROI. Cinq ou six TRIBOULET. Cinq ou six! c'est toute une écurie! C'est une académie, une ménagerie! _Montrant Marot._ N'avons-nous pas assez de Marot que voici, Sans nous empoisonner de poëtes ainsi! MAROT. Grand merci! _À part._ Le bouffon eût mieux fait de se taire! TRIBOULET. Les femmes, sire! ah Dieu! c'est le ciel, c'est la terre! C'est tout! Mais vous avez les femmes! vous avez Les femmes! laissez-moi tranquille! vous rêvez, De vouloir des savants! LE ROI. Moi, foi de gentilhomme! Je m'en soucie autant qu'un poisson d'une pomme. _Éclats de rire dans un groupe au fond.--À Triboulet._ Tiens, voilà des muguets qui se raillent de toi. _Triboulet va les écouter et revient._ TRIBOULET. Non, c'est d'un autre fou. LE ROI. Bah! de qui donc? TRIBOULET. Du roi. LE ROI. Vrai! que chantent-ils? TRIBOULET. Sire, ils vous disent avare, Et qu'argent et faveurs s'en vont dans la Navarre, Qu'on ne fait rien pour eux. LE ROI. Oui, je les vois d'ici Tous les trois.--Montchenu, Brion, Montmorency TRIBOULET. Juste. LE ROI. Ces courtisans! engeance détestable! J'ai fait l'un amiral, le second connétable, Et l'autre, Montchenu, maître de mon hôtel. Ils ne sont pas contents! as-tu vu rien de tel? TRIBOULET. Mais vous pouvez encor, c'est justice à leur rendre, Les faire quelque chose. LE ROI. Et quoi? TRIBOULET. Faites-les pendre. MONSIEUR DE PIENNE, _riant, aux trois seigneurs qui sont toujours au fond du théâtre_. Messieurs, entendez-vous ce que dit Triboulet? MONSIEUR DE BRION. _Il jette sur le fou un regard de colère._ Oui, certe! MONSIEUR DE MONTMORENCY. Il le paîra! MONSIEUR DE MONTCHENU. Misérable valet! TRIBOULET, _au roi._ Mais, sire, vous devez avoir parfois dans l'âme Un vide...--Autour de vous n'avoir pas de femme Dont l'œil vous dise non, dont le cœur dise oui! LE ROI. Qu'en sais-tu? TRIBOULET. N'être aimé que d'un cœur ébloui, Ce n'est pas être aimé. LE ROI. Sais-tu si pour moi-même Il n'est pas dans ce monde une femme qui m'aime? TRIBOULET. Sans vous connaître? LE ROI. Eh! oui. _À part._ Sans compromettre ici Ma petite beauté du cul-de-sac Bussy. TRIBOULET. Une bourgeoise donc? LE ROI. Pourquoi non? TRIBOULET, _vivement._ Prenez garde. Une bourgeoise! ô ciel! votre amour se hasarde. Les bourgeois sont parfois de farouches Romains. Quand on touche à leur bien, la marque en reste aux mains. Tenez, contentons-nous, fous et rois que nous sommes, Des femmes et des sœurs de vos bons gentilhommes. LE ROI. Oui, je m'arrangerais de la femme à Cossé. TRIBOULET. Prenez-la. LE ROI, _riant._ C'est facile à dire et malaisé À faire. TRIBOULET. Enlevons-la cette nuit. LE ROI, _montrant monsieur de Cossé_ Et le comte? TRIBOULET. Et la Bastille? LE ROI. Oh! non. TRIBOULET. Pour régler votre compte, Faites-le duc. LE ROI. Il est jaloux comme un bourgeois. Il refusera tout, et crîra sur les toits. TRIBOULET, _rêveur._ Cet homme est fort gênant: qu'on le paye ou l'exile _Depuis quelques instants, monsieur de Cossé s'est rapproché par derrière du roi et du fou, il écoute leur conversation. Triboulet se frappe le front avec joie._ Mais il est un moyen commode, très-facile, Simple, auquel je devrais avoir déjà pensé. _Monsieur de Cossé se rapproche et écoute._ --Faites couper la tête à monsieur de Cossé. _Monsieur de Cossé recule tout effaré._ --... On suppose un complot avec l'Espagne ou Rome MONSIEUR DE COSSÉ, _éclatant._ Oh! le petit satan! LE ROI, _riant, et frappant sur l'épaule de monsieur Cossé._ _À Triboulet._ Là, foi de gentilhomme, Y penses-tu? couper la tête que voilà! Regarde cette tête, ami: vois-tu cela? S'il en sort une idée, elle est toute cornue. TRIBOULET. Comme le moule auquel elle était contenue. MONSIEUR DE COSSÉ. Couper ma tête! TRIBOULET. Eh bien? LE ROI, _à Triboulet_. Tu le pousses à bout? TRIBOULET. Que diable! on n'est pas roi pour se gêner en tout, Pour ne point se passer la moindre fantaisie. MONSIEUR DE COSSÉ. Me couper la tête! ah! j'en ai l'âme saisie! TRIBOULET. Mais c'est tout simple.--Où donc est la nécessité De ne vous pas couper la tête? MONSIEUR DE COSSÉ. En vérité! Je te châtirai, drôle! TRIBOULET. Oh! je ne vous crains guère! Entouré de puissants auxquels je fais la guerre, Je ne crains rien, monsieur, car je n'ai sur le cou Autre chose à risquer que la tête d'un fou. Je ne crains rien, sinon que ma bosse me rentre Au corps, et comme à vous me tombe dans le ventre, Ce qui m'enlaidirait. MONSIEUR DE COSSÉ, _la main sur son épée._ Maraud! LE ROI. Comte, arrêtez.-- Viens, fou! _Il s'éloigne avec Triboulet en riant._ MONSIEUR DE GORDES. Le roi se tient de rire les côtés! MONSIEUR DE PARDAILLAN. Comme à la moindre chose il rit, il s'abandonne! MAROT. C'est curieux, un roi qui s'amuse en personne! _Une fois le fou et le roi éloignés, les courtisans se rapprochent, et suivent Triboulet d'un regard de haine._ MONSIEUR DE BRION. Vengeons-nous du bouffon! TOUS. Hun! MAROT. Il est cuirassé. Par où le prendre? où donc le frapper? MONSIEUR DE PIENNE. Je le sai. Nous avons contre lui chacun quelque rancune, Nous pouvons nous venger. _Tous se rapprochent avec curiosité de monsieur de Pienne._ Trouvez-vous à la brune, Ce soir, tous bien armés, au cul-de-sac Bussy,-- Près de l'hôtel Cossé.--Plus un mot de ceci. MAROT. Je devine. MONSIEUR DE PIENNE. C'est dit? TOUS. C'est dit. MONSIEUR DE PIENNE. Silence! il rentre. _Rentrent Triboulet, et le roi entouré de femmes._ TRIBOULET, _seul de son côté, à part._ À qui jouer un tour maintenant?--au roi...--Diantre! UN VALET, _entrant, bas à Triboulet._ Monsieur de Saint-Vallier, un vieillard tout en noir, Demande à voir le roi. TRIBOULET, _se frottant les mains_. Mortdieu! laissez-nous voir Monsieur de Saint-Vallier. _Le valet sort._ C'est charmant! comment diable! Mais cela va nous faire un esclandre effroyable! _Bruit, tumulte au fond du théâtre, à la grande porte._ UNE VOIX, _au dehors._ Je veux parler au roi! LE ROI, _s'interrompant de sa causerie._ Non!... Qui donc est entré? LA MÊME VOIX. Parler au roi! LE ROI, _vivement_. Non, non! _Un vieillard, vêtu de deuil, perce la foule et vient se placer devant le roi, qu'il regarde fixement. Tous les courtisans s'écartent avec étonnement._ SCÈNE V. LES MÊMES, MONSIEUR DE SAINT-VALLIER, _grand deuil, barbe et cheveux blancs._ MONSIEUR DE SAINT-VALLIER, _au roi._ Si! je vous parlerai! LE ROI. Monsieur de Saint-Vallier! MONSIEUR DE SAINT-VALLIER, _immobile au seuil._ C'est ainsi qu'on me nomme. _Le roi fait un pas vers lui avec colère. Triboulet l'arrête._ TRIBOULET. Oh! sire! laissez-moi haranguer le bonhomme. _À monsieur de Saint-Vallier, avec une attitude théâtrale._ Monseigneur!--Vous aviez conspiré contre nous, Nous vous avons fait grâce en roi clément et doux. C'est au mieux. Quelle rage à présent vient vous prendre D'avoir des petits-fils de monsieur votre gendre? Votre gendre est affreux, mal bâti, mal tourné, Marqué d'une verrue au beau milieu du né, Borgne, disent les uns, velu, chétif et blême, Ventru comme monsieur, _Il montre monsieur de Cossé, qui se cabre._ Bossu comme moi-même. Qui verrait votre fille à son côté rirait. Si le roi n'y mettait bon ordre, il vous ferait Des petits-fils tortus, des petits-fils horribles, Roux, brèche-dents, manqués, effroyables, risibles, Ventrus comme monsieur, _Montrant encore monsieur de Cossé, qu'il salue et qui s'indigne._ Et bossus comme moi! Votre gendre est trop laid!--laissez faire le roi, Et vous aurez un jour des petits-fils ingambes Pour vous tirer la barbe et vous grimper aux jambes. _Les courtisans applaudissent Triboulet avec des huées et des éclats de rire._ MONSIEUR DE SAINT-VALLIER, _sans regarder le bouffon._ Une insulte de plus!--Vous, sire, écoutez-moi Comme vous le devez, puisque vous êtes roi! Vous m'avez fait un jour mener pieds nus en Grève, Là, vous m'avez fait grâce, ainsi que dans un rêve, Et je vous ai béni, ne sachant en effet Ce qu'un roi cache au fond d'une grâce qu'il fait. Or, vous aviez caché ma honte dans la mienne. Oui, sire, sans respect pour une race ancienne, Pour le sang de Poitiers, noble depuis mille ans, Tandis que, revenant de la Grève à pas lents, Je priais dans mon cœur le dieu de la victoire Qu'il vous donnât mes jours de vie en jours de gloire, Vous, François de Valois, le soir du même jour, Sans crainte, sans pitié, sans pudeur, sans amour, Dans votre lit, tombeau de la vertu des femmes, Vous avez froidement, sous vos baisers infâmes, Terni, flétri, souillé, déshonoré, brisé Diane de Poitiers, comtesse de Brezé! Quoi! lorsque j'attendais l'arrêt qui me condamne, Tu courais donc au Louvre, ô ma chaste Diane! Et lui, ce roi, sacré chevalier par Bayard, Jeune homme auquel il faut des plaisirs de vieillard, Pour quelques jours de plus dont Dieu seul sait le compte Ton père sous ses pieds, te marchandait ta honte, Et cet affreux tréteau, chose horrible à penser! Qu'un matin le bourreau vint en Grève dresser, Avant la fin du jour devait être, ô misère! Ou le lit de la fille, ou l'échafaud du père! Ô Dieu! qui nous jugez, qu'avez-vous dit là-haut, Quand vos regards ont vu sur ce même échafaud Se vautrer, triste et louche, et sanglante et souillée, La luxure royale en clémence habillée? Sire! en faisant cela, vous avez mal agi. Que du sang d'un vieillard le pavé fût rougi, C'était bien. Ce vieillard, peut-être respectable, Le méritait, étant de ceux du connétable. Mais que pour le vieillard vous ayez pris l'enfant, Que vous ayez broyé sous un pied triomphant La pauvre femme en pleurs, à s'effrayer trop prompte, C'est une chose impie, et dont vous rendrez compte! Vous avez dépassé votre droit d'un grand pas. Le père était à vous, mais la fille, non pas. Ah! vous m'avez fait grâce!--Ah! vous nommez la chose Une grâce! et je suis un ingrat, je suppose! --Sire, au lieu d'abuser ma fille, bien plutôt Que n'êtes-vous venu vous-même en mon cachot! Je vous aurais crié:--Faites-moi mourir, grâce! Oh! grâce pour ma fille et grâce pour ma race! Oh! faites-moi mourir! la tombe et non l'affront! Pas de tête plutôt qu'une souillure au front! Oh! monseigneur le roi, puisqu'ainsi l'on vous nomme, Croyez-vous qu'un chrétien, un comte, un gentilhomme, Soit moins décapité, répondez, monseigneur, Quand, au lieu de la tête, il lui manque l'honneur? --J'aurais dit cela, sire, et le soir, dans l'église, Dans mon cercueil sanglant baisant ma barbe grise, Ma Diane au cœur pur, ma fille au front sacré, Honorée, eût prié pour son père honoré! --Sire, je ne viens pas redemander ma fille; Quand on n'a plus d'honneur, on n'a plus de famille. Qu'elle vous aime ou non d'un amour insensé, Je n'ai rien à reprendre où la honte a passé. Gardez-la.--Seulement je me suis mis en tête De venir vous troubler ainsi dans chaque fête, Et jusqu'à ce qu'un père, un frère ou quelque époux, --La chose arrivera,--nous ait vengés de vous, Pâle, à tous vos banquets, je reviendrai vous dire: --Vous avez mal agi, vous avez mal fait, sire!-- Et vous m'écouterez, et votre front terni Ne se relèvera que quand j'aurai fini. Vous voudrez, pour forcer ma vengeance à se taire, Me rendre au bourreau. Non. Vous ne l'oserez faire, De peur que ce ne soit mon spectre qui demain _Montrant sa tête._ Revienne vous parlez,--cette tête à la main! LE ROI, _comme suffoqué de colère._ On s'oublie à ce point d'audace et de délire!...-- _À monsieur de Pienne._ Duc! arrêtez monsieur! _Monsieur de Pienne fait un signe, et deux hallebardiers se placent de chaque côté de monsieur de Saint-Villier._ TRIBOULET, _riant._ Le bonhomme est fou, sire! MONSIEUR DE SAINT-VALLIER, _levant le bras._ Soyez maudits tous deux!-- _Au roi._ Sire, ce n'est pas bien. Sur le lion mourant vous lâchez votre chien! _À Triboulet._ Qui que tu sois, valet à langue de vipère, Qui fais risée ainsi de la douleur d'un père, Sois maudit!-- _Au roi_ J'avais droit d'être par vous traité Comme une Majesté par une Majesté. Vous êtes roi, moi père, et l'âge vaut le trône. Nous avons tous les deux au front une couronne Où nul de doit lever de regards insolents, Vous, de fleurs de lis d'or, et moi, de cheveux blancs. Roi, quand un sacrilége ose insulter la vôtre, C'est vous qui la vengez;--c'est Dieu qui venge l'autre. II SALTABADIL ACTE DEUXIÈME _Le recoin le plus désert du cul-de-sac Bussy. À droite, une petite maison de discrète apparence, avec une petite cour entourée d'un mur qui occupe une partie du théâtre. Dans cette cour, quelques arbres, un banc de pierre. Dans le mur, une porte qui donne sur la rue; sur le mur, une terrasse étroite couverte d'un toit supporté par des arcades dans le goût de la renaissance.--La porte du premier étage de la maison donne sur une terrasse, qui communique avec la cour par un degré.--À gauche, les murs très-hauts des jardins de l'hôtel de Cossé.--Au fond, des maisons éloignées; le clocher de Saint-Séverin._ SCÈNE PREMIÈRE. TRIBOULET, SALTABADIL. _--Pendant une partie de la scène,_ MONSIEUR DE PIENNE et MONSIEUR DE GORDES _au fond du théâtre._ _Triboulet, enveloppé d'un manteau et sans aucun de ses attributs de bouffon, paraît dans la rue et se dirige vers la porte pratiquée dans le mur. Un homme vêtu de noir et également couvert d'une cape, dont le bas est relevé par une épée, le suit._ TRIBOULET, _rêveur._ Ce vieillard m'a maudit! L'HOMME, _le saluant_. Monsieur TRIBOULET, _se détournant avec humeur._ Ah! _Cherchant dans sa poche._ Je n'ai rien. L'HOMME. Je ne demande rien, monsieur! fi donc! TRIBOULET, _lui faisant signe de le laisser tranquille et de s'éloigner._ C'est bien! _Entrent monsieur de Pienne et monsieur de Gordes, qui s'arrêtent en observation au fond du théâtre._ L'HOMME, _le saluant_. Monsieur me juge mal. Je suis homme d'épée. TRIBOULET, _reculant._ Est-ce un voleur? L'HOMME, _s'approchant d'un air doucereux_. Monsieur a la mine occupée. Je vous vois tous les soirs de ce côté rôder. Vous avez l'air d'avoir une femme à garder! TRIBOULET, _à part._ Diable! _Haut._ Je ne dis pas mes affaires aux autres. _Il veut passer outre; l'homme le retient._ L'HOMME. Mais c'est pour votre bien qu'on se mêle des vôtres. Si vous me connaissiez, vous me traiteriez mieux. _S'approchant._ Peut-être à votre femme un fat fait les doux yeux, Et vous êtes jaloux? TRIBOULET, _impatienté_. Que voulez-vous, en somme? L'HOMME, _avec un sourire aimable, bas et vite_. Pour quelque paraguante on vous tûra votre homme. TRIBOULET, _respirant_. Ah! c'est fort bien! L'HOMME. Monsieur, vous voyez que je suis Un honnête homme TRIBOULET. Peste! L'HOMME. Et que si je vous suis C'est pour de bons desseins. TRIBOULET. Oui, certe, un homme utile! L'HOMME, _modestement_. Le gardien de l'honneur des dames de la ville. TRIBOULET. Et combien prenez-vous pour tuer un galant? L'HOMME. C'est selon le galant qu'on tue,--et le talent Qu'on a. TRIBOULET. Pour dépêcher un grand seigneur? L'HOMME. Ah! diantre! On court plus d'un péril de coups d'épée au ventre. Ces gens-là sont armés. On y risque sa chair. Le grand seigneur est cher. TRIBOULET. Le grand seigneur est cher! Est-ce que les bourgeois, par hasard, se permettent De se faire tuer entre eux? L'HOMME, _souriant_. Mais ils s'y mettent! --C'est un luxe pourtant,--luxe, vous comprenez, Qui reste en général parmi les gens bien nés. Il est quelques faquins qui, pour de grosses sommes, Tiennent à se donner des airs de gentilhommes, Et me font travailler.--Mais ils me font pitié. --On me donne moitié d'avance, et la moitié Après.-- TRIBOULET, _hochant la tête._ Oui, vous risquez le gibet, le supplice L'HOMME, _souriant_. Non, non, nous redevons un droit à la police. TRIBOULET. Tant pour un homme? L'HOMME, _avec un signe affirmatif_. À moins... que vous dirai-je, moi? Qu'on n'ait tué, mon Dieu... qu'on n'ait tué... le roi! TRIBOULET. Et comment t'y prends-tu? L'HOMME. Monsieur, je tue en ville Ou chez moi, comme on veut. TRIBOULET. Ta manière est civile. L'HOMME. J'ai pour aller en ville un estoc bien pointu. J'attends l'homme le soir TRIBOULET. Chez toi, comment fais-tu? L'HOMME. J'ai ma sœur Maguelonne, une fort belle fille Qui danse dans la rue et qu'on trouve gentille. Elle attire chez nous le galant une nuit TRIBOULET. Je comprends. L'HOMME. Vous voyez, cela se fait sans bruit, C'est décent.--Donnez-moi, monsieur, votre pratique. Vous en serez content. Je ne tiens pas boutique, Je ne fais pas d'éclats. Surtout je ne suis point De ces gens à poignard, serrés dans leur pourpoint, Qui vont se mettre dix pour la moindre équipée, Bandits dont le courage est court comme l'épée. _Il tire de dessous sa cape une épée démesurément longue._ Voici mon instrument.-- _Triboulet recule d'effroi._ Pour vous servir. TRIBOULET, _considérant l'épée avec surprise._ Vraiment! --Merci, je n'ai besoin de rien pour le moment. L'HOMME, _remettant l'épée au fourreau._ Tant pis.--Quand vous voudrez me voir, je me promène Tous les jours à midi devant l'hôtel du Maine. Mon nom, Saltabadil. TRIBOULET. Bohême? L'HOMME, _saluant._ Et bourguignon. MONSIEUR DE GORDES, _écrivant sur ses tablettes au fond du théâtre._ _Bas, à monsieur de Pienne_ Un homme précieux, et dont je prends le nom. L'HOMME, _à Triboulet_. Monsieur, ne pensez pas mal de moi, je vous prie. TRIBOULET. Non. Que diable! il faut bien avoir une industrie! L'HOMME. À moins de mendier et d'être un fainéant, Un gueux.--J'ai quatre enfants TRIBOULET. Qu'il serait malséant De ne plus élever...-- _Le congédiant._ Le ciel vous tienne en joie! MONSIEUR DE PIENNE, _à monsieur de Gordes, au fond, montrant Triboulet_. Il fait grand jour encor, je crains qu'il ne vous voie. _Tous deux sortent._ TRIBOULET, _à l'homme_. Bonsoir! L'HOMME, _le saluant_. Adiusias. Tout votre serviteur. _Il sort._ TRIBOULET, _le regardant s'éloigner_. Nous sommes tous les deux à la même hauteur. Une langue acérée, une lame pointue. Je suis l'homme qui rit, il est l'homme qui tue. SCÈNE II. _L'homme disparu, Triboulet ouvre doucement la petite porte pratiquée dans le mur de la cour; il regarde au dehors avec précaution, puis il tire la clef de la serrure et referme soigneusement la porte en dedans; il fait quelques pas dans la cour d'un air soucieux et préoccupé._ TRIBOULET, _seul._ Ce vieillard m'a maudit...--Pendant qu'il me parlait, Pendant qu'il me criait:--Oh! sois maudit, valet!-- Je raillais sa douleur.--Oh! oui, j'étais infâme, Je riais, mais j'avais l'épouvante dans l'âme.-- _Il va s'asseoir sur le petit banc près de la table de pierre._ Maudit! _Profondément rêveur et la main sur son front._ Ah! la nature et les hommes m'ont fait Bien méchant, bien cruel et bien lâche, en effet. Ô rage! être bouffon! ô rage! être difforme! Toujours cette pensée! et, qu'on veille ou qu'on dorme, Quand du monde en rêvant vous avez fait le tour, Retomber sur ceci: Je suis bouffon de cour! Ne vouloir, ne pouvoir, ne devoir et ne faire Que rire!--Quel excès d'opprobre et de misère! Quoi! ce qu'ont les soldats ramassés en troupeau Autour de ce haillon qu'ils appellent drapeau, Ce qui reste, après tout, au mendiant d'Espagne, À l'esclave en Tunis, au forçat dans son bagne, À tout homme ici-bas qui respire et se meut, Le droit de ne pas rire et de pleurer s'il veut, Je ne l'ai pas!--Ô Dieu! triste et l'humeur mauvaise, Pris dans un corps mal fait où je suis mal à l'aise, Tout rempli de dégoût de ma difformité, Jaloux de toute force et de toute beauté, Entouré de splendeurs qui me rendent plus sombre, Parfois, farouche et seul, si je cherche un peu l'ombre, Si je veux recueillir et calmer un moment Mon âme qui sanglote et pleure amèrement, Mon maître tout à coup survient, mon joyeux maître, Qui, tout-puissant, aimé des femmes, content d'être, À force de bonheur oubliant le tombeau, Grand, jeune, et bien portant, et roi de France, et beau, Me pousse avec le pied dans l'ombre où je soupire, Et me dit en bâillant: Bouffon, fais-moi donc rire! --Ô pauvre fou de cour!--C'est un homme après tout! --Eh bien! la passion qui dans son âme bout, La rancune, l'orgueil, la colère hautaine, L'envie et la fureur dont sa poitrine est pleine, Le calcul éternel de quelque affreux dessein, Tous ces noirs sentiments qui lui rongent le sein, Sur un signe du maître, en lui-même il les broie, Et, pour quiconque en veut, il en fait de la joie! --Abjection! s'il marche, ou se lève, ou s'assied, Toujours il sent le fil qui lui tire le pied. --Mépris de toute part!--Tout homme l'humilie. Ou bien c'est une reine, une femme jolie, Demi-nue et charmante, et dont il voudrait bien, Qui le laisse jouer sur son lit, comme un chien! Aussi, mes beaux seigneurs, mes railleurs gentilhommes, Hun! comme il vous hait bien! quels ennemis nous sommes! Comme il vous fait parfois payer cher vos dédains! Comme il sait leur trouver des contre-coups soudains! Il est le noir démon qui conseille le maître. Vos fortunes, messieurs, n'ont plus le temps de naître, Et, sitôt qu'il a pu dans ses ongles saisir Quelque belle existence, il l'effeuille à plaisir! --Vous l'avez fait méchant!--Ô douleur! est-ce vivre? Mêler du fiel au vin dont un autre s'enivre. Si quelque bon instinct germe en soi, l'effacer, Étourdir de grelots l'esprit qui veut penser, Traverser chaque jour, comme un mauvais génie, Des fêtes qui pour vous ne sont qu'une ironie, Démolir le bonheur des heureux, par ennui, N'avoir d'ambition qu'aux ruines d'autrui, Et contre tous, partout où le hasard vous pose, Porter toujours en soi, mêler à toute chose, Et garder, et cacher sous un rire moqueur Un fond de vieille haine extravasée au cœur! Oh! je suis malheureux!-- _Se levant du banc de pierre où il est assis._ Mais ici que m'importe? Suis-je pas un autre homme en passant cette porte? Oublions un instant le monde dont je sors. Ici je ne dois rien apporter du dehors. _Retombant dans sa rêverie._ Suis-je fou? _Il va à la porte de la maison et frappe. Elle s'ouvre. Une jeune fille, vêtue de blanc, en sort, et se jette joyeusement dans ses bras._ SCÈNE III. TRIBOULET, BLANCHE, _ensuite_ DAME BÉRARDE. TRIBOULET. Ma fille! _Il la serre sur sa poitrine avec transport._ Oh! mets tes bras à l'entour de mon cou! --Sur mon cœur!--Près de toi, tout rit, rien ne me pèse, Enfant, je suis heureux et je respire à l'aise! _Il l'a regarde d'un œil enivré._ --Plus belle tous les jours!--Tu ne manques de rien, Dis?--Es-tu bien ici?--Blanche, embrasse-moi bien! BLANCHE, _dans ses bras_. Comme vous êtes bon, mon père! TRIBOULET, _s'asseyant_. Non, je t'aime, Voilà tout. N'es-tu pas ma vie et mon sang même? Si je ne t'avais point, qu'est-ce que je ferais, Mon Dieu! BLANCHE, _lui posant la main sur le front_. Vous soupirez: quelques chagrins secrets, N'est-ce pas? Dites-les à votre pauvre fille. Hélas! je ne sais pas, moi, quelle est ma famille. TRIBOULET. Enfant, tu n'en as pas. BLANCHE. J'ignore votre nom. TRIBOULET. Que t'importe mon nom? BLANCHE. Nos voisins de Chinon, De la petite ville où je fus élevée, Me croyaient orpheline avant votre arrivée. TRIBOULET. J'aurais dû t'y laisser. C'eût été plus prudent. Mais je ne pouvais plus vivre ainsi cependant. J'avais besoin de toi, besoin d'un cœur qui m'aime. _Il la serre de nouveau dans ses bras._ BLANCHE. Si vous ne voulez pas me parler de vous-même TRIBOULET. Ne sors jamais! BLANCHE. Je suis ici depuis deux mois, Je suis allée en tout à l'église huit fois. TRIBOULET. Bien. BLANCHE. Mon bon père, au moins parlez-moi de ma mère! TRIBOULET. Oh! ne réveille pas une pensée amère; Ne me rappelle pas qu'autrefois j'ai trouvé, --Et, si tu n'étais là, je dirais: j'ai rêvé,-- Une femme contraire à la plupart des femmes, Qui dans ce monde, où rien n'appareille les âmes, Me voyant seul, infirme, et pauvre, et détesté, M'aima pour ma misère et ma difformité. Elle est morte, emportant dans la tombe avec elle L'angélique secret de son amour fidèle, De son amour, passé sur moi comme un éclair, Rayon du paradis tombé dans mon enfer! Que la terre, toujours à nous recevoir prête, Soit légère à ce sein qui reposa ma tête! --Toi seule m'es restée!-- _Levant les yeux au ciel._ Eh bien! mon Dieu, merci! _Il pleure et cache son front dans ses mains._ BLANCHE. Que vous devez souffrir! vous voir pleurer ainsi, Non, je ne le veux pas, non, cela me déchire! TRIBOULET. Et que dirais-tu donc si tu me voyais rire? BLANCHE. Mon père, qu'avez-vous? dites-moi votre nom. Oh! versez dans mon sein toutes vos peines! TRIBOULET. Non. À quoi bon me nommer? Je suis ton père.--Écoute: Hors d'ici, vois-tu bien, peut-être on me redoute, Qui sait? l'un me méprise et l'autre me maudit. Mon nom, qu'en ferais-tu, quand je te l'aurais dit? Je veux ici du moins, je veux, en ta présence, Dans ce seul coin du monde où tout soit innocence, N'être pour toi qu'un père, un père vénéré, Quelque chose de saint, d'auguste et de sacré! BLANCHE. Mon père! TRIBOULET, _la serrant avec emportement dans ses bras._ Est-il ailleurs un cœur qui me réponde? Oh! je t'aime pour tout ce que je hais au monde! --Assieds-toi près de moi. Viens, parlons de cela. Dis, aimes-tu ton père? Et, puisque nous voilà Ensemble, et que ta main entre mes mains repose, Qu'est-ce donc qui nous force à parler d'autre chose? Hé fille, ô seul bonheur que le ciel m'ait permis. D'autres ont des parents, des frères, des amis, Une femme, un mari, des vassaux, un cortège D'aïeux et d'alliés, plusieurs enfants, que sais-je? Moi, je n'ai que toi seule! Un autre est riche,--eh bien! Toi seule es mon trésor et toi seule es mon bien! Un autre croit en Dieu. Je ne crois qu'en ton âme! D'autres ont la jeunesse et l'amour d'une femme, Ils ont l'orgueil, l'éclat, la grâce et la santé, Ils sont beaux; moi, vois-tu, je n'ai que ta beauté! Chère enfant!--Ma cité, mon pays, ma famille, Mon épouse, ma mère, et ma sœur, et ma fille, Mon bonheur, ma richesse, et mon culte, et ma loi, Mon univers, c'est toi, toujours toi, rien que toi! De tout autre côté ma pauvre âme est froissée. --Oh! si je te perdais!...--Non, c'est une pensée Que je ne pourrais pas supporter un moment! --Souris-moi donc un peu.--Ton sourire est charmant. Oui, c'est toute ta mère!--elle était aussi belle. Tu te passes souvent la main au front comme elle, Comme pour l'essuyer; car il faut au cœur pur Un front tout innocence et des yeux tout azur. Tu rayonnes pour moi d'une angélique flamme, À travers ton beau corps mon âme voit ton âme: Même les yeux fermés, c'est égal, je te vois. Le jour me vient de toi. Je me voudrais parfois Aveugle et l'œil voilé d'obscurité profonde, Afin de n'avoir pas d'autre soleil au monde! BLANCHE. Oh! que je voudrais bien vous rendre heureux! TRIBOULET. Qui? moi? Je suis heureux ici! quand je vous aperçoi, Ma fille, c'est assez pour que mon cœur se fonde. _Il lui passe la main dans les cheveux en souriant._ Oh! les beaux cheveux noirs! enfant, vous étiez blonde, Qui le croirait? BLANCHE, _prenant un air caressant_. Un jour, avant le couvre-feu, Je voudrais bien sortir et voir Paris un peu. TRIBOULET, _impétueusement_. Jamais, jamais!--Ma fille, avec dame Bérarde Tu n'es jamais sortie, au moins? BLANCHE, _tremblante_. Non. TRIBOULET. Prends-y garde! BLANCHE. Je ne vais qu'à l'église. TRIBOULET, _à part._ Ô ciel! on la verrait, On la suivrait, peut-être on me l'enlèverait! La fille d'un bouffon, cela se déshonore, Et l'on ne fait qu'en rire! oh!-- _Haut._ Je t'en prie encore, Reste ici renfermée! Enfant, si tu savais Comme l'air de Paris aux femmes est mauvais! Comme les débauchés vont courant par la ville! Oh! les seigneurs surtout _Levant les yeux au ciel_ Ô Dieu! dans cet asile, Fais croître sous tes yeux, préserve des douleurs Et du vent orageux qui flétrit d'autres fleurs, Garde de toute haleine impure, même en rêve, Pour qu'un malheureux père, à ses heures de trêve En puisse respirer le parfum abrité, Cette rose de grâce et de virginité! _Il cache sa tête dans ses mains et pleure._ BLANCHE. Je ne parlerai plus de sortir; mais, par grâce, Ne pleurez pas ainsi! TRIBOULET. Non, cela me délasse. J'ai tant ri l'autre nuit! _Se levant._ Mais c'est trop m'oublier. Blanche, il est temps d'aller reprendre mon collier. Adieu. _Le jour baisse._ BLANCHE, _l'embrassant_. Reviendrez-vous bientôt, dites? TRIBOULET. Peut-être. Vois-tu, ma pauvre enfant, je ne suis pas mon maître. _Appelant._ Dame Bérarde! _Une vieille duègne paraît à la porte de la maison._ DAME BÉRARDE. Quoi, monsieur? TRIBOULET. Lorsque je vien, Personne ne me voit entrer? DAME BÉRARDE. Je le crois bien, C'est si désert! _Il est presque nuit. De l'autre côté du mur, dans la rue, paraît le roi, déguisé sous des vêtements simples et de couleur sombre; il examine la hauteur du mur et la porte, qui est fermée, avec des signes d'impatience et de dépit._ TRIBOULET, _tenant Blanche embrassée_. Adieu, ma fille bien-aimée! _À dame Bérarde._ La porte sur le quai, vous la tenez fermée? _Dame Bérarde fait un signe affirmatif._ Je sais une maison, derrière Saint-Germain, Plus retirée encor. Je la verrai demain. BLANCHE. Mon père, celle-ci me plaît pour la terrasse D'où l'on voit les jardins. TRIBOULET. N'y monte pas, de grâce! _Écoutant._ Marche-t-on pas dehors? _Il va à la porte de la cour, l'ouvre et regarde avec inquiétude dans la rue. Le roi se cache dans un enfoncement près de la porte, que Triboulet laisse entr'ouverte._ BLANCHE, _montrant la terrasse_. Quoi! ne puis-je le soir Aller respirer là? TRIBOULET, _revenant._ Prends garde, on peut t'y voir. _Pendant qu'il a le dos tourné, le roi se glisse dans la cour par la porte entre-bâillée et se cache derrière un gros arbre._ Vous, ne mettez jamais de lampe à la fenêtre. DAME BÉRARDE, _joignant les mains._ Et comment voulez-vous qu'un homme ici pénètre? _Elle se retourne et aperçoit le roi derrière l'arbre. Elle s'interrompt, ébahie. Au moment où elle ouvre la bouche pour crier, le roi lui jette dans la gorgerette une bourse, qu'elle prend, qu'elle pèse dans sa main, et qui la fait taire._ BLANCHE, _à Triboulet qui est allé visiter la terrasse avec une lanterne._ Quelles précautions! mon père, dites-moi, Mais que craignez-vous donc? TRIBOULET. Rien pour moi, tout pour toi! _Il la serre encore une fois dans ses bras._ Blanche, ma fille, adieu! _Un rayon de la lanterne que tient dame Bérarde éclaire Triboulet et Blanche._ LE ROI, _à part, derrière l'arbre_. Triboulet! _Il rit_ Comment, diable! La fille à Triboulet! l'histoire est impayable! TRIBOULET. _Au moment de sortir, il revient sur ses pas._ J'y pense, quand tu vas à l'église prier, Personne ne vous suit? _Blanche baisse les yeux avec embarras._ DAME BÉRARDE. Jamais! TRIBOULET. Il faut crier Si l'on vous suivait. DAME BÉRARDE. Ah! j'appellerais main-forte! TRIBOULET. Et puis n'ouvrez jamais si l'on frappe à la porte. DAME BÉRARDE, _comme enchérissant sur les précautions de Triboulet._ Quand ce serait le roi! TRIBOULET. Surtout si c'est le roi! _Il embrasse encore une fois sa fille, et sort en refermant la porte avec soin._ SCÈNE IV. BLANCHE, DAME BÉRARDE, LE ROI. _Pendant la première partie de la scène, le roi reste caché derrière l'arbre._ BLANCHE, _pensive, écoutant les pas de son père qui s'éloigne_. J'ai du remords pourtant! DAME BÉRARDE. Du remords! et pourquoi? BLANCHE. Comme à la moindre chose il s'effraie et s'alarme! En partant, dans ses yeux j'ai vu luire une larme. Pauvre père! si bon! j'aurais dû l'avertir Que le dimanche, à l'heure où nous pouvons sortir, Un jeune homme nous suit. Tu sais, ce beau jeune homme? DAME BÉRARDE. Pourquoi donc lui conter cela, madame? En somme Votre père est un peu sauvage et singulier Vous haïssez donc bien ce jeune cavalier? BLANCHE. Moi, le haïr! oh! non.--Hélas! bien au contraire, Depuis que je l'ai vu, rien ne peut m'en distraire. Du jour où son regard à mon regard parla, Le reste n'est plus rien, je le vois toujours là. Je suis à lui! vois-tu, je m'en fais une idée...-- Il me semble plus grand que tous d'une coudée! Comme il est brave et doux! comme il est noble et fier, Bérarde! et qu'à cheval il doit avoir bel air! DAME BÉRARDE. C'est vrai qu'il est charmant! _Elle passe près du roi, qui lui donne une poignée de pièces d'or, qu'elle empoche._ BLANCHE. Un tel homme doit être DAME BÉRARDE, _tendant la main au roi, qui lui donne toujours de l'argent._ Accompli. BLANCHE. Dans ses yeux on voit son cœur paraître. Un grand cœur! DAME BÉRARDE. Certe! un cœur immense! _À chaque mot que dit dame Bérarde, elle tend la main au roi, qui la lui remplit de pièces d'or._ BLANCHE. Valeureux. DAME BÉRARDE, _continuant son manège_. Formidable! BLANCHE. Et pourtant... bon. DAME BÉRARDE, _tendant la main_. Tendre! BLANCHE. Généreux. DAME BÉRARDE, _tendant la main_. Magnifique. BLANCHE, _avec un profond soupir_. Il me plaît! DAME BÉRARDE, _tendant toujours la main à chaque mot qu'elle dit._ Sa taille est sans pareille! Ses yeux!--son front!--son nez!...-- LE ROI, _à part._ Ô Dieu! voilà la vieille Qui m'admire en détail! je suis dévalisé! BLANCHE. Je t'aime d'en parler aussi bien. DAME BÉRARDE. Je le sai. LE ROI, _à part._ De l'huile sur le feu! DAME BÉRARDE. Bon, tendre, un cœur immense! Valeureux, généreux LE ROI, _vidant ses poches_. Diable! elle recommence! DAME BÉRARDE, _continuant._ C'est un très-grand seigneur, il a l'air élégant, Et quelque chose en or de brodé sur son gant. _Elle tend la main. Le roi lui fait signe qu'il n'a plus rien._ BLANCHE. Non, je ne voudrais pas qu'il fût seigneur ni prince, Mais un pauvre écolier qui vient de sa province! Cela doit mieux aimer. DAME BÉRARDE. C'est possible, après tout, Si vous le préférez ainsi. _À part._ Drôle de goût! Cerveau de jeune fille, où tout se contrarie! _En essayant encore de tendre la main au roi._ Ce beau jeune homme-là vous aime à la furie. _Le roi ne donne pas._ _À part._ Je crois notre homme à sec.--Plus un sou, plus un mot. BLANCHE, _toujours sans voir le roi_. Le dimanche jamais ne revient assez tôt. Quand je ne le vois pas, ma tristesse est bien grande. Oh! j'ai cru l'autre jour, au moment de l'offrande, Qu'il allait me parler, et le cœur m'a battu! J'y songe nuit et jour! de son côté, vois-tu, L'amour qu'il a pour moi l'absorbe. Je suis sûre Que toujours dans son âme il porte ma figure. C'est un homme ainsi fait, oh! cela se voit bien! D'autres femmes que moi ne le touchent en rien; Il n'est pour lui ni jeux, ni passe-temps, ni fête. Il ne pense qu'à moi, DAME BÉRARDE, _faisant un dernier effort et tendant la main au roi._ J'en jurerais ma tête! LE ROI, _ôtant son anneau qu'il lui donne_. Ma bague pour la tête! BLANCHE. Ah! je voudrais souvent, En y songeant le jour, la nuit en y rêvant, L'avoir là...--devant moi _Le roi sort de sa cachette et va se mettre à genoux près d'elle. Elle a le visage tourné du côté opposé._ pour lui dire à lui-même: sois heureux! sois content! oh! oui, je t'ai _Elle se retourne, voit le roi à ses genoux, et s'arrête, pétrifiée._ LE ROI, _lui tendant les bras_. Je t'aime! Achève! achève!--oh! dis: je t'aime! Ne crains rien. Dans une telle bouche un tel mot va si bien! BLANCHE, _effrayée, cherche des yeux dame Bérarde qui a disparu._ Bérarde!--Plus personne, ô Dieu! qui me réponde! Personne! LE ROI, _toujours à genoux_. Deux amants heureux, c'est tout un monde! BLANCHE, _tremblante_. Monsieur, d'où venez-vous? LE ROI. De l'enfer ou du ciel, Qu'importe! que je sois Satan ou Gabriel, Je t'aime! BLANCHE. Ô ciel! ô ciel! ayez pitié...--J'espère Qu'on ne vous a point vu! sortez!--Dieu! si mon père LE ROI. Sortir, quand palpitante en mes bras je te tiens, Lorsque je t'appartiens! lorsque tu m'appartiens! --Tu m'aimes! tu l'as dit. BLANCHE, _confuse_. Il m'écoutait! LE ROI. Sans doute. Quel concert plus divin veux-tu donc que j'écoute BLANCHE, _suppliante_. Ah! vous m'avez parlé.--Maintenant, par pitié, Sors! LE ROI. Sortir, quand mon sort à ton sort est lié, Quand notre double étoile au même horizon brille, Quand je viens éveiller ton cœur de jeune fille, Quand le ciel m'a choisi pour ouvrir à l'amour Ton âme vierge encore et ta paupière au jour! Viens, regarde! oh! l'amour, c'est le soleil de l'âme! Te sens-tu réchauffée à cette douce flamme? Le sceptre que la mort vous donne et vous reprend, La gloire qu'on ramasse à la guerre en courant, Se faire un nom fameux, avoir de grands domaines, Être empereur ou roi, ce sont choses humaines; Il n'est sur cette terre, où tout passe à son tour, Qu'une chose qui soit divine, et c'est l'amour! Blanche, c'est le bonheur que ton amant t'apporte, Le bonheur, qui, timide, attendait à la porte! La vie est une fleur, l'amour en est le miel. C'est la colombe unie à l'aigle dans le ciel, C'est la grâce tremblante à la force appuyée, C'est ta main dans ma main doucement oubliée --Aimons-nous! aimons-nous! _Il cherche à l'embrasser. Elle se débat._ BLANCHE. Non! Laissez! _Il la serre dans ses bras, et lui prend un baiser._ DAME BÉRARDE, _au fond du théâtre, sur la terrasse, à part_. Il va bien! LE ROI, _à part_. Elle est prise! _Haut._ Dis-moi que tu m'aimes! DAME BÉRARDE, _au fond, à part_. Vaurien! LE ROI. Blanche! redis-le moi! BLANCHE, _baissant les yeux._ Vous m'avez entendue. Vous le savez. LE ROI, _l'embrasse de nouveau avec transport_. Je suis heureux! BLANCHE. Je suis perdue! LE ROI. Non, heureuse avec moi! BLANCHE, _s'arrachant de ses bras_. Vous m'êtes étranger. Dites-moi votre nom. DAME BÉRARDE, _au fond, à part_. Il est temps d'y songer! BLANCHE. Vous n'êtes pas au moins seigneur ni gentilhomme? Mon père les craint tant! LE ROI. Mon Dieu, non, je me nomme _À part._ --Voyons? _Il cherche._ Gaucher Mahiet.--Je suis un écolier Très-pauvre! DAME BÉRARDE, _occupée en ce moment même à compter l'argent qu'il lui a donné_. Est-il menteur! _Entrent dans la rue monsieur de Pienne et monsieur de Pardaillan, enveloppés de manteaux, une lanterne sourde à la main._ MONSIEUR DE PIENNE, _bas à monsieur de Pardaillan_. C'est ici, chevalier! DAME BÉRARDE, _bas, et descendant précipitamment la terrasse._ J'entends quelqu'un dehors. BLANCHE, _effrayée._ C'est mon père peut-être! DAME BÉRARDE, _au roi._ Partez, monsieur! LE ROI. Que n'ai-je entre mes mains le traître Qui me dérange ainsi! BLANCHE, _à dame Bérarde_. Fais-le vite passer Par la porte du quai. LE ROI, _à Blanche_. Quoi! déjà te laisser! M'aimeras-tu demain? BLANCHE. Et vous? LE ROI. Ma vie entière! BLANCHE. Ah! vous me tromperez, car je trompe mon père. LE ROI. Jamais!--Un seul baiser, Blanche, sur tes beaux yeux. DAME BÉRARDE, _à part._ Mais c'est un embrasseur tout à fait furieux! BLANCHE, _faisant quelque résistance_. Non, non! _Le roi l'embrasse et rentre avec dame Bérarde dans la maison._ _Blanche reste quelque temps les yeux fixés sur la porte par où il est sorti; puis elle rentre elle-même. Pendant ce temps-là, la rue se peuple de gentilshommes armés, couverts de manteaux et masqués. Monsieur de Gordes, monsieur de Cossé, messieurs de Montchenu, de Brion et de Montmorency, Clément Marot, rejoignent successivement monsieur de Pienne et monsieur de Pardaillan. La nuit est très-noire. La lanterne sourde de ces messieurs est bouchée. Ils se font entre eux des signes de reconnaissance, et se montrent la maison de Blanche. Un valet les suit portant une échelle._ SCÈNE V. LES GENTILSHOMMES, _puis_ TRIBOULET, _puis_ BLANCHE. _Blanche reparaît par la porte du premier étage sur la terrasse. Elle tient à la main un flambeau qui éclaire son visage._ BLANCHE, _sur la terrasse_. Gaucher Mahiet! nom de celui que j'aime, Grave-toi dans mon cœur! MONSIEUR DE PIENNE, _aux gentilshommes._ Messieurs, c'est elle-même! MONSIEUR DE PARDAILLAN. Voyons! MONSIEUR DE GORDES, _dédaigneusement._ Quelque beauté bourgeoise! _À monsieur de Pienne._ Je te plains Si tu fais ton régal de femmes de vilains! _En ce moment Blanche se retourne, de façon que les gentilshommes peuvent la voir._ MONSIEUR DE PIENNE, _à monsieur de Gordes_. Comment la trouves-tu? MAROT. La vilaine est jolie! MONSIEUR DE GORDES. C'est une fée! un ange! une grâce accomplie! MONSIEUR DE PARDAILLAN. Quoi! c'est là la maîtresse à messer Triboulet! Le sournois! MONSIEUR DE GORDES. Le faquin! MAROT. La plus belle au plus laid. C'est juste.--Jupiter aime à croiser les races. _Blanche rentre chez elle. On ne voit plus qu'une lumière à la fenêtre._ MONSIEUR DE PIENNE Messieurs, ne perdons pas notre temps en grimaces. Nous avons résolu de punir Triboulet. Or, nous sommes ici, tous, à l'heure qu'il est, Avec notre rancune, et, de plus, une échelle. Escaladons le mur et volons-lui sa belle; Portons la dame au Louvre, et que sa Majesté À son lever demain trouve cette beauté. MONSIEUR DE COSSÉ. Le roi mettra la main dessus, que je suppose. MAROT. Le diable à sa façon débrouillera la chose! MONSIEUR DE PIENNE. Bien dit. À l'œuvre! MONSIEUR DE GORDES. Au fait, c'est un morceau de roi. _Entre Triboulet._ TRIBOULET, _rêveur, au fond du théâtre_. Je reviens... à quoi bon? Ah! je ne sais pourquoi! MONSIEUR DE COSSÉ, _aux gentilshommes_. Çà, trouvez-vous si bien, messieurs, que, brune et blonde, Notre roi prenne ainsi la femme à tout le monde? Je voudrais bien savoir ce que le roi dirait Si quelqu'un usurpait la reine. TRIBOULET, _avançant de quelques pas._ Oh! mon secret! --Ce vieillard m'a maudit!--Quelque chose me trouble! _La nuit est si épaisse qu'il ne voit pas monsieur de Gordes près de lui et qu'il le heurte en passant._ Qui va là? MONSIEUR DE GORDES, _revenant effaré, bas aux gentilshommes_. Triboulet, messieurs! MONSIEUR DE COSSÉ, _bas._ Victoire double! Tuons le traître! MONSIEUR DE PIENNE. Oh! non. MONSIEUR DE COSSÉ. Il est dans notre main. MONSIEUR DE PIENNE. Eh! nous ne l'aurions plus pour en rire demain! MONSIEUR DE GORDES. Oui, si nous le tuons, le tour n'est plus si drôle. MONSIEUR DE COSSÉ. Mais il va nous gêner. MAROT. Laissez-moi la parole. Je vais arranger tout. TRIBOULET, _qui est resté dans son coin aux aguets et l'oreille tendue._ On s'est parlé tout bas. MAROT, _approchant_. Triboulet! TRIBOULET, _d'une voix terrible._ Qui va là? MAROT. Là! ne nous mange pas. C'est moi. TRIBOULET. Qui, toi? MAROT. Marot. TRIBOULET. Ah! la nuit est si noire! MAROT. Oui, le diable s'est fait du ciel une écritoire. TRIBOULET. Dans quel but? MAROT. Nous venons, ne l'as-tu pas pensé? Enlever pour le roi madame de Cossé. TRIBOULET, _respirant_. Ah!...--très-bien! MONSIEUR DE COSSÉ, _à part._ Je voudrais lui rompre quelque membre! TRIBOULET, _à Marot._ Mais comment ferez-vous pour entrer dans sa chambre? MAROT, _bas à monsieur de Cossé_. Donnez-moi votre clé. _Monsieur de Cossé lui passe la clef, qu'il transmet à Triboulet._ Tiens, touche cette clé. Y sens-tu le blason de Cossé ciselé? TRIBOULET, _palpant la clef_. Les trois feuilles de scie, oui. _À part._ Mon Dieu, suis-je bête! _Montrant le mur à gauche._ Voilà l'hôtel Cossé. Que diable avais-je en tête? _À Marot en lui rendant la clef,_ Vous enlevez sa femme au gros Cossé? j'en suis! MAROT. Nous sommes tous masqués. TRIBOULET. Eh bien! un masque! _Marot lui met un masque et ajoute au masque un bandeau, qu'il lui attache sur les yeux et sur les oreilles._ Et puis? MAROT. Tu nous tiendras l'échelle. _Les gentilshommes appliquent l'échelle au mur de la terrasse. Marot y conduit Triboulet, auquel il la fait tenir._ TRIBOULET, _les mains sur l'échelle_. Hum! êtes-vous en nombre? Je ne vois plus du tout. MAROT. C'est que la nuit est sombre. _Aux autres en riant._ Vous pouvez crier haut et marcher d'un pas lourd. Le bandeau que voilà le rend aveugle et sourd. _Les gentilshommes montent l'échelle, enfoncent la porte du premier étage sur la terrasse, et pénètrent dans la maison. Un moment après, l'un d'eux reparaît dans la cour, dont il ouvre la porte en dedans; puis le groupe tout entier arrive à son tour dans la cour et franchit la porte, emportant Blanche, demi-nue et bâillonnée, qui se débat._ BLANCHE, _échevelée, dans l'éloignement_. Mon père, à mon secours! ô mon père! VOIX DES GENTILSHOMMES, _dans l'éloignement._ Victoire! _Ils disparaissent avec Blanche._ TRIBOULET, _resté seul au bas de l'échelle_. Çà, me font-ils ici faire mon purgatoire? --Ont-ils bientôt fini? quelle dérision! _Il lâche l'échelle, porte la main à son masque et rencontre le bandeau._ J'ai les yeux bandés! _Il arrache son bandeau et son masque. À la lumière de la lanterne sourde qui a été oubliée à terre, il y voit quelque chose de blanc; il le ramasse et reconnaît le voile de sa fille: il se retourne; l'échelle est appliquée au mur de sa terrasse, la porte de sa maison est ouverte; il y entre comme un furieux, et reparaît un moment après traînant dame Bérarde bâillonnée et demi-vêtue. Il la regarde avec stupeur, puis il s'arrache les cheveux en poussant quelques cris inarticulés. Enfin la voix lui revient._ Oh! la malédiction! _Il tombe évanoui._ III LE ROI ACTE TROISIÈME _L'antichambre du roi, au louvre.--Dorures, ciselures, meubles, tapisseries, dans le goût de la renaissance.--Sur le devant de la scène, une table, un fauteuil, un pliant.--Au fond, une grande porte dorée.--À gauche, la porte de la chambre à coucher du roi, revêtue d'une portière en tapisserie.--À droite, un dressoir chargé de vaisselle d'or et d'émaux.--la porte du fond s'ouvre sur un mail._ SCÈNE PREMIÈRE. LES GENTILSHOMMES. MONSIEUR DE GORDES. Maintenant arrangeons la fin de l'aventure. MONSIEUR DE PARDAILLAN. Il faut que Triboulet s'intrigue, se torture, Et ne devine pas que sa belle est ici! MONSIEUR DE COSSÉ. Qu'il cherche sa maîtresse, oui, c'est fort bien! mais si Les portiers cette nuit nous ont vus l'introduire? MONSIEUR DE MONTCHENU. Tous les huissiers du Louvre ont ordre de lui dire Qu'ils n'ont point vu de femme entrer céans la nuit. MONSIEUR DE PARDAILLAN. De plus, un mien laquais, drôle aux ruses instruit, Pour lui donner le change est allé sur sa porte Dire aux gens du bouffon que, d'une et d'autre sorte, Il avait vu traîner à l'hôtel d'Hautefort Une femme à minuit qui se débattait fort. MONSIEUR DE COSSÉ, _riant._ Bon, l'hôtel d'Hautefort le jette loin du Louvre! MONSIEUR DE GORDES. Serrons bien sur ses yeux le bandeau qui les couvre. MAROT. J'ai ce matin au drôle envoyé ce billet: _Il tire un papier et lit._ «Je viens de t'enlever ta belle, ô Triboulet! Je l'emmène, s'il faut t'en donner des nouvelles, Hors de France avec moi.» _Tous rient._ MONSIEUR DE GORDES, _à Marot._ Signé? MAROT. «Jean de Nivelles!» _Les éclats de rire redoublent._ MONSIEUR DE PARDAILLAN. Oh! comme il va chercher! MONSIEUR DE COSSÉ. Je jouis de le voir! MONSIEUR DE GORDES. Qu'il va, le malheureux, avec son désespoir, Ses poings crispés, ses dents de colère serrées, Nous payer en un jour de dettes arriérées! _La porte latérale s'ouvre. Entre le roi, vêtu d'un magnifique négligé du matin. Il est accompagné de monsieur de Pienne. Tous les courtisans se rangent et se découvrent. Le roi et monsieur de Pienne rient aux éclats._ LE ROI, _désignant la porte du fond_. Elle est là? MONSIEUR DE PIENNE. La maîtresse à Triboulet! LE ROI. Vraiment! Dieu! souffler la maîtresse à mon fou! c'est charmant! MONSIEUR DE PIENNE. Sa maîtresse ou sa femme! LE ROI, _à part_. Une femme! une fille! Je ne le savais pas si père de famille! MONSIEUR DE PIENNE. Le roi la veut-il voir? LE ROI. Pardieu! _Monsieur de Pienne sort, et revient un moment après soutenant Blanche, voilée et toute chancelante. Le roi s'assied nonchalamment dans son fauteuil._ MONSIEUR DE PIENNE, _à Blanche._ Ma belle, entrez. Vous tremblerez après tant que vous le voudrez. Vous êtes près du roi. BLANCHE, _toujours voilée_. C'est le roi, ce jeune homme! _Elle court se jeter aux pieds du roi._ _À la voix de Blanche, le roi tressaille et fais signe à tous de sortir._ SCÈNE II. LE ROI, BLANCHE. _Le roi, resté seul avec Blanche, soulève le voile qui la cache._ LE ROI. Blanche! BLANCHE. Gaucher Mahiet! ciel! LE ROI, _éclatant de rire_. Foi de gentilhomme! Méprise ou fait exprès, je suis ravi du tour. Vive Dieu! ma beauté, ma Blanche, mon amour, Viens dans mes bras! BLANCHE, _reculant_. Le roi! le roi! Laissez-moi, sire,-- Mon Dieu! je ne sais plus comment parler ni dire...-- Monsieur Gaucher Mahiet...--Non, vous êtes le roi.-- _Retombant à genoux._ Oh! qui que vous soyez, ayez pitié de moi. LE ROI. Avoir pitié de toi, Blanche! moi qui t'adore! Ce que Gaucher disait, François le dit encore. Tu m'aimes et je t'aime, et nous sommes heureux! Être roi ne saurait gâter un amoureux. Enfant! tu me croyais bourgeois, clerc, moins peut-être. Parce que le hasard m'a fait un peu mieux naître, Parce que je suis roi, ce n'est pas un motif De me prendre en horreur subitement tout vif! Je n'ai pas le bonheur d'être un manant, qu'importe! BLANCHE, _à part_. Comme il rit! Ô mon Dieu! je voudrais être morte! LE ROI, souriant et riant plus encore. Oh! les fêtes, les jeux, les dames, les tournois, Les doux propos d'amour le soir au fond des bois, Cent plaisirs que la nuit couvrira de son aile: Voilà ton avenir, auquel le mien se mêle! Oh! soyons deux amants, deux heureux, deux époux! Il faut un jour vieillir; et la vie, entre nous, Cette étoffe où, malgré les ans qui la morcellent, Quelques instants d'amour par places étincellent, N'est qu'un triste haillon sans ces paillettes-là! Blanche, j'ai réfléchi souvent à tout cela, Et voici la sagesse: honorons Dieu le Père, Aimons et jouissons, et faisons bonne chère! BLANCHE, _atterrée et reculant_. Ô mes illusions! qu'il est peu ressemblant! LE ROI. Quoi! me croyais-tu donc un amoureux tremblant, Un cuistre, un de ces fous lugubres et sans flammes, Qui pensent qu'il suffit, pour que toutes les femmes Et tous les cœurs charmés se rendent devant eux, De pousser des soupirs avec un air piteux? BLANCHE, le repoussant. Laissez-moi!--Malheureuse! LE ROI. Oh! sais-tu qui nous sommes? La France, un peuple entier, quinze millions d'hommes, Richesse, horreurs, plaisirs, pouvoir sans frein ni loi, Tout est pour moi, tout est à moi, je suis le roi! Eh bien! du souverain tu seras souveraine. Blanche, je suis le roi; toi, tu seras la reine! BLANCHE. La reine! et votre femme? LE ROI, _riant._ Innocence! ô vertu! Ah! ma femme n'est pas ma maîtresse, vois-tu! BLANCHE. Votre maîtresse! oh! non! quelle honte! LE ROI. La fière! BLANCHE. Je ne suis pas à vous, non, je suis à mon père! LE ROI. Ton père! mon bouffon! mon fou! mon Triboulet! Ton père! il est à moi! j'en fais ce qu'il me plaît! Il veut ce que je veux! BLANCHE, _pleurant amèrement et la tête dans ses mains_. Ô Dieu! mon pauvre père! Quoi! tout est donc à vous? _Elle sanglote. Il se jette à ses pieds pour la consoler._ LE ROI, _avec un accent attendri_. Blanche! oh! tu m'es bien chère! Blanche, ne pleure plus! Viens sur mon cœur. BLANCHE, _résistant_. Jamais! LE ROI, _tendrement_. Tu ne m'as pas encor redit que tu m'aimais. BLANCHE. Oh! c'est fini! LE ROI. Je t'ai, sans le vouloir, blessée. Ne sanglote donc pas comme une délaissée. Oh! plutôt que de faire ainsi pleurer tes yeux, J'aimerais mieux mourir, Blanche! j'aimerais mieux Passer dans mon royaume et dans ma seigneurie Pour un roi sans courage et sans chevalerie! Un roi qui fait pleurer une femme! ô mon Dieu! Lâcheté! BLANCHE, _égarée et sanglotant_. N'est-ce pas, tout ceci n'est qu'un jeu? Si vous êtes le roi, j'ai mon père. Il me pleure. Faites-moi ramener près de lui. Je demeure Devant l'hôtel Cossé. Mais vous le savez bien. Oh! qui donc êtes-vous? je n'y comprends plus rien. Comme ils m'ont emportée avec des cris de fête! Tout ceci comme un rêve est brouillé dans ma tête! _Pleurant._ Je ne sais même plus, vous que j'ai cru si doux, Si je vous aime encor! _Reculant avec un mouvement d'horreur._ Vous roi!--J'ai peur de vous! LE ROI, _cherchant à la prendre dans ses bras_. Je vous fais peur, méchante! BLANCHE, _le repoussant_. Oh! laissez-moi! LE ROI, _la serrant de plus près_ Qu'entends-je? Un baiser de pardon! BLANCHE, se _débattant_. Non! LE ROI, _riant, à part_. Quelle fille étrange! BLANCHE, _s'échappant de ses bras_. Laissez-moi!--Cette porte! _Elle aperçoit la porte de la chambre du roi ouverte, s'y précipite, et la referme violemment sur elle._ LE ROI, _prenant une petite clef d'or à sa ceinture_. Oh! j'ai la clef sur moi. _Il ouvre la porte, la pousse vivement, entre, et la referme sur lui._ MAROT, _en observation à la porte du fond depuis quelques instants. Il rit._ Elle se réfugie en la chambre du roi! Ô la pauvre petite! _Appelant monsieur de Gordes._ Hé! comte. SCÈNE III. MAROT, _puis_ LES GENTILSHOMMES, _ensuite_ TRIBOULET. MONSIEUR DE GORDES, _à Marot._ Est-ce qu'on rentre? MAROT. Le lion a traîné la brebis dans son antre. MONSIEUR DE PARDAILLAN, _sautant de joie._ Oh! pauvre Triboulet! MONSIEUR DE PIENNE, _qui est resté à la porte, et qui a les yeux fixés vers le dehors._ Chut! le voici! MONSIEUR DE GORDES, _bas aux seigneurs._ Tout doux! Çà, n'ayons l'air de rien, et tenons-nous bien tous. MAROT. Messieurs, je suis le seul qu'il puisse reconnaître. Il n'a parlé qu'à moi. MONSIEUR DE PIENNE. Ne faisons rien paraître. _Entre Triboulet. Rien ne paraît changé en lui. Il a le costume et l'air indifférent du bouffon. Seulement il est très-pâle._ MONSIEUR DE PIENNE, _ayant l'air de poursuivre une conversation commencée et faisant des yeux aux plus jeunes gentilshommes, qui compriment des rires étouffés en voyant Triboulet_. Oui, messieurs, c'est alors,--hé! bonjour, Triboulet!-- Qu'on fit cette chanson en forme de couplet: _Il chante:_ Quand Bourbon vit Marseille, Il a dit à ses gens: Vrai Dieu! quel capitaine Trouverons-nous dedans? TRIBOULET, _continuant la chanson_. Au mont de la Coulombe Le passage est étroit, Montèrent tous ensemble En soufflant à leurs doigts. _Rires et applaudissements ironiques._ TOUS. Parfait! TRIBOULET, _qui s'est avancé lentement jusque sur le devant du théâtre, à part._ Où peut-elle être? _Il se remet à fredonner._ Montèrent tous ensemble En soufflant à leurs doigts MONSIEUR DE GORDES, _applaudissant._ Ah! Triboulet, bravo! TRIBOULET, _examinant tous ces visages qui rient autour de lui.--À part._ Ils ont tous fait le coup, c'est sûr! MONSIEUR DE COSSÉ, _frappant sur l'épaule de Triboulet avec un gros rire_. Quoi de nouveau, Bouffon? TRIBOULET, _aux autres, montrant monsieur de Cossé_. Ce gentilhomme est lugubre à voir rire. _Contrefaisant monsieur de Cossé._ --Quoi de nouveau, bouffon? MONSIEUR DE COSSÉ, _riant toujours._ Oui, que viens-tu nous dire? TRIBOULET, _le regardant de la tête aux pieds._ Que si vous vous mettez à faire le charmant Vous allez devenir encor plus assommant. _Pendant toute la première partie de la scène, Triboulet a l'air de chercher, d'examiner, de fureter. Le plus souvent son regard seul indique cette préoccupation. Quelquefois, quand il croit qu'on n'a pas l'œil sur lui, il déplace un meuble, il tourne le bouton d'une porte pour voir si elle est fermée. Du reste, il cause avec tous, comme à son habitude, d'une manière railleuse, insouciante et dégagée. Les gentilshommes, de leur côté, ricanent entre eux et se font des signes, tout en parlant de choses et d'autres._ Où l'ont-ils cachée?--Oh! si je la leur demande, Ils se riront de moi! _Accostant Marot d'un air riant._ Marot, ma joie est grande Que tu ne te sois pas cette nuit enrhumé. MAROT, _jouant la surprise_. Cette nuit? TRIBOULET, _clignant de l'œil d'un air d'intelligence_. Un bon tour, et dont je suis charmé! MAROT. Quel tour? TRIBOULET, _hochant la tête_. Oui! MAROT, _d'un air candide_. Je me suis, pour toutes aventures, Le couvre-feu sonnant, mis sous mes couvertures, Et le soleil brillait quand je me suis levé. TRIBOULET. Ah! tu n'es pas sorti cette nuit? J'ai rêvé! _Il aperçoit un mouchoir sur la table et se jette dessus._ MONSIEUR DE PARDAILLAN, _bas à monsieur de Pienne_. Tiens, duc, de mon mouchoir il regarde la lettre. TRIBOULET, _laissant tomber le mouchoir, à part._ Non ce n'est pas le sien. MONSIEUR DE PIENNE, _à quelques jeunes gens qui rient au fond._ Messieurs! TRIBOULET, _à part._ Où peut-elle être? MONSIEUR DE PIENNE, _à monsieur de Gordes_. Qu'avez-vous donc à rire ainsi? MONSIEUR DE GORDES, _montrant Marot._ Pardieu, c'est lui Qui nous fait rire! TRIBOULET, _à part._ Ils sont bien joyeux aujourd'hui! MONSIEUR DE GORDES, _à Marot, en riant._ Ne me regarde pas de cet air malhonnête, Ou je vais te jeter Triboulet à la tête. TRIBOULET, _à monsieur de Pienne_. Le roi n'est pas encore éveillé! MONSIEUR DE PIENNE. Non, vraiment! TRIBOULET. Se fait-il quelque bruit dans son appartement? _Il veut approcher de la porte. Monsieur de Pardaillan le retient._ MONSIEUR DE PARDAILLAN. Ne va pas réveiller Sa Majesté! MONSIEUR DE GORDES, _à monsieur de Pardaillan_. Vicomte! Ce faquin de Marot nous fait un plaisant conte! Les trois Guy, revenus, ma foi, l'on ne sait d'où, Ont trouvé l'autre nuit,--qu'en dit ce maître fou?-- Leurs femmes, toutes trois, avec d'autres MAROT. Cachées. TRIBOULET. Les morales du temps se font si relâchées! MONSIEUR DE COSSÉ. Les femmes, c'est si traître! TRIBOULET, _à monsieur de Cossé._ Oh! prenez garde! MONSIEUR DE COSSÉ. Quoi? TRIBOULET. Prenez garde, monsieur de Cossé! MONSIEUR DE COSSÉ. Quoi? Je voi Quelque chose d'affreux qui vous pend à l'oreille. MONSIEUR DE COSSÉ. Quoi donc? TRIBOULET, _lui riant au nez_. Une aventure absolument pareille! MONSIEUR DE COSSÉ, _le menaçant avec colère_. Hun! TRIBOULET. Messieurs, l'animal est, vraiment, curieux. Voilà le cri qu'il fait quand il est furieux. _Contrefaisant monsieur de Cossé._ --Hun! _Tous rient. Entre un gentilhomme à la livrée de la reine._ MONSIEUR DE PIENNE. Qu'est-ce, Vaudragon? LE GENTILHOMME. La reine ma maîtresse Demande à voir le roi pour affaire qui presse. _Monsieur de Pienne lui fait signe que la chose est impossible, le gentilhomme insiste._ Madame de Brézé n'est pas chez lui pourtant. MONSIEUR DE PIENNE, _avec impatience._ Le roi n'est pas levé. LE GENTILHOMME. Comment, duc! dans l'instant Il était avec vous. MONSIEUR DE PIENNE, _dont l'humeur redouble, et qui fait au gentilhomme des signes que celui-ci ne comprend pas, et que Triboulet observe avec une attention profonde_. Le roi chasse! LE GENTILHOMME. Sans pages Et sans piqueurs alors; car tous ses équipages Sont là. MONSIEUR DE PIENNE, _à part._ Diable! _Parlant au gentilhomme entre deux yeux et avec colère._ On vous dit, comprenez-vous ceci? Que le roi ne peut voir personne! TRIBOULET, _éclatant et d'une voix de tonnerre._ Elle est ici! Elle est avec le roi! _Étonnement dans les gentilshommes._ MONSIEUR DE GORDES. Qu'a-t-il donc? il délire! Elle! TRIBOULET. Oh! vous savez bien, messieurs, qui je veux dire! Ce n'est pas une affaire à me dire: Va-t'en! --La femme qu'à vous tous, Cossé, Pienne et Satan, Brion, Montmorency!... la femme désolée Que vous avez hier dans ma maison volée, --Monsieur de Pardaillan, vous en étiez aussi!-- Oh! je la reprendrai, messieurs!--Elle est ici! MONSIEUR DE PIENNE, _riant._ Triboulet a perdu sa maîtresse!--gentille Ou laide, qu'il la cherche ailleurs. TRIBOULET, _effrayant_. Je veux ma fille! TOUS. Sa fille! _Mouvement de surprise._ TRIBOULET, _croisant les bras_. C'est ma fille!--Oui, riez maintenant! Ah! vous restez muets! vous trouvez surprenant Que ce bouffon soit père et qu'il ait une fille? Les loups et les seigneurs n'ont-ils pas leur famille? Ne puis-je avoir aussi la mienne? Allons! assez! _D'une voix terrible._ Que si vous plaisantiez, c'est charmant, finissez! Ma fille, je la veux, voyez-vous!--Oui, l'on cause, On chuchote, on se parle en riant de la chose. Moi, je n'ai pas besoin de votre air triomphant. Messeigneurs, je vous dis qu'il me faut mon enfant! _Il se jette sur la porte du roi._ Elle est là! _Tous les gentilshommes se placent devant la porte, et l'empêchent._ MAROT. Sa folie en furie est tournée. TRIBOULET, _reculant avec désespoir_. Courtisans! courtisans! démons! race damnée! C'est donc vrai qu'ils m'ont pris ma fille, ces bandits! --Une femme à leurs yeux, ce n'est rien, je vous dis! Quand le roi, par bonheur, est un roi de débauches, Les femmes des seigneurs, lorsqu'ils ne sont pas gauches, Les servent fort.--L'honneur d'une vierge, pour eux, C'est un luxe inutile, un trésor onéreux. Une femme est un champ qui rapporte, une ferme Dont le royal loyer se paye à chaque terme. Ce sont mille faveurs pleuvant on ne sait d'où, C'est un gouvernement, un collier sur le cou, Un tas d'accroissements que sans cesse on augmente! _Les regardant tous en face._ --En est-il parmi vous un seul qui me démente? N'est-ce pas que c'est vrai, messeigneurs?--En effet, _Il va de l'un à l'autre._ Vous lui vendriez tous, si ce n'est déjà fait. Pour un nom, pour un titre, ou toute autre chimère, _À monsieur de Brion._ Toi, ta femme, Brion! _À monsieur de Gordes._ Toi, ta sœur! _Au jeune page Pardaillan._ Toi, ta mère! _Un page se verse un verre de vin au buffet, et se met à boire en fredonnant:_ Quand bourbon vit Marseille, Il a dit à ses gens: Vrai Dieu! quel capitaine TRIBOULET, _se retournant_. Je ne sais à quoi tient, vicomte d'Aubusson, Que je te brise aux dents ton verre et ta chanson! _À tous._ Qui le croirait? des ducs et pairs, des grands d'Espagne, Ô honte! Vermandois qui vient de Charlemagne, Un Brion, dont l'aïeul était duc de Milan, Un Gordes-Simiane, un Pienne, un Pardaillan, Vous, un Montmorency! les plus grands noms qu'on nomme, Avoir été voler sa fille à ce pauvre homme! --Non, il n'appartient point à ces grandes maisons D'avoir des cœurs si bas sous d'aussi fiers blasons! Non, vous n'en êtes pas!--Au milieu des huées, Vos mères aux laquais se sont prostituées! Vous êtes tous bâtards! MONSIEUR DE GORDES. Ah! ça, drôle! TRIBOULET. Combien Le roi vous donne-t-il pour lui vendre mon bien? Il a payé le coup, dites! _S'arrachant les cheveux._ Moi qui n'ai qu'elle! --Si je voulais.--Sans doute.--Elle est jeune, elle est belle! Certes, il me la paîrait! _Les regardant tous._ Est-ce que votre roi S'imagine qu'il peut quelque chose pour moi? Peut-il couvrir mon nom d'un nom comme les vôtres? Peut-il me faire beau, bien fait, pareil aux autres? --Enfer! il m'a tout pris!--Oh! que ce tour charmant Est vil, atroce, horrible, et s'est fait lâchement! Scélérats! assassins! vous êtes des infâmes, Des voleurs, des bandits, des tourmenteurs de femmes! Messeigneurs, il me faut ma fille! il me la faut À la fin! allez-vous me la rendre bientôt? --Oh! voyez cette main,--main qui n'a rien d'illustre, Main d'un homme du peuple, et d'un serf, et d'un rustre, Cette main qui paraît désarmée aux rieurs, Et qui n'a pas d'épée, a des ongles, messieurs! --Voici longtemps déjà que j'attends, il me semble! Rendez-la-moi!--La porte! ouvrez-la! _Il se jette de nouveau en furieux sur la porte, que défendent tous les gentilshommes. Il lutte contre eux quelques temps et revient enfin tomber sur le devant du théâtre, épuisé, haletant, à genoux._ Tous ensemble Contre moi! dix contre un! _Fondant en larmes et en sanglots._ Hé bien! je pleure, oui! _À Marot._ Marot, tu t'es de moi bien assez réjoui. Si tu gardes une âme, une tête inspirée, Un cœur d'homme du peuple, encor, sous ta livrée, Où me l'ont-ils cachée, et qu'en ont-ils fait, dis! Elle est là, n'est-ce pas? Oh! parmi ces maudits, Faisons cause commune en frères que nous sommes! Toi seul as de l'esprit dans tous ces gentilshommes. Marot! mon bon Marot!--Tu te tais! _Se traînant vers les seigneurs._ Oh! voyez! Je demande pardon, messeigneurs, sous vos pieds! Je suis malade... Ayez pitié, je vous en prie! --J'aurais un autre jour mieux pris l'espièglerie. Mais, voyez-vous, souvent j'ai, quand je fais un pas, Bien des maux dans le corps dont je ne parle pas. On a comme cela ses mauvaises journées Quand on est contrefait.--Depuis bien des années, Je suis votre bouffon: je demande merci! Grâce! ne brisez pas votre hochet ainsi! Ce pauvre Triboulet qui vous a tant fait rire! Vraiment, je ne sais plus maintenant que vous dire! Rendez-moi mon enfant, messeigneurs, rendez-moi Ma fille, qu'on me cache en la chambre du roi! Mon unique trésor!--Mes bons seigneurs, par grâce! Qu'est-ce que vous voulez à présent que je fasse Sans ma fille?--Mon sort est déjà si mauvais! C'était la seule chose au monde que j'avais! _Tous gardent le silence. Il se relève désespéré._ Ah Dieu! vous ne savez que rire ou que vous taire! C'est donc un grand plaisir de voir un pauvre père Se meurtrir la poitrine, et s'arracher du front Des cheveux que deux nuits pareilles blanchiront! _La porte de la chambre du roi s'ouvre brusquement. Blanche en sort, éperdue, égarée, en désordre; elle vient tomber dans les bras de son père avec un cri terrible._ BLANCHE. Mon père! ah! TRIBOULET, _la serrant dans ses bras._ Mon enfant! ah! c'est elle! ah! ma fille! Ah! messieurs! _Suffoqué de sanglots et riant au travers._ Voyez-vous, c'est toute ma famille, Mon ange!--Elle de moins, quel deuil dans ma maison! --Messeigneurs, n'est-ce pas que j'avais bien raison, Qu'on ne peut m'en vouloir des sanglots que je pousse, Et qu'une telle enfant, si charmante et si douce, Qu'à la voir seulement on deviendrait meilleur, Cela ne se perd pas sans des cris de douleur! _À Blanche._ --Ne crains plus rien.--C'était une plaisanterie, C'était pour rire.--Ils t'ont fait bien peur, je parie. Mais ils sont bons.--Ils ont vu comme je t'aimais. Blanche, ils nous laisseront tranquilles désormais. _Aux seigneurs._ --N'est-ce pas? _À Blanche en la serrant dans ses bras._ --Quel bonheur de te revoir encore! J'ai tant de joie au cœur, que maintenant j'ignore Si ce n'est pas heureux,--je ris, moi qui pleurais!-- De te perdre un moment pour te ravoir après! _La regardant avec inquiétude._ --Mais pourquoi pleurer, toi? BLANCHE, _voilant dans ses mains son visage couvert de larmes et de rougeur_. Malheureux que nous sommes! La honte TRIBOULET, _tressaillant_. Que dis-tu? BLANCHE, _cachant sa tête dans la poitrine de son père_. Pas devant tous ces hommes! Rougir devant vous seul! TRIBOULET, _se tournant avec un tremblement de rage vers la porte du roi._ Oh! l'infâme--elle aussi! BLANCHE, _sanglotant et tombant à ses pieds_. Rester seule avec vous! TRIBOULET, _faisant trois pas, et balayant du geste tous les seigneurs interdits_. Allez-vous-en d'ici! Et si le roi François par malheur se hasarde À passer près d'ici, _À monsieur de Vermandois._ vous êtes de sa garde, Dites-lui de ne pas entrer,--que je suis là. MONSIEUR DE PIENNE. On n'a jamais rien vu de fou comme cela. MONSIEUR DE GORDES, _lui faisant signe de se retirer_. Aux fous comme aux enfants on cède quelque chose. Veillons pourtant, de peur d'accident. _Ils sortent._ TRIBOULET, _s'asseyant sur le fauteuil du roi et relevant sa fille_. Allons, cause, Dis-moi tout.-- _Il se retourne, et apercevant monsieur de Cossé, qui est resté, il se lève à demi en lui montrant la porte._ M'avez-vous entendu, monseigneur? MONSIEUR DE COSSÉ, _tout en se retirant comme subjugué par l'ascendant du bouffon_. Ces fous, cela se croit tout permis, en honneur! _Il sort._ SCÈNE IV. BLANCHE, TRIBOULET. TRIBOULET, _grave._ Parle à présent. BLANCHE, _les yeux baissés, interrompue de sanglots_. Mon père, il faut que je vous conte Qu'il s'est hier glissé dans la maison...-- _Pleurant, et les mains sur ses yeux._ J'ai honte! _Triboulet la serre dans ses bras et lui essuie le front avec tendresse._ Depuis longtemps,--j'aurais dû vous parler plus tôt,-- Il me suivait.-- _S'interrompant encore._ Il faut reprendre de plus haut. --Il ne me parlait pas.--Il faut que je vous dise Que ce jeune homme allait le dimanche à l'église TRIBOULET. Oui! le roi! BLANCHE, _continuant_. Que toujours, pour être vu, je crois, Il remuait ma chaise en passant près de moi. _D'une voix de plus en plus faible._ Hier, dans la maison il a su s'introduire TRIBOULET. Que je t'épargne au moins l'angoisse de tout dire! Je devine le reste!-- _Il se lève._ Ô douleur! il a pris, Pour en marquer ton front, l'opprobre et le mépris! Son haleine a souillé l'air pur qui t'environne! Il a brutalement effeuillé ta couronne! Blanche! ô mon seul asile en l'état où je suis! Jour qui me réveillais au sortir de leurs nuits! Âme par qui mon âme à la vertu remonte! Voile de dignité déployé sur ma honte! Seul abri du maudit à qui tout dit adieu! Ange oublié chez moi par la pitié de Dieu! Ciel! perdue, enfouie, en cette boue immonde, La seule chose sainte où je crusse en ce monde! Que vais-je devenir après ce coup fatal, Moi qui dans cette cour, prostituée au mal, Hors de moi comme en moi, ne voyais sur la terre Que vice, effronterie, impudeur, adultère, Infamie et débauche, et n'avais sous les cieux Que ta virginité pour reposer mes yeux!-- Je m'étais résigné, j'acceptais ma misère. Les pleurs, l'abjection profonde et nécessaire, L'orgueil qui toujours saigne au fond du cœur brisé, Le rire du mépris sur mes maux aiguisé, Oui, toutes ces douleurs où la honte se mêle, J'en voulais bien pour moi, mon Dieu, mais non pour elle! Plus j'étais tombé bas, plus je la voulais haut. Il faut bien un autel auprès d'un échafaud. L'autel est renversé!--cache ton front,--oui, pleure, Chère enfant! je t'ai fait trop parler tout à l'heure, N'est-ce pas? pleure bien.--Une part des douleurs, À ton âge, parfois, s'écoule avec les pleurs.-- Verse tout, si tu peux, dans le cœur de ton père! _Rêvant._ Blanche, quand j'aurai fait ce qui me reste à faire, Nous quitterons Paris.--Si j'échappe pourtant! _Rêvant toujours._ Quoi! suffit-il d'un jour pour que tout change tant? _Se relevant avec fureur._ Ô malédiction! qui donc m'aurait pu dire Que cette cour infâme, effrénée, en délire, Qui va, qui court, broyant et la femme et l'enfant, Échappée à travers tout ce que Dieu défend, N'effaçant un forfait que par un plus étrange, Éparpillant au loin du sang et de la fange, Irait, jusque dans l'ombre où tu fuyais leurs yeux, Éclabousser ce front chaste et religieux! _Se tournant vers la chambre du roi._ Ô roi François Premier! puisse Dieu qui m'écoute Te faire trébucher bientôt dans cette route! Puisse s'ouvrir demain le sépulcre où tu cours! BLANCHE, _levant les yeux au ciel. À part_. Ô Dieu! n'écoutez pas, car je l'aime toujours! _Bruit de pas au fond du théâtre; dans la galerie extérieure paraît un cortège de soldats et de gentilshommes. À leur tête, monsieur de Pienne._ MONSIEUR DE PIENNE, _appelant._ Monsieur de Montchenu, faites ouvrir la grille Au sieur de Saint-Vallier qu'on mène à la Bastille. _Le groupe de soldats défile deux à deux au fond. Au moment où monsieur de Saint-Vallier, qu'ils entourent, passe devant la porte, il s'y arrête et se tourne vers la chambre du roi._ MONSIEUR DE SAINT-VALLIER, _d'une voix haute._ Puisque, par votre roi d'outrages abreuvé, Ma malédiction n'a pas encor trouvé Ici-bas ni là-haut de voix qui me réponde, Pas une foudre au ciel, pas un bras d'homme au monde, Je n'espère plus rien. Ce roi prospérera. TRIBOULET, _relevant la tête et le regardant en face_. Comte, vous vous trompez!--Quelqu'un vous vengera. IV BLANCHE ACTE QUATRIÈME _Une grève déserte au bord de la Seine, au-dessous de Saint-Germain.--À droite, une masure misérablement meublée de grosses poteries et d'escabeaux de chêne, avec un premier étage en grenier où l'on distingue un grabat par la fenêtre. La devanture de cette masure tournée vers le spectateur est tellement à jour, qu'on en voit tout l'intérieur. Il y a une table, une cheminée, et au fond un roide escalier qui mène au grenier. Celle des faces de cette masure qui est à la gauche de l'acteur est percée d'une porte qui s'ouvre en dedans. Le mur est mal joint, troué de crevasses et de fentes, et il est facile de voir au travers ce qui se passe dans la maison. Il y a un judas grillé à la porte, qui est recouverte au dehors d'un auvent et surmontée d'une enseigne d'auberge.--Le reste du théâtre représente la grève.--À gauche, il y a un vieux parapet en ruine au bas duquel coule la Seine, et dans lequel est scellé le support de la cloche du bac.--Au fond, au delà de la rivière, le bois du Vésinet. À droite, un détour de la Seine laisse voir la colline de Saint-Germain avec la ville et le château dans l'éloignement._ SCÈNE PREMIÈRE TRIBOULET, BLANCHE, _en dehors_; SALTABADIL, _dans la maison._ _Pendant toute cette scène, Triboulet doit avoir l'air inquiet et préoccupé d'un homme qui craint d'être dérangé, vu et surpris. Il doit regarder souvent autour de lui, et surtout du côté de la masure. Saltabadil, assis dans l'auberge, près d'une table, s'occupe à fourbir son ceinturon, sans rien entendre de ce qui se passe à côté._ TRIBOULET. Et tu l'aimes? BLANCHE. Toujours! TRIBOULET. Je t'ai pourtant laissé Tout le temps de guérir cet amour insensé. BLANCHE. Je l'aime. TRIBOULET. Ô pauvre cœur de femme!--Mais explique Tes raisons pour l'aimer. BLANCHE. Je ne sais. TRIBOULET. C'est unique! C'est étrange! BLANCHE. Oh! non pas. C'est bien cela qui fait Justement que je l'aime. On rencontre en effet Des hommes quelquefois qui vous sauvent la vie, Des maris qui vous font riche et digne d'envie.-- Les aime-t-on toujours?--Lui ne m'a fait, je crois, Que du mal, et je l'aime, et j'ignore pourquoi. Tenez, c'est à ce point qu'il n'est rien que j'oublie, Et que, s'il le fallait,--voyez quelle folie!-- Lui qui m'est si fatal, vous qui m'êtes si doux, Mon père, je mourrais pour lui comme pour vous! TRIBOULET. Je te pardonne, enfant! BLANCHE. Mais, écoutez, il m'aime. TRIBOULET. Non!--Folle! BLANCHE. Il me l'a dit! il me l'a juré même! Et puis il dit si bien, et d'un air si vainqueur, De ces choses d'amour qui vous prennent au cœur! Et puis il a des yeux si doux pour une femme! C'est un roi brave, illustre et beau! TRIBOULET, _éclatant_. C'est un infâme! Il ne sera pas dit, le lâche suborneur, Qu'il m'ait impunément arraché mon bonheur! BLANCHE. Vous aviez pardonné, mon père TRIBOULET. Au sacrilége! Il me fallait le temps de construire le piége. Voilà. BLANCHE. Depuis un mois,--je vous parle en tremblant,-- Vous avez l'air d'aimer le roi. TRIBOULET. Je fais semblant. --Je te vengerai, Blanche! BLANCHE, _joignant les mains_. Épargnez-moi, mon père! TRIBOULET. Te viendrait-il du moins au cœur quelque colère S'il te trompait? BLANCHE. Lui? non. Je ne crois pas cela. TRIBOULET. Et si tu le voyais de ces yeux que voilà? Dis, s'il ne t'aimait plus, tu l'aimerais encore? BLANCHE. Je ne sais pas.--Il m'aime, il me dit qu'il m'adore. Il me l'a dit hier. TRIBOULET, _amèrement_. À quelle heure? BLANCHE. Hier soir. TRIBOULET. Eh bien! regarde donc, et vois si tu peux voir! _Il désigne à Blanche une des crevasses du mur de la maison: elle regarde._ BLANCHE, _bas._ Je ne vois rien qu'un homme. TRIBOULET, _baissant aussi la voix_. Attends un peu. _Le roi, vêtu en simple officier, paraît dans la salle basse de l'hôtellerie. Il entre par une petite porte qui communique avec quelque chambre voisine._ BLANCHE, _tressaillant_. Mon père! _Pendant toute la scène qui suit, elle demeure collée à la crevasse du mur, regardant, écoutant tout ce qui se passe dans l'intérieur de la salle, inattentive à tout le reste, agitée par moments d'un tremblement convulsif._ SCÈNE II. LES MÊMES, LE ROI, MAGUELONNE. _Le roi frappe sur l'épaule de Saltabadil, qui se retourne, dérangé brusquement dans son opération._ LE ROI. Deux choses sur-le-champ. SALTABADIL. Quoi? LE ROI. Ta sœur et mon verre. TRIBOULET, _dehors._ Voilà ses mœurs. Ce roi par la grâce de Dieu Se risque souvent seul dans plus d'un méchant lieu, Et le vin qui le mieux le grise et le gouverne Est celui que lui verse une Hébé de taverne. LE ROI, _dans le cabaret, chantant_. Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie! Une femme souvent N'est qu'une plume au vent! _Saltabadil est allé silencieusement chercher dans la pièce voisine une bouteille et un verre, qu'il apporte sur la table. Puis il frappe deux coups au plafond avec le pommeau de sa longue épée. À ce signal, une belle jeune fille, vêtue en bohémienne, leste et riante, descend l'escalier en sautant. Dès qu'elle entre, le roi cherche à l'embrasser; mais elle lui échappe._ LE ROI, _à Saltabadil, qui s'est remis gravement à __frotter son baudrier._ L'ami, ton ceinturon deviendrait bien plus clair, Si tu l'allais un peu nettoyer en plein air. SALTABADIL. Je comprends. _Il se lève, salue gauchement le roi, ouvre la porte du dehors, et sort en la refermant après lui. Une fois hors de la maison, il aperçoit Triboulet, vers qui il se dirige d'un air de mystère. Pendant les quelques paroles qu'ils échangent, la jeune fille fait des agaceries au roi, et Blanche observe avec terreur.--Bas à Triboulet, désignant du doigt la maison._ Voulez-vous qu'il vive ou bien qu'il meure? Votre homme est dans nos mains.--Là. TRIBOULET. Reviens tout à l'heure. _Il lui fait signe de s'éloigner. Saltabadil disparaît à pas lents derrière le vieux parapet. Pendant ce temps-là, le roi lutine la jeune bohémienne, qui le repousse en riant._ MAGUELONNE, _que le roi veut embrasser._ Nenni. LE ROI. Bon. Dans l'instant, pour te serrer de près, Tu m'as très-fort battu. Nenni, c'est un progrès. Nenni, c'est un grand pas.--Toujours elle recule! --Causons.-- _La bohémienne se rapproche._ Voilà huit jours,--c'est à l'hôtel d'Hercule --Qui m'avait mené là? mons Triboulet, je crois,-- Que j'ai vu tes beaux yeux pour la première fois. Or, depuis ces huit jours, belle enfant, je t'adore. Je n'aime que toi seule! MAGUELONNE, _riant._ Et vingt autres encore! Monsieur, vous m'avez l'air d'un libertin parfait! LE ROI, _riant aussi_. Oui, j'ai fait le malheur de plus d'une, en effet. C'est vrai, je suis un monstre. MAGUELONNE. Oh! le fat! LE ROI. Je t'assure. Çà, tu m'as ce matin mené dans ta masure, Méchante hôtellerie où l'on dîne fort mal Avec du vin que fait ton frère, un animal Fort laid, et qui doit être un drôle bien farouche D'oser montrer son mufle à côté de ta bouche. C'est égal, je prétends y passer cette nuit. MAGUELONNE, _à part._ Bon, cela va tout seul. _Au roi, qui veut encore l'embrasser._ Laissez-moi! LE ROI. Que de bruit! MAGUELONNE. Soyez sage! LE ROI. Voici la sagesse, ma chère: --Aimons, et jouissons, et faisons bonne chère. Je pense là-dessus comme feu Salomon. MAGUELONNE. Tu vas au cabaret plus souvent qu'au sermon. LE ROI, _lui tendant les bras._ Maguelonne! MAGUELONNE, _lui échappant_. Demain! LE ROI. Je renverse la table Si tu redis ce mot sauvage et détestable. Jamais une beauté ne doit dire demain. MAGUELONNE, _s'apprivoisant tout d'un coup et venant s'asseoir gaiement sur la table auprès du roi._ Eh bien! faisons la paix. LE ROI, _lui prenant la main_. Mon Dieu, la belle main! Et qu'on recevrait mieux, sans être un bon apôtre, Soufflets de celle-là que caresses d'une autre! MAGUELONNE, _charmée._ Vous vous moquez! LE ROI. Jamais! MAGUELONNE. Je suis laide! LE ROI. Oh! non pas. Rends donc plus de justice à tes divins appas! Je brûle! Ignores-tu, reine des inhumaines, Comme l'amour nous tient, nous autres capitaines, Et que, quand la beauté nous accepte pour siens, Nous sommes braise et feu jusque chez les Russiens? MAGUELONNE, _éclatant de_ rire. Vous avez lu cela quelque part dans un livre. LE ROI, _à part._ C'est possible. _Haut._ Un baiser. MAGUELONNE. Allons, vous êtes ivre! LE ROI, _souriant_. D'amour. MAGUELONNE. Vous vous raillez avec votre air mignon, Monsieur l'insouciant de belle humeur! LE ROI. Oh! Non _Le roi l'embrasse._ MAGUELONNE. C'est assez! LE ROI. Çà, je veux t'épouser. MAGUELONNE, _riant._ Ta parole? LE ROI. Quelle fille d'amour délicieuse et folle! _Il la prend sur ses genoux et se met à lui parler tout bas. Elle rit et minaude. Blanche n'en peut supporter davantage; elle se retourne, pâle et tremblante, vers Triboulet._ TRIBOULET, _après l'avoir regardée un instant en silence_. Hé bien! que penses-tu de la vengeance, enfant? BLANCHE, _pouvant à peine parler_. Ô trahison!--L'ingrat! Grand Dieu! mon cœur se fend! Oh! comme il me trompait! Mais c'est qu'il n'a point d'âme! Mais c'est abominable! Il dit à cette femme Des choses qu'il m'avait déjà dites à moi. _Cachant sa tête dans la poitrine de son père._ --Et cette femme, est-elle effrontée!--oh! TRIBOULET, _à voix basse_. Tais-toi. Pas de pleurs. Laisse-moi te venger! BLANCHE. Hélas!--Faites Tout ce que vous voudrez. TRIBOULET. Merci! BLANCHE. Grand Dieu! vous êtes Effrayant. Quel dessein avez-vous? TRIBOULET. Tout est prêt. Ne me le reprends pas, cela m'étoufferait! Écoute. Va chez moi, prends-y des habits d'homme, Un cheval, de l'argent, n'importe quelle somme, Et pars, sans t'arrêter un instant en chemin, Pour Évreux, où j'irai te joindre après-demain. --Tu sais, ce coffre auprès du portrait de ta mère? L'habit est là.--Je l'ai d'avance exprès fait faire.-- Le cheval est sellé.--Que tout soit fait ainsi. Va.--Surtout garde-toi de revenir ici: Car il va s'y passer une chose terrible. Va. BLANCHE. Venez avec moi, mon bon père! TRIBOULET. Impossible. _Il l'embrasse._ BLANCHE. Ah! je tremble! TRIBOULET. À bientôt! _Il l'embrasse encore. Blanche se retire en chancelant._ Fais ce que je te dis. _Pendant toute cette scène et la suivante, le roi et Maguelonne, toujours seuls dans la salle basse, continuent de se faire des agaceries et de se parler à voix basse en riant.--Une fois Blanche éloignée, Triboulet va au parapet et fait un signe. Saltabadil reparaît. Le jour baisse._ SCÈNE III. TRIBOULET, SALTABADIL, _dehors_.--MAGUELONNE, LE ROI, _dans la maison_. TRIBOULET, _comptant des écus d'or devant Saltabadil_. Tu m'en demandes vingt, en voici d'abord dix. _S'arrêtant au moment de les lui donner._ Il passe ici la nuit, pour sûr? SALTABADIL, _qui a été examiner l'horizon avant de répondre._ Le temps se couvre. TRIBOULET, _à part._ Au fait, il ne va pas toujours coucher au Louvre. SALTABADIL. Soyez tranquille; avant une heure il va pleuvoir. La tempête et ma sœur le retiendront ce soir. TRIBOULET. À minuit je reviens. SALTABADIL. N'en prenez pas la peine. Je puis jeter tout seul un cadavre à la Seine. TRIBOULET. Non, je veux l'y jeter moi-même. SALTABADIL. À votre gré. Tout cousu dans un sac je vous le livrerai. TRIBOULET, _lui donnant l'argent_. Bien.--À minuit!--J'aurai le reste de la somme. SALTABADIL. Tout sera fait--Comment nommez-vous ce jeune homme? TRIBOULET. Son nom? Veux-tu savoir le mien également? Il s'appelle le crime, et moi le châtiment! _Il sort._ SCÈNE IV. LES MÊMES, _moins_ TRIBOULET. _SALTABADIL, resté seul, examinant l'horizon qui se charge de nuages du côté de Saint-Germain. La nuit est presque tombée; quelques éclairs._ L'orage vient, la ville en est presque couverte. Tant mieux! tantôt la grève en sera plus déserte. _Réfléchissant._ Autant qu'on peut juger de tout ceci, ma foi, Tous ces gens-là m'ont l'air d'avoir on ne sait quoi. Je ne devine rien de plus, l'aze me quille! _Il examine le ciel en hochant la tête. Pendant ce temps-là, le roi badine avec Maguelonne._ LE ROI, _essayant de lui prendre la taille_. Maguelonne! MAGUELONNE, _lui échappant_. Attendez! LE ROI. Ô la méchante fille! MAGUELONNE, _chantant._ Bourgeon qui pousse en avril Met peu de vin au baril. LE ROI. Quelle épaule! quel bras! ma charmante ennemie, Qu'il est blanc!--Jupiter! la belle anatomie! Pourquoi faut-il que Dieu qui fit ces beaux bras nus Ait mis le cœur d'un Turc dans ce corps de Vénus? MAGUELONNE. Lairelanlaire! _Repoussant encore le roi._ Point. Mon frère vient. _Entre Saltabadil, qui referme la porte sur lui._ LE ROI. Qu'importe! _On entend un tonnerre éloigné._ MAGUELONNE. Il tonne. SALTABADIL. Il va pleuvoir d'une admirable sorte. LE ROI, _frappant sur l'épaule de Saltabadil_. Bon. Qu'il pleuve!--Il me plaît cette nuit de choisir Ta chambre pour logis. MAGUELONNE. C'est votre bon plaisir? Prend-il des airs de roi!--Monsieur, votre famille S'alarmera. _Saltabadil la tire par le bras et lui fait des signes._ LE ROI. Je n'ai ni grand'mère, ni fille, Et je ne tiens à rien. SALTABADIL, _à part._ Tant mieux! _La pluie commence à tomber à larges gouttes. Il est nuit noire._ LE ROI, _à Saltabadil_. Tu coucheras, Mon cher, à l'écurie, au diable, où tu voudras. SALTABADIL, _saluant_. Merci. MAGUELONNE, _au roi, très-bas et très-vivement, tout en allumant une lampe._ Va-t'en! LE ROI, _éclatant de rire et tout haut_. Il pleut. Veux-tu pas que je sorte D'un temps à ne pas mettre un poëte à la porte? _Il va regarder à la fenêtre._ SALTABADIL, _bas à Maguelonne, lui montrant l'or qu'il a dans la main._ Laisse-le donc rester!--Dix écus d'or! et puis Dix autres à minuit. _Gracieusement au roi._ Trop heureux si je puis Offrir pour cette nuit à monseigneur ma chambre! LE ROI, _riant_. On y grille en juillet, en revanche en décembre On y gèle, est-ce pas? SALTABADIL. Monsieur la veut-il voir? LE ROI. Voyons. _Saltabadil prend la lampe. Le roi va dire deux mots en riant à l'oreille de Maguelonne. Puis tous deux montent l'échelle qui mène à l'étage supérieur, Saltabadil précédant le roi._ MAGUELONNE, _restée seule_. Pauvre jeune homme! _Allant à une fenêtre,_ Ô mon Dieu! qu'il fait noir! _On voit par la lucarne d'en haut Saltabadil et le roi dans le grenier._ SALTABADIL, _au roi._ Voici le lit, monsieur, la chaise; puis la table. LE ROI. Combien de pieds en tout? _Il regarde alternativement le lit, la table et la chaise._ Trois, six, neuf,--admirable! Tes meubles étaient donc à Marignan, mon cher, Qu'ils sont tous éclopés? _S'approchant de la lucarne, dont les carreaux sont cassés._ Et l'on dort en plein air. Ni vitres, ni volets. Impossible qu'on traite Le vent qui veut entrer de façon plus honnête! _À Saltabadil, qui vient d'allumer une veilleuse sur la table._ Bonsoir. SALTABADIL. Que Dieu vous garde! _Il sort, pousse la porte, et on l'entend redescendre lentement l'escalier._ _LE ROI, seul, débouclant son baudrier._ Ah! je suis las, mordieu!-- Donc, en attendant mieux, je vais dormir un peu. _Il pose sur la chaise son chapeau et son épée, défait ses bottes et s'étend sur le lit._ Que cette Maguelonne est fraîche, vive, alerte! _Se redressant._ J'espère bien qu'il a laissé la porte ouverte. --Oui, c'est bien! _Il se recouche, et en un moment on le voit profondément endormi sur le grabat. Cependant Maguelonne et Saltabadil sont tous deux dans la salle inférieure. L'orage a éclaté depuis quelques instants. Il couvre le théâtre de pluie et d'éclairs. À chaque instant des coups de tonnerre. Maguelonne est assise près de la table, quelque couture à la main. Son frère achève de vider, d'un air réfléchi, la bouteille qu'a laissée le roi. Tous deux gardent quelque temps le silence, comme préoccupés d'une idée grave_. MAGUELONNE. Ce jeune homme est charmant! SALTABADIL. Je crois bien. Il met vingt écus d'or dans ma poche. MAGUELONNE. Combien? SALTABADIL. Vingt écus. MAGUELONNE. Il valait plus que cela. SALTABADIL. Poupée! Va voir là-haut s'il dort. N'a-t-il pas une épée? Descends-la. _Maguelonne obéit. L'orage est dans toute sa violence. On voit paraître, au fond du théâtre, Blanche, vêtue d'habits d'homme, habit de cheval, des bottes et des éperons, en noir; elle s'avance lentement vers la masure, tandis que Saltabadil boit et que Maguelonne, dans le grenier, considère avec sa lampe le roi endormi_. MAGUELONNE, _les larmes aux yeux_. Quel dommage! _Elle prend l'épée._ Il dort. Pauvre garçon! _Elle redescend et rapporte l'épée à son frère._ SCÈNE V. LE ROI, endormi dans le grenier, SALTABADIL et MAGUELONNE dans la salle basse, BLANCHE dehors. BLANCHE, _venant à pas lents dans l'ombre, à la lueur des éclairs. Il tonne à chaque instant._ Une chose terrible!--Ah! je perds la raison. --Il doit passer la nuit dans cette maison même. --Oh! je sens que je touche à quelque instant suprême.-- Mon père, pardonnez, vous n'êtes plus ici. Je vous désobéis d'y revenir ainsi; Mais je n'y puis tenir.-- _S'approchant de la maison._ Qu'est-ce donc qu'on va faire? Comment cela va-t-il finir?--Moi qui naguère, Ignorant l'avenir, le monde et les douleurs, Pauvre fille, vivais cachée avec des fleurs, Me voir soudain jetée en des choses si sombres!-- Ma vertu, mon bonheur, hélas! tout est décombres! Tout est deuil!--Dans les cœurs où ses flammes ont lui L'amour ne laisse donc que ruine après lui? De tout cet incendie il reste un peu de cendre. Il ne m'aime donc plus!-- _Relevant la tête._ Il me semblait entendre, Tout à l'heure, à travers ma pensée, un grand bruit Sur ma tête. Il tonnait, je crois.--L'affreuse nuit! Il n'est rien qu'une femme au désespoir ne fasse. Moi qui craignais mon ombre! _Apercevant la lumière de la maison._ Oh! qu'est-ce qui se passe? _Elle avance, puis recule._ Tandis que je suis là, Dieu! j'ai le cœur saisi! Pourvu qu'on n'aille pas tuer quelqu'un ici! _Maguelonne et Saltabadil se remettent à causer dans la salle voisine._ SALTABADIL. Quel temps! MAGUELONNE. Pluie et tonnerre. SALTABADIL. Oui, l'on fait à cette heure Mauvais ménage au ciel; l'un gronde et l'autre pleure. BLANCHE. Si mon père savait à présent où je suis! MAGUELONNE. Mon frère! BLANCHE, _tressaillant_. On a parlé, je crois. _Elle se dirige en tremblant vers la maison, et applique à la fente du mur ses yeux et ses oreilles._ MAGUELONNE. Mon frère! SALTABADIL. Et puis? MAGUELONNE. Sais-tu, mon frère, à quoi je pense? SALTABADIL. Non. MAGUELONNE. Devine. SALTABADIL. Au diable! MAGUELONNE. Ce jeune homme est de fort bonne mine. Grand, fier comme Apollo, beau, galant par-dessus. Il m'aime fort. Il dort comme un enfant Jésus. Ne le tuons pas. BLANCHE, _qui entend et voit tout_. Ciel! SALTABADIL, _tirant d'un coffre un vieux sac de toile et un pavé, et présentant le sac à Maguelonne d'un air impassible._ Recouds-moi tout de suite Ce vieux sac. MAGUELONNE. Pourquoi donc? SALTABADIL. Pour y mettre au plus vite, Quand j'aurai dépêché là-haut ton Apollo, Son cadavre et ce grès, et tout jeter à l'eau. MAGUELONNE. Mais SALTABADIL. Ne te mêle pas de cela, Maguelonne. MAGUELONNE. Si SALTABADIL. Si l'on t'écoutait, on ne tûrait personne. Raccommode le sac. BLANCHE. Quel est ce couple-ci? N'est-ce pas dans l'enfer que je regarde ainsi? MAGUELONNE, _se mettant à raccommoder le sac_. J'obéis.--Mais causons. SALTABADIL. Soit. MAGUELONNE. Tu n'as pas de haine Contre ce cavalier? SALTABADIL. Moi! C'est un capitaine! J'aime les gens d'épée, en étant moi-même un. MAGUELONNE. Tuer un beau garçon qui n'est pas du commun, Pour un méchant bossu fait comme un S! SALTABADIL. En somme, J'ai reçu d'un bossu pour tuer un bel homme, Cela m'est fort égal, dix écus tout d'abord; J'en aurai dix de plus en livrant l'homme mort. Livrons. C'est clair. MAGUELONNE. Tu peux tuer le petit homme Quand il va repasser avec toute la somme. Cela revient au même. BLANCHE. Ô mon père! MAGUELONNE. Est-ce dit? SALTABADIL, _regardant Maguelonne en face._ Hein! pour qui me prends-tu, ma sœur? suis-je un bandit? Suis-je un voleur? Tuer un client qui me paie! MAGUELONNE, _lui montrant un fagot_. Hé bien! mets dans le sac ce fagot de futaie. Dans l'ombre, il le prendra pour son homme. SALTABADIL. C'est fort. Comment veux-tu qu'on prenne un fagot pour un mort? C'est immobile, sec, tout d'une pièce, roide, Cela n'est pas vivant. BLANCHE. Que cette pluie est froide! MAGUELONNE. Grâce pour lui! SALTABADIL. Chansons! MAGUELONNE. Mon bon frère! SALTABADIL. Plus bas! Il faut qu'il meure! Allons, tais-toi. MAGUELONNE. Je ne veux pas! Je l'éveille et le fais évader. BLANCHE. Bonne fille! SALTABADIL. Et les dix écus d'or? MAGUELONNE. C'est vrai. SALTABADIL. Là, sois gentille, Laisse-moi faire, enfant! MAGUELONNE. Non. Je veux le sauver! _Maguelonne se place d'un air déterminé devant l'escalier, pour barrer le passage à son frère. Saltabadil, vaincu par sa résistance, revient sur le devant de la scène et paraît chercher dans son esprit un moyen de tout concilier._ SALTABADIL. Voyons.--L'autre à minuit viendra me retrouver. Si d'ici là quelqu'un, un voyageur, n'importe, Vient nous demander gîte et frappe à notre porte, Je le prends, je le tue, et puis, au lieu du tien, Je le mets dans le sac. L'autre n'y verra rien. Il jouira toujours autant dans la nuit close, Pourvu qu'il jette à l'eau quelqu'un ou quelque chose. C'est tout ce que je puis faire pour toi. MAGUELONNE. Merci. Mais qui diable veux-tu qui passe par ici? SALTABADIL. Seul moyen de sauver ton homme. MAGUELONNE. À pareille heure! BLANCHE. Ô Dieu! vous me tentez, vous voulez que je meure! Faut-il que pour l'ingrat je franchisse ce pas? Oh! non, je suis trop jeune!--Oh! ne me poussez pas, Mon Dieu! _Il tonne._ MAGUELONNE. S'il vient quelqu'un dans une nuit pareille, Je m'engage à porter la mer dans ma corbeille. SALTABADIL. Si personne ne vient, ton beau jeune homme est mort. BLANCHE, _frissonnant_. Horreur!--Si j'appelais le guet!... Mais non, tout dort, D'ailleurs cet homme-là dénoncerait mon père. Je ne veux pas mourir pourtant. J'ai mieux à faire, J'ai mon père à soigner, à consoler; et puis Mourir avant seize ans, c'est affreux! Je ne puis! Ô Dieu! sentir le fer entrer dans ma poitrine! Ah! _Une horloge frappe un coup._ SALTABADIL. Ma sœur, l'heure sonne à l'horloge voisine. _Deux autres coups._ C'est onze heures trois quarts. Personne avant minuit Ne viendra. Tu n'entends au dehors aucun bruit? Il faut pourtant finir, je n'ai plus qu'un quart d'heure. _Il met le pied sur l'escalier. Maguelonne le retient en sanglotant._ MAGUELONNE. Mon frère, encore un peu! BLANCHE. Quoi! cette femme pleure! Et moi, je reste là, qui peux le secourir! Puisqu'il ne m'aime plus, je n'ai plus qu'à mourir. Hé bien! mourons pour lui.-- _Hésitant encore._ C'est égal, c'est horrible! SALTABADIL, _à Maguelonne_. Non, je ne puis attendre, enfin c'est impossible. BLANCHE. Encor si l'on savait comme ils vous frapperont! Si l'on ne souffrait pas! mais on vous frappe au front, Au visage... Ô mon Dieu! SALTABADIL, _essayant toujours de se dégager de Maguelonne, qui l'arrête_. Que veux-tu que je fasse? Crois-tu pas que quelqu'un viendra prendre sa place? BLANCHE, _grelottant sous la pluie_. Je suis glacée! _Se dirigeant vers la porte._ Allons! _S'arrêtant._ Mourir ayant si froid! _Elle se traîne en chancelant jusqu'à la porte et y frappe un faible coup._ MAGUELONNE. On frappe. SALTABADIL. C'est le vent qui fait craquer le toit, _Blanche frappe de nouveau._ MAGUELONNE. On frappe. _Elle court ouvrir la lucarne et regarde au dehors._ SALTABADIL. C'est étrange! MAGUELONNE, _à Blanche_. Holà! qu'est-ce? _À Saltabadil._ Un jeune homme. BLANCHE. Asile pour la nuit. SALTABADIL. Il va faire un fier somme! MAGUELONNE. Oui, la nuit sera longue. BLANCHE. Ouvrez! SALTABADIL, _à Maguelonne_. Attends!--Mordieu! Donne-moi mon couteau, que je l'aiguise un peu. _Elle lui donne son couteau, qu'il aiguise au fer d'une faux._ BLANCHE. Ciel! j'entends le couteau qu'ils aiguisent ensemble! MAGUELONNE. Pauvre jeune homme! il frappe à son tombeau. BLANCHE. Je tremble. Quoi! je vais donc mourir! _Tombant à genoux._ Ô Dieu, vers qui je vais, Je pardonne à tous ceux qui m'ont été mauvais; Mon père, et vous, mon Dieu, pardonnez-leur de même, Au roi François Premier, que je plains et que j'aime, À tous, même au démon, même à ce réprouvé, Qui m'attend là, dans l'ombre, avec un fer levé! J'offre pour un ingrat ma vie en sacrifice. S'il en est plus heureux, oh! qu'il m'oublie!--et puisse, Dans sa prospérité que rien ne doit tarir, Vivre longtemps celui pour qui je vais mourir! _Se levant._ --L'homme doit être prêt! _Elle va frapper de nouveau à la porte._ MAGUELONNE, _à Saltabadil_. Hé! dépêche, il se lasse. SALTABADIL, _essayant sa lame sur la table_. Bon.--Derrière la porte attends que je me place. BLANCHE. J'entends tout ce qu'il dit. Oh! _Saltabadil se place derrière la porte, de manière qu'en s'ouvrant en dedans elle le cache à la personne qui entre sans le cacher au spectateur._ MAGUELONNE, _à Saltabadil_. J'attends le signal. SALTABADIL, _derrière la porte, le couteau à la main_. Ouvre. MAGUELONNE, _ouvrant à Blanche_. Entrez. BLANCHE, _à part_. Ciel! il va me faire bien du mal! _Elle recule._ MAGUELONNE. Hé bien! qu'attendez-vous? BLANCHE, _à part._ La sœur aide le frère. --Ô Dieu! pardonnez-leur!--Pardonnez-moi, mon père! _Elle entre. Au moment où elle paraît sur le seuil de la cabane, on voit Saltabadil lever son poignard. La toile tombe._ V TRIBOULET ACTE CINQUIÈME _Même décoration; seulement, quand la toile se lève, la maison de Saltabadil est complétement fermée aux regards: la devanture est garnie de ses volets. On n'y voit aucune lumière. Tout est ténèbres._ SCÈNE PREMIÈRE. TRIBOULET, _seul_. _Il s'avance lentement du fond du théâtre, enveloppé d'un manteau. L'orage a diminué de violence. La pluie a cessé. Il n'y a que quelques éclairs et par moments un tonnerre lointain._ Je vais donc me venger!--Enfin! la chose est faite.-- Voici bientôt un mois que j'attends, que je guette, Resté bouffon, cachant mon trouble intérieur, Pleurant des pleurs de sang sous mon masque rieur. _Examinant une porte basse dans la devanture de la maison._ Cette porte...--Oh! tenir et toucher sa vengeance!-- C'est bien par là qu'ils vont me l'apporter, je pense! Il n'est pas l'heure encor. Je reviens cependant. Oui, je regarderai la porte en attendant. Oui, c'est toujours cela.-- _Il tonne._ Quel temps! nuit de mystère! Une tempête au ciel! un meurtre sur la terre! Que je suis grand ici! ma colère de feu Va de pair cette nuit avec celle de Dieu. Quel roi je tue!--un roi dont vingt autres dépendent, Des mains de qui la paix ou la guerre s'épandent! Il porte maintenant le poids du monde entier. Quand il n'y sera plus, comme tout va plier! Quand j'aurai retiré ce pivot, la secousse Sera forte et terrible, et ma main qui la pousse Ébranlera longtemps toute l'Europe en pleurs, Contrainte de chercher son équilibre ailleurs!-- Songer que si demain Dieu disait à la terre: --Ô terre, quel volcan vient d'ouvrir son cratère? Qui donc émeut ainsi le chrétien, l'ottoman, Clément Sept, Doria, Charles-Quint, Soliman? Quel César, quel Jésus, quel guerrier, quel apôtre, Jette les nations ainsi l'une sur l'autre? Quel bras te fait trembler, terre, comme il lui plaît? La terre, avec terreur, répondrait: Triboulet.-- Oh! jouis, vil bouffon, dans ta fierté profonde. La vengeance d'un fou fait osciller le monde! _Au milieu des derniers bruits de l'orage, on entend sonner minuit à une horloge éloignée. Triboulet écoute._ Minuit! _Il court à la maison et frappe à la porte basse._ VOIX DE L'INTÉRIEUR. Qui va là? TRIBOULET. Moi. LA VOIX. Bon. _Le panneau inférieur de la porte s'ouvre seul._ TRIBOULET. Vite! LA VOIX. N'entrez pas. _Saltabadil sort en rampant par le panneau inférieur de la porte. Il tire par une ouverture assez étroite quelque chose de pesant, une espèce de paquet de forme oblongue, qu'on distingue avec peine dans l'obscurité. Il n'a pas de lumière à la main, il n'y en a pas dans la maison._ SCÈNE II. TRIBOULET, SALTABADIL. SALTABADIL. Ouf! c'est lourd. Aidez-moi, monsieur, pour quelques pas. _Triboulet, agité d'une joie convulsive, l'aide à apporter sur le devant de la scène un long sac de couleur brune, qui paraît contenir un cadavre._ Votre homme est dans ce sac. TRIBOULET. Voyons-le! quelle joie! Un flambeau! SALTABADIL. Pardieu non! TRIBOULET. Que crains-tu qui nous voie? SALTABADIL. Les archers de l'écuelle et les guetteurs de nuit. Diable! pas de flambeau! c'est bien assez du bruit!-- L'argent! TRIBOULET, _lui remettant une bourse_. Tiens! _Examinant le sac étendu à terre pendant que l'autre compte._ Il est donc des bonheurs dans la haine! SALTABADIL. Vous aiderai-je un peu pour le jeter en Seine? TRIBOULET. J'y suffirai tout seul. SALTABADIL, _insistant_. À nous deux, c'est plus court. TRIBOULET. Un ennemi qu'on porte en terre n'est pas lourd. SALTABADIL. Vous voulez dire en Seine? Hé bien! maître, à votre aise! _Allant à un point du parapet._ Ne le jetez pas là. Cette place est mauvaise. _Lui montrant une brèche dans le parapet._ Ici, c'est très-profond.--Faites vite.--Bonsoir. _Il rentre et ferme la maison sur lui._ SCÈNE III. TRIBOULET, _seul, l'œil fixé sur le sac_. Il est là!--Mort!--Pourtant je voudrais bien le voir. _Tâtant le sac._ C'est égal, c'est bien lui.--Je le sens sous ce voile.-- Voici ses éperons qui traversent la toile. C'est bien lui. _Se redressant et mettant le pied sur le sac._ Maintenant, monde, regarde-moi. Ceci c'est un bouffon, et ceci c'est un roi!-- Et quel roi! le premier de tous! le roi suprême! Le voilà sous mes pieds, je le tiens, c'est lui-même. La Seine pour sépulcre, et ce sac pour linceul. Qui donc a fait cela? _Croisant les bras._ Hé bien! oui, c'est moi seul. Non, je ne reviens pas d'avoir eu la victoire, Et les peuples demain refuseront d'y croire. Que dira l'avenir? quel long étonnement, Parmi les nations, d'un tel événement! Sort, qui nous mets ici, comme tu nous en ôtes! Une des majestés humaines les plus hautes, Quoi, François de Valois, ce prince au cœur de feu, Rival de Charles-Quint, un roi de France, un dieu, --À l'éternité près,--un gagneur de batailles Dont le pas ébranlait les bases des murailles, _Il tonne de temps en temps._ L'homme de Marignan, lui qui, toute une nuit, Poussa des bataillons l'un sur l'autre à grand bruit, Et qui, quand le jour vint, les mains de sang trempées, N'avait plus qu'un tronçon de trois grandes épées, Ce roi! de l'univers par sa gloire étoilé, Dieu! comme il se sera brusquement en allé! Emporté tout à coup, dans toute sa puissance, Avec son nom, son bruit, et sa cour qui l'encense, Emporté, comme on fait d'un enfant mal venu, Une nuit qu'il tonnait, par quelqu'un d'inconnu! Quoi! cette cour, ce siècle et ce règne, fumée! Ce roi qui se levait dans une aube enflammée, Éteint, évanoui, dissipé dans les airs! Apparu, disparu,--comme un de ces éclairs! Et peut-être demain, des crieurs inutiles, Montrant des tonnes d'or, s'en iront par les villes, Et criront au passant, de surprise éperdu: --À qui retrouvera François Premier perdu! --C'est merveilleux! _Après un silence._ Ma fille, ô ma pauvre affligée, Le voilà donc puni, te voilà donc vengée! Oh! que j'avais besoin de son sang! un peu d'or, Et je l'ai! _Se penchant avec rage sur le cadavre._ Scélérat! peux-tu m'entendre encor? Ma fille, qui vaut plus que ne vaut ta couronne, Ma fille, qui n'avait fait de mal à personne, Tu me l'as enviée et prise! tu me l'as Rendue avec la honte,--et le malheur, hélas! Hé bien! dis, m'entends-tu? maintenant, c'est étrange, Oui, c'est moi qui suis là, qui ris et qui me venge! Parce que je feignais d'avoir tout oublié, Tu t'étais endormi!--Tu croyais donc,--pitié! La colére d'un père aisément édentée!-- Oh! non, dans cette lutte entre nous suscitée, Lutte du faible au fort, le faible est le vainqueur. Lui qui léchait tes pieds, il te ronge le cœur! Je te tiens. _Se penchant de plus en plus sur le sac._ M'entends-tu? c'est moi, roi gentilhomme, Moi, ce fou, ce bouffon, moi, cette moitié d'homme, Cet animal douteux à qui tu disais:--Chien!-- _Il frappe le cadavre._ C'est que, quand la vengeance est en nous, vois-tu bien, Dans le cœur le plus mort il n'est plus rien qui dorme, Le plus chétif grandit, le plus vil se transforme, L'esclave tire alors sa haine du fourreau, Et le chat devient tigre, et le bouffon bourreau! _Se relevant à demi._ Oh! que je voudrais bien qu'il pût m'entendre encore, Sans pouvoir remuer!-- _Se penchant de nouveau._ M'entends-tu? je t'abhorre! Va voir au fond du fleuve, où tes jours sont finis, Si quelque courant d'eau remonte à Saint-Denis! _Se relevant._ À l'eau François Premier! _Il prend le sac par un bout et le traîne au bord de l'eau. Au moment où il le dépose sur le parapet, la porte basse de la maison s'entr'ouvre avec précaution. Maguelonne en sort, regarde autour d'elle avec inquiétude, fait le geste de quelqu'un qui ne voit rien, rentre et reparaît un instant après avec le roi, auquel elle explique par signes qu'il n'y a plus personne là, et qu'il peut s'en aller. Elle rentre en refermant la porte, et le roi traverse le fond du théâtre dans la direction que lui a indiquée Maguelonne. C'est le moment où Triboulet se dispose à pousser le sac dans la Seine._ TRIBOULET, _la main sur le sac_. Allons! LE ROI, _chantant au fond du théâtre_. Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie! TRIBOULET, _tressaillant_. Quelle voix! quoi! Illusions des nuits, vous jouez-vous de moi? _Il se retourne et prête l'oreille, effaré. Le roi a disparu; mais on l'entend chanter dans l'éloignement._ VOIX DU ROI. Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie! TRIBOULET. Ô malédiction! ce n'est pas lui que j'ai! Ils le font évader, quelqu'un l'a protégé, On m'a trompé!-- _Courant à la maison, dont la fenêtre supérieure est seule ouverte._ Bandit! _La mesurant des yeux comme pour l'escalader._ C'est trop haut, la fenêtre! _Revenant au sac avec fureur._ Mais qui donc m'a-t-il mis à sa place, le traître? Quel innocent?--Je tremble _Touchant le sac._ Oui, c'est un corps humain! _Il déchire le sac du haut en bas avec son poignard, et y regarde avec anxiété._ Je n'y vois pas!--La nuit! _Se retournant, égaré._ Quoi! rien dans le chemin! Rien dans cette maison! pas un flambeau qui brille! _S'accoudant avec désespoir sur le corps._ Attendons un éclair. _Il reste quelques instants l'œil fixé sur le sac entr'ouvert, dont il a tiré Blanche à demi._ SCÈNE IV. TRIBOULET, BLANCHE. TRIBOULET. _Un éclair passe; il se lève et recule avec un cri frénétique._ --Ma fille! Ah! Dieu! ma fille! Ma fille! Terre et cieux! c'est ma fille à présent! _Tâtant sa main._ Dieu! ma main est mouillée! à qui donc est ce sang? --Ma fille!--Oh! je m'y perds! c'est un prodige horrible! C'est une vision! Oh! non, c'est impossible, Elle est partie, elle est en route pour Évreux. _Tombant à genoux près du corps, les yeux au ciel._ Ô mon Dieu! n'est-ce pas que c'est un rêve affreux, Que vous avez gardé ma fille sous votre aile, Et que ce n'est pas elle, ô mon Dieu? _Un second éclair passe et jette une vive lumière sur le visage pâle et les yeux fermés de Blanche._ Si! c'est elle! C'est bien elle! _Se jetant sur le corps avec des sanglots._ Ma fille! enfant, réponds-moi, dis, Ils t'ont assassinée! oh! réponds! oh! bandits! Personne ici, grand Dieu! que l'horrible famille! Parle-moi! parle-moi! ma fille! ô ciel! ma fille! BLANCHE, _comme ranimée aux cris de son père, entr'ouvrant la paupière et d'une voix éteinte_. Qui m'appelle? TRIBOULET, _éperdu_. Elle parle! elle remue un peu! Son cœur bat, son œil s'ouvre, elle est vivante, ô Dieu! BLANCHE. _Elle se relève à demi; elle est en chemise, et tout ensanglantée, les cheveux épars. Le bas du corps, qui est resté vêtu, est caché dans le sac._ Où suis-je? TRIBOULET, _la soulevant dans ses bras_. Mon enfant, mon seul bien sur la terre, Reconnais-tu ma voix? m'entends-tu, dis? BLANCHE. Mon père! TRIBOULET. Blanche, que t'a-t-on fait? quel mystère infernal?-- Je crains en te touchant de te faire du mal. Je n'y vois pas. Ma fille, as-tu quelque blessure? Conduis ma main. BLANCHE, _d'une voix entrecoupée_. Le fer a touché,--j'en suis sûre,-- --Le cœur,--je l'ai senti...-- TRIBOULET. Ce coup, qui l'a frappé? BLANCHE. Ah! tout est de ma faute,--et je vous ai trompé. --Je l'aimais trop,--je meurs--pour lui. TRIBOULET. Sort implacable! Prise dans ma vengeance! Oh! c'est Dieu qui m'accable! Comment donc ont-ils fait? Ma fille, explique-toi. Dis! BLANCHE, _mourante_. Ne me faites pas parler. TRIBOULET, _la couvrant de baisers_. Pardonne-moi. Mais, sans savoir comment, te perdre! Oh! ton front penche! BLANCHE, _faisant un effort pour se retourner_. Oh!... de l'autre côté!... J'étouffe! TRIBOULET, _la soulevant avec angoisse_. Blanche! Blanche! Ne meurs pas! _Se retournant, désespéré._ Au secours! quelqu'un! personne ici! Est-ce qu'on va laisser mourir ma fille ainsi? --Ah! la cloche du bac est là, sur la muraille. Ma pauvre enfant, peux-tu m'attendre un peu que j'aille Chercher de l'eau, sonner pour qu'on vienne? un instant! _Blanche fait signe que c'est inutile._ Non, tu ne le veux pas!--Il le faudrait pourtant! _Appelant sans la quitter._ Quelqu'un! _Silence partout. La maison demeure impassible dans l'ombre._ Cette maison, grand Dieu, c'est une tombe! _Blanche agonise._ Oh! ne meurs pas! enfant, mon trésor, ma colombe, Blanche! si tu t'en vas, moi, je n'aurai plus rien. Ne meurs pas, je t'en prie! BLANCHE. Oh! TRIBOULET. Mon bras n'est pas bien, N'est-ce pas, il te gêne!--Attends, que je me place Autrement.--Es-tu mieux comme cela?--Par grâce, Tâche de respirer jusqu'à ce que quelqu'un Vienne nous assister!--Aucun secours! Aucun! BLANCHE, _d'une voix éteinte et avec effort_. Pardonnez-lui, mon père... Adieu! _Sa tête retombe._ TRIBOULET, _s'arrachant les cheveux_. Blanche!... Elle expire! _Il court à la cloche du bac et la secoue avec fureur._ À l'aide! au meurtre! au feu! _Revenant à Blanche._ Tâche encor de me dire Un mot! un seulement! parle-moi, par pitié! _Essayant de la relever._ Pourquoi veux-tu rester ainsi le corps plié? Seize ans! non, c'est trop jeune! oh! non, tu n'es pas morte! Blanche, as-tu pu quitter ton père de la sorte! Est-ce qu'il ne doit plus t'entendre? ô Dieu! pourquoi? _Entrent des gens du peuple, accourant au bruit avec des flambeaux._ Le ciel fut sans pitié de te donner à moi! Que ne t'a-t-il reprise au moins, ô pauvre femme, Avant de me montrer la beauté de ton âme! Pourquoi m'a-t-il laissé connaître mon trésor? Que n'es-tu morte, hélas! toute petite encor, Le jour où des enfants en jouant te blessèrent! Mon enfant! mon enfant! SCÈNE V LES MÊMES, HOMMES, FEMMES _du peuple_. UNE FEMME. Ses paroles me serrent Le cœur! TRIBOULET, _se retournant_. Ah! vous voilà! vous venez, maintenant! Il est bien temps! _Prenant au collet un charretier, qui tient son fouet à la main._ As-tu des chevaux, toi, manant! Une voiture? dis! LE CHARRETIER. Oui.--Comme il me secoue! TRIBOULET. Oui? Hé bien, prends ma tête, et mets-la sous ta roue! _Il revint se jeter sur le corps de Blanche._ Ma fille! UN DES ASSISTANTS. Quelque meurtre! un père au désespoir! Séparons-les. _Ils veulent entraîner Triboulet, qui se débat._ TRIBOULET. Je veux rester! je veux la voir! Je ne vous ai point fait de mal pour me la prendre! Je ne vous connais pas. Voulez-vous bien m'entendre? _À une femme._ Madame, vous pleurez? vous êtes bonne, vous! Dites-leur de ne pas m'emmener. _La femme intercède pour lui. Il revint près de Blanche._ _Tombant à genoux._ À genoux! À genoux, misérable, et meurs à côté d'elle! LA FEMME. Ah! calmez-vous. Si c'est pour crier de plus belle, On va vous remmener. TRIBOULET, _égaré_. Non, non, laissez!-- _Saisissant Blanche dans ses bras._ Je crois Qu'elle respire encore! elle a besoin de moi! Allez vite chercher du secours à la ville. Laissez-la dans mes bras, je serai bien tranquille. _Il la prend tout à fait sur lui, et l'arrange comme une mère son enfant endormi._ Non, elle n'est pas morte! Oh! Dieu ne voudrait pas; Car enfin, il le sait, je n'ai qu'elle ici-bas Tout le monde vous hait quand vous êtes difforme; On vous fuit, de vos maux personne ne s'informe; Elle m'aime, elle!--elle est ma joie et mon appui. Quand on rit de son père, elle pleure avec lui. Si belle et morte! oh! non.--Donnez-moi quelque chose Pour essuyer son front. _Il lui essuie le front._ Sa lèvre est encor rose. Oh! si vous l'aviez vue! oh! je la vois encor Quand elle avait deux ans avec ses cheveux d'or! Elle était blonde alors.-- _La serrant sur son cœur avec emportement._ Ô ma pauvre opprimée! Ma Blanche! mon bonheur! ma fille bien-aimée! Lorsqu'elle était enfant, je la tenais ainsi. Elle dormait sur moi tout comme la voici! Quand elle s'éveillait, si vous saviez quel ange! Je ne lui semblais pas quelque chose d'étrange! Elle me souriait avec ses yeux divins, Et moi je lui baisais ses deux petites mains! Pauvre agneau!--Morte! oh! non, elle dort et repose. Tout à l'heure, messieurs, c'était bien autre chose. Elle s'est cependant réveillée.--Oh! j'attends, Vous l'allez voir rouvrir ses yeux dans un instant! Vous voyez maintenant, messieurs, que je raisonne; Je suis tranquille et doux, je n'offense personne: Puisque je ne fais rien de ce qu'on me défend, On peut bien me laisser regarder mon enfant. _Il la contemple._ Pas une ride au front! pas de douleurs anciennes!-- J'ai déjà réchauffé ses mains entre les miennes; Voyez, touchez-les donc un peu! _Entre un médecin._ LA FEMME, _à Triboulet_. Le chirurgien. TRIBOULET, _au chirurgien qui s'approche_. Tenez, regardez-la, je n'empêcherai rien. Elle est évanouie, est-ce pas? LE CHIRURGIEN, _examinant Blanche_. Elle est morte. _Triboulet se lève debout d'un mouvement convulsif._ Elle a dans le flanc gauche une plaie assez forte. Le sang a dû causer la mort en l'étouffant. TRIBOULET. J'ai tué mon enfant! j'ai tué mon enfant! _Il tombe sur le pavé._ FIN DU ROI S'AMUSE. NOTES: [1] Le mot est souligné dans le billet écrit. [2] La confiance de l'auteur dans le résultat de la lecture est telle, qu'il croit à peine nécessaire de faire remarquer que sa pièce est imprimée telle qu'il l'a faite, et non telle qu'on l'a jouée, c'est-à-dire qu'elle contient un assez grand nombre de détails que le livre imprimé comporte, et qu'il avait retranchés pour les susceptibilités de la scène. Ainsi, par exemple, le jour de la représentation, au lieu de ces vers: _J'ai ma sœur Maguelonne, une fort belle fille_ _Qui danse dans la rue et qu'on trouve gentille._ _Elle attire chez nous le galant une nuit._ Saltabadil a dit: _J'ai ma sœur, une jeune et belle créature,_ _Qui chez nous aux passants dit la bonne aventure;_ _Votre homme la viendrait consulter une nuit._ Il y a eu également des variantes pour plusieurs autres vers, mais cela ne vaut pas la peine d'y insister. [3] Voyez la préface de _Marion Delorme._ End of the Project Gutenberg EBook of Le Roi s'amuse, by Victor Hugo *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROI S'AMUSE *** ***** This file should be named 29549-0.txt or 29549-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/9/5/4/29549/ Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.